La Duchesse de Châteauroux/43
XLIII
UN VÉRITABLE AMI
Le duc de Richelieu vint le jour suivant, accompagné du duc de Lauraguais ; madame de la Tournelle ne revit pas le premier sans un embarras extrême : il ne parut pas s’en apercevoir, et sembla éviter de faire la moindre remarque sur le nouvel appartement qu’elle habitait. M. de Lauraguais parla avec reconnaissance de tout ce que le roi faisait pour lui à propos de son mariage avec mademoiselle de Montcravel ; il parut étonné de voir que madame de la Tournelle ne fût pas instruite des générosités du roi ; il la pria de vouloir bien fixer le jour de la signature du contrat.
Elle proposa le surlendemain, si toutefois cela ne contrariait point les projets de madame de Lesdiguières ; et M. de Lauraguais sortit pour se rendre chez la duchesse, et avoir sa réponse à ce sujet.
Quand M. de Richelieu se vit seul avec madame de la Tournelle, il regarda de tout côtés comme s’il jouait la comédie, pour s’assurer qu’on ne les écoutait point ; puis, la comtemplant avec un sourire malin.
— Que cet embarras vous va bien ! dit-il : en vérité il vous rend belle à désespérer tout ce qui ne régne pas en France.
— Allons, ne soyez pas méchant, dit-elle d’un ton implorant.
— Dieu m’en garde, vraiment, mais il faut bien que je m’amuse un peu de votre bonheur : je me suis tant ennuyé du désespoir de ce pauvre d’Agénois ! Si vous saviez dans quel état il est parti !… J’ai eu beau le raisonner, lui recommander de prendre sans délai une jolie maîtresse, car il n’est pas d’autre remède à son mal : bon ! il n’a rien écouté, et j’ai été obligé de le faire accompagner par un homme à moi qui me répondit de sa vie. Mais ne nous occupons plus de sa folie, vous n’y pouvez plus rien, ni moi non plus : que Dieu le guérisse ! D’Argenson m’a raconté une partie de ce qui s’est passé à Choisy ; vous me direz le reste, n’est-ce pas ?
— Non, vraiment.
— Et vous avez raison, car je m’en doute ; le roi a une joie moins discrète que vous ; il esc revenu gracieux pour tout le monde, excepté pour moi ; j’en ai d’abord été ravi, cela m’a donné un moment d’illusion sur la nature de votre affection pour moi ; mais j’ai bientôt découvert que mon dévouement pour votre victime était seul cause de ma disgrâce ; sans compter que le roi m’avait tant étourdi de certains refus, qu’il n’aurait pas été fâché de…
— Taisez-vous, interrompit madame de la Tournelle, sinon…
— Ah ! si vous saviez comme j’ai pensé à vous, comme Notre destinée m’occupe !
— Oui, je sais que rien n’égale votre amitié, et je n’ai point oublié le soin que vous avez eu de me recommander à madame d’Egmont dans un moment difficile.
— Je serai toujours heureux de vous témoigner mon respect, mon attachement, dit le duc en baisant la main de madame de la Tournelle ; aujourd’hui il n’y a pas grand mérite à vous être dévoué ; mais vous me rendez, j’espère, la justice de compter sur moi en toute occasion.
— Oui, vous serez encore mon ami dans le malheur. Vous me guiderez…
— Cela est moins facile dans la prospérité ; on écoute si mal les conseils quand lout réussit ; et pourtant j’aurai l’audace de vous en donner.
— Je les accueillerai avec reconnaissance, soyez-en persuadé.
— Eh bien, nous allons voir. Madame de Mailly s’est retirée d’ici sans fortune ; elle n’a pas même, assure-t-on, un revenu qui lui permette de vivre modestement à Paris ; sans doute le roi l’ignore…
— Je le lui dirai, interrompit vivement madame de la Tournelle, et comme je ne lui ai jamais rien demandé, il ne me refusera pas d’assurer le sort d’une personne qui lui conserve encore tant d’attachement. Ce serait lui faire injure que d’en douter ; combien je vous remercie, cher oncle, de me donner les moyens de réparer cet oubli, ajouta-t-elle en serrant affectueusement la main de M. de Richelieu.
