Huit femmes/Texte entier

Huit femmes
Huit femmesChlendowski (p. TI+II-358).

HUIT FEMMES

HUIT FEMMES

par


Mme DESBORDES-VALMORE



I



PARIS,
CHEZ CHLENDOWSKI,
rue du jardinet, 8.

1845


I

Mon retour en Europe.


. . . . . . . . . .

La fièvre jaune, qui continuait ses ravages à la Pointe-à-Pître, n’avait plus rien à m’enlever. J’allais remonter seule à bord d’un bâtiment en rade qui, pour compléter sa cargaison, devait mouiller à la Basse-Terre, avant de faire voile pour la France.

Il faisait nuit, de cette nuit visible qui change l’aspect des sîtes, et fait d’autres villes des villes vues au jour. Ne pouvant soutenir l’aspect de celle-là, j’allai me cacher dans une arrière-chambre basse de la maison qui m’avait recueillie après la révolte et mon deuil. J’attendais que l’heure, dont les secondes faisaient du bruit dans une vieille horloge contre la muraille, sonnât le départ, quand le gouverneur vint offrir, au nom de sa femme, de me prendre dans sa famille, où je pourrais attendre une occasion moins périlleuse de retourner en France. Il instruisit la veuve que j’allais quitter, des dangers qui m’attendaient sur le bâtiment, si frêle en effet, qu’il ne ressemblait guère qu’à un grand canot couvert.

Cette embarcation marchande, emportant à Brest des morues sèches, de l’huile de baleine, etc., ne recélait d’autres provisions que quelques pièces de bœuf salé et du biscuit à rompre au marteau. Le feu de l’habitacle et celui des pipes était le seul qui devait s’allumer pour le reconfort d’un si long voyage.

« — Elle mourra, dit le gouverneur à la jeune veuve qui me pleurait déjà ; je vous dis, madame, qu’elle mourra. »

Toutes leurs paroles m’arrivaient à travers la cloison, mais aucune ne changeait ma résolution de partir. On vint me chercher pour répondre moi-même ; je pleurais, mais je refusais tout dans l’horreur de rester. Il me semblait que, plutôt que de m’y résoudre, j’aurais tenté ce qu’un petit nègre de la maison voulait entreprendre pour me suivre : je me serais jetée à la mer, croyant, comme lui, trouver dans mes bras la force de nager jusqu’en France.

La terreur me chassait de cette île mouvante. Un tremblement de terre, peu de jours auparavant, m’avait précipitée sur mon lit tandis que je tressais mes cheveux, debout devant un petit miroir. J’avais peur des murs ; j’avais peur du bruit des feuilles ; j’avais peur de l’air. Les cris des oiseaux m’excitaient à partir. Parmi toute cette population mourante ou portant le deuil des morts, les oiseaux seuls me paraissaient vivans, parce qu’ils avaient des aîles. Le gouverneur n’obtint rien de ma reconnaissance que des actions de grâce et un salut d’adieu. J’ai toujours en moi sa figure désolée quand il sortit, m’abandonnant à ma destinée, qu’il pressentait fatale : c’était la première fois que j’en décidais moi-même, et je la remis à Dieu seul, n’ayant plus d’autre maître que lui.

Je partis à minuit. Quand il fallut se séparer de moi, la veuve ne put s’y résoudre. Elle renvoya au logis ses domestiques qui étaient de confiance, et prit son parti de me conduire l’espace de quarante-cinq lieues, qui sépare les deux îles.

En me sentant enlever par les matelots du bâtiment qu’il fallait aller rejoindre au milieu de la rade, j’avais mis ma main sur mes yeux, ne pouvant soutenir les larmes de cette aimable femme. À ma grande surprise je la retrouvai dans le canot, assise près de moi, calme et satisfaite, comme on l’est après une lutte généreusement terminée. Elle me conduisait à la Basse-Terre, où elle avait des amis, ne pouvant renoncer à l’espoir de m’assurer un meilleur passage en Europe, durant les jours que nous devions attendre pour mettre à la voile. Elle m’enlaça de ses bras, et nous ne dîmes plus une parole en regardant le spectacle qui nous entourait de toutes parts.

D’un côté l’eau sans horizon étendait sa surface immense, noire et luisante, sous la lune qui s’y multipliait dans chaque lame errante. Devant nous le port que je quittais à reculons pour le regarder en face, et que je ne reconnaissais pas pour celui dans lequel j’étais entrée par un temps d’orage, nous révélait son mouvement silencieux par le déplacement des lumières courant de vaisseaux en vaisseaux. Du milieu de ces choses dont j’emportais la teinte ineffaçable, je vis accourir au rivage… Mon dieu ! je l’ai rêvé longtemps ! mais enfin, je crus voir ma mère me tendre ses bras ranimés… Je n’ai rien à me rappeler de plus triste. Qu’importe ce qui suivit et comment je revins accomplir mon sort dans cette France qui me manquait à chaque heure ; à laquelle pourtant je ne manquais pas. Amour du berceau, sois béni, mystère doux et triste, comme tous les amours !

Plus tard encore, ne pouvant rien faire de mieux que d’écouter, durant les longs jours d’une traversée tantôt ardente, tantôt brumeuse, je laissai passer devant moi de nouveaux fantômes, vrais ou imaginaires, qui le sait ? Je les évoque à mon tour, altérés, modifiés dans les sommeils de ma mémoire qui les a logés sans les bien connaître, mais qui les aime encore. Connaissons-nous mieux, à vrai dire, les êtres qui se racontent eux-mêmes, avec lesquels nous vivons, pour lesquels nous souffrons, et qui souffrent pour nous ? Est-on plus certain de rester dans le réel en croyant écrire de l’histoire ? Ainsi, qu’ils me pardonnent, les narrateurs dont j’ai mal retenu les récits, ou mal traduit les créations. Si quelques lignes émouvantes parmi toutes ces pages retrouvent accès dans le souvenir des passagers d’autrefois, qu’ils les reçoivent comme une restitution : ce qui restera, pâle et languissant, et pareil au calme plat dont nous avons souffert ensemble, quand il berçait notre navire sans le faire avancer, je le prends sur moi, pour le mettre au nombre de mes fautes dont je ne veux

accuser personne.

FANELLY.



II

Fanelly.


— Malédiction sur l’Italien ! » s’écria tout à coup un jour lord Haverdale étendu sur son lit, convalescent à peine d’une blessure grave qui l’y retenait depuis un mois par suite d’une affaire d’honneur.

— Toutes les malédictions de l’enfer sur l’Italien ! répéta-t-il en mordant son drap, après avoir essayé vainement d’étendre le genou dont il souffrait horriblement.

— Du calme, Haverdale ! du calme ! dit son ami Bingley, quittant la fenêtre d’où il regardait patiemment tomber la pluie pour tuer le temps, comme les gardes-malades qui tirent parti de tout, pour ne pas mourir de sommeil ou d’ennui. Patience donc ! poursuivit-il, en replaçant avec précaution la jambe blessée du jeune homme et l’enveloppant, d’autorité, dans la couverture dont elle voulait s’affranchir. Quel soulagement pouvez-vous espérer de vous appesantir ainsi sur cette image irritante ?

— Éloignez donc à volonté le cauchemar qui vous poursuit sous la figure de l’homme à qui vous devez le premier malheur de votre vie !

— Mon Dieu ! Larry ! répliqua Bingley avec une contradiction caressante, à bien examiner tout ceci, n’avez-vous pas plutôt sujet de vous réjouir que de maudire ?

— Sujet de me réjouir ? cria de nouveau lord Haverdale, bondissant autant que le lui permettait sa blessure : rêvez-vous, Bingley ? Dieu me pardonne ! pensez-vous réellement que nous enlever la femme que nous aimons, et nous clouer durant un mois la jambe sous un coup d’épée soient des titres à notre reconnaissance ?

— Non pas exactement comme vous présentez la chose : mais puisque l’affection de lady Fanelly était de nature à passer si facilement d’un objet à un autre, il est mieux, ce me semble, que son inconstance ait éclaté ostensiblement, avant que vous soyez devenu son seigneur et maître, comme vous en aviez la rage. Avec votre humeur chevaleresque, j’ose presque dire un peu féodale, la perte d’une moitié belle et trompeuse vous sauve, à mon avis, bien des jambes et bien des bras.

— Taisez-vous, Bingley, vous m’arrachez les dents avec votre sang-froid : il me donne sur les nerfs au point de rouvrir ma blessure.

— Eh ! non, Haverdale ; c’est votre blessure qui vous donne sur les nerfs. En attendant votre prochaine guérison, je ne fais, moi, que les calmer autant que je peux, et votre cœur malade par-dessus le marché.

Haverdale tendit la main à Bingley, sans lui répondre autrement que par un triste sourire.

— Au fait ! je crois que vous avez sujet de vous réjouir, insista Bingley, sans la moindre intention de se venger des arrêts forcés où le retenait son dévoûment, mais jaloux de se rendre aussi utile que les potions assoupissantes avec lesquelles il atténuait, jour par jour, la fièvre de son blessé.

Se penchant alors presque à son oreille, il soutint, sur son épaule, sa tête accablée, suivant avec sollicitude ses regards errans où avait passé tout récemment tant de délire. Il fit ce qu’il fallait faire, ce qu’il avait fait vingt fois pour bercer et engourdir cette jeune vie altérée de sommeil : il lui rapprit son malheur avec une indignation si prolixe qu’il apaisa pour un moment encore le cœur orageux du jeune homme trahi. Il ne se tut enfin que quand le cher fardeau qu’il supportait avec la patience d’un mur, fit courir mille épingles au bout de ses doigts, en arrêtant par son poids immobile la circulation du sang. Ce ne fut qu’alors qu’il s’en dégagea doucement, retenant son souffle, marchant sur la pointe des pieds, pour aller regarder de nouveau tomber la pluie, par forme de diversion, comme il l’avait essayé plusieurs fois avec quelque fruit.

Mais il ne passait pas une ame devant l’hôtel désert où s’était enseveli Haverdale durant l’absence de son père. Le front appuyé contre une vitre humide qu’il écoutait frémir sous le passage de quelques voitures, Bingley se retraçait à loisir toute cette fatale aventure. À côté de l’époque probablement très prochaine du mariage de la belle Fanelly, il cherchait la possibilité d’emmener son malade assez loin de Londres pour que l’éclat de cette nouvelle ne renouvelât pas, de sitôt du moins, l’inutile fureur dont il subissait les conséquences avec tant de résignation. Il s’y creusait en vain l’esprit, lorsqu’il fut de nouveau tiré de ses réflexions par la voix d’Haverdale, qu’il croyait profondément endormi.

— C’est là, Bingley, tout ce que vous avez appris sur ces deux monstres ?

— Tout ! répondit Bingley en se retournant avec surprise ; que voulez-vous de plus ?

— Rien, pour savoir que cette femme est une perverse, une audacieuse… femme !

— Il est fâcheux qu’elle soit aussi la plus belle, la plus accomplie de son sexe, en tout ce qui ne concerne pas la foi du serment.

— Qu’a-t-elle donc, selon vous, de si prodigieux, mon pauvre Bingley ? Il faut que ma blessure m’ait fait perdre beaucoup de mémoire, car je vous avoue, ajouta-t-il d’un ton de dédain qu’il s’efforçait de rendre glacial, que je la méprise autant que je la hais !

— Nous serons donc bientôt en état de nous plonger aux délices de la chasse, Larry ! c’est, ma foi, tout ce que nous avons de mieux à faire à présent.

— Elle m’a enfoncé mille épines dans le cœur, uniquement parce que nous étions fiancés, mariés d’enfance, frère et sœur de toujours ! uniquement pour cela. Sa déloyauté m’a précipité d’un ciel où je ne remonterai plus avec aucune femme, vinssent-elles toutes m’en prier : mais il n’y a pas de minute, je vous jure, où ma raison n’arrache une de ces épines ; et quand la dernière tombera, dit-il en appuyant fortement la main sur sa poitrine, oh ! que je serai heureux alors !

— Oui ! c’est surtout la dernière que je voudrais vous ôter.

— Vous le pouvez, Bingley ! répétez-moi mot à mot votre entrevue avec elle. Vrai ! vous pouvez m’en parler ; je respire librement : d’honneur ! le sang que j’ai perdu m’a rafraichi l’ame. J’espère un jour remercier mon rival du service immense qu’il m’a rendu, comme vous le pensez vous-même. Oui, je l’en remercierai !

Ses dents grincèrent sous l’effort qu’il fit pour sourire ; puis regardant curieusement son ami, il le força de recommencer le récit, qu’il prétendait avoir en partie oublié.

Bingley se dévoua.

— Quand j’entrai chez elle, donc, comme je croyais vous l’avoir plusieurs fois raconté, je m’attendais à subir le long ennui de l’antichambre, et toutes les cérémonies dont une femme retarde, d’ordinaire, l’admission reprochante de l’ami de l’homme qu’elle a trahi.

— Indignement trahi, Bingley !

— Elle s’avança au contraire vers moi avec un triste empressement puis, elle s’arrêta tout à coup pour me saluer, sans affectation de fierté ni de faux courage, et me dit…

— Elle a eu l’audace de parler la première !

« — Je m’attendais à l’honneur de votre visite, sir Bingley, veuillez vous asseoir. »

— Elle m’indiqua de la main un siége auprès de celui qu’elle prenait elle-même ; sa main tremblait beaucoup.

— Vous avez touché la main de cette femme, Bingley !

— Sa main tremblait beaucoup, poursuivit Bingley sans interrompre sa consciencieuse narration. Quand nous fûmes assis en présence l’un de l’autre, je la contemplai en face : ses yeux attachés longtemps sur le parquet me donnèrent le loisir de la regarder au visage ; une grande pâleur avait succédé à l’éclat d’abord plus qu’ordinaire de son teint. Ce fut elle pourtant qui reprit la parole, après avoir ramené sur moi son regard plein de douceur.

« — Je suis troublée, sir Bingley, parce que je suis coupable. C’est presque un divorce que vous venez constater entre deux personnes… dont l’une vous est trop chère pour que vous puissiez voir l’autre sans haine. »

— Sa voix s’était altérée. Cherchant sans doute à renfermer une émotion inutile, et moi, ne trouvant rien à dire, elle se leva, ouvrit un petit meuble à secret entre deux croisées, d’où elle retira vos lettres pour me les rendre avec l’anneau que vous avez brisé. Les lettres étaient, je crois, préparées à cet effet sous une enveloppe cachetée. Surpris, je vous l’avoue, du poids léger de votre correspondance amoureuse, je ne pus m’empêcher de lui demander : Est-ce là tout, madame ?

« — Tout ; répondit-elle d’un ton simple et sérieux. Je n’ai jamais reçu que deux lettres de lord Haverdale, avant et depuis son absence de l’Angleterre. »

— Je ne peux vous cacher, Larry, qu’elle ajouta en rougissant un peu :

« — Il m’est permis de croire, sir Bingley, qu’un sentiment si paisible, dans l’homme qui recherchait ma main, n’aura pas le pouvoir de troubler son bonheur. Vous, du moins, vous ne verrez pas une insulte dans ce vœu, qui ne mourra jamais là !… » dit-elle en serrant son cœur qui me parut oppressé.

— Que vous êtes simple, vous !… et que je l’aurais tuée avec plaisir, après cette hypocrite apologie de sa trahison ! Quand je lui aurais écrit des volumes sur mon amour, qu’elle connaissait assez, puisque je l’avais demandée en mariage, pensez-vous qu’elle n’en eût mieux gardé le sien ?

— Peut-être ! hasarda le raconteur.

— Ah ! peut-être, en effet ! ces êtres oublieux ont besoin sans cesse qu’on leur déclame l’amour comme les livres menteurs où elles l’ont appris. Fatalité ! mon Dieu !… quand la foudre vous tue, c’est qu’il tonne ; vous avez vu le nuage grossir, les feuilles trembler… vous avez pu vous sauver ou répondre : me voilà ! Mais au milieu du temps bleu, calme, sans éclair, être assassiné froidement, puis après salué, raillé : c’est affreux, Bingley ! c’est à dissoudre toutes les croyances ; c’est à s’arracher le cœur pour le leur jeter en présent de noces. Ne me racontez plus rien. Assez ! avouez du moins qu’on peut demander vengeance à l’avenir, et signer de tout le sang qu’on a perdu, une malédiction, une amère malédiction sur l’Italien.

Bingley se promenait lentement dans la chambre sans trouver rien à répondre.

— Comme c’est froid l’être qui ne nous aime plus ! comme il nous pousse tranquillement hors de son chemin ! comme elle m’a jeté à terre tout sanglant, tout meurtri ! Mais je me releverai, moi ! elle, jamais !… Je m’y oppose. Je ne veux pas que l’avenir soit possible pour elle. Je la verrai à mon tour, blessée à mort, toute pâle, cachant sa figure honteuse sous ses cheveux humiliés ; car elle sera trahie ; elle le sera de par le ciel qui ne laisse nul parjure impuni. J’ai lu cela dans tout son héros italien, son prince italien, comme ils l’appellent. Qu’il soit prince ou ne le soit pas, qu’est-ce que cela me fait à moi ? J’ai lu jusqu’au fond du cœur de ce misérable, qui lui chante l’amour avec ses cadences et ses fioritures. Je la verrai trahie, vous dis-je, blessée à mort ; et je serai content ! et je danserai ! dussé-je rester boiteux comme lord Byron, qui s’en vengeait sur toutes ces folles ; et la vie ne m’étouffera plus vingt fois le jour aux coups d’une sonnette homicide, qui me disait : « la voilà… elle vient demander pardon ! » Que voulez-vous ! j’ai rêvé cela souvent, et vous l’avez compris, vous ! tout calme que vous êtes ; oui, vous l’avez compris, car vous avez enveloppé d’un mouchoir cet affreux tintement, pour qu’il ne fît pas éclater mes veines sous les élancemens de mon cœur. Merci, Bingley !… pour cela seul, voyez-vous, c’est entre nous deux à la vie et à la mort.

À présent que ma raison est brûlée, mon cœur perverti ; à présent que je suis devenu méchant, impie et froid comme elle, n’ayez pas peur de mon avenir. Il sera beau mon avenir ! j’irai en France, j’irai partout, je chercherai les femmes, que je fuyais, leurs regards, dont j’avais peur, parce qu’ils me demandaient quelque chose de mon ame, où je cachais Fanelly, pure alors comme moi ; de mon ame qui se retirait épouvantée devant l’ombre d’une séduction. Je chercherai leurs mains faciles qui s’avançaient vers les miennes ; je les serrerai de rage, et elles prendront cela pour de l’amour ; elles prennent tout pour de l’amour ! et je rirai du creux de mon cœur désert et abandonné.

Oh ! vous verrez ! vous verrez, poursuivit-il en serrant fortement au corps Bingley, pour lors rapproché de son lit ; après quoi le pauvre malade poussa le plus triste éclat de rire qui puisse s’échapper d’une telle frénésie. Car c’est une grande et misérable chose que l’amour ! Mais au milieu de l’étrange silence, durant lequel ils se regardaient tous deux avec étonnement, de ce rire infernal, Haverdale, consterné, s’écria sans pouvoir retenir ses sanglots convulsifs :

— Oui, vous avez raison, Bingley, je crois que je l’aime toujours ! et il s’évanouit.

— Triste mystère des cœurs qui s’enferment, pensait Bingley, en lui prodiguant avec ordre et recueillement tous les secours de sa tendre pitié. Il y a là trois fois autant de preuves d’amour qu’il en fallait pour enchaîner cette femme avide d’aimer et d’être aimée : et il a gardé ces preuves à son infidélité ! Trop tard, ma foi, pour que je les lui porte.


III

Antécédants.


Une étroite intimité entre deux familles honorables de Londres, l’une du nom d’Haverdale, l’autre du nom de Galt, avait naturellement éveillé des idées de mariage dans l’une et l’autre maison, dont les jeunes branches paraissaient incliner à s’unir par le penchant le plus libre et le plus tendre.

Fanelly Galt n’avait pas quinze ans, quand elle répondit par un sourire candide à cette candide question du jeune Haverdale, qui lui tenait la main sans avoir osé la serrer encore :

— Fanelly ! j’ai quelque chose à te demander : serais-tu contente de t’appeler milady Haverdale ?

— Je le serais ! avait dit Fanelly sans hésiter, bien qu’en rougissant.

Le très jeune lord, rougissant aussi, tremblant trop pour répandre son éloquence, se contenta de serrer cette petite main qui resta dans la sienne, et de regarder le ciel, après avoir regardé les yeux de Fanelly, les plus beaux yeux de l’Angleterre. Ceci se passait au détour de l’allée sombre d’un grand parc qu’ils venaient de parcourir ensemble dans le plus profond silence.

Après ce très court, mais très clair entretien, il avait été résolu qu’un mariage serait célébré entre eux, dès que Fanelly aurait atteint sa dix-huitième année, afin que son éducation complétée répondît à la position brillante qui l’attendait dans le monde sous le nom de milady Haverdale ; position soutenue d’une dot immense et d’espérances plus considérables encore. Des deux côtés, près de deux ans s’écoulèrent dans un calme délicieux. Fanelly se laissait doucement aimer et lentement éclore à l’avenir serein que lui promettaient les regards sincères d’Haverdale.


Il la contemplait un jour dans une ivresse silencieuse, calculant tout bas combien les avantages qu’elle tenait de la nature s’augmentaient des talens qu’elle n’amassait, disait-elle, que pour égayer la longue route qu’ils avaient à parcourir ensemble.

— Oh ! ma chère Fanelly ! dit ce jour-là le jeune homme pensif, que vous êtes affable ! que la douceur et la grâce de votre caractère me promettent une belle vie ! ce n’est pas pourtant votre beauté qui m’attire et me donne tant d’amour pour vous ; je suis très content que vous soyez une belle femme, car tout le monde me proclame heureux en vous regardant : mais il y a en vous un ciel caché qui me fera vous aimer toujours. Vous êtes bonne, Fanelly ! et quand vous serez bien vieille, je vous aimerai encore !

— D’amour ! Haverdale ?

— D’amour ?… je ne sais, ma chère ; on dit que tout change et se modifie avec le temps.

Fanelly stupéfaite le regarda sans parler.

— Folle ! oh folle ! dit le jeune philosophe en frappant doucement sur les doigts entr’ouverts de sa maîtresse qui venaient de rompre la soie d’une broderie élégante commencée pour lui.

— Ah ! tout change, Larry ! dit la jeune fille ; et pour la première fois de sa vie d’amour, il sortit de son cœur une larme qu’Haverdale vit rouler dans ses yeux avec un étonnement extrême. Il n’attacha pourtant pas à cette larme toute la valeur qu’elle avait, peut-être, pour l’avenir.

— On le dit, ma bien-aimée, je répète.

— Où dit-on cela, milord ?

— Dans le monde sérieux que j’écoute, Fanelly ; dans mes livres de morale, tous éclairés de l’expérience des sages.

— Ah !… les miens ne disent pas de si tristes choses.

— C’est que vous ne lisez que des romans pleins de héros imaginaires, ou de caractères d’exception qui rompent les règles de la nature.

— Si vous ne devez pas les rompre pour moi, il est fâcheux que, destinés à vivre ensemble, nous ayons deux croyances, Haverdale. On aurait dû, par pitié, peut-être, m’envoyer à la même école que vous.

— C’est bien dit, Fanelly, car je vous aurais vue davantage. Mais, s’il y a de la vérité dans l’homme, ajouta-t-il en posant gravement sa main sur son cœur, vous serez ma seule affection en ce monde ; d’amour ou d’amitié, qu’importe ?

— Merci, Larry ! répartit Fanelly, tombée dans une rêverie profonde sur l’épaule de son fiancé, dardant au loin ses longs regards à travers ses cheveux blonds épars, qu’elle laissait encore tomber avec la grâce abandonnée de l’enfance.

Après quoi ils retournèrent avec résignation, lui aux études et aux exercices animés de son sexe, dont il était, il faut le dire, un des êtres le plus régulièrement distingué ; elle, à l’achèvement de toutes ses innocentes perfections de femme millionnaire et milady. Déjà depuis six mois, en les voyant apparaître ensemble dans le monde brillant de Londres, on se demandait de tous côtés : « à quand le mariage ? c’est un très beau mariage ; un très riche mariage ; un mariage confortable ! » quand un double deuil répandit le plus triste augure sur cette union prochaine et la repoussa de tout l’intervalle des convenances, froides comme la mort qui, en moins de huit jours, priva Fanelly de son père et de sa mère, trop tendrement unis pour se survivre.

Cet événement frappa la maison de Galt durant l’absence du père d’Haverdale, appelé en ambassade sur le Continent, où depuis un mois son fils l’avait suivi en qualité de secrétaire. Une jeune parente dont toutes les actions portaient le cachet de la promptitude et de l’indépendance, crut devoir, grâce à sa dignité de femme mariée, se mettre au lieu et place de tous les appuis qui manquaient à la fois à la triste héritière ; et l’enlevant presque de force aux scènes lugubres qui se préparaient pour elle, l’emporta dans un château bien désert, bien romantique, à quelque distance de Londres, pour y exhaler ses premiers sanglots. Haverdale n’était point là pour barrer le passage à ce bizarre exil, dans le mois le plus âpre de l’hiver, et ne revint pas pour l’en rappeler au nom de l’amour. Il put se résoudre à passer en France tout le temps que sa maîtresse donnerait à la solitude, et il eut tort. Il céda peut-être un peu facilement aux assurances que milady Claudia Alstone lui donna par lettre, qu’il était convenable de laisser à Fanelly le temps de pleurer avant de le revoir. Le trop jeune, le trop grave Haverdale commit une maladresse de cœur, un crime d’amant, car sa présence était nécessaire là où pleurait Fanelly ; où Fanelly pleurait seule, elle qui ne devait attendre de consolations que de lui, d’autres empressemens que les siens, d’autres regards que ceux qui avaient l’heureux droit de lui dire : « Je souffre avec toi : console-toi pour moi ! » Il mit à la place de ce tout en amour, deux lettres, empreintes il est vrai d’une affection profonde, d’une confiance fort honorable pour sa fiancée dont il attendait, disait-il, le signal de son bonheur qui ne reposait que sur elle : mais il resta sur le Continent.

Cette résignation volontaire pouvait compromettre bien des intérêts. Fanelly consternée la considéra d’abord comme nécessaire, puisqu’il s’y soumettait ; elle pressa dans ses mains avec beaucoup de reconnaissance la lettre de son fiancé ; elle la serra même sur son cœur, cette chère signature d’époux, et tâcha de supporter, sans mourir, les jours de deuil. Ils s’écoulaient ces jours avec une lenteur désespérante pour deux jeunes femmes, dont l’une déplorait des parens aimés, dont l’autre bâillait du matin au soir, d’ennui, de solitude, au milieu du silence des bois ; silence affreux quand on entend au loin bondir l’orchestre des bals abandonnés dans un accès de dévoûment irréfléchi. Fanelly était pâle comme une fille d’Ossian, et sa cousine était de très mauvaise humeur.


IV

Une présentation.


Il s’en suivit tout naturellement qu’un matin, à son réveil, Fanelly fut remportée à Londres, comme en rêve, par sa vive cousine Claudia, qui mit autant de chaleur à lui imposer ce retour, dans l’intérêt de leur santé menacée, qu’elle en avait mis d’abord à lui prouver son zèle, en la dérobant aux consolations que tous ses vrais amis se fussent empressés de lui offrir. La mobile Claudia la jeta, de la meilleure foi du monde, dans toutes les distractions dont elle avait elle-même un besoin avide. Le tourbillon où elles vécurent, tantôt ensemble, tantôt séparées par la foule, guérit l’une de ses bâillemens, et posa l’autre devant un danger qu’il ne lui vint pas même à l’idée de craindre. N’était-elle pas fiancée à lord Haverdale ? ne portait-elle pas son anneau ? n’allait-il pas revenir du Continent pour l’épouser ? dès lors que pouvait-il résulter de son admiration pour ce jeune seigneur italien, que tout le monde admirait comme elle ; qui sans la suivre nulle part, se trouvait partout où elle entrait ; qui l’avait contemplée d’abord avec une attention muette, puis avec une sympathie respectueuse, puis avec des yeux pleins de flamme et d’une expression bouleversante.

— Comme les Italiens regardent les femmes ? dit-elle d’abord sans trop d’émotion : mais, en parcourant des yeux le cercle de ces femmes dont ils étaient entourés, et les reportant sur ceux de l’étranger pour en interroger l’expression, elle fut forcée de s’avouer que ces yeux noirs aux jets de feu, ne regardaient qu’elle. Cette nouvelle porta une étrange commotion dans son âme, et dans l’incertitude où elle était encore de ses charmes.

— Ce jeune homme ignore, pensa-t-elle en se détournant pour cacher sa surprise, que je suis fiancée, que je porte au doigt le gage de mon prochain mariage, et que j’attends mon époux avec… oh ! avec impatience et tendresse ! Si ce jeune homme me parle, je le lui dirai. »

Elle le fit avec candeur, lorsqu’un matin le comte de Revalto lui fut présenté par sa pétulante cousine qui la vint prier de remplir pour elle un engagement du soir, à la danse, auquel elle était forcée de renoncer par lassitude. Fanelly, pour toute réponse, fit observer en silence au jeune comte suppliant, la couleur encore lugubre de son vêtement. Revalto se soumit avec un salut si profond, avec un sourire si triste, si pénétré, qu’elle fut bien sûre d’avoir été comprise.

— Ainsi donc, je ne danserai pas ce soir, dit-il en abandonnant poliment la main de Claudia, et s’asseyant avec une noble audace auprès des deux jeunes femmes, qu’il enchanta bientôt par le prestige et la variété de ses discours.

— Qu’il est divertissant et gai, disait lady Alstone, riant comme une folle de l’accent étranger du jeune seigneur, et du jeu brillant de sa belle figure mobile.

— Qu’il est impressionnable et timide ! pensait tout bas Fanelly, recevant dans le cœur mille étincelles alarmantes qui sortaient des paroles et des lèvres agitées de l’homme qui voulait plaire, qu’elle regarda néanmoins courageusement en face, après qu’elle eut déclaré le plus vîte qu’il lui fut possible, ses engagements avec lord Haverdale et son impatiente espérance de le revoir.

Elle attacha pour lors avec une imperturbable confiance ses grands yeux déjà fascinés sur ce front d’une grâce idéale, si jeune encore, si uni, si pur, qu’il était impossible d’y découvrir ni d’y prévoir un orage. Elle ne s’avoua ni ne comprit que seule elle devait fuir ce brillant météore, puisque personne (elle l’entendait dire partout) ne pouvait regarder des traits pareils sans éprouver le désir fort innocent de les revoir afin de connaître l’âme qu’ils enveloppaient d’un si beau voile. Nulle bouche amie ne lui vint dire : — Prenez garde : voilà une dangereuse apparition dans la vie d’une femme promise à un autre ; d’une femme assez belle pour attirer la persévérante attention d’un homme trop beau lui-même pour l’ignorer.

Elle revit sans effroi ce voyageur mystérieux, si prodigue d’or, si libéral, si grand joueur, et de mœurs si somptueuses qu’il était devenu le sujet de tous les entretiens, de toutes les suppositions des cercles dont il faisait l’ornement et la préoccupation. Était-ce un prince ? il n’était presque pas possible d’en douter à sa magnificence, au luxe de son incognito, à l’assurance de son regard, tempérée par la plus gracieuse bienveillance. Aussi, qui ne lui savait gré de cacher l’éclat de son rang sous la gaîté presque ingénue du bel âge, dont l’abandon dispose toutes les âmes à la confiance.

D’abord Fanelly fit nombre. Sa curiosité vint, candide, se grouper avec les curiosités puissamment éveillées autour d’elle. — Elle ne put reculer d’horreur ni d’étonnement devant une faute qu’elle ne méditait ni ne pouvait prévoir. Elle ignorait que c’était seulement depuis qu’il l’avait vue que l’illustre voyageur oubliait de retourner à Rome où le rappelait une noble famille dont il était l’espérance et l’idole. Fanelly Galt parut à Londres, il y resta ; il riva, pour ainsi dire, son existence auprès d’elle, dans le dessein irrévocable de plaire. Que lui manquait-il pour y réussir, s’il en puisait les moyens dans une ardente faculté d’aimer ?

Bientôt, au milieu de la foule qu’il asservissait en la charmant, ses récits intarissables et pleins d’images attirèrent ; par une irrésistible séduction les regards incertains de Fanelly sur des traits toujours parlans, toujours passionnément émus. La rêverie profonde y régnait-elle ? Non ; l’Italien ne rêve pas, c’est de la douleur, de la colère ou de la joie qu’il exprime. Son courage, quand il est excité, crie victoire ou vengeance : il ne s’enveloppe pas dans un calme triste ou résigné ; s’il raconte, il exalte, il éblouit, il entraîne. Les talents du comte se montraient si multiples, qu’il devait être bien sûr de devoir à l’un ou à l’autre l’intérêt et l’attention qu’il ambitionnait, sans l’avouer encore. Musicien comme l’oiseau, doué d’une haleine obéissante au brûlant instinct d’harmonie qui couve dans toute poitrine italienne, d’une de ces voix vibrantes, imprégnée d’un danger pareil à celui des parfums subtils des fleurs, il savait tout dire en chantant. Si jeune encore, il connaissait sa puissance sur les nerfs admiratifs de la femme ; il appelait la femme « une prière vivante et renfermée ; un instrument pieux qui résonne sous tout ce qui le frappe jusqu’aux pleurs et jusqu’au délire ; qui vit de musique, en appelle les sons, y mêle son âme pour l’élever avec eux au ciel comme un appui divin qui l’aide à y monter. »

Fanelly, assise dans sa sécurité virginale, se livra d’abord avec un entraînement pensif au charme dirigé contre elle. Elle se serait crue déshéritée du ciel si elle n’en avait été saisie comme tout le monde. C’était pour elle, en effet, une nouvelle manière de prier, de bénir Dieu dans le deuil dont il la couvrait déjà. Quel chant d’église eût fait naître en elle de plus consolantes espérances ? Ainsi donc elle était folle ? oui, folle selon nos mœurs, selon nos lois, folle, d’un fanatisme religieux, infiltré par cette musique idéale, adorée en Angleterre, et qui fait des ravages effrayans sur les âmes impressibles de quelques jeunes misses qu’elle enivre.

Milady Alstone, qui de son côté pensait beaucoup trop vîte pour appuyer sur la réflexion, trouva tout simple de rehausser l’éclat de ses soirées, déjà fort brillantes, par l’admission du jeune prince ou du très noble Giovanino Revalto, dès qu’il en eut positivement sollicité la faveur. Mariée depuis quelques années à un amiral de distinction toujours absent, elle trompait son demi-veuvage par les plaisirs permis dont la richesse fait une habitude à la fois douce et impérieuse. Au milieu de l’irritable législation britannique, elle n’avait pas une seule fois encore pesé les terribles conséquences des préjugés, qui punissent par des châtimens si sévères les erreurs déjà pleines de larmes des femmes de tous les caractères et de tous les rangs. Encore moins formait-elle le vœu triste, mais plus humain de lady Montague, qui, depuis son séjour en Orient, avait osé souhaiter aux femmes de nos climats plus tyranniques peut-être, cette réclusion d’habitude, ces grilles salutaires, et ces gardiens immobiles qui les protègent contre elles-mêmes, pauvres oiseaux sans ailes, n’ayant de libre que les vifs élancemens de l’âme dans ce monde de passage. Ne leur serait-il pas mieux en effet, d’être sincèrement enchaînées, que d’étouffer d’esclavage sous la liberté menteuse dont on fait à leur faiblesse un présent si redoutable ? N’est-ce pas exposer ces fragiles sentinelles de leurs propres trésors sur de hautes tours sans parapets, d’où le moindre éblouissement les précipite dans des abîmes déchirans et honteux ?

Par malheur pour Haverdale absent et pour Fanelly, déjà sous le charme, la rieuse Claudia ne voyait jamais l’avenir au-delà d’une soirée ou d’un bal. Si quelqu’un se fût aventuré à lui signaler l’inconvenance de la protection dont elle enhardissait les assiduités du comte Revalto près de sa belle parente, elle eût ri d’abord ; puis son orgueil, offensé d’un soupçon d’imprévoyance, eût guéri le Mentor courageux du désir de renouveler la leçon.

D’autre part, subjugué, et comme embelli par une timidité invincible, Revalto avait renfermé tous ses aveux dans un brûlant silence : ce qu’il n’osait dire, il le chantait, et toutes les révélations de l’amour étaient dans ces frissonnemens de l’âme dont il saisissait l’âme de Fanelly. Admis un jour au bonheur intime d’une leçon de harpe et de piano où brillaient également Fanelly et Claudia, il parut tout-à-coup souffrir de l’influence vaporeuse de la Grande-Bretagne ; il appuya son front contre la harpe vibrante de la belle fiancée d’Haverdale ; et elle le vit pâlir.

Elle se leva tremblante sans oser lui dire : « Qu’avez-vous ? » Mais tout le demandait en elle, et il l’en remercia par le sourire le plus doux et le plus triste ; puis pour la rassurer sans doute, ou s’arracher à cette tristesse qu’il ne lui reprochait pas, il parcourut comme avec effort le clavier que Claudia venait de quitter, pour quelques ordres relatifs au concert du soir.

Privé de son soleil d’Italie, dont la clarté franchement ardente enlève à ce beau climat le prestige de l’idéalité ; accoutumé à ne trouver dans la musique qu’une source de voluptés expansives, il ressentait peut-être l’oppression vague et mélancolique qui la rend si poignante sous un ciel de brouillards, par les rêves indécis dont elle noie le cœur et l’imagination. Il se blessait lui-même de ses accens trop passionnés, comme les sons gémissans de l’harmonica fêlent quelquefois le cristal qui les produit. Le chanteur frémissait de sa voix qui, ne trouvant pas assez d’air pour s’étendre et se dissoudre au loin dans une atmosphère sans écho, répercutait sur lui-même sa puissance accablante. S’il n’eût cessé tout à coup, il fût tombé mourant, comme le rossignol épuisé d’harmonie, aux pieds de Fanelly tourmentée ; de Fanelly en deuil et orpheline, qui, cherchant autour d’elle et ne trouvant qu’elle sous les yeux baignés de larmes du jeune italien, se sentit et s’avoua l’objet inspirateur de ses souffrances mélodieuses.

Elle fut perdue. Elle but en silence ce breuvage d’encens qui altéra tout ensemble la paix de sa conscience et de son cœur. Un mois s’éclipsa dans ce demi-sommeil qui ressemble à l’ivresse fantastique causée par l’opium, sans qu’une lueur du ciel vînt lui montrer le précipice où elle se laissait tomber avec un bonheur trop accablant pour s’en défendre.

N’était-elle plus fiancée ? un devoir infranchissable ne liait-il plus sa vie à lord Haverdale fidèle ? Un pacte solennel n’était-il pas passé entre eux ? Le mariage, ce mot irrévocable comme la mort, n’avait-il pas sonné dans sa destinée pour l’enfermer et la défendre de toute approche ? Oui, c’était irrémissible, enregistré au ciel peut-être ; mais elle l’avait oublié… Oui ! tuez-la si vous voulez, cette malade au teint rose, aux yeux pleins de langueur et de joie, elle l’avait oublié, comme ses dix-huit années passées sans Revalto, comme tout l’univers disparu de sa mémoire. Quand ce souvenir se dressa devant elle, sombre, reprochant, terrible, elle le trouva si redoutable, que par un effort d’immense courage, elle se rejeta tout entière vers l’abîme, et l’arracha, lui, de son cœur qu’il voulait déchirer. Croit-on qu’il n’y ait que des roses dans l’inconstance ? ah ! sans parler de l’autre vie qu’elle menace, que de femmes béniraient leur isolement au foyer, leurs larmes d’attente, leur abandon même, si elles pouvaient se dire en levant vers le ciel un regard chaste et pur : Je peux mourir, je ne suis pas coupable !

Fanelly ne le dira plus. Deux cents jours sont à peine écoulés depuis le départ d’Haverdale, que toute sa place dans le présent et l’avenir est envahie par un ardent usurpateur. Il règne seul et fort au milieu de la jeune ame étonnée, agrandie par tant de sensations nouvelles qu’elle devient heureuse et fière de servir de sanctuaire à cette passion absorbante, réalisation inattendue de tant de livres merveilleux, parcourus sans oser y croire, du moins pour cette vie, et comme la promesse révélée d’une autre.

— Je sais l’amour ! s’écria-t-elle un soir en voyant s’éloigner Revalto, et tendant ses beaux bras vers le ciel avec enchantement ; puis elle tomba sur ses genoux dans un sentiment indicible de reconnaissance et d’idolâtrie ; puis elle ouvrit une fenêtre pour chercher l’air et respirer. Il était là comme partout ! comme ils sont tous quand ils veulent perdre et charmer, sortant des murs, des pierres, des arbres qui ne les cachent qu’aux yeux indifférens, pour les montrer aux yeux qu’ils poursuivent comme une puissance invisible à la foule, puissance qui se divise et se multiplie par la volonté de combattre et de vaincre. Fanelly ne savait plus où porter sa tête, où cacher son cœur, qu’elle appuyait en vain contre le marbre où s’était appuyé Revalto. Tout palpitait, tout tremblait de ce nom ; Londres, l’Angleterre, le monde en retentissait au loin. Quelque part qu’elle penchât son oreille pour entendre autre chose, il n’y avait plus rien dans les échos de la terre et du ciel, que ce nom, harmonieux comme l’amour, grave comme le destin qui l’avait jeté devant elle, et qui, pareil à une cloche solennelle, balançait sur ses jours et sur ses nuits cette pulsation sonore et fatale : Revalto ! Revalto !

Il ne lui revint plus à l’esprit de comparer cet état maladif et d’hallucination, avec le sentiment doux, fraternel qui avait effleuré sa fraîche adolescence, sous l’image caressante et placide d’Haverdale. Il n’y ressemblait guère en effet, et la place où s’était réfugiée dans son ame cette première affection, ne pouvait plus être découverte par elle-même au milieu du tumulte d’un tel orage.

— Mais plus tard ! eût dit le sage à Fanelly. Il n’y avait point de sages autour d’elle : ils étaient deux, toujours deux, égarés, perdus, volontairement perdus dans le labyrinthe dont on ne sort qu’après y avoir porté la hache et la flamme ; quand le sol, dépouillé de fleurs et de verdure, est nu, sans mystères, sans prestiges, noir et froid comme la cendre, ou comme la tombe.

Il est peut-être infiniment trop simple pour un récit de cette nature, de ne pouvoir assigner à ce subit amour d’autre cause que l’amour lui-même. Nul antécédent tragique, nulle scène de danger, n’en avait jeté les racines. Un homme beau, une belle femme ; des charmes extérieurs qui font croire aux vertus, puis, les dangereuses facilités du grand monde, implacable après la chute inévitable qu’il provoque avec une insoucieuse immoralité. Ses unions à la danse, à la walse, au piano ; ses parties aventureuses et brillantes à cheval, ses invitations, pleines d’amorces et de tyranniques flatteries pour les faibles athlètes qu’il lance dans l’arène couverte de fleurs. Ils y peuvent combattre au grand plaisir de tous, mais tomber seulement pour mourir ; sinon sifflés, chassés avec le mépris ou l’indifférence de la curiosité satisfaite, qui se retourne alors vers une lutte nouvelle et plus excitante.

Pour l’heure, Fanelly ne fut pas moins heureuse que les autres femmes sous l’appareil assoupissant qui retarde la piqûre du remords. Grâce à Claudia, à sa dévorante et frivole activité, à sa monomanie des fêtes et du bruit, l’amour et ses sourires ne dérangèrent pas le voile de prestiges étendu sur les actions de Fanelly ; l’avenir allait tout seul : quant au passé, quant à l’honneur trahi dans la personne de lord Haverdale patient et silencieux, oh ! la voix, les soupirs, le nom, le bruit des pas de Revalto s’étaient chargés d’en étouffer les cris. D’ailleurs le recours inévitable des êtres fragiles et aliénés, le Destin, ne fut pas plus interdit à Fanelly qu’aux autres inconstans. Elle ne manqua donc pas de s’écrier, une fois pour toutes :

— C’est toi, mon Destin ! c’est toi qui l’as voulu. »

Le scandale aussi fut habile à recueillir cet arrêt sans appel, pour en foudroyer l’honnête homme absent, qu’il atteignit, ainsi qu’il l’avoua depuis lui-même, comme on le serait au milieu de l’été par un coup de tonnerre, dont on n’aurait vu ni l’éclair qui le précède ni le nuage qui le porte. Chose étrange ! revenu du premier choc, vacillant encore de l’horrible surprise, il ne voulut plus croire, et le nuage se referma. Son indignation se porta tout entière sur les inventeurs de cette absurde calomnie. Son unique pensée fut de ne pas laisser impuni ce qu’elle avait d’atroce. Alors, rapide à son tour comme la foudre, le cœur gonflé d’une orageuse passion, il s’élança vers Londres pour chercher… la preuve qu’il obtint.


V

Suites de cette preuve.


Lady Galt est au milieu d’un cercle étouffant de musique, de parfums et de lumière : il y pénètre, il voit… il doute encore. Claudia lui montre sa fiancée ; Claudia l’appelle pour la rendre à son empressement et jouir de sa surprise. Fanelly, belle de la présence de Revalto, marchant émue et légère dans une sécurité charmante, s’approche en souriant au sourire de Claudia. Mais derrière cette tête en fleurs, où les diamans étincèlent, une tête pâle s’élève et la regarde : terreur ! c’est Haverdale ou son ombre irritée, c’est lord Haverdale ! Un dernier cri d’innocence s’échappe sincère et perçant de cette bouche si jeune encore. Il est trop tard pour arrêter ce cri : elle cache en vain sa figure effrayée sous ses mains qui tremblent comme ses genoux. Il faut fuir, il faut échapper aux regards de la foule que cet aveu rassemble autour d’elle, et que le comte Revalto surmonte de toute la hauteur de sa taille et de sa curiosité jalouse.

Haverdale sait tout : c’est là son rival. Fanelly le lui a montré en fuyant, en le laissant là, veuf de toutes ses illusions, de toutes les félicités de sa vie. Il est assez fort, assez digne surtout pour en supporter en silence les ruines écroulées. Ce n’est pas lui qui subit l’humiliant fardeau du parjure : elle l’emporte avec elle, cette femme qu’il n’a pas même suivie des yeux, cette femme cachée à présent pour lui comme sous un linceul, cette femme dont il rejette jusqu’au fantôme infidèle. C’est maintenant une autre passion qui s’élève devant l’insulte de Revalto : c’est la rage muette et farouche du courage breton ; c’est la soif du sang qui altère, qui dessèche son ame : une seule idée l’obsède, la vengeance. Les Anglais aussi se connaissent à cette passion.

Un regard de mépris suffit entre hommes pour suspendre deux existences à la pointe d’une épée : ce regard est vu de tous, lancé, rendu avec la rapidité d’une lueur électrique : il réunit le lendemain au même rendez-vous plus de fureur qu’il n’en faut pour un combat mortel entre hommes, de quelque nation qu’ils soient.

Quand bien même le noble Italien n’eût pas joint à toutes ses perfections la science consommée des armes, sa jalousie du passé, aussi amère peut-être que celle toute vive qui déchirait Haverdale, eût rendu sa main habile à servir sa vengeance. Plus adroit par la ruse, (il était Italien et pâlissait, tandis qu’Haverdale, suffoqué par le sang qui lui montait aux yeux, en fut presque aveuglé dans la lutte), Revalto laissa fondre ce jeune aigle ébloui contre sa rage immobile. L’Anglais reçut, en croyant le donner, le coup dont on l’a vu souffrant et terrassé après un mois de tortures qui l’avaient mis à deux pas de la tombe.

Ce scandaleux fracas produisit une crise ouverte dans la position mystérieuse encore de Fanelly et de son nouvel amant. La déclaration tout haut d’une union prochaine satisfit, à peu près, les exigences de rigorisme qui se taisent toujours au mot mariage. La société, espèce de Minotaure à gueule béante, dans laquelle il faut jeter une proie sous peine d’en être dévoré, se recula moins hostile devant la victime parée des fleurs consacrées.

Lady Alstone pourtant, comme parente, et comme mentor aveugle, ayant, il faut le dire, contribué le plus à l’égarement de sa trop jeune cousine, s’éloigna d’elle, indignée d’un dénouement que sa présomptueuse sagesse avait juré impossible. Elle remit au temps, qui aplanit toutes choses, à renouer le lien d’amitié que le rang de Fanelly et son faible pour elle ne lui conseillait pas de rompre tout-à-fait, mais que la rumeur récente jointe à sa haute estime pour lord Haverdale ne lui permettait plus de cultiver publiquement.


VI

Le message.


Lord Haverdale, de son côté, retenait tout ce qui lui restait de vie pour y enfermer la semence d’une haine qu’il pressentait immortelle, tandis que le grave et doux Bingley se mettait corps et âme entre le monde et les éclats d’une représaille encore impossible. À force de paroles, dont le résumé désespérant, il le faut ! finit par se faire un passage jusqu’à la raison d’Haverdale, il le détermina à quitter, pour le temps nécessaire au rétablissement de ses forces, des lieux remplis pour lui de tant d’affreux souvenirs.

À cette heure, Haverdale l’écoutait encore en se promenant avec lui sous une longue galerie, pour essayer de vivre tout entier comme autrefois. Le jeune lord s’arrêta silencieux, aventurant tout le poids de son corps sur son genou récemment blessé, qui fléchit sous l’épreuve.

— Oui ! partons, dit-il avec une morne résignation. La mort ne doit pas venir en boitant devant un cavalier si bien fait, si expert aux armes que le comte… ou le prince Giovano Revalto : nous saurons un jour tous ses titres à notre estime et à nos sympathies : oui, partons !

Il ne put toutefois, au moment d’un départ consenti avec tant d’effort, étouffer le souhait cruel d’écrire à Fanelly : « Une ligne, Bingley : voyez vous-même ? »

— À la bonne heure ! acquiesça Bingley, comme s’il faisait une prodigieuse concession à l’abandon pénible de ses droits d’ange gardien.

Il ne lut pas cette ligne qui allait entrer au cœur de Fanelly comme l’épée de Revalto dans les chairs de Haverdale. C’était la froide, l’épouvantable prophétie de l’avenir, l’inévitable châtiment du parjure par le parjure, enveloppé sous les plis sanglans d’un mouchoir brodé par elle autrefois, qui retenait encore quelque chose de ses doux parfums de vierge. C’était le même tissu de soie qui avait amorti l’éclat de la sonnette, insultant au triste sommeil de ce malheureux ; c’était une révélation brève, dernier éclat de cette lave brûlante qui le consumait sans se répandre.

— Votre mère me recevra donc ? dit-il quand tout fut fini »

— Comme son fils, Larry ! »

— C’est bien. Une femme en cheveux blancs, des bois sauvages, un silence de mort, voilà ce que je veux. Vous me donnez tout ce que je veux, mon ami. À la chasse ! à la chasse, Bingley : mon coup d’œil y deviendra sûr et ma main aussi, j’espère !


VII

Aimer, c’est croire.


Quand le message fut remis aux mains de Fanelly, elle respirait (que Dieu lui pardonne !) un bouquet du jeune comte ; un bouquet de fleurs, si rares dans la saison qui tue tant de fleurs, que celles-là semblaient être nées du seul amour de Revalto, de son souffle créateur pour elle ! Qu’oubliait-il pour la rendre heureuse de son choix, pour lui créer un devoir de l’aimer ?

Ainsi donc, elle ne pensait plus à Haverdale ? — À peine elle l’entrevoyait dans ses joies flottantes et lumineuses, comme un rêve décoloré dans un coin désert de son palais d’erreurs ; coin triste d’où elle se hâtait de détourner la vue, comme on retire sa main du contact imprévu de la glace, si douloureux à l’épiderme moelleux et brûlant.

D’abord, elle ouvrit lentement le message d’Haverdale qu’elle crut être une nouvelle surprise ménagée par l’ingénieux amour du comte. Peu à peu, la couleur oubliée de ce mouchoir, les fleurs brodées par elle et souillées de sang, la remplirent d’une indicible terreur ; après quoi la seule ligne ajoutée à ce reproche lugubre, entra dans la conscience de la femme infidèle. Elle pâlit et fut obligée de s’asseoir ; l’air manqua autour d’elle ; elle porta ses mains à son cœur comme si le poignard invisible d’Haverdale l’eût atteinte. Comprenant alors le frisson glacial de la blessure d’une épée, elle demeura immobile sous cette sentence vengeresse. Pour la première fois, elle se demanda ce qu’on peut devenir en apprenant que l’on n’est plus aimé ! Un abattement superstitieux succéda à l’agitation de ce cœur jusque-là si brave. Tout le passé reparut, vague et défait comme un paysage lointain à travers une pluie d’orage. Elle n’en supporta pas longtemps l’aspect désolé : le front de la coupable s’inclina vers la terre ; et elle pleura.

Elle pleura… et dès le soir même, avec la promptitude d’une femme amoureuse qui cède au désir de celui qu’elle aime, c’est-à dire au commandement de Dieu, Lady Galt donna ordre à l’homme d’affaires de sa famille de vendre toutes ses possessions en Angleterre. Revalto l’avait demandé à genoux le matin même, lorsqu’elle pleurait accablée à la fois sous l’horrible hommage d’Haverdale, et sous les fleurs de son rival adoré. Ce rival inquiet la regardait alors, épiant avec une ardente curiosité les moindres impressions, les plus secrètes pensées de Fanelly. Debout et muet devant elle, il la regardait et ne put retenir longtemps ce cri : « Tu pleures ! » qui la retira de son abîme de pénitence et fit envoler tous les mauvais présages. Revalto souffrant pour elle ! Revalto troublé de ses larmes, ô Dieu ! comme il les sécha vite sous le feu de son regard ! Ces craintes jalouses, déjà si saisissantes quand le jaloux est aimé, comme il avait l’art charmant de ne les révéler que par des caresses plus tendres, des plaintes plus passionnées et des transports plus vifs ! Leur puissance endormit donc plus profondément que jamais, le remords que l’image souffrante d’Haverdale, et sa sombre prophétie allait apprendre au cœur qui n’appartient plus qu’à Revalto.

Celui-là seul sait aimer, pensait Fanelly, qui peut dire à sa maîtresse : « pour toi je détruirais le monde ! » Croire à de telles paroles, c’est trouver tout son amour trop faible encore pour les récompenser. Fanelly y croit comme aux saintes écritures et la funèbre impression du billet s’efface, et les derniers vestiges d’un deuil importun sont brûlés par sa main, plus ferme après une de ces heures où la femme aimée ose se dire : « Où est le ciel, s’il n’est pas où je suis ! »

D’autres heures l’entraînèrent, ivre d’une félicité sans mélange ; elles naissaient et mouraient sur deux cours si également charmés ! C’était merveilleux de voir comment le comte Revalto, soumis, enchaîné par un sourire, faisait ployer aux pieds d’une timide femme étonnée de son empire, sa taille haute et superbe, son front où toute la majesté de l’homme semblait empreinte. En fallait-il plus à Fanelly pour lui faire juger sans terme une félicité à laquelle il ne manquait plus que le serment prononcé devant quatre, au lieu de deux témoins ?

Un jour, tout fut prêt pour la consécration sans éclat de ce mariage, qui ne devait être célébré dans toute sa pompe qu’en Italie, sous un soleil digne de l’éclairer. C’est à Gretna-Green que la belle héritière a consenti de se laisser conduire pour éviter l’odieux cérémonial de son union blâmée : et puis, ils partiront pour être à deux toujours.

Revalto l’a dit ! Une lettre de Rome le rappelle ; il baise et montre cette lettre qu’il fait baiser à Fanelly, fier qu’il est d’emporter son frais trésor dans sa famille et loin de la froide Angleterre.

— Nul lien, ma noble orpheline, ne vous retient plus, j’espère ?…

Elle sourit.

— Quel voyage, Revalto !

— Pour le pays des fleurs, ma bien-aimée : pour les jardins embaumés de ma villa maternelle, dont tu boiras les parfums, jaloux de te nourrir toi, leur reine. Si je retombe encore dans cette frénésie envieuse de tes premiers jours, dans cette horrible frénésie que j’ai tant expiée, Fanelly ; je te donnerai mon père pour me gronder, afin que de toi, de tes lèvres d’ange, ma Diva, je n’entende jamais que le mot pardon ! le veux-tu ?

Elle le voulut bien.

Elle ouvrit en silence le petit meuble à secret entre deux croisées, dépositaire autrefois des lettres et de l’anneau de Larry, et chargea les mains de Revalto de toutes les riches preuves qui déracinaient sa vie du sol de la Grande-Bretagne. Toute sa fortune était enfin réalisée, ses diamans scellés avec ordre et amour sous le cachet de Revalto, qu’elle lui avait dérobé la veille en souriant et dans ce but charmant.

Toute cette scène de confiance et d’abandon, fut muette, rapide comme les baisers qu’amassait Revalto sur les belles mains de son amante.


VIII

Vision.


— Cette pendule avance ! dit le lendemain soir Fanelly, car la pendule frappait huit heures, et le comte n’était pas auprès d’elle.

— Huit heures sonnent à Saint James, milady ! répondit Lawrence que milady n’interrogeait pas, et qui, tout en roulant les dentelles et les cachemires, pliant, emballant, vidant les armoires, allait, venait, préparait tout pour leur prochain départ, et suivait d’un œil pénétrant les tendres impatiences de sa maîtresse.

Durant quelques minutes, Fanelly ne voulut avoir entendu Lawrence ni Saint James, mais se retrouvant seule avec elle-même :

— Non, la pendule n’avance pas, s’avoua-t-elle en lui comparant une petite montre fort fidèle, cachée dans son corsage. Non, c’est mon cœur qui bat trop vite. Joie et torture d’attendre !

En lui donnant cette montre :

— Je suis jaloux d’elle aussi, vois-tu ! avait dit Revalto. Je te la donne, afin que quelque chose de moi te parle en mon absence, car l’absence muette est odieuse, ô ma bien-aimée. Va ! je ne laisserai jamais à cette sentinelle du temps le droit de te sonner l’heure de mon retour : je la dirai toujours avant elle.

