Michel Lévy frères, éditeurs (p. 3-7).


I

INTRODUCTION


La maison de Mailly de Nesle, dont l’histoire de France constate l’illustration dès le xie siècle dans la personne d’Anselme de Mailly, tuteur du comte de Flandre, gouverneur de ses États et tué au siége de Lille, avait conservé cette fierté militaire que donnait autrefois en France une origine aussi noble. Cette ancienneté d’extraction ne lui était point contestée ; ses glorieux services, ses grandes alliances, ses emplois importants avaient tellement élevé le sentiment de son extraction, que tous les Mailly avaient placé sur la porte de leur hôtel leurs armes aux trois maillets, avec cette belle devise : Hogne qui voudra.

Deux femmes, Marie de Coligny et madame de Nesle, née Laporte-Mazarin, introduisirent dans la famille des Mailly les mœurs de la cour moderne.

La première, mariée très-jeune, sous le règne de Louis XIV, au marquis de Nesle, douée d’une rare beauté, d’un esprit distingué, avait perdu son mari au siège de Philisbourg. Dans la douleur profonde où cette mort la plongea, elle avala peu à peu, comme une autre Artémise, les cendres de tout ce que portait son mari quand il fut tué ; mais cette douleur, trop extrême pour durer, ne l’empêcha point d’épouser par la suite Albergotti.

Son fils, le marquis de Nesle, épousa en 1709 mademoiselle de Laporte-Mazarin, connue par son esprit et sa galanterie ; elle était dame du palais de la reine, et mourut en 1729, laissant cinq filles, qui toutes attirèrent les regards de Louis XV.

La première, Louise-Julie, épousa Louis-Alexandre comte de Mailly, son cousin, en 1726, et mourut en 1751 : c’est la première et l’aînée des sœurs qui furent aimées du roi.

La seconde, Pauline-Félicité, épousa Félix de Vintimille, et mourut en 1741.

La troisième, Diane-Adélaïde, née en 1714, fut mariée par le roi à Louis de Brancas, duc de Lauraguais.

La quatrième, Hortense-Félicité, épousa le marquis de Flavacourt en 1739 ; elle vivait encore en 1792.

La cinquième, Marianne, est celle dont nous écrivons l’histoire. Née en octobre 1717, rue de Beaune, dans le grand hôtel de Mailly-Nesle, dont une partie existe encore, et notamment la chambre toute dorée où la duchesse de Châteauroux vit le jour, elle fut confiée aux soins d’une nourrice choisie dans les environs du château de Nesle, en Picardie, et le régisseur du premier marquisat de France fut chargé de surveiller l’enfant et la nourrice comme les autres intérêts de son seigneur.

On croyait alors que les enfants élevés à la campagne, et vivant le plus longtemps possible du sein de leur nourrice, étaient plus beaux et moins sujets aux maladies. Ce préjugé, dont la coquetterie des mères s’arrangeait aussi bien que la santé des enfants, fit que la jolie petite Marianne de Nesle resta chez sa nourrice près de trois ans. La marquise de Nesle, tout occupée du sort de ses filles aînées, dont l’une devait épouser son cousin, négligeait beaucoup l’éducation de Marianne. La comtesse de Noailles s’en aperçut, et conjura son amie de lui confier pendant quelque temps cette charmante petite fille pour être élevée avec ses enfants.

C’est de cette époque que date l’amitié des Noailles pour madame de Châteauroux.

Cet exemple donné, la duchesse de Lesdiguières voulut le suivre, et elle se chargea de la jeune Adélaïde de Nesle, appelée dès lors mademoiselle de Montcravel. C’est ainsi que les amis ou alliés d’une grande Famille, dont la fortune n’était plus au niveau de son rang, se chargeaient de pourvoir à l’éducation et à l’établissement de cette noble famille, tant on attachait d’importance à ne la pas voir déroger.

À l’âge de dix ans, Marianne de Nesle fut mise au couvent, selon la coutume, qui ne permettait pas à une jeune personne de vivre ailleurs avant son mariage. Belle, spirituelle, vive, enjouée, elle devint bientôt le modèle et l’amour de ses compagnes : seulement, celles qui enviaient ses agréments, sa facilité à apprendre, lui reprochaient sa fierté, sa franchise. Il est certain qu’elle ne savait pas dissimuler son mépris pour la bassesse et l’intrigue, dont on fait l’essai au couvent avant de s’en servir dans le monde, et qu’elle se vengeait quelquefois d’une méchanceté par une moquerie : espèce de générosité qui fait plus d’ennemis qu’un ressentiment implacable.

