Michel Lévy frères, éditeurs (p. 150-156).


XXX

LES ÉTRENNES


La veille du premier jour de l’an, Louis XV fit porter chez la reine une superbe corbeille remplie d’objets précieux, de futilités à la mode, qui devaient servir à la loterie des étrennes. Cette galanterie, instituée par Louis XIV, avait subi de grands changements ; d’abord toute la cour ne participait plus à ces largesses royales. Les personnes attachées au service du roi, de la reine ou des princesses du sang étaient seules admises à cette espèce de fête de famille.

La fraude des loteries de cour bien reconnue, on en était venu à joindre tout simplement au numéro le nom de la personne à laquelle le présent était destiné, et la plus jeune mariée des dames présentées était chargée du soin de puiser dans la corbeille et de porter les dons à leur destination. On n’attendait plus que le roi pour commencer la distribution des étrennes, lorsque la marquise de la Tournelle et la marquise de Flavacourt arrivèrent. La reine, pour qui le roi avait été plus aimable que de coutume, et qui venait d’en recevoir pour étrennes la somme qui devait servir à tant d’actes de charité, était de fort bonne humeur ; aussi se montra-t-elle presque affectueuse pour madame de la Tournelle.

L’effet de cet accueil charmant la fit sourire, car, s’il lui attira le salut protecteur de toutes les matrones de la cour, il lui enleva subitement l’essaim de courtisans qui voltigeaient près d’elle. Elle vit le dédain le plus profond succéder aux empressements flatteurs, et peu à peu le cercle de la comtesse de Mailly s’augmenta de tous les déserteurs de la petite cour. Quelques vieux piliers du château seuls lui restèrent ; l’expérience leur avait appris à ne pas trop se presser de dédaigner la sagesse à la cour. Ils l’avaient vue si rarement digne d’une longue colère !

On était depuis quelques jours fort inquiet de l’armée : le maréchal de Belle-Isle, entravé par l’économie sordide du cardinal de Fleury, qui, après avoir approuvé son plan de campagne, lui avait refusé les hommes et l’argent nécessaires pour l’exécuter, se trouvait enfermé dans Prague, bloqué par les troupes de Marie-Thérèse, et exposé, presque sans vivres, à toutes les calamités d’un siège que la rigueur de la saison rendait encore plus menaçantes.

Il n’était personne qui n’eût des parents ou des amis à l’armée, et l’on se demandait, avant même de se saluer, si quelque courrier n’était point arrivé, ou bien quelle figure faisait le roi après avoir lu les dépêches. Mais il ne circulait que des bruits alarmants, et le roi était depuis quelque temps d’une tristesse remarquable.

— Je vous apporte de bonnes nouvelles, dit-il en entrant chez la reine, la voix émue et la joie dans les yeux. Notre armée est sauvée… grâce au maréchal de Belle-Isle, ajouta-t-il en se tournant vers madame de la Tournelle ; oui, le maréchal de Belle-Isle a fait un miracle[1]. La défection du roi de Prusse, l’éloignement de l’armée de Maillebois, nous avaient engagé à donner au maréchal la permission de sortir de Prague ; mais cet ordre venu un peu tard n’était pas facile à exécuter ; l’armée ennemie, renforcée par un corps de troupes considérable amené par le prince Lobkovitz, rendait la retraite presque impossible ; en effet, comment oser traverser, dans cette saison, trente-huit lieues de campagnes dévastées, sans provisions, sans magasins, environnés d’une armée, continuellement harcelés par des nuées de troupes légères ? eh bien, le maréchal ne s’est point effrayé de tant d’obstacles. Couvrant son projet d’un secret impénétrable, il a pourvu à tout, après avoir ordonné les préparatifs sous un autre prétexte, il a trompé le prince de Lobkovitz, les bourgeois de la ville, les espions ennemis et même les siens ; il est sorti la nuit avec toute son infanterie et près de quatre mille chevaux ; il a amené avec lui les otages les plus distingués de la ville, trente pièces de canon et les vivres nécessaires pour douze jours ; il a traversé ainsi des plaines couvertes de neiges ; ayant à combattre le froid, les hussards, les croates, les pantours ; enfin pour vous donner une idée de la rigueur du temps que nos pauvres soldats ont eu à braver, un des otages est mort de froid dans la voiture du maréchal[2].

Alors plusieurs exclamations se firent entendre ; mais chacun, captivé par le récit du roi, garda de nouveau le silence d’une vive attention.