Ces paroles couraient dans la pensée de Fanelly, car elle y répondait : « il parle ainsi le maître que je me donne ! ah ! personne ne m’aurait jamais parlé ainsi ; personne… C’est qu’il m’aime d’amour, lui ! voilà la différence ! » Et rejetant la tête en arrière pour fuir un souvenir, fidèle aussi ! elle replaça la montre sous le velours noir dont son sein était couvert. Elle bouleversa le feu, l’alimenta jusqu’à l’imprudence, sans avoir froid ; marcha pour tromper la dévorante impatience ; nomma Revalto pour se croire avec lui ; enfin espéra l’attirer des yeux à travers la fenêtre qu’atteignait un arbre en feuilles, vieux lare à verdure éternelle qui avait salué sa naissance, et semblait prétendre à la retenir dans ses bras. Planté dans l’avant-cour splendide bordée d’une grille imposante, l’arbre échevelé montait jusqu’à l’ogive aux longs rideaux pourpres où se montrait et disparaissait de minute en minute Fanelly qui ne se posait nulle part. Les croisées du rez-de-chaussée, ouvertes sur ces tranchées pleines de fleurs qui bordent les riches maisons de Londres, répandaient leurs vives lumières sur le trottoir qu’elles montraient désert, tandis que la pendule allait toujours et battait, inflexible, contre le lambris doré de cette chambre mortellement solitaire.

La noble maison de Galt, dont Fanelly restait l’unique maîtresse, était encore remplie de ses anciens serviteurs. La jeune millionnaire avait déclaré ne pas vouloir se séparer de ceux qui consentiraient à la suivre dans sa nouvelle patrie. Ils usaient leur deuil sans oser se plaindre du bouleversement imprévu qui les emmenaient en pays étranger. Tous adoraient leur généreuse lady ; tous aspiraient à composer sa maison, quelque part qu’elle allât s’établir. Tous ne parlaient que bien bas de l’événement tragique jugé tout haut et sans appel seulement dans l’atmosphère du scandale et du grand monde, où Fanelly Galt se sentait détrônée sans retour.

L’architecture bizarre et sévère de l’hôtel dominait un vaste square dans le quartier Saint-James. La vue de Fanelly s’y perdait à cette heure sur les dalles où couraient d’humbles voitures, et des équipages somptueux, éclairés comme l’antichambre d’un bal. Ces lueurs rapides qui fendaient le brouillard, en indiquaient l’étendue flottante, pareille à la blancheur matte de l’opale. Toutes passaient, ranimant, puis décevant le cœur tourmenté de Fanelly.

— Oh ! que l’Italie sera charmante à voir avec ses enchantemens qu’il raconte si bien ! l’Italie avec ses palais blancs, ses terrasses en fleurs et son soleil de feu qui a fait son ame à lui ! une ame qui comprend l’amour éternel et le donne ! l’Italie avec ses barcaroles, ses bois d’orangers qu’il me destine tous ! Mon Dieu ! quand serons-nous dans la belle Italie ? car, n’est-ce pas une erreur bien enfantine que cette religion du berceau tant chantée par ceux même qui se hâtent de le fuir ? Qu’y a-t-il ici pour moi ? Qu’est-ce qui aura jamais le pouvoir de me faire regretter l’Angleterre ? Ah ! mon Dieu, rien…

Et deux ruisseaux de larmes, qu’elle ne sentait pas couler, démentirent cette apostasie dont l’amour seul peut inspirer l’audace. Sous sa voix qui niait le culte trop vrai pour lui plaire alors, une voix plus profonde murmurait : « Menteuse ! c’est l’ouragan lointain qui t’abat, car, tu le devines, si tu attendais le calme, tu serais forte. »

Une question toute simple de Lawrence brisa pour un moment le cours de ses félicités tremblantes et la replaça subitement dans le passé. Peut-on se persuader que le passé soit quelquefois si loin d’une femme de dix-huit ans ? Cette question naturelle entra comme un reproche brusque dans l’espèce de délire où vivait Fanelly.

— Milady garde-t-elle à part cette agraffe pour le voyage ? demanda doucement Lawrence ; qui rentrait tenant dans sa main un bijou naguère adoré de sa maîtresse. Milady ne trouve-t-elle pas ce bijou plus solide et plus uni que le riche portrait porté maintenant par milady ?

Favelly prit silencieusement l’agraffe et se sentit rougir jusque dans l’ame devant sa servante : c’était le portrait de sa mère ; elle l’avait oublié au fond d’un tiroir ! Son regard honteux et fier ne rencontra pas le regard affectionné de Lawrence dont les yeux, sans reproche, étaient involontairement fixés sur le portrait du comte italien. Elle le contemplait avec tristesse, il faut le dire, somptueusement orné des diamans de l’héritière, brillant dans les îlots rattachés de son écharpe noire. Un sentiment d’inexprimable pudeur traversa la passion de Fanelly, qui, après avoir fait ruisseler comme un voile sa chevelure sur ses tempes fiévreuses, échangea vivement les portraits. La mère reprit son rang dans le deuil profané de sa fille ; l’image du comte fut posée sur le marbre de la cheminée. Cet éclair de piété filiale fut douloureux et rapide ; trop rapide pour qu’elle s’en rendit compte, il n’échappa point à Lawrence, qui s’éloigna par respect, par pitié, peut-être ; car la rougeur et la pâleur successives de sa maîtresse avaient frappé son intelligence. Il est certain que le message d’Haverdale venait de rentrer au cœur de Fanelly à la vue de cette image cachée depuis son parjure.

Un accablement irrésistible succéda par degrés à cette humiliation muette et la plongea dans un demi-sommeil, phénomène pareil à la torpeur qui précède l’orage, quand la nature s’immobilise et s’endort pour s’éveiller par un coup de tonnerre.

Cette vie d’étonnement et de lutte, le tumulte intérieur d’un départ précipité, ce mariage à la hâte et dans l’ombre consenti pour le lendemain, le tourbillon qui l’avait roulée au bord de cette destinée inconnue, abattait enfin les nerfs délicats de Fanelly : l’assoupissement de la fièvre suspendit ses idées. Elle glissa dans un fauteuil contre l’embrâsure de la fenêtre, où elle restait obstinément attentive, et sa tête tournée vers le ciel se remplit de rêves étranges : dans cette vision, le roulement rapide et bien connu de la voiture de Revalto se faisait entendre au loin ; puis jusqu’au seuil, puis s’éloignait de nouveau comme pour égarer l’ame anxieuse de Fanelly. Tout à coup, son rêve lui fait voir Revalto s’élançant chez elle, et pour la première fois sans se faire annoncer : « Te voilà ! » crie-t-elle d’une voix étouffée par la joie. Mais, lui-même, au lieu de l’aborder avec empressement, se range dans l’angle le plus obscur de la salle et s’y tient immobile, fixant sur elle ses yeux plus grands, plus noirs qu’elle ne les a jamais vus, luisant jusqu’à l’éclat du feu, grandissant toujours pour contenir leur flamme sombre.

— Est-ce que vous pleurez, mon Revalto ? demande-t-elle avec une pitié craintive.

— Il faut partir ! répond-il d’un ton de trouble et de précipitation extraordinaire.

— Partir ! ce soir, Revalto ?

— À l’heure même.

— Tu m’éprouves ; et pourquoi ?

— Pas de question, le temps manque ; une heure de plus dans Londres, vous me perdez sans retour.

— Te perdre, grand Dieu !

Un valet italien, du nom de Calpetti, qu’elle a vu suivant partout son maître, lui paraît franchir le vestibule, tandis que, dormant toujours, elle prête une oreille effrayée aux paroles basses qu’ils échangent entre eux : Mais elle ne saisit que ces dernières du comte : « Les chevaux à ma voiture, et le mien toujours prêt à partir. »

Le valet a disparu.

— Dors ! dors ! dit le comte à Fanelly ; trop faible pour l’unir à ma fortune, dors, et adieu ! je partirai seul.

— Seul ! mais le mariage, mais ma couronne de fiancée ? Mais ma vie ?

— Je partirai seul !

Il y avait tant de désespoir pour elle dans ces mots : « Je partirai seul, » qu’ils produisirent un effet magique sur son ame défaillante. La réalité n’eût pas eu plus d’ordre et de clarté que ce rêve, ni plus de puissance sur sa volonté de dévouement.

Après quelques secondes d’une angoisse qui la déchire, elle s’approche de Revalto en lui tendant les mains, n’essayant plus l’impossible tâche de lui résister :

— Prends-moi ! murmure-t-elle avec une profonde soumission. Mais, aux yeux des autres, ce sera donc un enlèvement ?

— Enlève-t-on sa femme ? n’es-tu pas la mienne ? viens donc !

— Viens donc ! viens donc ! répéte-t-elle à son tour, croyant l’entraîner vers la porte, dans l’effroi de lui nuire en restant davantage. Il l’enlace fortement dans ses bras, tandis qu’elle entend son cœur battre avec impatience contre le sien.

— Calpetti nous suivra seul, disait la vision. Calpetti est un valet fidèle. Tout ce que je possède est dans ma voiture, avec ton or, tes billets, tes diamans, si peu nécessaire pour te parer, ô ma beauté ! Donne aussi ce portrait, donne tout, et suis-moi.

— Revalto ! s’écrie-t-elle dans le dernier effort de la résistance ; parle ! es-tu menacé, instruis-moi ?…

— Le temps vole, insensée ! et tu veux me perdre par ta curiosité de femme ! »

Elle n’ouvrit plus les lèvres. Une expression rigide, un pli formé par la colère sur ce beau front qui l’intimide, un mouvement hautain d’épaule venait de donner à l’amant l’aspect d’un maître. Elle sentit qu’il était le sien ; le silence l’oppressait pourtant ; mais, même en rêve, et toute puissante qu’elle se voulait sur sa plus forte moitié, Fanelly était Anglaise, douée d’une propension touchante à l’obéissance. Elle lui montre l’appartement bouleversé pour le départ et s’efforce de sourire :

— Emmenons Lawrence, dit-elle suppliante ; ah ! tu me dois ma Lawrence, elle m’a reçue au monde.

— Pas de Lawrence, ou je pars seul.

Alors, par un retour subit, il tombe à genoux devant elle avec les marques d’une adoration sainte, qui relève sa maîtresse au ciel, d’où elle se sentait tomber. C’en est fait, elle pose avec abandon la main sur cette tête si chère sans parler d’abord ; puis, l’inondant de ses regards rayonnans de courage :

— À présent, dit-elle avec une joie fatale, je le mérite, ce ciel où tu m’emportes. Ô Revalto ! qu’un devoir rempli rend heureuse ! Adieu, ma maison, mon pays, et vos tombes à tous… Fanelly Galt, comtesse de Revalto, quitte pour toujours l’Angleterre. »

Des sanglots lui répondent : ce sont les siens, qui ne l’éveillent pas. La voix du rêve disait :

— Paix ! cette fenêtre n’est qu’à hauteur d’homme ; elle ouvre sur un champ désert ; l’issue est à nous, et voici Calpetti sur son cheval, prêt à fuir.

La tête de Calpetti à cheval, s’avance en effet dans une chambre basse, où Fanelly rêvait d’être alors. Sur un signe compris de son maître, Fanelly, qui ne parle plus, est enlevée des bras du comte. Calpetti la reçoit dans les siens, l’assied demi morte sur le cheval qu’il a quitté pour un autre, et l’impétueux Revalto se jette auprès d’elle, plus léger que le vent qui les emporte dans l’espace. Ils quittent brusquement les chemins habités, pour se perdre dans des sentiers de traverse parmi de vastes champs, dont quelques troupeaux épars animent seuls l’étendue. Les milles après les milles sont franchis sans que le silence de cette route mystérieuse soit rompu ; ils semblent voyager dans l’air. Leur double poids ne fait, on le dirait, qu’exciter, en l’irritant, la vitesse de l’animal enfiévré qui les enlève ; le comte serre à tel point contre lui sa frêle épouse, qu’il ne fait qu’un corps avec elle, dont le souffle menace à tout coup de s’éteindre.

— Arrête-moi ! s’efforce-t-elle de crier plusieurs fois.

Mais ce son faible meurt comme un sifflement d’oiseau dans le bruit des feuilles qui jonchent leur route. Les prés, les collines, les ruisseaux, les ravins, tout fuit derrière eux, tout recule et s’enfonce à perte de vue, quand tout à coup le cheval, qui a bronché, suspend l’indescriptible élan soutenu comme par magie, et s’arrête pour reprendre haleine ou mourir.

Fanelly, haletante, penche sa tête sur celle de l’animal immobile, et pleure comme une enfant effrayée. Une soirée sereine et fraîche termine un des plus beaux jours du chaud printemps. Les voyageurs ont atteint les bords d’un vaste parc devant lequel s’ouvre la perspective la plus imposante. Ce parc est celui de Claudia, qu’elle a beaucoup aimée. Le soleil tombe au loin dans la mer ; la nature apparaît sublime dans son repos rêveur.

Revalto, descendu seul d’abord, et respirant après avoir regardé de tous les côtés, se retourne vers Fanelly vivante à peine :

— Ces paysages ne vous enchantent-ils pas, ma femme ? dit-il en les lui décrivant avec l’enthousiasme qui l’a tant de fois ravie, et qui pour lors l’étonne.

Cette quiétude, recouvrée en si peu d’instans, ce facile pouvoir de poétiser après une scène si brisante pour tous deux, la frappe de surprise.

— Où sommes-nous ? demande-t-elle, ô mon bien-aimé n’es-tu pas fatigué comme moi ?

— Ta gracieuse faiblesse est charmante, dit-il. Viens, chère fille ; notre cheval est épuisé, nous avons bien acheté comme lui le droit de nous reposer sous ces arbres où Calpetti va nous rejoindre.

Durant ce rêve profond, livrée tout entière à la volonté de l’époux de son choix, Fanelly n’était-elle pas la plus confiante, la plus heureuse des femmes ? elle voulait l’être au moins ! Son ame éveillée seulement à l’amour, n’admettait pas que, protégée par le courage et les regards du seul être qui l’aimât alors au monde, sa sécurité pût être troublée, ni sa foi distraite. Elle s’indigna surtout de frissonner d’un fantôme obsédant et posé devant elle au milieu du chemin désert sous la figure morne et triste du jeune lord Haverdale, lui montrant d’une main obstinée et cruelle, cette ligne menaçante, ce mouchoir sanglant tout récemment jetés par elle, aux flammes qui les ont dévorés.

— Vous avez aperçu quelque chose, madame ? lui demande le comte en la voyant pâlir et se détourner.

— Toutes mes bénédictions sur toi, Revalto ! répond-elle avec une angélique abnégation.

— Alors, viens ! dit-il en l’étreignant pour la poser à terre et la poussant impérieusement vers le parc où Fanelly tremble de rentrer.

— Tu m’as poussée, Revalto ! lui répond-elle avec un doux reproche.

— Quelle erreur, enfant ! répond-il à son tour l’étreignant plus fort pour la faire avancer.

— Oh ! tu m’as poussée, Revalto ! et elle se retourne, et elle a peur. Revalto, changé, semble sortir, par dégrés, d’un déguisement fantastique. Il parle : le charme de sa voix est rompu ; il la regarde : son regard est de fer ; Fanelly stupéfaite voit tomber chaque prestige dont l’éclat effacé ne laisse à ce jeune homme qu’une beauté farouche, des manières insoucieuses, et l’ironie du dédain. À tout ce qu’elle essaie d’articuler d’étonnement et de douleur, il ne répond que par un déluge de paroles qu’elle n’entend plus, puis, par un éclat de rire dont son cœur est près de se rompre. Cette transformation, jeu railleur de l’affreux cauchemar, l’épouvante et l’éveille à demi. Ses mains se croisent fortement sur sa poitrine qu’elles compriment, et cette souffrance, qu’elle sent n’être qu’une erreur, lui fait balbutier avec effort :

— Si je pouvais m’éveiller !

Mais le silence qui suit n’est qu’un plus grand supplice. Elle voit s’éloigner Revalto qui fuit seul sur le cheval ranimé ; elle le regarde, sans souffle pour le rappeler, sans force pour le suivre, sans pensée distincte pour le comprendre, comme si un coup de hache eût fait éclater sa raison.

À ce moment, tout s’efface. L’intérieur d’une triste maison inconnue lui apparaît : Claudia l’y a conduite, la pitié l’y a recueillie, et sa mère est devant elle, sa mère est vivante ! non plus affectueuse, sereine et caressante comme autrefois ; mais austère, irritée, inexorable, juste. Elle revient ; hélas ! Fanelly n’ose se demander d’où elle revient si pâle, si hostile, si solennelle dans les paroles basses et distinctes qu’elle adresse au jeune lord Haverdale. Ces paroles lentement articulées dénoncent l’adultère à l’époux indignement trahi, car lord Haverdale est son époux dans ce nouveau songe où tout a changé de face. Debout, adossé contre une muraille nue, les bras pendans et le désespoir dans les yeux, il écoute la mère accusatrice de sa fille et semble près de mourir d’étonnement et d’horreur. Fidèle à son amour d’enfance, il ignorait encore la honte de sa femme ; et la tombe se rouvrait pour la lui découvrir. Fanelly, sur un lit de souffrance, au bord duquel sa mère est assise, joint ses mains pour obtenir le silence béni, l’indulgent silence d’une mère pour son enfant coupable. Elle s’efforce, non de parler, sa voix est éteinte, mais d’agiter ses lèvres suppliantes sans pouvoir faire taire cette voix égale, obstinée, inflexible, qui la révèle toute à l’homme qu’elle sent aimer alors mieux que jamais, et qui ne lui jette plus même le regard du mépris.

— Parlez, ma mère ! disait lord Haverdale. Celle que j’idolâtrais n’avait rien en elle pour me croire. Il n’y a plus sur la terre une bouche pour vous démentir, car vous êtes la vérité. Moi, je crois la vérité. Vous êtes le jugement dernier contre cette femme qui nous a tous déshonorés. »

— Vous êtes la vérité ! crie à son tour Fanelly pensant s’évanouir. Puis, elle tombe de son lit aux pieds de sa mère, dont elle ne retrouve plus que les cendres.


IX

Farewel ! Farewel !


Les coups précipités du marteau de cuivre retentirent sur la porte de l’hôtel ; la sonnette y mêla ses tintemens impérieux et dispersa les terreurs du cauchemar. Fanelly s’éveilla ; mais une lourdeur de tête insurmontable et l’engourdissement léthargique, suite d’un pareil sommeil, la retinrent à sa place. Dix heures tombèrent sur le timbre ; un tison à demi-consumé roula en dehors de l’âtre, et la superstition, chère aux femmes, veut qu’il annonce une présence aimée. Fanelly se ranima de cet incident puéril, et regarda brûler avec joie le tapis qu’il incendiait.

Si le songe qui vient d’injurier Revalto lui retire la force de s’élancer vers lui, si ses bras languissans retombent sur ses genoux sans pouvoir s’ouvrir, quel regard elle envoie au-devant de sa présence ! Comme il implore l’asile de ce grand cœur où va se réfugier le sien ! Innocente ou coupable, il ne l’accuse pas, lui ! Quel empressement elle devine dans l’approche rapide de ses pas ; comme elle les écoute et les compte frissonnante ; comme elle croit au pardon de Dieu !

— Milady reçoit-elle ? demande Lawrence troublée, annonçant et suivant à la fois lady Claudia Alstone qui la précède.

— Quel besoin que tu m’annonces, repart l’impétueuse Claudia. Lady Galt est seule, j’en suis sûre, et visible en tous temps pour moi ; laisse-nous, Lawrence. Je suis majeure depuis plus longtemps que ta maîtresse et je l’aime trop pour qu’elle me craigne. Cousine ! es-tu mariée ? poursuit-elle sans préambule, sans attendre le moins du monde que Fanelly soit remise de l’étonnement de sa présence.

Claudia n’a jamais rien attendu. Elle revient comme elle s’en est allée, par l’élan irrésistible d’une émotion véhémente. La conviction la ramène comme elle l’a fait fuir, il y a trois mois. Dans l’humeur protégeante où elle se retrouve alors, la flotte navale du roi réunie au parlement ne l’empêcherait pas d’arriver jusqu’à sa cousine, qu’elle aime au fond, car Claudia n’est pas méchante, elle est frivole. Sa tête est embrâsée de nouveau du besoin de la sauver, s’il est temps ; de l’emporter encore une fois loin de Londres, ne se rappelant qu’avec la plus sincère admiration d’elle-même, le sacrifice qu’elle lui a fait naguère d’aller s’engloutir avec elle, durant un mois, au fond d’un château désert, dont les chasseurs peuvent seuls apprécier le parc immense et les grands bois qui l’entourent.

Claudia est pétrie de cet orgueil content qui se couronne des fautes dont il est la cause, et qui délivre du repentir des actions irréfléchies, quelque suite déplorable qu’elles puissent avoir. Il ne lui est pas une seule fois venu dans l’esprit de regretter la présentation imprudente d’un trop beau jeune homme à sa trop belle cousine, au milieu du triste étourdissement de son indépendance précoce et de l’absence de lord Haverdale. Lady Alstone, dans le solide amour de sa liberté, dans la fière possession d’une réputation sans tache, périrait plutôt que de reconnaître avoir, innocemment sans doute, mais étourdiment, ouvert un chemin à l’inconstance de l’amour, qu’elle a toujours ignoré. Un grand mariage était résolu : donc, il devait avoir lieu ; lady Galt était fiancée au fils d’un ambassadeur Anglais, donc tous les hommes de l’univers n’existaient plus pour elle. D’ailleurs, est-ce qu’une Anglaise peut remarquer sérieusement un Italien ? Que pouvait donc en faire sa cousine, sinon un partner au bal ? Est-ce qu’on reçoit à Londres un Italien pour autre chose que pour chanter ou pour improviser des vers ? Or, s’il avait plû à sa cousine de descendre des hauteurs de la première aristocratie du monde et d’une liberté splendide, pour s’en aller être princesse chez un peuple esclave, sa cousine avait perdu le sens, et le terrible cri : honte ! honte ! sorti contre elle du sein de toutes les familles, l’en avait punie assez sévèrement. Son ressentiment à elle venait d’être mené aussi loin que possible. Peut-être se l’était-elle promis éternel ; il fallait donc une cause bien extraordinaire, bien alarmante pour la faire accourir avec quelque chose de l’empressement d’une mère au-devant de la coupable condamnée et fuie avec tout l’éclat dont se revêtait ses blâmes ou ses approbations.

En revoyant Fanelly pâle et seule, charmante du saisissement auquel son retour avait en effet quelque part, toutes ses sympathies achevèrent de se réveiller comme si elle voyait, entre elles deux le double fantôme de leur enfance. Elle reconquit d’un coup-d’œil ravi tous les triomphes du riant pensionnat, où son air affairé et ses ordres péremptoires, toujours pour la bonne cause, l’avait fait surnommer le Héraut d’Armes de la Vierge.

Saisissant vivement dans ses deux mains la tête blonde de sa cousine, elle la couvrit de baisers sincères ; puis, l’entraînant vers la cheminée, sous la lumière d’un candelabre, elle contempla ce divin visage avec un rire où il y avait une ondée de pleurs. Ces pleurs firent éclater franchement les sanglots de Fanelly tombée dans ses bras, et cette étreinte fut régénérante. La présence d’une femme pure, honorée, qui l’avait connue innocente et qui la cherchait sans colère, ramenait un peu d’air respirable autour d’elle. On dit que les femmes se haïssent ; pour partager cette croyance de quelques esprits, d’ailleurs pleins de lumière, il faut n’avoir pas vu se regarder deux femmes tristes, loin du monde qui les encense et les divise.

— Es-tu mariée ? recommença plus inquiète lady Alstone en essuyant du même mouchoir ses larmes et celle de sa parente.

Avant de répondre à cette question pressante qui lui causait au cœur un certain soulagement, Fanelly, rendue à sa grâce caressante, parcourait, pour le ressaisir aussi tout entier, l’aspect vraiment aimable de Claudia. Claudia comprit que son regard lui disait :

— Que tu es belle !

Et Claudia l’embrassa de bon cœur. En effet, brillante et pompeuse, lady Alstone sortait du grand monde où elle passait sa vie. Son front ouvert y affrontait la foule, de façon à prouver qu’elle n’en avait pas subi les dangers. Sa parure était royale ; ses bras nus chargés de bracelets de prix, sa tête couronnée de plumes et de diamans. L’énorme bouquet que, par distraction, elle froissait avec son éventail, avait jonché le parquet d’héliotropes et de violettes de Parme. Tout dénotait que son bien-être ordinaire venait d’être traversé par une grande agitation.

— Écoute, Fanelly ! ne parlons pas du passé ; moi, je ne suis pas ton juge, vois-tu. Je t’ai aimée petite, je t’aime encore, voilà tout. À ton âge de fiancée, on change, on se trompe, le monde blâme ; c’est fait. Mais, au nom de Dieu, dis-moi où en sont les choses ; si tu es comtesse, duchesse, princesse de Revalto, si tu as porté jusques-là ton droit d’émancipation, il devient inutile de te dire que l’Italien, noble ou non, est un homme abominable ; pourtant j’étouffe d’envie de te l’apprendre. Parle donc la première afin que je sache si l’espoir est encore possible pour toi. Es-tu bien sûre que tu ne sois pas mariée ?

Fanelly attesta que non, mais par un signe de tête seulement, car trouver un mot à répondre aux étranges paroles de Claudia lui était tout à fait impossible.

— Tu n’es pas mariée, Fanelly ? tu le jures ?

Fanelly leva la main pour l’attester.

— Alors, louons Dieu, mon amour, embrassons-nous, chantons le God save the King !

— Je le serai demain ! cria Fanelly, retrouvant la voix pour protester contre cette joie blessante.

— Jamais, si tu m’écoutes. Ah ! cousine ! tu es la plus heureuse fille de l’Angleterre. Le ciel m’envoie pour barrer le précipice ouvert devant toi, et tu n’y tomberas pas. Je t’emporterais plutôt au sommet des Cordillières, à travers les vaisseaux armés de mon mari. Prends en ma parole : il vaudrait mieux te confier en pleine mer, sur une barque grande comme une coquille de noix, t’en aller à l’aventure comme un nouveau Moïse, que d’entrer dans le carosse insolent de cet homme ; car son carosse n’est pas à lui, ma belle. Rien de ce qu’il a, rien de ce qu’il donne, rien de ce qu’il promet n’est à lui ; il n’a rien que son audace et sa déloyauté ! Laisse-moi dire !… Le portrait que je vois là, surchargé de diamans, tu l’as reçu comme un gage de sa munificence, n’est-ce pas ? eh bien, ces diamans sont faux, cousine.

— Ce sont les miens, s’écria Fanelly, brûlant de justifier Revalto. Grand Dieu ! mais ce sont les plus beaux que j’ai consacrés à cet usage, et que, malgré sa résistance, il a bien voulu…

— Prendre, pour en réaliser la valeur. Ceux-là sont faux, te dis-je. Je tiens ce fait du lapidaire Backs, dans Regent-Street. Il me l’a dit lui-même avec vingt preuves honteuses des embarras de fortune de ce joueur effréné. Lord Bingley, le patient ami d’Haverdale, fidèle comme un Terre-Neuve, alerte comme le vent, a découvert toutes les subtilités du faux prince ou du prince indigne de l’être, qu’importe ? C’est Bingley qui vient de m’apprendre qu’on est à sa poursuite ; que le coroner a fait envahir ce matin son hôtel, plein de serviteurs anglais consternés, vide de toutes les brillantes superfluités dont il l’avait encombré pour éblouir nos jeunes lions pris aux réseaux dorés du chasseur de dupes. Il n’en est pas un qui n’y laisse un peu de sa crinière. Ce qu’il a perdu l’autre nuit passe pour une somme fabuleuse ; moitié comptant, moitié sur parole. Cette parole, où court-elle à cette heure ? l’Océan ou les grands chemins ? on ne sait ; il a été impossible de le découvrir aujourd’hui dans Londres. Notre frayeur était que, mariée et partie, nous n’arrivassions trop tard pour t’éclairer toi-même : juge de ma joie !… Eh bien ? qu’est-ce que tu as donc ? Mon Dieu ! cousine, est-ce que je te fais mal, mon pauvre amour ?

Fanelly avait perdu connaissance. Claudia, parlant avec action, ne s’en aperçut qu’en la voyant chanceler, couverte d’une pâleur mortelle. Aussi étonnée que si elle n’eût rien fait pour amener cet événement, elle l’enleva comme un oiseau, en appelant à grands cris Lawrence, qui, voyant sa maîtresse en cet état, faillit à s’évanouir elle-même.

— Ah ! mais non ! pas vous, ma petite ; attendez du moins ; j’attends bien, moi ! dit lady Alstone effarée, poussant Lawrence, l’excitant au courage, coupant les lacets, cassant la chaîne de la montre qui serrait le cou de cygne, dont les veines se gonflaient à se rompre.

— J’ai du malheur, Lawrence, j’ai vraiment du malheur ! répétait Claudia. Moi qui venais pour lui faire tant de bien. Mais, sur ma parole, je ne la quitte plus ; d’ailleurs, ce premier étonnement passé, elle n’aura que des grâces à rendre à Dieu, et à moi !

Revenue par degrés de l’étouffement qui avait suspendu sa vie, lady Galt regarda tour à tour Lawrence et Claudia, sans se ressouvenir d’abord de son dernier cauchemar éveillé, ou le confondant avec l’autre, dont elle croyait sortir pour la seconde fois. Elle prit affectueusement les mains de sa cousine, et lui dit :

— Je fais des rêves affreux. Demain Claudia, je serai plus tranquille sous la protection éternelle de Revalto…… qui vient bien tard aujourd’hui !

Lawrence entendant marcher dans le vestibule, souleva la portière et vit le page, portant, sur un plateau d’argent, un message trempé des mêmes parfums que ceux qu’il avait accoutumé de monter à sa maîtresse. L’anxiété de Fanelly s’éclaira d’un sourire. Les parfums reconnus, le cachet à la devise anglaise inventée à deux, lui rendirent un éclair de sérénité.

Restée seule avec Claudia, qui bondissait de curiosité, elle l’illumina d’un prompt regard de triomphe, le dernier qui dût animer ses yeux. Puis, ayant parcouru la lettre comme une question de vie ou de mort, elle poussa ce cri des enfans perdus :

— Ma mère ! ma mère !

Et se cacha le visage avec désespoir.


Farewel ! Farewel !


« Dans l’impuissance où je suis de me traduire à toi, divine enfant qu’il faut fuir, je te renvoie au sublime Farewel de Byron, qui a noyé tes beaux yeux de tant de larmes, alors que tu m’aidais à le comprendre, comme une prophétie peut-être ! La profonde amertume du poète fera couler dans ton ame celle dont la mienne est abreuvée. Plus malheureux que lui, plus environné d’appréhension et de mystère, je me détourne aussi de mon étoile d’amour pour me jeter aux sentiers de l’incertitude et de l’exil. »

» Le démon des voyages m’enveloppe dans ses ailes d’aigle. L’insolente Albion vient d’insulter à ma dignité d’homme : elle a voulu poser sa main sur moi par un de ses vulgaires agens que j’ai foulé aux pieds. Ne pouvant l’exterminer tout entière, je pars pour lui porter un coup dont elle saignera longtemps, j’espère ! Tu n’en seras pas atteinte, ô Fanelly ! tu es plus haut que ton pays sauvage, tu es entre la terre et les cieux, ange de l’avenir, suivant d’un long regard le banni dans les déserts arides de son trajet mortel. »


» Je quitte avec dédain l’Angleterre, où je ne laisse que toi de généreux et de pur. Ta froide patrie a chassé dans Byron le flambeau de la pensée, elle chasse en moi le génie de l’indépendance et de l’orgueil. Oui, je suis orgueilleux : j’ai été aimé de toi. »


» Une grande pensée m’élève et me soutient en fuyant. Qu’elle te soutienne et t’élève, ô ma Béatrice ! Nous étions tous les deux à la porte du ciel : eussions-nous vécu longtemps de cette vie, ce n’eût été que pour attendre l’éternité promise aux vrais amours : eh bien ! nous l’attendrons séparés, et nous nous rejoindrons au rendez-vous céleste que les orages d’un mauvais monde ne pourront plus troubler. »


» Reste, reste au rivage ! la femme est trop faible pour suivre un tel essor : l’Océan avide serait envieux d’une perle si rare, il me la déroberait pour l’engloutir dans son sein. Je la détache courageusement de ma couronne épineuse. Le trône de la femme est le foyer ; sa force, ce sont ses larmes ; ses richesses, l’attente et la prière : attends et prie, ô femme modeste ! Que t’importe la fortune à toi qui renferme le ciel dans ton sein : « Farewell ! Farewell ! »


Cette lettre était l’éclat de rire du rêve de Fanelly. Claudia faillit étouffer de rage en apprenant que l’aventurier emportait à la fois le repos, la réputation et les biens de lady Galt. Le désastre était accompli, l’ange de la destruction avait passé sur son toit, et la fiancée d’Haverdale en demeura foudroyée.


X

La rencontre.


À l’heure où tout est mystère dans la campagne, où tout ce qui l’habite est porté à des impressions graves, un parc solitaire en apparence, déja presque voilé par le crépuscule, n’était pas entièrement désert. Des chasseurs le parcouraient, tandis qu’un accident de route venait de forcer, tout auprès, deux femmes à descendre de leur voiture.

Le postillon travaillait ardemment à pousser la roue endommagée pour amener l’équipage au petit pas des chevaux, jusqu’à la grande allée d’ormes du château féodal, qui par bonheur était le terme du voyage.

Durant ce temps, l’un des serviteurs de la suite des dames les aidait à gagner leur demeure par la petite porte du parc, dont il avait la clé sur lui. Or, ce parc attenait aux propriétés plus humbles de sir Bingley. Claudia le savait de retour auprès de lord Haverdale, son hôte convalescent, qui ne supportait les délices espérés de la chasse qu’avec le secours des voyages inquisitifs que l’infatigable Bingley consentait de faire chaque semaine à Londres.

Qui saura jamais l’espérance charitable, le plan réparateur, l’ardente diplomatie de femme fermentant alors sous le front bouillonnant de lady Alstone ? Car c’est encore lady Alstone qui soutient d’un bras ferme Fanelly silencieusement soumise au zèle agité de sa parente, qu’on aura sûrement reconnue à la petite porte du parc, où lady Galt est de retour avec elle.

Parmi les arbres moins touffus des sentiers tracés qu’elles suivaient alors, un homme apparut tout à coup. Il s’arrêta d’un mouvement si marqué qu’il fit lever de son côté la tête languissante de Fanelly. L’ombre de cet homme se projetait jusqu’à elle par le reflet encore rouge de l’horison sur lequel se découpait cette apparition, sombre comme une silhouette. Fanelly fut saisie d’épouvante, et dans la volonté de fuir le chasseur redoutable qu’elle venait de reconnaître, elle glissa sur la mousse humide et s’agenouilla sans tenter d’aller plus loin. Claudia se précipita vers elle.

— J’ai tout mérité ! je ne peux tout supporter, dit-elle éperdue à l’oreille de Claudia ; il y a une dette de sang entre Larry et moi. Je l’ai volé honteusement de tout son bonheur et j’ai jeté mon larcin dans la mer. Il aurait bien le droit de me tuer !… Mais je suis tuée ; Dieu m’achève !… Emmène-moi, cousine ; il ne fait pas assez nuit pour me cacher. Tâche qu’il ne me reconnaisse plus !

Haverdale, qui se soutenait tremblant sur son fusil, et qui, sans en croire ses yeux, contemplait cette pâle ressemblance de lady Galt, ne put retenir un cri sauvage de colère ou d’horreur qui perça l’ame de la fière coupable. Son corps défaillant s’affaissa, ses beaux traits s’immobilisèrent et se couvrirent de la blancheur de la mort.

— Pensez-vous qu’elle respire ? dit lord Haverdale en suivant Bingley qui les avait rejoint et qui cachait sur son épaule la figure de Fanelly presque morte.

Bingley, haletant sous le poids de la jeune femme évanouie, ne répondit pas ; il se dirigea vers la maison où il la remit aux soins de sa cousine et des femmes éplorées.

Le même soir, Haverdale qui ne voulait ni revoir Fanelly ni passer la nuit dans son voisinage, partit après avoir adressé cette courte prière à Bingley en se penchant vers lui du haut de son cheval :

— Puisqu’il est écrit, Bingley, que vous recevrez tous les contre-coups de ma destinée, veillez sur cette femme qui me reste odieuse, bien que j’en sois trop vengé. Ne la quittez que guérie ; après, venez me rejoindre en France près de mon père où je vais vous attendre. Là, j’aurai besoin de vous, Bingley ! Mais en France, comme partout, jurez-moi dès aujourd’hui que vous ne me rappellerez jamais le nom que je vais effacer de ma vie.

— Je ne vous le rappellerai jamais, répondit laconiquement Bingley, en lui serrant la main.


XI

Voyage à Paris.


Comme deux vrais Anglais, Haverdale et Bingley, en se revoyant, n’avaient pas échangé une parole relative au douloureux souvenir de Fanelly. Ils étendirent comme à l’envi sur le passé un voile froid et impénétrable, dont chacun tenait les coins fortement serrés, sans qu’il prît à l’un d’eux la dangereuse fantaisie de le soulever ; puis ils portèrent silencieusement ensemble cet holocauste de misères.

Mais Paris, ses prestiges, ses fracas, ses séductions, ses fortunes et ses crimes ne purent ramener un signe vivant d’intérêt dans les jours pétrifiés du jeune lord. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, le blessait comme un dard. Sa mémoire incendiée n’avait plus un écho d’autrefois. L’ennui, partout l’invisible et dévorant ennui serpentait autour de sa jeunesse opulente ; partout une haleine desséchante soufflait dans l’air où passait Haverdale ; ce poison flétrissait d’avance toutes les fleurs de sa vie, écrasait son avenir entier sous son amertume désespérante, et ce devait être toujours ainsi, car il avait cessé de croire.

Bingley attendait en vain après cet autre avenir, tracé pendant la fièvre et le délire de l’orgueil jaloux. Ce plan n’avait pu ni germer ni éclore. L’ame était trop vierge. Comme la veuve indienne, elle s’était étendue sur le bûcher pour s’en aller sans souillure. La beauté de lord Haverdale se consumait enveloppée d’un suaire. Les femmes le regardaient avec étonnement, car ses yeux à lui n’avaient plus de regard ; il ne voyait plus une femme que comme un portrait railleur de Fanelly, et il le haïssait comme une ruse. Bingley, pourtant, le traînait partout, ou se laissait traîner par lui tandis qu’il assistait presque sans le savoir à toutes les solennités de la vie, aux spectacles de toutes sortes, aux bals, aux courses bruyantes et illuminées de la grande nation. À l’aide de ses chevaux, de son riche équipage et de Bingley, il paraissait se précipiter pour être heureux et pour tout voir ; et l’on demandait en le regardant passer : Quel est celui-là ?

— Celui-là, c’est le fils unique de l’ambassadeur d’Angleterre, pauvre jeune homme, enchâssé comme vous voyez dans les armoiries de son père, et assis sur ses millions.

— Le voilà bien malade !

— C’est peut-être pour cela qu’il a l’air de s’amuser tant avec nous !

— Ce n’est pas notre faute ! disaient les uns en ricanant de sa froideur.

D’autres, n’admettant pas qu’on pût souffrir avec des millions, se contentaient de lever les épaules.

Mais, pour cheminer ainsi deshérité, dépouillé de toute émotion, il ne savait donc pas donner ? Si, il donnait beaucoup, il donnait toujours ; mais quoi ? de l’or, du sable. — De quoi le remercie-t-on ? qu’on s’en aille, il n’entend plus. Ah ! si l’on veut qu’il entende, qu’il revive, qu’on lui dise — donnez-moi votre sang, tout votre sang ; et voici un cheveu pur de Fanelly. — Oh ! la lèvre fraîche et innocente de Fanelly !… Qui le désaltérera d’une telle soif ?

Quant à l’emploi de son or, en voici un mot :

Froid, muet, vêtu de noir, comme en deuil de lui-même ; furieux d’avoir entendu sortir d’un cercle élégant, ce mot : « Oh ! le joli homme ! » il s’était jeté seul dans les Champs-Élysées, champs affreux pour une ame consternée d’abandon. Bientôt il s’arrêta épouvanté ; il regarda derrière lui, devant lui, c’était la vie ! partout la vie ; et il y était, et il y serait ! Si du moins il pouvait ignorer qu’il existe, puisque c’est encore là exister !

— Monsieur !…, monsieur ! dit un pauvre tout cassé de vieillesse, qui le voyant immobile sur son cheval, se hasardait d’approcher.

Un mouvement machinal lui fit chercher sa bourse ; il l’ouvrit, et donna au mendiant.

De rapides signes de croix et un murmure inintelligible attirèrent ses yeux sur le pauvre : c’était une vénérable tête blanche, rayonnante de joie. Haverdale en fut surpris. Le vieillard effrayé de ce regard terne et fixe, leva sa main où tremblait la pièce d’or, et dit : « Ce n’est peut-être pas cela que vous vouliez me donner ? »

Il y avait dans l’acte de cette restitution quelque chose de déchirant par l’effort qu’il coûtait. C’était l’addition simple et prompte de quatre-vingts ans de misère dont la preuve amenait : probité.

Les lèvres amères du jeune homme s’entrouvrirent ; une larme, la première depuis le malheur, roula dans son œil éteint sans pouvoir tomber ; mais sa voix détendue trouva quelques bonnes paroles pour le mendiant.

— N’y a-t-il point en France des maisons de retraite pour les hommes de votre âge ?

— Si, monsieur ! Il y a de bonnes maisons, de bons hospices où il fait chaud l’hiver : mais on n’y reçoit pas l’homme et la femme ensemble ; et voilà dix ans que j’ai l’âge, sans pouvoir me décider à ce bonheur sans elle. Elle n’y serait pas, et nous avons si peu de temps à rester ensemble, que ce pain là me paraîtrait bien dur, mangé tout seul ! J’aime encore mieux mendier pour elle, parce que je la revois tous les soirs.

— Restez avec elle dit Haverdale ému. Restez ensemble, puisque vous avez pu vous entendre si longtemps ! je me charge de votre avenir à tous deux, sans séparation.

Il tint parole.


XII

La fin du voyage.


Quelques jours après cet incident vulgaire, Haverdale quitta tout à coup le siége où il était absorbé dans une rêverie profonde, et se plaça devant Bingley qui dessinait à quelques pas de lui. Il attacha sur son ami un regard si malheureux, si long, si triste, que Bingley lui tendit la main en l’appelant comme autrefois : Larry ! Ce doux nom d’enfance pouvait seul exprimer la tendresse insuffisante et désolée du bon Bingley, qui se remit à crayonner sans trop savoir ce qu’il faisait. La main d’Haverdale se posa puissante sur son épaule et le contraignit à se retourner encore. Puis, après le même regard, qui recélait une étrange question, il dit lentement :

— Si je l’épousais, Bingley ?

Bingley frissonna, et demeura stupéfait sous ces paroles inattendues : elles le firent changer de couleur ; après quoi prenant son parti d’homme et d’ami :

— L’épouser ! répondit-il, qui ?… ai-je entendu ? pardon, Larry, je rêve aussi tout éveillé

— Si je l’épousais ! Bingley, reprit Haverdale, immobile comme un homme qui va prendre une résolution inébranlable.

— Quoi ! perdue aux yeux de l’Angleterre ! quoi ! ruinée sans retour par la vente de ses biens, dont le joueur italien demeurera tranquille possesseur ? car, où le trouver ce misérable ! où l’atteindre, même pour le tuer ? nos recherches sont restées inutiles. Lady Galt, le voulut-elle, n’a pas une preuve pour l’accuser. Et puis, tout le passé, toutes ces rapides, mais irréparables fautes… Haverdale, allons ! rappelez votre colère et laissez-moi vous dire…

— Perdue ! ruinée !… eh ! bien ! Alors, si je l’épousais, Bingley ?

Bingley se leva, parcourut à son tour Haverdale avec un regard d’indéfinissable tristesse, et prononça d’une voix étouffée mais courageuse :

— Elle est morte.

— C’est bien !… Et moi aussi, Bingley.


KATERINA.



XIII

La procession.


Un jour, une grande procession traversa les rues de Perth et de Dundee. Les saints abbés marchaient sous de riches dais dorés ; les moines chantaient, les encensoirs brûlaient. Pavillons et bannières bénites étaient portées dévotieusement par un grand nombre de marins ; cent flambeaux allumés brûlaient aux mains des pénitents accourus de toutes parts, et saint Antoine, patron de ceux qui se confient à l’orageux océan, était promené avec pompe dans les deux villes maritimes.

Tandis que la procession s’écoulait jusqu’aux rivages, des monnaies de toutes valeurs pleuvaient sur elle, lancées par ceux qui, du haut des fenêtres, regardaient passer cette pompe avec recueillement. L’argent, aussi vite ramassé que tombé, était recueilli par des petits garçons habillés en anges, élevant en l’air leurs plats d’argent qui retentissaient sous les largesses des ames pieuses.

Durant le jour entier, ce spectacle solennel se répandit de rue en rue, et le trésor versé par les deux villes s’accrut jusqu’au soir. Partout l’aumône devançait la prière, car il y avait là peu de familles qui n’eussent à déplorer la perte d’un parent, d’un ami naufragé devant le roc, planté comme un géant formidable sur la ligne des vaisseaux entrant dans le détroit de Tay.

La foule indigente savait que ces belles processions n’avaient lieu que pour recueillir une grosse somme d’argent qui vînt en aide aux autorités, dans l’exécution d’un plan courageux proposé par le marin le plus intelligent de Perth. Or, la foule indigente prenait sur le pain du jour pour participer au grand bienfait promis à l’avenir, qui est aussi le rêve du pauvre. Il s’agissait de suspendre une cloche immense sur le roc périlleux, de manière à ce que le moindre coup de vent pût faire vibrer cette cloche, dont le son lointain avertirait le marinier de l’orage encore invisible, et de l’affreux voisinage de l’écueil.

Le jeune capitaine Andrew M’Elise avait développé si nettement son projet devant le conseil, dont il excitait l’admiration, que l’on ne songeait, depuis lors, qu’à lui procurer les moyens d’exécuter ce plan, à l’invention duquel tenaient tant d’existences menacées. Grâce à la procession, l’argent reçu, compté, mis en dépôt, se trouva plus que suffisant pour la réalisation de l’entreprise. Un nouveau conseil se tint qui délibéra qu’Andrew M’Elise lui-même se dirigerait de suite vers Amsterdam, afin d’y acheter la cloche d’un riche fondeur établi dans cette ville. D’après l’assertion du jeune capitaine, le Hollandais van der Maclin en possédait une prodigieuse ; le son et la grandeur de cette cloche la rendaient exactement propre au service qu’on en attendait.

Immédiatement Andrew M’Elise, conduit jusqu’au rivage par tous les habitans, protégé de leurs bénédictions, s’embarqua, muni de l’or qui lui était confié, et fit un voyage prospère. Il avait vu plusieurs fois Amsterdam ; il y avait vécu dans une sorte d’intimité avec le marchand van der Maclin, et dans maintes occasions le caractère sérieux, vif et prompt du jeune Anglais, son attachement aux affaires et la rapidité de ses résolutions, avaient excité les éloges du phlegmatique observateur. Plusieurs soirs s’étaient passés entre eux à boire modérément l’épais nectar qui les électrisait, fraternellement enveloppés dans les flocons de leurs pipes méditatives. Durant cette sympathie presque silencieuse, le riche fondeur avait souvent regretté de n’avoir pas mis au monde un fils comme Andrew M’Elise ; car van der Maclin, veuf et trop vieux pour songer à se remarier, n’avait qu’une fille ; elle était pour lors arrivée à cet âge où les jeunes héritières rentrent dans la maison de leurs parens pour y remplir les devoirs domestiques, et jamais, jusqu’à cette époque, Andrew M’Elise n’avait entrevu la belle Katerina.

— Ainsi, monsieur M’Elise, dit van der Maclin assis par terre dans son magasin, vous venez pour acheter la fameuse cloche d’Utrecht, avec l’intention de la fixer sur la tête de ce roc damné ? Pardieu ! nous en avons assez parlé les soirs durant nos récréations, n’est-ce pas ? Vous ruminiez donc alors ce trait de génie qui m’enlève ma cloche ? c’est bien ! J’ai souffert, pour ma part, de cet écueil, vous le savez. Toutefois, je suis redevenu riche, et je prie saint Antoine que d’autres le deviennent autant que moi. Mais le prix sera haut ; il doit l’être, car la cloche, sur mon ame, n’est pas d’un poids ordinaire.

— Nous sommes prêts à la payer, maître van der Maclin.

— Néanmoins, pour une si bonne cause et pour un but si saint, vous ne serez pas seuls généreux ; je veux entrer pour quelque chose dans ce plan qui doit être agréable à Dieu. Je laisse donc de côté la beauté de l’ouvrage, et vous ne paierez que la valeur du métal ; c’est tout juste le prix que m’en offre, depuis quatre mois, le juif Ésaü, que j’ai constamment refusé. Ne me donnez pas ce qu’il vous en demanderait, mais seulement ce que l’avare m’en donnait : cela fait une énorme différence ! Avez-vous tout prêts dix mille gulden ?

— Je les ai, et plus encore.

— Pas un denier de plus ; je vous le répète, je veux ma part dans la bonne œuvre. Un juif ! par Jésus-Christ, un juif n’aurait pas eu ma cloche ! elle ne sonnera ni dans sa bourse, ni pour la paix de son ame. Êtes-vous content ? prenez-la, et que ce soit un marché conclu.

— Il l’est. Nos saints abbés vous remercîront de votre générosité, maître van der Maclin.

— Je préfère les remercîmens des braves marins à ceux des abbés, mon jeune maître. Mais nous sommes d’accord : entrons présentement, prenons nos pipes, et vous ferez ce soir connaissance avec ma fille Katerina.

À l’heure où M. van der Maclin parlait ainsi, Andrew M’Elise avait vingt-six ans. Sa taille s’élevait au-dessus de la moyenne ; sa personne était élégante ; il avait de plus dans sa contenance une franchise et presque une noblesse qui lui gagnaient tous ceux qui le voyaient une fois. Ses manières, comme celles de beaucoup d’hommes de mer, étaient assurées sans être offensives ; ses yeux, d’où son ame paraissait jaillir, étaient perçans comme des yeux d’aigle.

À sa première entrevue avec la fille du Hollandais, tous deux s’imaginèrent que leur destinée venait de les pousser l’un vers l’autre, et de les lier ensemble. Dès ce moment, ils ne s’aimèrent pas comme d’autres s’aiment, avec crainte, embarras et discrétion, mais avec une ardeur et une témérité dont on ne peut donner la mesure. Ils échangèrent à peine un mot cette fois, et d’autres fois encore ; leurs yeux parlèrent, rien de plus, et leurs yeux savaient le langage de leurs ames.

Mais, la cloche fut embarquée ; le navire, aîlé de toutes ses voiles, bondit et rebondit trois fois sous ce poids monstrueux. Le prix était payé, l’équipage à bord ; Andrew M’Elise ne pouvait plus retarder le départ : il le retardait pourtant, car il sentait les fibres de son cœur près de se déchirer à l’idée de quitter Katerina, devenue à cette heure tout ce qu’il ambitionnait sur la terre. Katerina sentit de même son existence s’anéantir quand le vaisseau quitta le port ; elle ne respira plus que pour le suivre des yeux. Quand la voile blanche, couronnée de sa bannière flottante, ne fut plus entrevue que comme une mouette sur un nuage, elle tomba sur son lit, et fondit en larmes, puis le mouvement l’abandonna ; mais un charbon ardent semblait avoir pris la place de son cœur ; elle ne revint à la vie que pour brûler et languir tout ensemble. L’amour est effrayant !


XIV

La dot.


Pendant que le vaisseau glissait sous ses voiles étendues, Andrew M’Elise, penché sur l’eau, le front caché dans ses mains, passait des heures entières, l’ame perdue dans l’espace, ressaisissant, au milieu des mille rayons du jour ou des étoiles rêveuses, les traits charmans de Katerina Mignonne.

Deux mois s’écoulèrent, en comptant sa traversée rapide, durant lesquels Andrew M’Elise fut absorbé, du flux au reflux, par cette belle image, tout en surveillant avec ardeur les rudes travaux du roc.

L’œuvre avançait rapidement. De tous côtés, la nouvelle d’une solennité prochaine se répandit pour la seconde fois : cette fois, ce fut sur l’eau que la procession dut promener sa musique, ses banderoles et son encens.

Par un calme et gracieux matin d’été, les abbés, les moines, les enfans de chœur, suivis de tous les magistrats de Perth et de Dundee, quittèrent la rive d’Aberbrothwick, dans une longue file de bateaux découverts à petites voiles, surmontés de bannières saintes et allégoriques, peintes, brodées, couvertes de devises nationales ou sacrées. L’harmonie divine flottait le long de l’eau, où les barques sveltes, serrées les unes contre les autres, offraient de loin l’aspect d’une rue volante sur la mer. Des hymnes solennelles, poussées par des voix vierges et des serpens d’église, furent entendues où jamais elles n’avaient pénétré.

Andrew M’Elise, suivi de quatre hommes, destinés à suspendre la cloche, gravit l’écueil à la vue de la foule palpitante. Après une heure pleine d’anxiété et de prières, au moyen de cordages et de roues qui les faisaient agir comme des bras intelligens, le colosse s’éleva lentement au milieu des supports incrustés dans le vaste flanc du roc, et la bénédiction monta parmi les flots d’encens et de couronnes de fleurs.

La mer, où ces fleurs retombaient comme une pluie du ciel, en fut jonchée à l’entour du grand morne, où ne croissaient herbe ni mousse. L’eau sainte, mêlée aux bouffées nuageuses que vomissaient les encensoirs, fut lancée sur le métal abandonné dans l’avenir aux ablutions des vagues salées.

Tandis que les chants s’élevaient jusqu’aux cieux avec une gratitude plus vive, l’air qui monta par tourbillons s’engouffra dans la cloche et la fit bondir avec véhémence. Son tintement lugubre fut le signal d’un prompt retour, car il était l’avertissement solennel que le vent allait changer et rendre redoutable le voisinage de l’écueil. En effet, quelques nuées blanches, que les marins appellent fleurs d’orages, passèrent rapidement dans l’atmosphère. Les processionnaires s’en revinrent en toute hâte vers Aberbrothwick et prirent terre à temps ; une heure plus tard, la côte fut envahie. La mer, furieuse et bruyante, se souleva contre la sentinelle sonore comme pour la précipiter dans ses abîmes, tandis que la cloche remplissant saintement sa mission, se lamentait plus haut que l’orage.

Ce violent coup de mer, que bien des abbés n’avaient jamais contemplé de si près, les remplit de tant de terreur, qu’ils versèrent dans les flots tout ce qui leur restait d’eau bénite et d’encens. Il est vrai de dire que la grande cloche ne cessait de bramer à faire fuir mille vaisseaux, bien qu’il ne tournoyât à l’entour que la mouette et le goëland. Ces oiseaux répondaient avec épouvante à la voix inconnue que l’on venait de donner à l’écueil. Aux cercles précipités qu’ils traçaient au-dessus de cette voix formidable, ils semblaient croire qu’elle leur défendit de s’abattre sur le roc, qui souvent, au retour de la marée, leur servait de champ d’asile.

Andrew M’Elise respirait enfin. La cloche était fixée, sa tâche était remplie. Il étendit les bras dans le transport de sa liberté rendue. Dès le lendemain, se dérobant aux actions de grâce comme aux festins que lui préparaient tant de familles, où son nom ne se prononçait plus qu’avec enthousiasme, il lança son vaisseau et son ame vers la Hollande.

Bientôt son pied tressaillit au seuil de M. van der Maclin ; bientôt il se trouva, pour la première fois, seul en présence de l’idole de ses pensées. Cette fois, ils parlèrent, ils dirent des mots, ils entendirent leurs voix ; cette fois leurs vœux s’échangèrent dans la vie et dans la mort. L’avenir et l’éternité les attendaient ensemble, et M. van der Maclin n’avait pas même entrevu que leurs yeux se fussent rencontrés. Il considérait d’ailleurs le jeune marin comme trop pauvre pour prétendre à sa riche héritière ; mais il fut détrompé tout d’un coup, car un matin, dans la confiante loyauté de son ame, M’Elise, après avoir salué le fondeur comme l’homme qu’on vénère le plus, après son père, lui demanda la main de Katerina Mignonne. À cette audace imprévue, la face du Hollandais se couvrit de colère, puis, après une pause qui lui servit à maîtriser son ressentiment :

— Monsieur Andrew M’Elise, dit-il, quand un homme veut se marier, il est tenu de déclarer ce qu’il possède pour établir honorablement sa femme. Voyons votre fortune : je doute qu’elle suffise à maintenir ma fille dans l’opulence où elle a vécu par les grands biens de son père. L’habitude l’emporte sur la nature, monsieur M’Elise. La femme accoutumée au velours trouve la serge rude. Allons, voyons ; prouvez-moi que nous sommes aussi riches l’un que l’autre, et la main de ma fille est à vous.

Andrew M’Elise ressentit une angoisse que tout homme fier et amoureux comprendra vite ; mais il sentit vite aussi que ce discours un peu rêche était rempli de raison. Ce fut donc par la raison qu’il essaya de convaincre son vieux partner en répliquant avec toute la promptitude du cœur :

— Je suis jeune, maître van der Maclin, et vous ne l’êtes plus : étiez-vous aussi riche à mon âge qu’à cette heure ? et me jugez-vous sans intelligence pour désespérer que je le devienne un jour autant que vous ?

— Votre logique me va, capitaine ; j’espère que la mienne ne nous rendra pas moins amis. Ce n’est pas non plus ma fortune à moi que je vous demande, mais une dot pareille à celle que j’ai pu donner pour acheter le droit de devenir le père de Katerina, quand j’épousai sa mère.

— Dites moi donc quelle fut cette dot, afin que je connaisse la somme qu’il faut posséder pour oser vous demander la main de votre enfant ?

— Apportez-moi douze mille guildens, maître, et ma fille est vôtre.

— Je n’en ai que deux mille, répliqua Andrew M’Elise en pâlissant.

— Alors, voyez ailleurs ; une fille en vaut une autre. Si c’est une passion folle, je ne veux pas que la mienne en soit instruite. Oubliez-la ; ce qui peut se faire seulement en ne la voyant plus. Je vous souhaite toute sorte de prospérités, monsieur M’Elise ; mais je ne réclame plus votre présence dans ma maison.

