La Duchesse de Châteauroux/50
L
LES DEUX DÉPARTS
Le lendemain 2 mai[1], le roi soupa au grand couvert avec la reine. Il ne fut point question de voyage. Après le souper, il entra chez la reine, lui parla quelque temps du mariage de M. le Dauphin, dont la célébration aurait lieu à son retour de l’armée ; puis, ayant donné l’ordre pour son coucher à une heure et demie, il rentra effectivement dans sa chambre comme pour s’y coucher. Mais il ne fit que changer d’habit, et se mit à écrire, d’abord à madame la Dauphine, après avoir nommé aux places de sa maison ; ensuite il traça quelques lignes pour la reine, dans lesquelles il témoignait le regret de ne pouvoir l’emmener avec lui, à cause des dépenses que nécessiterait un pareil déplacement ; il adressa au Dauphin les adieux les plus tendres, et une lettre secrète à l’archevêque de Paris. Puis il prévint par quelques mots madame de Châteauroux qu’il venait de la nommer surintendante de la maison de madame la Dauphine, en ajoutant qu’il la suppliait de se rendre aussitôt son départ, au château de Plaisance, chez M. Duverney, où les fréquents courriers qu’il lui enverrait seraient moins remarqués des gens de la cour, et particulièrement de la reine.
Après avoir pris tous ces soins, il alla à la tribune de la chapelle l’aire sa prière, et monta dans son carrosse avec M. le premier écuyer, avec le duc d’Aven et le marquis de Meuse.
L’évêque de Soissons, son aumônier, et le marquis de Verneuil, secrétaire du cabinet, le suivirent. Le cardinal de Tencin partit pour Lyon, et M. de Maurepas alla dans le Midi visiter nos ports. M. Orry et M. de Saint-Florentin restèrent à Paris pour les affaires d’État.
Louis XV avait deviné tout ce que le séjour de Versailles aurait de pénible pendant son absence pour madame de Châteauroux ; et le voyage de Plaisance était encore un tendre soin inspiré par l’amour.
Les courriers s’y succédèrent rapidement. Le roi était arrivé le 12 mai à Lille, après avoir visité les places les plus importantes de cette frontière, et avoir donné des ordres pour leur sûreté. Il venait de passer la revue de son armée, et d’établir par des règlements une bonne discipline. Ses aides de camp étaient les ducs de Richelieu, d’Aven, de Luxembourg, le marquis de Meuse, le marquis de Péquigny : il avait pour généraux le maréchal de Nouilles, à la tête de 80 mille hommes, et le comte de Saxe, qui commandait un corps séparé de 40 mille hommes.
Avant de commencer ses opérations de guerre, le roi voulant invoquer les bénédictions du Ciel pour ses armes, fit célébrer une messe du Saint-Esprit, et tint, le 16 mai, à l’abbaye de Cisoing, un chapitre de l’ordre, dans lequel le marquis de Bissy eut l’honneur d’être nommé seul chevalier[2]. C’était une récompense de ses belles actions en Italie, à Montegrosso, rocher sur lequel il se battit pendant sept heures, et fit prisonnier le marquis de Suse, frère naturel du roi de Sardaigne.
Lien n’était mieux calculé que cette récompense accordée la veille du jour où tant d’officiers de l’armée pouvaient prétendre à en mériter une semblable.
Madame de Châteauroux, que les lettres du roi ne rassuraient point encore assez, avait prié le maréchal de Noailles de l’instruire lui-même de ce qui se passerait à l’armée ; il lui avait déjà mandé le bon effet qu’avait produit l’arrivée du roi, et comment il se faisait chaque jour plus chérir des soldats.
Elle lui écrivait en retour :
« Je ne saurais trop vous remercier, monsieur le maréchal, de toutes vos attentions, et des marques d’amitié que vous me donnez ; tout ce que vous me mandez du roi ne me surprend pas. J’étais bien sûre que, dès qu’il serait connu, il serait adoré ; ce sont deux choses inséparables[3], etc., etc. »
Bientôt arriva la nouvelle de la reddition de Courtray et de la prise de Menin, après sept jours de tranchée. Voltaire et tous les auteurs des mémoires du temps constatent que le roi y fit preuve de beaucoup de bravoure ; qu’il reconnut plusieurs fois la place, et s’approcha de la palissade à portée du pistolet, avec le maréchal de Noailles, le comte d’Argenson et toute la cour. Il encourageait les travailleurs par ses libéralités, et animait les troupes par sa présence.