— Le général, quoique malade, continua le roi, et ne pouvant monter à cheval, n’a point abandonné son armée ; empêchant qu’elle ne fût entamée, se faisant porter sur tous les points où sa présence était nécessaire, il a su soustraire nos troupes à la vigilance, à la cruauté de ces hordes sauvages ; enfin, en évitant les défilés où les troupes régulières l’attendaient, il est arrivé à Égra, sans aucun échec. Une si belle retraite, messieurs, est comparée par les gens du métier à celle des dix mille, avec cette différence que l’ancienne, racontée par le chef, est susceptible d’inspirer quelque doute, au lieu que celle-ci, passée sous nos yeux, attestée par ceux qui en étaient, vantée par des rivaux de gloire, mérite toute notre admiration.

— Et M. de Chevert, qu’est-il devenu ? demanda la reine avec inquiétude.

— Il ne s’est point conduit moins courageusement ; resté à Prague avec une garnison d’environ six mille hommes, composée pour la plupart de malades et de blessés, Chevert a répondu au général autrichien, furieux d’avoir laissé échapper notre armée, qu’il mettrait le feu à la ville, et s’ensevelirait sous ses ruines, si on ne lui accordait les honneurs de la guerre et la liberté de rejoindre la grande armée avec toute sa garnison ; on le savait homme à le faire, et il a obtenu tout ce qu’il demandait ; nous avons la nouvelle de son arrivée à Égra. J’envie à lui et au maréchal de Belle-Isle le plaisir qu’ils ont dû avoir en s’embrassant ce jour-là. Vous le voyez, mesdames, ajouta le roi, quelles que soient les chances de la guerre, les Français ne s’en tirent jamais sans gloire.

Ce récit avait excité l’intérêt de tout le monde ; il fut suivi de mille exclamations de joie ; c’était à qui flatterait le mieux le souverain dans l’habileté de ses généraux, et à qui exagérerait le plus les succès futurs dont tant de bravoure et de talents donnaient l’espérance.

— Vous devez être bien fière de votre ami, madame ? dit le roi en abordant madame de la Tournelle.

— Surtout quand j’entends Votre Majesté vanter ainsi sa gloire ? répondit-elle.

— Aussi, comment une telle amitié ne porterait-elle pas bonheur ! reprit le roi.

Puis il se rendit auprès des jeunes princesses qui attendaient avec impatience le moment où s’ouvrirait la corbeille d’étrennes.

Ce qu’il en sortit de bijoux, de boites à bonbons, de riches tablettes, de fantaisies chinoises, de flacons damasquinés en or, enfin de tout ce que le luxe et le caprice savent inventer de plus élégant ne pourrait se détailler. À travers l’intérêt île son présent personnel, qui était presque le tarif du rang ou du crédit dont on jouissait à la cour, chacun pensait au loi destiné à madame de la Tournelle.

Les routiniers de la vieille cour s’attendaient à voir recommencer la scène des bracelets de mademoiselle de la Vallière ; mais Louis XV avait trop hou goût pour tomber dans un plagiat semblable, et il s’amusa de l’étonnement qui se peignit sur tous les visages, lorsque la jeune comtesse de Talleyrand vint apportera madame de la Tournelle un simple éventail d’ivoire où se trouvaient peints par les premiers artistes du temps les portraits de la famille royale. Ces portraits, peints sur ivoire et collés à l’éventail, avaient toute la ressemblance, la finesse des émaux de Petitot[3]. On devine bien qu’un seul frappa les yeux de madame de la Tournelle ; mais qu’elle sut bon gré au roi de l’avoir fait entourer de façon à ce qu’il lui fût permis de le contempler sans cesse !

Le présent le plus riche échut à madame de Mailly : c’était une magnifique agrafe de diamants ; les sots s’y trompèrent, mais les plus malins seuls y virent une distinction très-flatteuse pour madame de la Tournelle, et dont la délicatesse de la comtesse de Mailly aurait le droit de s’offenser.

Avant que le jeu commençât, le roi saisit une occasion de s’approcher sans affectation de madame de la Tournelle, et la pria de l’aider à trouver quelque moyen de prouver au maréchal de Belle-Isle à quel point il était satisfait de sa conduite.

Après les négociations de Francfort et la prise de Prague, le roi avait érigé la terre de Gisors en duché pour reconnaître les services importants du maréchal de Belle-Isle ; il l’avait fait chevalier de l’ordre, et de telles récompenses sont difficiles à surpasser.

— Un mot de votre main, Sire, répondit madame de la Tournelle, serait, j’en suis sûre, de toutes les faveurs la plus grande aux yeux du maréchal.

— Ah ! j’ai déjà chargé le ministre de la guerre de lui écrire de ma part.

— Est-ce donc la même chose, Sire ?