Andrew, plein de douleur, salua profondément et sortit. Comme il s’en retournait avec désespoir vers le vaisseau, un gros petit garçon blond lui barra le passage et lui dit d’un air lourd, comme s’il récitait une leçon :

— Mynheer, voilà votre plume que vous avez laissé tomber dans le comptoir. N’en avez-vous pas besoin pour écrire ! Mademoiselle Mignonne croit que vous en avez besoin.

Andrew prit la plume, l’examina d’un air interdit, et comme il allait interroger l’enfant, il le vit s’en retourner, courant vers la maison du fondeur. Il se ressouvint, en effet, d’avoir vu rôder et sauter à cloche-pied ce petit serviteur sur le seuil. Cette plume ne roula pas impunément dans ses doigts fiévreux : une lettre, contenant le résultat de sa demande, fut remise aux mains de Katerina, qui l’attendait trop ardemment pour ne pas réussir à la recevoir.

Mais le marchand eut connaissance de cette hardiesse, et Katerina, déjà si inventive, fut renvoyée au couvent. Le prudent Hollandais écrivit de plus à son correspondant de Dundee, afin que les marchandises qu’il en attendait ne lui fussent plus envoyées à l’avenir sur le vaisseau commandé par M. Andrew M’Elise, abstraction faite de sa haute estime pour lui.

Le jeune capitaine, informé de cette particularité par M. van der Maclin lui-même, qui, loyalement, lui envoya la copie de sa lettre, perdit à peu près tout espoir. Cependant l’amour restait, et retardait son départ. Ce n’était plus l’actif, l’énergique, le ponctuel et régulier marin ; il négligeait tout, jusqu’à son extérieur ; il n’était plus que l’amant insensé de Katerina.

Il avait en vain parcouru les quarante-neuf églises d’Amsterdam, épiant avec une infatigable curiosité tous les jeunes visages à cheveux d’or, voilés à demi sous la longue faille noire, tombant de la tête aux pieds, à la manière des saintes femmes. Il n’y avait trouvé nulle trace de cet œil ardemment doux, voluptueux et volontaire, dont les rayons troublaient son ame à le faire mourir en prière.

Souvent il allait et venait sur le port, regardant les agrès du vaisseau, pour gagner du temps, ne sachant plus de quel côté porter ses pas, désespérant de découvrir la retraite de Katerina, perdue pour lui. Un matin, l’enfant joufflu, porteur de plume, toujours sautant à cloche-pied, de l’air le moins joueur du monde, vint tout à coup se planter carrément devant lui, sans le regarder, si ce n’est de temps à autre, pour s’assurer qu’il en avait été reconnu.

Cet enfant zélé fit tressaillir le capitaine comme l’aspect d’un pigeon messager. Il n’en reçut pourtant aucun signe d’intelligence, bien qu’il épiât tous ses mouvemens avec une anxiété palpitante. Seulement il le suivit, le regardant manger des cerises qui flottaient dans son mouchoir, et dont il jetait les noyaux devant lui en marchant à reculons, fixant ses grands yeux bleus, clairs et saillans, sur l’amoureux marin, qu’ils attiraient par la fascination d’une espérance confuse. Ce fut en le suivant ainsi qu’il le vit sonner, puis entrer dans un couvent, où il ne douta plus que Katerina ne fût renfermée.

Ô Nouveau-Monde de cet ardent Christophe Colomb ! D’abord il faillit étouffer de joie, et fut contraint de s’appuyer contre le mur bordant la rue déserte. Sa rêverie fut tout à coup distraite par une ardoise tombant à ses pieds. Il la releva plein de trouble, la prit, la retourna en tous sens, puis finit par y découvrir des mots tracés d’une fine écriture de femme. Ces mots fatals étaient :

« La cloche ! Ésaü… — Dix milles gulden. »


XV

La cloche.


La cloche !… L’imagination d’Andrew s’illumina ! chaque lettre brilla sur l’ardoise comme une étoile sinistre. Son cœur comprit rapidement que ces mots renfermaient son avenir. Le plan qu’ils lui traçaient traversa son cerveau avec la puissance rapide de l’électricité. La cloche bourdonna dans ses oreilles une promesse de bonheur ; elle tinta ses épousailles, car elle valait dix mille gulden, et le juif Esaü paierait avec cette somme la chaîne indestructible dont il brûlait de se lier avec la fille du fondeur.

Alors il fut tenté de s’agenouiller devant le génie ingénu qui lui envoyait ce fil d’or pour traverser leur labyrinthe. Durant quelques minutes il se crut aux cieux, et son ame y monta sur le sourire de sa maîtresse. Il l’emporta, ce sourire, jusqu’aux pieds de Dieu pour y déposer ses actions de grâce ; mais le mot Dieu frappa sur son entendement comme un coup de marteau terrible : l’infortuné retomba seul sur la terre.

Qu’allait-il tenter ? l’enfer. Quelle serait la source de ses félicités ? la trahison, l’indigne abus de la confiance des hommes, qui le proclamaient là-bas leur sauveur, et qui périraient précipités par lui. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; ses lèvres, jusque-là si librement ouvertes à la parole de son ame, se teignirent de sang, mordues par lui même dans une contraction d’effroi. La cloche baptisée par l’église, payée par les aumônes du pauvre, ébranla son front à lui fendre le crâne. Il l’écoutait avertissant ses frères d’un affreux orage, et l’orage était en lui, car il plongeait bien des ames dans un sépulcre qui n’a point de trace visible. Les malédictions de la veuve, les gémissemens de l’orphelin montèrent à leur tour jusqu’au ciel, pour porter témoignage de son crime.

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-il, c’est une horrible idée !

Et il foula l’ardoise sous ses pieds frissonnants, dans la soudaine croyance que la main de Satan la lui avait jetée. Mais Satan avait pris la forme enchanteresse d’une femme, et quand c’est la femme qui appelle, l’homme est perdu.

Les charmes de la jeune tentatrice se relevèrent plus suppliants et plus beaux que jamais. Ses répulsions à lui furent abattues, ses remords étouffés, son sort écrit.

— Allons ! allons ! cria-t-il sourdement, que le fait s’accomplisse ! que Katerina soit mienne ! dût mon ame payer cette belle proie !

Le vaisseau, toutes voiles dehors, fendit de nouveau l’Océan jusqu’au morne gris où la cloche dormait sous les ailes assoupies de l’ouragan. La mer muette aplanissait au capitaine Andrew les sentiers du crime qu’il méditait, ou plutôt le crime n’existait plus devant ses yeux charmés : le crime s’appelait Katerina ! Quelle vertu l’eût embrâsé de plus de dévotion et de courage ? Ce nom doux et funeste ne régnait-il pas seul dans l’atmosphère où respirait Andrew ?

Par la plus belle nuit d’un mois tout amour, le flot souleva vivement le navire contre la roche déserte ; quatre hommes forts et déterminés la gravirent, et la cloche descendit bientôt silencieuse et déshonorée. Ce lourd larcin ne rencontra pas un obstacle ; la lune paisible et pure en éclaira l’enlèvement ; un seul oiseau troublé s’envola de sa retraite en poussant le cri du sommeil qui se brise, et l’immense fardeau retourna vers Amsterdam, où le bâtiment rentra de nuit, chargé de son poids sacrilége.

Durant l’accomplissement de cette action, la jeune rose de Hollande avait recouvré sa liberté ; mais elle n’en jouissait plus : la solitude était partout pour elle sans son amant parti. Elle l’attendait dans un tumultueux silence. Bien que son cœur se nourrît d’une confiance profonde dans leur serment de vivre et de mourir l’un pour l’autre, elle s’élançait hors d’elle-même et du cercle étroit qui emprisonnait sa vie. Un matin que son père la regardait plus rose et plus charmante par l’agitation de ses nuits sans sommeil, il se ressouvint qu’elle était bonne à marier, et lui nomma trois prétendans prêts à compter douze mille gulden pour lui servir de dot.

La bouche de Katerina demeura entr’ouverte comme une fleur qui s’agiterait pour parler ; puis enfin :

— Mon doux père, dit-elle, si Dieu pense que je vaux douze mille gulden, et s’il lui plait d’envoyer un quatrième demandeur avec cette somme, il me semble que je lui serai bien obligée de sa bonté, car je n’aime pas les trois dont vous m’avez dit les noms.

M. van der Maclin la regarda tout chagrin d’une phrase si longue sur un sujet pareil ; il en attendait moins d’une fille qui n’avait été mise au couvent que pour apprendre à se taire. Aussi lui répondit-il en fermant un gros registre de cuir noir à serrure de cuivre :

— Couchez-vous sur votre côté droit, fille, afin de faire des rêves tranquilles. Les amoureux à douze mille gulden sont clairsemés, si la somme est en or bien pur. Prenez garde que je vous en nomme trois, ce qui est un miracle, et songez qu’il faut être à deux pour se marier.

— Vraiment, mon père, répliqua la novice avec un fin sourire ; voici que le stathouder n’est plus en guerre, et que la mer est balayée de tous méchants soldats : ne peut-elle pas me devenir aussi heureuse qu’à vous ?

Il ne manquait que le nom d’Andrew M’Elise à cette répartie pour prouver au père la préoccupation cachée de sa fille ; sur quoi la lettre du jeune capitaine lui revenant tout entière à l’idée :

— Voilà qui est bien, dit-il, vous en savez plus que je ne pensais, et vous parlez comme un livre à clous d’argent. Mais, sans vous inquiéter si la mer est balayée ou non, dites-moi ce qui vous déplaît dans notre honnête voisin, Paul Myr, qui se trouve si commodément à ma porte pour entrer, en tout bien tout honneur, dans la maison de son beau-père.

— Lui avez-vous demandé son âge en même temps que sa fortune, mon doux père ?

— Je ne le trouve âgé que de vingt mille florins de rente, ma fille, acquis loyalement et montrés au soleil. Or, de ceux qui tentent la mer, je n’en connais pas qui possèdent une si grosse somme. Je doute que le capitaine Andrew M’Elise lui-même puisse l’acquérir avant sa vieillesse.

— Et s’il l’acquérait jeune ? demanda-t-elle avec une présomption triomphante, comme si l’amour la couronnait de ses ailes.

— Prenez vos fuseaux à dentelle, Katerina Mignonne ; vous devez vous entendre mieux au point de fleurs qu’à parler mariage, et vous n’avez à penser qu’à parfaire vos manchettes de noces.

Mais Katerina Mignonne chantait entre ses dents de perles, tandis que ses yeux perçants envoyaient toutes leurs lumières attractives à travers les vitres ; car les vitres laissaient voir en pleine mer les vaisseaux accourant dans la rade. Cela fit qu’elle ne répliqua rien à son père, et que, lançant au ciel un regard qui brûlait comme son ame, elle murmura tout bas les mains jointes :

— La cloche !

Hélas ! une jeune fille ose-t-elle invoquer son créateur avec des vœux coupables ? Quelle est donc l’effrayante obscurité de l’intelligence aveuglée ainsi par la passion, Seigneur !

Durant ce silence, le vieillard, alors plus naïf que l’adolescente, voyant tous les fils des fuseaux se rompre sans qu’elle y prît garde, attachait sur elle un regard rempli de l’indicible surprise qu’éprouve l’homme découvrant tout à coup son maître dans la frêle créature à laquelle il a donné le jour.

Dans sa large capacité de marchand hollandais, M. van der Maclin sentit comme une humiliation triste à cette découverte ; puis il frissonna de ce qu’il lisait dans les yeux ardents de Katerina. L’enfance s’était envolée de cette enfant. C’était l’esprit tendu de la femme sous une enveloppe si fine, si souple et si déliée, qu’un chérubin s’en fût habillé sans peur de la trouver trop matérielle. Une crainte grave se mêla pour la première fois à l’examen admiratif de ce père si glorieux de sa fille ; une larme d’une inexplicable amertume roula dans ses yeux, et pourtant rien ne lui révélait tout haut que sa fille immobile n’avait plus pour prière que ce mot de perdition :

— La cloche !

Andrew M’Élise n’aborda pas, comme d’habitude, par la rivière d’Amstel, derrière la riche demeure de van der Maclin ; mais il entra de nuit, comme on l’a dit, dans le canal qui coulait au pied de l’habitation du juif Esaü. Pâle et léger comme une ombre, il frappa contre la fenêtre faiblement éclairée d’une lampe, et parut seul devant le seul habitant de cette maison, pour s’ouvrir en secret sur ce qu’il avait à lui vendre. Les yeux gris du chétif Israélite, chargé d’ans, étincelèrent d’espoir quand il se sentit prêt à ressaisir cette acquisition regrettée. Minuit sonnait à peine quand la cloche glissa sur les montées de la chaussée humide, et reposa lourdement dans l’arrière-comptoir du juif, après qu’elle eut écartelé la grande barque venue en aide aux supports de ce colosse d’airain. Les dix mille gulden furent comptés au jeune capitaine, dévoré d’une passion si peu semblable à l’amour de l’or, passion non moins funeste, qui venait de faire du plus aimable et du plus honnête homme, le plus vil des hommes, un voleur.

Misère humaine !

L’obligation de cacher un crime en commande souvent de plus grands. Les lâches complices qui, sur la promesse de mille gulden à partager entre eux, avaient prêté leur assistance à l’impie, murmurèrent tout à coup devant cette mesquine compensation de leur ame perdue. Ils levèrent la tête contre leur chef avili, et demandèrent résolument le partage égal des dépouilles de son honneur. Leur droit ne s’appuya que sur une raison froide, mais terrible, la menace de la révélation.

Andrew, livide et stupéfait, rappela, mais en vain, le conseil de ses esprits ; il n’entendit au fond de sa terreur que le murmure d’une voix qu’il n’avait déjà que trop écoutée ; cette voix lui souffla sa réponse.

Reprenant tout à coup une contenance moins sombre, surtout moins fière, il consentit à partager fraternellement avec les misérables, dont la vue seule le remplissait de dégoût.

La nuit suivante fut assignée pour le partage. Les complices descendirent tous quatre familièrement dans la chambre du capitaine, où la liqueur des marins fut prodiguée sans réserve. Cette liqueur, brûlante comme un feu liquide, allumait à tel point leurs entrailles, qu’ils en redemandaient toujours, toujours… jusqu’à ce que la mort les empêchât de rien demander de plus.

Andrew, seul alors et de sang-froid au milieu de ces cadavres, les ensevelit dans des sacs alourdis de boulets, puis il les glissa dans le canal profond dont l’eau s’ouvrit avec un murmure sourd, puis se referma quatre fois : tout fut dit.

Après un vacillement momentané du cerveau, qui le força de se serrer le front pour qu’il n’éclatât pas, le capitaine rompit les écoutilles pour donner à son navire l’apparence d’un bâtiment ravagé. Ce nouveau crime accompli, il descendit en silence à terre, et s’en alla, faussaire et meurtrier, déclarer aux magistrats que les hommes de son équipage, après avoir dépouillé le vaisseau, s’étaient échappés dans la grande barque disparue.

Une recherche immédiate fut faite sans qu’il fût possible de rien éclaircir. On envoya dans tous les ports voisins les signalemens des accusés ; on les crut échappés tous quatre dans la barque, introuvable en effet, car elle avait coulé à fond sous le poids de la cloche, lors de sa translation chez le juif Esaü, et ses débris étaient loin du port.

M. van der Maclin fumait solitairement sur sa porte, cherchant dans les tourbillons d’un tabac d’Orient de quel côté soufflerait le vent de l’obéissance qu’il attendait en vain de sa rose Mignonne. Il était, du reste, tout à fait résolu à tirer à la courte-paille l’un des trois gendres dotés de tant de mille gulden, afin de bannir de ses calculs de commerce le souci croissant qui nait de la responsabilité d’une fille aux yeux trop vifs. Dans son vœu d’homme sage, il flottait entre le riche Paul Myr, déjà mûr et sédentaire, et le jeune Vanhaker, incliné aux voyages de long cours, et le presque noble Van-Holfen, dont l’avenir promettait d’aborder au rang de bourgmestre.

Mais sa fille avait déjà compté malignement sur ses doigts, en cassant son fil à dentelle, l’âge de Paul Myr ; et le flocon de tabac envoyé du côté de la maison de ce riche voisin, rentra dans la poitrine du fondeur par l’aspiration nécessaire à un grand soupir. D’autre part, Katerina, tenue un jour au bras de son père, indocile au coup de coude dont il avait appuyé sa prière, s’était tenue droite et raide, refusant de saluer le jeune Vanhaker en revenant du couvent des Béguines. Quant au futur bourgmestre, admis récemment à prendre le thé fait et servi par la belle Hollandaise, il lui avait causé une distraction si peu flatteuse, qu’au lieu de se mettre en ligne droite devant lui pour rencontrer la main de ce soupirant, elle avait prétendu ne le servir qu’en profil. De là le thé renversé sur son beau corps de jupe de damas rose, et la tasse de Chine brisée en éclats ; de là, Katerina autorisée à fuir dans sa chambre, à la grande consternation des deux Hollandais, qui ne burent que de la bière d’orge, exquise à la vérité : de là enfin, le sage fondeur, piqué des pointes de l’inquiétude, se prenant à murmurer entre ses dents :

— Au diable le capitaine Andrew M’Elise !

— Votre serviteur ! répondit à propos Andrew M’Elise lui-même, en se précipitant au milieu de la fumée qui les séparait.

— Je parlais de vous, répliqua posément le Hollandais ; mais, sur Dieu, je ne vous envoyais pas ici ; car enfin, mon jeune maître, je ne suis pas votre ennemi, mais vous n’êtes pas mon cousin.

— Vous m’avez laissé croire que je pourrais être davantage, si je devenais possesseur de douze mille gulden, interrompit vivement Andrew M’Elise, et je vous les apporte.

Van der Maclin demeura stupéfait. Il entra pourtant suivi de l’amoureux marin, et, comme cette surprise arrivait à point nommé pour le délivrer d’une anxiété que toute sa science des chiffres ne pouvait résoudre, il attacha sur le jeune capitaine un regard qui ne demandait plus que l’éclaircissement de cette fortune inespérée. La source de ce trésor fut expliquée sans peine : le candide bourgeois le crut fermement la récompense de l’invention qu’il avait admirée lui-même, sans se charger, il est vrai, de la récompense ; mais il trouvait cette récompense juste et digne de l’apparenter avec l’acquéreur de sa belle cloche d’Utrecht. Enfin, sentant aussi le bonheur et peut-être l’honneur de sa fille attachés à ce mariage, il y donna cordialement les mains dès le soir même, Andrew M’Elise déclarant qu’il était forcé de retourner en Angleterre pour les intérêts des marchands dont la cargaison venait d’être volée.

Le mariage suivit de près cette justification, et la plus belle rose de Hollande, épanouie dans l’accomplissement de ses prières, remerciant Dieu de les avoir écoutées, reçut et serra l’assassin dans ses bras qui ne frissonnèrent que de plaisir.

Tout alors fut joie, festins, fleurs et musique ; mais l’angoisse cachée, l’angoisse croissante, s’empara du cœur d’Andrew M’Elise.

Sitôt qu’il eut atteint le but de ses efforts ardents, il sentit qu’il lui coûtait beaucoup, et que la paix de l’ame n’était à retrouver nulle part.

Katerina seule, radieuse, colorée de joie, légère comme l’innocence, ne comprit pas le remords. Le double crime d’Andrew M’Elise le lui rendait plus cher ; elle-même en était plus glorieuse, parce que c’était pour elle qu’il avait fait cela. Quand ses belles mains brûlantes le pressaient sur son cœur insatiable de sa présence, elle se pâmait d’aise, sentant qu’elle était à la fois pour lui le ciel et l’enfer ; c’était là sa félicité complète ; ce corps frêle tremblait et frissonnait, mais ce n’était point de peur.

— Qu’importe ? lui disait-elle en l’étreignant de tous ses charmes, je suis tienne enfin ! et toi ! toi, mon Andrew ! mon bien, acheté ainsi pour toujours !

Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot sur la terre ? Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot inventé par des lèvres qui meurent ?

Mais quatre corps dormant au fond du canal imprimaient à chaque minute de la vie d’Andrew le poids du fer qui les retenait sur leur couche de sable. Inquiet et troublé, faux pour la première fois dans ses sourires et ses promesses de retour, il reçut une part de la dot, et se hâta de remettre à la voile avec son trésor vivant.

Après que le bon bourgeois de Hollande eut reçu l’adieu de sa fille unique, sa fille heureuse, qui devait revenir avant l’automne, dès qu’elle aurait salué ses nouveaux parens, il se retira près d’une fenêtre où il s’assit pensif. Il passait à tout coup le rideau sur sa face, ne sachant ce qui l’empêchait d’y voir ; c’est qu’il pleurait.

Il avait oublié sa pipe, et demeura là deux jours. Il avoua depuis qu’il avait été forcé de s’asseoir ainsi sous le pressentiment qu’il ne reverrait plus Katerina Mignonne.


XVI

La tempête.


— Il n’y a point ici de place pour vous ! criait à huit jours de là M’Elise à Katerina, comme elle apparaissait pour la troisième fois au haut de l’escalier de la chambre du capitaine, pour voir et partager le danger qu’il courait alors sur le pont.

— Descendez, femme ! reprit-il plus fort, ou vous serez emportée par la lame. Je vous dis que chaque coup de mer menace de nous submerger ; nous avons déjà perdu deux hommes qui ne nagent plus. Allons ! en bas, vous dis-je !

— Je n’ai peur que quand je ne te vois plus, Andrew, je veux rester avec toi.

— Descendrez-vous ! répéta-t-il en fureur, et le regard du capitaine parut alors un regard nouveau pour Katerina. Elle arrêta sur lui des yeux pleins de surprise, puis elle essaya d’obéir en se tenant fortement aux cordages ; alors elle n’entendit plus que ces cris confus à travers les lames turbulentes :

— Ferme les sabords ! ferme les écoutilles ! amène et cargue toutes les voiles !

L’orage était à son comble. Le soleil devait être couché, mais de tout le jour on n’avait pu l’entrevoir que comme une lune blafarde et mouillée. Des vagues mugissantes se chassaient l’une l’autre, et le vaisseau démâté se tourmentait comme un grand corps dans l’agonie. Le vent hurlait et poussait des sifflemens pareils à des cris de spectres, en s’engouffrant dans les crevasses du vaisseau fatigué. Depuis trois jours, ils combattaient avec la rafale, mais ils n’avançaient plus ; ils restaient à lutter non loin du roc muet et vengeur, qu’ils avaient voulu fuir, et dont rien ne leur avait dit l’approche, car la voix tutélaire était vendue au juif. Katerina, la jeune fille ingénieuse, la femme amoureuse et triomphante, était là, jugée, devant la gueule béante du monstre dont elle avait comme arraché la langue.

Le détroit de Tay les enchaînait entre Dundee et l’autre terre. Le roc apparaissait de loin au milieu du bouillonnement des vagues monstrueuses, tandis que le capitaine immobile contemplait cette tombe noire qui venait d’engloutir deux innocens, et qui appelait à grand bruit deux coupables. Ses esprits étaient chargés d’amertume ; la mer hurlait sa sentence, et sa conscience l’entraînait au naufrage. Autrefois il ne craignait pas la mort, parce que Dieu se rencontre après elle ; présentement il la redoute, parce qu’après la mort il va rencontrer Dieu !

Katerina reparut encore en rampant vers Andrew pour le soutenir et l’embrasser.

— Je ne peux rester là sans toi ! lui dit-elle. Tout sera-t-il bientôt fini ?

— Oui, répliqua M’Elise, bref et sombre ; priez Dieu ! il en sera bientôt fait de nous tous.

Katerina tomba sur ses genoux, mais ce ne fut que devant Andrew M’Elise, qu’elle adorait plus que Dieu.

— Tu disais que l’orage allait passer ce soir, Andrew !

— Je vous ai menti.

— Quand finira-t-il donc, mon cher seigneur ?

— Bientôt ! et nous aussi, Katerina.

— Non ! moi seule ! cria d’une voix perçante la femme épouvantée de la pâleur livide de son mari.

— Taisez-vous ! lui dit-il, la mort est proche pour tous deux, et la damnation après elle ; car j’ai perdu mon ame pour vous, Katerina !

— Oh ! ne dis pas cela, mon mari !

— Cache-toi donc, ou je te maudis !

Katerina ne répliqua plus. Elle se jeta la face sur le pont et s’ensevelit dans son angoisse mortelle. Comme elle restait là terrifiée, tandis qu’Andrew tenait le gouvernail, le vent s’abattit, le vaisseau cessa de s’élever et de rouler en tous sens ; les matelots se rallièrent ; quelques fragmens de voiles furent jetés sur les débris des mâts : une chance de salut se remontra pour l’équipage harassé.

Le capitaine attentif se taisait et veillait à la barre ; le vent tourna tout à coup en leur faveur, et l’espoir se releva dans chaque ame éperdue. Le détroit de Tay s’ouvrait déjà devant eux ; alors le cœur d’Andrew M’Élise, en se dilatant, respira comme délivré de la charge écrasante du vaisseau. Il donna le gouvernail au pilote, et se pencha vers Katerina, qui n’avait pas quitté sa place, immobile et pliée sous ses longs cheveux trempés d’eau salée. Il la releva, rappela son courage à elle et son amour à lui, revenu comme le calme aux flots ; mais elle n’écoutait point ; elle ne pouvait plus oublier, et sanglottait sourdement.

— Nous sommes sauvés, Katerina !

— Tu m’as maudite ! répliqua-t-elle avec une amère tristesse. Oh ! que n’étions-nous en effet perdus avant cette malédiction qui défait tout, Andrew !

— J’étais fou… Katerina, je te dis que nous sommes sauvés. Regarde comme l’eau s’aplanit.

— Est-ce que je vois cela ! répondit Katerina en poussant un soupir désespéré.

— Allons ! reviens aussi pour moi ! N’est-ce donc rien, dis, mon enfant, de ressaisir encore une fois ce monde ? Il n’osa plus ajouter : Quand on a perdu l’autre.

— Que me fait le monde à présent que je ne suis plus pour toi le monde ! dit-elle à voix basse en fermant les yeux pour mourir.

— Oh ! tais-toi ! l’homme sait-il ce qu’il dit quand sa conscience le torture ?

Les lèvres blanches de Katerina ne s’ouvrirent plus.

— Capitaine ! vos ordres pour éviter le roc ! cria l’homme à la barre. Nous y courons tous ! Que fait donc la cloche qui devait nous avertir ?

— La cloche ! répartit Andrew bondissant. Ce fut sa seule réplique.

Le vaisseau s’enleva contraint par la mer et le vent ; il tournoya un moment dans l’air, suspendu sur l’abîme, puis tout à coup, plongé dans l’écueil, il y fut avalé par l’élément convulsif. Le capitaine égaré rejeta brusquement Katerina hors de ses bras pour nager sans obstacles, et ce fut en s’élançant après lui, durant le choc terrible, qu’elle tourbillonna sur les vagues. Les craquemens des charpentes, le versement des flots dont la poupe était inondée, le démembrement du navire, ne furent l’ouvrage que de quelques secondes, tandis que la houle emportait un corps de femme léger comme le corps d’un oiseau, où les ailes manquaient !

Quand l’orage épuisé laissa retomber les vagues dans leur lit profond, un homme, jeté comme mort à la pointe du roc, retenu dans l’échafaudage où la cloche s’était balancée, ouvrit lentement les yeux. Sa mémoire était troublée comme l’Océan. Son corps meurtri se traîna douloureusement, et debout sur l’écueil découvert, il plongea partout son regard aussi profond que l’abîme. Tout avait disparu.

Depuis lors, quelque part qu’il se trouve errant, ou dans l’Inde, ou dans les mers glacées, poursuivi par le souvenir qui corrompt ses jours, quand l’ouragan s’élève, quand la mouette glapit, quand le pêcheur fait rentrer sa barque au rivage, cet homme voit devant ses yeux effrayés un vaisseau se débattre ; une faible femme s’attachant aux cordages, puis s’engouffrant dans la mer. Il appelle une cloche, qui ne sonne pas, pour sauver cette forme jeune et blanche, abîmée au creux de l’écueil en poussant au ciel ce cri d’expiation :

— La cloche !

Puis, quand tout est calme au monde, même autour du capitaine rêveur, quand la mer, devenue sa seule patrie, baise doucement la base du vaisseau dont il est le triste roi, tandis qu’il se promène le soir, infatigable, sur son étroit empire, la lumière d’une lune d’argent éclaire au loin l’ombre toujours belle de Katerina, balançant son mouchoir mouillé, comme un signal qui le rappelle au roc, où elle l’adore à genoux.

Les marins superstitieux de Perth racontent qu’ils ont vu, en passant, cette jeune ombre leur tendre un message pour son père, et qu’elle pleure, lorsque les prudens mariniers poursuivent leur course en silence, les bras croisés et les yeux fixés sur elle.


CHRISTINE.



XVII

La fille du Ministre.


— Voudrais-tu être reine, Christine ?

Cette question d’un vieillard qui plongeait ses yeux à demi fermés au fond d’un échiquier dont les pièces gisaient éparses, dans le désordre de soldats couchés après une bataille, était négligemment jetée à la suite d’une longue leçon d’échecs, sur laquelle il avait épuisé toute la patience de sa fille.

— Reine des cœurs ? demanda la gracieuse enfant sans relever sa tête inclinée sur un riche coussin de velours noir, où elle nourrissait elle-même un affreux petit dogue qu’elle aimait avec passion.

— Reine des cœurs, ma fille ! Cet empire est déjà le tien, répliqua d’un ton d’insouciance affectée le ministre qui déposait souvent sa gravité auprès de la riante Christine. Il roulait alors entre ses doigts une magnifique tabatière ornée de gros diamans, qui encerclaient une petite miniature, portrait et présent d’un roi fort laid.

— Mais, continua-t-il, parlant comme au hasard, est-ce là ta seule ambition ?

— Comment l’étendrais-je plus loin mon père ? J’ai déjà plus de sujets que je n’ai de science pour les gouverner.

— Oh ! oh ! je ne me serais pas douté, mon enfant, que vous eussiez des sujets. Vous êtes au moins trop prudente pour encourager leurs hommages.

— Vraiment ! répliqua Christine en agaçant le jeune dogue qui grinçait des dents, je ne leur suis pas trop obligée d’hommages qui me sont dûs. Il n’y en a qu’un dans le monde pour lequel j’en ressens la plus tendre gratitude !

Le sourcil du premier ministre de Suède se fronça.

— Quel est cet homme, Christine ?

Christine rougit, regarda son père avec un étonnement enchanteur, et redoubla ses caresses à son petit chien hargneux. Le comte, d’un ton plus serré, renouvela sa question :

— Quel est cet homme, Christine ?

— Qui serait-ce donc, sinon Adolphe de Hesse, votre beau neveu, cher père ?

— Vous n’avez pas été, je pense, assez hardie pour vous engager d’amour avec ce jeune garçon ?

— Jeune, de dix-huit ans, mon père ! C’est mon plus vieil ami. J’étudie tout avec lui, mais je ne peux me ressouvenir depuis quand j’ai appris à l’aimer, tant il y a déjà longtemps !

— Folie ! vous avez été élevés ensemble chez sa mère, qui vous en servait : c’est un pur amour fraternel.

— Du tout ! du tout ! je serais bien fâchée qu’Adolphe fût mon frère !

— C’est pourtant tout ce que je peux faire pour son service. Il est sans fortune ; il n’a pas d’autre état que sa commission et ma bonté…

— Votre bonté est immense, mon doux seigneur ! et puis il est brave, il est magnanime ! Pour moi, quand j’ai fait attention qu’il avait les yeux plus tendres que quand il était petit, qu’il parlait mieux que tous les grands, je n’ai pas interrogé la profondeur de ses trésors.

— Ma chère fille, il faudra l’oublier, dit le comte en passant amicalement le bras autour du fin corsage de Christine, encore à genoux devant son chien.

— Mon bon père, je ne l’essaierai pas, car je ne saurais par où m’y prendre ; d’ailleurs, vous l’aimez trop vous-même.

— Pas assez pour en faire mon héritier.

— Il le serait pourtant si je mourais, mon père !

Le ministre regarda fixement le visage jeune et rose de sa fille comme pour plonger à travers ; et le pli d’effroi paternel qui s’était formé entre ses deux yeux disparut comme un éclair.

— Il n’y a là que de la vie, dit-il en lui frappant gaîment sur le front. Aussi, je ne songe qu’à marier cette méchante fille.

— Et vous nous rendrez les deux enfans les plus heureux de ce monde, répondit Christine, dont les yeux noirs étincelaient à travers ses larmes.

— Ma pauvre fille, vous avez été bien gâtée ! Je vous ai donné trop de licence et de liberté. Voilà présentement que vous me demandez l’impossible. Soyez raisonnable ; et pour vous distraire un peu, votre tante vous présentera à la cour. Vous verrez de belles choses ; vous connaîtrez notre brave et jeune roi… si vous êtes raisonnable.

— Le rude monstre ! s’écria Christine en se levant avec vivacité. Je ne souhaite pas le voir ; on dit qu’il hait les femmes.

— C’est une calomnie : il est amoureux d’une.

— D’une belle !

— Et méchante comme toi.

— Comme moi ?

Le comte se mit à rire. L’instinct de Christine s’éveilla, car elle répondit après avoir un peu rêvé :

— Je ne l’ai pourtant jamais vu !

— Mais il t’a vue ; et il dit…

— Que dit-il, mon père ?

— Que t’importe d’un monstre qui déteste les femmes ?

— Ah ! mais le monstre est roi. Que dit-il, enfin ? que peut-il dire ? Je veux le savoir, mon père. Ah ! mon père, dites donc !

Mais le ministre était déterminé à garder le silence. Nulle prière, nulle séduction de la jeune, de la savante Christine, ne put lui arracher une parole de plus.

— À propos ! s’écria-t-il tout à coup, comme se rappelant une chose qu’il craignait d’oublier, parlons d’un sujet sérieux : j’amènerai ce soir un brave officier pour souper avec moi. Recevez-le bien ; recevez-le avec déférence ; je vous le destine pour mari.

— Je ne veux pas de lui ! cria Christine en courant après son père comme il sortait de la chambre. Si je n’épouse pas mon soldat, je veux mourir fille.

— Que l’amour t’exauce, cousine, dit Adolphe de Hesse en sortant de dessous les longs rideaux de lampas frangés d’or où il étouffait depuis un quart-d’heure. Il est doux de faire l’espion pour entendre un avocat tel que toi plaider une cause si désespérée que la mienne !

— Désespérée ! comment ? Quand la bataille est à demi-gagnée ! La colère de mon père est une pluie sur l’herbe : un rayon de soleil l’évapore. Ne le connais-tu pas, Adolphe ? Je t’en prie, ne soupire pas ; ne croise pas ainsi les bras ; ne regarde pas le ciel avec cet air solennel. Je n’ai pas envie de gémir, moi : je veux du bonheur, de la joie, un bal : eh bien ! l’amour accordera l’orchestre, et nous danserons gaîment au bal de notre mariage.

— L’espérance t’abuse, Christine ; je connais ton père mieux que toi. Ah ! ma bien-aimée ! poursuivit-il en examinant avec effroi la beauté de la jeune fille, tu n’auras pas le courage de refuser le jouet magnifique qu’il veut t’offrir en échange du cœur ardent et dévoué de ton cousin.

Christine à son tour le regarda entre les deux yeux, et les siens se remplirent de larmes ; mais comme elle ne pouvait s’arrêter longtemps sur une idée triste, elle essaya un peu de colère.

— Vous ne me croyez pas destinée à augmenter la liste des amantes fidèles, à ce que je vois, et cela en dépit même de la dernière preuve que vous venez de surprendre de ma bonne foi, espion !

— Sèche cette larme, Christine ! je ne suis pas assez stoïque pour braver une telle éloquence.

— Pourquoi me fais-tu pleurer ? dit Christine en souriant déjà. Était-ce donc pour le plaisir enfantin de sécher des larmes avec tes lèvres ? ou bien étais-tu en effet jaloux de quelque rival imaginaire ? que sais-je : de cet antidote aux émotions tendres du cœur ; du jeune comte Ericson, peut-être ?

— Ericson te déplaît, je n’en suis pas en peine. Il n’est guère d’ailleurs plus riche que moi. Mais, Christine !…

— Pourquoi soupires-tu encore ?

— Ton père l’amène ce soir un nouvel amant, et moi je serai oublié.

— Tu le mérites pour oser le prévoir, pour m’offenser de tes soupçons : mais tu es mon cousin, et je te pardonne cette fois de plus, dit-elle en passant sa tête souple et caressante sous les deux mains d’Adolphe qu’elle tenait dans les siennes.

— Tu m’aimes donc bien réellement, Christine ?

— Je ne te l’ai dit que cent fois, ingrat ! tu dois être étourdi de la répétition d’un mot si court.

— Il est si nouveau pour moi, grand Dieu ?

— Eh bien ! nous nous aimons, voilà qui est sûr. Comme mon père ne veut pas donner encore son consentement à notre union, il faut l’attendre.

— Et s’il ne veut jamais ?

— Jamais ! est-ce qu’on dit cela ?

— Christine, je le crains.

— Oh bien ! alors, il faudra toujours rester ainsi ; le bonheur ne s’augmente point par un acte de rébellion.

— Je le pense : mais tu es donc heureuse, toi ?

— Quelle demande ! je te vois tous les jours ; est-ce qu’il nous manque quelque chose ?

Adolphe la regarda rêveur sans lui répondre d’abord, puis il dit avec un profond soupir :

— Je te trouve bien prudente.

— Je ne veux pas briser un cœur de père.

— Non, mais le mien.

— Adolphe, si je ne suis pas ta femme par le consentement de mon père, je n’en épouserai jamais un autre ; voilà tout, tout ce que je peux te promettre.

Le jeune soldat se rembrunit ; marcha vivement à travers la chambre, s’arrêtant à chaque tour pour contempler ce doux tyran qui le tenait si insoucieusement dans ses chaînes. Christine essayait de se maintenir grave ; mais deux fossettes, qui donnaient beaucoup de charme à sa bouche, étaient près de reparaître sur la plus légère provocation à ce rire du cœur qui le faisait battre avec tant d’égalité. Celui d’Adolphe ne palpitait pas sur ce mode facile ; c’était un amant tout entier, dont l’imagination jalouse et pénétrante ne considérait plus Christine que comme un trésor gardé par deux monstres propres à tuer toutes les espérances : l’ambition et l’avarice.

Pour elle, ignorante des desseins de son père, confiante dans l’amour de son bien-aimé parent, la fille candide du vieux courtisan ne voyait pas un nuage sur l’avenir, elle était au contraire singulièrement égayée par les bouderies de son amant, dont les yeux lançaient des flammes sans qu’il osât se plaindre davantage. Ce dernier, hors de lui-même, trop jeune encore pour maîtriser la torture des réflexions qui l’étouffaient, tremblant d’en effrayer l’innocence de Christine, se dédommagea de ne pouvoir exciter sa compassion en se déchirant lui-même :

— J’ai été bien fou ! s’écria-t-il ; oh ! je mérite… tout ce m’arrivera. Oui, de par le ciel ! avoir souffert qu’une passion insensée me trompât ! Allons, il faut en finir : je ne paierai point la dette que je dois à ton père en lui dérobant son unique enfant. Adieu, Christine ! je vais joindre mon régiment. Je compte sur la pitié d’une bonne bataille ; au moins tu penseras avec un peu de tristesse à ton ami perdu.

Sa voix s’altéra ; Christine poussa un cri, et ses pleurs jaillirent avec abondance, car Adolphe était à ses pieds, qui lui pardonnait et lui demandait pardon. Sa belliqueuse résolution s’y fondit comme le plomb dans la flamme ; et les jeunes amans ne se quittèrent que plus passionnément épris l’un de l’autre.


XVIII

Échec au roi.


S’il est vrai qu’Adolphe fût trop prompt à désespérer du succès de son amour, Christine était aussi trop lente à croire que nulle opposition n’entraverait sérieusement leurs désirs. Son pouvoir était grand sur son père, mais il n’était pas sans borne. Bien qu’elle régnât en reine absolue dans leur intime gouvernement, où son goût, ses inclinations et ses caprices, étaient consultés en toutes choses, son pouvoir ne s’étendait pas plus loin. C’est celui que tout homme puissant, absorbé par de hauts intérêts, daigne accorder à la femme.

Tout sujet politique était donc resté pour Christine un véritable fruit défendu. Le diplomate ne supportait nulle voix féminine en affaires d’état. Depuis peu cependant il avait révélé beaucoup de nouvelles de la cour à sa fille, et toujours il s’en allait louant le jeune monarque dont il se flattait d’être le seul favori, rapportant jour par jour de somptueuses marques de sa munificence.

Il est donc facile de s’expliquer comment ce prince guerrier, dont les précoces conquêtes avaient rempli l’Europe d’étonnement et d’admiration, s’était fait, par un jour de curiosité toute neuve en lui, introduire secrètement auprès de la belle Christine, et par quelle influence, en dépit de son antipathie déclarée pour le sexe qui ne se bat point, il était alors au nombre des admirateurs cachés d’une jeune fille solitaire et charmante.

Ce premier succès avait puissamment exalté les ambitieuses visions du père de cette jeune fille. Il n’était pas d’ailleurs fort déraisonnable de supposer que le jeune homme qui avait commencé son règne en se couronnant lui-même, dont l’énergique volonté venait d’abattre les forces réunies du Danemarck, de la Saxe et de la Russie, ne se soumettrait jamais à consulter timidement l’étiquette des cours pour le choix d’une compagne. Qui pouvait, dès-lors, empêcher que dans sa riche et belle héritière, le comte Piper s’accoutumât doucement à voir la future reine de Suède ?

Tout suivait donc son cours naturel dans la fragile humanité : l’admiration à demi-révélée du jeune roi pour ses charmes ne manqua pas de produire une impression vive sur un tendre orgueil de femme. Ericson, l’affreux Ericson et le bel Adolphe savaient qu’elle était belle ; mais l’assentiment d’un roi est d’une valeur merveilleuse devant tout l’univers et jusque dans l’avenir, où vivent les rois. Ce rêve caressant la remplissait d’une gaîté si vive, en même temps si pure, que ce qui eût paru insoutenable dans un esprit ambitieux et rusé, augmentait le charme irrésistible d’une jeune fille sincère, amoureuse d’éclat, ravie enfin d’une distinction qui justifiait la passion d’Adolphe sans alarmer son innocence. Peut-être en effet son amour pour lui n’en était-il que plus complet, plus pieux, plus fier. Elle ne voyait au loin tous ces regards attachés sur elle que pour lui dire à lui, dans un seul regard :

— Je te les donne tous !

En effet : c’était seulement quand il s’approchait d’elle que sa voix devenait tremblante ; que l’éclat de ses yeux devenait humide, et que son cœur battait d’une sympathie invincible. Christine n’aurait pas voulu mourir de son amour, mais elle voulait en vivre, et, violemment séparée de l’objet de cet amour vierge et vrai, elle en eût traîné partout une douloureuse et ineffaçable impression.

Mais cela ne pouvait être ; mais ils seraient toujours ensemble ; mais, en dépit des troubles de son inquiet amant, une attraction fort peu combattue l’entraîna vers son miroir. Elle y regarda long-temps ce qu’un gagneur de batailles pouvait trouver de si attrayant dans une forme si délicate et si peu comparable à ses belliqueuses conquêtes.

Elle se rappela l’ordre que son père lui avait donné de faire les honneurs du repas qu’il offrait le soir même à quelque nouvel ami, et suivit ponctuellement cet ordre en ajoutant à sa parure tout ce qui pouvait combler d’orgueil le père le plus épris de la beauté de son enfant. Aussi, quand elle entra dans la salle tiède et parfumée par ses soins, où le souper était préparé avec une magnificence inhabituelle, pour le riche ministre et son hôte unique, elle y parut assez ravissante pour l’adoration d’une cour entière.

Rien ne peut donc décrire l’étonnement et le dépit de la brillante Christine, lorsqu’au lieu d’un étranger de distinction qu’elle s’attendait à frapper de ses charmes, elle reconnut dans celui qui se leva gauchement à son approche pour la conduire vers la table, l’odieux Ericson, l’objet de son unique aversion, le but méprisé des sarcasmes de sa joyeuse malice.

— Qu’a donc mon père pour se moquer ainsi de moi ce soir ? pensa-t-elle en regardant de côté cette figure trop connue. Oh ! c’est bien lui ! poursuivit-elle, étouffant un soupir et une envie de rire incommode qui se combattaient ensemble.

— Qu’est-ce qu’il me veut donc, ce laid capitaine, avec ses deux gros yeux d’un bleu de porcelaine, et ses longs cheveux jaunes frisés à l’enfant ?

Sa haine intègre n’ajoutait rien au disgracieux portrait qu’elle tirait à part du grand jeune homme osseux et inélégant qui posait devant elle, avec son nez ultra-aquilin, ses joues rugueuses, et l’incivile hardiesse de son regard militaire, qui semblait prendre d’assaut les charmes frêles et boudeurs de cette fière sensitive.

Tel était, en tout point Ericson, depuis peu de semaines le plus constant visiteur du ministre, avec lequel il demeurait enfermé durant des heures entières. En vain Christine, dans le désespoir d’une délicieuse toilette perdue, se fût résignée à subir ses galanteries et sa vulgaire admiration : cette machine de guerre fût restée six mois devant elle sans qu’il en sortît un compliment. La seule manifestation du trouble qui dérangeait sa gravité confiante, c’était de rire bruyamment de ses propres paroles aussi lourdes que lui.

Christine, dans la contrainte où la tenait son respect pour son père, semblait chercher à tout moment par quelle porte pourrait se sauver l’ennui mêlé d’indignation que lui causait la présence d’un tel prétendant. Son cœur, plein d’une image charmante, irrité de la présomption de ce rival haï, lui suggérait de s’écrier : « Le comte Ericson ton rival, miséricorde ! le comte Ericson ! » Et comme si l’insoutenable Ericson eût eu la conscience des réflexions hostiles qu’il inspirait, il s’efforça tout à coup de lancer au-dehors tous ses pouvoirs de plaire et de se frayer une route nouvelle dans les bonnes grâces de la belle silencieuse.

Il lui demanda brusquement :

— Que pensez-vous d’Alexandre-le-Grand ?

Christine partit d’un candide éclat de rire au nez du sérieux questionneur.

— Jamais je ne pense à Alexandre-le-Grand, répondit-elle. Je me rappelle seulement qu’en lisant son histoire, j’en avais peur comme d’un fou ou d’un homme enragé.

Ericson réclama vivement en faveur du courage le plus prodigieux que le monde ait jamais admiré.

— S’il eût été prodigieusement sage, comme il était prodigieusement conquérant, il eût appris à se gouverner avant d’apprendre le gouvernement du monde, riposta la petite raisonneuse.

Ericson rougit jusque dans ses cheveux ardens et frisés. Il répliqua presque avec emportement :

— Une femme peut-elle apprécier la noble fièvre qui précipite un homme de courage dans une foule de dangers, qui le porte à mépriser la vie avec toutes ses fades jouissances, pour mériter une couronne immortelle ?

— Non, répondit-elle simplement ; je n’ai point de fièvre, et nulle sympathie pour les destructeurs. Si j’ambitionnais une célébrité, je voudrais l’attirer sur moi par les bénédictions des spectateurs de ma vie. Oui, mon père ! oui ! poursuivit-elle sans obéir au regard répressif du ministre qui lui commandait le silence :

— J’aimerais mieux qu’ils vécussent pour me bénir, que de mourir m’admirant. C’est affreux les tueurs d’hommes ! N’en parlons, messeigneurs, que pour prier le ciel d’en délivrer la terre.

— Enfant ! murmura le ministre à la torture, en remplissant le verre d’Ericson stupéfait, et s’efforçant de le distraire :

— À la gloire d’Alexandre, comte !

— Bien dit ! s’écria le guerrier en mouillant sa colère d’un vin délicieux. Allons ! petite sauvage : À la gloire d’Alexandre ! Et il heurta la coupe brillante de Christine, de manière à la briser en éclats.

— Je n’ai point de soif pour une telle gloire ! répliqua la mutine exaltée. Je ne boirai pas à ces phénomènes malfaisants qui cachent une peau de tigre sous leur manteau de roi.

— Seigneur ! Seigneur ! interrompit le courtisan effrayé du courroux de son hôte, dont les yeux brillaient comme la lame d’un sabre. Les saillies d’une petite fille monteront-elles jusqu’à votre éperon ! Elle n’est folle encore que de son petit chien, qui peut impunément la mordre et déchirer ses doigts, faibles comme des fuseaux. Voyez ! poursuivit-il négligemment, tandis que l’indignation du soldat s’amortissait à la vue de cette petite main d’enfant qu’on avançait presque sous sa moustache. Ses notions de guerre sont jusqu’ici bornées à la marche du jeu d’échecs. Cet espace étroit est son champ de bataille, continua-t-il en approchant lui-même la table où se trouvait placé à dessein le jeu passionnément aimé d’Ericson. Elle y combat si courageusement le général, que même un vieux soldat comme moi trouve quelque honneur à y réduire sa pétulante obstination de femme.

Rien n’était, par bonheur, plus propre à recomposer le maintien compromis du farouche Ericson que la perspective d’une partie d’échecs ; car, se retournant vers la rieuse et colérique enfant, il lui jeta plus courtoisement qu’elle ne l’en supposait capable, le défi d’une bataille avec lui.

— Mais, si je vous battais ! répartit-elle en reprenant toute sa gaîté.

— Ce n’est pas là seulement que j’aurais été vaincu par vous, méchante belle ! dit-il en la regardant en face, et serrant sa main à la faire crier.

Christine rougit et baissa les yeux sur la table, non sans les avoir lancés pleins de dédain sur le maladroit émancipé. Mais la glace était rompue, le papillon engourdi prenait ses ailes. Il rencontra donc et soutint ce fier regard avec une défiance assez insolente de sa sincérité.

— Il y a plus de fougue dans cet automate qu’il ne m’avait semblé, pensa confusément Christine, et mon père me force à jouer un jeu menaçant pour moi.

Elle cacha sous sa main sa joue plus colorée, et fixa constamment les yeux sur l’échiquier, déterminée qu’elle était par un vif accès d’humeur, à jouer aussi mal que possible pour mortifier son orgueilleux adversaire. Ce soin était inutile. Le petit champ de bataille tremblait sous les mains agitées d’Ericson, qui, reconnaissant à peine les pièces, les poussait à tort et à travers. Ses attaques sans jugement devinrent si faciles à déjouer, que la novice écolière, avec l’innocente joie que donne un succès inattendu, s’écria triomphante :

— Échec au roi par la reine !

— Cruelle ! riposta le comte en frappant du poing au milieu des pièces qui culbutèrent en désordre, ne souhaitez-vous pas faire le roi votre esclave ?

— Mais je n’empêche pas qu’il se sauve ! dit Christine épouvantée de tant de rudesse, et stupéfaite du calme profond de son père, qui observait tout avec un indulgent sourire.

— Impossible maintenant de s’y reconnaître, poursuivit-elle en cherchant à remettre sur pied roi, reine et peuple confondus dans une affreuse mêlée.

— N’essayez pas ! n’essayez pas ! cria Ericson comme hors de lui, en poussant violemment l’échiquier qui tomba sur le parquet. Le coup est décidé, vous m’avez fait échec et mat.

Tout à coup, comme honteux de sa violence et de l’influence qu’il laissait prendre sur lui par une si mièvre chose, il sortit de l’air le plus hagard et le plus défait du monde, embarrassant ses pieds dans son sabre, donnant au diable sa maladresse aussi bien que l’amour qui en était cause.


XIX

Le soufflet.


— Il ne reviendra plus, j’espère ! dit Christine, en voyant au bout d’une heure rentrer son père qui s’était précipité sur les pas d’Ericson avec autant d’empressement que s’il eût été le plus aimable des convives.

— C’est ce qui vous trompe, ma chère, répondit le ministre plus joyeux qu’avant le désastre. Il brûle déjà de revenir, et ne se console pas d’avoir employé si mal les deux heures enchantées qu’il vous doit.

— Enchantées ! quoi ! c’est ainsi qu’il les aime ! répartit-elle avec étonnement. Pour moi, mon père, je suis… je ne sais vraiment ce que je suis ! interrompit-elle, pleurant presque de voir rire son père, dont elle eût préféré les reproches. C’est pour m’éprouver, n’est-ce pas, que vous me faites croire qu’un pareil homme ose prétendre à me plaire ? Ah ! je le crois plus amoureux d’Alexandre que de moi, et il fait bien !

— Enthousiasme louable dans un guerrier de dix-neuf ans, dont vous apprivoiserez la sauvage ambition. Il est déjà dans un grand trouble, bien flatteur sans doute pour une jeune étourdie comme vous, mais il faut le contrarier avec plus de mesure, entendez-vous, mon ange ? il est brave, riche, et noblement né ; que désirez-vous de plus ?

— Mon cousin ! répliqua franchement Christine, mon seul Adolphe, plus brave que lui, j’en suis sûre, et aussi noble que vous, mon honorable père !

— Allez reposer cette mauvaise tête, dit-il en la baisant au front, et priez Dieu pour la gloire de votre père.

Christine pria fidèlement et de tout son cœur pour la gloire paternelle ; après quoi elle ajouta la plus fervente des prières pour le bonheur d’Adolphe, qu’elle ne séparait pas du sien.

Mais, par un bizarre contraste, trop fréquent dans une jeune fille, elle fut durant plusieurs jours trop occupée à tourmenter l’amant qu’elle adorait pour se ressouvenir de celui qu’elle haïssait si fort.

Tout à coup, Adolphe, plus fier que Christine, parce qu’il était plus pauvre, ne voulut plus jouer à ce jeu d’esclave qui plaisait tant à sa folle maîtresse. Il eut l’immense courage de s’absenter quelquefois de cette maison, laissant croire à Christine consternée, croyant peut-être lui-même, qu’il l’abandonnerait aux poursuites de son riche prétendant. Quand il reparaissait, durant de courtes visites reçues sans beaucoup de chaleur par son oncle cuirassé de diplomatie, il se tenait à une telle distance de Christine, à son tour rêveuse et bouleversée, qu’elle ne vit plus d’autre moyen de retrouver le repos et Adolphe qu’en détruisant à jamais l’audacieuse prétention du comte.

Un matin qu’elle avait désiré, peut-être plus ardemment qu’Ericson lui-même, demeurer seule avec lui, après avoir suivi des yeux son père jusqu’au bout d’une longue galerie où il disparut sous le prétexte d’une dépêche importante à expédier, elle attendit avec anxiété qu’Éricson prît la parole. C’était pour lui répondre de manière à ce qu’il n’y revînt pas, ce fut vainement. On eût dit que cet amoureux contemplatif n’avait ni lèvres ni voix. Christine étouffait d’impatience.

— J’ai rêvé de vous cette nuit, dit-elle enfin pour entamer une querelle décisive. J’espère qu’à l’avenir vous n’aurez pas la présomption de troubler mon sommeil par votre présence. Je vous trouve bien hardi d’oser vous montrer jusque dans mes rêves.

— Moi aussi j’ai eu un songe, répondit Ericson troublé, n’ayant bien compris que les premières paroles de cette impertinente provocation. J’ai rêvé que vous me regardiez en souriant, que vous me regardiez longtemps, et j’étais heureux.

— C’était un mensonge, appuya-t-elle avec une féroce naïveté. Je sais mieux, quand je veille ou quand je dors, sur qui je dois attacher mes regards.

— Comment vous suis-je donc apparu cette nuit ? demanda le comte Ericson avec un étonnement singulier que Christine trouva stupide.

— En cauchemar, seigneur, aussi insupportable qu’aujourd’hui.

— Méprisante fille ! enseigne-moi donc à te faire l’amour ! s’écria-t-il en imprimant avec vivacité un baiser sur ses lèvres pourpres de colère.

Cette licence inouïe, dont Christine trouva l’ardeur effrénée, fut payée par un soufflet si prompt et si haineux, que l’offenseur, en cachant sa joue rougissante, s’émerveilla qu’il eût été appliqué par ces doigts faibles comme des fuseaux. Un obus l’eût frappé de moins de surprise.

— Votre père m’a trompé, dit-il après un assez long silence et du ton le plus grave ; il m’a laissé croire que vous ne receviez pas mes visites avec indifférence.

— Mon père ne se connaît point dans ces choses-là, répliqua Christine avec une courageuse indignation, car il n’eût jamais présenté à sa fille un jeune homme aussi mal élevé. Au reste, et à tout prendre, il vous a dit vrai, car vous n’êtes pas pour moi un objet d’indifférence, vous ne pouvez l’être, entendez-vous, comte Ericson ?

Adolphe entendit ces dernières paroles de la voix altérée de Christine, comme il entrait précipitamment pour rompre un tête-à-tête qui le faisait mourir de jalousie.

— Qui êtes-vous ? demanda impérieusement Ericson, et d’un ton si rempli d’autorité que Christine eût bien voulu le battre encore.

— Un soldat, répondit Adolphe, les dents serrées, ayant tiré son sabre et le jetant tout à coup sur la table. Un soldat blessé pour l’honneur de son pays, et qui veut mourir pour le défendre.

— Nous sommes donc amis ? dit Ericson en lui tendant la main.

— Nous sommes rivaux, répartit Adolphe en se reculant vers la table.

— Christine vous aime ?

— Elle me l’a dit. Fiez-vous à votre tour à la foi d’une jeune fille ! Vous n’êtes pas pour elle un objet d’indifférence, et je vous cède la place auprès d’elle.

— À qui ? s’écria Christine frémissante, les larmes aux yeux.

— Au roi ! répondit Adolphe en s’éloignant avec désespoir.

Christine tomba sur une chaise, et ensevelit sa figure sous ses mains.

— Restez ! cria Charles XII d’une voix tonnante. Restez donc !

Le jeune homme obéit en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

— Je vous ai vu ; mais où ?… jamais dans cette maison, ce me semble.

— Elle m’était fermée par mon oncle quand vous deviez y venir.

— Pourtant, je vous ai vu quelque part. Votre nom ?

— Adolphe de Hesse, fils d’un officier mort en se battant pour vous. Il m’a laissé sa misère et les pleurs de sa veuve.

— Qui vous a dit que je ne sois pas Ericson ?

— Mes yeux, car je vous regarde. Je vous reconnais aussi, moi.

Charles XII, en s’approchant de son soldat, dont les yeux s’allumaient comme ceux d’un jeune lion, s’arrêta tout à coup frappé de souvenir.

— D’où le vient cette cicatrice sur la tempe gauche ?

— De Narva, sire, où avec une poignée d’hommes, votre majesté défit les armées de Russie.

