La Duchesse de Châteauroux/33
XXXIII
JALOUSIE
Le roi et le confident rejoignirent la chaise à porteurs, sans faire de mauvaise rencontre ; mais quand, après avoir monté l’escalier du roi, ils se trouvèrent dans la galerie, le duc aperçut un homme qui se cachait derrière le piédestal d’un des bustes de bronze ; il se précipite vers lui, découvre sa lanterne sourde, et voit… M. de Maurepas[1], oui, le comte de Maurepas, le ministre lui-même qui cache sa figure dans ses mains, espérant n’être pas reconnu, et qui se trouve bien honteux d’être surpris épiant ainsi les démarches du roi.
Soit que M. de Richelieu ne pût contenir sa colère, soit qu’il voulût s’amuser de la frayeur du coupable, il s’écrie en tirant son épée :
— Sire, je le tue !
M. de Maurepas, tremblant de tous ses membres, s’accroupit, se jette par terre ; le roi le relève avec bonté, et dit qu’il lui fera connaître le motif qui le porte à sortir à cette heure de son appartement ; puis il rentre dans sa chambre, laissant le curieux ministre bien heureux d’en être quitte pour la peur, et cherchant dans son esprit ingénieux tous les moyens de parer à une prochaine disgrâce.
Il était intéressé à être discret, et cette rencontre resta secrète ; mais M. de Chalmasel parla du bruit qu’il avait entendu chez madame de la Tournelle ; d’un souper mystérieux ; ses caquets de voisin arrivèrent jusqu’à madame Mailly, qui vint de nouveau se plaindre.
La patience du roi était à bout ; peut-être aussi l’état de de faiblesse où se trouvait le cardinal de Fleury ne lui donnant plus à redouter aucune représentation de sa part, Louis XV crut pouvoir recouvrer sa complète indépendance ; enfin madame de Mailly fut invitée à se retirer de la cour de ta manière La plus impérieuse : il lui fut enjoint de céder son appartement à madame de Flavacourt, comme elle lui avait déjà cédé sa place de dame du palais.
Madame de Mailly, passant de la colère aux supplications et aux larmes, demanda en grâce de rester encore quelque temps au château ; le roi y consentit : mais, convaincu que M. de Maurepas ne s’était abaissé au rôle d’espion qu’à la prière de madame de Mailly, et dans l’espoir de se rendre maître de la favorite, puis de se servir de son crédit pour conduire à lui seul les affaires, Louis XV prit à ce sujet une décision irrévocable. Il eu lit part au marquis d’Argenson, pour qu’il déterminai madame de Mailly à aller passer quelques jours a Paris. Cet avis ayant été suivi, la séparation eut lieu sans éclat. Madame de Mailly alla descendre chez la comtesse de Toulouse, qui lui avait offert un asile ; et bientôt la plus austère dévotion vint au secours de son désespoir.
On s’attendait à voir madame de la Tournelle succède à sa sieur et habiter l’appartement que le départ de madame de Mailly laissait disponible ; mais il n’en fut pas ainsi ; il resta vacant. Dans l’incertitude où l’on était du choix que le roi allait faire, la cabale Maurepas tenta de faire agréer, comme caprice, une actrice de la Comédie française, cette mademoiselle Gaussin que Voltaire commençait à rendre célèbre.
Loin de se prêter à tout ce qu’on imaginait pour le distraire de son amour, le roi s’aperçut que ce sentiment prenait chaque jour un caractère plus profond, Le retour du duc d’Agénois y joignit bientôt une rage de jalousie qui eu lit une passion délirante.
Ainsi que l’avait pressenti Louis XV, le duc d’Agénois avait obtenu du maréchal de Belle-Isle un congé pour venir h Paris se rétablir de ses blessures. Trop souffrant encore pour se transporter chez madame de la Tournelle, il avait chargé son oncle, le duc de Richelieu, de lui peindre son état, et de lui dire à quel point ses souffrances s’augmeutaient du regret de ne point la voir. Madame de la Tournelle lui avait répondu par une lettre d’autant plus affectueuse qu’elle ne lui donnait aucun espoir. Elle ne fit point mystère au roi de la démarche ni de la lettre de M. d’Agénois ; elle affecta même d’être décidée à ne point sacrifier une amitié si bien méritée aux soupçons jaloux du roi.
— Mais il vous aime, disait Louis XV, et vous aime de cet amour effréné qu’on a pour vous ; cette amitié si tendre, que vous voulez que j’approuve, encourage ses désirs, lui donne le droit de croire que vous finirez par y répondre, et cette idée me rend fou. Je me sens capable de provocation, de vengeance, de traits affreux dont je mourrais de remords. Par pitié, rassurez-moi, persuadez-moi que votre attachement n’est pas le même pour nous deux ; car enfin, qu’ai-je de plus que lui ? ai-je obtenu une préférence ? un sacrifice ? un mot que vous n’avez pu lui dire ? Vous supportez mon amour comme vous tolérez le sien, et l’émotion que vous cause le moindre malheur qui lui arrive, celle que ma peine vous donne peut-elle en approcher ? Ah ! je ne sais si la nouveauté du supplice que j’éprouve me rend injuste, cruel ; mais jamais projets plus sinistres n’ont égaré mon esprit ; grâce à vous, je connais la haine la fureur, l’envie… oui, l’envie… car il peut vous épouser, lui ! il peut mettre d’accord vos scrupules et son amour. Le monde, la morale, la religion, tout sert sa cause près de vous, et, malheureux que je suis, pour me croire aimé, il faut que je triomphe du inonde, du ciel, et de vous-même. Ah ! maudit soit mon bonheur, s’il doit vous coûter si cher !… et pourtant ce bonheur est devenu indispensable à ma vie… à lui seul tiennent ma confiance, ma raison, ma loyauté, ma gloire ; sans votre amour, sans tout ce qu’il peut donner, il faut que je meure.
Et des larmes brûlantes, s’échappant des yeux du roi, tombaient sur les mains de madame de la Tournelle.
— Ainsi j’avais trop présumé de vous et de moi, disait-elle en pleurant. Ainsi ce rêve si beau de pureté, d’amour, devait finir par l’abandon ou le remords !
— Ah ! plutôt mourir mille fois que de vous livrer à des tourments pareils, s’écrie le roi ; non si ce que je vous inspire ne l’emporte pas sur tout : si les regrets, les remords doivent suivre mon bonheur, j’y renonce à jamais. C’est le vôtre qu’il me faut : c’est l’assurance qu’il n’en est pas pour vous sans moi ; c’est un sentiment qui réponde à tous ceux qui m’agitent, un orgeuil d’amour qui vous rende fiere des vertus que je tiendrai de vous, un dédain de tout ce qui n’est pas cet amour ; une conscience de ce que vous pouvez faire de bien à moi, à la France, qui impose silence à de vains reproches ; enfin c’est le refrain de cette passion qui me domine comme une volonté du ciel… Mais goûter un bonheur acheté par vos larmes, voir la honte courber ce t’mnt sur lequel je vomirais pouvoir placer la couronne ! Non, jamais !… J’attendrai que l’amour vous amène sur ce nrnr qu’il dévore… ou je succomberai sans plainte de n’être pas aimé.
En finissant ces mots, le roi sortit précipitamment de chez madame de la Tournelle qui ne dit rien pour le rappeler.
- ↑ Mémoires de Richelieu, tome VI. Intrigues amoureuses de Louis XV.