Michel Lévy frères, éditeurs (p. 22-27).


V

UN REFUS


Louis XV était alors au plus beau moment de sa vie. À tous les agréments que l’on recherche dans un homme du monde, il joignait un esprit juste, fin et des sentiments nobles qui, bien dirigés, l’auraient rendu capable de grandes actions. Aucun souverain n’avait mieux donné dans son adolescence l’espoir d’un règne heureux et brillant ; et il ne fallait rien moins que l’application constante d’un prêtre ambitieux, pour étouffer tant d’heureuses qualités et une nature si belle et si bonne. Le dégoût de l’étude et l’ennui des affaires, voilà les seuls complices de l’assassinat moral exercé par le cardinal de Fleury sur le caractère de son élève ; en inspirant à Louis XV l’horreur de toute occupation sérieuse, c’était contraindre ses facultés à se reporter sur les objets frivoles, réduire sa volonté en caprices, son esprit en bons mots, ses passions en débauches ; c’était condamner, par une indolence obligée, au petit rôle d’homme aimable, l’homme qui pouvait gouverner dignement une grande nation.

Madame de la Tournelle partageait, avec tous ceux qui aiment la gloire de leur pays, les regrets et l’impatience de voir tant d’éléments de bonheur neutralisés par les vils calculs de quelques ministres et de la plupart des courtisans. Son cœur lui révélait tout ce que renfermait encore de bon, de vertueux, le cœur de Louis XV ; elle se rappelait ce long attachement pour la reine qui n’avait cédé qu’à des refus blessants ; sa tendresse pour ses enfants, dont il était justement adoré, son respect et sa faiblesse même pour son vieux précepteur, étaient aux yeux de madame de la Tournelle la preuve d’un cœur reconnaissant ; mais, après s’être livrée à la pensée si douce de ranimer l’amour du bien, du glorieux dans cette âme assoupie, elle retombait dans le découragement en réfléchissant aux obstacles qu’opposait à ce dessein l’habitude des plaisirs faciles, des approbations trompeuses, et de cette incurie des affaires de l’État qui semblait impossible à vaincre. Puis, après avoir déploré une telle impuissance, elle s’en félicitait par l’idée que l’espérance de réhabiliter ce cœur royal était l’unique séduction qu’elle eût à craindre.

Le duc d’Agenois lui écrivait de l’année des lettres passionnées, auxquelles elle répondait le plus affectueusement qu’il lui était possible ; et c’était justement ces phrases amicales, ce non mystère, pour ainsi dire, répandu sur chacune de ses expressions, l’exagération de ces mots flatteurs qui démontraient la froideur de ses sentiments pour lui. Un jour, on lui remit une lettre de M. d’Agenois, si mal cachetée, qu’il était facile de voir qu’elle avait été ouverte. Elle se plaignit de cet abus de confiance à M. de Chavigny, vieil ami de sa famille, et à plusieurs personnes qui se trouvaient chez elle. On sourit de son indignation, et M. Paris-Duvernay lui dit que, de tous les moyens de savoir ce qui se passe, celui d’ouvrir les lettres à la poste ayant toujours paru le plus certain, on n’en perdrait pas de si tôt l’habitude.

— C’est déjà fort déloyal en affaires politiques, répondit madame de la Tournelle ; mais cela paraît une infamie inutile en relations ordinaires. Que peut faire au gouvernement, je vous le demande, ce qu’un ami m’écrit sur ses démarches les plus simples ou sur ses sentiments intimes ? N’est-il pas misérable d’entrer ainsi dans le secret des familles, quand rien ne motive une mesure semblable, quand vous ne pouvez être soupçonné de conspirations ou de crimes !

— Qu’est-ce qui s’inquiète de ces vieux intérêts-là ? dit le comte de Noailles ; ils sont passés de mode ; aussi ceux qui s’en mêlent encore sont-ils sûrs de l’impunité ; mais savoir en quels termes on parle d’amour à une jolie femme. comment elle répond à une déclaration passionnée ; ce qu’elle refuse, ce qu’elle accorde, c’est un roman fort amusant à suivre, et, quand on y joue un rôle, l’intérêt est au comble.

— Quoi ! ce serait pour cette noble occupation que les ministres s’enferment si souvent ? dit madame de la Tournelle.