— Tu dis vrai ! s’écria Charles ivre de joie, comme s’il respirait tout à coup la poudre de cette bataille. Puis, sautant au cou d’Adolphe et posant le doigt sur sa cicatrice :

— Tu n’avais pas besoin d’autre passeport pour arriver jusqu’à moi, même pour te battre contre moi, comme je jurerais que tu en as grande envie. Le jour dont tu me parles, j’ai appris comme toi le rôle d’un soldat et la vraie dignité de l’homme. Au nom des mille bombes qui nous pleuvaient au visage, donne-moi ta main, frère ! nous avons été baptisés ensemble par le sang.

Charles XII parut pour lors à Christine grand et imposant comme une forteresse. Et lui, se retournant tout à coup vers la jeune fille dont la curiosité avait séché les larmes, lui dit avec une gaîté qui n’était pas sans grâce :

— Par mon sabre ! Christine, je suis un triste soupirant. Un seul geste de ta main vient d’étouffer dans mon cœur tous les amours qui l’avaient pris par trahison. Parle donc aussi franchement que tu agis : aimes-tu ce brave ?

— Je l’aime, sire.

— Qui empêche ce mariage ?

— Celui du comte Ericson, dont mon père me menace incessamment.

— Oh ! oh ! pensa Charles en souriant à part avec réflexion : je vois au fond des choses maintenant. Le roi n’a point regret au baiser, puisque le soufflet tombe sur la joue du courtisan.

— Christine ! ajouta-t-il en reprenant sans contrainte le ton du commandement : ton père refuse de te donner à celui que tu préfères ; tu l’épouseras pourtant, parce que je le veux. Conviens que si je fus ton cauchemar comme amant, je ne suis pas ton ennemi comme roi.

— Je l’avoue à genoux ! dit l’orgueilleuse en y tombant avec son heureux cousin.

Tandis que Charles XII, penché sur la rougissante coupable, unissait leurs mains avec une bonté brusque, il imprima sur ce front le dernier hommage que ses lèvres aient jamais rendu à une femme.

— Sa Majesté me pardonne donc ? murmura la tremblante espiègle. Si j’avais su que c’était le roi, je n’aurais pas frappé si fort.

— Reconnais le roi seulement à la manière dont il se venge, Christine.

Tout à coup, saisi d’un sentiment de prévision triste, mais rayonnant de passion et comme en regardant loin devant lui, il ajouta :

— Ma seule amante, à moi, doit être fiancée sur le champ de bataille. Elle me couronnera dans les houras de la victoire. Je ne regretterai pas ce qu’elle va me coûter.

Le soir même il fit signer à son premier ministre, soumis et furieux, un contrat de mariage qui n’était pas celui du comte Ericson, bien qu’honoré du nom de Charles XII. Deux jours après, il assistait aux noces somptueuses de Christine. Adolphe de Hesse y portait ses plus nobles insignes, et le politique seul, qui souriait pourtant de son sourire de cour, trouva la réalité moins royale que son rêve.


SALLY



XX

La servante.


M. Richard Fogrum, que ses vieilles connaissances appelaient, avec plus de familiarité que de respect, le gros Fogrum, ou comme le nommait encore, du fond de sa province natale, un frère qui lui gardait religieusement son nom d’enfance sur la lettre qu’il lui écrivait une fois l’an : Dick Fogrum, s’était depuis plusieurs années retiré des affaires, bien qu’il fût encore dans la force de l’âge.

À cette époque de transition, ayant eu le bonheur d’acquérir une corpulence extraordinaire, et plus porté à la contemplation sous le poids de cette belle santé, il tourna brusquement le dos au comptoir où il avait gagné, sinon une fortune considérable, au moins un bien-être aussi solide que lui-même. Il acheta une petite maison blanche à volets verts, ornée d’un jardin fruitier, qu’il lui plut d’appeler sa campagne, parce qu’elle était à l’extrémité d’un faubourg de Londres, et une fois installé là, il s’étudia à n’y rien faire du tout. Il regarda passer la vie les bras croisés, sa pipe entre les dents, rêvant tantôt vaguement, tantôt profondément à tout ce que cette chère maison, recouverte en ardoises brillantes, renfermerait d’utile et d’agréable, s’il réussissait à y faire présider en même temps l’économie, la solitude et le célibat.

Outre une cuisinière à l’année et un petit jokey de louage, fils d’un pauvre cordonnier du faubourg, dont le plus jeune enfant était fier d’être groom une fois par semaine, M. Fogrum possédait dans la personne de l’intègre Sally Sadlins une admirable surintendante de son paisible et monotone empire.

Sally ne se croyait distinctement ni gouvernante, ni femme de charge : elle était Sally Sadlins. Loin d’assumer le maintien et la dignité attachée à de pareils emplois, à peine semblait-elle avoir un sentiment, une idée, une volonté qui vint d’elle-même. Elle s’était si insensiblement pénétrée de l’humeur et des mœurs de celui qui commandait à sa vague intelligence, que, par degré, l’apparente distance entre le maître et la servante avait presque entièrement disparu.

Sally, loin d’être elle-même versée dans l’art de la parole, devint en revanche une si parfaite écouteuse, que M. Fogrum, après avoir recueilli par la ville une foule de nouvelles et d’anecdotes, goûta bientôt un plaisir délicat à venir les raconter à Sally, auditoire toujours attentif, bien que muet, dont les yeux brillaient assez pour prouver qu’ils ne dormaient pas, et dont les oreilles n’eussent pas été distraites de leur devoir par un tremblement de terre.

Qu’on se garde toutefois de supposer rien que de candide dans l’espèce de galanterie qui régnait, à leur insu, entre ces deux personnages : un seul coup-d’œil sur Sally pouvait convaincre le plus intrépide artisan de scandale, que dans ce commerce étroit et sans nuages, il ne se trouvait qu’un narrateur infatigable, content de ses récits, et un public vierge, toujours satisfait d’entendre des sons sans les comprendre ; car Sally ne comprenait pas. Son intelligence était un abîme qui ne rendait rien de ce qu’il avait reçu, un instrument qui ne vibrait sous aucune parole.

Du reste, les traits seuls de Sally étaient un bouclier sur lequel venaient s’amortir tous les javelots de la calomnie. Sa vertu s’y montrait, non en beau, mais avec une rudesse d’expression, qui persuadait l’incrédule, et désarmait la malignité. Ceux qui avaient le courage d’y revenir à deux fois se demandaient comment la nature, louée à tort et à travers par les poètes et les optimistes, avait pu si avaricieusement frustrer de ses faveurs, un être destiné à faire partie de cette frêle moitié de l’homme, appelée le beau sexe ! n’avait-elle rien de mieux à faire que d’infliger à Sally Sadlins une amplification de taille qui lui donnait des droits incontestables au grade de caporal de grenadiers ? ne pouvait-elle au moins, en lui accordant cette haute et fabuleuse stature, la remplir d’énergiques et fortes pensées ? Toutefois, privée du charme qui attire, elle ne fut, par bonheur pour son repos, dotée d’aucune impressionnabilité de cœur : si Sally n’était pas née pour être adorée, nulle femme sur la terre ne pouvait le regretter moins.

On peut affirmer en toute certitude que le fantôme même de l’amour n’effleura jamais son imagination, ni ne troubla d’un soupir le sommeil profond de ses nuits et de ses jours. Elle avait entendu çà et là quelques personnes parler de cet amour ; elle supposa donc, si toutefois elle était en état de rien supposer, qu’il devait y avoir par le monde quelque chose qui s’appelait ainsi ; car on n’invente point un nom, pour en discourir ; mais comme cette chose impénétrable ne la regardait pas, elle ne prétendait pas plus à deviner une telle énigme qu’à décrire les élémens de l’air qu’elle respirait, sans y penser, depuis sa naissance. Enfin Sally était la plus innocente, la plus simple et la plus désintéressée des mortelles qui entra jamais sous le toit d’un célibataire.

Aussi n’était-ce pas le hasard qui avait placé cette silencieuse fille sous l’autorité d’un maître à la fois raconteur et solitaire.

Sally fut cherchée, étudiée et choisie par madame Thorns, nièce prudente du vieux marchand. Comme cette dame vivait beaucoup dans l’avenir, elle frémissait souvent que son oncle, à travers sa retraite et son embonpoint, ne demeurât pas toujours doué de cette discrétion qui sied si bien aux oncles riches quand les nièces ne le sont pas. Son imagination, vive et craintive tout ensemble, se figurait par fois cet homme si peu mouvant, escaladant tout à coup le mariage par un caprice inattendu.

Cette réaction possible poursuivait le repos de la tremblante héritière, jusqu’à mêler souvent un peu d’aigreur au miel de son lien avec M. Thorns, marchand de bas dans la Cité. Celui-ci par bonheur n’avait d’oreilles que pour l’addition de la vente de chaque journée, compte toujours satisfaisant, vu l’inquiète rigidité de l’épouse qu’il avait prise comme pièce de comptoir, sans être un moment arrêté par la raideur et la sécheresse de son aspect, que rehaussait la couleur d’ocre de son vêtement favori.

D’ailleurs la dot avait un peu arrondi les angles aigus du caractère de sa femme, ayant été payée comptant par l’oncle pressé de sortir des affaires. Le marchand de bas, homme exact, en recevant ce don du loyal Fogrum, s’était soumis à prendre la nièce par-dessus le marché, pour la seconde raison qu’elle savait compter avec une grande exactitude.

C’est elle qui, avec l’infatigable persistance des faiseurs de multiplications, avait deviné sous l’enveloppe rugueuse et formidable de Sally Sadlins, un trésor inestimable de pudeur, un vrai garde-fou contre tous les coups de tête de l’homme fragile. Elle enchâssa donc avec un art admirable, dans l’existence placide du propriétaire de la maison blanche, ce joyau terne, mais solide, fait pour résister durant des siècles aux frottemens de l’ennui et aux langueurs de la domesticité.

De ce côté, du moins, elle était sûre que rien ne devait intercepter le cours légitime de l’héritage, grossi par trop d’économie pour n’être pas souhaitable.

Les rentes de M. Fogrum étaient si transparentes de probité, que cent fois le jour elle appuyait sa sécurité contre le rempart qu’elle avait elle-même planté au pied de ses futures possessions.

Un vent d’alarme venait pourtant de rider tout à coup ce beau calme, fruit de tant de prévoyance. M. Fogrum avait été vu trois fois frappant à la porte de madame Simpson, et une quatrième fois jouant de ses cinq doigts sur la vitre de cette dame pour appeler son attention.

Cette familiarité fit passer un nuage triste sur le front calculateur de la marchande de bas. Par un dimanche, l’un des plus tristes dimanches qui eût pesé sur son magasin fermé, elle demeura fort pensive dans sa haute chaise, creusant sa tête pour chercher à madame Simpson un charme, une grâce, une séduction qui pût justifier la vague terreur qui obsédait ses esprits. Son chapeau en forme de tuile ne bougeait pas ; ses mains tenaient fortement serré son livre d’heures, où elle se faisait accroire qu’elle lisait le salut. Il n’en était rien : la maison blanche, toujours la maison blanche était là, comme lithographiée par son imagination ardente, mais fixe. L’usurpation de cette maison blanche, qu’elle envisageait comme le port où devaient se reposer un jour ses mains fatiguées de poser et d’étiqueter des bas ; cette usurpation dont le rêve seul était un larcin, clouait toutes ses facultés du dimanche sur la chaise isolée du comptoir inactif.

Une supposition tranquillisante, toutefois, se fit jour à travers les façons de soupirs qui haussaient par moment son fichu plat tendu sur sa poitrine sans contours.

M. Fogrum, qui, selon le conseil du médecin, allait et venait pour ne pas augmenter le poids de son opulente santé, ne pouvait il être entré chez cette femme très causeuse pour y recueillir les nouvelles, les événemens, les on dit, de son ancienne rue ? N’était-il pas sûr d’en trouver toujours une fraîche provision chez une veuve oisive qui n’avait rien à faire que ses mitaines de filet, et la récolte journalière de tous les bruits du quartier marchand ? Il n’était pas non plus étonnant que cet oncle très aimé et très lourd, eût trois et quatre fois de suite demandé une chaise à la veuve d’un vieux ami, pour couper en deux une promenade qui l’essoufflait.

En définitive, madame Simpson n’était guère, plus que Sally, peut-être, propre à faire rêver un célibataire. Autrefois, madame Simpson pouvait avoir été épousable ; mais pas un de ses amis d’enfance n’était assez jeune pour se le rappeler. Il est vrai qu’à cette heure, sa manière de s’ajuster révélait quelque prétention, car on ne la voyait plus sans un très gros nœud de ruban, posé à la jolie femme sur la tempe gauche, avec un parti ferme de ne l’en ôter jamais. Elle cultivait la mode déjà un peu ancienne d’une mouche noire au visage, mais cette mouche même n’était pas appliquée où la coquetterie l’eût souhaité ; elle siégeait où l’impérieuse nécessité l’appelait, sur l’œil gauche.

Ainsi donc, et tout résolument, madame Thorns rentra dans son assiette. Elle conclut, en allant ouvrir à son mari, qu’il valait mieux que son oncle frappât quelquefois à la porte de madame Simpson, qu’à une autre porte plus mystérieuse, ou plus attractive.


XXI

Le testament du marin.


— Qu’avez-vous donc là, Sally ? demanda M. Fogrum à sa femme de charge, un jour qu’il la vit tirer quelque chose de sa poche, tandis qu’elle assistait, debout, au long dîner de son maître, attendant avec une admirable patience qu’il eût fini d’un large plat pour lui en servir un autre. Il en était alors au plum-pudding, et Sally, sans réfléchir clairement à l’extrême durée de l’éloge muet, mais plein d’éloquence, accordé à son talent, sentit qu’elle pouvait chercher de quoi remplir les quarante minutes de cette louange journalière. Il l’interrompit cette fois par ces mots :

— Qu’avez-vous donc là, Sally ?

— Ceci, monsieur, répondit Sally d’une voix soumise, mais peu féminine, c’est un coupon de la banque, je crois, que j’allais vous montrer, s’il vous plaît, tout-à-l’heure.

Sally s’apercevait que le plum-pudding touchait à son déclin.

— Vous savez, monsieur, que mon oncle Tim est venu me dire hier adieu ayant de se remettre en mer ?

— Après ? dit M. Fogrum, la bouche pleine.

— Après, monsieur, il m’a donné ce papier, disant que nous sommes tous mortels.

— Est-il riche, ce loup de mer ?

— Il paraîtrait, monsieur, répliqua tranquillement Sally ; car il m’a dit que ce papier pouvait se changer tout en or, et me rendre confortable pour vie. Comment cela pourrait-il se connaître ?

— Laissez-moi voir ce que c’est, Sally. Est-ce le testament du vieux camarade ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Au diable ! dit M. Fogrum en l’examinant à la hâte, c’est un billet de loterie ! un misérable billet de loterie, qui ne vaut pas, sur ma parole, Sally, le lambeau de vieux linge sur lequel il est imprimé. Écoutez bien, Sally !

Sally s’appuya dans son attitude d’écouteuse sur le bout de la table opposé à son maître.

— J’ai mis toute ma vie à la loterie, Sally, et je n’y ai jamais récolté que le désappointement. Quelle mauvaise tentation a pu induire votre oncle Tim à tirer sa poudre à cette folle espérance ? Un tablier, un mantelet vous aurait convenu davantage, ma pauvre Sally. Ce n’est digne ni d’y penser, ni d’y toucher, ni d’en parler. Voyons donc ! voyons donc ! poursuivit-il en repoussant son assiette, et appuyant ses deux coudes sur la table pour en discourir plus commodément. — Voyez-vous, fille : ils appellent la loterie une source aux flots d’or ! N’y donnez pas, ma pauvre Sally ; restez doucement dans l’humble et heureuse station où votre étoile vous a placée. D’ailleurs, on parle tout haut d’un acte bien sage et bien despotique du Parlement qui va donner la mort aux milliers d’illusions coupables où se bercent les amans passionnés de la loterie. Comprenez-vous, Sally ? Par les amans, je veux dire ces enragés joueurs qu’elle console de ne pas jouir d’un seul des sourires de la fortune, (comme si tout le monde pouvait être riche et manger, par exemple, ce que je mange !) Je disais… Eh bien ! où étais-je ?

— À fortune ! répéta Sally, qui, comme l’écho, ne retenait jamais que le dernier mot d’un discours.

— Oui : consolés de ne pas jouir encore d’un seul des sourires de la fortune, par l’espoir d’enlever tôt ou tard la clé de ses faveurs. Mais le moraliste doit s’élever contre l’influence empoisonnée des loteries, pour en garantir les simples, comme vous, Sally. Leur bien faire entrer dans la tête qu’ils y trouvent, non-seulement des piéges, mais des précipices, et des hallucinations tendantes à faire naître chez le pauvre la plus absurde des prétentions, celle d’être riche. Eh bien ! j’en connais par la ville qui ne se font point scrupule d’aiguillonner les bêtes, les brutes, je veux dire le peuple, vous comprenez, fille ? à courir vers ce mât de cocagne illuminé de fausses lueurs, par le récit d’un ou deux miracles de la roue immorale et capricieuse.

Enfin, ce temple honteux n’éveillera plus ayant peu, dans les passans, la frénésie d’une soudaine inspiration, qui n’est autre chose qu’une génuflexion devant le veau d’or. On ne s’égarera plus à ce sentier fourchu où la fortune semble, avec les bras ouverts, inviter tous ceux qui passent à lui demander un don, pointant d’une main à la banque, et de l’autre au lombard. De plus, Sally, poursuivit M. Fogrum après avoir examiné le billet, je ne connais rien de plus absurde que ce nombre. C’est le premier précisément que j’ai hasardé et poursuivi long-temps quand j’étais tout à fait un jeune homme. Je le connais trop bien, ma foi ! Je me rappelle encore que je l’enlevai hors d’un tas énorme étalé devant moi par le marchand d’espoir. Oh ! mon Dieu oui, 1, 2, 3, c’est mon green dragoon d’alors. Ôtez-le donc de là, Sally, que j’achève tranquillement mon repas.

Sally reprit et replia le billet avec sang-froid, ne paraissant nullement déconcertée par la perte d’une douce espérance. Il est vrai qu’elle ne se doutait pas de la puissance des illusions, de l’amertume d’une attente trompée et d’un sourire déçu : Sally ne souriait jamais. Quand même la rigidité de son visage eût permis une telle élasticité à ses muscles, un sourire n’eût pas contribué beaucoup à augmenter l’attraction dont elle était entièrement dépourvue.

Durant ce temps, son maître continua de manger et de déclamer, jusqu’à ce qu’il ne pût ni manger ni déclamer davantage ; alors il congédia Sally avec les débris du dîner, et se tourna pensivement au feu qu’il envahit tout entier dans ses jambes, car M. Fogrum haïssait horriblement le froid qui lui portait sur les nerfs, et mêlait quelque spleen à son éloquence. Aussi se garantissait-il des aigreurs de l’automne par des bas de laine drapés et à mi-cuisse, se souciant aussi peu de la mode, que Sally de son billet de banque. Étant pour lors barricadé contre tous les brouillards de la Grande-Bretagne, et bercé au fond de sa vie d’ortolan par les nuages savoureux du tabac, dont la fumée compose l’opium de l’Anglais pudique et songeur, il laissait échapper par intervalles mesurés comme un refrain de ballade :

« Stupides numéros ! green dragoon ! green dragoon ! Ô stupides ! stupides numéros ! »


XXII

La Fiancée.


À quelque temps de là, madame Thorns, comme la génisse blessée et ruminante, ne pouvait, d’aucun côté qu’elle se tournât dans son magasin colonneux, échapper au malaise d’une imagination bouleversée de nouveau à cause de certains indices reçus la veille sur madame Simpson, qu’elle ne nommait plus que la perverse Simpson ! Elle fut soudain tirée de ses vapeurs de mauvais augure, par les frappemens vivement réitérés du marteau de fer sur la porte marchande. Quelle fut sa surprise et presque son effroi en voyant entrer l’objet de ses terreurs, madame Simpson elle-même.

Elle se hâta de l’introduire au fond du parloir, pour cacher autant que possible les plaques rouges que l’émotion faisait monter à ses joues plus sincères que ses lèvres, qui s’efforçaient de sourire.

L’aspect inopiné, de cette figure de veuve qui la poursuivait comme un songe menaçant, aurait suffi seule pour la surprendre, mais il y avait dans les manières agitées et la contenance défaite de cette veuve mouchetée, je ne sais quoi d’inexplicable qui donnait un intérêt puissant à sa visite inattendue.

— Dieu nous garde ! madame Thorns, s’écria la visiteuse, dès qu’elle put retrouver son haleine entrecoupée par la rapidité de sa course. Avez-vous pu croire… Quand vous avez appris que votre oncle… votre misérable oncle ?… Sa bouche demeura entr’ouverte, sans pouvoir achever l’exclamation.

— Bon Dieu ! se mit à crier à son tour madame Thorns, emportée par l’air d’égarement de la veuve, qu’est-il arrivé ? mon pauvre cher oncle ! que voulez-vous dire ? Il est malade ? il est mourant ? hélas, mourant ! poursuivit-elle, n’obtenant aucune réponse, et atteignant à la hâte son chapeau et son voile pour sortir.

— Ah ! vous n’y êtes pas, vraiment ! glapit madame Simpson. Je pensais, Madame, que vous aviez appris…

— Pauvre oncle ! oncle adoré ! oncle à jamais regretté ! reprend la nièce, ne doutant plus qu’une apoplexie n’eût frappé le propriétaire de la maison blanche.

— Ah ! ça ! mais vous ai-je dit qu’il fût mort ? interrompit tout à coup madame Simpson, vous ai-je dit un mot de cela ?… Lui mourant, pas du tout, je vous assure.

— Vraiment, vous m’en avez fait la peur, répondit la marchande en s’asseyant. Qu’est-ce alors pour crier ainsi ? une jambe ? une épaule ?

— Du tout, madame.

— Quoi ? ni mourant, ni blessé ? Expliquez-vous donc ? Qu’est-il enfin ?

— Marié ! s’écria impétueusement madame Simpson, comme si elle décachetait une lettre d’un poids formidable et la laissa tomber :

— Voilà tout, Madame !

Décrire l’effet que produisirent ces paroles sur madame Thorns est impossible. Peindre l’expression de sa contenance serait hors de tout pouvoir.

— Marié ! hurla enfin sa douleur, aussitôt qu’elle put ressaisir son souffle captif. Marié ! c’est impossible… à qui ?

— Ce que vous en penserez, je ne le sais pas, répartit la veuve sans entendre la question, et recouvrant tout à coup le calme à la vue du désordre de l’héritière qu’elle venait de ruiner. Je pense, pour ma part, que M. Fogrum s’est conduit… je ne dirai pas comment, pour ne pas blesser votre adoration pour lui.

— À qui ? redemande l’autre d’une voix convulsive.

Puis, lançant tout à coup un regard perçant sur la veuve qu’elle soupçonne de vouloir l’éprouver :

— À qui, enfin ? lui jette-t-elle avec toute l’autorité du désespoir.

— À Sally Sadlins, madame, répond la voisine en croisant ses mains sur sa ceinture, comme n’ayant plus rien à voir ni à faire dans ce scandale révélé.

— À Sally Sadlins ! Allons donc, vous vous moquez ! réplique madame Thorns riant du rire sardonique de l’incrédulité et du mépris.

— Je ne suis pas femme à faire de tel jeux, madame, répond madame Simpson avec mesure et toute débarrassée du poids de son secret.

Guérie peut-être de sa propre mystification par celle qu’elle avait causée, et qui, agissant sur elle comme un balancier équitable, lui faisait retrouver son équilibre perdu, elle ajouta tranquillement :

— Je les ai vus moi-même, de mes yeux.

Ici, madame Thorns porta involontairement la vue sur la mouche noire qui cachait le frère perdu de l’œil noir de la veuve.

Il n’y a pas une heure que je les ai vus passer ensemble vis-à-vis de mes fenêtres, en voiture, ma chère dame, groom derrière, suivis de plusieurs pauvres et de vingt petits polissons, comme à tous les mariages. J’ai couru sur ma porte, croyant que mes yeux me trompaient ; c’est alors que j’ai appris toute l’histoire par ceux qui les ont vus entrer, sortir et remonter en voiture au parvis de l’église. Comprenez-vous, madame ? Sally Sadlins avec des gants de soie, fagotée en fiancée, portant son énorme bouquet blanc, lourd comme les plum-puddings qui lui ont valu sans doute son entrée dans le cœur de votre oncle ? on ne pouvait apparemment le séduire que par là !

— Oh ! madame Simpson ! s’écria la nièce en portant vers le ciel deux yeux qui n’étaient pas assez doux pour le lui ouvrir, je suis indignement trahie par cette insinuante et fausse fille ! elle qui semblait si rassise, si humble, si repoussante ! et mon vieux fou d’oncle, miséricorde ! a pu se marier à une chose si vulgaire ! J’étouffe de honte pour lui, je l’étranglerais, cette indigne sirène !

— Ne vous agitez pas ainsi, chère dame, interrompit madame Simpson, commençant à craindre les effets de sa langue trop zélée, et cherchant dans sa tête les moyens de reculer adroitement devant ce torrent de douleur. Elle le fit avec assez de convenance, en voyant entrer M. Thorns, qu’elle accueillit de trois révérences dolentes et discrètes qui voulaient dire :

— Je me sauve ; c’est à votre tour ; je n’ai pas le courage d’assister à la tourmente dont vous menacent le sort et votre femme.

— Ah ! mon mari, cria madame Thorns, il y a d’affreuses nouvelles pour nous !

— Quelles nouvelles ? demanda M. Thorns accouru au ton fêlé des voix de femmes, tenant encore d’une main un sixain de bonnets de coton, et de l’autre un paquet de chandelles qu’il venait de peser au comptoir. Qu’y a-t-il, mon doux cœur ? poursuivit-il épouvanté par la pâleur de sa femme, étant sûr d’avance qu’il ne pouvait l’attribuer qu’à une perte d’argent.

— Vous ne le croirez pas, M. Thorns, car c’est à peine si je le crois moi-même, bien que cette femme qui sort, et qui était, je crois, intéressée à bien voir, l’ait vu de ses propres yeux, comme il lui plaît de le dire. Mon sot oncle est marié d’un bout à l’autre et de tout à l’heure à sa laide servante, à Sally Sadlins ! voilà ce qu’il y a, monsieur Thorns, voilà ce qu’il y a !

M. Thorns laissa tomber ses mains qui laissèrent tomber le paquet de chandelles et le sixain de bonnets de coton, écrasant le tout en marchant dessus pour gagner la muraille contre laquelle il demeura stupéfait et pantelant.

Il est à remarquer que leurs sympathies se trouvaient alors si parfaitement d’accord, que jamais deux cœurs ne palpitèrent mieux ensemble. L’époux rendait à cette vraie moitié de lui-même, soupir pour soupir, pâleur pour pâleur ; tous deux se ressemblaient à force d’harmonie dans les sensations qui tordaient leurs pensées ; ils étaient affreux.

— Eh bien ! eh bien ! dit le marchand après un long silence, et avec une espèce de sanglot qui lui sauva peut-être la vie, s’il n’y a plus à l’empêcher, s’il est tout-à-fait marié, peut-être, mon doux cœur, est-il mieux pour nous qu’il ait choisi ce qu’il a choisi.

— Vous croyez ! répartit-elle en le regardant avec égarement et en réfléchissant tout ensemble. C’était la première fois depuis leur mariage qu’elle regardait les yeux du maître de sa vie ; elle en ignorait jusqu’à la couleur avant cette circonstance où les siens s’y plongèrent pour y chercher une lueur de consolation à ses calculs bouleversés.

— Vous croyez ! répéta-t-elle d’une voix qui crie au secours.

— Parbleu ! répondit M. Thorns d’un air profond.

— Ainsi, mon mari, il vous paraît donc impossible ?…

— Parbleu ! dit-il avec la même conviction ; aussi impossible que de prendre, comme on dit, la lune avec les dents !

Jamais image poétique ne porta en elle-même un charme plus rêveur, ni mieux approprié au besoin pressant qu’en avait l’infortunée marchande. Cette citation, faute de mieux, fut appliquée comme un dictame sur son aigre blessure.


XXIII.

Le schall blanc.


La nouvelle dont madame Simpson avait été la malencontreuse messagère, était exacte dans toutes ses particularités. M. Fogrum, habitant de la maison blanche, célibataire, jouissant de toute sa raison, en habit familier de campagne, en bas drapés, en gants de fil d’Écosse ; et Sally Sadlins, fille majeure, parée à l’improviste d’un bouquet blanc de fiancée, et d’un schall de mousseline à fleurs, avaient été le matin même unis en légitime mariage, du consentement l’un de l’autre, sans rapt, sans violence sans presque y penser ; car deux jours auparavant, ni l’un ni l’autre n’avait encore le moindre pressentiment d’une telle catastrophe, et ne l’aurait pas jugée plus possible que madame Thorns elle-même.

— Présentement, Sally ! dit le calme épouseur, rentré, comme si de rien n’était, sous son toit silencieux, occupant comme la veille le devant tout entier de son attirante cheminée qu’il emprisonnait dans ses jambes, posant sa main plutôt pesamment qu’amoureusement sur le bras vigoureux de son intacte épouse : Je ne doute pas que ma nièce n’entre dans une grande colère quand elle entendra parler de ceci. Toutefois, il n’importe ; laissez-la, elle et le reste du monde, dire ce qu’elle voudra. Je ne vois pas pourquoi je ne suivrais pas ma fantaisie, comme tous les habitants de la libre Angleterre. Pourvu que j’ôte mon chapeau partout et toutes les fois que j’entends chanter le God save the king, le roi lui-même n’a rien à voir dans ma maison. En outre, Sally, quoique la foule doive penser que j’aurais pu faire un mariage plus avantageux sous les rapports de la fortune comme sous tous les autres, la foule est dans l’erreur, Sally, dans une profonde erreur. Vous ne comprenez pas vous-même comment je peux vous le prouver ? parions, Sally, que vous en êtes à mille lieues ?

Sally le regarda, voyant que c’était son heure d’écouter, ce qu’elle fit comme d’habitude, sans sourciller.

— Vous ressouvenez-vous, fille, de ce lambeau de banque, comme vous l’appeliez, apporté par votre oncle la veille de son départ, en forme de testament ? Sally fit signe qu’elle s’en ressouvenait. Eh bien ! en passant, il y a deux jours, l’heureux coin de la loterie royale, qui, grâce au ciel, n’est pas encore réformée, je vis placardé à la fenêtre, au milieu d’un filet de rubans de toutes couleurs, gros comme ma tête, Sally, le nombre 1, 2, 3 ! produisant net 20 000 livres !  !  ! Ah ah ! Sally ! je me rappelais si bien ces numéros, 1, 2, 3, qui se suivent l’un l’autre, aussi naturellement que, A B C ! Après les avoir regardés de près, de loin, après avoir vu et entendu tous ceux qui regardaient comme moi, se les montrer et dire entre eux : 1, 2, 3 ; 20 000 livres !!! je rentrai paisiblement au logis, résolu de ne pas en souffler un mot, avant d’avoir couronné votre honnêteté de servante, en vous épousant à l’église, pour toujours. Ah ! ah ! Sally ! que dites-vous de cela ?

Bien que Sally fût la plus flegmatique personne de son sexe, on pourra supposer qu’une révélation si importante dut au moins exciter en elle quelque altération de couleur ; attirer hors de ses lèvres une exclamation de surprise ou de plaisir : il n’en fut rien. Sally, avec un immuable acquiescement à tous les coups du sort, se contenta de répliquer :

— C’est curieux, monsieur.

— Curieux ! oui ; mais c’est, je vous assure, tout-à-fait vrai.

— Quelle singulière tournure les choses prennent quelquefois.

— Singulière, en effet, fille ! car qui aurait pensé que ce malheureux nombre 1, 2, 3 dut vous amener, je peux dire en ce moment, nous amener, Sally, une dot de 20 000 livres, sans avoir d’autre peine que d’étendre la main pour la prendre ?

— Mais, monsieur, je pense que vous vous êtes trompé.

— Pas du tout trompé, ma chère. Je suis certain de les avoir lus, comme je vous regarde, de les avoir transcrits dans mon portefeuille. Voyons ici ? tenez ; voyez-vous même : le nombre 1, 2, 3, a gagné 20 000 livres ! C’est bien, j’espère, le nombre de votre billet ? ah ! ah ! Sally ?

— Oui, mais vous…

— Quoi, mais vous ?…

— Vous devez m’entendre, M. Fogrum, vous parlez toujours, dit Sally, calme comme le néant. J’ai oublié de vous dire que, depuis deux mois, j’ai vendu le morceau.

— Comment, vendu ! vendu depuis deux mois ! murmura M. Fogrum à demi-mort, cherchant d’une main tremblante à se retenir pour ne pas glisser à côté de sa chaise.

— N’y pensez plus, M. Fogrum, poursuivit Sally, le soutenant sans la moindre émotion visible et du même ton qu’elle avait dit : Oui ! à l’église. Vous aviez assuré qu’il ne valait pas la peine d’être regardé ; je n’en ai point fait de cas. Monsieur doit en savoir plus que moi, ai-je pensé toute seule, et je l’ai changé pour ce schall blanc, que l’homme m’a dit être un bon marché. Tâtez comme il est fin, monsieur !

— Et l’homme, l’homme, où est l’homme ? demanda M. Fogrum, repoussant avec horreur le schall que Sally étendait sous sa main.

— Je ne sais pas, monsieur. Il passait un jour que j’étais sur la porte ; il s’est mis à m’offrir je ne sais combien de choses qu’il colportait sur son dos ; nous sommes tombés d’accord de ce beau mouchoir pour le chiffon que j’avais là dans mon étui, et qui épointait toutes mes aiguilles.

Une rumeur sourde sortit de l’âme de M. Fogrum, qui demandait peut-être à Dieu de ne pas faire un malheur. Il paraît pourtant que c’est mal présumer de lui, car après s’être enfoncé sur sa chaise de manière à n’en pas tomber, il s’écria :

— Femme !… un schall pour vingt mille livres ! Sally ! faites-moi du thé, j’étouffe !

Et il demeura perdu dans ses sensations tumultueuses.

Il rester à révéler qu’après l’application de cinquante sangsues, que Sally Sadlins posa longtemps avec l’aplomb de l’innocence, M. Fogrum se rétablit peu à peu d’un coup de sang, qui lui laissa des éblouissemens pendant six mois.

De plus, n’ayant rien changé à ses mœurs célibataires, et avec l’aide du temps, qui amène à tous maux leur guérison, il arriva insensiblement à ce degré de composition et de bonne humeur qui lui permit de raconter quelquefois à Sally elle-même, entre le plum-pudding et un verre d’excellent wiskey, cette histoire, comme l’anecdote la plus saillante de son immobile existence.

Sally l’écouta toujours avec une portion d’intérêt et de surprise, satisfaisante pour le narrateur consolé.

Le mariage n’apporta aucun changement sensible dans la maison blanche. La seule différence qu’on y introduisit que Sally, toujours forte de son utilité silencieuse, s’assit à table au lieu de rester debout à côté, et qu’elle fût dès-lors appelée, madame Fogrum, au lieu de : Sally Sadlins.


ANNA.



XXIV

Les deux églises.


Quand je découvris tout à coup, dans les profondeurs des solitudes presque vierges de Deepdale, deux églises gothiques s’élevant côte à côte dans une grandeur rivale, comme deux saintes pétrifiées se tenant par la main pour saluer le ciel, je fus tenté de croire ces objets doublés ainsi par quelque hallucination. Les derniers rayons du soleil répandaient alors sur la campagne leur pourpre à tel point éclatante, qu’ils ajoutaient à mon illusion en égarant ma vue. Mais bientôt, convaincu de la réalité de la double merveille qui frappait mes yeux, je me mis à plaindre la pauvreté des habitans, en observant que nulle chapelle au grillage doré, nulle croix somptueuse, nul tombeau sculpté, ne s’élevaient autour des églises solitaires. Çà et là seulement, comme une ceinture de deuil unissant les deux enceintes, étaient éparses quelques humbles fosses d’argile couvertes de hautes herbes et de mousse, dernier lit de l’obscur paysan dans le cimetière de chaque église muette.

Je rêvais en voyageur que ne pressent ni guides à l’heure, ni chevaux de poste. Je creusais mon intelligence à m’expliquer pourquoi deux édifices semblables se trouvent élevés dans un lieu qui parait requérir à peine une humble église, à la place de ces deux temples solennels, ornés dans leur solitude profonde de tout ce que l’architecture gothique peut rassembler d’élégance et de richesses.

Le merveilleux allait s’effacer devant l’explication prosaïque offerte par le personnage qui remplit l’important office de clerc de paroisse et de fossoyeur, dans l’une de ces deux églises. Guettant au passage chaque rare étranger perdu comme moi dans la contemplation de ce tableau plein de contrastes, cet homme s’élance tout à coup de son agreste domicile, et poussé par l’espérance d’une bonne aubaine, une énorme clé dans sa main, il initie, avec toute la bonne grâce dont il est capable, son honneur ou sa seigneurie, à l’examen intérieur de ces monumens silencieux dont il se déclare humblement le gardien conservateur.

Comme j’étais ce jour-là son voyageur bien venu, sa seigneurie ou son honneur, et que j’avais du temps à perdre, je me laissai diriger sans résistance vers un mur envahi par le lierre, qui sépare ces deux enclos de la mort. Mon guide me fit lentement observer que ce mur humide, d’une épaisseur prodigieuse, est l’unique, mais inébranlable ligne de démarcation entre deux paroisses qui ne se rejoignent en dehors qu’au cimetière, comme à leur triste et dernier rendez-vous. J’appris de plus, du prolixe narrateur, que ce lieu désert n’avait pu se vanter de chapelle ni d’église avant le règne d’Édouard III, auquel temps, poursuivit-il, deux riches cohéritières de cette vallée immense et des bois profonds qui l’enferment, placèrent maladroitement leurs premières affections sur le jeune seigneur des terres attenantes : que ce nouveau Pâris, d’une humeur prodigieusement reconnaissante, rêva long-temps au moyen de les épouser toutes deux : mais qu’il ne put, par malheur pour elles, en inventer un légitime.

Les droits de l’une et de l’autre à son amour étaient d’une égalité tellement parfaite, il trouva tant de difficulté à décider sur laquelle des deux belles rivales il devait fixer son choix, qu’il laissa ce grave procès à débattre entre les tendres plaideuses.

Comme c’était précisément une dissidence sur laquelle il leur était impossible de s’accorder jamais, elles eurent recours à un expédient très simple, et surtout très prompt : ce fut de tirer au sort l’objet de leur égale passion. Celle à qui le plus haut nombre échut dans cet innocent duel, devint, le jour même, la femme du seigneur indécis.

Tandis qu’une couronne de fiancée, tenue toute prête pour l’issue de l’épreuve, se balançait sur le front radieux de la plus jeune amante, l’aînée, sous un long voile de deuil, quitta le monde dépeuplé pour elle, et ensevelit ses espérances trompées dans un cloître où la suivit, peut-être, le regard désappointé du nouvel époux. On croit du moins, poursuivit le malin fossoyeur, que tandis qu’il fixait un œil plein d’amour sur sa conquête couronnée, il tournait l’autre avec douleur vers celle qui lui échappait sans retour sous le voile, vouant tout ce qu’elle abandonnait de biens terrestres à l’érection de cette première église. Elle l’orna de toutes ses joies perdues, la dédiant à sainte Agnès, sa patronne, vierge et recluse comme elle.

Mais l’heureuse et triomphante épouse avait à peine respiré les parfums de sa frêle guirlande, qu’elle devint aussi veuve que sa sœur. On ne manqua pas d’attribuer une mort si précoce au courroux du ciel, contre le crime secrètement commis par cette jeune folle d’amour, qui n’avait remporté l’avantage du nombre sur sa candide sœur que par une fraude diabolique dont le secret fut révélé trop tard à son directeur spirituel. Il en fut si épouvanté, que le saint homme, saisi de pitié pour la coupable, rêva promptement au moyen de la sauver de l’enfer. Il n’en trouva pas d’autre que de lui enjoindre d’imiter l’exemple de sa sœur, déjà sainte, en résiliant comme elle son immense douaire au profit du ciel, qui en serait bien touché. Cette seconde église s’éleva donc pareille, et près de l’autre, sous les blanches ailes de Notre-Dame Marie. Sa tranquille protection aide à calmer depuis lors les cendres d’où l’on a vu long-temps jaillir des flammes sombres et souffrantes. »

Après cette préface, débitée en style de légende, que j’écoutai de l’air le plus convaincu du monde, je fus introduit sous la nef silencieuse pour méditer sur la tombe des ardentes fondatrices et sur leur froide effigie en pierre. L’épitaphe latine redisait en quatre lignes le récitatif un peu monotone que je venais de subir.

— Passons maintenant dans l’autre paroisse, dit mon guide essoufflé, en tirant de sa poitrine un soupir profond qui fit gonfler ses joues, creusées par la méditation ou l’abstinence de ses jours narrateurs.

Mais il arriva que l’autre fossoyeur se trouva, par son instinct de fossoyeur, debout contre un étroit passage à guichet qui servait de communication entre les deux cimetières. Soit qu’ils eussent l’habitude de se regarder de travers, soit qu’il y eût courroux légitime pour la violation de cette serrure rouillée, le sacristain Digwell accosta mon sacristain Pilpipe de la manière suivante :

— En dépit de tous les jaloux, je prédis que, dès demain, mon église pourra se vanter d’avoir célébré des fiançailles telles que n’en offrit jamais la pauvre Sainte Agnès, depuis qu’une vieille fille dédaignée en posa la première pierre. Quelqu’un, que je ne nomme pas, aimerait fort à changer de poche avec moi, après ce mariage dont je suis l’ordonnateur en chef, et sans partage.

— Voisin Digwell ! répartit Pilpite, opposant une modération chrétienne à cette apostrophe passionnée, je n’enseigne pas tous les dimanches le catéchisme aux petits enfans, pour ne pas savoir sur le bout du doigt le dixième commandement, et afin de vous donner, à vous, une juste idée de mon esprit de prophétie, à moi, je n’offrirais pas une demi-couronne de vos espérances de demain.

— Une demi-couronne ! répartit Digwell indigné, une demi-couronne aux noces de la fille unique de mon seigneur lord Fitz-Aymer ! de lady Anna Fitz-Aymer, avec l’immense marquis Greystock ! une demi-couronne ! c’est ton dépit qui te fait dire cela, pauvre corbeau, flairant les morts et les voyageurs d’une lieue.

Il ne finit pas cette phrase amère sans jeter sur moi un regard oblique qui semblait me plaindre d’être tombé sous la direction d’un si vulgaire cicerone. Après quoi il reprit avec un sourire assez insultant :

— Toi, qui enseignes si bien le catéchisme aux enfans, apprends à consoler ton jeune dandy de vicomte Deepdale, d’avoir inutilement convoité notre riche miss Anna ; va donc, débiteur de légendes, va donc !

— Il l’aurait obtenue, cœur d’argile ! reprit Pilpipe en retenant à deux mains sa dignité chancelante, il l’aurait obtenue, langue acerbe ! si la jeune miss, tendre agneau pascal, eût été libre de n’être pas égorgée ainsi sous le couteau de l’orgueil et de la tyrannie.

— Elle serait bien à plaindre, maître Pilpipe, si nous eussions été assez faibles pour lui laisser choisir un ver-luisant tel que le jeune vicomte ; et son père, à elle, n’eût été que son coupe-gorge ! Les deux chefs de famille, qui s’abhorrent, se fussent alors montrés plus que jamais ennemis l’un de l’autre ; je dis, plus mille fois que quand leurs grands-pères se tuèrent jadis en duel sous le chêne Fée, ou sur la bruyère maudite : je ne sais plus lequel.

— Ce que je sais parfaitement, répliqua mon guide, en ressaisissant son aplomb par le poids d’un argument toujours puisé aux saintes Écritures, c’est que les jeunes ont été meilleurs chrétiens que les vieux ; c’est qu’ils lisent leur Bible avec plus de fruit que leurs pères : ils savent qu’elle leur commande d’aimer, au lieu de haïr. Non pas pourtant que le vieux milord Deepdale, mon lumineux maître, eût refusé sa bénédiction réconciliante à ces jeunes tiges qui demandaient à s’unir ; mais votre lord Fitz-Aymer est un père tellement coulé en bronze, qu’il préfère sa propre vengeance et celle de ses durs ancêtres, que je tiens là sous une clé froide comme eux, au bonheur de son unique enfant. Il lui ordonne enfin de devenir la proie de votre immense et ridicule marquis de Greystock ! Oui ! père coulé en bronze ! père coulé en bronze ! répéta-t-il, en frappant de sa clé formidable sur le vieux guichet criblé de clous, qui retentit dans l’écho sépulcral.

— Homme sage entre tous ! puisqu’il marie son noble rejeton à un marquis ; ce qui est, ma foi, bien autre chose qu’un comte !

— Votre jugement s’en va, mon pauvre voisin, reprit l’excellent Pilpipe, en hochant la tête d’un air de compassion. Je serais honteux d’avoir la moindre part dans l’union de ce couple. Joindre ce vieux noble fané à la belle et brillante lady Anna, c’est faire un bouquet nuptial d’une ortie et d’une rose !

— Comme l’argent du marquis sonnera gaîment dans mon escarcelle, je trouve le futur assez beau pour quelque rose que ce puisse être.

— Honte à vous, avide cormoran ! lui jeta vertement Pilpipe en lui tournant le dos. Vous savez comme tout le monde que lady Anna le hait plus que la mort.

— C’est son affaire, et non la mienne, poursuivit le fossoyeur avare. Je n’ai jamais rien reçu d’une fiancée, eût-elle été la plus heureuse fiancée des trois royaumes. Elles ne sont occupées toutes qu’à baisser les yeux, à étendre leur voile, et à rougir, quand elles peuvent. Leur bonheur m’importe donc fort peu. Je ne me soucie que du fiancé, c’est lui qui paye ! »

Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il aurait poussé plus loin cette éloquence provoquante, si Pilpipe, qui m’avait fait un signe d’intelligence et que j’avais devancé dans l’église insultée, n’eût fermé brusquement la porte au nez de son insolent rival : ce qui me fit plaisir, et me parut juste.

Au fait, je l’aimais, moi, ce bon Pilpipe ; il m’avait fait les honneurs de sa sainte Agnès avec beaucoup d’empressement et de cordialité. J’étais presque ému de reconnaissance en sa faveur, et j’aurais donné tout au monde pour qu’il mariât et enterrât à lui seul tous les paroissiens, au lieu d’être obligé de les partager avec son disgracieux confrère.

Dans cette disposition qui m’intéressait naturellement à la belle Anna et à son jeune amant, que je présumais au désespoir, je consolai de mon mieux le candide portier de la mort. Il fut content de mon offrande, car il m’appela : sa grâce ! puis je rôdai çà et là, presque inquiet du lendemain, me promettant bien de le passer tout entier dans la vallée de Deepdale. J’appris tout à coup que les fiançailles de la jeune miss élevaient au château de Fitz-Aymer un orage bien autrement grave que celui dont j’avais été l’auditeur silencieux entre les deux fossoyeurs. Je me crus tout à fait obligé de prendre parti, des yeux du moins, dans le double intérêt qui soulevait tout un village. Pour celui qui regarde, c’est un moment de gagné sur les préoccupations qui, parfois, le déchirent ; c’est faire semblant de penser à autre chose.


TABLE
DES CHAPITRES




II. — 
 11
III. — 
 31
 43
 67
VI. — 
 73
 77
VIII. — 
 87
 113
X. — 
 133
XI. — 
 139
XII. — 
 147
XIII. — 
 153
XIV. — 
 165
XV. — 
 181
XVI. — 
 205
XVII. — 
 219
XVIII. — 
 235
XIX. — 
 253
XX. — 
 269
 285
XXII. — 
 295
XXIII. — 
 309
XXIV. — 
 321


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.




Paris. — Imprimerie de Schneider et Langrand, rue d’Erfurth, 1

HUIT FEMMES

par


Mme DESBORDES-VALMORE



II



PARIS,
CHEZ CHLENDOWSKI,
rue du jardinet, 8.

1845


XXV

Le sacrifice.


« Elle a pleuré, la pauvre jeune fille ! elle s’est agenouillée, prosternée. Elle a imploré, conjuré en vain son inflexible père, pour se soustraire à cette union abhorrée, dont elle mourra, bien sûr ! »

C’est ainsi que la moitié de la vérité avait été répandue à l’occasion de ces scènes intimes ; car jamais jeune miss ne fut moins pleurante que la jeune Anna Aymer : elle n’était, s’il faut le dire, que franche et naturelle.

Jamais encore elle ne s’était évanouie ni n’avait cru ressentir la moindre attaque de nerfs, dans sa vie fraîche et rose de vingt ans. Dieu sait toutefois les évanouissemens et les crises vaporeuses dont on couronna les récits de sa douleur ! sans compter ses beaux cheveux blonds épars, arrachés dans une frénétique détresse ; ses belles mains tordues et mutilées l’une par l’autre dans les convulsions du désespoir. Quant aux larmes et aux sanglots, il y en avait trop pour qu’il fût question de les nombrer ni de les dépeindre. C’était à fendre les rochers ; à faire crouler les deux églises indignées, ces églises dont chaque pierre élevée vers le ciel attestait tant d’amour !

Les deux paroisses se soulevèrent donc en même temps pour jeter de hautes et différentes clameurs ; dans sa sympathie pour la belle Anna, dans son indignation contre le père, dans sa haine contre l’affreux marquis, dans son entraînement vers l’amant préféré, que l’on devait trouver mort le lendemain au pied de l’autel. Chaque habitant de la vallée déploya dans cette occasion l’énergie de sa passion personnelle et de son propre tempérament. Le moral entier du village atteignit bientôt le point culminant de surexcitation ; et quand le soleil se leva pour la solennité, on ne savait encore si l’on devait se parer de guirlandes menteuses, ou s’armer en signe d’émeute, ou prendre des habits de deuil.

Par un contraste qui me permit d’assister à cette grande agitation, la matinée fut remarquablement belle, et le cimetière de Sainte-Marie de Deepedale foulé par tous les êtres vivants des deux paroisses. Les femmes abandonnèrent leurs chaumières, les hommes leurs champs. Ici, les moulins furent livrés à eux-mêmes et tournèrent sur parole ; là, les enfans purent piller les armoires et se rendre malades à discrétion ; on ne leur en demanda point compte. Un intérêt seul avait suspendu tous les intérêts. Chacun était dans le feu de son opinion sur cette révoltante tyrannie, quand le cortége nuptial s’émut au loin et se mit en marche vers le lieu du rassemblement.

Alors, la foule enfiévrée se poussa violemment. Elle oublia la moitié de sa tendre pitié dans l’étonnement et l’admiration de la longue file des équipages éclatant sous le soleil, et remplis de personnages si richement vêtus, d’une tenue si droite et si majestueuse, qu’ils semblaient tous des reines et des rois.

Que l’on se figure les impériales surchargées de serviteurs ornés de longs rubans blancs flottant comme des plumes légères autour de leurs chapeaux galonnés d’argent : oh ! c’était merveilleux pour des yeux de village ! c’était à croire que tous les lords et les ladys de l’Angleterre s’étaient donné rendez-vous pour assister à ces noces que l’on venait de nommer maudites, et que l’on ne trouvait plus que somptueuses et royales.

Jamais parvis d’église ne vit onduler dans son enceinte tant de dépouilles d’autruches et de plumages de marabouts. Jamais les oiseaux de paradis ne déployèrent leurs aîles d’or sur plus de têtes opulentes. Jamais tant de nuages de fines dentelles ne furent soulevés à la fois par l’air frémissant du matin : j’en admirai, je crois, pour un million durant cette heure mémorable.

Quant à l’infortunée fiancée, elle était habillée comme toutes les fiancées de son rang et de ses espérances de fortune, dans le classique vêtement de satin blanc recouvert de point de Bruxelles, sans lequel il n’y aurait, dit-on, nulle fiancée possible dans les nobles familles d’Angleterre. Elle ne portait point de chaperon, dont l’usage commence à vieillir. La riche profusion de ses tresses blondes était entrelacée de diamans et de fleurs d’oranger. Une partie de sa charmante personne était cachée par un voile si long qu’on en voyait à peine sortir deux petits pieds paresseux à marcher vers l’autel, où le cœur n’entraînait nullement la jeune vierge boudeuse.

Sa taille, au-dessus de la moyenne, me parut légère comme un dessin de Flaxman ; son visage était pâle, ou du moins très blanc, vrai teint d’héritière anglaise ; mais, à la grande surprise de chacun, elle ne répandait point de larmes. Elle semblait avoir obtenu d’elle-même, par un sublime effort de soumission, la fermeté de subir le sacrifice tout entier. Elle cédait, muette, aux exhortations de sa mère, qui, au moment de quitter l’équipage armorié, avait vivement supplié sa fille de ne laisser échapper aucune manifestation extérieure de ses sentimens contre son futur mari.

Miss Anna était fille unique, par conséquent enfant gâtée. Elle avait appris de bonne heure et parfaitement compris sa propre importance, car dès le berceau elle avait contracté et gardé religieusement l’habitude de ne faire que sa volonté.

C’était donc à son profond étonnement que, dans l’action la plus importante de sa vie, elle éprouvait une contradiction ferme et rigoureuse, par laquelle le comte son père, son maître pour la première fois, outrepassait rudement son autorité jusqu’alors inactive.

Dans les contestations de ce genre, la volonté de la plus faible partie est généralement contrainte de céder à la volonté de la plus forte. Il paraissait toutefois assez évident pour tous que ce n’était pas avec la douceur de l’agneau que l’héroïne du sacrifice se laissait entraîner, si richement parée, vers l’autel.

Il y avait je ne sais quelle pétulance mutine dans son air, quel esprit de dédain écrit si lisiblement au fond de son œil brillant et bleu, que le marquis, bien qu’il fît le brave et le vainqueur tressaillait chaque fois qu’il rencontrait ce formidable et méprisant coup-d’œil. La même éloquence muette éclatait dans la manière dont elle foulait aux pieds les fleurs qui étaient semées devant elle. J’y devinai, sans me tromper, un des innocens moyens par lesquels cette blanche génisse révélait son aversion contre les pompes préparées pour le drame dont elle avait horreur d’être l’héroïne.

Son noble père me parut prodigieusement exaspéré contre elle. La façon brusque dont il saisit sa main approchait beaucoup de la brutalité, lorsqu’il enchaîna cette main mignonne sous son bras nerveux, pour faire avancer de force vers l’église la jeune ame qui demandait à Dieu des ailes pour la fuir.

Une protestation généreuse sortit comme une flamme de l’ail ardent et fixe de cet autre Iphigénie : le pourpre trancha subitement avec la pâleur touchante de sa joue.

Au moment où elle passait sous le portail sombre de l’église, je remarquai le mouvement rapide, mais répulsif, de ses épaules demi-nues, suivi d’un pas rétrograde, comme si le joli pied de la victime eût rencontré tout à coup une pierre qui, par son atteinte, l’eût forcée à prendre un autre chemin.

Mais l’inexorable père la tira violemment devant lui. Probablement qu’alors il eût ressenti un plaisir immense à corriger cette esclave rebelle ; mais il n’y avait pas moyen d’agir ainsi en public. Il fallut se contenter de la porter avec égard au supplice.

L’odieux marquis Greystock, que je trouvai affreusement laid, osa prendre place à côté de cette fleur. Le ministre ouvrit son livre ; les filles d’honneur baissèrent, comme par le même fil, leurs regards vers la terre, et rougirent autant qu’on peut l’obtenir de la ferme volonté de rougir.

Le comte se dressa menaçant et sourcilleux comme Agamemnon ; et la comtesse, violette d’effroi, cacha ses appréhensions sous un riche éventail.

Tandis que la tête hideuse du marquis se dressait au-dessus d’un bouquet énorme, comme une tête de serpent dans une corbeille, la pauvre miss Anna me parut tout à coup changée en marbre.

Je me sentais oppressé pour elle, et j’allais sortir de la foule, quand je fus arrêté par la figure épanouie du sacristain Digwell, triomphant seul parmi tout ce monde à la torture.

Vêtu comme il ne l’avait jamais été durant sa vie de fossoyeur, balançant dans ses mains engantées un très beau missel, il se recueillait en attendant le moment de prononcer le mot amen ! qu’il avait toujours considéré comme le seul mot de valeur dans le service sacré du mariage. Il était là, selon lui, le témoin le plus important de ceux qui encombraient son église ; droit et raide sous la splendeur d’un manteau brun tout neuf, acheté sur la spéculation des guinées qu’il croyait entendre sonner dans la poche large et libérale du triomphateur d’Anna.

Tout à coup un silence profond succéda au chut sonore et plein d’autorité du ministre ; car le marquis avait déjà prononcé son assentiment à cette importante question :

— Veux-tu prendre cette fille pour ta femme ?

Tout l’auditoire haletant se tourna en même temps que le ministre vers la fiancée, quand il ajouta, d’un ton plus bas et un peu altéré, n’ignorant pas la nature de ses émotions à ce moment suprême :

— Veux-tu prendre cet homme pour ton mari ?

Il ne craignait d’abord qu’une longue hésitation, un flot de larmes ou un absolu silence. Lady Anna trompa son attente ; elle hésitait rarement sur quelque chose que ce fût, et disait toujours sa pensée la plus secrète : aussi répondit-elle avec une admirable concision :

— Je n’en veux pas !

Et cela d’un ton si haut, si distinct, que cette vive répartie, loin de sortir avec peine du cœur timide et renfermé d’une jeune fille, résonna solennellement dans toute l’étendue de la vaste église.

Alors se retournant pleine de courage vers l’épouseur, devenu vert de saisissement, elle ajouta :

— Je vous l’avais dit, monsieur. Maintenant vous croirez, j’espère, que je parlais sérieusement.

— Quelle conduite ! s’écria la mère étouffante et renversée d’une surprise sanguine. N’êtes-vous pas honteuse, Anna ! Jeter cette insulte au marquis de Greystock !

— Si le marquis de Greystock avait eu le moindre sens, ma mère, répliqua la belle audacieuse, il m’eût épargné la peine de venir jusqu’ici, et se fût évité à lui-même l’affront d’un refus en public ; mais il ne veut rien croire.

— Achevons, miss, achevons ! murmura sévèrement le comte, je ne serai pas joué, persifflé ainsi. Je persiste à ce que vous remplissiez votre engagement avec le marquis.

