Michel Lévy frères, éditeurs (p. 144-149).


XXIX

LE CARDINAL.


Le lendemain, le premier gentilhomme de la chambre avertit le roi que Son Éminence s’étant fait porter jusque dans la galerie attendait le lever de Sa Majesté.

À ce message, la figure de Louis XV prit un air sombre ; il n’était pas difficile de deviner le motif qui avait déterminé le cardinal, presque mourant, à quitter son lit pour venir lui parler : c’étaient de vives remontrances, des reproches, de menaces pour l’avenir qu’il s’agissait de subir, mais il n’y avait pas moyen de s’y soustraire. La vieille autorité du cardinal de Fleury vivait encore, et les infirmités du précepteur, de l’ancien ami, ajoutaient un devoir de plus à tous ceux qu’imposait son caractère sacré. Il fallait le recevoir.

En entendant donner l’ordre de faire entrer le cardinal, toutes les personnes qui se trouvaient dans la chambre du roi se retirèrent.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent pour laisser passer la chaise-longue sur laquelle le ministre était à moitié étendu, le visage pâle, décharné, mais conservant encore dans le regard une puissance de volonté qui seule rassurait sur sa vie.

À cet aspect douloureux, le roi ne pensa plus qu’à témoigner à sou vieil ami L’intérêt qu’il prenait à ses souffrances ; il lui reprocha sincèrement une démarche si imprudente pour sa santé, lorsqu’il pouvait se l’éviter d’un seul mot.

— Car vous n’en doutez pas, ajouta le roi, je me serais rendu prés de vous, si vous m’en eussiez montré le moindre désir.

— Je le crois, sire, et j’en remercie Votre Majesté, répondit le cardinal d’une voix assurée qui contrastait singulièrement avec l’état de faiblesse d’un mourant ; mais, ajouta-t-il, on ne vient point chercher ce que j’ai à vous dire ; la vérité s’apporte, et j’ai trop peu de temps encore à vous la faire connaître pour en retarder l’occasion.

— Je l’entendrai toujours avec reconnaissance de votre bouche, mais j’ai peur que la fatigue de parler dans l’état où vous êtes…

En effet une toux violente prit en ce moment au cardinal et l’obligea à retarder un peu le sermon qu’il avait passé la nuit à méditer.

Dès qu’il put respirer librement, il entama la peinture des dangers qui menaçaient nos armées d’Allemagne, sans penser que la plupart des fautes commises pendant cette dernière campagne étaient dues à sou ignorance de la guerre, cl à sa manie de vouloir tracer des plans aux maréchaux du fond de son cabinet ; lesquels plans, faits sur la carte, étaient souvent inexécutables sur le terrain. Il appuya sur la nécessité d’envoyer des renforts à Tannée pour constater la nécessité non moins indispensable de se créer des ressources financières, afin de subvenir à de si grandes dépenses ; et cet argent, à qui le demander ? au peuple. Car c’est toujours ce misérable peuple qui doit faire l’aumône aux rois ; et comment compter sur sa résignation à payer de nouveaux impôts lorsqu’on lui donnait à croire que tant de sommes requises, au nom des besoins de l’État, seraient employées à satisfaire les caprices ruineux d’une nouvelle maîtresse ?

Le moyen était insidieux, et l’on ne pouvait arriver à la conclusion d’une manière plus naturelle.

Le roi s’emporta d’abord contre le ? méchants qui prêtaient à madame de la Tournelle des projets d’ambition et des sentiments cupides dont sa conduite prouvait assez la fausseté : il nia dans toute sa sincérité qu’il existât entre elle et lui aucune liaison coupable, et prétendit que, d’après leur conduite à tous deux, il était impossible qu’on donnât à madame de la Tournelle le titre de maîtresse. Là-dessus le cardinal tira de son portefeuille un paquet de chansons* populaires qu’il dit avoir été saisies par les gens de la police dans tous les carrefours de Paris[1].

Le roi les prit, les lut, puis, les jetant sur sa table :

— Je croyais plus d’esprit à Maurepas, dit-il d’un ton où le mépris remportait sur l’indignation.

Le cardinal, voyant échouer le moyen sur lequel il comptait le plus, eut recours à la morale pure et à ces grands mots d’abnégation personnelle, de courage, de vérité, de devoirs, d’adultère, d’enfer et de salut qui composent l’arsenal des conseillers sacrés que se donnent les rois. Puis il en vint aux larmes de vieillard, à ces larmes si puissantes sur le cœur dont on a dirigé les premiers élans, sur l’homme dont on a gouverné l’enfance, et qui croit voir pleurer un père.

Cependant le roi ne pouvait s’empêcher de comparer l’indulgence, et même la protection accordées par le cardinal à madame de Mailly, avec sa sévérité injurieuse contre madame de la Tournelle. Ce n’est donc pas l’intérêt de mon salut qui le tourmente, pensait Louis XV ; car il est bien plus compromis par la complaisance de madame de Mailly que par la vertu de sa sœur. Cette observation laite naïvement aurait sans doute fort embarrassé la sainte logique du cardinal ; mais il avait appris à son élève à garder le secret des observations qui pouvaient confondre un ennemi. En effet, que recueille-t-on de ce triomphe ? Un peu plus d’animosité de la part du bourreau contre la victime.

Loin de résister aux conseils menaçants de l’ambitieux précepteur, Louis XV accéda à tout ce qu’il exigeait avec d’autant moins de peine que madame de la Tournelle avait déjà obtenu de lui les sacrifices qu’on lui demandait ; mais en retour de sa docilité, le roi réclama la cessation complète des bruits que la coterie Maurepas faisait courir : il

Quand votre roi vous appelle,
Vous faites trop de façon

De faire ainsi la cruelle,
Ma foi, c’est hors de saison.
Dans le sang de la de Nesle,
M’a-t-on jamais vu ?…… non.
Et allons donc, etc.

