Michel Lévy frères, éditeurs (p. 117-122).


XXIV

UNE CONFIDENCE


Pendant tout le temps que dura la grand’messe, madame de la Tournelle ne tourna pas une seule fois ses regards du coté de la tribune du roi.

— Nous ne pouvons nous dispenser d’aller maintenant chez la reine, dit la comtesse d’Egmont : et ensuite chez les princesses

— Comme il vous plaira, répondit madame de la Tournelle, du ton de la résignation la plus digne.

Et elles se levèrent ; car tout le monde sortait de la chapelle, et chaque femme se disposait à faire sa cour dans l’ordre accoutumé. La duchesse de Lesdiguières, qui se rendait aussi chez la reine, passa devant madame de la Tournelle sans s’arrêter, et lui rendit un salut très-froid : c’était un présage de l’accueil qu’elle allait recevoir ; mademoiselle de Montcravel[1], qui était avec madame de Lesdiguières, s’éloigna d’elle un moment pour venir dire tout bas à sa sœur :

— J’ai un service à vous demander ; quand pourrai-je vous voir ?

— Dès que je serai sortie de chez mesdames, je vous attendrai chez moi, dit madame de la Tournelle, effrayée de l’altération qu’elle remarquait sur le visage de sa sœur et du ton suppliant qui accompagnait sa demande.

— C’est qu’il ne faut pas qu’on sache que… Pouvez-vous m’envoyer vos porteurs à l’église Saint-Louis, à l’heure des vêpres ?

— Vous les y trouverez, ma chère Adélaïde.

Et mademoiselle de Montcravel la quitta aussitôt pour rejoindre la duchesse de Lesdiguières.

C’était un spectacle attendu par toutes les femmes de la cour, que le moment où la marquise de la Tournelle viendrait saluer la reine. On se flattait de quelque preuve marquante de mécontentement qui forcerait la coupable à s’humilier ou à payer d’audace.

La bonté de la reine, sa résistance à croire le mal, l’empêchèrent de témoigner aucun ressentiment à madame de la Tournelle ; mais la contrainte dont elle paraissait souffrir, l’accent de sa voix, lorsqu’elle lui demanda si l’air de la campagne avait rétabli sa santé, firent une impression si imprévue sur madame de la Tournelle, qu’elle se sentit près de fondre en larmes.

Qui n’a pas éprouvé l’effet d’un amer reproche caché sous des paroles douces ?

Heureusement pour madame de la Tournelle, l’insolence des personnes qui croyaient faire leur cour en l’offensant par des airs méprisants ranima sa fierté. Quelques mots de madame Mailly, échappés à sa colère jalouse achevèrent de rendre le courage à sa sœur. Elle fit bonne contenance. En sortant de chez la reine, elle rencontra la comtesse de Toulouse et la princesse de Carignan, qui affectèrent de saluer avec toute la grâce possible la comtesse d’Egmont et s’inclinèrent à peine en passant auprès de madame de la Tournelle.

Également blessée des hommages affectés et des impertinences dont on l’accablait, elle revint de chez les princesses décidée à ne se rendre désormais à la cour que lorsque la reine la ferait demander.

C’est livrée à de cruelles suppositions que madame de la Tournelle attendit mademoiselle de Montcravel. Se croire obligée d’employer un semblable mystère pour venir me voir, pensa-t-elle, voudrait-on aussi me séparer de la sœur qui me reste ?

— Qu’est-ce qui vous cause tant de peine, dit-elle en voyant entrer mademoiselle de Montcravel ; parlez en toute confiance, personne ne viendra nous interrompre.

— Ah ! ma sœur, je suis bien malheureuse, et vous seule pouvez m’empêcher de mourir de chagrin.

— Quel malheur vous menace ? madame de Lesdiguières ne serait-elle plus pour vous une seconde mère ? auriez-vous à vous plaindre d’elle ?

— Non, ce n’est pas elle qui veut mon malheur. Elle est sévère, mais juste, et sait bien qu’on ne doit pas forcer l’inclination de personne ; mais elle prétend qu’elle ne peut pas s’opposer aux volontés de notre sœur aînée ; que madame de Mailly est ma tutrice, et que, lorsque celle-ci veut me faire faire un mariage avantageux, il faut que tout la seconde ? enfin, on veut me faire épouser M. de Chabot.

M. de Chabot ! un homme de cinquante ans !

— Ah ! ce n’est rien encore que son âge, mais il m’est si désagréable !… Tenez, ma sœur, j’aime mieux prendre le voile, que d’épouser cet homme, je le déteste.

— Cherchons avant s’il n’est pas d’autre moyen d’éviter ce mariage.

— Je n’en connais qu’un.

— C’est de faire parler à madame de Mailly par la reine, n’est-ce pas ?

— Non, vraiment ; madame de Lesdiguières serait sans doute consultée par la reine sur cette alliance, et comme elle la trouve très-convenable, la reine l’approuverait.