— Je n’ai jamais contracté d’engagement avec lui ! s’écria miss Anna avec éclat, juste ciel ! jamais.

— Je l’ai contracté pour vous, moi !

— C’est vrai, mon père ; mais c’est tout à fait autre chose.

— Je vous jure, miss, que cela revient au même, et que vous épouserez le marquis !

En disant ces paroles, le comte serra fortement le poing, tandis que ses deux sourcils n’en faisaient plus qu’un et que ses yeux se fixaient furieux sur sa fille. Elle se hâta d’ajouter :

— Impossible, mon père ! car l’église regarde le consentement de la femme tout à fait indispensable à la cérémonie ; et comme je suis sincère, il m’est impossible de dire oui, quand le ministre me demande si je veux pour époux un homme que je haïs de toutes les forces de mon cœur.

— Que le ciel confonde ton audace ! repartit le comte en fureur.

Une rumeur sourde, qui n’attendait pour éclater en joie que l’absence du comte, circula sous la nef de Sainte-Marie. L’orgue retentit tout à coup comme un Te Deum de victoire touché par une main invisible, tandis que le marquis, dont le maintien était fort tombé, tirait à part, en marchant sur son bouquet, le comte Fitz-Aymer pour lui soumettre quelque plan d’accommodement. La comtesse, qui faisait de la colère, joignit au conseil sa dignité confondue ; et chacun dans l’église maintenait avec effort une apparente consternation. Le curé regardait son livre à l’envers ; Digwell grinçait de ses trois dents contre la précoce perversité de cette jeune fille d’Ève, dont les filles d’honneur chuchottaient sans oser sourire : tout le reste était dans une confusion extraordinaire.

Mais il m’importait d’observer ce que faisait la fiancée au milieu de l’agitation générale.

Elle faisait, de bonne foi, la seule chose qu’elle dût faire en pareille circonstance : elle disparut sans bruit, se glissa comme un rêve vers le côté opposé à celui par lequel elle était entrée, et profitant du trouble général qu’elle avait fait naître, avec toute la légèreté dont la jeunesse et l’amour animaient son être charmant, je la vis se précipiter à travers le cimetière, puis passer sous la porte à guichet dont je me rappelai l’issue communicative avec sa sœur église. À cette porte mystérieuse, qui me parut ouverte singulièrement à propos, elle fut reçue et accueillie avec transport par un jeune homme si beau d’amour, d’anxiété, d’empressement et de reconnaissance, que je trouve à peine nécessaire d’ajouter qu’il n’était autre que l’amant aimé, le jeune et brillant rival du ridicule Greystock, Miss Anna se laissa, doucement et sans résistance, entraîner par lui dans l’église de Sainte-Agnès. Un bon prêtre, aussi en robe blanche fraîchement dépliée, était dans le chœur, tenant en main son livre non renversé, assisté par mon ami Pitpipe, dont la vieille et candide figure se teignait de l’amour jeune et partagé de son maître.

Là étaient rassemblées en silence les naïves sœurs du véritable fiancé, parées dès l’aurore en demoiselles d’honneur pour Anna, pour le beau seigneur de Deepdale. Un garçon tout jeune, rouge de joie et de malice heureuse, se haussa sur ses pieds pour attacher un bouquet sur le cœur de son frère ainé.

Nulle explication ne me parut nécessaire. Je vis tout le plan déroulé dans le regard triomphant dont m’illumina Pitpipe en découvrant son voyageur curieux, appuyé en souriant contre un des piliers de l’église.

Sans perdre le tems en complimens inopportuns, sans donner même à miss Anna celui de reprendre l’haleine qui lui manquait, le ministre commença le service du mariage. Il usa de toute la promptitude imaginable, sans qu’il fût pour cela moins indissoluble devant Dieu et devant les hommes. Le père épouvanté, le futur bondissant entrèrent assez tôt par la porte du cimetière pour entendre, dans l’église sonore de Sainte-Agnès, miss Anna prononcer : « Je le veux ! » aussi distinctement qu’elle avait articulé dans l’autre : « Je ne veux pas. »

— Je m’oppose au mariage ! vociféra le comte avec une voix de tonnerre. — Je suis en âge depuis une heure ! répliqua la mariée en manière de parenthèse au vœu solennel d’obéissance qu’elle prononçait alors. Vœu libre qu’en dépit de l’interdit paternel, elle acheva tout haut devant Dieu, le prêtre, et son aimable époux.

— Je vous déshérite ! balbutia le colérique seigneur

— Je te dote de tous mes biens terrestres ! interrompit le jeune époux en la soutenant dans ses bras avec un regard d’inexprimable gratitude. Les rites des épousailles arrivèrent ainsi à leur conclusion en présence du père indigné. Quant à Greystock, ne voyant nulle raison qui l’obligeât à en apprendre davantage, il rejoignit en toute hâte le riche carrosse qu’il n’avait pas commandé pour une fuite si honteuse. Il enjoignit à ses valets étonnés de retirer les cocardes d’argent, aussi bien que les flots de rubans blancs de leurs chapeaux, et d’aller en avant.

— En arrière, plutôt ! dirent entre eux les valets, se vengeant par des railleries de la fête manquée.

Digwell se précipita d’abord après le carrosse, puis s’arrêta soudain avec une contenance singulière. Une inquiétude mélancolique circula dans tout son corps sous le manteau brun, levé à crédit par son imprudente ambition. Il se prit à rêver comment il acquitterait jamais ce magnifique vêtement, d’un drap si marron, si lustré ! Il n’avait aucune espérance probable d’une mort très prochaine dans la famille de son seigneur ; à moins, pensa-t-il à travers un éclair de joie, que la colère ne fasse mourir lord Fitz-Aymer ! — Au fait, continua-t-il, un peu soulagé, il me paraît assez en colère pour tomber en apoplexie. Oui, j’en jurerais presque : sa fille va le faire tomber en apoplexie. Monstre de fille !

Cette pensée l’aida pour le moment à surmonter l’angoisse dont le frappait au cœur la bonne fortune de son voisin Pitpipe. Il rentra moins furieux dans Sainte-Marie pour éteindre les cierges qui se consumaient tristement devant l’autel désert.

J’appris encore que lord Fitz-Aymer exhala haut et amèrement les restes de sa colère paternelle ; que miss Anna prêta patiemment l’oreille à ses reproches jusqu’à ce qu’il fût épuisé de fatigue ; qu’elle devint alors toute soumise et toute caressante ; que la joie d’avoir fait sa volonté lui donnait une grâce pénétrante et des charmes irrésistibles. « Pardon ! pardon ! cria-t-elle à travers des baisers et des pleurs ; embrassez-moi, mon père ! pardonnez à votre tendre fille ; je le veux ! je le veux ! je le veux ! » Et le père chancela, surtout quand il vit à ses pieds le jeune époux, trop amoureux pour n’être pas un conciliateur irrésistible entre lui et sa belle héritière.

Le comte laissa donc couler sa main dans celle de son nouveau gendre ; il versa même, avec quelques larmes, sa bénédiction sur le couple aimable prosterné devant lui ; ce qui fit qu’il ne mourut pas de colère, comme l’avait espéré le fossoyeur de Sainte-Agnès.

Le résultat me parut assez satisfaisant pour abandonner Anna sans crainte, et Deepdale sans regret.


SARAH.



XXVI

Une jeune créole.


J’ai vu à Saint-Barthélemy, île neutre des Antilles, une haute montagne dont le sommet présente une plate-forme immense, couverte d’arbres disposés en allées régulières. La pente qui y mène du côté de la ville est douce et facile, embellie d’espace en espace par des habitations charmantes. Les arbustes variés de ce sol brûlant s’enlacent, forment une longue chaîne, fraîche et unique palissade qui borde la hauteur prodigieuse, dérobe à l’œil ses progrès, et cause une sorte de ravissement, lorsque arrivé sur la plate-forme, on mesure des yeux le chemin que l’on vient de parcourir.

La mer s’offre alors dans toute son étendue avec une majesté qui suspend la respiration. Les rochers qui s’élèvent de son sein semblent se séparer par respect pour laisser passer plus librement ses flots. On ne voit au loin les vaisseaux qui la couvrent que comme des oiseaux entre elle et les nuages ; la ville aussi n’a plus l’air que d’un hameau dans une vallée profonde. Ses maisons basses, vertes et rouges, la plupart isolées les unes des autres, ressemblent à des carrés de fleurs au milieu d’une vaste pelouse.

Dès qu’un vent frais annonce que le soleil va se cacher, on se hasarde à traverser l’air qu’il a brûlé durant le jour. D’un pas lent, les créoles se dispersent sur la montagne, promenade choisie par les rares habitans de l’île.

On n’admire pas dans la parure des femmes les voiles de riche dentelle, dont l’usage paraît leur être inconnu ; mais de simples madras flottans sur leur tête, qu’elles inclinent mollement et avec grâce.

Les Françaises, dit-on, semblent courir en marchant ; elles ont l’air d’oiseaux qui posent avec dédain leurs pieds délicats sur les cailloux ; c’est un essaim qui se presse et ne se heurte jamais. Si l’on regarde au loin cette foule légère qui circule par flots dans Paris, on s’étonne de ne pas la voir s’élever au-dessus de la terre qu’elle effleure à peine.

Les femmes créoles ne savent pas courir ; mais leur taille élégante et souple se déploie avec une simplicité noble ; on les suit du cœur dans leurs promenades solitaires ; elles ont, comme les palmiers de cette contrée, un léger balancement qui repose leur marche égale et rêveuse.

La douceur de leur accent, le choix involontaire des expressions tendres qu’elles adressent aux étrangers, portent au fond de l’ame un charme consolant pour ceux qui regrettent une patrie ; je regrettais la mienne, et j’ai senti ce charme. Leur curiosité me parut être de la bienveillance, car elle n’avait rien de hardi, rien qui pût blesser le malheur même.

L’une d’elles, que le voisinage rendait plus assidue à me voir, venait chaque jour m’apprendre quelques mots de son doux langage, que j’essayais de répéter aux autres pour lui faire honneur. Si je me trompais, elles riaient toutes, mais non pas en se cachant de moi. Cette précaution, loin d’être polie, serre le cœur de celle qui s’en devine l’objet. On voit avec peine une jolie bouche s’enlaidir par un sourire moqueur, se tourmenter pour le laisser entrevoir et le dérober à la fois. Cette contrainte était étrangère à mes jeunes amies ; elles éclataient d’un rire charmant ; je riais avec elles, et toutes se disputaient alors le plaisir de m’instruire.

Un jour, notre petite société, lasse de parler, de chanter en parcourant la haute montagne, se divisa deux à deux : chacune prit le bras de sa compagne d’affection. Le cœur le plus naïf a son secret, et cherche un cœur confident pour y verser le sentiment qui l’inquiète ou l’étonne. Je restai par penchant près d’Eugénie ; son âge se liait au mien, elle avait quatorze ans ; son nom appelait ma confiance, c’était le nom de ma sœur.

Notre entretien conserva quelques momens la teinte des jeux dont nous nous reposions. Par degrés, l’ombre qui descendait sur les mornes, le bruit monotone des flots qui battaient leur pied, nous rendirent sérieuses. Eugénie voyait que ma pensée la quittait ; et, craignant qu’elle ne s’attristât en mesurant l’espace qui me séparait de mon pays natal, elle essaya de me distraire.

Il est vrai que, presqu’à mon insu, je regardais avec une vague frayeur la route longue et dangereuse qui se déployait devant moi, que j’avais parcourue récemment sans prévoyance et sans crainte, protégée du sourire de ma mère. L’idée de la franchir une fois encore, mais seule, la certitude de ne plus revoir mon père qu’à ce prix, m’oppressait le cœur, attristait mon âge déjà moins heureux que l’enfance. Eugénie le voyait dans mes yeux incessamment tournés vers la mer ; son inquiète prévoyance captiva mon attention par une ruse innocente dont j’ai gardé le souvenir.

— Regardez donc, me dit-elle, cette habitation qui s’élève au milieu de la montagne. Quand je viens de ce côté, elle me rappelle toujours l’histoire de Sarah. Si vous étiez toute à moi, je vous la raconterais.

Je regardai Eugénie en souriant. Alors elle prit mes deux mains dans les siennes, comme pour enchaîner mes idées devant elle, et poursuivit :


XXVII

La pirogue.


« Un soir, l’air était tranquille comme aujourd’hui ; rien ne troublait le silence du rivage ; la mer était unie et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait, et devant la porte que vous voyez d’ici, un enfant de notre île, Edwin Primrose, dont le père lisait sous les palmiers verts, regardait cette vaste étendue d’eau qui semblait immobile, et cherchait à découvrir au loin un aliment à sa curiosité. Croyant à la fin apercevoir quelque chose s’approcher, il regarda toujours, jusqu’à ce qu’il reconnut une pirogue doucement portée par la mer. Un nègre y ramait sans effort, et voyageait ainsi dans cet arbre creux, avec un autre enfant paisiblement endormi. Edwin n’osant parler, de peur de troubler son père, tendit en silence les bras vers la pirogue, et, les agitant avec vivacité, semblait l’appeler à lui. Le nègre, qui l’aperçut, le regarda longtemps d’un air craintif. Cédant enfin à l’invitation muette du petit habitant, il se dirigea vers lui. Bientôt il aborda au pied du rocher, prit avec précaution la petite Sarah qui sommeillait encore, et, l’ayant couchée sur la mousse marine, enleva sa pirogue légère, pour qu’elle ne fût pas entraînée par le flot. Alors, reprenant l’enfant endormi sur la mousse, il gravit la montagne, et parvint à cette habitation où la Providence paraissait le conduire.

» Le petit blanc, curieux, suivait tous les mouvemens du nègre avec inquiétude. Quand il le voyait s’incliner en heurtant quelque pierre, il s’inclinait de même. Dès qu’il l’aperçut enfin sur un terrain uni, à quelques pas de lui, il mit une main sur sa bouche, et leva l’autre en signe de victoire. Son père, qui l’observait en feignant de lire, attendait avec quelque intérêt la fin de cette aventure.

» Il vit son fils s’avancer sur la pointe des pieds, sourire à Sarah que ses caresses réveillaient, et qui lui souriait à son tour. On eût cru voir deux anges se rencontrer sur la terre et se saluer avec joie.

» Le nègre voyageur, sérieux et réfléchi, semblait méditer profondément. Cette scène muette fut interrompue tout à coup par la voix éclatante d’Edwin, qui s’écria :

» — Regarde ! regarde, mon père ! donne-moi ce beau petit enfant, donne-moi ce bon nègre qui me l’apporte. Je les veux ; ô mon père, qu’ils ne s’en aillent jamais !

Et, plein d’impatience, il courait à l’enfant, voulait le prendre dans ses bras, puis sautait sur les genoux de son père, qui, l’embrassant avec bonté, fit signe au nègre de s’approcher.

» — Nègre ! quel est ton maître ! lui demanda-t-il.

» — Je suis libre, dit tristement le noir

» Et il tira de son sein l’acte de son affranchissement.

» M. Primrose le lut avec attention. L’air pensif du nègre, la blancheur de l’enfant qu’il portait dans ses bras, l’étonnaient et le touchaient à son tour.

» — Où vas-tu donc ainsi ?

» — Me vendre, répliqua l’affranchi : le prix de ma liberté nourrira la petite Sarah, qui n’a jamais connu son père, et que sa mère mourante a laissée au pauvre Arsène. Je suis Arsène ; je cherche un asile pour elle, et un maître pour moi.

» Des larmes roulaient dans ses yeux ; elles émurent l’ame compatissante de M. Primrose. Le petit Edwin le regardait lui-même en pleurant, les mains jointes, ne pouvant parler.

» — Ne pleurez pas, mon fils, lui dit son père ; vous savez que j’ai du plaisir à vous rendre heureux. Toi, nègre, ne va pas plus loin chercher un asile pour cette enfant ; je l’accueille avec toi ; elle grandira sous tes yeux. Sois au nombre de mes serviteurs ; je ne les appelle pas mes esclaves ; j’ai besoin d’en être aimé.

Arsène se prosterna. Ses regards éloquens parlèrent, tandis qu’il bégayait dans sa joie des mots sans ordre ; et le petit Edwin poussait des cris, dansait autour de Sarah, comme un jeune chevreuil sur l’herbe des collines.

M. Primrose appela Silvain, le régisseur de l’habitation, remit Arsène à ses soins, et l’instruisit en peu de mots de sa volonté. Silvain écouta sans répondre, regardant si le nègre était jeune et fort : Arsène était dans la fleur de l’âge et de la santé. Silvain, l’ayant observé, ne blâma pas son maître d’avoir été trop charitable ; et la grâce enfantine de Sarah fit presque naître un sourire sur la bouche sévère de ce gardien d’esclaves.

Voilà comment l’orpheline Sarah fut recueillie chez le plus riche Anglais de notre colonie. Sans savoir ce qu’elle lui devait de reconnaissance, elle la lui témoigna bientôt par mille actions intelligentes, charmant la solitude du père et les jeux d’Edwin, dont elle partagea l’éducation et les premiers penchans. Par degrés moins vive et moins bruyante que lui, elle écoutait avec attention les leçons de M. Primrose, qui se plaisait à les instruire, à distraire ainsi l’ennui de son veuvage et le deuil où ses esprits étaient plongés par la perte récente d’une jeune femme aimée. Tout ce qu’il pouvait dérober à ses tristesses solitaires, aux regrets d’un bonheur perdu, à l’impatient espoir d’un avenir qui devait lui rendre son adorée Jenny, il le donnait à son fils, qui lui faisait supporter une vie désenchantée par la mort ; il l’avait écrit lui-même au tombeau de sa femme. Ce tombeau s’élève dans une petite île dont vous voyez d’ici la rive ; elle est consacrée aux tristes monumens.

» L’abattement du planteur Anglais l’avait livré depuis longtemps à l’intelligence mercenaire de Silvain, insouciant qu’il était de sa fortune et de ses vastes propriétés.

» Silvain le représentait partout ; et, comme il arrive souvent aux serviteurs investis de l’autorité de leurs maîtres, il s’enrichissait et se faisait redouter, quand son maître se faisait plaindre et chérir.

» Cette autorité, dont il abusait jusqu’à la barbarie, que les esclaves, effrayés de sa puissance, n’osaient révéler, s’étendit immédiatement sur Arsène. D’abord il lui avait demandé le secret de la naissance de Sarah ; il finit par l’exiger. Choqué de son refus, il le menaça d’obtenir par la rigueur ce secret dont il croyait son maître instruit. Cette idée allarmait sa jalouse ambition. Un secret de son maître, dont il n’était pas possesseur, lui semblait un trésor qu’il brûlait d’acquérir. La constante fermeté du nègre à lui résister irritait son orgueil, et l’excitait à se venger par de durs traitemens. Arsène ne se plaignait pas ; mais, malgré les promesses et la bonté de M. Primrose, il sentait qu’il était esclave. Toutefois, l’espoir d’avoir acquis un protecteur à Sarah le soutenait dans sa captivité volontaire. C’était en la regardant de loin courir librement avec Edwin qu’il retrouvait son courage, au milieu des tristes pensées que la servitude traîne après elle. Leurs jeux, leur âge, les éclats d’une innocente gaîté que n’osait troubler le farouche Silvain, étaient la seule récompense du nègre, qui, souvent absorbé par la fatigue et la chaleur, s’écartait de ses compagnons pour respirer un moment, pour oser penser à lui-même, à ses parens qu’il avait à peine connus, à son rivage aride, mais libre, dont, malgré ses cris et ses larmes, des blancs, des hommes ! l’avaient arraché depuis plus de vingt ans. Ses souvenirs couraient dans sa mémoire ; ils réveillaient en lui ce qui n’est jamais qu’endormi dans le cœur, l’amour d’une patrie, le besoin de la liberté. Du haut de la montagne, il plongeait ses regards dans l’île où les blancs s’enferment avec tant de soin pour éviter les rayons perçans du jour. Ses yeux erraient sur les bords de la mer, où quelque nègre, traînant un fardeau à l’ardeur du soleil, paraissait y succomber comme lui, et comme lui, peut-être, envoyer à sa patrie absente un soupir de regret et d’adieu. Il plaignait l’esclave, tous les esclaves ; alors comme sortant d’un sommeil ou d’une léthargie, il criait :


Pays des noirs ! berceau du pauvre Arsène,
Ton souvenir vient-il chercher mon cœur ?
Vent de Guinée, est-ce ta douce haleine
Qui me caresse et charme ma douleur ?
M’apportes-tu les baisers de ma mère,
Ou la chanson qui console mon père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Nègre captif, courbé sur le rivage,
Je te vois rire en songeant à la mort ;
Ton ame libre ira sur un nuage,
Où ta naissance avait fixé ton sort.
Dieu te rendra les baisers d’une mère,
Et la chanson que t’apprenait ton père !…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Pauvre et content, jamais le noir paisible,
Pour vous troubler n’a traversé les flots ;
Et parmi nous, sous un maître inflexible,
Jamais d’un homme on n’entend les sanglots.

Pour nous ravir aux baisers d’une mère,
Qu’avons-nous fait au dieu de votre père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Sarah l’aperçut un jour qu’il se plaignait ainsi ; elle crut qu’il chantait comme elle, et vint pour l’entendre, passant ses petites mains au cou du nègre, qu’elle regardait en riant : lui pleurait. C’était la première fois qu’elle voyait ses larmes.

» — Tu pleures, dit-elle ; eh pourquoi pleures-tu ?

» Ne voulant ni tromper Sarah, ni se plaindre de Silvain, il lui répondit :

» — Je pensais à ma mère.

» — Qu’est-ce qu’une mère ? demanda vivement l’enfant.

» Cette question imprévue troubla le pauvre noir ; il resta indécis.

» — Dis-moi donc ce que c’est qu’une mère ? reprit-elle encore.

» Arsène, après avoir hésité quelques momens, lui dit :

» — C’est celle qui nous porte tout petits sur son sein, qui nous suspend à son cou jusqu’à ce que nous puissions marcher ; qui chante pour nous endormir quand nous pleurons ; qui nous cherche des fruits avant même que nous les demandions ; qui oublie d’en manger pour nous les donner tous, et qui meurt quelquefois de douleur de n’en plus trouver pour nous rendre contens.

» Ses yeux se fixèrent sur la petite fille avec l’expression d’un triste souvenir.

» — Je t’appellerai donc ma mère, s’écria-t-elle, puisque tu as fait tout cela pour moi.

» Arsène n’osait plus rien dire. Sarah, dont les idées se succédaient avec rapidité, poursuivit :

» — Mais toi, qui pleures ta mère, tu as donc été petit, bon Arsène ?

» — Oui, dit-il, j’étais faible comme un chevreau qui n’a qu’un jour. Alors une tendre mère me portait sur son sein, me couvrait de baisers et m’apprenait à marcher. Quand je sus marcher, je courus autour d’elle, puis je m’aventurai tout seul pour aller chercher moi-même des fruits, afin de lui en donner à mon tour. Des hommes, qui ressemblaient à Silvain, abordèrent sur le sable où je courais joyeux ; j’en eus peur d’abord, car ils étaient blancs, et je me mis à fuir. En retournant la tête, je les vis encore près de moi : ils m’offrirent, par signe, tout ce que je désirais trouver, et plusieurs choses curieuses, que je voulus porter à ma mère. Quand mes mains furent pleines de leurs présens, ils m’enlevèrent dans leurs bras, et m’emportèrent à leur vaisseau, où je trouvai quelques enfans noirs qu’ils avaient enlevés comme moi. Nous nous mîmes tous à crier après nos mères, que nous voulions revoir ; mais les hommes blancs, qui parlaient un autre langage, ne savaient sûrement ce que nous leur demandions, car ils se mirent à rire, et lièrent nos mains que nous tendions vers eux. J’appris depuis que c’était pour nous vendre. Je fus vendu ; je grandis dans les chaînes, où souvent, comme aujourd’hui, je me rappelais mon rivage. Ma mère, peut-être, va tous les jours m’y chercher, en m’appelant à haute voix. Je crois l’entendre quand les flots accourent, quand le vent balance les grands palmiers, quand un oiseau de mer vole rapidement sur ma tête.

» Oui, petite blanche, tout ce qui est doux et plaintif, tout ce qui forme un murmure à mon oreille, une caresse sur mon front et sur mes joues, tout cela est le souffle et la voix d’une mère… Oh ! que j’aimais sa voix !

» L’étonnement et la tristesse se peignirent sur la figure de Sarah. Edwin, qui la cherchait partout pour jouer, la trouva le cœur gonflé des larmes d’Arsène. D’abord, il ne vit qu’elle et son chagrin, dont il voulut connaître la cause.

» — Il pleure, dit-elle en montrant le bon nègre. Oh ! Edwin, si tu savais ce que c’est qu’une mère ! le sais-tu ?

» — Non, dit Edwin, qu’est-ce donc ?

» Alors elle lui raconta tout ce qu’elle venait d’entendre. Edwin l’écoutait avec la même surprise. Ce récit d’Arsène, animé de la douce voix et des regards de Sarah, le pénétrait d’une émotion profonde ; il n’avait plus envie de courir ; il était triste comme elle. Sa poitrine s’élevait, ses yeux la contemplaient avec une expression nouvelle ; elle cessa de parler. Tous trois se regardèrent en silence ; puis, tous trois tressaillirent en même temps. La voix de Silvain venait de tonner dans l’air. Il parut tout à coup, en rappelant Arsène au travail.

» Arsène se leva pour obéir, et s’éloigna. Sarah, d’un air pleurant, le suivit longtemps des yeux, puis elle ramena ses regards craintifs sur Silvain qui les observait curieusement.

» — De quoi se plaint cet esclave, dit-il ? on le ménage, votre père le protége.

» — Et je l’aime, répartit Edwin, car il nous a donné Sarah ; mais ne dis donc pas qu’il est esclave, je ne t’aimerais plus.

» — Silvain ne sait pas qu’il est malheureux, dit Sarah.

» — Est-ce ma faute, répliqua brusquement l’intendant ?

» — Non, non, reprit-elle, c’est qu’il est loin de sa mère, et qu’il croit l’entendre l’appeler quand les flots accourent vers lui, quand le vent balance les grands palmiers !

» — Silvain leva froidement les épaules, et s’éloigna en sifflant.

» — Silvain n’a jamais eu de mère, vois-tu ; il ne plaint pas ceux qui les pleurent.

» — Faut-il souffrir soi-même pour plaindre la souffrance ? oh ! je trouve Silvain bien dur. Tu n’as jamais eu de mère, toi ; pourtant tu pleurais.

» — Oui, dit-elle, ce nom m’étonne ; ce qu’Arsène raconte des mères est bien beau ! Edwin, j’en voudrais une !

» — Et je n’en ai pas à te donner, s’écria-t-il ; je n’en ai pas ! tu désires ce que je n’ai pas !

» Dans son agitation, il embrassait Sarah, qui l’embrassait à son tour. Leurs visages se touchèrent comme deux fleurs que le vent rapproche quand le ciel est triste.

» — Viens avec moi, dit Edwin, frappé d’une idée soudaine.

» Et dans une agitation qui ne peut se décrire il l’entraîne en courant jusqu’auprès de son père, lui saisit les mains d’un air suppliant, les presse, et dit :

» — Sarah veut une mère ; peux-tu nous en donner une ?

Ce mot inattendu porta l’atteinte la plus sensible à l’ame de M. Primrose. Il pâlit et cacha quelques momens Edwin sur sa poitrine.

» — Je voudrais, dit-il enfin d’une voix altérée, je voudrais, mon enfant, au prix de tous mes biens, te donner… te rendre une mère. J’ai souffert seul du coup qui t’en a privé ; car le ciel et ton père t’avaient choisi la plus tendre, la plus aimable mère !

» — Qu’en a-t-on fait ? s’écria l’enfant effrayé.

» — Vous le saurez un jour, ajouta M. Primrose, en essayant un ton plus calme. Un jour, Edwin, vous sentirez le mal que m’a fait votre prière. Je n’y puis répondre aujourd’hui ; ne la renouvelez jamais ! Que votre enfance ne soit troublée d’aucun chagrin : soyez heureux, mon fils, par ma tendresse infinie, et par l’amitié de Sarah. Il n’est pas temps que vous connaissiez la douleur ; votre âge ne lui appartient pas encore.

» Après avoir embrassé son fils d’un air profondément troublé, il s’éloigna. Les enfans n’osèrent le suivre, et se perdirent en mille jeunes raisonnemens qu’ils conclurent par la résolution d’obéir, en gardant le silence qui leur était ordonné.

» Si le temps affaiblit l’impression de cette journée, si les jeux revinrent, quand les graves leçons de M. Primrose n’occupaient pas leur attention, elle laissa dans leur tendresse une mélancolie qui atténua la turbulence de leur âge. Silvain, par prudence peut-être, s’adoucit envers le pauvre Arsène qui, dès lors, plus admis au service intérieur de l’habitation, plus libre d’approcher des petits blancs, de leur parler et de les entendre, se crut heureux, et respira.


XXVIII

L’adolescence.


» Edwin et Sarah grandissaient ; ils s’élevaient comme deux arbrisseaux arrosés d’une eau salutaire. Déjà, pendant leurs leçons, Edwin, souvent distrait, au lieu d’écouter son père, regardait Sarah ; mais, quand ils étaient seuls, il lui faisait redire tout ce qu’elle avait retenu, et les plus sérieuses instructions se gravaient dans le cœur d’Edwin. Il en était ainsi de tout ce qui sortait de la bouche de Sarah. La sécurité de l’innocence rendait leurs jours aussi beaux qu’eux-mêmes. Dans les jardins, dans les plantations, ou sur la haute montagne, partout où ils couraient ensemble, l’imagination d’Edwin se nourrissait de Sarah ; il trouvait partout le reflet de ses grâces ; tout était l’objet d’une comparaison avec elle.

» — Vois, lui dit-il un soir, ces deux ruisseaux qui sortent de deux sources cachées : ils se rencontrent là-bas dans la vallée des ombres ; leurs flots s’y joignent, ils murmurent, ils voyagent ensemble autour de notre île paisible ; ils vont circuler lentement, sans turbulence, parce qu’ils ne trouvent en chemin qu’un sable uni et des plantes flexibles. Aucun obstacle ne s’oppose à leur cours ; ils arrivent purs au grand rivage où la mer les reçoit dans son sein ; mon père dit que c’est la destinée de tous les ruisseaux. Toi, tu y trouves un miroir pour regarder ta belle image. Quand j’y regarde, je t’y vois avec moi : Eh bien ! comme eux, nous serons toujours ensemble ; nos ames couleront de même à travers des jours rians ; puis tous deux nous irons nous jeter dans une autre vie plus belle, plus grande que cette mer inconnue, dont nous ne voyons pas les bornes.

» — Oui, répondit Sarah, Dieu nous le promet dans les leçons de ton père. Mais comment retiens-tu ces leçons ? À peine tu les écoutes. Je devine souvent que tu veux courir, car tu me regardes ! tu voudrais que je fusse moins à mon livre. Tes pieds brûlent de m’entraîner avec toi ; je t’entends respirer plus vite comme pour avancer l’heure. Puis, quand nous sommes libres de chanter, de courir, tu me demandes tout ce qu’a lu ton père ; et le lendemain tu le lui répètes mieux que je n’ai su le retenir. C’est bien étonnant, Edwin, comment l’as-tu donc compris ?

— O Sarah ! je retiens tout ce que tu dis : les moindres paroles me jettent dans l’ame une foule d’idées nouvelles qui s’y développent, comme quelques grains jetés au hasard font éclore, de la terre qui les recueille, mille fois plus qu’elle n’a reçu. Oui ! mes idées naissent des tiennes ; je les attends ; oui, Sarah, parle-moi, sans cesse, rappelle-moi les leçons de mon père ; j’apprendrai tout ce qu’il voudra !

Sarah touchait à sa treizième année, qu’elle ne savait encore si elle devait commander ou obéir un jour. Mais, quoi : l’ignorance profonde où on la laissait sur son sort en faisait peut-être le charme. Elle était en ce monde pour aimer, voilà ce qu’elle savait d’elle-même ; pour se faire chérir, c’était tout ce qu’elle souhaitait des autres, et ceux qui l’ont connue disent qu’ils l’ont aimée. Ils racontent que son visage ne semblait si beau que parce qu’il était le voile transparent de son ame ; que la blancheur de son teint se confondait avec la mousseline dont elle était vêtue ; qu’un regard céleste animait sa figure angélique, et que les nègres l’appelaient : doux zombi la montagne (le doux génie de la montagne).

M. Primerose descendait chaque soir jusqu’au pied des mornes, où l’attendait toujours, à la même heure, un vieux nègre dans sa pirogue, qui le passait en silence à l’île du Cimetière ; cette heure était, depuis quinze ans, la plus belle de ses longues journées. Il croyait entendre sa femme répondre aux regrets qu’il portait dans ces religieux rendez-vous. Il revenait ensuite retrouver le vieux nègre, qui l’attendait dans sa barque pour le repasser à l’autre rive. Demain était le seul mot prononcé dans ces mystérieuses promenades.

» Pendant son absence régulière, Edwin, Sarah et le fidèle Arsène, l’attendaient à la porte de l’habitation, respirant la fraîcheur d’une brise légère qui agitait les larges feuilles des bananiers sous lesquels ils étaient assis. Un jour, le livre de M. Primrose resta près d’eux, Edwin l’ouvrit : bientôt ses yeux y parurent attachés, comme ils s’attachaient souvent aux regards de Sarah. Surprise de le voir si long-temps pris à sa lecture, elle forçait un peu la voix en chantant, pour ramener son attention, tandis qu’Arsène, à quelque distance, jouait sourdement du bamboula, instrument délicieux à l’oreille d’un nègre.

Edwin s’écria tout à coup :

« — Que ce livre est beau ! qu’il apprend de choses ! quelle lumière y est répandue ! Ecoute, Sarah : Le ciel veut que l’homme ait une compagne et qu’il lui donne le nom d’épouse ; il veut qu’alors l’homme devienne tout pour elle, comme elle est tout pour lui. » C’est dans le livre ! Quelle joie de t’avoir pour compagne, pour épouse, ô Sarah !

» — Et pour sœur, ajouta timidement Sarah.

» — Tu n’es pas ma sœur, reprit-il dans son transport, j’en mourrais.

» — Quoi ! ce nom si cher autrefois te ferais mourir aujourd’hui, dit-elle avec surprise.

» — Autrefois, Sarah, tu n’étais pas ce que je le vois devant mes yeux. Oui ! tu es plus grande à présent, plus belle qu’une sœur ! Ecoute encore : La compagne de l’homme est pour lui mille fois plus qu’une sœur à laquelle il ne peut jamais donner le nom d’épouse. Oh ! Sarah, je suis bien heureux de n’être pas ton frère !

» Sarah livrait avec un doux étonnement sa main que le jeune homme pressait en relisant haut cette page qui contenait son sort. Arsène ne jouait plus, il écoutait.

» Il écoutait parce que l’amour se fait entendre des êtres les plus simples, parce qu’il porte avec lui l’étincelle qui trouble leur indifférence, et que les yeux de deux jeunes amans ont un langage dont la douceur pénètre ceux même qui n’ont jamais aimé.

» Sylvain l’éprouve aussi : il a vu dans le regard de la jeune Créole un autre amour que l’amour de l’or. Ce regard tendre, qui ne cherche et n’appelle qu’Edwin, a rencontré, par malheur, l’œil hardi de l’intendant ; il le trouve très beau ; l’expression dont il est rempli porte une espérance passionnée dans son sang qu’elle enflamme. Il croit aimer ; il calcule rapidement que son intérêt l’engage à plaire. — Mais la naissance mystérieuse de Sarah lui permet-elle d’y prétendre ? N’est-elle qu’une esclave protégée ?… Il y pense ; il se dit : « Sa blancheur parfaite semble attester qu’elle est d’un sang libre ; aucun mélange n’en altère la pureté ; je le vois courir fièrement sur ses joues quand je corrige Arsène. N’est-elle donc, en effet, qu’une orpheline étrangère ? Les bienfaits de M. Primrose n’amènent-ils pas à penser qu’il y tient par quelque lien secret ?… Mais, s’il n’ose l’avouer et la reconnaître, qui la mérite plus que moi ? Peut-il mieux assurer son bonheur, qu’en me l’accordant avec une riche dot ? Il me récompense par là d’avoir veillé sur des biens qu’il néglige et que j’ai le droit de partager. Peut-il mieux justifier les nouvelles largesses qu’il lui destine, qu’en les versant sur elle par les mains d’un homme d’un grand mérite qui lui donne un état et son nom ? un homme qui, depuis quinze ans, se fait haïr pour lui, tandis qu’il lui laisse tout le temps de se faire aimer ?

» Ces pensées ne le quittent plus. Elles lui reviennent dans le sommeil ; elles le suivent dans ses tournées, dans la revue qu’il fait trois fois le jour des vastes plantations, et le rendent plus actif à châtier, à compter les esclaves, qui peuvent devenir les siens. D’abord ce projet fermente et mûrit dans le silence ; puis, il se hasarde un jour à le laisser entrevoir à son maître. Il le presse avec adresse, lui rappelle ses services, les exalte, et nomme enfin le prix qu’il ose en attendre.

» Aveuglé par son indicible bonté, soumis, sans s’en douter, à l’ascendant d’un mercenaire envieux qui usurpe sa confiance par l’éclat d’un faux zèle, ruse grossière dont se contente une ame abattue dans sa vague distraction, M. Primrose accueille ce projet comme une source de bonheur pour sa chère orpheline.

» — Hé bien ! dit-il, qu’elle y consente, et je vous la donne ; il me semble en effet, Sylvain, que vous la méritez.

» Dès-lors Sylvain se croit l’époux de Sarah. Il s’éloigne triomphant, la tête haute ; il brûle de la protéger et s’y prépare avec dignité. Quelle surprise ! pense-t-il, quelle reconnaissance il va lire dans les grands yeux de la jeune fille ! L’impatience qu’il en éprouve lui donne des ailes pour gravir plus rapidement la montagne, il semble dire en courant à ceux qu’il rencontre :

» — Ne m’arrêtez pas ; une belle fille m’attend pour être heureuse et pour me rendre riche.

» Il cherche Sarah ; il la voit presque penchée sur le cœur d’Edwin lisant à ses côtés. Il surprend son regard plus tendrement animé qu’il ne l’avait osé croire pour lui-même, et ses idées se bouleversent. La jalousie entre en lui plus promptement que l’espoir. D’une voix forte il appelle Arsène, qu’il injurie et qu’il frappe pour la première fois ; il épouvante Sarah, qui demande grâce pour la faute ignorée d’Arsène. L’intendant irrité la regarde elle-même plein de colère, et ne répond à sa supplication qu’en repoussant le nègre stupéfait de cette étrange fureur.

» Edwin se lève alors saisi d’indignation, et commande au nègre de rester.

» — Sylvain, dit-il, garde-toi de repousser Arsène ; Sarah veut qu’il soit près d’elle ; obéis à Sarah ! Elle est ici tout, après mon père ; car elle a été ma sœur, et sera ma femme. Je suis son appui contre les méchans, et contre toi !

» La foudre n’eut pas plus promptement que ces paroles abattu l’audace de l’intendant. Il reste pétrifié du ton de maître qui les accompagne, et sa rage n’éclate plus que dans ses yeux. Humilié pour la première fois, et par un enfant, il dévore cet affront, d’autant plus amer qu’il a pour témoin la mystérieuse jeune fille qu’il regardait déjà comme sa femme, c’était dire sa servante.

» On peut juger de l’affreux sourire que cette idée parvient à faire naître sur ses lèvres qui tremblent. À l’heure même descendant la montagne plus rapidement qu’il ne l’a montée, il se jette, en frémissant, sur les pas de M. Primrose.

» D’abord il peut à peine parler ; son front, qu’il essuie pour y rappeler les idées qui s’y heurtent, lui semble prêt d’éclater. Il croit soupirer, il rugit ; il essaie de flatter son maître, quand il voudrait le déchirer dans son fils. Enfin, la passion qu’il appelle de l’amour, et qui n’est déjà plus que de la haine, envenime ses gestes et ses révélations que M. Primrose écoute en rêvant profondément. Ce visage noble, toujours doux et grave, prend une teinte de douleur nouvelle. S’il ne partage pas la colère du méchant, il est au moins frappé d’une amère surprise. Sylvain croit y lire la preuve de ces soupçons pervers sur la naissance de Sarah ; il croit pouvoir insister sur la promesse qu’il a reçue le jour même ; il augmente aux yeux du planteur le danger d’en retarder l’effet ; et la tenacité de ses instances arrache à M. Primrose l’arrêt de l’innocente Sarah. Elle sera malheureuse ; elle sera la femme de Sylvain.


XXIX

L’esclavage.


Sarah, de son côté, confondue de l’orage qui venait d’éclater, mais ne redoutant que pour son fidèle Arsène le regard odieux que Sylvain avait lancé sur elle, se tenait dans le silence de peur d’irriter Edwin. Triste, elle s’arrache tout à coup d’auprès de lui, et ce soir Edwin en ressent une douleur qu’il n’a jamais éprouvée. Il voudrait la poursuivre et ne l’ose plus. Son cœur bat avec une violence inconnue ; Edwin n’est plus un enfant, et ce n’est qu’avec l’effort d’un devoir accablant qu’il se décide à chercher le repos dès qu’il l’a perdue des yeux sous la longue galerie qui les sépare pendant leur sommeil.

» Personne ne dormit cette nuit dans l’habitation. Edwin croyant lire encore auprès de Sarah, lui donnait mille fois les noms que recélait son livre. Sarah les écoutait en silence, et les cachait dans son ame comme un présent d’Edwin. Ces noms troublaient son sommeil, mais ils l’enchantaient. L’avare Sylvain, qui ne voyait plus qu’un rival dans son jeune maître, sentait courir son sang de la tête au cœur avec une effrayante rapidité.

» M. Primrose, plongé dans un tardif repentir, songeait aux moyens de remplir sans rigueur ses devoirs de bienfaiteur et de père. Il reconnaissait qu’une action louable entraine souvent après elle de grands sacrifices ; et, pour la première fois, il se sentait effrayé d’avoir été bon. Ses idées flottaient encore incertaines quand le jour parut.

» Supposant enfin qu’il s’alarmait à tort des sentimens de son fils pour Sarah, se flattant que les craintes de Sylvain les lui avaient exagérés, que la jeune fille était d’ailleurs trop simple pour les comprendre et pour y répondre, il voulut l’interroger la première, ou plutôt lui annoncer le changement prochain qu’il préparait dans son sort. Ne trouvant pas de repos en lui-même, il crut aller au-devant s’il cherchait Sarah qu’il savait toujours levée avec le jour. En effet, Sarah était descendue au jardin, où elle nourrissait elle-même quelques oiseaux des îles. Jamais il n’avait si bien regardé cette figure ravissante, devenue plus belle de l’émotion de la veille, sa taille svelte, ses grâces délicates, ses yeux où le ciel se peignait lui-même ; il s’arrêta. Un sentiment de justice lui fit penser, peut-être, que celui qui n’avait pas connu Jenny devait aimer cette douce et décente créature. Sarah, qui l’aperçut, courut vers lui, pleine de confiance et d’abandon ; elle tenait dans ses mains des fleurs fraîches qu’elle lui offrit, parce qu’elles étaient belles. Jamais le père d’Edwin ne lui avait été si cher que dans ce moment où il venait déchirer, en l’éclairant, son ame heureuse et reconnaissante. Il éloigna doucement les fleurs qu’elle lui offrait, et la fit asseoir près de lui.

» — Sarah, dit-il, écoutez-moi. L’intérêt que vous m’inspirez n’a pas attendu ce moment pour préparer votre bonheur ; mais il est temps de l’assurer. Douze ans se sont écoulés depuis le jour qui vous a fait trouver en moi un refuge, un ami. Ce n’est pas assez pour l’avenir ; il peut vous enlever cet ami ; car vous êtes très jeune, Sarah, et je ne le suis plus. Quelle que soit enfin la cause qui nous sépare, vous supporterez ce chagrin avec plus de courage auprès d’un époux.

» À ce nom, Sarah se sentit saisie comme si la voix d’Edwin l’eût prononcé de nouveau. Ne supposant pas qu’un tel mot pût jamais désigner un autre qu’Edwin, elle baissa ses yeux pleins d’amour, et se laissa tomber sur ses genoux auprès de M. Primrose, avec une expression de joie qui le surprit et le charma.

» — Sylvain, dit-il, ne s’est donc pas trompé ; vous serez heureuse avec lui, vous chérirez le lien qui va l’unir à vous ?

» Sarah, toujours à genoux, regarda M. Primrose ; ses yeux ne peignaient plus que le doute et la frayeur ; mais sa frayeur, pudique comme sa joie, ne trouva pas d’accent ni de souffle ; elle attendait qu’il parlât encore, espérant l’avoir mal entendu.

» — Sylvain, continua-t-il, mérite son bonheur, car il m’a promis le vôtre. Il m’est doux, chère Sarah, de penser que le ciel, en vous amenant dans cette île, ait voulu que ma maison renfermât pour vous un protecteur en moi, et un époux dans un homme que j’estime assez pour vous accorder à ses vœux : sachez donc obéir pour être heureuse.

Il se levait, pressé de s’éloigner afin d’épargner à Sarah la réponse qu’il jugeait favorable à ses désirs, lorsqu’elle s’écria d’une voix animée et sincère :

» — Je ne suis pas la sœur de Sylvain, Monsieur ! ce n’est pas à lui que le ciel m’a donnée ; c’est à vous, qui êtes le père d’Edwin. Je serai la femme d’Edwin, puisqu’il m’a reçue de vous dès mon plus jeune âge. Eh ! comment Sylvain serait-il mon époux : je n’en veux pas.

M. Primrose fut interdit du libre aveu de Sarah ; mais il s’échappait de son ame avec un éclat si vrai qu’il ne trouva pas le courage de s’en offenser ; il crut pourtant devoir fixer ses idées sur la soumission qu’elle lui devait, sur celle qu’il avait le droit d’attendre de son fils qu’il ne destinait pas à un tel mariage ; et finit par lui dire qu’ayant sur tous deux l’autorité de la raison, ils eussent à lui laisser le soin de leur sort, s’ils ne voulaient pas, en l’offensant, offenser le ciel.

» — Je ne saurais le croire, reprit-elle naïvement. Le ciel, qui m’a bénie par vous, aurait-il voulu me faire tant de mal par la suite ? Oh ! non, continua-t-elle en joignant les mains, vous ne donnerez pas Sarah pour femme à un autre qu’Edwin ; c’est moi que vous choisirez pour rendre sa vie heureuse comme notre enfance qui finit à peine. Vous ne donnerez pas ma jeunesse à Sylvain, qui me fait peur ; j’aimerais mieux me donner à la mort.

» M. Primrose tressaillit ; ce mot était poignant à son ame comme le nom de Jenny.

» — Sarah, dit-il avec tristesse, n’abusez pas des mots : le protecteur de vos premières années ne peut vouloir votre mort. En éclairant votre ame, en vous apprenant la vertu, en éloignant de vous les dangers, la servitude où vous aurait jetée l’abandon de vos parens, je les ai remplacés : mais pouvez-vous exiger davantage ? est-ce en m’affligeant que vous reconnaîtrez mes soins ? et, parce que j’ai eu le bonheur de vous préserver de mille maux, avez-vous le droit d’attendre le sacrifice de mes volontés, de mes projets, de toutes mes espérances, qui reposent sur mon fils, dont l’avenir doit se séparer du vôtre, de vous enfin, Sarah, qui êtes pour nous une étrangère ?

» — Le pensez vous ! s’écria douloureusement Sarah ; puis-je me croire une étrangère, quand je ne respire que pour vous aimer ? puis-je me créer une ame nouvelle ? quel avenir peut détacher mon souvenir d’Edwin et de vous ? puis-je jamais donner à d’autres ce respect, cet amour, dont je paie vos bienfaits ?

» — Si d’autres les méritent, seriez-vous assez injuste pour les leur refuser ? mais vous semblez vous plaire aux illusions tristes ; car, je vous le répète, je ne veux changer votre sort que pour le rendre indépendant de moi-même, qui ne vivrai pas toujours.

» Sarah ne répondit plus que par des sanglots à tout ce que M. Primrose ajouta pour la convaincre qu’elle allait être heureuse en épousant Sylvain. Son silence fit penser au père d’Edwin qu’elle commençait à le croire, car il la quitta, sinon plus satisfait, du moins sans effroi sur la résistance que ne pouvait lui opposer ce caractère droit et pur.

» Qu’aurait-elle répondu ? une lumière sombre venait de lui montrer le chemin désert où elle marchait avec tant de sécurité. Sa réflexion, retournant dans le passé, y retrouva des images vagues jusqu’alors, qui la remplirent de crainte. D’où l’amenait-on, lorsque Edwin enfant se montra devant elle : c’était de ce jour que datait son premier souvenir. Où l’avait-on prise ? qui l’avait fait naître ? pourquoi était-elle née, si ce n’était pas pour Edwin ? Mais, résister aux ordres de M. Primrose, attirer le mécontentement dans ses yeux, le reproche dans sa voix, naguères si indulgente pour elle ; oh ! quel saisissement parcourait tout son être à cette idée ! menacée de la colère de son bienfaiteur, elle l’était de la colère céleste, et sa tête se pencha dans l’attitude de la soumission.

» — Il faut donc obéir, dit-elle ; il faut donc lui demander à genoux pardon d’avoir osé penser que la vie est un bonheur ; il faut donc lui laisser le droit de livrer la mienne aux douleurs silencieuses, à l’autorité de Sylvain, la plus redoutable de toutes. Hélas ! si je deviens sa femme, s’il me commande de l’aimer comme j’aime Edwin, que répondrai-je ? sa voix est si dure ! si effrayante ! elle n’arrivera jamais à mon cœur que pour le blesser, que pour y troubler ta chère image, Edwin, cachée au fond de ce cœur, avec tous mes regrets et toutes mes larmes !

» Elle était ainsi depuis longtemps, immobile, lorsque Sylvain, qui avait épié son maître, le voyant descendre au rivage avec son fils, apparut tout-à-coup devant elle. Sarah ne put se défendre d’un mouvement d’effroi dont l’orgueilleux fut offensé. Il ne l’était que trop déjà de ce qu’il avait entendu, et le sourire qu’il s’efforçait de ramener dans ses traits ne leur donnait qu’une expression plus farouche. Les mots d’étrangère et de servitude, prononcés par M. Primrose, en détruisant ses premiers soupçons sur l’origine de Sarah, ne la lui montraient plus que comme une pauvre enfant trouvée, réduite à l’extrême infortune sans la compassion qu’elle avait inspirée à son maître. Il ne se fit alors aucun scrupule de l’humilier, et contenta sa rage qui demandait à se répandre.

» — Vous ne voulez donc pas de moi ! lui dit-il, en l’empêchant de s’enfuir. Vous n’en voulez pas ! il faut posséder deux cent nègres pour vous plaire, glorieuse mendiante ! eh bien, je l’avais prévu : voilà le prix des secours jetés au hasard ; voilà l’ordinaire aveuglement des esclaves traités avec trop d’indulgence.

» — Des esclaves ! dit Sarah remplie d’épouvante.

» — Pensez-vous être autre chose ? Où sont vos parens ? où est votre patrie ? où sont vos biens ? personne ne vous connait, si ce n’est un vieux nègre ; personne ne vous réclame, ni ne s’inquiète de votre existence, si ce n’est ce misérable noir qui est venu mendier pour vous un asile et une pitié parmi nous dont vous abusez aujourd’hui en donnant de l’amour au fils de votre maître, et en l’excitant à la haine contre ceux qu’il devrait respecter.

» — Mon Dieu ! dit Sarah en s’appuyant contre un arbre, je suis esclave ! et je l’ignorais ! j’ignore donc tout !

» — Oui grâce à la faiblesse du maître qui vous a épargné la vérité, parce qu’elle est dure. Je la dis, moi, pour vous ouvrir les yeux ; pour vous ramener à votre devoir, que vous avez oublié.

» — O Sylvain ! votre courage est terrible de me faire tant de mal !

» — J’ai dû vous instruire du sort que je vous destinais ; que vous devriez bénir, loin de le dédaigner.

» — Moins que jamais ! répartit Sarah ; moins que jamais, le bénir. Je suis esclave ! c’est de vous que je l’apprends ; mais je ne suis pas la vôtre, cruel ; et l’homme assez charitable pour n’avoir jamais frappé mon cœur de ce nom qui le déchire, le sera bien assez pour ne pas me donner un maître tel que vous.

» — Je sais, reprit-il d’un ton de sanglante moquerie, que la mort vous effraie moins que moi.

» — Oui ! s’écria-t-elle avec désespoir, je l’aime ! elle délivre les esclaves.

» Loin d’être touché du triste accent dont elle prononça ces mots, l’indigne se félicitait de l’avoir brisée, et s’éloigna content.

» Je l’ai punie, pensait il ; j’ai tué en elle une dangereuse présomption. M. Primrose m’en récompensera.

» C’était ainsi qu’il balançait ce qu’il appelait l’indolence de son maître. Il n’en était d’ailleurs que plus sûr d’obtenir Sarah. Son avarice l’emportait sur l’humiliation d’être haï ; la perte de ses espérances ne pouvait être payée qu’avec de l’or, et Sarah n’en pouvait avoir pour lui qu’en devenant sa femme. Il savait de plus que celle d’Edwin était déjà choisie, élevée en Angleterre, où M. Primrose devait retourner avant peu. Le régisseur allait donc rester seul responsable des propriétés qu’il convoitait avec tant de passion. N’en être que le gardien lui paraissait insupportable. Plus d’une fois il avait tressailli en pensant qu’il tenait dans ses mains la fortune tout entière de son maître. Il se croyait humble de n’en souhaiter qu’une partie, puisque d’autres, à sa place, pourraient s’approprier le tout. Ces idées, qui passaient et repassaient incessamment dans son esprit, n’attendaient peut-être qu’une occasion pour étouffer quelque reste d’honneur et l’entraîner à un crime.

» Sarah, demeurée seule dans la stupéfaction, répétait incessamment :

» — Esclave ! esclave ! je suis esclave ! ah ! je l’ai su trop tard puisque mon abaissement me fait sentir que je suis fière. Arsène ! Arsène ! quand tu pleurais ta liberté, tu pleurais donc aussi la mienne ? Que ne me le disais-tu, bon Arsène ? j’aurais appris à pleurer comme toi, ou comme toi, peut-être, à me résigner à cet esclavage dont le nom seul me remplit d’horreur aujourd’hui !


XXX

L’île des Ombres.


» Edwin avait passé toute la journée loin de Sarah. Envoyé dans l’île par son père qui souhaitait rompre par degrés l’habitude qu’avait prise Edwin de ne jamais quitter Sarah, il revenait hors d’haleine auprès d’elle, brûlant de lui faire le récit de ses peines et de ses mortelles impatiences. Il avait une journée entière à lui raconter ; que de pensées vives et nouvelles étaient nées d’une séparation si longue ! sa surprise fut grande de ne pas la voir accourir au devant de lui ; puis, quand il l’eût abordée enfin, de ne l’entendre répondre qu’en frissonnant aux démonstrations d’une joie qui éclatait plus encore dans ses traits que dans ses paroles. Il la regardait, sans la comprendre ; il écartait les boucles de ses cheveux, pour la mieux revoir, et crut d’abord que l’ennui de son absence l’avait rendue malade, tant elle était pâle et changée. Il lui fit alors mille sermens de ne la plus quitter.

» – Puisque le devoir de la femme est de suivre partout son mari, lui dit-il, tu me suivras toujours quand je descendrai dans l’île et partout où mon père m’enverra. Ne sois donc plus triste, ô Sarah ! c’est assez de l’avoir été un jour, et un jour mille fois plus long que tous les autres jours.

» Il prit alors ses mains dont elle cachait son visage, et son visage était baigné de larmes. Le cœur d’Edwin cessa de battre un moment ; tout-à coup, l’accablant de cent questions à la fois, et mêlant déjà la colère à la tendresse, il la pressa, la supplia, lui commanda de lui apprendre la cause de ses larmes.

» Ce mélange d’autorité, de soumission, de douceur et de véhémence troublèrent à tel point Sarah, qu’elle balbutia sans ordre, à travers des sanglots, les terribles nouvelles qu’elle venait d’apprendre. Edwin, qui se croyait fou en l’écoutant, ne songea pas même à l’arrêter quand elle s’échappa de ses bras, en s’écriant d’une voix brisée :

» — Oui, je suis esclave !

» Il resta quelques instans foudroyé ; mais bientôt sa fureur contre Sylvain le rendit à lui-même ; il parcourut toute l’habitation, demandant, appelant à grands cris son père. À peine sut-il le chemin qu’il avait pris, qu’il s’élança pour le rejoindre, et, rapide comme le torrent débordé, il s’écriait partout sur son passage :

» — Misérable ! ô misérable ingrat ! tu paieras cher toutes ses larmes !

» — Sylvain, qui l’aperçut et le devina, courut en toute hâte se venger d’avance sur quelque nègre innocent.

» Edwin parcourait le rivage avec tant d’égarement, qu’il croyait voir son père dans tous ceux qu’il apercevait, et leur criait de loin :

» — Ô mon père ?

» Personne ne lui répondait, et il recommençait à courir. Enfin, un petit nègre pêcheur lui dit avoir vu M. Primrose passer à l’autre rive, dans la pirogue du vieux rameur. Edwin sauta dans celle de l’enfant noir, qui le regarda tout ébahi s’éloigner du rivage.

» Dominé par une pensée exclusive, oubliant l’ordre qu’il avait reçu de ne jamais suivre son père dans cette promenade inconnue, Edwin gagna rapidement l’autre bord ; mais trouvant la mer trop lente à le pousser au gré de son impatience, il n’attendit pas que la nacelle fût sur le sable pour s’y précipiter.

» Abordant cet îlot désert pour la première fois, il cherchait des yeux quelqu’habitation, mais il ne voyait que des tombes et des arbres mélancoliques. Le vieux nègre, couché dans son canot, n’ayant pu lui indiquer où était son maître, et le pauvre Edwin ne rencontrant personne à qui le demander, s’engagea dans un sentier où il crut voir l’empreinte fraîche des pas d’un homme ; il s’y perdit, car le vent dispersait le sable où ces pas étaient tracés. Mourant de tristesse, haletant de chaleur, Edwin s’arrêta quelques instans pour retrouver l’haleine qui lui manquait. Le son vague d’une voix fut apporté de son côté par la brise ; la lune, qui se levait, le guida dans les chemins et les plantes épineuses dont ils étaient couverts. Il parvint enfin à une place où la terre était unie et dégagée de ronces, où l’odeur des acacias et des orangers rafraîchissait l’air, et répandait un souffle de vie dans cet asile de la mort.

