La Duchesse de Châteauroux/49
XLIX
LA SORCIÈRE
Les duchesses de Lauraguais et de Brancas, la marquise de Mirepoix avec la plupart de ceux qui devaient accompagner le roi à l’armée, étaient seuls de ce voyage de Choisy, consacré à de tendres adieux. Apres le dîner, qui avait lieu dans ce temps à deux heures, chacun jouissait de sa liberté jusqu’au moment où commençait la soirée. C’est pendant cet intervalle que le roi vint prendre madame de Châteauroux et sa sœur pour les conduire par un escalier dérobé chez Lebel ; là s’entama une espèce de proverbe. La crainte d’une indiscrétion de la part de madame de Lauraguais, qui venait de surprendre sa sœur ajustant sur sa tête le capuchon de mademoiselle Hébert, avait obligé madame de Châteauroux à la mettre dans la confidence ; le roi pensa que le plus sûr moyen de lui faire garder le secret de cette partie mystérieuse était de l’y associer, et il fut décidé qu’elle passerait pour une cousine de Lebel. Son goût pour l’extraordinaire, sa gaieté, s’arrangeraient fort bien de ce rôle : elle y fut très-amusante. Et la gaieté naturelle d’un tiers est d’un si grand secours dans les chagrins dont on ne veut pas paraître triste !
— Allons, dépêchez-vous, ma bonne femme, dit Lebel, car, si le roi sonne, il faudrait laisser là ces demoiselles ; je vous en avertis.
— Ne faudrait-il pas mieux, dit la vieille aux yeux de chat, attendre après que le roi m’aura fait demander ? Savez-vous bien que moi, qui ai dit la bonne aventure à plus d’un colonel, et à des comtesses même, je m’en vante, je me sens toute je ne sais comment, de penser que je vais parler au roi, qu’il va me donner sa main, ni plus ni moins que vous, ou ce monsieur, ajouta-t-elle en montrant Louis XV qui clignait d’un œil comme s’il avait la vue basse, moyen très-ingénieux pour déguiser ses yeux et la beauté de son regard, connu et cité par tous les gens du peuple qui l’avaient seulement aperçu.
— Non pas, vraiment, il faut nous expédier tout de suite, dit madame de Lauraguais, sinon, il n’aurait qu’à prendre au roi le caprice de nous voir danser ce soir avec les paysans, pour faire honneur à cette petite délurée qu’il lui plaît de marier à son amoureux, et nous n’aurions plus le temps de rien savoir.
— C’est juste, dit Lebel, allons, madame Barget, voici une table, un tapis, des cartes…
— Des cartes ?… reprit la sibylle, pensez-vous que je me serve de vos cartes ?… Ces figures-là, c’est bon pour jouer à la mouche, voilà tout ; il me faut des cartes parlantes pour dire la vérité des choses, et ces cartes-là ne se trouvent pas ici… je les porte toujours avec moi.
— Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle nous lance des épigrammes, dit le roi.
— Par qui va-t-elle commencer ? dit madame de Châteauroux.
— Par moi, répond madame de Lauraguais, vous jugerez mieux de son savoir faire ; mais voyez comme elle est distraite, elle ne prend pas seulement la main que je lui présente ; l’idée de parler au roi lui tourne la tête, elle ne saura pas un mot de ce qu’elle nous dira, à nous autres bons bourgeois.
— N’ayez pas peur, reprit la vieille, je sais l’affaire du roi par cœur.
— Ah ! vous n’avez pas besoin de voir les gens, à ce qu’il parait, pour connaître leur destinée, dit Louis XV.
— Pardine ! tout le monde n’est pas connu comme le roi de France, peut-être bien ; allez, je ne l’ai vu qu’une fois quand il a passé en revue le régiment de mon garçon, mais je suis bien sûre de le reconnaître tout de suite entre mille. avec son chapeau bordé d’or, son cordon bleu et son bel habit brodé. Depuis ce jour-là je ne l’ai pas perdu de vue ; à chaque chose qu’il fait, en bien ou en mal, je fais mon marc de café, et je sais bientôt ce qu’il en arrivera !
— Et vous avez fait vos marcs ces jours-ci, gageons, dit madame de Châteauroux avec vivacité. Ah ! dites-nous ce que vous avez vu.
— C’est cela… je m’en vais vous dire les secrets du roi, à présent, vous me prenez vraiment pour une grande niaise ; sachez, mademoiselle, que, dans notre état, il vaudrait encore mieux, ne pas dire la vérité, que de la raconter à tout venant.
— Que tu es sotte de lui demander cela ! dit madame de Lauraguais, elle allait nous le dire. Au reste, ce n’est pas bien difficile à deviner, puisque le roi va à l’armée, c’est pour battre les ennemis.
— Oui ; mais les ennemis, pourquoi y vont-ils ?
— Pour être battus, dit le roi.
— battus, battus, grommela la vieille, c’est bientôt dit… Sans doute qu’ils seront battus… ce qui n’empêchera pas le roi d être dans un grand danger.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de Châteauroux en palissant.
— N’allez-vous pas donner dans tous ces contes ? dit le roi ; en vérité, ma sœur, je vous croyais plus raisonnable.
— Ah ! vous appelez cela des contes, vous, monsieur L’incrédule ; Eh bien, puisque vous le prenez ainsi, je ne vous en ferai pas, des contes, moi.
— Vous avez raison, reprit madame de Lauraguais, c’est un bavard qui ne mérite pas qu’on lui prédise ce qu’il dépendra : mais nous deux, qui avons une grande foi en votre -avoir, dites-nous quel danger menace le roi ?
— Vraiment je ne demanderais pas mieux, car vous êtes bien aimable, et celle belle blonde aussi ; mais, voyez-vous, c’est qu’il nous est défendu de parler de trois choses : du bon Dieu, du roi, et de M. le lieutenant de police.
