Michel Lévy frères, éditeurs (p. 202-207).


XXXIX

LA MATINÉE DU LENDEMAIN


Le bac de Choisy transporta les équipages sur l’autre rive de la Seine. Les femmes montèrent dans la barque du roi dont les mariniers, parés de toutes couleurs flottant sur leurs chapeaux. Un mât sans voiles était surmonté d’un pavillon blanc aux trois fleurs de lis Les bancs, l’intérieur de la barque, étaient recouverts de velours nacarat ; un canapé circulaire en occupait la partie supérieure. Le roi y fit asseoir la princesse, madame de Ruffec et madame de la Tournelle ; puis il vint si ; placer en face, du côté des rameurs, et dit en plaisantant qu’il voulait surveiller la manœuvre. Le duc d’Aven et le comte de Goigny furent les seuls admis dans la barque royale ; le reste de la cour suivait dans des bateaux pavoisés. Au milieu de ce convoi naval, se trouvait une gondole vénitienne chargée de musiciens qui faisaient entendre de ravissantes barcarolles, accompagnées par des guitares et chantées par des voix italiennes. Tout à coup ces voix se taisent ; on entend les accords de la harpe, les sons mélancoliques de la flûte et du cor, et l’écho retentit de cet air si suave, consacré et dédié à l’amour du meilleur de nos rois : Charmante Gabrielle, etc.

— Quel air divin ! s’écria la princesse : quel délicieux souvenir de ce temps de gloire et d’amour !

— Pauvre Gabrielle ! dit madame de Chevreuse avec une pitié méchante : elle aussi mourut empoisonnée !

— Pourquoi la plaindre ! elle est morte adorée, heureuse ; Henri IV a porté son deuil ! Ah ! ce n’est pas trop pour un tel bonheur que de le payer de sa vie !

En parlant ainsi, madame de la Tournelle avait un air inspiré qui donnait à sou beau visage une expression céleste. Le roi la contemplait avec adoration. Cette franchise d’amour et de dévouement, dans une personne dont la fierté et la retenue ne s’étaient jamais démenties, inspira aux plus indifférents autant île surprise que d’intérêt.

On rougit de servir une intrigue, mais on s’associe sans honte à la passion noble et courageuse qui sait braver la mort ; et cette passion, madame de la Tournelle ne prenait plus le soin de la cacher : la fin récente de sa sœur les soupçons trop fondés que l’on conservait encore sur cette mort si prompte, l’opinion reçue que le parti du cardinal de Fleury, que les jésuites s’opposeraient toujours et par tous les moyens à la puissance rivale d’une favorite : enfin, l’idée d’affronter un péril certain, ennoblissait à ses yeux sa faiblesse ; eu face de ses ennemis, sa courageuse fierté semblait leur dire :

« Tuez-moi, car il m’aime. »

Las de sacrifier aux convenances, le roi prit le parti d’offrir son bras à madame de la Tournelle, lorsqu’on descendrait à la porte de Beauté. Des paysans, qui avaient vu venir de loin les équipages, les piqueurs, crient, à tue-tête :

— Voici le roi, voici le roi !

Et tout le village accourt pour voir son souverain, les belles dames et les seigneurs qui l’accompagnent.

Les chemins sont trop mauvais pour aller en carrosse jusqu’au pavillon d’Agnès, mais une petite allée du bois de Vincennes y conduit. Le roi et madame de la Tournelle y devancent tout le monde, escortés d’une troupe de villageois qui s’augmente de minute en minute. Le curé de Beauté arrive tout essoufflé ; il ne veut céder à personne l’honneur de montrer au roi les ruines du château, et, sans penser que la gravité de son ministère s’oppose au récit d’une chronique amoureuse, il raconte tout ce qu’il a recueilli sur l’histoire de ce château donné par Charles YII à sa maîtresse. Gomme ils sortaient du pavillon, et que les paysans se rangeaient pour laisser passer le roi, on entend la voix d’une femme qui demande à grands cris qu’on lui livre passage ; d’abord chacun résiste, mais le curé dit :

— C’est la pauvre Marianne.

Et l’on se range.

Elle porte un enfant dans ses bras :

— Grâce ! grâce pour son père ! dit-elle en tombant aux pieds du roi.

Et des sanglots lui coupent la parole. En vain le roi veut la relever, lui parle d’un ton affectueux, elle s’obstine à baigner sea pieds de larmes.

— Que puis-je faire pour elle ? demande Louis XV au curé.

— Son mari est un bon ouvrier, un brave homme, Sire, mais sujet à s’enivrer ; il y a trois mois qu’étant pris de vin il a tué un de ses camarades… et il a été condamné…

— Aux galères !… interrompt la femme d’un accent déchirant ; aux galères… oui… mon pauvre Jean-Louis !… lui qui serait plutôt mort de faim que de faire tort d’un sou à personne… aller aux galères avec des voleurs !… mon Dieu, vous ne le voudrez pas… il est déjà assez malheureux du mauvais coup qu’il a fait… s’il faut qu’il en soit puni comme cela… il se tuera, Sire, et ses enfants, et la pauvre Marianne en mourront aussi !… Grâce, not’bon roi !…

— Elle dit vrai, Sire, s’écrièrent à la fois presque tous les paysans ; et les femmes se mirent à genoux en répétant :

— Grâce ! not’bon roi, grâce pour Jean-Louis et Marianne !