— Vous seule pouviez en parler au roi ; je n’ai pas hésité à vous…
— Ah ! n’hésitez jamais à m’éclairer sur le mal à réparer et sur le bien à faire. Vous savez si j’ai résisté à l’attrait d’un pouvoir qu’il me fallait payer si cher. Hélas ! j’espérais… je m’étais flattée… mais non, ajouta-t-elle avec passion, non je ne saurais me repentir d’avoir tout sacrifié à l’être le meilleur, le plus adorable. Que m’importent aujourd’hui le blâme, les mépris du monde, son amour a vaincu jusqu’à mes remords, c’est lui seul que je veux voir honorer et bénir, lui que je rêve grand, victorieux, digne des adorations de la France. Je le vois au retour de l’armée, accueilli par des acclamations d’amour et de joie ; ses chevaux sont dételés, c’est le peuple lui-même qui le traîne des portes de la ville aux portes de son palais, tout retentit des cris de Vive le roi ! et moi, esclave heureuse et fière, je le suis dans la foule, je l’admire, je l’adore avec tous, et mon cœur ravi s’enivre de son triomphe. Ah ! mon ami, quel beau jour ! et qu’il y a d’orgueil, de bonheur à le prédire !…
— Oui, vous serez son bon ange et celui de la France, s’écria le duc ému par l’expression d’un amour si noble ; je l’avais prédit, j’appelais de tous mes vœux le moment où une femme telle que vous s’emparerait de son cœur, et pourtant je me serais bien gardé d’influer sur votre détermination, c’était prendre une trop grande responsabilité ; mais aujourd’hui que votre sort est fixé, il faut en assurer, par tous les moyens possibles, le bonheur et la durée. Je sais d’avance tout ce qu’on va tenter contre vous, ne vous effrayez ni des clameurs, ni des sourdes menées des gens intéressés à vous perdre ; je serai là pour les faire taire et les déjouer : il faut bien que l’envie s’exhale, car ne vous flattez pas d’obtenir du roi la permission de vivre modestement ici ; il est trop fier de vous pour ne pas vous élever au rang des femmes titrées, pour ne pas monter votre maison à l’égal de celles des princesses ; c’est alors que la rage des ennemis agira ; c’est alors que mon dévouement vous sera bon à quelque chose.
En cet instant on remit à madame de la Tournelle un billet du roi ; elle ne put s’empêcher de sourire en le prenant.
— Je voudrais bien savoir, dit le duc, quel est le chiffre de ce billet-ci ; je lui en ai déjà vu écrire deux pendant le peu de temps que je suis resté dans son cabinet avec d’Argenson et Maurepas.
— C’est le sixième, répondit en riant madame de la Tournelle ; mais celui-là vous concerne particulièrement ; le roi veut que je vous garde à souper, il va venir dans un quart d’heure avec M. de Meuse. Acceptez-vous ?
— J’en meurs d’envie, et pourtant c’est une assez vilaine action de ma part, ordonnez-la-moi, je vous en conjure, cela tranquillisera ma conscience.
— Soit, écrivez là un mot, vous le ferez porter par un de mes gens à l’hôtel de…
— Arrêtez… vous pourriez vous tromper, dit le duc en écrivant.
— Vous serez donc toujours un monstre d’inconstance ? En vérité, quand je pense au mauvais exemple que vous donnez au roi, il me prend envie de vous brouiller avec lui.
— N’allez pas me jouer ce vilain tour ! d’abord, ce serait une grande injustice, car je ne sache rien aujourd’hui qui puisse rendre le roi infidèle ; mais j’oublie qu’il m’a confié la note des articles que je dois faire inscrire sur le contrat de mariage de votre sœur ; il faut que je vous la montre pour que vous sachiez jusqu’où va la générosité du roi.
Et le duc se mit à lire haut les articles suivants écrits de la main de Louis XV.
« Je donne 30,000 livres pour les frais de noce, 80,000 livres en rentes sur les postes, dont moitié sera mise en communauté.
» La pension de dame du palais dès à présent, trente ans de privilége sur les juifs, que je m’engage à renouveler jusqu’en 1800.
— Comme le duc de Lauraguais a deux enfants de son premier mariage (avec mademoiselle D. O.), ajouta M. de Richelieu, le roi a lui-même dicté la clause qui assurait ses dons aux seuls héritiers de votre sœur. Vous voyez qu’il pense à tout.
En cet instant le roi entra ; il devina, à l’émotion peinte sur Les traits de madame de la Tournelle, ce dont le duc lui parlait ; elle vinl à lui :
— Tant de générosité pour ma jeune sœur, Sire, m’autorise à supplier Votre Majesté de penser au sort de sa tutrice.
À cette requête, M. de Meuse montra un vif étonnement ; mais le roi, qu’un sentiment élevé ne pouvait surprendre de la part de madame de la Tournelle, répondit :
— C’est à vous de fixer ce que je dois faire pour elle, je signe aveuglément.
l’eu de jours après, madame de Mailly toucha une année du revenu que le roi venait de lui assurer : elle a joui de cette rente de quarante mille livres jusqu’à la lin de sa vie.