— On le croit généralement ici, dit madame de Flavacourt, car le roi a plaisanté dernièrement madame de G… sur une aventure de province qu’on lui avait écrite sous le plus grand secret, et dont elle prétend n’avoir parlé à personne.

— Le roi ? répéta madame de la Tournelle d’un air indigné.

— Oui, le roi lui-même : il s’est de plus amusé fort longtemps de l’embarras de la pauvre femme que cette aventure intéresse. Il paraît qu’en voyant son secret connu du roi, elle a pensé qu’il le serait bientôt de son mari, et qu’elle en a pâli de frayeur. Alors le roi, touché de l’état où il la voyait, l’a rassurée en lui jurant que lui seul était dans la confidence. Cela est assez clair.

— Ah ! si je savais, s’écria madame de la Tournelle, que le roi daignât porter sa curiosité sur ce que j’écris à mes amis, je ne manquerais pas à lui faire trouver un petit paragraphe sur ceux qui violent le secret des lettres, dont il ne serait pas flatté, je vous jure.

— Eh bien, donnez-lui cet avis, madame, dit le comte de Vailles en souriant. J’ai l’idée qu’il ne sera point perdu.

— C’est difficile à croire, reprit-elle ; il faudrait en vérité n’avoir rien à faire pour s’occuper de pareilles…

En cet instant on annonça madame la duchesse de Lesdiguières et mademoiselle de Montcravel, une des sieurs de madame de la Tournelle, celle dont madame de Lesdiguières s’était chargée, depuis la mort de la marquise de Nesle, en qualité de parente et d’amie.

La duchesse venait demander à madame de la Tournelle s’il était vrai qu’elle fût du voyage de Mark, et lui proposer de l’y conduire ainsi que madame de Flavacourt, car la duchesse de Mazarin, retenue près de la reine, ne pourrait les accompagner.

Madame de la Tournelle crut voir dans cette démarche un piège tendu à sa faiblesse. Elle connaissait la rigidité des principes de madame de Lesdiguières ; elle savait devoir son amitié à la conduite sage qu’elle avait toujours eue, et que le moindre soupçon d’un sentiment coupable lui enlèverait cette amitié sans retour. Saisie tout à coup d’un effroi de conscience, elle répond que, se sentant fort souffrante, elle compte se faire saigner le lendemain, et qu’elle va en prévenir le duc de Richelieu pour qu’il fasse agréer ses excuses au roi.

L’expression d’estime et d’approbation qui se peignit sur le visage de madame de Lesdiguières, en écoutant cette réponse, ne laissa aucun doute à madame de la Tournelle sur les bruits de cour qui étaient parvenus à la duchesse ; elle se félicita du parti qu’un excès de prudence lui avait suggéré. Le duc de Richelieu, qui survint quelques moments après, parut étonné du refus de madame de la Tournelle, car on n’en faisait guère de cette espèce : à moins d’être mourante, aucune femme ne se dispensait d’une invitation royale ; mais il se garda bien de dire un mot qui pût trahir son blâme : il attendit que tout le monde fût parti.

— Y pensez-vous, ma chère nièce (nom d’amitié qu’il lui donnait depuis son enfance, et que le projet de mariage du duc d’Agenois semblait devoir bientôt légitimer) ; y pensez-vous, dit-il, prétexter une maladie imaginaire pour vous soustraire à une attention aussi flatteuse qu’honorable ; car le voyage est composé de tous les collets montés de la cour, et il n’est pas de prude qui ne fut très-honorée d’en être.

— Je n’en doute pas, reprit madame de la Tournelle, mais, vrai, je suis malade.

— Non, vous êtes un peu folle, et voilà tout.

Elle ne put s’empêcher de sourire en entendant traiter de folie un sacrifice à la raison.

— Si vous inventez tout cela pour vous faire mieux aimer, ajouta le duc, je n’ai rien à dire ; mais, prenez-y garde cependant, le dépit que vous allez provoquer en vous refusant à cette invitation peut tourner au profit d’une autre personne, et, je connais le cœur féminin, vous ne verrez pas plus tôt le roi occupé de…

— Par grâce, mon cher oncle, interrompit madame de la Tournelle avec une vive impatience, ne me parlez pas ainsi du roi ; ce sont tous ces discours, fondés sur rien, qui me troublent l’esprit et gênent ma conduite à un point insupportable. J’en éprouve une telle contrainte que cela me donne un air coupable ; et pourtant le ciel sait les seuls projets que je forme, et mon sincère désir de me mettre pour jamais à l’abri des intrigues de cour !