— Ah ! ah ! l’ami Marleville[1] se place en bonne compagnie.
— Eh bien, qu’avez-vous à craindre ? reprit madame de Lauraguais. Le bon Dieu sait toujours tout, le roi jamais rien, et vous pouvez être certaine que nous n’irons pas vous dénoncer au lieutenant de police.
— Il n’a pas besoin qu’on lui désigne les gens pour les poursuivre, répondit la vieille. Il m’a fait déjà déménager trois fois, moi qui ne compose point de philtres, qui ne jette de sort à personne ; c’est une horreur ! Poursuivre comme une voleuse une pauvre femme qui ne sait que répéter ce qu’elle voit dans les cartes ; est-ce ma faute à moi, quand le hasard fait que tous les piques se trouvent ensemble, et que ça veut dire de grands malheurs… Tenez, coupez de la main gauche, ma petite dame.
Et la vieille ayant étalé ses cartes tarotées, selon l’ordre cabalistique, ne prédit rien de marquant à madame de Lauraguais ; si ce n’est qu’au retour d’un voyage elle portera un grand deuil.
— À vous maintenant, dit au roi madame de Lauraguais.
— Je vous demande bien pardon, reprit la devineresse, mais je ne sais pas tirer les cartes à ceux qui n’y croient pas.
— Eh bien, soit, tirez l’horoscope de ma sœur, dit le roi, le mien s’y trouvera, ajouta-t-il tout bas en s’adressant à madame de Châteauroux.
— Ah ! mon Dieu, quelle brillante société ! s’écria la sorcière ; voyez donc, toutes les figures sortent. Comme vous êtes blonde, je vous prends en dame de cœur, et celui qui vous recherche en roi de cœur, cela va sans dire… tenez, le voilà en société de militaires… il fera une absence… vous en recevrez une lettre avant huit jours… On dirait qu’il est comme officier dans l’armée… Vous aurez de l’inquiétude par rapport à lui… Mais, soyez tranquille, il est tout cœur pour vous…
— Savez-vous bien que je commence à la croire, dit Louis XV.
La vieille continua en marquant un profond dédain pour la réflexion du roi.
— Vous êtes aussi la pensée de ce petit brun-là, ajoutât-elle en montrant le valet de trèfle… Le pauvre jeune homme est fort tourmenté, on dirait même qu’il sera comme qui dirait blessé.
En ce moment le roi fixa ses yeux sur madame de Châteauroux ; il vit une impression de tristesse sur son visage… il crut qu’elle pensait au duc d’Agénois et il retira involontairement la main qui tenait celle de sa prétendue sœur.
— Ah ! mon Dieu, que de piques réunis ! s’écria madame de Châteauroux en pâlissant d’effroi.
— Ce n’est pas pour ce jeune homme, poursuivit la veille, le voilà dans une compagnie d’amis ; il se réjouit avec eux.
— Mais pour qui sont donc toutes ces cartes sinistres ? demanda vivement une seconde fois la duchesse.
— Vous voyez bien, mademoiselle, que tous ces piques sont accompagnés de cœurs… C’est un malheur, sans doute… dit la devineresse en cherchante dissimuler son embarras… mais il est entouré de consolations… vous voyez… le roi de camr est là avec le neuf de pique, vous serez témoin d’une grande fête, de réjouissances comme on n’en a jamais vues.
— Sur qui porte ce malheur ? je veux le savoir, dit madame de Châteauroux dans une anxiété extrême ; car il était facile de deviner, au trouble de la vieille femme, la restriction qu’elle faisait.
— Mais… sur cette blonde-là, répondit-elle d’une voix à peine articulée.
— Ah ! je respire !
— Ce sont des extravagances qu’elle vous débite là. s’écria le roi en jetant les cartes par terre. Toute cette magie n’est bonne qu’a frapper l’esprit ; et le lieutenant de police a bien raison de la poursuivre. Lebel, paie cette femme, et dis-lui que le roi n’a pas le temps de l’entendre. Alors, prenant le bras de madame de Châteauroux, il la reconduisit chez elle en plaisantant sur la confiance qu’elhmontrait pour les rêveries de la vieille ; mais, tout en s’efforçant de la faire rire de ces prédictions sinistres, lui-même en était tristement préoccupé.
— En vérité, dit-il, je crois que c’est offenser Dieu que de vouloir ansi pénétrer les secrets de l’avenir, car on en est toujours puni par des idées tourmentantes : ce qu’on nous prédit d’agréable nous trouve incrédules, et nous sommes pleins de foi pour les malheurs.
— Je n’ai eu qu’un moment d’inquiétude, répondit la duchesse, mais la vieille l’a dissipée, et je vous jure qu’il ne me reste aucune impression douloureuse rie ce qu’elle m’a prédit à moi seule.
Elle disait vrai ; mais le roi, ne s’en flattant pas, eut recours à la gaieté de ses amis pour la distraire ; il ordonna le souper dans les petits appartements, où se trouvait la fameuse table inventée par Loriot ; au moyen de ressorts cachés, le parquet qui portait cette table disparaissait avec elle, et le tout remontait aussitôt avec un nouveau service ; ce qui donnait à ces soupers intimes quelque chose de magique. Desservantes de bois de rose, couvertes d’assiettes de vermeil, de flacons remplis de vins de plusieurs espèces, remplaçaient les domestiques ; et n’étant point gênée par aucun témoin importun, la conversation devenait alors confiante et gaie. Elle le fut ce jour-là plus que de coutume, car chacun avait un regret à dissimuler ou un pressentiment à vaincre.
- ↑ Lieutenant de police en 1744.