Michel Lévy frères, éditeurs (p. 236-241).


XLVII

CE QUE PEUT UNE FEMME


Nous ne la suivrons pas pendant cet hiver où l’amour du roi pour elle ne se ralentit pas un instant ; nous arriverons à ce moment tant désiré par madame de Châteauroux, où elle écrivait au duc de Richelieu :

« Je ne puis trop me hâter, cher oncle, de vous mander que le roi est décidé à faire la campagne prochaine. Il vient de me le promettre, et je puis vous assurer que rien au monde ne peut me faire un plus grand plaisir. Vous savez que j’aime à déraisonner ; et dans ce moment je repais mon imagination de l’avenir le plus brillant ; je vois le roi couvert de gloire, adoré de ses sujets et craint de ses ennemis, Je crois que la présence du maître doit faire beaucoup, et qu’elle vaudra une armée de plus. Le maréchal de Noailles commandera toujours. Il y aura deux armées, l’une à ses ordres, l’autre à ceux, du comte de Saxe[1], dont on espère infiniment.

« Sa Majesté aura très-peu de suite, et cela sera bien moins dispendieux. Vous penserez comme moi que le plus beau cortège d’un roi de France est une armée victorieuse. J’espère que les succès lui feront connaître combien j’aime véritablement sa gloire. Le cardinal a jusqu’ici régné pour lui : il est temps qu’il fasse voir qu’il peut régner lui-même. Je ne m’aveugle point en lui donnant les qualités nécessaires pour gouverner. Je ne crains que sa trop grande confiance en ses ministres. Il juge mieux qu’eux, j’en suis sûre. et il a la bonté de déférer souvent à leurs avis, qui valent moi us que le sien. Il m’a demandé avec toute l’amitié possible si je n’avais rien à solliciter pour vous ; vous jugez bien que ma réponse a été que je m’en rapportais à ses bontés : la dessus il ma dit qu’il vous ferait un de ses ailles de camp, et lieutenant général. Vous pensez, cher oncle, que j’ai eu autant de plaisir a l’apprendre que j’en ai à vous le mander.

» M. d’Argenson est venu me voir et m’a parlé de la campagne prochaine d’une manière à nie faire connaître que le roi ne s’est point expliqué sur ses projets. Je me suis bien gardée de faire voir au ministre qu’il se trompait dans tout ce qu’il disait : il serait bien fâché de me savoir si bien instruite avant lui, dans l’habitude où il est de faire faire au roi, ainsi que ses collègues, ce qu’il jugea propos. Il est même nécessaire que le roi ne déclare sa volonté qu’au moment où elle ne pourra plus être contrariée.

» Je vous envoie un projet de liste pour les officiers de la chambre qui doivent accompagner le roi. Il me parait qu’il a résolu de n’y pas mener M. le Dauphin. Je vous donnerai de plus grands éclaircissements quand tout sera décidé. L’essentiel était le départ du roi et les grâces que je vous annonce. Que je serais heureuse s’il en résultait autant de bien que j’en désire ! etc., etc.[2].

» LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX. »

Comment ne pas admirer cette constance à faire réussir un projet où l’intérêt personnel de madame de Châteauroux était immolé à celui de la France et du roi ? Car ce départ pour l’armée allait la séparer de lui et la livrer à de cruelles inquiétudes. Mais un de ces sentiments dont les esprits raisonnables se moquent l’avertissait en vain que la gloire de celui qu’elle aimait lui coûterait à elle le bonheur et la vie. Ses sacrifices réels, les présages funestes, les terreurs fondées tout disparaissait, à l’idée de Louis XV triomphant et traversant Paris aux acclamations du peuple.

Cette femme, si préoccupée de la gloire du pays et du roi, ne l’était pas moins du soin d’encourager les arts ; loin de partager le préjugé si bien établi alors, que les gens de lettres ne pouvaient être ni hommes d’État ni bons diplomates, elle fut la première à proposer au roi d’employer M. de Voltaire dans une négociation importante auprès de Frédéric II. C’est elle qui répondit, lorsqu’on demanda devant le roi, à Choisy, qui ferait l’éloge du cardinal de Fleury :

« Ce sera Voltaire. »

Mais le clergé académique ayant représenté qu’il serait inconvenant de faire succéder l’auteur de tant d’impiétés rimées à un prince de l’Eglise, le roi fut contraint de céder ; et, toute partialité philosophique à part, on est forcé d’avouer que l’éloge du cardinal de Fleury ne convenait ni au caractère ni à l’esprit de l’auteur de la Pucelle[3].

Ce fut Boyer, le précepteur du Dauphin, l’ancien évoque de Mirepoix, qui intrigua le plus contre le choix de M. de Voltaire. On sait s’il en conserva rancune.