— Donnez-moi vos tablettes, dit le roi à madame de la Tournelle ; puis, après avoir écrit quelques mots sur un des feuillets, il le déchire et le remet au curé. Consolez-vous, Marianne, ajoute-t-il d’une voix émue, et empêchez que votre mari ne nous fasse repentir de la grâce que nous lui accordons.

Les cris de vive le roi partent de tous côtés ; les chapeaux, sautent en l’air, les enfants se battent à qui viendra baiser les pans de l’habit de Louis XV ; c’est un délire général ; on embrasse Marianne, qui bénit le roi, lui parle comme à Dieu, et lui promet le bonheur éternel pour prix de ses bienfaits et de sa miséricorde.

Cette joie s’augmente encore par l’argent que le roi fait remettre au curé pour les pauvres du village ; il veut consacrer ce jour par un souvenir, il fonde une messe et des prix qui doivent être gagnés chaque année à pareil jour ; une somme est allouée pour les frais de la danse ; cette fête doit s’appeler la fête de Marianne.

En entendant donner cet ordre, madame de la Tournelle presse le bras du roi, et lui fait sentir à quel point son cœur bat de reconnaissance.

— Qu’elle fait bien de se nommer ainsi, dit Louis XV en montrant Marianne.

— Comment ne pas chérir celui qui se fait tant adorer ! répond madame de la Tournelle.

— Le grand mérite vraiment d’être bon quand on est si heureux ! Alors, regardant madame de la Tournelle, il voit ses yeux remplis de larmes. Celles-là, je vous les pardonne, ajoute le roi, mais plus de regrets… n’est-ce pas ?… la Providence ne regrette point la vie, le bonheur qu’elle nous donne… et Marianne est ma Providence aujourd’hui…

Un doux regard répond seul à cette douce prière.

On remonte en voiture : arrivés sur les bords de la Seine. le temps s est refroidi, le vent souffle, de gros nuages menaceni de pluie, les plus prudents proposent de rester dans les carrosses pendant qu’ils passeront le bac ; les femmes s’y refusent ; elles se flattent qu’elles auront le temps de gagner l’autre rive avant que la pluie ne commence ; on descend dans la barque du roi ; mais a peine a-t-elle quille le port (pie la nuée crève, et que l’eau tombe par torrents.

L’inquiétude trahit tous les secrets du cœur. En voyant madame de la Tournelle exposée a subir ce mauvais temps, le roi ôte son manteau, le jette sur elle, entoure ses jolis pieds de toutes les fourrures qu’il rencontre, pendant que les mariniers cherchent à dresser la tente de coutil qui est roulée dans le fond de la barque.

La princesse, les duchesses sont livrées aux soins des gens qui se trouvent là, le roi n’y prend pas garde ; madame de la Tournelle force sa sœur à partager l’abri du royal manteau, et l’on parvient ainsi au port de Choisy où plusieurs chaises et leurs porteurs attendent.

Le roi dit en riant qu’il lui paraît fort inutile de monter dans la sienne ; en effet, il était mouillé de façon à ne pas craindre de recevoir plus ou moins de pluie. Personne n’ose paraître contrarié d’un accident qui ne donne point d’humeur au roi ; au contraire, on rit de toutes ces figures de noyés, et, mécontent ou non, chacun se sauve dans sa chambre pour aller se sécher et s’habiller. Mademoiselle Hébert accourt au-devant de sa maîtresse, et s’étonne de voir ses vêtements parfaitement secs.

— Je crovais madame la marquise dans la barque, dit-elle.

— J’y étais effectivement, mais le manteau qui me couvrait m’a garantie de la pluie.

— La princesse n’en avait probablement pas un pareil, car je viens de la voir entrer dans sa chambre ; sa robe, son mantelet, tout était trempé. Quelle robe madame veut-elle mettre ?

— Ma plus belle.

— Il est arrivé un carton de Paris, renfermant une charmante coiffure pour madame, c’est un panache de plumes roses mêlées d’aigrettes en perles ; mais comme madame ne veut pas faire ici de grande parure, j’ai laissé le carton dans ma chambre.

— Vous avez eu tort, mademoiselle Hébert, je veux être aujourd’hui le mieux qu’il me sera possible.

Mademoiselle Hébert ne répondit point ; un caprice de la part de sa maîtresse était quelque chose de surprenant pour elle.

Les plumes furent posées avec art ; elle allaient si bien avec la robe de gaze brochée couleur de rose ! c’était une parure presque vaporeuse dont l’ensemble s’accordait à merveille avec la langueur gracieuse qui ajoutait en ce moment tant de charmes à tous ceux de madame de la Tournelle.

— Les ministres sont déjà arrivés, vint dire madame de Flavacourt à sa sœur, tous, excepté M. de Maurepas. Leroi aura voulu nous éviter l’ennui de nous trouver avec lui ; mais je suis fâchée de l’exception ; il va vous en vouloir encore plus.

— Pour cela je lui en défie, répondit madame de la Tournelle. Mais comme M. de Maurepas est utile au roi, il ne faut pas qu’il s’en prive pour nous.

— C’est fort bien penser, ma chère, ah ! mon Dieu ; que vous êtes belle ! vous voulez donc désoler la jolie duchesse ; elle a, dit-on, remué ciel et terre pour être aujourd’hui d’un éclat sans pareil. Ce sont les succès d’hier qui lui tournent la tête, elle veut les continuer ; mais la pauvre femme aura bien de la peine à produire de l’effet à côté de cette ravissante parure.

Jamais compliment ne fit plus de plaisir à madame de la Tournelle ; il lui donnait l’assurance d’être la plus jolie, et cela mène si naturellement à être la plus aimée !