— Que faire, alors ?…

— Il faut prier le roi de me marier, n’importe avec qui, pourvu que ce ne soit pas avec M. de Chabot.

— Mais comment voulez vous, chère amie, que je m’adresse au roi pour contrarier la volonté de madame de Mailly ?… ce serait une démarche inconvenante… et inutile…

— Oh ! pour inutile, je ne la crois pas, car tout le monde dit que le roi traite vos amis à merveille, et que vous pouvez lui demander tout ce que vous voulez, sans crainte d’un refus.

À ces mots une rougeur subite couvrit le visage de madame de la Tournelle.

— On vous a trompée, mon amie, répondit-elle avec embarras, on ne peut savoir comment le roi accueillerait une requête de ma part, je ne lui ai jamais rien demandé.

— Eh bien, faites cet effort en ma faveur. Obtenez de lui que madame de Mailly ne s’occupe plus de mon sort.

— C’est impossible, c’est un devoir qui lui a été imposé, il faut qu’elle le remplisse.

— En me sacrifiant.

— Non pas ; mais elle ne croit pas vous sacrifier en vous mariant à un homme qui, par sa naissance, peut s’allier à notre maison, et dont la fortune est fort supérieure à la vôtre.

— Ah ! si vous répétez tout ce qu’elles disent, je n’ai plus d’espoir ; eh bien, l’on verra ce que je puis faire plutôt que d’épouser cet homme-là ï

— Point de partis extrêmes, chère Adélaïde ; songez donc que personne n’a le droit de vous forcer à ce mariage, et que, si vous gagnez du temps…

— Du temps… mais voilà déjà deux mois qu’on me persécute pour fixer le jour du contrat ; je suis à bout de tous mes prétextes de refus ; et si vous ne prenez pitié de moi, il faut que je retourne au couvent dès demain. Ma sœur, ma bonne Marianne, ajouta mademoiselle de Montcravel en embrassant madame de la Tournelle, ne m’abandonnez pas.

— Pourquoi ne m’avoir pas confié plus tôt ce projet de mariage ?…

— Eh ! le pouvais-je ? D’abord on m’avait bien défendu de vous en parler ; et depuis qu’il m’est venu l’idée, par tout ce que j’ai entendu dire, que vous seule pouviez me sauver, madame de Lesdiguières m’a dit que, par des motifs que j’étais trop jeune pour comprendre, il fallait cesser de vous voir ; c’est par cette raison que je me suis vue forcée de venir ici secrètement ; on me croit à l’église, où ma gouvernante m’attend ; elle seule sait que je suis près de vous ; je lui ai conté mes chagrins, elle me voit pleurer toute la journée, je ne pouvais dissimuler avec elle.

— Ainsi donc, leur méchanceté veut m’isoler de tout ce que j’aime ! dit madame de la Tournelle en répondant à sa pensée ; ils redoutent jusqu’au peu de bien que je puis faire !… Et je me laisserais accabler par tant d’injustes mépris !… Non, ajouta-t-elle en cédant à un mouvement d’indignation… non, il ne sera pas dit que, pour m’épargner une injure de plus, je laisserai son malheur s’accomplir. Que je réussisse ou non, je tenterai d’user de ce crédit qu’ils calomnient, pour empêcher ce mariage.

— Ah ! vous me rendez la vie, s’écria Adélaïde en se précipitant dans les bras de sa sœur.

— Soyez discrète, ne parlez point de cet entretien, retournez à l’église, demandez encore quelques jours de réflexion à madame de Lesdiguières, et priez le ciel pour qu’il me récompense de tant d’injustices par votre bonheur.

Comme mademoiselle de Montcravel traversait le corridor avec mademoiselle Hébert pour aller rejoindre les porteurs de madame de la Tournelle qui l’attendaient dans la cour de la chapelle, un domestique sans livrée demanda à mademoiselle Hébert si sa maîtresse était chez elle.

— Madame n’est pas visible, répondit-elle.

— Mais, c’est que je suis chargé d’une lettre que je ne dois remettre qu’à elle, reprit le domestique.

— Eh bien, attendez-moi, je vais remonter à l’instant.

Et mademoiselle Hébert reconduisit mademoiselle de Montcravel.

Le domestique s’assit sur une banquette, dans l’endroit le moins éclairé du corridor ; puis, au retour de mademoiselle Hébert, il la suivit dans l’antichambre, et l’attendit de nouveau, pendant qu’elle prévenait madame de la Tournelle de ce message.

Les domestiques de la marquise regardèrent celui-là d’un œil de dédain, et se demandèrent entre eux de quelle part pouvait venir un valet de pied si simplement vêtu. Ils furent très-étonnés lorsque mademoiselle Hébert vint lui dire qu’il pouvait entrer dans le salon.

Madame de la Tournelle fit un mouvement de surprise en levant les yeux sur le prétendu valet de pied : c’était le valet de chambre, le confident du roi, c’était Lebel lui-même.

  1. Adélaïde de Nesle, demoiselle de Montcravel.