C’était la première conquête du roi ; il voulut en rendre grâce au Ciel ; peut-être aussi crut-il devoir en remercier celle dont les conseils avaient autant de part à sa gloire. Il invita trois princesses du sang, dont les maris, les frères, combattaient pour le roi, à se rendre à Lille pour assister au Te Deum qui serait chanté dans la cathédrale : la duchesse de Lauraguais et la duchesse de Châteauroux reçurent la même invitation, et l’on peut juger facilement de la joie de cette dernière en recevant la permission, peut-être trop hâtive, de rejoindre celui qu’elle aimait.
— Vous ne pouvez partir, disait madame de Mirepoix à la duchesse de Châteauroux, sans prendre congé de la reine ; songez que vous êtes dame du palais, et qu’il ne faut pas avoir l’air de quitter Versailles sans permission.
— Je ne suis pas de cet avis, disait la duchesse de Brancas : si vous allez prendre congé de la reine, on dira que c’est pour la narguer.
— Quelle idée ! s’écria madame de Châteauroux.
Et, dans L’incertitude de savoir lequel de ces deux partis elle devait suivre, elle prit relui qui lui coulait le plus, tant on a l’habitude de supposer que ce qui déplait doit être le plus sage.
Il est des situations où quelque chose qu’on fasse, on ne saurait éviter le blâme. La reine, quoique n’étant plus soutenue par la présence du roi, reçut madame de Chateauroux avec tant de bonté, qu’elle en fut embarrassé ; mais madame de Luynes et madame de Fodoas ne cachèrent point leur prétendue indignation, et leurs paroles injurieuses arrivèrent jusqu’à la duchesse de Châteauroux. Peu lui importait ; une seule idée captivait sou esprit, elle allait voir le roi, et c’est à l’armée qu’elle allait le rejoindre !
Elle et sa sœur partirent, la nuit du 8 juin de Plaisance, dans une gondole à six places, avec madame et mademoiselle de Bellefond. Partout des relais se trouvaient prêts sur la route jusqu’à Lille ; elles précédèrent d’un jour seulement la princesse de Conti, la duchesse de Chartres et la duchesse de Modène.
Plusieurs personnes murmurèrent contre l’arrivée de ces dames, particulièrement les officiers qui avaient quitté leurs femmes et leurs maîtresses pour servir le roi à l’armée. Mais celui qui blâma le plus haut cette démarche, ce fut le duc de Fitz-James, évêque de Soissons ; l’austérité, l’emportement de sou caractère, ne lui permettaient point de cacher ses sentiments : soit conviction, soit jalousie du pouvoir, ou sainte haine contre la personne qu’il regardait comme le plus grand obstacle au salut du roi, il nourrissait contre madame de Châteauroux un de ces ressentiments de prêtre La constance ne pouvait se comparer qu’à celle de sa vertu sévère et de son intolérance religieuse.
À la dernière poste avant Lille, madame de Châteauroux trouva le duc de Richelieu et M. de Meuse, envoyés tous deux au devant d’elle par le roi pour la conduire dans le logement que lui avait préparé le comte de la Suse, le grand maréchal des logis.
Ce fut un grand plaisir pour elle de revoir ses amis ; de leur entendre raconter les succès du roi, et les témoignages d’amour qu’il recevait de tous côtés. Leur ayant avoué la crainte qu’elle avait de voir son arrivée à Lille diminuer l’enthousiasme que le peuple et l’année montraient pour le roi, ils la rassurèrent en lui affirmant que sa conduite à la prise de Menin venait de lui acquérir à un si haut degré la confiance et l’amour du peuple, qu’il pouvait braver sans risques les propos de quelques mécontents.
Il était neuf heures du soir lorsqu’elle arriva à Lille. Elle descendit à la porte d’une maison adossée à l’hôtel de ville, où logeait le roi. Ce fut son ancien ami le maréchal de Noailles lui-même qui vint lui offrir la main pour monter dans son appartement, où se trouvait réuni tout ce que la cour et l’armée avaient de plus distingué : une si brillante réception dissipa complètement ses inquiétudes sur l’effet de son voyage.
On annonça un message du roi : il envoyait demander des nouvelles de la duchesse. Alors chacun, se rappelant qu’elle devait être fatiguée de la route, prit congé d’elle.
Après être restée une heure dans un jolie salle de bain préparée à la hâte, elle entra dans la salle à manger, où la vue de deux couverts fit battre son cœur ; car madame de Lauraguais, étant un peu souffrante, s’était mise au lit en arrivant, et ne devait point souper avec elle. Alors madame de Châteauroux se livra à tout le ravissement de la plus douce attente.
Le roi ne la prolongea point.