Michel Lévy frères, éditeurs (p. 108-112).


XXII

AIMEZ LE ROI


On venait d’avertir madame de la Tournelle que les chevaux étaient attelés, que tout était prêt pour son départ de Plaisance, lorsqu’elle vit entrer dans sa chambre madame de Flavacourt, les larmes aux yeux, et dans l’état d’une personne frappée d’un chagrin imprévu. Elle revenait de Paris, où elle avait été au-devant de son mari, arrivé de la veille.

— Qu’avez-vous ? dit madame de la Tournelle, M. de Flavacourt… serait-il blessé… ?

— Non ; je l’ai vu, interrompit sa sœur, son congé est d’un mois seulement ; il le passera à Paris, et je vais l’y rejoindre.

— Quoi ! il ne viendra pas avec nous à Versailles ?

— Non, ma sœur… il exige que je reste éloignée de la cour.

— Mais que dira la reine ?

— Nous trouverons quelque excuse à lui donner. Si les affaires de mon mari le retiennent à Paris…

— Cela est impossible, elles l’appellent bien plutôt à Versailles. C’est là que sont les chefs, le ministre dont il a besoin… et enfin… le roi qui dispose des grades de l’armée…

— Il prétend ne pas même vouloir demander d’audience, n’avoir rien à dire au roi… ou plutôt il ne veut pas…

Et madame de Flavacourt se mit à pleurer de nouveau.

— Soyez plus confiante, ma chère Hortense, dit madame de la Tournelle ; auriez-vous à vous plaindre de votre mari, lui que vous aimez tant, lui qui n’a jamais eu le moindre reproche à vous faire ?

— Ah ! si vous saviez comme il m’a traitée.

— Mais pour quel motif ?

— Non… je ne puis le dire… Ce sont de méchants propos…

— On n’en saurait tenir sur votre compte, mon amie, et M. de Flavacourt ne peut être longtemps abusé sur…

— Eh ! mon Dieu ! si c’était sur moi que fût tombée leur méchanceté, je la braverais : niais c’est vous, ma sœur, que ces misérables attaquent : et je n’ai plus de courage quand on veut me forcer à vous affliger.

— Calmez-vous, chère Hortense, dit madame de la Tournelle d’un ton digne ; et venant se rasseoir, elle pria sa sœur de lui répéter sans aucun ménagement ce qu’avait dit M. de Flavacourt.

— D’abord vous saurez, reprit-elle, qu’en descendant de sa chaise de poste, il est allé porter des nouvelles de l’armée à M. de Maurepas. Il s’était chargé des lettres d’un neveu de madame de Maurepas : il a été parfaitement reçu, encouragé par le bon accueil du ministre. M. de Flavacourt pensa qu’il pouvait réclamer de lui un léger service ; il le pria de le recommander au roi, à propos des nouvelles promotions qui doivent avoir lieu au jour de l’an.

» — Vous plaisantez, a répondu M. de Maurepas, moi, vous recommander au roi ! mais si j’avais quelque faveur à lui demander, je m’adresserais à vous. Ignorez-vous donc que Sa Majesté ne refuse rien à madame de la Tournelle.

» — Si c’est ainsi, monsieur le comte a répondu mou mari, je ne veux plus rien.

» Et il est parti brusquement, dans un état de colère, d’indignation, dont j’ai subi toute la violence.

» J’étais arrivée de Plaisance pendant sa visite chez le ministre  ; je m’attendais à le voir m’embrasser avec joie : jugez de ma surprise en l’entendant m’accabler de reproches et me menacer d’une séparation éclatante, si je continuais à vivre près de vous, à partager les profits de votre déshonneur ; que vous dirai-je ? il avait perdu la tête, les noms de madame de Mailly, de notre sœur Vintimille, le vôtre, il les mêlait pour les maudire ; enfin il a été jusqu’à me prêter l’intention de succéder à mes sœurs dans l’amour du roi, et il m’a signifié que j’eusse à le quitter, ou à ne plus retourner à la cour, car il ne serait jamais le lâche mari d’une favorite.

— Il faut lui obéir, dit vivement madame de la Tournelle dont la pâleur seule trahissait la souffrance ; il faut retourner près de M. de Flavacourt, et laisser au temps le soin de nous justifier toutes deux.

— Moi, vous laisser calomnier ainsi ? moi qui connais mieux que personne votre noble conduite : moi qui ai vu tout ce que vous avez fait pour détourner le roi du projet de vous séduire, je donnerais plus de crédit aux méchancetés qu’on invente en me séparant de vous ; non je ne le pourrais jamais ; ce serait infâme. J’ai déclaré à M. de Flavacourt que rien ne parviendrait à m’y résoudre.

— Je vous remercie, chère Hortense, de m’avoir réservé ce mérite ; laissez-moi retourner seule à Versailles, je l’exige, et dites bien à M. de Flavacourt que la preuve la plus sûre de mes droits à son estime est le conseil que je vous donne de me sacrifier à son injuste prévention.