— Ce sera beaucoup mieux, vraiment ; d’Argenson lui tournera ma pensée cent fois mieux que je ne saurais le faire.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, mais je nie que cela soit possible, et je ne vois dans cet excès de modestie qu’un peu de paresse…

Puis, levant ses beaux yeux tristement, elle ajouta :

— De la négligence avec des gens qui travaillent tant et si bien pour Votre Majesté !… pour l’honneur de la France !…

Le roi garda un moment le silence… jamais personne. n’avait encore osé lui parler ainsi… La surprise, le dépit d’être deviné et le ressentiment d’amour-propre que provoque toujours un reproche mérité, changèrent tout à coup l’expression de son visage ; son regard fier et scrutateur se fixa sur madame de la Tournelle, comme pour se rendre compte du sentiment qui lui dictait une vérité si sévère.

Mais, trop préoccupé de son idée pour en parler, il arriva sans transition à citer les noms de plusieurs officiers blessés pendant la retraite de Prague, celui du duc d’Agénois était du nombre ; madame de la Tournelle ne put l’entendre sans une vive émotion.

— Pardon, madame, de vous faire ainsi pâlir, dit le roi d’un ton amer. J’aurais dû commencer par vous dire que la blessure du duc d’Agénois n’était nullement dangereuse : tranquillisez-vous, elle lui vaudra sans doute quelques mois de congé qui lui donneront l’occasion de répondre à tout l’intérêt qu’il inspire.

En finissant ces mots, le roi quitta brusquement madame de la Tournelle, et vint se mettre à la table de jeu.

— Ainsi donc je m’abusais, pensa-t-elle, il devait me fuir à la première vérité !

Et tout le poids d’un avenir flétri retomba sur son cœur. Ces rêves de gloire, cette destinée royale élevée par ses sacrifices au rang <v ? plus renommés, elle les voyait s’évanouir avant d’avoir ébloui le monde ; et cet enchantement dé sa pensée, quelques mots avaient suffi pour le détruire ; car la nature du sentiment qu’elle portait au duc d’Agénois ne lui semblait pas devoir exciter la jalousie du roi. Pourtant il en était sincèrement jaloux, et madame de la Tournelle l’aurait deviné, si elle eût connu les chansons infâmes où l’on racontait ses prétendus amours avec le duc d’Agénois, chansons que ses ennemis trouvaient toujours moyen de faire parvenir à Louis XV.

Une injure de la part du roi, la crainte d’une infidélité de cœur n’auraient pas plongé madame de la Tournelle dans un accablement si profond, l’orgueil l’eût soutenue ; mais c’est bien plus que son bonheur personne ! dont elle perd l’espérance : elle déplore l’avenir de gloire et de prospérité qui échappe au roi qu’elle aime !

En la voyant ainsi triste, immobile, n’écoutant rien de ce qu’on dit même d’elle, on ne doute plus qu’impatienté de ses rigueurs, le roi ne lui ait adressé un de ses adieux polis qui ne laissent plus aucun espoir de retour. On sourit, on forme des conjectures, on s’amuse de sa souffrance ; elle n’y fait pas attention ; mais après une heure de supplice, elle voit chacun se lever. Le roi quitte la table de jeu.

— Déjà, dit la reine, lorsqu’il vient lui baiser la main. Il est donc bien tard ?

— Non, répond le roi de manière à être entendu de toutes les personnes qui sont près d’elle… mais nous expédions plusieurs courriers cette nuit, et je vous quitte pour écrire au maréchal de Belle-Isle.


  1. Vie privée de Louis XV, tome II. — Voltaire, Histoire de la guerre de 1731.
  2. Voici comment le maréchal de Belle-Isle rend compte de cette retraite, dans une de ses lettres au général bavarois Jeckendorf. (Histoire de France de Lacretelle, 18e siècle, t. II, page 251. « J’ai dérobé vingt-quatre heures pleines au prince de Lobkovitz qui n’était qu’à cinq lieues de moi ; j’ai percé ses quartiers et j’ai traversé dix lieux de plaine, ayant à traîner mes haras avec onze mille hommes de pied et trois mille deux cent cinquante chevaux délabrés ; M. de Lobkovitz ayant huit bons mille chevaux et douze mille hommes l’infanterie, j’ai fait une telle diligence, que je suis arrivé au défilé avant qu’il ait pu m’atteindre… Je lui ai caché le chemin que j’avais résolu de prendre, car il avait fait couper tous les défilés et rompre tous les ponts qui se trouvent sur les deux grands chemins qui conduisent de Prague à Égra… j’en ai pris un qui perce entre les deux autres, où je n’ai trouvé que les obstacles de la nature, et je suis enfin arrivé le deuxième jour, sans échec quoique continuellement harcelé de hussards en tête, en queue, et sur mes flancs. »
    Dans sa relation de cette retraite qui fut longtemps, dit Lacretelle comparée à celle des dix mille, le maréchal de Belle-Isle avoue avoir perdu sept ou huit cents hommes dans les neiges et en avoir fait porter plus de cinq cents à l’hôpital.
  3. Ces éventails, revenus à la mode, sont très-recherchés aujourd’hui.