Michel Lévy frères, éditeurs (p. 7-11).


II

LE SALON D’UN CHÂTEAU


La duchesse de Mazarin, en apprenant que la mort du marquis de la Tournelle laissait sa veuve sans fortune, écrivait à celle-ci une lettre moitié tendre et moitié prude, dans laquelle tous les dangers qui pouvaient assaillir une jeune et belle femme sans soutien étaient prévus de la manière la moins flatteuse pour la vertu de sa nièce ; les mots de secours et de protection gâtaient à chaque phrase l’offre d’un bienfait inappréciable. Mais, sans avoir l’expérience personnelle des malheurs où la faiblesse et la vanité peuvent entraîner, madame de la Tournelle voyait dans la conduite de ses deux sœurs aînées un exemple effrayant ; et elle accueillit avec reconnaissance tout ce qui devait la mettre en garde contre la corruption du siècle.

Quinze jours après l’arrivée de cette lettre, elle se rendit au château de Chilli avec madame de Flavacourt, et toutes deux furent très-bien accueillies par leur respectable tante. Comme toutes les femmes attachées au service de la reine et vouées par cela même à la dévotion la plus austère, madame de Mazarin déclamait sans cesse contre les intrigues du jour ; et, en qualité d’héritière d’un ministre despote, elle ne souffrait aucune contradiction sur ce point. C’était une satire continuelle de la conduite scandaleuse de madame de Mailly et de madame de Vintimille, satire approuvée et commentée par M. de Flavacourt qui avait signifié à sa femme de rompre tout rapport avec ses deux aînées, et qui la tenait éloignée de la cour, dans la crainte qu’on ne la soupçonnât de vouloir tirer parti du déshonneur de sa famille.

Au milieu de cette société rigide, madame de la Tournelle prenait de telles impressions sur la cour et sur le roi, qu’elle se félicitait de vivre en dehors d’un séjour où il y avait tant à craindre ou à rougir. Car bien qu’elle suivit sa tante à Versailles quand son service l’y appelait, madame de la Tournelle ne sortait point de l’appartement qu’elle occupait chez la duchesse de Mazarin.

Encore émue par ses souvenirs d’enfance, madame de la Tournelle conservait à madame de Mailly cette sorte d’estime que les plus jeunes ont toujours pour la sœur que son âge rend presque leur seconde mère. Elle accusait le roi de tous les torts d’une séduction que madame de Mailly avait rendue trop facile, et s’obstinait à le regarder comme un monstre corrupteur de sa famille. Que de fois, en contemplant le portrait du roi suspendu aux lambris dorés du salon de Chilli, elle avait cherché dans l’ensemble de ses traits, si beaux, si nobles, dans ce regard si doux, si spirituel, quelque chose qui révélât l’atrocité des vices qu’elle lui supposait !

Elle ne l’avait point revu depuis le jour où elle avait été présentée à la cour. Alors son amour pour la reine le captivait si complètement, qu’il faisait à peine attention aux femmes qui l’entouraient. On prétend que sa passion conjugale eût été de nature à durer fort longtemps, si les rigueurs, et peut-être aussi les austérités de la reine ne l’eussent découragée. D’abord des raisons de santé la forcèrent à contrarier les désirs du jeune roi ; il chercha à s’en consoler par d’autres plaisirs : ceux de la table, fort à la mode à la cour du régent, lui parurent, ainsi qu’à son vieux précepteur, les plus innocents ; de là vint l’usage des soupers dans les petits appartements, et les inconvénients attachés aux excès de vin de Champagne.

On raconte qu’à la suite d’un de ces excès nocturnes, Louis XV eut une scène très-vive avec la reine, et qu’à dater de ce jour elle autorisa l’infidélité de son royal mari par des refus humiliants.

Ces récits plus ou moins scandaleux faisaient alors le fond de toutes les conversations ; et lorsque, par égard pour la tante et les sœurs des favorites, on craignait de s’exprimer clairement à ce sujet ; la duchesse de Mazarin ne manquait jamais à dire : « Parlez sans contrainte, nous les renions toutes deux : elles ne sont plus des nôtres : d’ailleurs, il est des mauvais sujets dans toutes les familles. »

Ainsi madame de la Tournelle entendait parler journellement de la complaisance de madame de Mailly pour les caprices en tous genres de son amant couronné, et de son imprudence à admettre madame de Vintimille au partage des lionnes grâces du roi. Combien de semblables liaisons lui paraissaient différentes de cette union des âmes dont elle avait si souvent rêvé les charmes ! Qu’elle trouvait honteux et lâche le sentiment qui tendait à flatter les vices de celui qu’on aime, quand on aurait pu se servir d’un tendre ascendant pour rehausser ses vertus et sa gloire !

— Ah ! si le démon de l’orgueil m’avait plongée dans cet abîme de mépris, pensait-elle, j’en voudrais sortir à force de bonnes actions. Je voudrais employer mon crédit au bonheur de l’État ; faire de mon amour le stimulant de toutes les vertus d’un grand roi. Alors le titre de favorite ne serait plus un opprobre ; alors les bénédictions de tout un peuple suivraient mon bonheur, ma retraite ou ma mort. Mais pour acquérir cet empire bienfaisant, il faut trouver un cœur accessible aux sentiments généreux, à l’amour de la gloire ; et celui qu’a déjà flétri d’ignobles plaisirs, la flatterie corruptrice, la complaisance intéressée ; celui qu’un gouverneur jaloux du pouvoir a élevé dans le culte de la paresse, afin de paralyser dès l’enfance toutes ses facultés intellectuelles, ce roi, fait homme du monde, n’est plus capable d’une noble émulation ni d’un amour véritable.