Chansons de M. de Maurepas. — Manuscrits de la bibliothèque royale. laissa entendre surtout que le moindre procédé offensant pour madame de la Tournelle l’obligerait à prendre ouvertement sa défense, et qu’il ne répondait pas alors de ce qu’une juste indignation pouvait lui faire faire. Le mot de renvoi de M. de Maurepas fut même prononcé. C’est alors que le cardinal exalta de nouveau son grand système, et recommença ce qu’il avait dit tant de fois à son royal élève sur la permanence des ministres ; prétendant que le successeur étant l’ennemi né de celui qu’il remplace, on le voyait presque toujours traverser les opérations du disgracié, aux dépens du bien public, ou s’abstenir par le même motif de favoriser les plus sages mesures[2].

Ce principe adopté de nos jours par un plus grand homme d’État fut, à ce qu’assurent nos historiens, une des sources des prospérités de la France pendant le commencement du ministère du cardinal de Fleury.

À la suite de cette audience, le cardinal, fier du dernier essai qu’il venait de faire de son ascendant sur l’esprit du roi, et ne doutant pas qu’avec le crédit il ne recouvrât la santé, se fit transporter à son château d’Issy pour que le grand air rétablit plus tôt ses forces.

Ce fut sa dernière visite à Versailles. Le roi en avait le pressentiment, et, dans sa ferme résolution d’épargner toute espèce de contrariété à son vieil ami mourant, Louis XV écrivit à madame de la Tournelle pour obtenir un entretien dans lequel ils conviendraient de la conduite à tenir jusqu’au moment où un malheur trop facile à prévoir rendrait la liberté au pupille-roi.

C’est dans cet entretien seulement que madame de la Tournelle vit tout ce que la France pourrait obtenir de la raison, de l’esprit et du courage de son souverain. Louis XV, délivré du joug imposé à sa longue enfance, osait enfin développer ses idées de gouvernement, d’améliorations, étonné, ravi d’être écouté avec un intérêt éclairé, et encouragé dans ses nobles desseins par une femme dont l’amour comprenait et exigeait la gloire, il semblait étouffer l’ardeur de ses vœux pour ne s’occuper que de ce qui devait le rendre plus digne d’elle.

Dans cet enchantement d’une intimité sans remords, le mois de décembre s’écoula rapidement pour madame de la Tournelle. Décidée à ne reparaître chez la reine que sur son ordre, elle fut surprise un matin par la marquise de Flavacourt, qui vint lui dire de la part de la reine qu’il y aurait jeu le lendemain, et que Sa Majesté comptait l’y voir.

Avec quelle tendresse les deux sœurs s’embrassèrent ! et que madame de la Tournelle fut heureuse d’apprendre qu’à la suite d’une visite faite à Issy chez le cardinal, M. de Flavacourt était revenu eu faisant autant l’éloge de la conduite de sa belle-sœur qu’il l’avait blâmée sur le rapport de M. de Maurepas. Le cardinal lui avait assuré que, loin d’abuser de l’ascendant que lui donnait le sentiment du roi, madame de la Tournelle faisait tout ce qui dépendait d’elle pour le combattre ; qu’il savait positivement qu’elle s’était opposée au renvoi de madame de Mailly, qu’enfin elle avait déclaré au roi que le titre de maîtresse lui faisait horreur.

Comme la conduite que tenait madame de la Tournelle s’accordait parfaitement avec cette opinion, elle avait fait grande impression sur l’esprit de M. de Flavacourt, et il avait senti la nécessité de se rapprocher de sa belle-sœur pour l’encourager à se maintenir dans la bonne voie.

Dans sa joie de se retrouver près de sa chère Henriette, madame de la Tournelle oublia son ressentiment contre M. de Flavacourt et promit de ne le point mal accueillir lorsqu’il viendrait lui parler chez la reine.

Le nouveau plan des ennemis de madame de la Tournelle était bien concerté. L’humilier de son succès, en la reléguant dans la société des roués et des femmes galantes, c’était la livrer à l’amour du roi, et l’obliger à tirer d’une situation peu honorable, tous les profits qui y sont attachés, c’était la contraindre, faute de mieux, à s’emparer du crédit et de tous les avantages inhérents à la place de favorite.

Croire à sa résistance, la flatter dans sa vertu, dans son désintéressement, c’était lui donner l’envie de rester honnête ou prude ; c’était surtout la détourner de toute action tendante à prouver qu’elle se mêlait des affaires ; enfin, c’était garder quelque temps de plus sa faveur, sa place, ou son ministère.

  1. Voici quelques couplets extraits de ces chansons.

    Le lit de justice autrefois,
    Sauvant nos lois sacrées,
    Se tenait toujours par nos rois
    Les chambres assemblées ;
    Mais Louis qui fait en ce jour
    Une règle nouvelle,
    Prenant pour chancelier l’Amour,
    Le tient à la Tournelle.

    La Mailly est en désarroi.
    Via c’que c’est qu’d’aimer le roi,
    La Tournelle a pris son emploi.
    Et la Vintimille,
    De même famille,
    Avait subi la même loi,
    Vli c’que c’est qu’d’aimerle roi.

    ÉPIGRAMME.


    De sœur en sœur le fils d’Alcmène
    Courait jadis la prétentaine,
    Toutes lui livraient leurs appas,
    Il exploita la cinquantaine,
    Louis le suit à petits pas
    Il n’est encore qu’à la troisième.


    CHANSON POISSARDE.


    Et allons donc, dame Tournelle,
    Et allons donc, rendez-vous donc !

  2. Fastes de Louis XV. Histoire du ministère du cardinal de Fleury.