À ces mots, madame de la Tournelle se lève ; madame de Flavacourt vient se jeter en pleurant dans ses bras : mais, craignant de voir fléchir son courage, madame de la Tournelle sort précipitamment et monte dans le carrosse qui l’attend, sans prendre congé de personne.

À l’une des grilles du parc qui donnaient sur l’avenue, deux femmes firent signe au postillon d’arrêter ; c’étaient madame de Mirepoix et la duchesse de Brancas, qui ne voulaient point laisser partir madame de la Tournelle sans lui dire adieu et sans lui demander la permission de lui présenter le marquis de Tressan, lorsqu’elles seraient de retour à Versailles. Ces détails de la vie de salon, ces devoirs futiles, mêles aux intérêts sérieux, aux situations poignantes, sont l’éternel tourment des gens du monde. Il n’y a pas moyen de s’en affranchir ; il fallut que madame de la Tournelle parût sensible aux témoignages d’amitié de ces dames, et fort aise de recevoir l’aimable traducteur de l’Arioste, lorsqu’elle n’était vraiment émue que de l’offensante injure de M. de Flavacourt.

Il faisait nuit lorsqu’elle arriva à Versailles, triste et malade au point d’être forcée de se mettre au lit. À peine les lumières eurent-elles éclairé les fenêtres de son appartement, qu’un page vint demander de ses nouvelles de la part du roi. Un quart d’heure après, madame de Tencin vint se faire écrire, ne pouvant être reçue ; et la liste des visites de cette soirée fut à elle seule plus longue que celle des visites faites à madame de la Tournelle pendant tout le courant de l’année.

Un tel empressement justifiait trop bien la colère de M. de Flavacourt.

— Il n’est plus temps, pensait-elle, ces vils nommages des courtisans m’apprennent assez le rang qu’ils me donnent ! Mais est-il vrai que je sois déjà si avancée dans celle voie périlleuse, que je ne puisse rétrograder ?

Et passant de cette question à cent autres, y répondant par une foule de raisons contradictoires, l’esprit Bottant entre les résolutions les plus opposées, madame delà Tournelle entendit sonner toutes les heures de la nuit. Enfin, cédant à l’influence de ce moment de fraîcheur et de calme qui annonce les premiers rayons du jour, elle commençait a s’endormir, lorsqu’elle fut réveillée tout à coup par une voix qui disait : Aimez le roi.

Certaine que personne n’a pu pénétrer dans sa chambre pendant la nuit, puisqu’elle l’a passée tout entière à veiller. elle se croit dupe d’un de ces prestiges de l’assoupissement qui nous fait entendre qu’on nous appelle ou qu’on nous parle, et cela si distinctement qu’il n’est pas rare de répondre les yeux encore fermés. Convaincue de cette idée, elle se rendort, mais la voix se fait entendre de nouveau… Aimez le roi, dit-elle.

Alors un violent battement de cœur saisit madame de la Tournelle ; elle croit reconnaître les accents d’un démon acharné à son repos. Est-ce un ordre du ciel ou de l’enfer ? est-ce une puissance mystérieuse qui vient décider de son sort ? Toutes les craintes, les superstitions d’un amour timide, combattu, son cœur les éprouve.

— Qui me parle ? demande-t-elle d’une voix tremblante.

Aimez le roi, répète encore la voix.

Mais ces mots, qui la font tressaillir, elle veut savoir qui les profère. La voix semble venir du boudoir dont la porte donne près de son alcôve ; elle se lève, jette une pelisse sur elle, et va ouvrir la porte du boudoir ; là, elle ne peut s’empêcher de rire en voyant la cause de tant de surprise et d’effroi.

C’était une jolie petite perruche, parée d’un collier de rubis ; et juchée sur les barreaux dorés d’une cage de cristal. Quand madame de la Tournelle approcha de la cage ouverte, la perruche vint se placer sur son épaule, et répéta d’une voix claire et brève : Aimez le roi, aimez le roi, aimez le roi.

— Oui, oui, je t’entends bien, dit-elle en présentant sa belle main à l’oiseau.

Ensuite elle le caressa, lui donna du sucre, puis revenant dans son lit, elle se mit à causer avec la perruche, comme l’aurait pu faire un enfant de douze ans, et sans s’étonner de n’en jamais obtenir que la même réponse.

C’est un bienfait du ciel que ces retours d’enfance accordés aux âmes passionnées ou poétiques : car il ne faut pas croire que les âmes vulgaires en soient susceptibles ; non, celles-là sont toutes d’une pièce : quand le sérieux de la vie s’en est une fois empare rien ne les ramène aux impressions naïves, aux joies d’enfant, à cette joie qui fait qu’on parle seul, ou qu’on raconte à son chien la cause de sa gaieté subite. Avec quel dédain les esprits forts regardent la personne atteinte de cette bonne extravagance. Ah ! c’est qu’il faut avoir bien souffert pour connaître ces moments où le cœur courbaturé tombe en enfance.