Michel Lévy frères, éditeurs (p. 59-62).


XIII

L’AVEU


Dès que madame de Tencin fut partie, M. de Richelieu s’empressa de dire à madame de la Tournelle :

— Si vous ne voulez pas être accablée de visites aujourd’hui, croyez-moi, faites défendre votre porte.

— Et pourquoi cela, je vous prie ?

— Parce qu’on vous croit au comble de la faveur, et que chacun s’empressera de venir faire sa cour. Ah ! nous ne sommes pas dissimulés dans ce pays-ci, malgré tout ce qu’on débite sur notre talent de feindre.

— Vous voulez plaisanter, dit madame de la Tournelle. déjà plus d’à moitié persuadée.

— Non : je vous affirme que, si cette précaution, avant un quart d’heure votre porte sera assaillie. La visite si matinale de madame de Tencin vous en donne l’assurance. C’est le thermomètre du crédit ; chacun de ses pas en montre les degrés ; rien de si utile que ces sortes de personnes ; sans elles, ou ne saurait jamais bien à quoi s’en tenir sur sa véritable position. Quand je reste quelque temps sans recevoir des lettres de madame de Tencin, il me prend un effroi inconcevable, mais très-salutaire. Je regarde autour de moi si quelque piège n’est pas là prêt à me saisir la patte ; je redouble de soins pour regagner le terrain que j’ai perdu, sans m’en apercevoir, par trop de confiance en mon petit mérite : enfin sa négligence ou son empressement m’éclairent également sur mes intérêts. Quel ami dévoué serait plus secourable !

— C’est acheter un guide bien cher, dit madame de la Tournelle après avoir donné l’ordre que lui conseillait M. de Richelieu ; j’avoue que, malgré tout son esprit, et la bienveillance dont elle n’a jamais cessé de me donner des preuves, j’éprouve une sorte d’éloignement pour elle.

— Je le crois sans peine : il ne saurait y avoir la moindre sympathie entre vous. Je ne connais pas deux caractères plus opposés ; mais c’est une habile femme, qui n’a jamais fait de mal inutile, et qui n’hésite point à rendre un service quand il doit rapporter quelque chose à elle ou à son frère. Personne n’a jamais mieux prouvé que l’estime est un sentiment de luxe qui n’est bon à rien pour parvenir. L’ambition, l’intrigue, et pis encore, on lui passe tout, parce qu’elle a réussi ; et vous verrez qu’elle finira par coiffer son frère du chapeau de cardinal. Ce sera le plus bel exemple de ce que peut une volonté de femme ; mais il n’est pas donné à toutes de vouloir ainsi. J’en connais une qui payerait cher en ce moment une si belle puissance ; mais ses désirs n’ont aucune autorité ; et si elle fait beaucoup de scènes comme celles de cette nuit, elle se fera exiler de Versailles avant huit jours.

— De qui parlez-vous ? Serait-ce de madame de Mailly ? demanda madame de la Tournelle avec anxiété.

— Oui, c’est d’elle ; la folle n’est-elle pas entrée, cette nuit, par le petit escalier, dans la chambre du roi pour lui reprocher son inconstance, comme si elle n’avait point toléré son goût pour madame de Vintimille. Elle a prétendu qu’elle avait surpris ses regards fixés sur vous pendant de certains vers de Zaïre ; que le roi n’avait vu que vous pendant toute la soirée ; enfin, elle l’a si bien impatienté de questions, de reproches, de soupçons, d’injures et de plaintes, qu’il a fini par lui avouer tout net qu’il était amoureux fou de madame de la Tournelle.

— Que dites-vous ! s’écria-t-elle en cachant sa tête dans ses mains.

— Je répète ce que le roi vient de me dire, continua le duc de Richelieu ; il a même ajouté que cet aveu ne pouvait vous compromettre, car il a bien affirmé ne vous avoir jamais parlé de son amour : mais vous pensez bien qu’aux yeux, de madame de Mailly rien ne vous justifie du crime de plaire. Ainsi attendez-vous à tout ce que sa cabale pourra tenter contre vous ; car de sa part, à elle, vous n’avez rien à craindre ; elle pleurera, s’évanouira, s’humiliera pour n’être point renvoyée ; mais comme elle n’est pas méchante, sa vengeance n’ira pas plus loin.

— Et cette scène ridicule sera demain connue de toute la cour, lors même que le roi et vous en garderiez le secret. Pensez-vous que madame de Mailly soit aussi discrète ? Non, sa douleur parlera, on m’accusera d’avoir voulu la supplanter ; le bruit en viendra à la reine, et je serai perdue avant de pouvoir me justifier. Ah ! mon Dieu ! pourquoi n’ai-je pas préféré le couvent, où j’ai passé si doucement mou enfance, à ce séjour de malheur et de doute ! Pourquoi ai-je suivi ma sœur et n’ai-je pas résisté aux ordres de la reine ! Je ne serais pas exposée à paraître indigne de sa protection quand je la mérite encore, quand je veux la mériter toujours !

Et les larmes l’empêchèrent de continuer.

— Ne vous alarmez point ainsi, ma chère enfant, dit le duc de Richelieu du ton de l’intérêt le plus sincère. La reine ne saura rien de tout cela, car celui qui l’en instruirait pourrait payer cher cette indiscrétion. Le moindre mot du roi rendra à madame de Mailly toutes ses illusions ; et d’ailleurs, Meuse se chargera de lui faire entendre qu’elle ne peut rester dans l’amitié du roi qu’à la condition de ne rien dire, de ne rien savoir, de ne rien voir, de ne rien exiger. Elle a déjà fait preuve d’une abnégation complète, cela lui coûtera moins qu’à une autre : et je vous promets paix et silence de ce côté.

— N’importe, je souffre trop ici, je n’y resterai point.

— Et où voulez-vous aller ?

Puis, voyant madame de la Tournelle prendre une plume et s’asseoir à une petite table :

— À qui écrivez-vous là ? ajouta-t-il.

— À M. Duverney : je le prie du passer chez moi.

— Je comprends, vous voulez aller au château de Plaisance ? Cela n’est pas mal imaginé ; la famille de Chavigny, les Mirepoix, les Brancas y sont en ce moment ; vous pourrez encore y jouir de quelques beaux jours d’automne. D’ailleurs, c’est un des endroits où l’on peut le mieux braver le froid et la pluie. Il y a des serres si admirables ! on peut s’y promener comme dans un parc. C’est une idée excellente. Donnez-moi ce billet, je pars à l’instant pour Paris, il sera chez Duverney dans une heure. Comme je le verrai sans doute ce soir à l’Opéra, je le presserai de se rendre à vos ordres. Au fait, je crois que vous avez raison, votre éloignement de Versailles mettra fin à toutes les criailleries des Maurepas et autres… et puis, ajouta-t-il en souriant, il faut bien savoir si le roi est aussi amoureux qu’il le dit.