Elle venait d’atteindre à sa douzième année, lorsqu’on lui apprit la mort de sa mère. Elle l’avait à peine connue. Son imagination la pleura plus que son cœur ; car sans avoir jamais joui de la tendresse de sa mère, cette tendresse pouvait se réveiller. Le malheur, la maladie, ne l’avaient point encore éprouvée ; elle était toujours là dans la pensée de Marianne ; c’était comme un port assuré dans les temps d’orage ; et puis es mots affreux : Elle n’a plus de mère, comme ils attristent une jeune âme !

Dès qu’elle fut en état d’être mariée, son père lui apprit qu’il lui avait trouvé un parti sortable, quoique fort au-dessous de celui auquel une demoiselle de Nesle pouvait prétendre. Il lui parla du marquis de la Tournelle : c’était un jeune homme bien élevé, d’une figure passable, mais d’une santé délicate que ses travaux militaires affaiblissaient encore. Sa fortune consistait en une belle terre en Bourgogne, où il fallait que sa femme se résignât à vivre toute l’année, et souvent seule ; car, étant colonel du régiment de Condé, il passait la plus grande partie de son temps en garnison ou à l’armée.

Mademoiselle de Nesle obéit, sans plaisir comme sans répugnance, aux désirs de son père. Son mariage, sa présentation à la cour, ne firent point événement dans sa vie, car son cœur et son orgueil n’y prirent aucune part.

Seule dans son château, n’y recevant que rarement les parents de son mari, quelques-unes de ses camarades, et le duc d’Agenois[1], dont elle redoutait l’amour pour elle presque autant qu’aurait pu le faire M. de la Tournelle lui-même, elle avait pour tout plaisir celui de correspondre avec ses sœurs ou les anciens amis de sa famille, tels que le maréchal de Noailles, le comte de Belle-Isle, le duc de Richelieu, M. de Chavigny et M. Duverney. Son père lui recommandait de ne pas se laisser oublier d’eux, dans l’intérêt de son mari, la protection de ces grands personnages pouvant lui être utile.

Sans doute sa carrière eût été brillante ; car les talents et la bravoure de M. de la Tournelle devaient le porter aux plus hauts grades ; mais sa santé ne lui permit pas d’y atteindre. Frappé, au retour de l’armée, d’une fièvre inflammatoire, il y succomba en moins de huit jours. Il laissa sa veuve avec peu de fortune ; car, mourant sans enfants, la sienne retournait à ses héritiers naturels.

Cette mort plongea madame de la Tournelle dans le chagrin que fait éprouver la perte d’un ami, d’un protecteur. Il avait si souvent déploré avec elle le déshonneur que ses deux sœurs, madame de Mailly et madame de Vintimille, jetaient sur sa famille, qu’elle tremblait de se voir comprise dans le mépris qu’on témoignait pour les deux favorites. Elle ne savait quel parti prendre, et laissait s’écouler son deuil dans la retraite, sans faire aucun projet, lorsqu’elle fut agréablement surprise par l’arrivée de sa sœur, la marquise de Flavacourt ; celle-ci venait lui apporter une invitation de la duchesse de Mazarin, leur tante, à laquelle il était impossible de ne pas se rendre ; car c’était un des actes de générosité dont l’usage faisait un devoir aux chefs des grandes familles, et auxquels nulle protégée ne pouvait se soustraire sans braver les convenances, c’est-à-dire ce qu’on respecte le plus dans le grand monde.


  1. M. d’Agenois, fils du duc d’Aiguillon, fut fait duc après son fameux procès. La branche cadette de la maison de Richelieu demandait depuis plusieurs années au gouvernement de renouveler en sa faveur les lettres patentes du duché-pairie attachées à la terre d’Aiguillon. Les anciens ducs et pairs s’y opposaient et leur reprochaient de s’appeler Vignerot. La princesse de Conti, qui avait fort aimé M. d’Agenois, obtint du cardiml de Fleury que l’affaire fût portée au parlement, et la cour leur donna gain de cause.