Avant de partir pour l’armée, le roi voulut faire ses adieux au château de Choisy, a ce séjour qu’un si doux souvenir lui rendait encore plus agréable. Il y ménageait une surprise à madame de Châteauroux. Il savait par M. de Meuse que, malgré toutes les raisons que madame de Châteauroux avait de préférer ce château royal à tous les autres, l’idée d’habiter l’appartement arrangé par madame de Mailly, et de s’asseoir sur les mêmes meubles de ces salons dont madame de Vintimille avait fait les honneurs, altérait beaucoup le plaisir qu’elle goûtait à Choisy ; alors Louis XV fit venir le contrôleur général, lui demanda ce qu’il en coûterait pour renouveler le mobilier entier du château de Choisy, et M. Orry, en ministre courtisan, répondit qu’il avait mis depuis longtemps des fonds en réserve pour cette dépense. Alors le roi ordonna que tous les appartements de Choisy fussent remis à neuf, et cela dans le plus court délai

M. Orry, qui avait échoué dans toutes les offres d’affaires et d’argent faites par lui à madame de Châteauroux, saisit avec empressement l’occasion de faire une chose qui lui fût agréable. Mais on garda le secret des embellissements de Choisy jusqu’au jour où le roi devait y conduire madame de Châteauroux.

Avec quelle reconnaissance elle admira cet élégant château décoré pour elle ! ces fauteuils recouverts des plus belles étoffes de la Chine ; ces anciens meubles de Boule mêlés aux sculptures dorées, aux cuivres émaillés dont la mode revient aujourd’hui, et ce cabinet de tableaux si bien choisis, où se trouvaient jusqu’aux ouvrages des peintres modernes quelle se plaisait à encourager ! Quels sentiments de bonheur et de tristesse se partageaient son cœur en recevant tant de témoignages d’une affection si soigneuses de plaire !

Mais ce château, témoin de sa félicité, ce maître qui en rendait le séjour délicieux, elle allait les quitter peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours !… Souvent, au milieu du souper le plus animé, cette pensée pesait sur son cœur ; des larmes brillaient dans ses yeux, et le roi, à qui la gaieté des convives et L’intérêt de la conversation ne faisaient point perdre le moindre mouvement de madame de Châteauroux, lui prenait la main en disant :

— Du courage ! vous l’avez voulu ; ce que vous désirez ne saurait être malheureux. Nous nous reverrons bientôt.

— Sans cet espoir, que deviendrais-je ? répondit-elle en levant ses beaux yeux vers le ciel.

Et les courtisans se disaient, en surprenant les larmes qu’elle s’efforçait en vain de cacher :

— Si elle pleure ainsi, le roi n’aura pas le courage de s’en séparer, et pourtant elle ne saurait le suivre, cela produirait un mauvais effet.

— Sans doute, répondait-on, mais vous verrez qu’elle trouvera un moyen d’aller le rejoindre avant peu… décidément il ne peut vivre sans elle.


  1. Devenu depuis si célèbre comme maréchal de France.
  2. Lettres autographes.
  3. « On imagina, dit Voltaire dans son commentaire historique, d’envoyer secrètement M. de Voltaire chez ce monarque (Frédéric II) pour sonder ses intentions, pour voir s’il ne serait pas d’humeur à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne sur lui, après avoir tombé sur nous, et s’il ne voudrait pas nous prêter cent mille hommes dans l’occasion pour mieux assurer la Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu et de madame de Châteauroux. Le roi l’adopta, et M. Amelot, ministre des affaires étrangères, fut chargé de presser le départ de M. de Voltaire, et des détails de sa correspondance. Il fallait un prétexte, on prit celui de cette querelle avec l’ancien évèque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient ; M. de Voltaire écrivit au roi de Prusse qu’il ne pouvait plus tenir aux persécutions de ce théatin, et qu’il allait se réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot.
    » Comme ce prélat signait toujours, l’anc. évêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez incorrecte, on lisait l’âne, évêque de Mirepoix, au lieu de l’ancien. Ce fut un sujet de plaisanterie, et jamais négociation ne fut plus gaie.
    » Le roi de Prusse, qui n’y allait point de main morte quand il fallait frapper sur les moines et sur les prélats de cour, répondit avec un déluge de railleries sur l’âne de Mirepoix, et pressa M. de Voltaire de venir. » M. de Voltaire eut grand soin de faire lire ses lettres et les réponses ; l’évêque en fut informé, il alla se plaindre à Louis XV de ce que M. de Voltaire, disait-il, le faisait passer pour un sot dans les cours étrangères. Le roi lui répondit que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde.
    » Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il fallut mettre madame Du Châtelet de la confidence ; elle ne voulut point, à quelque prix que ce fût, que M. de Voltaire la quittât pour le roi de Prusse ; elle ne trouvait rien de si lâche et de si abominable dans le monde que de se séparer d’une femme pour aller chercher un monarque. Elle aurait fait un vacarme horrible. On convint, pour l’apaiser, qu’elle entrerait dans le mystère, et que les lettres passeraient par ses mains. »