» M. Primrose était à genoux et priait. Son fils, si plein de sa douleur et du besoin de la répandre, l’oublia et s’oublia lui-même pour regarder son père avec une crainte religieuse. Il écarta doucement les branches des arbres qui, comme un rideau sombre, ombrageaient cette place, et contempla longtemps en silence l’ami de sa jeunesse, l’arbitre de son sort, prosterné devant une tombe, le front penché jusqu’à terre. Entraîné lui-même par le sentiment qui l’étouffait, il se laissa glisser à genoux, et pria pour son père. Le bruit des feuilles froissées par le mouvement qu’il fit en s’agenouillant, attira le regard de M. Primrose, qui vit son fils à l’autre extrémité du tombeau.

La lune frappait sur son visage ; l’altération de ses traits aussi doux, aussi pâles que ceux de Jenny, le bouleversa profondément ; il se leva et lui tendit la main sans parler, car sa présence inattendue l’avait beaucoup troublé. Edwin pressa sous ses lèvres la main de son père, et la couvrit de larmes sans oser rompre le silence qui régnait entre eux. Enfin, ne résistant plus à l’émotion qu’il éprouvait, M. Primrose l’entraîna doucement vers lui, et pour la première fois il fondit en pleurs sur le sein de son fils.

» — Cher Edwin ! lui dit-il, ce moment que j’ai redouté t’associe à mes regrets : j’en ai porté seul depuis quinze ans le poids douloureux. Il me fallait un ami pour les partager ; deviens le mien, mon fils, et prends la moitié de mes peines. Ce triste présent te fait une loi de m’en épargner de nouvelles. Je ne mêlerai pas à ma confiance un seul reproche ; mais je te rappellerai l’ordre, que tu as oublié, de ne jamais me suivre ici, pour te prouver que les ordres d’un père ont toujours pour but le repos et le bonheur de ses enfans. Souviens-toi du jour où tu vîns me demander une mère : je ne pouvais comme aujourd’hui, te montrer la tienne que dans son dernier asile, et cet asile n’est pas fait pour l’enfance ; les émotions fortes lui sont quelquefois funestes quand une sensibilité trop vive les porte jusqu’au fond de l’ame ; et je connais ton ame. J’attendais que la raison tout entière pût l’aider à soutenir le coup que j’avais à lui porter, pour l’amener moi-même auprès du tombeau d’une mère à qui ta naissance a fait perdre la vie. Juge si je pouvais trop ménager la tienne après ce qu’elle m’a coûté ! quel que soit le motif qui l’a fait tromper aujourd’hui ma tendre prévoyance, va, mon Edwin, l’offrir à ta mère, avec tes premières larmes ; les miennes lui ont parlé de toi depuis quinze ans ; ton nom a pénétré chaque soir sous cette terre qui couvre un modèle d’amour et de vertu !

Les genoux plus tremblans d’Edwin ne purent lui obéir ; il tomba presque sans vie aux pieds de son père qui le releva éperdu, et le recueillit sur son cœur, où il demeura longtemps évanoui. Le dernier mot de M. Primrose s’était arrêté sur les lèvres d’Edwin ; il voulait nommer sa mère, il ne le pouvait ; et, quand il eut la force de parler, il dit en soupirant du fond de sa poitrine :

» — Ô mon père, elle ressemblait donc à Sarah ?

— Ne la comparez à personne, mon fils !

» Edwin n’osa poursuivre. M. Primrose se tut lui-même quelques instans ; puis il ajouta :

» — Nos familles étaient unies ; nos fortunes étaient égales ; notre union combla les vœux de ses parens et des miens : c’est ainsi que le mariage est approuvé du monde et de Dieu, mon fils. Le vôtre est arrêté dès longtemps. C’est dans la famille de votre mère, c’est en Angleterre, où bientôt nous passerons ensemble, que vous trouverez l’aimable fille qui vous est destinée par cette famille qui, comme moi, pleure encore Jenny, et qui brûle de la revoir en vous. Mais connaissez aussi toute la faiblesse de votre père : j’aurais pu, dès longtemps, réaliser ma fortune et retourner en Angleterre, où des relations si chères nous appellent ; pourtant, jusqu’à ce jour, l’effroi de m’arracher à ce tombeau, d’abandonner pour toujours ou pour longtemps ce coin de terre qui m’a tenu lieu du monde entier depuis seize ans, a jeté mon ame dans des angoisses inexprimables ; je n’ai pu trouver encore le courage nécessaire à ce dernier sacrifice. Il le faut enfin ! il le faut ! continua-t-il en attirant son fils du côté du rivage. Allons ! c’est presque un adieu que vous venez d’apporter ici.

L’étonnement d’Edwin, l’avenir incompréhensible qui se présentait devant lui, les vives émotions qu’il avait successivement éprouvées lui ôtèrent jusqu’à la force de répondre. La cause qui l’avait fait courir si impatiemment demeura enfermée au-dedans de son ame. Il se laissa ramener par M. Primrose, marchant à son côté, silencieux et la tête baissée, dans le plus grand abattement.

» Mais, sur le point de rentrer à l’habitation, la voix stridente de Sylvain, qu’il entendit au-dedans, l’arrêta tout-à-coup ; elle lui rappela les larmes de Sarah ; et, saisissant les mains de son père, il le força de s’arrêter aussi.

» — Est-il vrai, lui dit-il, ô mon père ! que Sylvain ose l’aimer ? qu’il soit autorisé par toi à lui parler en en maître ? Enfin, ajouta-t-il avec désespoir, est-il vrai qu’elle soit ton esclave ?

» M. Primrose, alarmé de l’étrange colère d’Edwin, qui paraissait presqu’en délire, lui répondit doucement, mais avec fermeté, que Sarah n’était esclave que de son devoir, comme ils l’étaient eux-mêmes du leur ; que c’était sans doute un maitre sévère, mais si juste, qu’on se trouvait toujours heureux de lui avoir obéi.

» — Hélas ! c’est toi, mon père, qui lui fais un devoir de nous quitter ! le malheur est donc un devoir pour elle et pour moi ? mais, pour combler le sien, tu la laisses sous la puissance d’un homme affreux qu’elle craint autant que je le hais.

» — Et pourquoi le haïssez-vous, mon fils ? pourquoi le craint-elle ? Sylvain est brusque, mais intègre ; il me sert avec un zèle sans bornes : sa probité mérite notre confiance.

» — Il la fera mourir, le barbare ! il l’a traitée d’esclave !

» — Le croyez-vous, Edwin ?

» — Si je le crois ! Sarah me l’a dit.

» Alors il embrassa les genoux de son père avec une ardeur si vive, il lui promit tant de respect, il mêla tant de larmes à ses touchantes prières, que M. Primrose, d’ailleurs mécontent de Sylvain par ce qu’il venait d’apprendre, ne put résister davantage ; il promit de laisser à Sarah le droit de refuser l’intendant, si elle persistait dans son éloignement pour lui.

» — Tu le jures, mon père, demanda gravement Edwin ?

» — Je le promets, mon fils ; et, de votre côté, vous promettez d’obéir : la promesse est le serment des amis, je n’en veux pas d’autre entre nous.

» Edwin, quoiqu’il frémît de cette promesse, se crut trop heureux de ce qu’il venait d’obtenir. Sarah, l’unique objet de ses sollicitudes, Sarah, du moins, n’était pas esclave ; l’odieux Sylvain ne ferait plus couler ses larmes : les siennes se séchèrent alors, et, quoique son cœur restât chargé d’affliction pour lui-même, le poids le plus douloureux venait de tomber.


XXXI

Narcisse


» Sarah, livrée à une inquiétude que ne calmait aucune espérance, s’était enfermée. Elle tremblait de reparaître aux yeux de M. Primrose qui ne s’offrait plus à ses idées tel qu’elle l’avait vu la veille encore. Edwin lui-même n’était plus son Edwin ; c’était un maître. Dès qu’elle les entendit rentrer tous les deux, elle courut s’ensevelir sous ses rideaux, aussi effrayée, aussi confuse que s’ils eussent paru devant elle. Ayant longtemps prêté l’oreille, et n’entendant plus, dans un calme profond, que les battemens de son cœur qui palpitait à l’étouffer, elle sortit de sa cachette et découvrit son front brûlant de honte ; il lui semblait que le nom d’esclave y fût écrit. C’était devant Dieu seul qu’elle n’en rougissait pas ; on ne rougit devant lui que du crime : voilà pourquoi les malheureux le sont moins dans la solitude ; ils pleurent, mais ils n’ont pas de honte.

» Cependant la nuit était sans fraîcheur et sans repos. Sarah, qui attendait le sommeil, ne ferma pas les yeux, et son agitation lui donna le courage d’en sortir. Elle se leva sans bruit, reprit sa robe légère ; puis, ouvrant ses jalousies, franchit facilement la fenêtre qui donnait sur la montagne, et s’achemina, priant le ciel de la conduire jusqu’à la case d’Arsène qu’elle entr’ouvrit, en l’appelant à voix basse.

» Arsène, qui dormait du lourd sommeil de la fatigue, s’éveillant avec peine et voyant, à la clarté des étoiles, cette jeune fille vêtue de blanc, se mit sur ses genoux, croisant les mains sur sa tête avec une grande frayeur, car il la prenait, comme il l’avoua lui-même, pour l’ombre d’une jeune femme qu’il avait vu mourir.

» — Reconnais-moi, bon Arsène, lui dit Sarah tremblante, j’ai voulu te parler sans que personne nous entendît : ne crains rien, je suis Sarah.

» Dès qu’Arsène entendit cette voix, il n’eut plus de peur, et se leva. Il attendait qu’elle parlât ; mais Sarah ne faisait plus que le regarder avec indécision, au lieu de l’interroger ; elle s’assit sur une natte de jonc qui servait de lit au nègre, et lui se remit à genoux devant elle.

» — J’ai cru que vous dormiez à cette heure, lui dit-il.

» — Non, répondit-elle, le sommeil ne veut pas de moi cette nuit. Mais toi, bon Arsène, songes-tu toujours à ta mère ?

» — Toujours, car elle est peut-être encore malheureuse !

» — Parle-moi donc de la mienne, je t’en prie !

» — La vôtre, petite blanche, reprit-il d’un ton désolé, la vôtre est bien, car elle est au ciel ; c’est là que vont les malheureux.

» — Je reverrai donc ma mère ! se dit l’orpheline ; puis elle pleura. Le nègre gardait le silence, et Sarah poursuivit :

» — Tu m’as caché bien des choses ! tu craignais sans doute de m’affliger quand j’étais encore petite et contente, ou trop faible pour savoir de tristes secrets. Donne-moi les miens ; donne, Arsène ! je sais déjà que le bonheur s’en va comme l’enfance ; je sais déjà que je suis esclave.

» — Dieu puissant ! cria le nègre bouleversé, d’où vous vient cette erreur ? n’ai-je pas vendu ma liberté pour sauver la vôtre ?

» — Est-il vrai ? répartit Sarah, saisissant avec vivacité les mains d’Arsène, tu t’es vendu pour moi ! je suis libre ! Sylvain m’a trompée ! Apprends vite, apprends-moi tout ce que je te dois ! je mourrai peut être de la joie et de la douleur que je ressens ; mais je te bénis si je meurs libre ! pourtant… tais-toi ! si tu m’as épargné l’affreux nom d’esclave au prix de ta liberté, mon sauveur ! pourrai-je survivre au chagrin de te le voir porter pour moi ?

» — Paix ! paix ! dit Arsène, qui mêlait malgré lui ses sanglots à ceux de la jeune blanche ; Sylvain ne dort pas toujours ; il faut pleurer tout bas.

» — Où m’as-tu prise quand tu m’amenas vers Edwin, reprit-elle en retenant sa voix ? n’hésite plus à me le dire ; oh ! parle-moi de ma mère !

» — Je vous pris dans ses bras quand ils cessèrent de vous serrer sur son cœur qui ne souffrait plus. Vous savez déjà comment je tombai aux mains des blancs. Le maître qui m’acheta de ceux qui m’avaient volé à ma patrie était riche, et, Dieu me pardonne cette vérité ! aussi méchant qu’eux ; mais il avait un jeune fils, dont le bon naturel me sauva des châtimens que j’attirais sur moi par l’impatience avec laquelle je supportai d’abord l’esclavage. Je poussais des cris perçans, lorsqu’on m’appelait esclave, tandis que les coups dont j’étais quelquefois déchiré n’avaient pas le pouvoir de m’arracher une plainte. Je regardais couler mon sang d’un œil sec, et je disais « Moi libre ! » Ce courage irritait si fort la fureur de mon vieux maître, qu’il augmentait toujours de moitié la terrible punition qu’il m’avait infligée. Son fils en fut si touché, qu’à force de prières, et surtout de promesses de me faire comprendre mon sort, on m’abandonna tout à fait à son service. Ce jeune homme, grâce à la douceur de ses manières, triompha par degrés de la haine que j’avais contre les blancs. Je fus d’abord surpris des paroles consolantes qu’il vint m’adresser, un jour que l’on m’avait laissé presque mort au pied d’un arbre, où j’attendais, sans une larme, que mon ame, déjà sur mes lèvres, s’envolât libre en Guinée ; car cet espoir nous poursuit dans la captivité, et nous conseille souvent d’en sortir. Je fus, dis-je, si surpris de cette voix charitable, que ma poitrine se gonfla et que je le regardai avec soumission. J’examinai curieusement ses traits, ses yeux ; et, comme ils n’avaient rien de menaçant, je le crus d’une autre espèce d’homme que je ne connaissais pas encore. Il obtint bientôt de moi l’obéissance la plus entière ; il gagna tellement mon cœur aigri par l’ennui de ne plus voir ma mère, que je le servis avec amour, sans penser que je servais. J’avais, je crois, quelques années de moins que lui, car je ne sais pas exactement mon âge ; il trouvait du plaisir à éclairer un peu mon ignorance ; il se plaisait surtout à me voir gai, parce que tous les esclaves de l’habitation avaient un air morne qui l’affligeait. Je dansais pour lui plaire, mais seulement quand nous étions seuls, car la sévérité de son père s’étendait jusqu’à lui faire un crime des plus innocens loisirs. Je m’aperçus bientôt qu’il devenait rêveur el inquiet ; souvent, d’un air mystérieux, il me disait de le suivre ; puis, quand nous étions hors de toute surveillance, il me faisait l’attendre à la même place, et j’y restais longtemps seul à garder des livres, des filets ou des armes, qui servaient de prétexte à nos sorties. Mais, comme nous revenions toujours les mains vides, que la poudre et le plomb ne diminuaient plus, son père conçut de la défiance et le fit suivre par quelque serviteur moins fidèle que moi. Son rapport perdit mon maître. On sut qu’il avait pris de l’amour pour une jeune créole, libre comme lui, mais dont le père était si pauvre qu’il cultivait lui-même un petit carré de terre suffisant à peine à les nourrir, tandis que sa fille gardait leur case et préparait le riz qu’il recueillait pour tous deux. Mon maître n’avait pu la voir sans la plaindre ; tout de suite après il l’aima, et sentit bien que ce n’était pas par pitié. Elle l’aima de même parce qu’il semblait que Dieu le voulût, quoiqu’il les ait abandonnés depuis, comme vous l’allez savoir, ô Sarah ! Le père de mon jeune maître entra dans une grande fureur en apprenant cette nouvelle. On crut qu’il mourrait, tant il se mit hors de lui-même. Tout le monde alors trembla pour son fils et pour la jeune fille, car son fils ne songea pas même à nier qu’il l’aimât, tant il l’aimait. Dès qu’il eut avoué qu’il la voulait pour femme et ne voulait qu’elle, son père le traita sans pitié, comme il traitait les nègres ; mais, de même qu’il augmentait par ses violences notre amour pour la liberté, il augmenta l’amour de son fils pour la belle Narcisse, qu’il ne pouvait plus aller voir : il en tomba dans une langueur mortelle. Essayant alors de le consoler comme il m’avait consolé moi-même, je lui répétai tout ce qu’il m’avait dit autrefois ; c’était ce que j’avais appris de plus doux et de plus tendre. Il était touché de mes efforts, et je vis bien qu’il m’en aimait davantage, car il m’envoyait en secret vers Narcisse, qui prit à son tour de la confiance en moi. Je courais furtivement lui dire que mon maître pleurait loin d’elle, et je lui rapportais qu’elle pleurait loin de lui. Je revins un soir avec une nouvelle plus triste encore : le père de cette jeune fille était mort la veille ; et je l’avais trouvée dans une si profonde douleur, que je n’avais plus de jambes pour accourir en instruire mon maître. Ce nouveau malheur le toucha plus que tout le reste ; sur quoi me regardant, sans me bien reconnaitre peut-être, il me conjura de le laisser sortir, comme s’il me prenait pour son père ! Enfin, malgré la surveillance de ceux qui enchaînaient ses moindres actions par la crainte d’en être puni, car on l’aimait trop pour lui faire volontairement du mal, il revit sa chère Narcisse, et ils pleurèrent ensemble. Mais ce triste bonheur fut troublé de nouveau, puis pour jamais détruit. Mon malheureux maître fut surpris par son père lui-même, qui voulut le tuer aux pieds de cette tendre fille. Elle n’obtint sa grâce qu’en se jetant à genoux, en jurant de renoncer à lui pour ce monde. Hélas ! elle a tenu son serment ! Mais ce cruel père qui ne croyait ni aux sermens ni à l’amour, les sépara par la violence. Il eut, peu de jours après, la barbarie de faire conduire son fils sur un vaisseau destiné pour l’Europe, et le fit si bien garder jusque-là, qu’il ne semblait pas moins esclave que nous. Tout ce qu’il obtint en quittant pour toujours sa bien-aimée ce fut ma liberté par un contrat, que je reçus en pleurant, puisqu’elle me séparait de lui. La nuit qui précéda son départ, je me glissai dans sa chambre, où, me traînant jusqu’à ses pieds, je le suppliai de m’emmener pour le servir et pour lui parler tous les jours de Narcisse. Il me regarda d’un air consterné, et me dit :

» — Arsène ! si tu me suis, qui restera près d’elle ? oh ! ne l’abandonne pas, mon fidèle Arsène ! tu m’aimeras en l’aimant, tu me consoleras en consolant ma plus chère moitié. Dis-lui tout ce que tu vois dans mes larmes ; n’y vois-tu pas, Arsène, que je meurs de tristesse, et que je meurs pour elle ? Dis-lui de m’attendre, répéta-t-il cent fois ; et, puisque je ne peux lui redire encore que je l’aime, que je l’aimerai toujours, rapporte-lui que je le jure à toi, devant Dieu qui me juge et m’entend.

» Alors ( tout mon sang s’arrête quand j’y songe ), il se mit à genoux devant le pauvre Arsène, dont le courage était bien grand, puisqu’il ne mourut pas sur l’heure.

» Je le suivis le lendemain jusqu’à l’embarcation ; la force était alors inutile contre lui, on l’y porta mourant ; je poussai malgré moi des cris en voyant la chaloupe s’éloigner du rivage. Je montai sur un rocher qui bordait la mer, et j’allais m’y précipiter pour suivre mon cher maitre à la page, quand je vis Narcisse étendue sur le rocher, sans mouvement et sans couleur. Je me souvins alors de la dernière prière de son ami ; et, la voyant toujours immobile, je restai près d’elle jusqu’à la nuit, saisi d’une morne affliction.

Quand le port fut calme et silencieux, je la portai dans mes bras jusqu’à la grève déserte ; là, l’ayant posée sur le sable, je jetai de l’eau à son front, j’en mouillai sa bouche sèche et décolorée ; elle ouvrit les yeux et les tourna encore vers le vaisseau que l’on ne voyait plus. Elle semblait changée en pierre sur le rivage que la mer envahissait par degrés, lorsqu’une lame d’eau me couvrit tout à coup et faillit m’entrainer avec elle. Narcisse étonnée me regarda, et, par pitié pour moi sans doute, s’éloigna lentement, regagna sa pauvre case, où je la suivis sans parler. Je me couchai à la porte ; elle m’y retrouva le lendemain. Elle voulut me parler, mais sa poitrine était brisée, et je vis ses regards désespérés se porter vers le ciel. Je lui racontai, sans me tromper, ce que m’avait dit mon maître ; je l’avais répété toute la nuit pour n’en pas oublier une parole ; alors elle pleura amèrement, et devint un peu plus tranquille.

Pendant le jour, je cultivais le carré de terre négligé depuis longtemps ; j’y semai de nouveau du riz ; j’allais dans les bois chercher des fruits pour sa nourriture et la mienne ; le soir je la suivais au rocher, où la lune la retrouvait assise et silencieuse, tandis que je demeurais debout et muet devant elle. Une nuit, elle sortit tout à coup de la case et vint à moi : « Arsène ! me dit-elle en cachant sa figure sous ses mains ; Arsène ! je ne suis plus seule en danger dans cette île : sauve Narcisse et l’enfant de ton maître. Bientôt il me sera impossible de le cacher ; la fureur de son vieux père arracherait peut-être de moi-même l’image vivante de celui pour qui je vais bientôt mourir : Sauve-moi ! sauve-nous ! Effrayé comme elle, je la suivis à travers les mornes, dans la partie déserte de l’ile, au milieu des halliers et des bois touffus. Je retournai la nuit suivante enlever une pirogue qui avait appartenu à son père, et je l’apportai sur mes épaules, pour que l’on nous crût enfuis de l’ile, quoique peut-être on ne s’inquiétât guère de Narcisse, ne soupçonnant rien de son malheur. J’apportai de même tout ce qui pouvait nous servir dans cette retraite, où nous demeurâmes comme ensevelis ; car elle était si cachée, si profonde, que l’on s’y croyait déjà hors la vie. Je ne me hasardais pourtant qu’avec précaution, pendant la nuit, à tendre mes filets dans la mer qui passait derrière notre solitude ; et je trouvais autour de nous des fruits qui remplaçaient l’eau douce dont nous étions quelquefois privés.

Un soir, revenant chargé de provisions, j’entendis une voix nouvelle dans la cabane de feuilles que j’avais construite pour Narcisse ; cette voix douce et faible était la vôtre, petite Sarah, et je vis dans les yeux de votre mère le seul rayon de joie qui ait passé en elle depuis le départ de mon maître. Elle sembla se ranimer aux soins qu’elle prit de vous, et s’oublier longtemps à contempler sa fille. Mais la mort la regardait, cette belle Narcisse, quoiqu’elle voulût la tromper alors par amour pour vous. La mort ne voulait plus se détourner d’elle et faisait tous les jours un pas pour l’atteindre. Ma jeune maitresse la voyait devant elle sous l’ombre des arbres et des rochers noirs qui nous entouraient ; quelquefois sa main languissante me faisait signe d’y regarder ; moi, je ne voyais que l’ombre, les rochers et les arbres. Alors ses tristes regards retombaient sur vous, et s’y attachaient. Vous jouiez près d’elle quand elle vous disait adieu !

« Le soleil va s’éteindre, me dit-elle un soir, porte-moi sous ses derniers rayons ! » je l’y portai. Sa tête pesante se releva ; son corps, anéanti la veille, semblait échapper à mes bras qui l’entouraient ; un sourire courut sur ses lèvres entr’ouvertes ; ce sourire m’arracha le cœur, parce que je voyais bien que c’était le dernier. Son ame, alors tranquille comme le jour qui finissait se réunit à sa mourante lumière ; ses yeux s’agrandirent en brillant d’une vive lueur ; tout à coup cette lueur s’éteignit ; je cachai ma tête dans la poussière…… »

» Un cri sortit du sein de Sarah. Le pauvre Arsène s’interrompit quelques instans parce qu’un souvenir déchirant l’empêchait de poursuivre ; ils pleurèrent. Mais le nègre, songeant tout à coup que Sylvain pouvait les surprendre avec l’aurore, et qu’elle se montrait, sortit de sa hutte pour s’assurer que personne n’était encore levé dans l’habitation ; il y reconduisit Sarah en promettant de lui dire, dès qu’ils pourraient se parler, tout ce qu’il avait encore à lui apprendre sur elle-même et sur un projet qu’il roulait dans sa tête depuis longtemps. Sarah, lasse et accablée, s’endormit à l’heure où elle s’éveillait chaque jour, et retrouva dans le sommeil toutes les images qu’Arsène venait de faire passer devant son ame.


XXXII

Un projet d’Arsène.


» Tout avait changé dans cette demeure autrefois si paisible. Son calme n’était plus qu’apparent ; le silence y cachait le trouble, les soupçons et la crainte. Edwin, que son père ne quittait plus, attachait sur Sarah des regards si douloureux, si pénétrans, qu’elle ne pouvait les soutenir. Quand ils se parlaient, leurs voix étaient si tendres qu’il semblait que leur ame venait de se dévoiler toute entière, et des paroles, indifférentes pour les autres, devenaient un échange des plus tristes aveux. M. Primrose voyait tout, et hâtait de tout son pouvoir une séparation qu’il redoutait pourtant ; mais, fidèle à la promesse que son fils avait obtenue de lui, il songeait à la remplir sans en prévoir encore le moyen. Emmener Sarah lui paraissait impossible pour le repos de tous ; la laisser dans l’île, sans état, sans appui, n’était à ses yeux qu’une action barbare qui révoltait sa raison : ainsi tous trois se taisaient et consumaient les jours dans une égale incertitude.

» L’intendant, dont l’impatience ne pouvait s’asservir longtemps à la même contrainte, observait son maître avec une sombre inquiétude. Plein d’un brusque chagrin, qu’il ne cachait qu’avec peine, il vint un jour réclamer l’entretien dont son sort allait dépendre. M. Primrose, en le lui accordant, était loin de croire que le sien même y fût attaché. Sarah, qui le vit s’éloigner en dirigeant sur elle un regard où son devoir était écrit, se leva pour obéir à cet ordre muet. Seule un moment avec Edwin, elle ne sentit pas comme lui le ravissement qu’il en éprouvait. Elle se retirait, les yeux baissés, la démarche chancelante, lorsqu’Edwin, se plaçant vivement devant elle, l’arrêta et lui dit :

» — Te voilà donc, Sarah ! laisse-moi te regarder ! il y a longtemps que je ne t’ai vue !

» Sarah, détournant la tête, ne pouvait et ne voulait pas lui répondre.

» — Que crains-tu, poursuivit-il en cherchant ses regards ? il n’y a personne ici.

» — Dieu nous voit, lui dit-elle, laisse-moi m’en aller.

» — Non, non ! j’ai mille choses à t’apprendre : Sylvain t’a trompée, tu n’es pas…, oh ! non, tu n’es pas esclave ; de qui pourrais-tu l’être ? tu seras libre, entends-tu libre ? de refuser tous les époux qui s’offriront à toi. Les haïras-tu, Sarah ? les refuseras-tu ?

» Elle leva les yeux alors ; ils portèrent sa réponse dans le cœur d’Edwin, qui, revenant à sa douleur, lui révéla toute leur infortune et leur séparation prochaine.

» — Je sais tout, répondit-elle poussant d’une main faible, laisse-moi m’en aller.

» — Si tu savais tout, Sarah, si tu savais combien je suis malheureux, pourrais-tu de toi-même t’éloigner de moi, de moi qui t’aime et qui meurs de t’aimer ?

» — Je ne l’ai pas entendu ! s’écria Sarah, je ne t’ai pas écouté, tu ne m’as rien dit, nous n’avons pas désobéi à ton père ; laisse-moi m’en aller !

» Ce fut sans doute avec un affreux effort qu’elle s’enfuit en cet instant, car elle aimait beaucoup Edwin ; et quitter ce qu’on aime quand il pleure, sans oser pleurer avec lui, est peut-être plus difficile que de mourir. Mais son devoir, mais l’exemple de sa mère, lui donnaient la force d’affliger Edwin en s’arrachant le cœur. M. Primrose, qui l’entendit passer dans la galerie, entr’ouvrit sa porte ; et, voyant que son fils se disposait à la suivre, lui ordonna sévèrement de l’attendre où il l’avait laissé.

» Edwin s’en retourna la mort dans le cœur, se croyant abandonné du ciel, puisqu’il l’était de Sarah ; n’osant accuser son père de cruauté, il proféra contre elle mille plaintes ; il osa même lui faire un crime d’être plus obéissante que lui.

» Sarah, tout en pleurs, rencontrant Arsène, lui fit signe de la suivre, et il entra dans sa chambre avec elle.

» Encore des larmes, dit le fidèle nègre, en la regardant d’un air pénétré. Oh ! méchant blanc ! ces larmes disent du mal de toi ! Il est temps, poursuivit-il, en fixant ses yeux à terre, il est temps de demander à Dieu de nouvelles grâces.

» Sarah, le voyant plongé dans une grave réflexion, l’interrogea sur ce qui l’occupait. « J’ai là bien des choses, dit-il, en montrant son cœur. » Il s’arrêta, craignant d’être entendu ; mais, voyant la porte fermée, il acheva d’instruire Sarah des événemens qu’elle avait voulu connaître.

» Resté seul avec vous dans notre solitude, je me trouvai si abattu, que je me crus au moment de suivre votre mère ; mais vous étiez là, petite maîtresse ; vous ne parliez pas encore ; mais vous pleuriez ; vous cherchiez des yeux cette mère que vous ne deviez plus revoir ; l’idée de vous quitter aussi me donna tant de peur que je vous emportai dans mes bras loin de cette cabane si triste alors ! En parcourant le bois, dont je n’osais pas encore sortir, où j’avançais toujours avec crainte, et toujours sans vous, je m’entendis un jour appeler par mon nom : c’était la première fois, depuis deux ans, qu’une voix d’homme frappait mon oreille, et je m’arrêtai saisi d’étonnement. Un vieux nègre marron sortit des halliers où je m’étais engagé, et je le reconnus pour l’esclave d’un voisin de mon vieux maitre. Comme il était presqu’aussi tremblant que moi-même, se croyant poursuivi, je me rassurai, et lui dis de ne rien craindre de moi. « Je ne crains rien de toi, me dit-il ; mais, entendant marcher dans les broussailles, je t’ai pris pour un blanc. »

» Il me raconta sa fuite et ce qui l’avait causée, se trouvant si heureux dans ce bois, qu’il était résolu d’y mourir plutôt que de retourner au pouvoir des blancs. Je lui dis la même chose ; et j’appris de lui que rien n’avait changé depuis notre départ. » On a pensé, dit-il, que Narcisse, qui allait tous les soirs sur un rocher, s’était jetée dans la mer ; quelques-uns disaient même l’y avoir vu tomber ; les autres répondaient : C’est dommage ! Pour toi, Arsène, les nègres enviaient ton sort ; mais nous disions : Il devait venir se réjouir avec nous avant de quitter l’île. Non, ajoutaient d’autres, il n’aurait pu se réjouir, car nous aurions pleuré de le voir libre.

» Voilà tout ce qui s’est passé alors, ajouta ce pauvre noir. Je fus content de l’avoir rencontré. Nous nous dîmes adieu ; moi, je courus vous rejoindre où je vous avais laissée endormie, car je tremblais qu’en vous éveillant vos cris ne fussent entendus de l’esclave marron, qui pouvait se lasser bientôt de vivre ainsi tout seul, et retourner à l’habitation, comme je l’avais vu quelquefois faire à d’autres nègres. Ma résolution fut prise au moment même. Je retournai à cette cabane que j’avais abandonnée ; j’y pris tout ce qui pouvait vous servir ; j’entassai dans ma pirogue les provisions qu’elle put contenir : des poissons séchés, des racines et des fruits ; ensuite je me confiai avec vous à la Providence. Après quelques jours de voyage, dont j’ignorais encore le but et la durée, nous abordâmes au pied de cette montagne, où Dieu nous protège et nous cache depuis douze ans. En montrant à M. Primrose un écrit de mon maitre, qui me rendait libre d’appartenir à tout autre, je lui dis que je le confiais à lui seul au monde, ainsi que vous, pauvre orpheline blanche, qui n’aviez plus que moi pour appui. Il promit de vous en servir lui-même. Cette hospitalité qu’il vous donne encore est trop peu payée sans doute par mon travail et ma liberté, mais je n’avais pas autre chose à offrir.

» Voyez maintenant si vous êtes esclave ! si les durs traitemens que j’ai souvent endurés de Sylvain peuvent jamais s’étendre sur l’enfant de Narcisse ? Croyez-moi : sans la crainte de vous voir tomber dans les mains de celui qui l’a fait mourir si jeune et si belle, je dirais tout ; mais elle m’a fait jurer de ne vous rendre qu’à mon malheureux maître, s’il revient un jour la chercher. Il reviendra, petite Sarah ; vous connaîtrez votre père ; vous serez heureuse, je l’ai rêvé ; mais, ajouta-t-il mystérieusement, quelque chose qui arrive, priez pour moi, et n’oubliez jamais que vous êtes libre.

» Sarah ne put lui répondre ; ils entendirent Sylvain passer près de la porte en grondant. Dès qu’il fut loin, Arsène se jeta dans le corridor et courut se mêler aux nègres qui revenaient des plantations.


CHAPITRE XXIII.

Une trahison.


» Sylvain, furieux, quittait alors son maître. Insensible, en apparence, au refus qu’il venait d’essuyer, il l’emportait dans son cœur comme une offense inguérissable, et, sans avoir combattu ni approuvé d’un mot les sages discours dont M. Primrose avait accompagné ce refus, il s’affermit en lui-même dans la résolution de se venger par la ruine de l’honnête homme. Le moyen s’en offrait si naturellement qu’il se crut servi par la justice du sort.

» M. Primrose, ayant enfin fixé son départ prochain pour l’Angleterre, se décidait à faire vendre ses propriétés dans l’île. Sylvain, qui se flattait d’en rester le régisseur unique, reçut d’abord cette nouvelle comme la plus funeste, car elle semblait détruire toutes ses espérances à la fois. La réflexion changea promptement sa colère en joie ; car il ne laissa plus sa fortune au hasard, et ne la fit dépendre désormais que de sa volonté. Décidé à fuir dès qu’il aurait recueilli le produit d’une vente si considérable, il y mit tant d’ardeur et d’activité, qu’en peu de jours les biens et l’habitation de M. Primrose, situés dans la plus belle partie de l’île, trouvèrent un nouveau maître.

» Le hasard fatal, qui favorisait en tout ce serviteur infidèle, amena de Sainte Marie un riche Suédois revenant avec sa famille se fixer dans notre colonie. Ce fut à lui que Sylvain s’adressa de préférence. Il le trouva si bien disposé à seconder ses vues, par l’impatience qu’il avait lui-même d’acquérir, qu’en peu de jours il n’y eut plus qu’à échanger les terres, les esclaves et les contrats pour de l’or.

» Cette opération importante et rapide fut réglée sous les yeux de M. Primrose. Celui qui devait dans peu lui succéder, ayant laissé sa famille et sa fortune à Sainte-Marie, île voisine de la nôtre, fut forcé d’y retourner aussitôt, devant y rester quelques mois encore. Sylvain l’avertit de leur départ prochain pour l’Angleterre ; s’offrit, afin d’éviter tout retard nuisible aux projets de son maître, de se rendre lui-même à Sainte-Marie, chargé du contrat d’acquisition et des pouvoirs de son maitre. M. Primrose les lui donna tous, et le misérable partit pour ne plus revenir.

» M. Primrose dont toutes les pensées se concentraient sur son fils, avait cru devoir saisir cette occasion de l’éloigner de Sarah. Sylvain seul en était confident ; et, quoique cette résolution l’eût d’abord irrité, comme un obstacle à son noir projet, il l’applaudit des lèvres pour ne mêler aucun soupçon à l’imprudente sécurité de son maître. Il prit d’ailleurs si bien ses mesures, que la présence même de M. Primrose n’aurait pu les traverser.

» Mais, qui pourrait rendre le saisissement d’Edwin, lorsque son père lui-même vint l’éveiller au moment du départ. La présence de Sylvain, celle du Suédois, qui venait prendre congé de M. Primrose, et plus encore la surprise, enchaînaient sa langue. Il regardait tout le monde avec égarement.

» — Pour quelques jours seulement, mon fils, lui dit M. Primrose, en se penchant sur lui.

» — Vous m’éloignez de vous, mon père ! dit Edwin à voix basse ; et puis, vous m’emmenerez à mon retour : je sentirai donc deux fois ce que j’éprouve !

» — Patience, Edwin, lui répondit son père : ne m’alarmez pas sur votre courage ; vous me feriez trembler sur le mien.

» Edwin garda le silence, vaincu par un reproche si tendre ; sa pâleur fut la seule plainte qui osât répondre à un tel père.

Mais, hélas ! que dit-il à Sarah, quand il la vit à sa fenêtre sous laquelle il passait pour descendre au port ? il s’arrêta au milieu de ceux qui l’emmenaient ; et, pressant fortement le bras de Sylvain, qu’il força de s’arrêter aussi :

» — Regarde-la, dit-il ; est-ce là une esclave !

» Il courut alors, sans attendre de réponse, se mettre à genoux devant Sarah qui, tremblante, ne savait si elle devait rester ou fuir.

» — Ne fuis pas, Sarah, lui cria-t-il, tu vois bien que c’est moi qui obéis à mon père. Je te pardonne de m’avoir quitté l’autre jour : tu as dû bien souffrir ! Mon père, ajouta-t-il, avec l’autorité de la prière, ordonnez-lui donc de me dire adieu !

» — Adieu, Edwin ! répondit-elle d’une voix faible.

» Ses yeux, qui se couvrirent d’un voile, ne retrouvèrent plus Edwin sur la montagne, quand ils se rouvrirent pour le revoir encore. Appuyée contre la fenêtre, comme une jeune liane qui cherche un appui, elle ne bougeait plus. Toute son ame avait cédé sous le coup qui l’accablait. Edwin était déjà pour elle dans l’éloignement, sur les mers, en Europe.

» — Voilà donc, pensa-t-elle, comme ils ont emmené mon père ! Arsène, tu me l’as bien raconté. Voyez, ma mère, voyez-moi : n’est-ce pas ainsi que vous étiez alors ? n’est-ce pas la douleur que je sens qui vous a fait mourir, mourir sans regret, puisque cette douleur finit avec la vie, et qu’on ne l’emporte pas au ciel où vous êtes ? Que vous êtes bien, ma mère ! ne oh ! m’appelez-vous pas ?…

» Elle était encore à la même place, quand M. Primrose repassa devant elle. Il semblait rêveur ; elle le crut irrité. Il ne l’était pas ; car, dans le courant du jour, il la vit avec tant de pitié dévorer ses larmes, s’efforcer de lire un livre qu’elle tenait ouvert sans y rien voir, qu’il donna en sa présence, afin qu’elle fût consolée, l’ordre de tout remettre en place dans l’appartement d’Edwin qui devait être de retour avant peu. Il entendit tomber le livre de Sarah ; et, se retournant vers elle, il la vit les mains jointes et les yeux attachés sur lui. Elle ne parlait pas ; mais tout répondait en elle : Vous me rendez la vie !

» — Qu’est-ce que la vie sans le bonheur ! pensa M. Primrose, en s’éloignant. Pauvre Sarah ! si soumise et si tendre ! ô ma chère famille ; ô serment fait à toi, ma mourante Jenny ! je veux vous obéir ; mais j’ai dit, je dirai encore : « Pauvre Sarah ! »

» Eh ! comment la plaignait-il en la quittant si heureuse ? Assise encore, sans voix, sans forces pour soutenir cette nouvelle, ce rappel à l’existence, son corps était immobile, mais son sang circulait autour de son cœur, et le baignait de joie. Elle n’essaya de se lever enfin que pour aller regarder la mer du haut de la montagne.

» — Par là, dit-elle, il reviendra ; je le verrai encore ! et dans peu, et bientôt ! je ne mourrai donc pas. Non, ma mère, je ne veux plus mourir : il reviendra ! son père a dit : avant peu ; c’est demain… c’est ce soir ! » Et le cherchant déjà des yeux, elle croyait le voir sous les tamarins, qu’un vent d’orage faisait ployer dans le sable du rocher.

» Le lendemain fut béni du même ravissement.

» Elle se sentait aimée de tous les anges, elle attendait ! »

Trois jours s’écoulèrent encore ; et, par degrés, cette attente si douce devint un tourment amer. Si tous les plaisirs de cette vie sont plus passagers qu’elle, celui-là, dit-on, change le plus vite de nature : d’abord il satisfait l’ame comme le bonheur qu’il promet ; bientôt il importune tendrement le cœur ; puis, devient enfin cette inquiétude brûlante dont Sarah se sentait dévorée. Des craintes sinistres s’y mêlèrent lorsque l’ouragan, qui ne faisait que menacer la veille, effraya tout à coup l’île entière par sa violence et ses dévastations, le jour fut enveloppé de ténèbres. Les arbres brisés, les pirogues et les cabanes de nègres emportées par la mer battant les rochers, furieuse de ne pouvoir les dissoudre, les cris des esclaves sur la grève, se transmettant les ordres de leurs maitres ; l’agitation du port où quelques bâtimens essayaient vainement d’entrer, tout cela, que l’on voyait de la montagne, jetait la terreur dans l’ame ; et Sarah levait au ciel ses mains suppliantes, n’ayant jamais si bien senti l’horreur et la pitié qu’inspire l’approche d’un naufrage.

Ce n’était pas pourtant la première fois qu’elle voyait cette colère de la nature, car elle revient presque chaque année désoler notre île paisible. Ici la saison appelée l’hivernage, comme elle est la plus brûlante, est aussi la plus désastreuse. On dirait le rêve du déluge : La colonie ressent alors des secousses de tremblement de terre si terribles que la plupart de nos maisons en sont renversées. Deux fois, depuis que je suis née, j’ai vu la nôtre détruite ainsi. Une de nos calamités la plus redoutable est la sécheresse, qui se prolonge quelquefois deux ou trois mois entiers ; nous ne buvons que l’eau du ciel, recueillie avec soin dans les citernes : mais les citernes s’épuisent quelquefois avant qu’une pluie, plus précieuse pour nous que l’or, vienne calmer la crainte et souvent le tourment de la soif elle-même. Nos fruits nous soulagent sans doute, mais ils deviennent à leur tour fort rares par les ravages des vents qui dessèchent et arrachent tout dans cette saison turbulente.

Sarah, dont l’ame était aussi agitée que les flots qu’elle voyait rouler au loin, retenait ses soupirs et jusqu’à son souffle, de peur qu’il n’exhalât le nom d’Edwin. Mais la terreur peinte sur son visage ne pouvait échapper au bon M. Primrose, qui, jugeant, au mouvement de ses lèvres, qu’elle priait tout bas, s’approcha d’elle et lui dit :

» — Priez, Sarah, pour ceux qui sont en danger. Mon fils, au moins, n’a rien à craindre ; son court voyage demandait à peine deux jours ; il est donc en sûreté depuis hier matin. Regardez-moi ; vous voyez qu’Edwin est en sûreté, car vous voyez que je suis moins troublé que vous.

» — Que Dieu bénisse tant de pitié ! dit Sarah ; et ses larmes, qu’elle avait retenues, coulèrent en abondance. « Oh ! comme je prierai pour vous, reprit-elle quand je vous saurai sur cette mer effrayante ! car bientôt, n’est-ce pas, vous y serez avec Edwin ? et moi, je resterai, je regarderai, je prierai ; moi, je n’aurai plus qu’à prier pour vous et pour Edwin.

» Elle s’arrêta, comme effrayée de sa voix qui avait osé parler d’Edwin devant son père. M. Primrose, qui, les yeux humides, la regardait, lui dit avec douceur :

» Vous êtes très bonne, Sarah ! en vérité, vous êtes une fille très soumise.


XXXIV

Le naufragé.


» Quand elle fut retirée, le soir, dans sa chambre, une réflexion la saisit tout à coup. Elle n’avait pas vu de tout le jour Arsène aller et venir dans l’habitation. Ses dernières paroles, quand il l’avait quittée, revinrent confusément dans sa mémoire ; elle fut tentée de l’appeler ; une crainte secrète l’arrêta. Le calme avait succédé dans l’île à la confusion de la journée. Un profond silence régnait autour d’elle ; mais son inquiétude en éloignait le sommeil. Pour la seconde fois timide et hardie, elle se dirigea seule vers la cabane d’Arsène, qu’elle trouva renversée par l’ouragan du matin ; Arsène n’y était pas. Elle appela doucement, à plusieurs reprises, et n’entendit que les gémissemens des ramiers sauvages, ou les cris aigres de quelques oiseaux de mer. Elle s’affermit dans l’idée que le courageux Arsène avait profité du départ de Sylvain pour hasarder le projet qu’il lui avait à moitié confié. Afin de s’en mieux assurer, comme la lune répandait un peu de lumière, elle descendit entre deux rochers, sachant qu’Arsène y avait mis sa pirogue à l’abri de tous les mauvais temps ; elle ne la trouva pas non plus : alors elle vit bien que son fidèle nègre était parti. N’en pouvant plus douter, elle sentit un grand chagrin de cette nouvelle preuve du dévouement d’Arsène. Il lui semblait qu’elle demeurat plus abandonnée, plus menacée de tous les malheurs. Néanmoins, se flattant encore qu’il pourrait être aux alentours elle répéta plusieurs fois : Arsène ! Arsène ! et enfin elle crut entendre la voix du nègre lui répondre ; puis pensa que c’était l’écho, car cette voix était faible comme la sienne. Ayant cessé d’appeler, et ce murmure recommençant encore, elle avança craintivement jusqu’au pied des falaises d’où il paraissait sortir ; alors elle vit distinctement un enfant noir agenouillé près d’un homme étendu sur le morne déjà sec. L’effroi la fit d’abord reculer ; mais l’idée que ce pouvait être quelque malheureux qui avait besoin de secours l’enhardit jusqu’à demander :

» — Qui est là-bas ?

» — Moi ! répondit le petit nègre.

» — Qui es-tu, toi ?

» — Dominique, petit nègre, répartit l’enfant ; et là un blanc, mon maître, qui dort depuis bien longtemps. N’ayez pas peur, la dame ; il est bon, mon maître, et moi, je suis le petit Dominique.

» Elle s’approcha davantage ; puis, se penchant pour regarder de plus près l’homme blanc qui ne s’éveillait pas, elle le jugea évanoui, quoique l’enfant dit qu’il dormait.

» — Oh ! depuis quand dort-il, je te prie, et d’où venez-vous tous deux ?

» — De la mer. Nous y sommes tombés pour gagner terre à la nage, parce que notre navire était cassé. Le flot nous a jetés là : j’y suis demeuré aussi tout endormi par la chûte et la fatigue ; mais mon maitre ne se réveille pas, lui ! je l’appelle pourtant bien fort, et j’attends qu’il réponde.

» — Puisse-t-il t’entendre ! dit Sarah, en soulevant sur ses genoux la tête échevelée du naufragé ; je tremble qu’il ne soit… Il a froid ! Souffle ton haleine dans ses mains et dans sa poitrine. Ciel ! si nous pouvions le réveiller !

» Le souffle et les caresses du petit nègre, qui s’agitait pour le réchauffer, rendirent enfin à son maître le sentiment qu’il avait perdu. Il ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, comme épuisé de ce premier effort. Sarah, palpitante d’espérance, dit à l’enfant nègre de l’attendre et qu’elle allait chercher du secours. Pitié ! pitié ! cria l’enfant qui la vit fuir. En effet, la pitié lui donnait des ailes, et toute l’habitation fut éveillée en peu d’instans.

» M. Primrose, averti qu’elle avait entendu des plaintes au bas des rocs, se leva promptement, fit allumer des flambeaux, se munit de hamacs, et plusieurs esclaves descendirent avec lui vers l’endroit où Sarah les guidait. On y trouva ceux qu’elle venait d’y voir. L’infortuné, qui ne pouvait se soutenir, quoiqu’il soulevât de temps en temps ses paupières, fut emporté dans la maison, où les secours qu’il reçut le rendirent en peu d’heures à la vie.

» M. Primrose, remercia tendrement Sarah de l’avoir éveillé pour une telle cause, et l’envoya se reposer, tandis qu’il veillerait encore ; mais comment dormir, occupée tour à tour d’Edwin, de celui qu’elle avait sauvé, de son pauvre Arsène absent, exposé peut-être, le jour même, aux mêmes dangers pour elle ! Plusieurs fois dans la nuit, elle se leva pour interroger les noirs qui veillaient avec leur maître ; tous lui dirent que l’étranger reposait tranquillement. Mais Arsène n’était pas au milieu d’eux.

» Le lendemain, M. Primrose reçut les témoignages de la reconnaissance de celui qu’il avait secouru. La civilité de ses manières, son air noble et pénétré doubla sa joie d’avoir pu lui être utile.

» — J’ai cru voir une femme dans ceux qui m’entouraient hier, dit l’étranger ?

» — Oui ! oui, cria le petit noir, du coin où on l’avait couché ; une blanche, belle comme un zombi blanc !

» De là vint que les nègres qui l’entendirent, lui gardèrent toujours ce nom.

» — C’est une jeune fille de ma maison, répondit M. Primrose, qui la première avait entendu des plaintes.

» — Ah ! une jeune fille ! ah ! c’est une jeune fille, répéta l’étranger en passant la main sur son front, comme s’il cherchait à se la rappeler. Vous appartient-elle, monsieur ? je voudrais aussi la remercier.

» — Elle est ici ; vous l’allez voir tout à l’heure. Dieu, qui voulait s’en servir pour vous sauver, la tenait éveillée tandis que nous dormions tous : c’est une enfant dont l’ame est très sensible.

» — Une enfant ! répéta encore l’étranger. J’avais vu… j’avais cru voir une femme… j’étais troublé.

» Quand Sarah parut devant lui, il la regarda longtemps avec une étrange préoccupation.

» — Je vous dois beaucoup, lui dit-il ; je vous dois la vie, et plus peut-être : un moment de bonheur. Que le ciel veille sur vous, mademoiselle, et vous comble des grâces qu’il accorde rarement aux êtres qui vous ressemblent ! Votre heureux père dit que vous êtes sensible, et je viens de l’éprouver.

» Sarah leva timidement les yeux sur M. Primrose. Ce nom de père, qu’il ne démentait pas, l’avait fait frissonner et rougir à la fois.

» Quelques jours se passèrent sans que l’étranger pût quitter sa chambre. Il était silencieux, ne détournait qu’à peine ses regards de Sarah, et soupirait souvent.

» — M. Primrose, qui le jugeait atteint des peines de l’ame, se sentait entraîné vers lui par un attrait puissant. Quelques discours, vagues pour tout autre, l’instruisirent bientôt qu’un profond chagrin noircissait l’existence de son nouvel ami ; car, sans lui donner tout haut ce titre, c’était ainsi qu’il le nommait quand il en parlait avec lui-même. Quoiqu’il sentit le désir de le mieux connaître, il n’avait encore mêlé aucune question aux soins qu’il lui prodiguait. Seulement, il savait déjà que depuis deux ans il avait été rappelé à la Dominique par la mort de son père, et que toute sa jeunesse s’était écoulée en Europe.

» — Mon père, avait ajouté le voyageur, ne m’a laissé que de l’or. Mes plus chères espérances sont mortes ; je puis les racheter avec tout l’or de mon père. Depuis deux ans, je promène ainsi ma vie, qui n’est utile à personne, sans autre but que de m’en distraire, et d’échapper à d’amers souvenirs.

» Ce peu de paroles avait suffi pour disposer M. Primrose à plaindre un sort qui paraissait ressembler au sien.

» La fuite d’Arsène, dont il venait d’être instruit, l’affligea. Il regarda le pauvre noir comme un ingrat, car il l’avait toujours traité avec bonté, sans soupçonner les secrètes rigueurs de son intendant. Il fit appeler Sarah pour l’interroger sur cette fuite étrange, et Sarah répondit qu’en vérité elle ne savait ce qu’il était devenu, mais qu’elle éprouvait pour lui beaucoup d’inquiétude et de chagrin.

» — S’il voulait me quitter, dit M. Primrose, que ne le demandait-il ? je l’aurais laissé partir. Vous pouvez vous assurer vous-même que je ne le considérais pas comme un esclave, et qu’il n’est pas au nombre de ceux que j’ai vendus avec mes biens. J’ai voulu qu’il fût libre comme il l’était en arrivant chez moi, lorsqu’il y vint avec vous.

» Il lui remit en même temps un papier dans les mains.

» Sarah, interdite, ne savait que répondre en parcourant des yeux les noms des noirs vendus par Sylvain.

» — Voici le nom d’Arsène, dit-elle, il est avec les esclaves.

» — Sur mon ame, dit M. Primrose étonné, Sylvain ne m’a point obéi, car je le lui avais défendu. J’aurais réparé cette faute, peut-être involontaire. Mais le pauvre Arsène s’est affranchi lui-même ; il l’était par ma parole ; je ne le poursuivrai pas d’un seul reproche ; nous n’en parlerons plus.


XXXV

Une trahison.


» Déjà depuis deux jours M. Primrose attendait Edwin ; déjà il dirigeait avec quelqu’impatience sa longue vue du côté de la mer où il devait paraître, lorsqu’il crut découvrir une voile à l’horison. Sarah, qui l’observait, le lut dans ses traits qu’elle vit s’épanouir. Dès qu’il eut quitté la fenêtre, elle y courut elle-même, et n’eut besoin que de son cœur pour découvrir la voile du léger navire d’Edwin, que bientôt elle crut reconnaître lui-même et voir au loin lui tendre les bras.

» L’étranger, qui jusqu’à ce moment avait vu Sarah pâle et pensive, fut frappé de l’éclat de ses yeux et de la vive rougeur de son teint, lorsqu’elle entra dans sa chambre, où était M. Primrose, en criant :

» — C’est lui ! je l’ai reconnu ; il est tout près ; il touche au port. Oh ! je l’ai reconnu.

» Il pensa qu’elle aimait beaucoup son frère, et ils retournèrent tous à la fenêtre, où, malgré le secours de la longue vue, M. Primrose ne put distinguer son fils.

» Comme il se disposait à courir au rivage, l’étranger, qui voulait y descendre avec lui, voyant que Sarah balançait à les suivre, lui prit la main pour la conduire au-devant d’un frère qu’elle paraissait tant chérir. M. Primrose, qui marchait toujours ne l’avait pas défendu, et Sarah se laissa conduire sans répondre et sans résistance.

» Ils n’étaient pas au tiers de la montagne quand ils virent accourir Edwin, qui, se jetant, pâle et sans haleine, dans les bras de son père, ne put proférer que ces paroles :

» — Où est Sarah ?

» — Mon fils ! lui dit-il, votre seconde pensée sera du moins pour moi !

» — Ma vie pour vous, mon père ; mais ma terreur pour elle.

» — Quoi ! quelle terreur, cher Edwin ? ne la voyez-vous pas descendre au-devant de vous ?

» — Ah ! oui, je la vois ! s’écria-t-il en lui tendant les mains ; puis retombant dans les bras de son père, qui, surpris d’un tel désordre, allait le lui reprocher, Edwin reprit vivement :

» — Pourquoi Sylvain a-t-il quitté Sainte-Marie sans moi ? aviez-vous ordonné qu’il m’y laissât, mon père ? comment trompiez-vous mon obéissance, au moment où j’y cédais avec tant de respect ?

» — Je ne vous entends pas, mon fils ; où est Sylvain ?

» — Ici, sans doute, répondit Edwin avec plus de frayeur.

» — Il n’est pas ici, dit M. Primerose.

» — Pas ici ! pas à Sainte-Marie ! il a donc fui, le scélérat !

» — Ne dites pas ce mot, Edwin ! s’il est injuste, comment le réparerez-vous ? votre pitié devient-elle furieuse !

» — Malédiction sur ce monstre qui t’a trompé, mon père ! Il a fui, te dis-je ; il a quitté l’île pendant la nuit, emportant avec lui ta fortune. Voilà ma haine et les craintes du Suédois justifiées.

» M. Primrose, toujours maître de lui, quoiqu’il fût saisi d’un horrible soupçon, entraîna son fils avec empressement, pour éclaircir sans témoins cet effrayant mystère.

» L’étranger, qui ne concevait rien aux exclamations du fils et au trouble du père, n’osant se mêler à la scène de désolation qu’il prévoyait, rentra chez lui presque aussi inquiet que ces trois infortunés.

» Les éclaircissemens ne confirmèrent que trop les alarmes.

» — À peine le perfide intendant s’était-il vu possesseur du trésor qui lui était confié, que, sous le prétexte d’aller avertir de leur retour à Saint-Barthélemy le capitaine qui les avait amenés, il disparut avec le bâtiment, dont le patron était sans doute le complice de sa trahison. Il avait choisi l’heure où tout le monde dormait encore. « Et moi, poursuivit Edwin, qui l’attendais avec confiance, éveillé toute la nuit par l’idée de te revoir, j’appelais ce jour funeste comme l’un des plus beaux de ma vie. Juge de mon impatience, quand la matinée s’écoula sans ramener Sylvain ! Cédant à mon agitation, je courus vers la rade, où mes yeux effrayés cherchèrent en vain le navire qui nous y attendait la veille. Ma première pensée ( coupable pensée ! ) fut que ce traître m’abandonnait la par ton ordre jusqu’au moment où, seul et sans Sarah, tu viendrais m’y reprendre. Je demeurai suffoqué de douleur, et détestant ( pardonne-le moi, mon père ! ) ma confiance dans tes paroles. Je regagnai la maison du Suédois, ne doutant pas qu’il ne fût instruit de tes desseins. La confusion de mes idées me permit à peine de lui raconter cette disparition subite de mon guide, et le chagrin dont j’étais pénétré. Mais, au lieu de me dire, comme je m’y attendais, qu’il était averti par toi, sa surprise fut égale à la mienne, et je devinai promptement à ses discours que sa méfiance s’éveillait sur des craintes, mon Dieu ! plus réelles pour toi-même, et que je rejetai d’abord avec horreur. Les miennes se portaient toutes vers Sarah, que je supposais en butte aux persécutions de cet homme affreux. Ne pouvant d’ailleurs recueillir aucun autre indice sur cette inexplicable fuite, je partis le jour même, aidé du Suédois, qui tremble en ce moment pour nous, et déplore notre confiance, dont tu seras la plus chère, la plus respectable victime.

» M. Primrose qui avait écouté ces tristes détails, tomba sur sa chaise, comme un homme frappé de mort, dès qu’Edwin eut cessé de parler.