— Résolutions vaines, reprit M. de Richelieu ; quand on est appelé par sa naissance, par son rang, à vivre à la cour, on ne peut s’en éloigner sans affectation et sans regret. Chaque plante a besoin du terrain qui convient à sa nature ; quand vous irez végéter en province, dans quelque vieux château, vous n’en serez pas moins exposée aux propos malins : on vous plaisantera sur un voisin de campagne, ou sur votre régisseur même. En vérité, il vaut tout autant l’être à propos du roi.

— Non, plus j’y réfléchis, plus je me sens incapable de plier mon caractère aux usages de ce monde à part, où tout sentiment de fierté, de franchise, doit se cacher comme un crime ; où, par la seule raison que le maître daigne jeter les yeux sur une femme, il faut qu’elle lui sacrifie son honneur, sa vie, et, plus que cela encore, son sentiment pour un autre ! Je n’ai pas tant d’héroïsme ou de complaisance, je l’avoue : deux faiblesses de ce genre m’ont seules paru excusables : je conçois qu’on fasse céder tous ses scrupules pour recommencer Agnès Sorel ou madame de la Vallière ; mais il faut trouver un cœur sensible à la gloire ou à l’amour pour jouer de pareils rôles ; et tous les autres me semblent méprisables.

— Pourquoi ne seriez-vous pas l’une comme l’autre ?

— Parce que votre auguste ami ne ressemble ni à Charles VII ni à Louis XIV.

— Qu’en sait-on ? A-t-il eu l’occasion de prouver sa valeur, et la femme qui mérite d’être passionnément aimée, L’a-t-il rencontrée ? Ne vous pressez donc point de le juger en ennemi ; moi qui le connais, moi qui le sais brave, spirituel, et plus occupé qu’on ne le croit du bonheur de ses sujets, je déplore souvent, comme vous, l’influence qu’il laisse prendre à tant de gens médiocres ; mais c’est parce qu’on ne peut parvenir à sa raison qu’en passant par son cœur, que je voudrais voir ce cœur en bonnes mains. Sans ce motif tout français, pensez-vous que je vous dirais autant de bien de lui par simple complaisance ? Vraiment non, je rougirais de faire un semblable métier ; et, grâce au ciel, mon crédit n’est pas établi comme celui de Meuse sur un tel dévouement. Mais puisque tous m’avez réduit à des sentiments tout paternels pour vous, je vous dois la vérité et des avis conformes à votre situation et à votre caractère : vous êtes trop jeune, trop belle et trop mal gardée, pour ne pas succomber tôt ou tard à un sentiment romanesque. Votre premier mariage ne vous donne pas grande envie d’en faire un second ; il vous faudra prendre un amant, et se donner un maître vulgaire ; quand on peut enchaîner celui qui fait la loi à tous, c’est faire on sacrifice dont la vertu et l’orgueil ne profitent pas. J’en conviens, l’idée de vous voir entrer dans le corps des femmes galantes de la cour me désolerait ; non, vrai, si je vous voyais confondue avec ces femmes qu’on prend, qu’on trompe et qu’on quitte d’une manière si humiliante, j’en mourrais de chagrin.

— Tranquillisez-vous, monsieur le duc, je vous épargnerai, j’espère, ce chagrin-là.

— En déjouant nos ennemis, en venant à Marly, n’est-ce pas ?

— Non, reprit madame de la Tournelle, car depuis un moment je me sens beaucoup plus souffrante.

Et le duc de Richelieu, que son amitié pour Voltaire rendait ardent à le citer, se leva, baisa la main de la marquise, et sortit en déclamant ces vers :

Gardez d’être réduit au hasard dangereux,
De vous voir ou trahir ou prévenir par eux.
Passez-les en prudence aussi bien qu’en courage.
De cet heureux moment prenez tout l’avantage ;
Gouvernez la Fortune et sachez l’asservir :
C’est perdre ses faveurs que tarder d’en jouir[1].


  1. Voltaire, Adélaïde du Guesclin, acte II, scène vii.