Malgré sa malveillance contre la cour intime du roi, madame de Mazarin ne pouvait se passer du plaisir d’en médire avec ceux qui la composaient ; et son château, à proximité de Paris et de Versailles, était sans cesse visité par cette foule de courtisans que le rang et la fortune trouvent toujours fidèles. Le duc de Richelieu, le plus aimable de tous, y venait souvent défendre son maître contre les attaques malignes de la duchesse de Mazarin, et des amis ou plutôt des échos qui les répétaient.

— Vous êtes par trop injuste, madame, disait-il, d’exiger qu’un jeune prince, élevé à côté de ce bon vivant de régent, ne sacrifie point au plaisir ; mais il n’est pas un petit bourgeois de Paris qui n’en fît davantage sous le patronage d’un oncle qui passerait sa vie au cabaret ; et vous trouveriez cela tout simple.

— Sans doute, répondit la duchesse, car ce petit bourgeois ne rend point d’édits, d’ordonnances au sortir de ses orgies, et, sa femme ou sa mère exceptée, personne n’a rien à craindre des suites de ses débauches.

— Ah ! pour les édits, les ordonnances, ce n’est pas au roi qu’il faut s’en prendre : le cardinal y met bon ordre.

— C’est un tort de plus ; n’est-il pas assez grand pour régner par lui-même, et devrait-il se laisser ainsi gouverner par…

— Ah ! madame la duchesse de Mazarin, interrompit M. de Richelieu en appuyant sur le nom, a-t-elle le droit de médire des cardinaux-rois ?

— Quand les cardinaux sont des hommes d’État, qu’ils savent conduire un royaume, je trouve fort bon qu’ils le gouvernent ; mais lorsque les armées, les finances, tout va mal, je veux que le roi s’en inquiète.

— Il s’en inquiéterait certainement et serait fort capable de réparer beaucoup de maux, s’il savait seulement qu’ils existent ; mais son vieux gouverneur se garde bien de lui en dire un mot. Il sait trop qu’un prince instruit est perdu pour son précepteur, et l’on ne saurait le blâmer de ce que tant d’autres feraient à sa place. D’ailleurs, s’il faut l’avouer, je n’ai jamais vu ces beaux sentiments romains réussir dans nos cours modernes. Donner de sages avis, comme dit le spirituel amant de madame de Longueville, c’est se donner bien de la peine pour déplaire, oui, madame, pour déplaire, ajouta M. de Richelieu envoyant madame de la Tournelle lever ses yeux au ciel en signe de pitié ; vous êtes bien belle, bien aimable, et vous avez tout ce qu’il faut pour croire ce revers impossible ; eh bien, à pareille condition, vous auriez le malheur de déplaire.

— J’aurais du moins le courage de m’y exposer, répondit madame de la Tournelle, ne fût-ce que pour éviter une imitation vulgaire ; et je ne conçois pas, monsieur le duc, qu’avec votre esprit et la faveur dont vous jouissez auprès du roi, vous vous condamniez volontairement au rôle de simple courtisan. C’est donner bien mauvaise idée de soi que de se faire flatteur quand on pourrait être beaucoup mieux.

— Eh ! madame, rendez-moi plus de justice ; croyez que, si j’avais le choix d’un meilleur rôle, je le prendrais ; mais Sully lui-même renaîtrait pour conseiller le petit-fils de son royal ami, qu’il n’obtiendrait rien sur ce caractère engourdi par une éducation déplorable. Le ranimer, le forcer à mettre en œuvre les qualités qu’il possède, une femme seule peut opérer ce miracle. Vous souriez ?… Je vous comprends, madame la duchesse ; vous croyez le miracle impossible, parce que deux femmes l’ont vainement entrepris ; mais d’abord elles sont deux, premier tort ; ensuite elles n’ont jamais eu l’honneur d’inspirer au roi le moindre sentiment d’amour ; à peine lui ont-elles laissé le temps de les désirer. Vous verrez, si jamais il rencontre celle qu’une noble ambition rendra jalouse de sa gloire, de combien de belles actions il deviendra capable. Mais je vous le répète, cette lumière divine, il ne peut la recevoir que de l’amour, et rien n’est si rare aujourd’hui qu’un véritable amour.

— Voilà un propos désespérant dans votre bouche, dit madame de Mazarin ; il me semble entendre ira pape professer l’athéisme.

On rit de cette flatteuse épigramme, et la conversation se porta sur les nouvelles folies du duc de Richelieu. Madame de la Tournelle, toute préoccupée de ce qu’elle venait d’entendre, ne prit aucune part aux plaisanteries dont on accabla le héros éternel des aventures galantes de la cour et de la ville…

— L’amour !… pensait-elle, l’amour pourrait le rendre à tous les sentiments, à tous les devoirs d’un grand roi !… et ma sœur n’a point tenté une si belle conversion !… Se luire l’instrument d’un ministre ambitieux, quand elle pouvait devenir rame d’un héros !… ô honte ! ô regrets !…

La nuit était déjà bien avancée, que ces réflexions occupaient encore madame de la Tournelle.