» Son Edwin, son unique enfant, était donc dépouillé de leur héritage, et l’était par la faute de son père ! Le désespoir dans les yeux, il avança vers lui ses mains convulsives, et ne put que lui dire :

» — Pardonnez-moi, mon cher fils !

» Les sanglots d’Edwin, ses tendres étreintes, les baisers dont il couvrait le front glacé de son père, ne l’arrachaient pas au profond accablement où il était tombé.

» — Mon père ! lui répétait Edwin, mon adorable père ! revenez à vous ; je suis à vos pieds. Si vous voulez que j’y meure de votre tristesse, qui vous consolera ? Écoutez ! vous n’avez pas tout perdu : me voici ; je travaillerai, mon père ! mes forces, mon âge, ma vie, tout est à toi ; mais si tu m’aimes, parle-moi ; ne fixe pas sur moi ce regard qui brise mon ame et mon courage !

» M. Primrose, sans lui répondre, jeta ses bras au cou d’Edwin, qu’il pressa sur sa poitrine avec de sourds gémissemens.

» Sarah n’avait rien dit. Sarah n’avait mêlé ni ses larmes ni ses caresses aux consolations et aux caresses d’Edwin. Sarah, pâle et muette, était sortie précipitamment ; elle les avait laissés tous deux abîmés dans les bras l’un de l’autre.

» M. Primrose la chercha des yeux avec étonnement ; son ame, ulcérée par le trait de la plus noire ingratitude, ne put se défendre d’un sentiment amer en ne voyant plus Sarah.

» — Quoi, dit-il, elle s’éloigne dans un tel désastre, sans parler, sans un signe d’intérêt à notre sort ! Arsène déjà s’est enfui. O mon Edwin, continua-t-il avec un triste sourire, je ne suis aimé que de vous !

» — Mon père ! s’écria vivement Edwin, quelque part qu’elle soit, elle t’aime et elle pleure !


XXXVII

Sarah se fait esclave.


» Sarah ne pleurait pas. L’excès de la douleur arrêtait les larmes dans cette ame passionnée. Un vœu l’occupait tout entière. Ces mots d’Edwin : Je travaillerai, mon père ! avaient passé en elle pour lui révéler son devoir. Sans réflexion, sans conseil, sans guide que son amour pour le père d’Edwin, elle était sortie, entraînée par une inspiration soudaine, s’avançant vers la porte de l’étranger qui, plongé dans l’obscurité, pensait seul à ce qui se passait autour de lui. Il reconnut Sarah et tressaillit.

» — Monsieur, lui dit-elle, en s’approchant de lui d’un air timide et troublé, je viens vous demander…

» Elle s’arrêta, ne sachant plus comment exprimer sa pensée.

» — Quoi ? lui demanda-t-il d’une voix qui appelait la confiance.

» Après un moment d’hésitation, Sarah reprit en tremblant, mais avec une adorable candeur.

» — Monsieur, êtes-vous bien riche ?

» — Je le suis trop, répondit l’étranger, car mes richesses m’ont rendu malheureux.

» — Alors, poursuivit-elle, pouvez-vous, voulez-vous acheter une esclave, une pauvre fille abandonnée, une enfant perdue, qui vous servirait, vous donnerait sa vie, sa faible vie, pour sauver son bienfaiteur, trahi, dépouillé par un méchant ? Monsieur, c’est moi qui suis cette enfant, cette esclave à genoux devant vous ; je ne suis point la fille de celui qui vous a sauvé. Il vous a sauvé ! dit-elle d’un ton céleste : oh ! si vous êtes bien riche, achetez Sarah bien cher, et sauvez à votre tour M. Primrose, car il est le meilleur des hommes !

» Elle aurait parlé longtemps encore, avant que la surprise et l’émotion de celui qui l’écoutait lui eussent permis de l’interrompre. Cette jeune fille, agenouillée devant lui, sa douleur profonde, sa résolution, si peu d’accord en apparence avec l’élévation de son ame, mais si simple et, selon lui, sublime par son but, le tenaient dans un étonnement que Sarah prit pour un refus.

» — Elle cacha son front avec désespoir et dit : je serai donc encore repoussée, même comme esclave !

» — Non, s’écria l’étranger, non, vous n’êtes pas repoussée. C’est à présent que je vous remercie de m’avoir sauvé la vie ; elle n’est plus inutile aux autres, elle me devient supportable ; votre bienfait sera payé, s’il peut l’être. Oui, Sarah, je suis riche ( c’est la première fois que je le pardonne à mon père ; eh ! bien ! qu’il soit béni ! ) : oui, en vérité, je suis riche, s’écria-t-il avec joie, et dès ce moment vous l’êtes. Votre dévouement, Sarah, ne sera pas perdu ; il est beau comme vous-même. Pauvre M. Primrose, ajouta-t-il par réflexion, le plus grand de vos malheurs est de n’être pas le père d’une telle fille !

» — Il est le père d’Edwin, monsieur ! Edwin restera près de son père ; que peut-on regretter avec lui ! Moi, je vous suivrai, monsieur, je vous servirai, je le promets… Non, je ne pleurerai jamais de ne plus les voir !

» Et ses larmes coulèrent en abondance.

» — Et ce frère, belle Sarah ! celui du moins que j’ai cru tel, cet Edwin, si digne d’être aimé ; vous pourrez donc le quitter pour moi ?

» — Je devais le quitter bientôt, monsieur ; son père l’avait ordonné ; car je ne suis qu’une pauvre orpheline qu’il pouvait renvoyer. Cette séparation prochaine allait être la preuve de ma soumission ; grâce à vous, monsieur, elle le sera de ma reconnaissance : je la trouve plus facile à présent.

» — Et lui, Sarah, vous quittait-il sans peine ?

» — Sans peine ! s’écria la pauvre enfant, ah ! monsieur !… Mais, reprit-elle après un silence, je n’étais pas digne d’être la fille de M. Primrose ; puisque sans la tendre pitié qu’il eut de moi, je serais depuis longtemps ce que je vais devenir par ma volonté, et, je puis dire, avec joie.

» En effet, son ame se remplissait de cette joie profonde qui nait d’un grand sacrifice fait à ce qu’on aime.

» L’étranger, plus ému qu’il ne le témoignait, lui dit, en s’arrachant avec peine à cet entretien, qu’elle recevrait le lendemain le prix de sa liberté, consacré à M. Primrose.

» — C’est vous, Sarah, qui devez le lui offrir ; c’est de vous seule qu’il daignera peut-être le recevoir.

» Alors elle quitta celui qu’elle regardait déjà comme son maître ; et puis, avant de s’endormir, elle remercia Dieu du nom d’esclave qui lui avait inspiré tant d’horreur.

» Le lendemain, aux premiers rayons du jour, elle se leva : l’étranger l’ayant fait demander par le petit Dominique, et la voyant arriver presqu’aussitôt, lui remit, sans parler, une donation de la moitié des grandes richesses qu’il possédait, et qui balançait la perte des biens de M. Primrose. Sarah baissa les yeux en silence, tandis qu’il l’examinait avec l’intérêt le plus sérieux.

» — Vous ne lisez donc pas, lui dit-il cet acte qui vous lie à moi pour toujours ? puisse-t-il m’acquitter envers vous, comme il vous’acquitte envers M. Primrose.

» — Elle baisa l’acte avec respect. Ma vie ne vaut pas ce qu’elle vous coûte ! Oh ! monsieur, que vous êtes heureux, dit-elle d’un ton plein d’ame, vous donnez tout !

» — Et vous vous méconnaissez vous-même, lui répondit-il ; puissent les autres vous apprécier comme moi !

» Ils cherchèrent alors les moyens de forcer M. Primrose à ne pas rejeter ce don si pur ; l’inquiète Sarah ne voyait qu’un moyen ; c’était de partir avant qu’il en eût connaissance. Tous deux parlaient encore, incertains, quoiqu’agités de pensées différentes, lorsqu’Edwin entra précipitamment dans la chambre de son père, qui ne s’était pas couché de la nuit. Edwin, dont l’ame était de nouveau soulevée par un orage terrible, s’arrêta devant son père, qui le regardait avec épouvante, n’osant lui demander la cause du renversement de ses traits.

» — Enfin, lui dit-il, en rassemblant ses forces, que se passe-t-il de plus triste encore ? répondez, Edwin, quelle nouvelle ?

» — Affreuse nouvelle, répondit Edwin, dont tout le corps frémissait en parlant ; Sarah ! mon père, Sarah !……

» — Eh bien ! Sarah ! où est Sarah ?

» — Vendue ! vendue pour nous ! esclave ! et perdue à jamais pour moi !

» — Mon fils ! dit M. Primrose en pâlissant, ménagez-moi ! dites que je vous ai mal entendu, ou que notre malheur trouble votre raison !

» — Il a troublé la sienne, mon père ! elle s’est vendue pour nous rendre ce que Sylvain nous enlève ! elle a un maître ! s’écria-t-il, en tombant presque sans vie sur le lit de son père.

» — Où est Sarah ! qu’on appelle Sarah ! cria M. Primrose, aussi bouleversé que son fils. Sarah ! Sarah ! et le nom de Sarah retentit bientôt dans toute l’habitation alarmée.

» Sarah courut à cette voix puissante et chère, et voyant M. Primrose en désordre, hors de lui-même pour la première fois de sa vie, elle se laissa tomber sur ses genoux, criant : Grâce ! comme si elle eût été coupable.

» — Malheureuse enfant ! qu’as-tu fait ? lui dit M. Primrose d’une voix étouffée, sais-tu qu’on peut donner la mort à ceux qu’on aime en s’immolant pour eux ; qu’as tu fait ? explique le mystère qui va tuer mon fils. »

» Et Sarah effrayée cachait sa tête sous ses vêtemens.

» — Monsieur, lui cria l’étranger, attiré hors de sa chambre par le bruit qu’il entendait, au nom du ciel, écoutez-moi seul. Vous effrayez cet enfant ; regardez-la !

» — Bonne et tendre fille ! dit M. Primrose, en la soulevant de terre où elle restait anéantie, viens, que je te regarde ! Oui, poursuivit-il avec transport, que je regarde un ange puisqu’il y en a encore dans ce malheureux monde. Oh ! viens, mon enfant, car je t’aime comme Edwin, malgré le mal que tu lui fais. »

« Et, l’entraînant par le bras jusqu’auprès de son fils :

» — La voilà, Edwin, je vous la donne ; » et il la jeta doucement au jeune homme éperdu, dont les yeux se fermèrent en la recevant sur sa poitrine.

» — Monsieur, déclara-t-il alors d’un ton plus calme au voyageur, qui les regardait en silence, jugez si cette jeune fille est esclave, quand je la mets dans les bras de mon fils. Elle en devient maintenant inséparable comme de moi-même ; personne ne peut me disputer les droits de père que j’ai sur elle, j’en prends aujourd’hui le titre devant vous à la face du ciel.

» — Refuserez-vous alors, répondit l’étranger, en saisissant ses mains qu’il pressait ardemment dans les siennes, rejetterez-vous le saint témoignage de l’amour de votre fille ? car, dès ce moment, je jure, ainsi que vous, à la face du ciel, qu’elle est riche comme moi-même. En voici la preuve, ajouta-t-il, en prenant des mains de Sarah le papier qu’elle cachait en mourant de peur. Ce n’est pas un acte d’esclavage, Monsieur, c’est celui d’une reconnaissance légitime, puisque je savais, puisque j’augurais du moins que Sarah ne pouvait être esclave.

» Et devant elle-même, il raconta tout ce qu’elle avait dit et fait la veille. Les yeux de M. Primrose s’humectaient de tendresse, en regardant sa jeune pupille, dont la honte divine n’était pas moins touchante que l’ivresse dont rayonnait son fils.

» Dans ce premier moment de trouble, il avait oublié qu’il était ruiné ; Sarah l’occupait seule ; il se sentait heureux d’être, pour ainsi dire, forcé de ne la plus quitter. Sorti d’un combat qui avait coûté beaucoup à son cœur, il la remerciait intérieurement de la douce contrainte où il se trouvait d’oublier l’Angleterre et le brillant hymen projeté pour son fils, quand la vue de l’acte qu’il tenait encore fit évanouir cet éclair de joie, et lui rappela sa position tout entière. Le regard qu’il jeta sur Edwin peignait à la fois la gratitude de son ame et l’invincible fierté qui repoussait le bienfait. Edwin l’entendit. Par un mouvement involontaire, il s’éloigna de Sarah, et s’approcha tristement de M. Primrose, qui marchait à grands pas, la tête baissée sur sa poitrine.

» — Mon père, lui dit Edwin d’une voix basse et altérée, je n’aurai pas moins de courage que Sarah ; elle m’a appris à obéir. Ordonne de mon sort.

» — Mon cher enfant ! mon digne fils, lui répondit M. Primrose, en s’arrêtant, vous voulez donc répandre quelque baume sur une blessure profonde et sans doute mortelle ! vous m’accablez, mon Edwin, et je me sens mourir du remords qui crie au fond de ma conscience. Vous êtes tous généreux pour un homme, sur ma parole, moins prudent que cette jeune fille.

» — Monsieur ! interrompit Edwin, en s’adressant à l’étranger, l’erreur d’un honnête homme est-elle donc un crime ? un scélérat nous trompe, et c’est sa victime qui parle de remords ! défendez-le, je vous en prie, contre lui-même ; car, pour moi, je n’ai pas d’empire sur mon père ; je ne sais plus que lui dire, et je suis triste à la mort.

» — Votre père, répondit gravement l’étranger, est injuste envers lui par l’excès de son amour pour vous ; mais il ne peut persister dans un refus qui le rendrait parjure à lui-même. Il adoptait Sarah, il vous l’a donnée, solennellement donnée : refuser en ce moment la fortune qu’elle possède, c’est la rejeter de son sein ; c’est lui dire : Je préfère la mort à ton bonheur. Un tel choix est impossible ; l’orgueil de la vertu ne va pas si loin. Non, monsieur, vous ne serez pas cruel ; vous prendrez compassion de deux rares enfans que le ciel vous a donnés dans son amour ; et si la voix d’un homme malheureux a quelque empire sur votre ame, ajouta-t-il, en l’étreignant de toutes ses forces, je la joins à leurs pleurs ; je vous demande, par pitié, un beau jour dans cette vie que vous m’avez conservée.


XXXVIII

Le retour d’Arsène.


» Durant cet étrange débat, Arsène était entouré, embrassé, questionné à la porte de l’habitation. Il arrivait content ; il avait appris d’heureux changemens dans l’île de la Dominique, d’où il revenait pour excuser sa fuite, et pour consoler sa jeune maîtresse. Tous les nègres, qui l’aimaient, étaient venus au devant de lui en poussant des cris d’allégresse de le revoir. Après les premiers élans de leur amitié naïve, ils lui apprirent les malheurs de M. Primrose, et la méchanceté de Sylvain, qu’ils traitaient tous de mazulitapan, sorte d’anathème lancé par les pauvres esclaves contre leurs bourreaux.

Arsène fut affecté de ce récit ; mais rien ne peut exprimer la colère frénétique dont il fut saisi, en apprenant que Sarah s’était vendue la veille, et qu’elle allait partir. L’enfant noir l’avait entendu ; et, le cœur gros du chagrin de la belle Sarah, il était venu raconter aux nègres que le beau zombi blanc s’était fait esclave de son maître. Edwin l’avait également appris par lui — le matin même, et cette grande nouvelle était la conversation de tous les noirs attroupés, lorsqu’Arsène avait reparu au milieu d’eux. Le ciel et la terre confondus ensemble auraient produit en lui moins de saisissement. Il bondit et s’élança tout à coup en écartant les conteurs interdits, criant de toute sa force comme un homme qui a perdu le sens. Edwin, attiré par ses cris, croyant que les nègres se révoltaient entr’eux, sortit précipitamment de chez son père, et voyant courir Arsène, les bras au ciel, criant toujours, il l’appela de son côté. Le nègre se jeta sur ses pas dans la chambre où ils étaient tous réunis, et sembla près d’expirer aux genoux de Sarah, tant il eut de peine à articuler ces paroles :

» — Esclave ! non, jamais esclave ! blanche et libre, libre comme sa mère ! Oh ! méchante petite maîtresse ! vous avez donc oublié ce que vous a dit le pauvre Arsène ?

» À ce nom d’Arsène, l’étranger, qui l’examinait curieusement, s’élança vers lui, le relevant avec précipitation, et s’écria fortement :

» — Arsène ! Arsène ! où est Narcisse ?

» Ce nom, cette voix, cette apparition subite, faillirent déranger tout-à-fait la raison d’Arsène qui, fixant d’un œil éperdu celui qui l’interrogeait, lui dit d’une voix mourante en montrant Sarah :

» — Voilà Narcisse !

» Et il tomba sans connaissance à leurs pieds.

» Ce ne fut pour un moment que trouble et confusion ; tous parlaient à la fois sans se comprendre. L’étranger, plus tourmenté que les autres, cherchait à rappeler son nègre à la vie, et dévorait des yeux Sarah, qui pressait en pleurant les mains glacées d’Arsène.

» — Oh ! parlez-moi, lui dit-il enfin avec une anxiété mortelle ; qu’a-t-il voulu dire ? connaissez-vous Narcisse ? vivrait-elle encore ? parlez, où est Narcisse ?

» — Elle n’est plus, répondit Sarah ; je ne me souviens pas d’elle ; mais Arsène m’a dit qu’elle était ma mère.

» L’attente et la douleur, le doute et l’angoisse se peignirent à la fois sur la figure de cet homme. Il n’osait attirer encore dans ses bras une fille dont il n’avait pas même supposé l’existence. Arsène pouvait seul détruire ou réaliser le pressentiment subit d’un tel bonheur, et l’évanouissement d’Arsène le poignait d’une inquiétude inexprimable.

» Le bon nègre, ayant par degrés repris ses sens et sa raison, se croyait aux cieux de se voir ainsi caressé par ceux qu’il avait tant aimés. Ses premiers transports rendaient ses discours si confus qu’il était impossible d’y démêler rien qu’une ivresse tumultueuse, presque alarmante pour ceux qui le regardaient. Enfin, quand sa joie fut plus sérieuse et plus calme, il confirma l’impatiente espérance de son maître par le récit qu’il avait déjà fait à Sarah. Il ne fut pas écouté sans beaucoup de larmes par l’époux de Narcisse ; mais Narcisse lui envoyait une fille, et cette fille était le portrait vivant de sa mère.

» M. Primrose n’osa plus rien opposer aux instances d’un homme longtemps malheureux, qui le conjurait de ne pas détruire un repos si chèrement acheté. Il céda, sacrifiant l’orgueil à la tendresse ; et, peu de jours après, Sarah leur donnait à tous deux le titre de père, comme elle en recevait le doux nom de fille. »




— Que sont-ils devenus ? demandai-je vivement à Eugénie qui avait cessé de parler.

Elle me montra de la main l’île des ombres.

— Ils sont tous là-bas, me dit-elle. Après avoir vécu longtemps ensemble, ils reposent de même, pour ne plus se quitter.

— Je les trouve heureux, lui répondis-je, en regardant de loin cette île mélancolique. C’était la première fois que l’idée de la mort ne m’effrayait pas.

Le son perçant d’un fifre nous tira brusquement de la rêverie où nous étions plongées. Eugénie me saisit par la main, et, reprenant vite sa gaîté, m’entraîna vers la ville d’où sortait cette musique annonçant la retraite remontant au fort établi sur un rocher voisin. Je remarquai avec surprise que le musicien était masqué, et courait en dansant au devant le tambour qui marchait au pas. Ce spectacle, nouveau pour moi, me fit surmonter à tour l’impression grave que j’éprouvais, et nous nous mimes à courir aussi sur l’air éclatant qui semblait nous y inviter.

Toutes les jeunes créoles accoururent se réunir à nous, et se dispersèrent bientôt çà et là vers leurs maisons semées dans le flanc de la montagne.

Descendues à l’entrée de l’île, Eugénie, pressée de rejoindre sa mère, me dit adieu en m’indiquant le chemin le plus sûr pour retrouver la mienne. Elle disparut alors à mes yeux parmi les rochers noirâtres ; moi, je demeurai seule au bord de la mer, presqu’intimidée de l’ombre qui la confondait avec l’horison ; mais la lune, un moment voilée, reparut avec tant d’éclat, que je marchai rapidement et sans frayeur le long du rivage. Je fus tout-à-fait rassurée quand je vis deux personnes assises sur les galets, et curieuse en même temps de deviner ce qu’elles regardaient attentivement, ainsi penchées sur les flots. Leur attention y paraissait tellement attachée qu’elles ne s’aperçurent pas de mon approche. Leur maintien, que j’observai, me parut triste autant que leurs traits me parurent beaux. C’était une très jeune fille et un homme aussi très jeune. Ils suivaient des yeux deux couronnes d’acacia blanc, que le mouvement de la mer entraînait vers l’île que je connaissais pour l’asile des morts. Tandis que la jeune fille jetait encore après les couronnes quelques fleurs qu’elle ôtait de son sein, celui qui me paraissait son frère en mêlait d’autres aux cheveux noirs et flottans de sa sœur. Enfin, ses yeux longtemps baissés se relevèrent sur le jeune homme, alors debout devant elle, et il l’emmena par la main, dans le même silence, vers une habitation que je n’avais pas remarquée encore, à demi-cachée par de vieux tamarins.

Je me retrouvai seule, et mon imagination s’intimida de nouveau. Je jetai, malgré moi, des regards fréquens et furtifs du côté de cette île inhabitée, où je croyais voir des ombres se promener lentement aux rayons des étoiles. L’épouvantable cri d’un oiseau sauvage acheva de faire envoler ma hardiesse, et je me remis à courir sans distraction, me promettant de savoir d’Eugénie quels étaient ces deux êtres charmans qui m’avaient retracé Edwin et Sarah.

Le lendemain, dès l’aube, j’entendis frapper contre ma jalousie. Je m’élançai hors de mon sommeil, certaine que c’était Eugénie qui, suivant sa coutume, venait m’éveiller pour m’emmener épier avec elle les premiers rayons du soleil. J’ouvris et nous montâmes le grand morne en parlant de ma rencontre de la veille. Eugénie promit de m’apprendre tout ce que j’en désirais savoir. Mais, me dit-elle, en se reprenant, je ne vous raconterai donc que les choses tristes de notre île ? Vous désirerez alors tout-à-fait d’en sortir. J’ai bien envie de me taire.

— Non ! lui répondis-je en l’embrassant ; nous causerons plus d’une fois encore au chant de la retraite.

Elle me jeta les bras au cou pour me remercier, et, dès le soir même, j’obtins le récit d’une autre aventure qui revient souvent à ma mémoire, et que je voudrais écrire comme elle la racontait.


ADRIENNE.



XXXIX


« Le jeune homme que vous avez vu si beau, c’est Andréa l’Écossais, amené dans cette colonie à l’âge de sept ans par son frère Arthur, que l’on eût pu prendre pour son père et par son âge et par la tendresse passionnée qu’il montrait pour cet enfant. Tous deux étaient appelés dans notre île par un parent riche et vieux, qui destinait de grands biens au petit Andréa, qu’avant de mourir il avait voulu connaître. Après la mort en effet immédiate de ce parent, rien ne semblait ici devoir arrêter Arthur, qui avait entrepris ce voyage dans les intérêts de son très-jeune frère. Il y fut néanmoins retenu par un intérêt plus tendre encore.

» Sa conduite, toujours mystérieuse, n’a permis à personne de le blâmer ni de le plaindre ; car on n’a jamais compris pourquoi il avait fait le malheur d’une femme qui l’aima peut-être plus qu’elle n’en fut aimée. Dans l’ignorance où je suis de tout ce qui le concerne, je ne vous en parlerais pas, si son souvenir n’était pour toujours lié parmi nous au souvenir d’Andréa, que vous venez de voir, et d’Adrienne, dont je vais vous parler.

Arthur, vous l’ai-je dit, venait de l’Écosse. Il ne tarda pas à se faire distinguer par les grâces et en même temps par la singularité de son caractère. Tout le monde en parlait, tout le monde l’aimait. Vous jugez qu’il est facile à un étranger, jeune, spirituel et beau, de fixer les regards et l’intérêt du petit nombre d’habitans dont cette île se compose. Celui-là, on l’aimait.

» Sa figure, dit ma mère, était noble, expressive et touchante ; sa gaîté avait quelque chose de si brillant et de si vif, qu’on pouvait l’attribuer au désir de plaire ; elle n’avait peut-être d’autre but que de l’étourdir lui-même sur d’importuns souvenirs, car souvent ma mère l’a vu au milieu d’une fête, d’une conversation animée où ses yeux distraits et profonds perdaient tout-à-coup leur éclat. L’immobilité de son regard semblait dire alors à ceux qui l’observaient qu’il avait quitté notre île par la pensée, et que sa pensée retrouvait quelque objet qu’il s’était vainement efforcé de fuir. Andréa le suivait partout. Nos jeunes et riches créoles essayaient d’attirer l’enfant près d’elles, pour s’attirer peut-être l’attention d’Arthur ; mais ces aimables ruses, loin de le flatter, faisaient naître quelquefois sur sa bouche un sourire de dédain, et l’enfant, plus ombrageux encore, restait silencieux auprès de son frère, qu’il ne quittait jamais. Il y était en vain poursuivi par les plus gaies et les plus audacieuses ; l’inflexible enfant détournait sa figure de leurs baisers, et refusait froidement tous les présens qu’elles lui offraient pour s’en faire aimer.

» Adrienne revint à cette époque de l’île des Vierges, où elle était allée voir sa sœur aînée mariée depuis quelque temps et séparée d’elle par un espace d’eau, qui n’est pour nous qu’une promenade aussi facile à traverser que cette montagne à gravir.

» Voilà donc que, pour la première fois, Adrienne assiste à l’une de ces réunions dont le bel Écossais était l’ame et le charme. Mais, soit qu’elle fût encore préoccupée de sa sœur et du regret de l’avoir quittée, soit qu’elle prît peu garde à l’étranger qui attirait tous les cœurs, elle ne mêla pas son empressement à celui de ses jeunes amies, dont les efforts s’unissaient inutilement pour apprivoiser Andréa toujours sauvage, qui, plus farouche encore que de coutume, se débattait avec impatience pour échapper à la caressante tyrannie dont il était l’objet.

» Adrienne, calme et pensive, ne quittait pas la place où elle s’était presque cachée en entrant. Un grand chapeau de paille noire couvrait sa figure, et la simplicité de son vêtement annonçait qu’elle ne devait prendre aucune part à la danse, aimée ici avec passion.

» Andréa se trouva, par surprise et tout à coup, mêlé dans un groupe qui jouissait avec une joyeuse malice des peines infinies qu’il se donnait pour rompre la chaine formée autour de lui. Arthur, comme s’il eût pris plaisir à voir s’augmenter l’éloignement de son jeune frère pour les séductions dont on l’entourait, le laissait se débattre seul en l’observant de loin ; mais, à l’étonnement de tous, l’enfant, au lieu d’accourir vers lui, après qu’il eut rassemblé toutes ses forces pour recouvrer sa liberté, courut se réfugier sur les genoux d’Adrienne qu’il regardait depuis longtemps. Elle le reçut dans ses bras avec une douce surprise, tandis qu’il passait les siens autour d’elle avec tant de promptitude et d’ardeur, qu’il fut impossible de l’en détacher. Loin de l’étourdir de ses caresses, elle le cacha en silence sous son voile, où l’enfant, heureux d’obtenir l’asile qu’il s’était choisi par un mouvement décidé de son cœur, s’endormit paisiblement.

» Cette circonstance, légère en elle-même, décida peut-être du sort entier d’Adrienne ; elle attira sur elle les yeux d’Arthur : et il y a des yeux qui récèlent notre destinée dans un seul regard.

» On crut voir, lorsqu’il s’approcha d’elle, qu’il l’examinait avec une vive émotion. Adrienne en fut frappée au point qu’elle s’offrit à lui rendre son jeune frère, le croyant fâché contre l’enfant qui l’avait un moment quitté pour elle : mais il s’éloigna sans lui répondre, et rentra dans la foule, avec une préoccupation si grande, qu’il ne paya plus, même d’une parole, les soins que l’on prit pour rappeler son sourire entièrement effacé. Lorsqu’il reprit enfin son Andréa dormant aux bras d’Adrienne, pour le remettre à ceux d’un esclave, il la regarda longtemps avec une expression singulière de reproche et de tristesse, qui la laissa confuse et affligée de l’innocente préférence qu’elle avait obtenue sur ses compagnes et sur lui-même.

» Dès ce moment, il s’éloigna des cercles dont il faisait l’entretien et les regrets. Notre ile parut lui déplaire ; pourtant il y restait ; et, sans chercher jamais la présence d’Adrienne, on le voyait errer dans les savannes qui entourent son habitation, ou sur cette même montagne qui la domine. Il y demeurait souvent comme enseveli dans une mélancolie accablante, et personne n’osa plus l’en distraire. Mais, si la présence d’Adrienne l’avait attristé, pourquoi cherchait-il à l’entrevoir de loin ? Au contraire, sitôt qu’Andréa la voyait paraître, quand elle venait chercher la fraîcheur sous les ebéniers qui ombrageaient sa porte, il jetait un cri perçant, il embrassait Arthur et descendait les rochers avec l’empressement d’un faon qui voit sa mère. Elle le reconnaissait elle-même avec un plaisir qui éclatait d’abord par le rire le plus tendre ; mais ses yeux, quand elle le pressait contre elle-même, ses yeux semblaient encore attendre et chercher autre chose. S’ils se levaient timidement vers les roches escarpées, ils y retrouvaient toujours Arthur immobile, pensif, et les regards, ou plutôt l’ame entière attachée sur Andréa ; car, comment aurait-elle osé croire que ce fût sur elle ? Il n’avait jamais rappelé son frère, mais jamais il ne l’avait suivi. Cette remarque fit penser Adrienne : elle s’imagina voir dans l’éloignement d’Arthur une affection jalouse de celle d’un enfant. La joie qu’elle en avait ressentie s’évanouit sur l’heure. Elle se résolut à le renvoyer le jour même, au moment qu’il accourait vers elle avec transport. Ce fut en tremblant qu’elle lui ferma ses bras, et qu’elle parut insensible à sa tendresse naïve. L’enfant demeura frappé de douleur. Sans songer toutefois à retourner sur ses pas, il s’assit tristement aux pieds d’Adrienne en cachant sa tête sur ses genoux ; elle repoussa doucement cette tête gracieuse, et lui dit que son frère le rappelait. Il se leva vivement pour obéir, puis il s’arrêta en fixant sur elle ses yeux pleins de larmes. Elle ne put retenir les siennes ; mais, pour convaincre Arthur qu’elle ne voulait pas s’emparer de cette tendresse dont il paraissait avare, elle prit Andréa par la main, et franchit rapidement avec lui la distance qui les en séparait.

» Arthur, inexplicable en tout, paraissait hésiter de fuir ou de s’élancer au devant d’eux, lorsqu’Andréa, ne pouvant plus contenir le ravissement qui succédait à son chagrin, entraîna la craintive Adrienne avec tant de promptitude, qu’elle ne respirait plus en arrivant auprès d’Arthur. Ils restèrent tous deux quelques momens sans parler ; puis, quand ils parlèrent, leur voix sembla les confondre mutuellement, car ils ne purent trouver rien de ce qu’il était si simple de dire. Adrienne, intimidée, mais naturelle et affectueuse, se sentit saisie d’une contrainte si pénible, que tous les mots qu’elle essayait de prononcer mouraient dans sa bouche. On eût dit qu’elle venait s’excuser d’un crime dont le juge ne paraissait pas moins troublé qu’elle. Enfin, comme si elle eût répondu d’avance à quelque plainte injuste, elle dit au frère d’Andréa :

» — Ce n’est pas moi qui l’appelle, Monsieur ! il m’a toujours cherchée ; il me cherchera peut-être encore ; je n’y sais plus d’autre moyen que de me cacher à l’avenir.

» — Vous cacher ! lui répondit vivement Arthur : cette île entière disparaîtra donc pour Andréa ; car, depuis qu’il vous a vue, Mademoiselle, il n’y voit que vous. Non ! poursuivit-il plus lentement, ce n’est pas vous qui l’avez appelé ; non ! c’est un charme dangereux répandu sur votre présence ; vous l’ignorez peut-être vous : mais cet enfant même ne l’a pas évité.

» Adrienne crut recevoir un reproche amer dans cette réponse, et, levant les yeux avec l’intention de s’en défendre, elle trouva les yeux noirs d’Arthur fixés sur les siens. Ce reproche qu’elle tremblait d’y lire avait une douceur si pénétrante qu’il lui fut impossible d’y rien opposer ; tout ce qu’elle put faire, c’est qu’elle essaya de dégager sa main de celle d’Andréa, qui la serrait fortement.

» — Hé bien ! reprit-elle, retenez-le donc ; retenez-le, de grâce ; vous devez avoir beaucoup d’empire sur sa fantaisie. C’est la dernière fois que je m’expose au chagrin de repousser cet aimable enfant, et elle le regarda d’un air désolé. Leurs mains, sans se chercher, s’étaient réunies par la tendre obstination d’Andréa ; elles semblaient ne devoir plus se quitter qu’avec effort. Ce fut Arthur qui en eut le courage ; il retint celles de son frère qui n’osa pas lui résister. Adrienne devint libre, mais Arthur lui parut presque cruel. Alors elle s’éloigna pénétrée d’une tristesse affreuse. Andréa, pensait-elle, ne mérite pas cette rigueur.

» En descendant, la tête penchée, inattentive sur elle-même, son pied s’engagea dans quelques racines rampantes ; elle se baissa pour s’en dégager, et cueillit quelques fleurs qui parent la mousse des montagnes. Plusieurs vaisseaux se croisaient sur la mer ; les uns s’éloignaient de la côte, d’autres s’en approchaient.

» — Ma sœur, dit-elle, ma chère Clémentine ! voilà donc le seul chemin qui conduit où tu vis heureuse ! il y a beaucoup d’eau entre nous ! comme elle entraîne ces vaisseaux ! qu’elle va vite ! qu’elle va loin ! au bout du monde !… en Écosse !

» Et ses regards tombèrent, en s’y fixant, sur les mâts d’un vaisseau coulé bas et englouti dans le sable, d’où l’on n’avait pu le dégager depuis un an. Ces longs mâts sans voiles qui se montraient à fleur d’eau, survivant en quelque sorte aux autres victimes du naufrage, en étaient une indication si funeste, un souvenir si lugubre, qu’Adrienne cacha son visage sous ses mains, en jetant loin d’elle les fleurs, qui tombèrent en partie dans la mer. Revenue, après longtemps, de l’espèce de suffocation qui l’avait saisie, elle disparut aux yeux d’Arthur, et remplit sa promesse en ne s’y montrant plus.

» L’heure accoutumée se passa durant bien des jours à l’attendre. Le petit Andréa l’appelait tout haut, tandis qu’Arthur peut-être la redemandait tout bas, car il embrassait son frère sitôt qu’il nommait Adrienne, quoiqu’il lui défendît doucement d’en reparler encore. Mais comment voulait-il qu’il l’oubliât ? comment voulait-il l’oublier lui-même, en retournant sans cesse où il la savait cachée par la crainte seule de les revoir ? Il cédait peut-être aux larmes d’Andréa, qui ne vivait plus en son absence. S’il apercevait au loin une jeune fille dont l’aspect lui rappelât Adrienne, il courait après elle en lui tendant les bras, hors d’haleine, ivre de joie. Sitôt qu’il reconnaissait sa méprise, il baissait la tête d’un air sauvage, et s’enfuyait avec la rapidité de l’éclair, sans répondre à celle qui l’avait involontairement trompé.

» — Que t’a fait cette jeune fille ? lui demandait Arthur.

» — Je ne l’aime pas, disait-il, ce n’est pas Adrienne.

» Et redevenant taciturne et morne, il oubliait tous les jeux de l’enfance, dont il avait la beauté, sans en avoir l’inconstance et les goûts.

» Absorbé par degrés dans une vague et sombre inquiétude, il repoussa bientôt jusqu’aux alimens nécessaires à la vie, comme si son instinct rejetait cette vie inutile pour lui sans l’objet qu’il ne voyait plus. On ne connaît pas d’exemple d’une affection si grave et si profonde dans un âge où l’ame, dit-on, ressemble à un miroir qui réfléchit tous les objets sans en conserver la trace.

» Je ne vous dirai pas si ce fut par pitié pour cette jeune ame si sensible, si différente des autres ; pour cette tendresse exclusive qui prenait un caractère effrayant de mélancolie, qu’Arthur, dont l’humeur devenait aussi plus sombre et plus inquiète, ramena un soir cet enfant malheureux jusque sous les arbres de la maison d’Adrienne. Ils y restèrent quelque temps arrêtés par les sons d’un clavecin, qui soutenaient une voix douce et lente, comme celle d’une personne qui chante par distraction et par chagrin.

» Arthur ne reconnut peut-être pas sans être ému, cette romance écossaise qu’il avait souvent chantée lui-même à son arrivée dans l’île.

Que cherches-tu, Jenny, sur la route isolée ?
Il pleut. Les voyageurs ont une autre saison.
Un nuage est au ciel comme sur ta raison ;
Va-t-en : Dieu te conduise au fond de la vallée !
Les vents endormiront ton ame désolée.

Tu ris, pauvre Jenny ! tu n’entends pas l’orage ;
L’éclair qui m’éblouit passe en vain devant toi,
Et ton dernier sommeil te surprend sans effroi.
Tel un enfant s’endort au milieu d’un naufrage.
Oh ! l’Amour pleurerait, s’il voyait son ouvrage.

Un espoir qui s’éteint, languit dans ton sourire ;
Il donne un charme triste à tes faibles accens ;
Il enchante la mort dans tes traits pâlissans :
Oui ! troublés de ta plainte où le reproche expire,
Le méchant se recueille, et la pitié soupire.

Comme le sable au vent, comme le bruit d’un songe,
Comme un serment d’amour sur la neige tracé,
Comme un baiser de feu, par des pleurs effacé,
Ton bonheur s’est perdu. S’il n’est pas un mensonge,
Va, Jenny, va l’attendre où sa fuite nous plonge !

» Andréa d’abord saisit son frère par le bras d’un air mystérieux et content ; mais, à mesure qu’il écoutait cette voix, elle frappait si puissamment sur son cœur, que sa respiration devenait accélérée et pénible ; ses yeux roulaient des larmes ; tous ses traits altérés décelaient une souffrance qui effraya son frère, et l’arracha sans doute au douloureux prestige qui le troublait lui-même.

» Il vit une vieille esclave assise sur le seuil, tressant des nattes de jonc. Il lui confia l’enfant, et la pria de le conduire à sa jeune maîtresse.

» — Ma maîtresse, dit la vieille Mona, séduite par le charme des paroles d’Arthur, ma maîtresse languit dans sa case. Écoutez comme elle chante ; on dirait qu’elle pleure. Mais ce petit blanc si beau doit porter bonheur : venez, petit blanc, venez lui dire bonjour.

» Alors elle l’emporta dans ses bras jusqu’auprès d’Adrienne, où Arthur, rêvant à cette réponse, ne voulut, ou n’osa pas le suivre.

» L’apparition d’Andréa fit tressaillir Adrienne. Elle n’était point préparée à le voir ; elle en fuyait l’occasion depuis long-temps. Elle fut si peu maîtresse de cette impression, qu’elle lui tendit les mains en pâlissant, et qu’elle le baigna de ses larmes.

» — Viens-tu me dire adieu ? lui demanda-t-elle. L’enfant, surpris de ce mot, la regardait sans répondre.

» — Qui, c’est un adieu que tu m’apportes, poursuivit-elle en s’efforçant de sourire. Eh bien ! adieu, petit Andréa, et pour toi… et pour celui qui t’emmène.

» — Non ! s’écria-t-il vivement, je viens te dire bonjour. Réponds-moi bonjour, et jamais adieu.

» — En effet, ce mot est difficile ; il fait du mal, Andréa !

» — Oui, dit-il, on pleure quand on l’entend.

» — T’a-t-il déjà fait pleurer, pauvre enfant ?

» — Un jour, ma mère me l’a dit, et, depuis ce jour, qui était triste, je ne vois plus ma mère. Je ne te le dirai jamais, car je ne te verrais plus, et je pleurerais.

» — Hélas ! mon petit ami ! suffit-il de craindre les larmes pour n’en jamais répandre ? Mais, poursuivit-elle, craignant qu’il ne se fût échappé d’Arthur pour la venir trouver, tu désobéis donc, pour moi que tu connais à peine, à ton frère qui t’a défendu sans doute de me chercher ?

» — Il m’a conduit à ta porte, dit-il avec joie.

» — Il t’a conduit lui-même, s’écria-t-elle ; et toute sa figure s’éclaira.

» — Va ! ne crains rien pour moi, reprit l’enfant, il est si bon, Arthur ! jamais il ne me gronde, jamais il ne me quitte. Juge ! Il ne voulait pas venir, et je l’ai tant prié, qu’il n’a pu le vouloir toujours.

» — Ah ! c’est ta prière qui l’a touché, mon bel ange ! et sa rougeur s’effaça comme la pensée qui l’avait fait naître.

» — Andréa ! dit-elle après un silence, n’abuse pas de sa bonté, elle tient à son amour pour toi. Ménage-le bien cet amour ! retourne vers lui, afin qu’il t’accorde de venir voir encore quelquefois Adrienne. Et, s’avançant vers la porte pour rappeler Mona, sa voix s’arrêta tout-à-coup, car elle vit, à peu de distance, sous les arbres, Arthur qui paraissait attendre son frère, et qui la salua profondément. La tête d’Adrienne s’inclina ; ses regards éblouis se baissèrent jusqu’à ce qu’elle le crut tout-à-fait loin. Mais il occupait la même place quand elle y reporta les yeux. Quoique la gaîté ne parût pas les avoir rapprochés, un demi-sourire courut dans les traits d’Adrienne et se réfléchit dans ceux d’Arthur. Ils oublièrent tous deux qu’ils se fuyaient comme ennemis. Ce sourire, après tant d’ennuis causés l’un par l’autre et dévorés en silence, prouvait trop qu’ils ne parviendraient jamais à se haïr ; et, fatigués des vains efforts qu’ils venaient de s’imposer pour y parvenir, ils se regardèrent en se les pardonnant.

» Quel bonheur pour Andréa ! il resta près d’Adrienne plus qu’il n’avait fait encore. Il la revit le lendemain, tous les jours ! Il rapprochait ainsi deux êtres que le ciel ne voulait pas unir. Il serrait, sans le prévoir et sans le craindre, des nœuds qui allaient se briser par un sacrifice éternel. Andréa, comme une jeune plante un moment abattue, renaissait de la présence d’Adrienne. Une fraîcheur nouvelle annonçait son retour à l’existence. Quand elle parlait, la bouche, les yeux, l’ame d’Andréa recueillaient cette voix qui le faisait sourire ou pleurer d’un mot ; il s’en approchait, il respirait son haleine avec avidité, comme si le souffle d’Adrienne eût été l’air de sa vie.

» Il n’en était pas ainsi d’Arthur ; moins heureux qu’entraîné par le même ascendant, il recélait sous une enveloppe austère les traces d’une sensibilité trop vive, qui ne se révélait que par le feu de ses regards. La froideur de son maintien, la contrainte de ses discours démentaient ces preuves rapides du trouble qui le dominait. Même auprès d’Adrienne, il semblait la fuir ; il semblait lui disputer son ame, qu’elle appelait en silence, et lui refuser toutes les facultés tendres qu’elle y réveillait, parce qu’il en avait fait peut-être une épreuve funeste, enfin il n’était attiré vers elle que pour la repousser avec plus d’effroi.

» Espérait-il la sauver du danger qu’il redoutait pour lui ? Cette crainte tardive n’avait plus rien à prévenir ; c’en était fait : le mal était sans remède et sans terme.

» Séduite avec la sécurité de l’innocence, elle écoutait Arthur, dont l’accent enchanteur lui semblait une révélation de tout ce qu’elle désirait apprendre. L’expression la plus simple de cette voix aimée renfermait pour elle la réponse au sentiment délicieux et nouveau qui ne se trahissait de même en elle que par le tremblement du cœur et des lèvres où il errait sans cesse.

Vainement Arthur oubliait les qualités brillantes que l’on cultive en Europe avec tant d’éclat et de soins ; vainement il négligeait les talens qui l’avaient fait rechercher et admirer de tous ; il lui restait davantage, car il ne pouvait cacher la grâce dont on parle encore ; sa douceur, qui était extrême ; ses manières simples et attachantes ; l’attrait puissant d’un esprit cultivé joint aux charmes extérieurs et à la bonté de l’ame. C’était un assemblage trop rare, trop beau, trop doux à contempler !

» Adrienne, comme endormie dans une sécurité trompeuse, ne désirait pas même rompre le silence qu’ils gardaient avec une égale réserve sur un sentiment qu’elle croyait partagé.

» Arthur, il est vrai, ne parlait pas de l’avenir ; mais il ne parlait pas non plus de quitter Adrienne, et pour elle, l’avenir, c’était lui.

» Andréa, qui les quittait à peine, fut un jour aperçu par eux sur le penchant du rocher. Il y cherchait quelqu’objet avec une application extrême, et revint bientôt après tenant une fleur semblable à celles qu’Adrienne avait cueillies et jetées dans les flots autrefois.

» — Je n’en ai trouvé qu’une, dit-il à son frère, mais elle est belle. Il faut la joindre aux autres ; frère ! c’est moi qui te la donne.

» — Quoi ! interrompit Adrienne, aimez-vous les fleurs, sir Arthur ? ou sont-elles donc celles que vous conservez  ?

» Le front d’Arthur se colora de confusion ; mais il tourna cette faiblesse en raillerie.

» — On est enfant avec les enfans, répondit-il. Un jour… un soir… je ne sais, il a trouvé quelques fleurs sur la montagne. Elles étaient fraîchement cueillies ; elles étaient charmantes. Andréa me les donna, et je les ai gardées pour l’amour… d’Andréa.

» — Pour l’amour d’Andréa, montrez-les ! répliqua-t-elle d’une voix émue.

» — Elles sont là, dit Andréa, en posant sa main sur le cœur d’Arthur. Donnez ! oh ! donnez, mon frère ! vous voyez qu’Adrienne le veut.

» Arthur, cédant comme par force aux prières de l’enfant et aux vœux d’Adrienne, tira de son sein les tablettes où il avait recueilli des fleurs séchées qu’elle reconnut en rougissant.

» — Je les croyais en chemin pour l’Écosse, dit-elle perdant toute réflexion.

» — Oh ! pas encore ! répondit Arthur, avec un regard, avec une voix qui semblaient repousser l’Écosse aux extrémités de l’univers.

» Andréa s’occupait alors de replacer avec précaution les fleurs délicates dans les tablettes de son frère.

» — Tiens ! dit-il en les lui rendant, Adrienne est là ; moi, j’y suis avec elle : ne va pas nous perdre !

» Arthur se leva d’un air inquiet ; s’approcha d’Adrienne en lui souhaitant le repos de la nuit, et la quitta plus rêveur et plus tôt que de coutume.

» — Que les bons anges vous gardent ! avait-il dit en s’éloignant ; et le repos du ciel n’est pas plus doux que le fut le sommeil d’Adrienne.

» Le lendemain Andréa vint seul. Elle n’osa lui demander pourquoi il venait seul ; mais elle le regardait d’instans en instans, s’étonnant qu’il fût aussi paisible, aussi content que la veille.

» À la fin de cette longue soirée, les pas d’un homme la firent sourire et pâlir tout ensemble ; mais elle ne vit entrer qu’un esclave, qui venait chercher l’enfant ; lequel partit joyeux en lui disant :

» — À demain !

» — À demain, lui répondit-elle en regardant lentement l’esclave, sans l’interroger ; et Mona, sa vieille et fidèle nourrice, fut obligée de lui rappeler, au milieu de la nuit, qu’elle laissait passer l’heure de la prière et du sommeil.

» Huit jours ramenèrent le même tourment, accru du tourment de la veille.

» Lorsqu’Arthur reparut enfin, sans parler de cette absence si douloureuse, si imprévue, il put voir que des larmes brûlantes avaient effacé le moment de bonheur dont il voulait peut-être se punir avec elle.

» Oh ! que Dieu préserve les cours tendres de tout ce qu’Adrienne a souffert pour Arthur !

» Un calme apparent se rétablit entre eux. Nulle plainte, nul reproche n’en troublèrent le retour.

» Satisfait sans doute du sacrifice qui venait d’expier un moment d’abandon, Arthur paraissait tranquille dans ce coin de notre monde ; Adrienne le revoyait, pouvait-elle se rappeler ou regretter ses larmes !

» Un soir, la lune, calme et brillante, était la seule lumière qui les éclairât en frappant ses rayons sur la fenêtre ouverte ; la voix tremblante de la vieille Mona interrompait seule le silence de cette belle soirée.

» Adrienne, que ce ton plaintif tourmentait depuis une heure, prêta l’oreille au refrain monotone qu’il ramenait sans cesse :

Haï ! bon Dieu, prends pitié bon blanc !
Fais-li pas mouri, li trop jeune encore.

» — Eh ! bonne nourrice, lui dit-elle, pour qui pries-tu donc là si tristement ?

» — Je chante, petite maîtresse, lui répondit Mona.

» — Je ne l’aurais pas pensé. Tes chansons, Mona, ressemblent aux prières des morts.

» — Voici venir la saison des naufrages, petite blanche. Moi, j’en ai vu plus d’un, qui repasse dans ma mémoire ; et puis les vieux esclaves ne chantent pas d’une voix gaie.

» — Mona, reprit alors doucement Adrienne, en passant sa main sur le front ridé de la vieille négresse, qui s’était approchée de la fenêtre, n’es-tu pas heureuse auprès de moi ? Dis ; si tu étais libre, me quitterais-tu ?

» — On ne quitte ceux qu’on aime que pour mourir, chère maîtresse.

» — Oh ! que cela est vrai ! dit Arthur.

» — Oh ! que cela est doux à croire, ajouta tendrement Adrienne. Ils oublièrent Mona, qui les regardait tous deux avec admiration.

» Le petit Andréa, durant leur entretien, s’était endormi aux pieds d’Arthur. Adrienne, alors toute charmée, considérait cet enfant dans son repos céleste.

» — Si j’osais troubler son sommeil, dit-elle en souriant, j’embrasserais cet ange !

» Et elle se pencha vers lui en posant doucement sa bouche sur son front.

» À peine elle se relevait, qu’Arthur, avec un transport qui trahit toute sa raison, imprima ses lèvres sur ce front d’enfant qu’elle venait d’effleurer. Ses yeux noirs et brûlans attirèrent ceux d’Adrienne ; et les enchaînèrent sur lui sans qu’elle pût les en détourner.

» Cette action prompte, passionnée, échappée à l’amour même, fit passer entre eux un saisissement, et peut être une joie si vive, qu’ils demeurèrent longtemps plongés dans le silence. Quel silence ! Tous les aveux retenus, tous les mystères cachés au fond de deux ames s’y dévoilèrent l’un à l’autre.

» — Il y eut, dit Adrienne, un siècle heureux dans ce moment si beau de ma vie !

» Il passa pourtant comme l’éclair. Ce fut cette certitude qu’elle obtenait enfin de toute la tendresse d’Arthur, qui fit évanouir le rêve où tous deux se trompaient encore.

Pour se soustraire à l’excès de son attendrissement, Adrienne voulut ramener sa pensée sur Andréa.

» — Je crois, dit-elle à voix basse, je crois que, si elle le voyait ainsi, sa mère serait jalouse.

» — Qu’avez-vous dit ? s’écria sourdement Arthur ; que supposez-vous de sa mère ? il n’en a plus. Elle n’a plus le droit d’en être jalouse. Vous a-t-il parlé d’elle ? La redemande-t-il encore ?

» Une pâleur mortelle s’était répandue sur ses lèvres tremblantes.

» Interdite, effrayée de son imprudente réflexion, Adrienne se tut, mais elle reprit bientôt d’un ton timide :

» — Il n’en a pas parlé, non ! ni moi, jamais. Pardon, Arthur, je croyais… j’ignorais… Dieu ? que vous me troublez ! Eh bien, quoi ! s’il en est déjà privé, je la remplacerai ; je lui en servirai ; ne le voulez-vous pas, Arthur, autant que je le veux moi-même ? Cet enfant m’est cher comme celui de ma sœur, et vous savez qu’il a pour moi une tendresse…

» Elle n’acheva pas. Arthur, dans un trouble affreux, s’avançait vers la porte pour sortir.

» — Où allez-vous ? lui dit-elle en l’arrêtant par le bras, n’emmenez-vous pas votre enfant ?

» — Qui vous dit qu’il soit mon enfant ?

» — Mon Dieu !… le laissez-vous avec moi, quand vous semblez douter… ?

» — Douter de vous ! répondit-il, de vous !

» — Oui, vous doutez…

» Et ses yeux tristes et supplians demandaient qu’il l’interrompît dans ce reproche qu’elle tremblait d’achever. Il n’y répondit plus que par un profond gémissement, et disparut avec Andréa, qu’il arracha brusquement au sommeil et à sa bien-aimée Adrienne.

» Stupéfaite, s’accusant seule de cette scène étrange, sans savoir ce qu’elle devait en redouter, elle ne put trouver un moment de repos durant la nuit, qu’elle passa tout entière dans un effroi vague comme la conduite d’Arthur. Elle en était aimée pourtant ! Cette preuve inattendue, ce baiser qui venait d’unir leurs ames, repassait incessamment dans sa mémoire, comme un éclair divin au milieu des craintes qui l’assaillaient en foule.

» L’arrivée de Clémentine, avertie secrètement par sa sœur du besoin qu’elle avait de sa présence, termina bientôt son incertitude par l’événement le moins pressenti, le plus horrible pour elle.

» — Arthur était revenu, plus maître de lui, ne paraissant se ressouvenir que de sa tendre amitié pour Adrienne qu’il tremblait d’avoir affligée.

» Dès que sa sœur reparut ici, tout le monde imagina qu’elle venait, comme une mère, présider à un mariage dont personne ne doutait plus. Après avoir étudié pendant quelques jours cet Arthur, si digne en effet d’être aimé, elle ne douta pas plus que les autres qu’il ne fût vivement épris d’Adrienne, et qu’un mot ne dût décider leur union et leur bonheur.

» Quelques visites, amenées par son retour, forcèrent Adrienne à sortir de la profonde retraite où elle paraissait se plaire depuis le mariage de sa sœur. Des invitations de fêtes, l’obligation d’y répondre et de s’y rendre, troublèrent une fois encore l’ordre paisible des jours consacrés à la tendresse. Arthur ne témoignait pas qu’il en fût moins heureux ; mais, s’il voyait Adrienne plus parée que de coutume, partant avec sa sœur pour quelque habitation éloignée, il lui souriait avec tant de contrainte, en prenant congé d’elle, qu’elle emportait partout ce sourire comme une cause de tristesse. Andréa, dans l’entière et heureuse liberté de son ame, disait alors en saisissant la main d’Adrienne :

» — Je veux aller avec toi.

» Arthur ajoutait avec douceur :

» — Emmenez-vous cet enfant, mademoiselle ?… Permettez-vous, madame, qu’il vous suive chez vos heureux amis ?

» — Si vous pouvez demeurer seul à l’attendre, répondait Adrienne, je lui sais gré de ce qu’il va perdre pour moi : une journée sans vous, sir Arthur ! oh ! il la regrettera, j’en suis sûre ; pourtant, puisqu’il veut bien me suivre, lui, j’accepte le sacrifice ; j’en suis touchée ! J’en suis très touchée, répétait-elle les larmes aux yeux ; et elle embrassait Andréa, pour les cacher sans doute, mais l’émotion d’Arthur prouvait qu’il les sentait couler, et cette émotion révélait à Clémentine, qui l’observait sans cesse, que, s’il fuyait les plaisirs du monde, il y suivait du cœur celle qui n’y voyait que lui.

» Un jour, au milieu des courses où les entraînaient leurs relations de famille et d’amitié, elles trouvèrent une jeune créole, leur parente, fort vive, fort gaie, qui courut d’abord embrasser Clémentine avec un bruyant transport de joie.

» — Voici Clémentine, cria-t-elle à tout le monde, et voici Adrienne, ajouta-t-elle en lui faisant une profonde révérence.

» — Vous ne m’embrassez pas, Nelly ? dit Adrienne étonnée.

» — Attendez, laissez-moi auparavant m’expliquer avec votre sœur aînée.

» — Rendez-nous Adrienne, poursuivit-elle ; nous ne la voulons plus telle qu’elle est ; on aimerait autant qu’elle partît pour l’Écosse que d’oublier ainsi ses premiers amis en leur présence.

» — Pour l’Écosse ! vous m’envoyez en Écosse ! dit Adrienne en rougissant, qu’ai-je donc fait pour être exilée si loin ?

» Nelly, après un moment d’embarras, reprit en éclatant de rire :

» — Je ne sais ce que je dis ; mais, depuis que l’on va me marier et m’emmener en Angleterre, je ne rêve que voyage de long cours ; d’ailleurs l’arrivée de Clémentine, le départ prochain d’un vaisseau pour l’Écosse…

» — Pour l’Écosse ! interrompit encore Adrienne ; êtes-vous sûre, Nelly ?

» — Là-bas, devant vous, prêt à partir, vous dis-je, avec nous, ou nous avec lui.

» — Il n’emmènera pas ma sœur, dit en souriant Clémentine ; vous n’aurez pas ce plaisir aux dépens de tout mon bonheur.

» — Embrassez-moi donc, reprit étourdiment Nelly ; quoi ! vous restez ? que je suis charmée… pour Clémentine ! Je suis folle, moi : j’imaginais que ce vaisseau dût vous emmener avec nous, avec… tous les Écossais qui vont, je crois, y retourner : oh bien ! qu’ils y retournent, ceux qui l’empêchent de rire et de chanter comme autrefois ; je voudrais qu’ils fussent déjà loin d’elle.

» — Il se pourrait qu’ils ne partissent pas tous, dit Clémentine en regardant sa sœur d’un air de confiance.

» — Comment ! répartit plus vivement la créole, instruisez-moi ; c’est donc vrai ce que l’on a dit ?

» — Quoi ?

» — Qu’elle va se marier… au bel Arthur ?

» — Et si cela était ? répondit Clémentine en riant à son tour.

» — J’en serais très joyeuse, dit Nelly d’un air boudeur, je danserais à ce mariage avec mon riche prétendu, plus riche, oh ! beaucoup plus qu’Arthur, et qui vient de m’apporter ce bouquet. Je le trouve fort beau ce bouquet, ajouta-t-elle en l’étouffant dans ses mains sans s’en apercevoir.

» Le jeune prétendu, mécontent du sort de son bouquet, touché d’ailleurs de l’embarras où elle jetait Adrienne en parlant si légèrement d’Arthur, en fit un éloge parfaitement vrai, et se rendit aussi agréable aux deux sœurs qu’insipide à Nelly, qui le regarda toute rouge de colère.

» Le soir, en traversant un petit bois d’aliziers qui ramenait à Saint-Barthélemy, Clémentine s’aperçut que sa sœur était silencieuse et préoccupée.

» — Adrienne, lui dit-elle, que penses-tu ! je trouve, pour moi, cette Nelly bien enfant pour devenir une femme et une mère.

» — Ah ! ma sœur, qu’elle est jolie ! dit Adrienne avec un soupir involontaire ; que ses cheveux blonds donnent de grâces à sa figure si gaie ! cette figure a vraiment un éclat que je n’avais pas remarqué encore ; surtout en parlant…

» Elle n’osa, ou ne songea plus à finir sa réflexion, et retomba dans la rêverie.

» — Oui, reprit-elle, longtemps après, je crois qu’Arthur la trouverait bien ; qu’en pensez-vous, Clémentine ? Andréa, qu’elle est la plus belle à tes yeux ?

» — Je ne me souviens pas de son visage, dit le petit Andréa ; mais elle a dit un mot qui la rendrait laide pour Arthur.

» — Quel mot ? demanda vivement Adrienne.

» — Je ne dois jamais le prononcer, dit sérieusement l’enfant ; mon frère me l’a défendu.

» Ni les prières ni les caresses ne purent faire sortir ce mot de ses lèvres. Clémentine, attendrie d’une constance si rare dans un enfant, s’arrêta pour l’embrasser. Quelle fut sa surprise de le voir baigné de larmes !

» — Adrienne, dit-elle toute émue, console cet enfant, il est en pleurs.

» — Andréa, mon Andréa, s’écria-t-elle, pourquoi pleurez-vous ?

» — De n’avoir pu t’obéir, lui dit-il ; et mille baisers d’Adrienne le consolèrent à peine de sa douleur volontaire.

» — Mais croyez-vous, ma sœur, qu’Arthur soit instruit du départ de ce vaisseau ?

» — Qu’importe ! dit Clémentine ; un autre soin, je crois, l’occupe tout entier ; au reste, laisse-moi celui de le lui apprendre ; c’est un moyen tout simple de le faire s’expliquer sur ses vœux dont je ne doute pas, ajouta-t-elle avec tendresse ; vois toi-même s’il t’est permis d’en douter ?

» Arthur en effet parut devant elles ; il se promenait impatiemment sur le chemin par où elles devaient passer.

» — Chère Clémentine, dit Adrienne en l’apercevant, oh ! que tu me donnes d’espoir !

» — Soyez le bien-venu, sir Arthur ! interrompit gaîment sa sœur en acceptant sa main pour regagner leur maison. Venez ! venez, que je vous apprenne une heureuse nouvelle qui vous charmera sans doute.

» — Je n’en attends pas, répondit-il, qui puisse m’intéresser.

» — Je pense le contraire. Si, comme nos amis me l’assurent, rien ne vous arrête à Saint-Barthélemy, vous me remercierez de vous apprendre que nous avons en rade un vaisseau prêt à faire voile pour l’Écosse. Me suis-je trompée ? ajouta-t-elle en s’apercevant qu’il pâlissait.

» — Je vous dois en effet des remercimens, madame ; joignez-les à mes actions de grâce pour ceux qui vous ont priée sans doute de m’en donner avis.

» En prononçant ces mots, Arthur jeta sur Adrienne un regard sombre qu’elle eut beaucoup de peine à soutenir ; mais enhardie par la présence et le sourire de Clémentine, elle insista en souriant elle-même.

» — Ma sœur, il est vrai, n’annonce rien qui ne doive vous plaire, sir Arthur, puisqu’elle vous rappelle dans votre chère Écosse.

» Quoiqu’il fût cruellement blessé de ce qui n’était entr’elles qu’un badinage inoffensif, il se rendit maître du bouleversement qui s’était élevé en lui, et répondit avec calme qu’il appréciait l’intérêt qu’on daignait lui témoigner, en l’avertissant que son séjour avait été trop long dans la colonie. Mais il contenait sous cette tranquillité feinte un ressentiment dont toute l’amertume éclata dans l’adieu qu’il répondit au timide adieu d’Adrienne, lorsqu’elle se trouva seule avec lui en le reconduisant.

» — Partirez-vous ? lui dit-elle, avec le tendre enjouement qu’elle s’efforçait de conserver encore.

» — Oui, je pars, répliqua-t-il d’une voix basse et irritée. J’emporte la certitude qu’Adrienne ressemble à toutes les femmes ; qu’elle est légère, qu’elle est vaine et trompeuse, qu’elle sait rire en donnant la mort à celui qui respectait son repos et son innocence.

» En achevant ces mots, qui tuaient la pauvre Adrienne, il repoussa durement sa main qu’il avait saisie d’abord, et s’enfuit dans un courroux égal au triste étonnement de celle qui en était l’objet.

» En retournant vers sa sœur, elle chancelait, la regardait fixement comme quelqu’un qui rêve et qui ne reconnaît rien autour de soi. La pâleur et l’immobilité de ses traits effrayèrent cette aimable sœur, qui la regardait à son tour en tremblant de l’interroger. Adrienne enfin s’assit près d’elle, et, prenant sa main qu’elle pressa sur son front, comme pour y retenir ses idées qui s’enfuyaient, elle lui dit faiblement :

» — Je suis perdue, ma sœur ! je me suis trompée !

» Dès qu’elle fut en état de lui rendre compte de l’adieu d’Arthur, de cette colère inexplicable contre un être si vrai, si sensible, Clémentine crut n’y démêler qu’un excès de délicatesse ou d’orgueil qui l’alarma sans doute pour l’avenir d’Adrienne, mais qui n’annonçait ni l’indifférence, ni l’abandon, ni la haine dont elle se croyait menacée. Adrienne écoutait avidement toutes les conjectures et les charmantes promesses de Clémentine ; mais elle ne les comprenait pas sans doute, car elle l’interrompait encore en s’écriant :

» — Je suis perdue, ma sœur !

» Elle l’était en effet. Le départ d’Arthur était irrévocablement fixé quand elle le revit ; mais sa colère avait fait place à l’abattement et à la douleur. Il l’aborda d’un air grave et doux ; et, reprenant cette main qu’il avait repoussée avec une sorte de frayeur, il la mouilla de larmes avec toutes les marques du repentir et de l’amour. L’austérité de cet amour, le mystère dont il s’enveloppait encore, même en gémissant, préparait le cœur d’Adrienne à la sentence qu’elle allait recevoir.

» — Malheureux pour toujours, lui dit-il enfin, mais un seul instant injuste, un seul instant, ma chère ! quelle que soit ma vie, Adrienne, ce moment en aura été le plus affreux, et, je le jure, le plus coupable. Vous devez pardonner beaucoup à qui va beaucoup souffrir, et souffrir pour toi, si bonne, si sincère ! qui ne voulais pas, oh ! j’en suis sûr, ajouter du malheur à la cruelle bizarrerie de mon sort ! Le réveil d’un doux songe, mon amie, est quelquefois la mort… Mais, s’il n’est plus temps pour ma vie, il l’est encore pour l’honneur…

» Et ses larmes recommencèrent à couler avec plus d’amertume.

» Adrienne, muette, consternée, lui abandonnait ses mains glacées, dont le tremblement seul annonçait qu’elle vivait encore,

» — Demain, poursuivit-il…

» Ce mot éveilla la stupeur qui étouffait l’ame d’Adrienne, et sa tête se cacha sur le cœur d’Arthur, comme dans son dernier asile. L’affreux sommeil où elle paraissait être tombée fut rompu par une scène plus déchirante encore. Andréa, retenu par quelques esclaves, venait de leur échapper. Il court, il vole sur les pas de son frère ; il résiste à ceux qui l’atteignent dans sa fuite ; il les repousse ; il brave les ordres d’Arthur ; et, tout couvert de sable, de sueur et de larmes, il se jette dans la chambre où la malheureuse Adrienne vient de perdre, au moins un moment, la connaissance de son sort. Cette vue épouvante Andréa, dont les cris perçans rappellent à la fois Adrienne à la vie, et sa sœur auprès d’elle ; sa sœur, que le retour d’Arthur avait comblée de joie, et qui souriait à la félicité prochaine dont elle se croyait l’heureux auteur !

» Arthur, pâle et désespéré ; Adrienne, renversée dans ses bras, le sourire de la mort sur les lèvres ; Andréa, dont la douleur impétueuse s’exhale en cris et en sanglots ; quel est le plus à plaindre des trois êtres qui s’offrent à elle ? À qui doit-elle du secours et des consolations ?

» — C’est toi, mon amour, qui lui fais peur par tes cris, dit-elle à l’enfant effrayé.

» — Il se tait, mettant avec force ses mains sur sa bouche pour étouffer les sanglots qu’il ne pouvait retenir. Son frère, attendri, l’attire doucement à lui ; ses vives caresses rouvrent les yeux d’Adrienne. Ils se fixent mourans sur Arthur, dont la vie entière se confond encore avec la sienne dans ce triste et long regard qui dit à la fois : toujours ! et adieu !

» — Regardez-moi aussi, dit Andréa, je suis là.

» Son frère, averti par cette voix suppliante, lève les yeux au ciel pour y chercher du courage, et les ramène pleins de pleurs sur les deux êtres dont il ne peut s’arracher.

» — Embrassez Adrienne, crie-t-il enfin, comme s’il commandait aux autres et à lui-même. Embrassez-la vîte, Andréa ! il faut lui dire adieu.

» — Pardon, pardon, Arthur ! s’écrie l’enfant en s’agenouillant devant lui ; fais-moi dire autre chose : oh ! ne me fais pas peur !

» Et ses cris recommencent avec mille tendres promesses d’être soumis à l’avenir. Arthur essaie vainement de l’entraîner ; affaibli par l’émotion qui vient d’abattre ses sens, il ne peut plus résister à cette lutte terrible ; car les forces d’Andréa qui l’étreint et l’enchaîne, surpassent les forces d’un enfant.

» — Eh bien ! écoute, Andréa, mon enfant… mon frère ! écoute : tu me fais pitié, pauvre Andréa ! écoute et réponds-moi sans contrainte. Je pars demain ; le ciel sait qu’il faut que je parte ! veux-tu me suivre ? veux-tu rester ? choisis entr’elle et moi. Je jure par l’honneur que je souscris à ton choix : point de réflexion ; décide à l’instant.

» Une pâleur affreuse se répand sur les joues d’Andréa. L’irrésolution et l’angoisse se peignent dans ses regards qu’il fixe alternativement sur Adrienne et sur son frère ; mais il reste frappé de silence et de terreur. Ses deux mains étendues vers eux sont agitées d’un tremblement convulsif ; il ne peut parler ; il ne peut choisir : enfin la nature choisit pour lui et le précipite, privé de sentiment, aux genoux d’Adrienne.

» — Le sacrifice est entier, dit Arthur ; je ne me sauve du danger qu’en y laissant ma vie. Adrienne, garde-moi cet enfant ; si mon retour est jamais permis et possible, retiens-en ce gage. Apprends… non ! n’oublie pas que je n’ai rien en ce monde de plus cher avec toi !

» Alors, couvrant de baisers l’enfant évanoui, le malheureux Arthur se sauva pour ne reparaître jamais. Clémentine le suivit, résolue de s’éclairer sur la cause qui avait amené cette scène de désolation.

» — Au nom du ciel ! lui dit-elle, quand ils furent seuls sous les arbres du chemin, sir Arthur, expliquez-vous avec moi. Vous me paraissez trop malheureux pour que j’ose vous reprocher ce qui se passe. Mais j’ai le cœur déchiré. Que vais-je devenir ici moi-même ? Que va-t-il résulter de votre départ pour l’Écosse ? je frémis de le prévoir.

» — Pour l’Écosse, dit Arthur avec amertume ; non, Madame, non, sur mon Dieu ! ce n’est pas en Écosse que je reporte ma triste existence.

» — Hélas ! reprit Clémentine, où fuyez-vous donc ? et pourquoi fuyez-vous ? Inconcevable silence ! poursuivit-elle, après avoir vainement attendu sa réponse. Homme cruel et chéri ! faut-il vous plaindre ou faut-il vous haïr ?

» — Haïssez-moi, madame, si vous en avez le courage. Oui ! poursuivit il d’une voix austère et fatale, j’abandonne à votre vertu ce que la mienne doit fuir. J’ai respecté votre sœur, mais je l’adore ; je ne puis plus vivre sans elle, et je ne l’aurais obtenue que par un crime ; je m’en sépare donc : voilà tous mes droits à votre haine. Demain, vous me reverrez, mais seul, au dernier moment… le plus terrible vient de passer. Vous daignerez recevoir, avec mon dernier adieu, le secret qui tourmente ma vie. Il mourrait avec moi, s’il ne devait, en me justifiant devant vous, me laisser un juge moins sévère auprès d’Adrienne. Vous partagerez ce secret avec elle, quand sa raison, perdue aujourd’hui comme la mienne, pourra l’apprendre sans danger pour sa vie : car elle m’aime, oh ! je le crois ! s’écria-t-il avec un sourire tendrement douloureux. Ne le croyez-vous pas aussi, madame ?

» Clémentine baissa les yeux qu’elle avait tournés vers le ciel.

» — Et moi, madame, croyez-vous que je l’aime ? ajouta-t-il du ton de l’égarement. N’appréciez-vous pas la preuve que j’en donne, l’espoir que je lui laisse, le lien tendre et précieux qui va nous unir quoique séparés, le don que je lui fais, enfin, de mon cher Andréa !…

» Sa voix étouffée s’éteignit dans les sanglots ; ils se séparèrent pour se revoir à l’aurore, mais à l’insu d’Adrienne plongée dans une stupeur à ne plus rien comprendre de tout ce qui se passait autour d’elle.

» La nouvelle du départ d’Arthur se répandit bientôt et consterna ceux qui avaient prophétisé leur union. Cependant Clémentine, plus maîtresse que sa sœur de composer ses réponses aux demandes de leurs amis, laissa croire que cette absence serait de peu de durée. La présence du petit Andréa, l’idole d’Arthur, confirma ce discours. L’héritage de son vieux parent, des esclaves nombreux, une habitation immense, confiés à leurs soins, ne laissèrent aucun doute du retour de son frère, parti, non pour l’Écosse, ainsi que l’espérait la vive Nelly, mais sur un navire destiné pour les États-Unis, plus voisins des Antilles.

» Clémentine, après quelques jours consacrés aux larmes, voulut emmener avec elle sa sœur et Andréa. Rien n’y put résoudre Adrienne, dont la douleur, plus calme en apparence, s’alimentait en secret du souvenir trop récent d’Arthur.

» — Si je quittais cette île, disait-elle à sa sœur, je croirais le quitter à mon tour, et je mourrais plus vite, car il est encore partout où je l’ai vu. Là-haut, ma sœur, dans les arbres de la montagne ; autour de notre maison ; dans les savannes qu’il parcourait pour moi…, pour me chercher…, pour me voir… Regardez, Clémentine, il y est encore ! il y sera jusqu’au moment où mes yeux et mon cœur se fermeront au souvenir d’Arthur.

» Oh ! que le ciel ne m’a-t-il donné la beauté des anges, pour lui plaire, et leur voix, pour le rappeler !… et lui, lui ! que ne voyait-il dans mes traits mon ame toute brillante de son image : il m’aurait trouvée trop belle pour me quitter jamais !

» Ses regards erraient alors partout où elle croyait poursuivre l’ombre légère d’Arthur, qu’elle voyait en effet par un reflet de son ame. D’autres fois, il reparaissait tout à coup en elle dans l’imitation involontaire de son accent, de ses manières ; dans des mots de lui, des phrases dérobées par sa mémoire qui la frappaient d’étonnement sitôt qu’elles s’échappaient de sa bouche, et la faisaient fondre en larmes.

» C’est alors qu’Andréa redoublait de tendresse pour elle, et qu’il l’écoutait avec plus de ravissement.

» — Tu parles comme lui, disait-il, on dirait que sa voix est devenue la tienne, et qu’elle est restée entre nous. Oh ! s’il allait venir !… Quand viendra-t-il, Adrienne ?

» — Un jour ! répondait-elle pour tromper l’impatience d’Andréa ; et, à force de le lui répéter, elle finissait par s’égarer elle-même et se répondre tout bas : Un jour !

» Clémentine la laissa livrée à une longue espérance qu’elle entretenait par ses lettres, sachant bien que prolonger l’erreur d’Adrienne, c’était prolonger sa vie, cette vie donnée à l’amour, qui ne devait plus changer d’objet après avoir rencontré Arthur. Sans lui révéler le fatal secret qu’elle a toujours gardé, cette sœur prudente lui écrivait sans cesse :

« Attendez, mon Adrienne, attendez, et gardez-vous de croire qu’il vous a trompée. »

» — Non, lui répondait Adrienne, non, ma sœur, il ne m’a jamais trompée ; vous dites bien, c’est moi, moi seule. J’ai choisi, j’ai fixé mon sort ; quel qu’il soit, pardonnez-le lui : c’est moi qui l’ai choisi. Je revois maintenant, en souvenir, des témoignages frappans, des preuves à la fois cruelles et touchantes que son ame était combattue et déchirée. Était-ce amour pour moi ? pour je ne sais quelle autre… ô tristes lueurs ! Clémentine, quand s’éteindront-elles ? Je repasse en vain tous ses discours mot à mot ; je les sais tous. Non, en vérité, il ne m’a jamais dit qu’il m’aimât. J’ai cru cependant qu’il fallait être ce qu’il était pour le persuader. Je m’obstinais peut-être à le croire pour avoir le droit de l’aimer avec cette passion sincère dont vous plaignez l’excès. J’ai quelquefois essayé, pour vous, ma sœur, de lui disputer ma vie qui vous est chère ; mais celle qui a pu se croire aimée d’Arthur, ma Clémentine ! doit mourir du regret de s’être trompée. »

» Un soir, conduite par Andréa sur cette roche devenue si déserte, d’où l’enfant croyait souvent apercevoir un vaisseau revenir, mais d’où elle ne voyait, elle, que de l’eau, toujours de l’eau, un affreux tourbillon de vent, joint au choc des vagues contre les mornes, lui rappela le chant prophétique de Mona : L’effrayante anordie, ce signal des tempêtes, éleva dans son âme une secrète horreur qui ne s’était pas encore mêlée aux tourmens qu’elle traînait partout avec elle. La vue du bâtiment échoué à la côte, des nuages noirs et le roulement lointain des flots, lui causèrent une subite épouvante qu’elle voulut en vain cacher au frère ou à l’enfant d’Arthur.

» — Andréa ! lui dit-elle avec un regard sinistre.

» — Que vois-tu ? lui demanda-t-il en cherchant au loin des yeux l’objet qui paraissait la frapper.

» — Rien, rien ! répondit-elle, en le serrant fortement à son cœur : Oh ! n’ayons pas peur, Andréa ! je n’ai rien vu.

» Et, l’entraînant jusqu’à cette chapelle gothique que vous voyez non loin de la mer, consacrée à la Vierge par des matelots espagnols qui s’y sauvèrent autrefois, elle s’appuya contre les piliers à demi-ruinés. Quelques éclairs jetaient une clarté blafarde à travers les lourds nuages qui s’amoncelaient au nord ; ils rendaient plus horribles à contempler les intervalles d’un calme sombre que nos marins appellent calme de mort, durant lequel la nature immobile semble réunir toutes ses forces pour soutenir le choc dont elle est menacée.

» Mona, voyant de loin ses jeunes maîtres se réfugier à la chapelle, vint les y rejoindre toute tremblante.

» — Chère Mona, lui dit tout bas Adrienne, en se cachant dans ses bras, prie avec moi pour les voyageurs ; car voici la saison des naufrages !

» Andréa, le fidèle enfant dont la pensée, toujours fixée au même objet, répondait sans cesse à la pensée d’Adrienne par le nom d’Arthur, la surprit le soir par cette question :

» — Veux-tu revoir Arthur ?

» Il lui parlait d’un ton de confidence.

» Elle tressaillit et l’écouta :

» — Si tu le veux, couche-toi sur ton cœur, quand tu l’endors. J’avais entendu raconter que pour voir en rêve ceux qu’on aime, il faut se coucher sur le cœur, où passe tout notre sang avec leur souvenir ; il s’y arrête alors et nous console : je l’ai fait pour revoir mon frère ; j’en ai bien de la joie, car je l’ai vu longtemps cette nuit, et je viens te le dire.

» — Adrienne pleura.

» Les jours, les mois n’amenaient aucune nouvelle d’Arthur ; le peu d’amis, que n’avait pas éloignés la tristesse d’Adrienne, gardait sur cet être adoré un silence qui lui devenait odieux.

» Nommez-le mille fois dans vos lettres, écrivait-elle à sa sœur, car il semble que ce nom soit effacé de tous les souvenirs. Vous seule et Andréa, ce fidèle écho de mon cœur, vous seuls vous n’avez pas perdu la mémoire. Eh quoi ! j’existe encore, et personne ne parle plus d’Arthur. Arthur est-il donc autre chose que moi ! ne voyent-ils en moi qu’Adrienne pour ne me parler jamais que d’Adrienne ? oh ! s’ils voyaient mon ame, ils n’oseraient rien dire qui ne fût pour Arthur. Mais lui, Clémentine, cet ami tendre, cet autre moi, plus aimé mille fois que moi-même, est-ce lui qui me pénètre d’un sentiment si triste ?… En repassant les jours mille fois heureux, mille fois trompeurs et perdus, puis-je me résoudre à croire que celui qui les a fait naître, soit aussi celui dont le silence et l’oubli me déchirent aujourd’hui ? quel retour douloureux sur une félicité charmante, détruite, non par la force des événemens, non par l’ordre du ciel, qui brise à son gré nos liens les plus chers, nos espérances les plus riantes sans que nous ayons le droit de nous en plaindre autrement que par des pleurs ; mais par la volonté d’un seul, dont l’unique bonheur était de me plaire… Je le croyais ! et l’univers est entre nous ! et c’est lui qui l’a voulu !… qui le veut encore !

» Mais, Clémentine, si je parvenais à détacher mon cœur de cet Arthur qui m’a repris, avec le sien, tout le charme de ma vie, comment oublier l’autre Arthur, le plus aimable, le plus tendre des hommes ! qui trouvait sa joie dans mes regards, qui vivait par moi, comme je vivais par lui… Il est bien affreux de n’avoir pour espérance que l’orgueil… Ah ! je ne l’écoute seulement pas. Laissez-moi donc, laissez-moi toute entière à ces regrets tendres qui absorbent, qui accablent, qui dévorent l’ame ! Mais de la colère, mais du ressentiment, non ! je n’en ai pas ; je ne saurais : il m’a aimée… Vous me l’avez dit, Clémentine.

» Dieu ! que les plaintes d’un cœur blessé sont vaines ! qu’elles soulagent peu l’oppression qui le fatigue ! ou plutôt je crois que mon cœur m’a quittée pour le suivre, et que mon cœur me manque pour respirer… Pardon ! tout ce que je vous écris est inutile, car ce ne sont plus les larmes qui peuvent me guérir ; j’en ai répandu trop pour en sentir encore le besoin : mais ce profond abattement, cet ennui de moi-même, de tout, oh ! voilà l’état qu’un esprit vraiment touché ne peut ni supporter, ni décrire. Je suis si malheureuse de dire : C’est lui qui me rend malheureuse ! je ne le dirai plus, ma sœur ; je ne voulais pas vous le rappeler ; je ne voulais… pourrez-vous le croire en lisant cette lettre ? je ne voulais vous parler que d’Andréa. Toutefois comment vous entretenir de cet enfant sans retourner d’où je viens ! il m’y ramènerait si je pouvais m’en arracher longtemps. Sa mémoire, ses prières, ses espérances, tout prend le nom d’Arthur. Il va chaque jour revoir la chambre qu’il occupait avec lui. C’est là qu’il écoute, plus docile, les maîtres que je lui ai conservés avec le vieux intendant de ses biens, choisi par son frère. Les livres favoris d’Arthur sont ceux qui l’intéressent et l’instruisent. Je les lis moi-même quand il m’est possible ; je le force doucement à me suivre dans le monde qui l’effarouche encore. J’y retourne pour lui ; je n’en repousse aucune occasion ; par cet effort, jugez de ma tendresse pour Andréa ! Mais il me demande sans cesse s’il faut attendre encore longtemps Arthur ? Je ne sais que lui répondre, moi !… Et vous, Clémentine, que lui répondriez-vous ?…

» Pour la première fois, sa sœur, quand elle répondit, parlait beaucoup plus de sa famille, de ses projets de retour à Saint-Barthélemi, que d’Arthur, dont Adrienne cherchait le nom à chaque ligne. Elle l’informait que son mari cédait à ses instances, et consentait à fixer leur retour auprès d’elle avant un an. Enfin, elle répétait ce que tant de fois elle avait déjà dit, et plus tendrement peut-être. « Attends ! attends toujours. Tu le reverras, ô ma chère Adrienne ! » mais, il paraissait que des larmes étaient tombées sur ces mots.

L’arrivée d’un vaisseau marchand conduisit dans cette île quelques navigateurs qui ne tardèrent pas à se trouver en relation avec nos premières maisons de commerce.

» Adrienne y rencontra l’un d’eux revenant du Bengale, où il avait séjourné deux ans. Ses différens voyages sur mer étaient curieux à entendre raconter. Il parlait de prises par les corsaires, de combats dont les images effrayantes et vraies éveillent si spontanément la crainte dans les cœurs.

Adrienne et Andréa l’écoutaient avec une émotion profonde ; à les voir, on ne pouvait douter qu’ils n’eussent tous deux des affections relatives aux sombres tableaux retracés devant eux. Quand le conteur s’arrêtait de parler, ils le regardaient encore et ne regardaient que lui, comme s’ils en eussent attendu d’autres récits, les seuls capables de les captiver et de les émouvoir. C’était la première fois depuis deux ans qu’Adrienne écoutait autrement que par complaisance ; le narrateur, charmé sans doute de l’intérêt qu’il faisait naître, retrouvait toujours de quoi satisfaire ses auditeurs attentifs.

« Le sort, poursuivit-il, qui nous a conduits si heureusement dans ce port, nous en avait violemment repoussés il y a deux ans, oui ! deux ans, ma foi. Un vaisseau que je dirigeais alors sur cette île, en quittant l’Angleterre, fut tout à coup arrêté par un calme plat qui nous fixa douze jours comme sur un étang, et ne présageait rien d’heureux à la suite. Ce présage ne fut pas trompeur : nous fûmes bientôt après jetés et poussés par les vents au hasard des écueils, sans plus pouvoir tenir une route réglée dans cette tourmente affreuse. Nous trouvâmes des compagnons d’infortune, aussi désorientés que nous ; mais qui, plus maltraités encore par la perte de leurs voiles et de leurs cordages, nous hélêrent, et nous firent des signes de détresse que nous comprîmes par la nôtre, mieux que par leurs plaintes à moitié perdues dans le bruit des vagues. Nous les jugeâmes à tel point désespérés et hors de salut, que nous jetâmes nos chaloupes à la mer pour aller à leur secours. Les leurs s’éloignaient déjà remplies par l’équipage, qui fit de vains efforts pour nous joindre. Nous les recommandâmes à la Providence, en luttant nous-mêmes contre un danger que nous venions d’accroître inutilement pour les sauver, lorsqu’une lame d’eau couvrit notre chaloupe tout entière. Un homme fut amené brusquement par elle si près de nous, que nous eûmes le bonheur de le saisir par ses vêtemens, et de le recueillir évanoui dans nos bras. Nous ne pouvions lui donner aucun secours, nous avions peur de ne jamais rejoindre notre vaisseau dont nous étions toujours repoussés au moment de l’atteindre. Cependant, après quelques heures d’une affreuse inquiétude, nous parvînmes à nous en rapprocher, et à saisir les câbles qu’on nous jeta pour y remonter. La mer n’était plus que houleuse, et nous donnait l’espoir d’une tranquillité prochaine. Nous transportâmes aussi l’infortuné, dont j’ai parlé, évanoui qu’il était encore ; une blessure profonde qu’il avait reçue à la tête nous laissa peu d’espoir de le rappeler à la vie. Épuisé par la perte de son sang, par les efforts qu’il avait opposés longtemps aux flots, il n’ouvrit en effet les yeux que pour retomber dans un accablement que nous jugeâmes mortel. Il nous regarda pourtant encore ; mais sa vue se voilait pour toujours. Il voulut nous parler, et ne put que proférer d’une voix lente et coupée les noms d’Adrienne et d’Andréa, que nous primes le soin d’écrire. Après quelques sanglots d’agonie, il expira au milieu de l’équipage consterné d’une fin si prématurée ; car il était jeune et d’une figure admirable, quoique décolorée par la mort.

» Tous les yeux se tournèrent à la fois sur Adrienne, dont les regards fixes et ternes restaient attachés sur le navigateur, qui venait de dévoiler le sort d’Arthur.

» Un silence morne régna quelques instans ; personne n’osait le rompre. On attendait avec anxiété l’effet de la nouvelle désastreuse que l’on n’avait pu prévenir. Mais pas une plainte ne sortit de ce cœur frappé à mort. C’était comme une blessure refermée aussitôt que reçue, et d’où ne peut s’échapper une goutte de sang. Pas une larme ne tomba de ses yeux arides ; on l’emporta, non privée de la vie, mais dans un état effrayant d’insensibilité, qui semblait n’appeler aucun secours, aucune vaine consolation. Andréa la suivit dans le même silence, et l’on crut que, pour lui du moins, cette révélation serait moins funeste, Mona, désolée, gémit inutilement aux pieds d’Adrienne, qui ne la connaissait plus, qui ne répondait rien à ses questions et à ses larmes qu’elle regardait couler sur ses mains avec une froide surprise.

» Une voix déchirante brisa tout à coup cette longue et triste veille, elle semblait venir du haut de la montagne, et, dans la nuit, l’écho la rendait plus déchirante encore :

» — Andréa ! criait cette voix lamentable ; et Adrienne se leva vivement.

» — Mona, dit-elle, entendez-vous ? on appelle Andréa.

» Mais Mona effrayée ne bougeait plus.

» — Où est Andréa ? qui l’appelle à cette heure ?… je crois qu’il fait nuit. »

» — Il dort, dit Mona, couchez-vous, chère maîtresse.

» — Il dort ! s’écrie-t-elle, et qui pourrait dormir ici ? je veux voir cet enfant.

» Elle court dans la chambre d’Andréa ; mais ses bras qu’elle étend sur son lit ne l’y trouvent pas.

» — Mon Dieu ! poursuit-elle, on m’a pris Andréa, on l’emmène… Écoutez ! écoutez, comme on l’appelle !

» Et le rivage répétait au loin :

» — Andréa ! Andréa !

» Égarée, mais forte par l’excès même de la frayeur, Adrienne, demi-nue, s’échappe des bras tremblans de Mona, et s’élance comme une ombre sur les rochers d’où la voix semblait descendre.

» C’était le pauvre petit Andréa lui-même, qu’une fièvre ardente avait fait sortir de son lit. Frappé du récit affreux de la soirée, il étendait les bras en les agitant vers la mer, et criait :

» — Andréa ! Andréa !

» Adrienne le saisit avec l’énergie du désespoir ; et l’enfant se laissa prendre par elle et ramener sans résistance jusqu’à l’habitation. La lumière qui brûlait dans la chambre éclaira ses traits pâles et renversés. Ses cheveux étaient hérissés sur son front découvert ; ses yeux étincelaient ainsi que deux étoiles ardentes. Il était beau ! beau comme Arthur le jour de ses adieux ; et Adrienne, qui retenait ses mains sèches et brûlantes, le baigna de ses larmes, en disant :

» — Pauvre petit misérable !

» — Pauvre petit misérable ! répéta-t-il, en imitant l’accent plaintif de son amie.

» Une maladie grave suivit ces tristes symptômes. Adrienne, assise ou à genoux près de son lit, semblait avoir oublié que c’était à elle de mourir. Ses soins, ses vœux, ses veilles, ses pleurs, tout était pour Andréa, qui ne reconnaissait qu’elle, qui n’obéissait qu’à sa voix durant l’affreux délire qui bouleversait sa raison. Souvent, tourmenté par des rêves lugubres, il se levait tout à coup, et voulait s’échapper. Il se débattait alors contre Adrienne elle-même, et s’obstinait à s’enfuir, dans un silence qui la glaçait d’épouvante.

» — C’est moi, disait-elle, veux-tu me quitter ? veux-tu quitter Adrienne ?

» Et l’enfant, terrassé par de longs efforts, retombait sur sa couche, en répétant :

» — Pauvre petit misérable !

» Il n’avait plus dans sa mémoire d’autres paroles pour exprimer son impatience et les douleurs aiguës de la fièvre qui le dévorait.

» Après un mois d’une mortelle inquiétude, il parut plus calme. Le sommeil vint par intervalle rafraîchir son sang, et réparer le désordre de son imagination, que l’on croyait à jamais troublée. Il ne lui resta bientôt de cette crise violente qu’une extrême faiblesse, qui se dissipa pourtant, et une mélancolie qui ne se dissipera jamais ; car il semble que tous les malheurs se soient réunis pour l’augmenter, et la faire, pour ainsi dire, croître avec son ame.

» Il avait, à cette époque, à peine dix ans accomplis ; néanmoins sa taille élevée, ses traits formés et d’une beauté sérieuse, le faisaient paraître déjà ce qu’il est aujourd’hui.

» Le passage subit d’une douleur à une autre douleur avait prolongé la vie d’Adrienne ; mais elle retrouva le pressentiment de sa fin prochaine, aussitôt qu’elle cessa de trembler pour la vie d’Andréa. Elle rêvait souvent, dans sa tendre sollicitude, à lui préparer un lien assez cher pour le consoler, ou du moins pour lui adoucir sa perte. Elle voulait voir Géorgie, la fille de sa sœur, qu’elle rappelait dans chacune de ses lettres.

» Venez, venez, lui écrivait-elle, ô Clémentine ! il est temps. »

» Elle vint en effet retrouver Adrienne, sa chère Adrienne, méconnaissable pour ceux qui ne l’avaient pas suivie dans le progrès de ses longues douleurs. Clémentine fut nâvrée. En la pressant dans ses bras, elle sentit qu’elle n’y tenait déjà plus qu’une ombre prête à lui échapper, et elles se regardèrent dans un silence qui disait leurs tristes adieux.

» Géorgie, que sa mère amenait avec elle, était une charmante créature, plus jeune qu’Andréa d’une année. Le rire ne quittait pas ses joues rondes et fraîches. Volage comme un jeune oiseau, elle sautait plutôt qu’elle ne marchait. Aussi vive que caressante, elle interrompait une chanson pour venir donner un baiser à sa mère.

» Adrienne se plut à contempler ses grâces légères, et voulut la parer elle-même de ses mains défaillantes.

» — Il l’aimera, dit-elle à sa mère. Vous le voulez, n’est-ce pas Clémentine ?

» — Tu le veux, ma sœur ! ajouta-t-elle en lui serrant fortement la main ; et sa sœur n’eut pas plus de peine à la deviner qu’à souscrire d’avance à son dernier désir.

» — Écoute ! dit-elle à Géorgie ; tu vas avoir un frère, un jeune ami beau comme toi, mais plus triste.

» — C’est Andréa, répondit Géorgie. Oh ! je voudrais le voir ! toujours, toujours ma mère en a parlé. Viendra-t-il bientôt ?

» — Bientôt, et tu l’accueilleras comme un frère ; tu l’aimeras pour l’amour de moi.

» Géorgie promit de l’aimer, puis courut se placer sur la porte, heureuse de l’idée d’avoir un frère et de porter à son cou le collier de corail noir qu’Adrienne venait d’y attacher.

» Alors Clémentine fut instruite que, dès le matin, sa sœur avait envoyé quelques nègres au-devant d’elle en leur ordonnant de prendre un long détour afin de prolonger l’absence d’Andréa, qui ne s’était décidé qu’avec peine à les accompagner.

» — J’ai voulu, poursuivit-elle, te voir seule… te parler… mais je ne le puis.

» Et sa tête se pencha sur le sein de Clémentine.

» — Adrienne ! lui demanda celle-ci, n’es-tu pas charmée de nous voir enfin réunies ?

» — Charmée, en vérité, ma sœur, lui répondit Adrienne d’une voix faible. Oui ! charmée de sentir votre main dans la mienne… Retenez-la encore, Clémentine, car je ne sais où je vais ; il me semble qu’une main m’attire loin d’Andréa… loin de tout !… Pardonnez-moi de dire une telle chose ; mais vous me regardez, ma sœur, et vous voyez qu’il était temps !

» Clémentine la regardait en effet, et ne trouvant plus la force de lui répondre, elle la laissa tomber par degré dans un sommeil qui la préparait doucement à l’éternel repos.

» Mona, qui guettait de loin le retour d’Andréa, vint les avertir qu’elle croyait l’apercevoir.

» — Elle croit l’apercevoir ! répéta Géorgie toute radieuse.

» Adrienne s’éveilla, rassembla toutes ses forces, et sortit seule pour aller à sa rencontre.

» — Je n’ai rien vu, dit-il en accourant auprès d’elle. Tu les aimes donc beaucoup pour me les envoyer chercher si loin ? Il y a près d’un jour que je les attends. Oh ! que les heures sont lentes sans toi !

» — Et s’il fallait nous quitter pour… longtemps, que ferais-tu donc, Andréa ?

» Il garda le silence ; puis en relevant sur elle ses yeux chargés de tristesse :

» — Tu m’éprouves ? lui dit il.

» — Je t’interroge, Andréa, je voudrais…

» — Moi je voudrais alors mourir comme lui. Oui, Adrienne ! tu sais que je mourrais !

» — Eh bien ! non, répliqua-t-elle en détournant son visage pour cacher ses larmes, n’en parlons pas. Je veux seulement te donner aujourd’hui une preuve singulière de ma tendresse pour toi. Ne la refuse pas, Andréa, car elle assurera le bonheur de la vie.

» — Donne-moi cette preuve, dit-il d’un air rêveur, mais ne m’éprouve plus.

» Il la suivit avec inquiétude dans la chambre où étaient Clémentine et Géorgie.

» Dès qu’il les aperçut, il s’arrêta sur la porte. Géorgie, dans sa joie naïve, s’avança vers lui en le saluant par son nom, comme si elle l’eût déjà vu, et lui prit la main avec familiarité. Il l’examina sans répondre, et ne parut remarquer en elle que le collier l’Adrienne, sur lequel il attacha les yeux.

» — Me trouves-tu bien ainsi ? lui dit-elle.

Andréa retira doucement sa main, s’avança vers Clémentine, qu’il reconnut avec plaisir.

» Elle ne put regarder sans émotion cette belle et vivante image du malheureux Arthur.

» Adrienne se pencha vers elle, en lui disant tout bas :

» — Il ne s’en ira jamais, lui !

» — Le lendemain elle se leva moins faible ; sa voix était animée, son teint plus vif, elle parlait fréquemment.

» — Venez ! dit-elle aux deux enfans ; je veux aussi me parer aujourd’hui ; je veux que vous m’aidiez à cueillir ces fleurs qui sèchent si vîte… Voyez ! la roche en est couverte ; allons-y tous trois. J’en mettrai sur ma tête, sur mon cœur ; j’en remplirai la maison ; nous en répandrons partout pour l’arrivée de Géorgie.

» — Pour Adrienne, s’écria vivement Andréa ; une couronne pour Adrienne !

» — Oui ! pour toutes les jeunes filles, reprit-elle ; c’est demain la fête des jeunes filles !

» — Allons ! dit gaîment Géorgie, allons faire des couronnes !

» Tous trois y montèrent ensemble, et dépouillèrent les murtilles et la mousse de leur richesse passagère !

» Cette journée fut belle. Adrienne avait souri longtemps ; sa figure se colorait de plus en plus ; ses cheveux noirs et bouclés s’échappaient de sa couronne et la rendaient charmante.

» Clémentine l’observait avec un mélange d’espérance et d’étonnement. Andréa surtout la contemplait avec une expression plus passionnée et plus recueillie.

» Pour elle, dont les regards effleuraient tout sans se fixer sur rien, elle respirait plus vîte ; il y avait dans tous ses mouvemens quelque chose d’empressé, qui leur faisait lui demander à chaque instant :

» — Que veux-tu !

» Elle ne répondait pas, et semblait partager leur joie.

» — Andréa, dit-elle enfin, en lui montrant Géorgie qui caressait sa mère, vois qu’elle est douce et belle ! vois comme ces fleurs lui vont bien !

» — Oh, oui ! répondit-il, en ne regardant qu’Adrienne, elle est douce et belle, et ces fleurs lui vont bien.

» — Va donc le lui dire.

» — Laisse-moi te regarder !

» Mais, reprit-il bientôt, tu m’as promis hier le bonheur de ma vie, t’en souviens-tu, ma chère Adrienne ? où est cette preuve de ta tendresse ?

» — Tiens, dit-elle en attirant Géorgie auprès de lui, je l’ai demandée à sa mère pour toi ; je te la donne : embrassez-moi, et soyez unis toujours, comme je vous unis en ce moment.

» — Il ne faut pas être triste, Andréa, lui dit Géorgie en passant son bras autour du sien ; il faut répondre comme j’ai répondu hier lorsqu’on m’a commandé de t’aimer ; j’ai dit que je t’aimerais : fais de même ; sois mon frère.

» À ce nom de frère, Andréa pleura, mais il ne répondit pas.

» — Non, reprit Adrienne en devinant sa pensée, appelle-le toujours ton ami ; tu lui donneras un jour un nom plus tendre encore ; un jour Andréa sera ton époux, et c’est votre mariage…

» — Que dis-tu ! s’écria-t-il avec effroi, mariage ! ce mot odieux qui faisait frémir Arthur, et qu’il voulait oublier.

» — Oublier ! s’écria vivement Adrienne, en pâlissant. Ma sœur ! ma sœur ! avez-vous entendu ?

» — Paix ! paix ! mon cher Andréa, interrompit soudain Clémentine : Adrienne ne veut que ton bonheur, et ton frère l’approuverait lui-même.

» — Je ne veux rien, répliqua-t-il avec force, je n’aime que toi, et puisque tu ne veux plus d’Andréa, puisque tu me donnes, puisque tu me repousses, je refuse tout : je fuirai tous ceux qui voudront m’appeler leur ami.

» Il s’échappa de leurs mains en finissant ces mots. Adrienne, agitée d’un tremblement mortel, lui tendit les bras, mais ses bras retombèrent sans force ; elle put à peine proférer d’une voix éteinte :

» — Ma sœur ! l’avez-vous entendu ? Arthur était donc marié !… Moi, je meurs !

» Elle perdit connaissance dans les bras de Clémentine.

» Le lendemain, la vieille et triste Mona vint demander à l’intendant de l’habitation d’Andréa s’il n’avait point vu son jeune maître ? Il l’assura qu’il était enfermé dans la chambre de son frère.

» — Empêchez-le de sortir jusqu’à ce soir, dit-elle. Pour l’amour du ciel, qu’il ne vienne pas jusque-là !

» Il le promit ; elle s’en alla, et on lui vit prendre le chemin de l’église catholique, dont les cloches sonnèrent quelques momens après.

» Vers le soir, Andréa, resté tout le jour dans un triste abattement, sortit de sa chambre et descendit lentement sur le rivage. Il aperçut au loin un cortége de jeunes filles voilées et couronnées de fleurs, se dirigeant sur le bord de la mer. Alors il se rappela que c’était la fête des jeunes filles, Adrienne l’avait dit la veille.

» — Adrienne, ô ma chère Adrienne ! dit-il, et il s’avança, comme entraîné, vers sa demeure. Mais, au moment d’entrer, un saisissement affreux l’arrêta. Son sang se glaça dans ses veines ; on l’aurait dit pour toujours pétrifié devant l’objet de sa terreur : c’était une petite croix de paille déposée à l’entrée de la porte, comme on fait dans toutes nos maisons pour annoncer que la Mort vient d’y passer. Les genoux d’Andréa ployèrent sous lui ; un nuage couvrit sa vue ; cette croix sembla disparaitre et s’effacer comme un rêve ; alors, sans jeter un cri, sans savoir peut-être où il était lui-même, il franchit le seuil et courut au lit d’Adrienne… Elle n’y était plus. Toute la chambre était jonchée de roseaux, d’acacia blanc, et remplie des parfums de la myrrhe qu’on y avait brûlée.

» Géorgie, seule, couverte de ses longs cheveux en désordre, les yeux gonflés d’avoir pleuré, était penchée sur cette couche tendue de blanc, et gémissait. Ce murmure triste et doux frappa enfin Andréa, qui, dans un muet désespoir, devinait et n’osait demander ce qu’il avait perdu. Il arrêta ses yeux sur Géorgie, qu’il avait vue naguère si riante et si vive. Elle était défaillante, sans mouvement, sans couleur ; sa voix ne formait que des sons inarticulés et plaintifs. Il prit sa main, et lui dit, après l’avoir longtemps regardée :

» — Tu sauras donc pleurer avec moi !

» Géorgie ne put rien lui répondre ; et sa mère, qui les regardait tous deux, les cacha contre son cœur brisé.




» Trois ans ont passé sur ce jour de séparation, et l’esprit d’Andréa n’est pas guéri de l’impression terrible qu’il en a reçu. Quand le ciel se charge de vapeurs, quand la mer s’élance contre les rochers avec un bruit formidable, quand l’ouragan fait balancer jusque dans la rade les vaisseaux à l’ancre, on ne tarde pas à voir ce jeune homme errer seul à grands pas, gravir les plus hautes falaises, s’arrêter stupéfait sur leur cime élevée, se pencher vers l’Océan, et redire d’une voix qui fait peur et pitié : Andréa ! Andréa ! comme s’il criait à ceux qu’il aima qu’il les attend encore.

» Autrefois, Adrienne parvenait à lui faire abandonner cette roche dangereuse, où nul autre qu’elle n’a jamais osé le suivre depuis. Après cet égarement passager de sa raison, il redescend silencieux, puis il tombe dans un profond assoupissement, dont il se réveille, sans se rappeler peut être ce qui l’a causé. Alors il redevient doux et paisible jusqu’au premier orage qui le rend insensé de nouveau. Les parens de Géorgie, dont il est adoré, lui laissent une liberté salutaire à ses blessures ; il s’en éloigne peu, et revient toujours vers la belle jeune fille que vous avez vue avec lui livrant des fleurs au courant de la mer. Cette jeune fille, c’est Géorgie, dont l’amitié, plus timide aujourd’hui, s’augmente à mesure qu’elle apprend à la cacher. La tristesse qui pâlit son front, sa rougeur quand il lui parle, le tremblement de sa voix quand elle lui répond, tout prouve qu’elle ne l’aime déjà plus comme une enfant. — Clémentine, dit ma mère, laisse au temps et au ciel à remplir la dernière espérance d’Adrienne. »


L’INCONNUE.



XL


Londres, 18…


Mon ami,


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Sur cette place solitaire, attenante à l’église de Saint-Dunstan, où vous m’avez écrit quelquefois, je vis d’un loisir si désœuvré, qu’il me force souvent à regarder en dehors de moi pour ne pas retomber trop avant dans ma mémoire ; mais ne pouvant me résoudre à chercher par le monde les heures d’oubli dont je suis altéré, je tâche de les puiser dans les objets extérieurs qui sont à ma portée : je romps violemment avec ma solitude, j’ouvre ma fenêtre, je me fais curieux.

Mes regards ne rencontrent pour obstacle qu’un platane qui monte plus haut que cette fenêtre, et répand son reflet vert jusqu’au fond de ma chambre quand les rayons du soleil se projettent sur les lambris avec l’ombre dansante du feuillage. Les branches étaient une fois trop dégarnies de feuilles pour cacher le rang de maisons que j’avais à visiter des yeux de l’autre côté de la rue, et je relus sur une porte en face, toujours fermée : « Maison à louer. »

Cette maison taciturne, s’usant avec la mélancolie d’une chose inutile sur la terre, m’occupait d’autant plus qu’elle me paraissait frappée d’abandon comme moi-même. Tout à coup, par une belle matinée de printemps, ses fenêtres, dont les ferrures étaient rouillées, s’ouvrirent avec bruit ; des ouvriers empressés apparurent traversant les chambres ; l’éternel écriteau jauni fut enlevé ; tout, enfin, m’annonça que la demeure déserte serait incessamment habitée.

Allons ! dis-je, la solitaire est défatalisée. Quelqu’un d’assez hardi vient de rompre l’enchantement de ce toit sur lequel un sort paraissait être jeté. Peut-être aussi son maître vient-il de vouer à l’anathème un éprouveur qui ne fera qu’y passer encore. Il y a des habitations posées sur une pierre noire.

Quelques semaines résolurent la question.

Sitôt que cette maison fut convenablement réparée, que l’odeur de la peinture n’arriva plus jusqu’à moi dans les brises du matin et du soir, des meubles frais et neufs furent apportés dans les deux étages ouverts à l’inquisition de mes regards. Les meubles étaient modestes ; leur élégance consistait uniquement dans leur extrême propreté. Ce luxe des humbles m’annonça que la position des nouveaux habitans de ma rue était de celles qu’on nomme décentes, mais peu riches. La petite maison m’en devint plus sympathique ; j’y concentrai tout l’intérêt de mon inspection journalière et je lui vouai l’esprit d’investigation que je tâchais d’acquérir.

Le lendemain, un jeune homme d’un aspect agréable et d’une physionomie animée vint donner ses instructions à une servante qu’il amena lui-même, indiquant, avec douceur et vivacité tout ensemble, l’emplacement de chaque meuble, qu’il examinait, rempli d’une minutieuse satisfaction. Comme il avait sonné et frappé tout ensemble, c’était, à n’en pouvoir douter, suivant l’usage de Londres, le futur maître de la maison.

Il partit au bout d’une demi-heure, et répéta jour par jour cette courte visite à son unique et robuste servante, qui l’écoutait silencieuse, ne disant oui, que par un redoublement de travail. Balayant, frottant, cirant les parquets, qui brillaient comme des miroirs ; livrée à elle-même et reine de sa solitude, cette fille montait, descendait, puisait l’eau, lavait jusqu’au trottoir, secouait les tapis, les étendait le long de l’escalier redevenu blanc et lustré sous ses mains infatigables. Elle ne fermait les volets que le soir, sans s’inquiéter le moins du monde si l’absence des rideaux laissait, durant le jour, à chacun la facilité de voir jusqu’au fond de son temps si laborieusement rempli.

Je fus tranquille sur le sort de la maison ressuscitée. Elle serait honorée d’ablutions fréquentes, visitée par l’air pur du dehors ; la servante vivait debout, et n’avait pas peur d’assainir les coins sombres ; on pourrait y marcher avec sécurité : sa présence étendait partout la grâce d’un bon augure. Mais qui pouvait payer une telle vigilance ? l’argent ? Non, la bonté, et je crus l’avoir lue au visage de son maître.

Qu’était-il ce maître ? quelque clerc de notaire ? quelque employé à l’office public ? peut-être un jeune commis marchand dans quelque grande maison de commerce, dont les heures étaient régulièrement appelées au dehors ? Pourquoi ne résidait-il pas dans cette maison présentement toute parée et charmante ? Pourquoi les rideaux y manquaient-ils encore ? Pourquoi ce lit d’une alcôve profonde était-il aussi parfaitement en ordre le matin que le soir ? C’étaient là des questions auxquelles la servante seule aurait pu répondre, car son jeune maître avait disparu tout à fait, et personne, cette fille solitaire exceptée, ne revenait ouvrir les fenêtres pour laisser entrer au cœur de cet asile la tiède haleine de mai.

Elle continua d’épier et d’enlever la poussière, tremblant de la voir s’attacher aux meubles vierges qui lui étaient confiés, quelquefois les admirant à distance pour se récompenser elle-même, comme un peintre s’éloigne de son tableau afin de le mieux juger en perspective.

Cette honnête créature, emparadisée ainsi dans ses rêves laborieux, semblait être le genius loci, dans l’absence du maître, que je n’avais fait qu’entrevoir, quand tout à coup des fleurs aux fenêtres et des rideaux flottans m’annoncèrent l’événement de son retour : je ne fus pas trompé. Après une absence d’environ trois semaines, je le retrouvai un matin au milieu de la plus belle des chambres, assis à une petite table ronde, déjeûnant avec une femme si jeune, si pudique, si grâcieuse, si blanche de la tête jusqu’aux pieds, si rougissante et si souriante à la fois, que je n’eus besoin de personne pour deviner en elle une fiancée de la veille. Je saluai le nouveau ménage d’un vœu qu’il n’entendit pas. L’heureux couple se doutait-il qu’il y eût alors plus de deux personnes dans l’univers ?

Leur suave repas terminé, l’homme se leva le premier, prit par la main sa jeune Eve et fit avec elle le tour de son étroit Éden, l’obligeant, avec un patient enfantillage, à s’arrêter devant tous les objets qu’il avait amassés pour la surprendre. En passant devant le miroir qui décorait la cheminée, je le vis la contraindre doucement à s’y regarder avec lui, enlacée à lui ! Cet homme tremblait de joie. Tout son être était une caresse. Comme il était beaucoup plus grand que son idole et qu’il la dépassait de toute la tête, il pencha son front sur cette jeune femme aux habits blancs, et mêla les boucles noires de sa chevelure aux tresses d’un blond pâle qu’il adorait dans le miroir, tandis qu’il les pressait sous ses lèvres ardentes.

Elle parut sur toutes choses émerveillée d’une peinture de Ciprian, qui surmontait cette cheminée de vrai marbre, et n’éprouva pas moins d’étonnement lorsque, levant ses yeux ravis au plafond, elle y vit éparses quelques-unes des élégantes inspirations d’Angelica Kauffman. Les tiroirs d’une commode de citronnier relevé d’ébène s’ouvrirent ensuite devant son admiration. Ses petites mains, pures comme le filet virginal qui les laissait entrevoir, ses petites mains timides et avides plongèrent longtemps dans bien des trésors inattendus, car le sourire de la reconnaissance ne quittait pas plus sa bouche entr’ouverte que le baiser pris à tout coup par la bouche passionnée du prodigue époux.

Mais ce qui me parut exciter au plus haut degré sa gratitude à elle, ce qui lui arracha le plus doux cri de bonheur qui puisse payer l’amour heureux, l’amour qui donne, ce fut l’anguleuse bibliothèque de bois peint en acajou et ses trois rangs de livres, reliés pour elle, ornés, je crois, de son nom, que je ne pus lire. Quel qu’il fût, c’était à coup sûr le nom d’une femme heureuse.

Tous ces livres, un par un, furent ouverts, admirés, baisés, avant d’être remis dans leur prison d’attente.

Alors, comme une dure voix qui réveille, l’horloge gronda dix heures. Cet appel imprévu fit tressaillir et fuir l’époux, tandis que la pendule à longue sonnerie retenait devant elle dans une attention profonde la mariée, joignant les mains avec une ferveur tendre et pensive. La voir ainsi radieuse et immobile, c’était l’entendre distinctement bénir celui dont la sollicitude faisait pour elle de si belles heures !

À la fin, et après l’admiration curieuse donnée à cette future régulatrice de sa vie, l’examen de tous les dons recommença ; avec lui, le ravissement de la jeunesse innocente éclata de nouveau : elle remerciait l’absent, riait et battait des mains toute seule ; je la jugeai même contrainte de s’asseoir pour respirer un peu. L’appartement de Zémire ne porta pas un trouble plus enchanteur dans la jeune prisonnière d’un amant invisible et roi !

Pourtant les forces lui revinrent. En parcourant de nouveau sa solitude agitée, elle ne résista pas au besoin de parler à quelqu’un des étonnemens dont elle suffoquait. La servante fut appelée ; on recommença le tour de la chambre nuptiale, et cette femme enfant eut, par bonheur, un aide, intelligent ou non, pour encourager les expressions de délices qui gonflaient son cœur jusqu’aux larmes.

Les chaleurs extrêmes de l’été firent tomber souvent les rideaux devant le soleil mordant que je fuyais parfois moi-même à la campagne, où je n’emportais que mon livre. Pour eux, tout allait bien : ils s’aimaient !

Mais, hélas ! pour ceux qui végètent sur un passé flétri, sans pouvoir tenter de se refaire d’autres souvenirs, combien il y a de jours où la vie oisive se dresse mécontente et montre à nu toutes ses aspérités, les punissant ainsi peut-être de ne l’employer qu’à des regrets insensés ! C’est étrange alors de reconnaître à quel point les objets extérieurs les plus vulgaires s’associent puissamment à l’amertume de notre inaction. La table, sur laquelle nous avons pris le pli d’écrire ou d’appuyer nos coudes, nous apparaît, durant ces jours répulsifs, dépolie et profanée par mille souillures que nous n’avions jamais aperçues. Nous découvrons les moindres fils d’araignée pendant au plafond, ce plafond devenu tout à coup lui-même plus saillant et plus morne qu’à l’ordinaire. Le voile conciliant de l’habitude s’écarte de partout, comme si la lumière entrait pour la première fois là où nous sommes seul, volontairement seul, strictement enchaîné dans notre liberté. Les vitres sont ternes comme nos yeux qui se ferment devant ces désenchantemens muets ; un choc sourd et imprévu, comme la secousse d’un bâtiment qui sombre, défait jusqu’à l’enchâssement de nos peines résignées.

Cette tache d’huile sur un livre que nous venons d’ouvrir, cette lettre qui s’y cache ensevelie, dont la forme rappelle un affront ou un deuil, le dessin qui commençait à tourner sous nos doigts patiens, que nous retrouvons plié en quatre par la prévoyance mal avisée d’un serviteur, tout nous blesse et nous mortifie. C’est en vain que notre pensée interdite cherche à remonter aux amis et aux parens perdus ; loin des hautes régions où leurs ames sont retournées, nous ne voyons que leurs tombes fixées à la terre. Oh ! dans ces jours-là surtout, mes regards s’en allaient par un attirement plus invincible vers la petite maison harmonieuse, parce qu’elle m’attestait que le bonheur se réfugiait encore quelque part ! Ce rayon pur détendait mon ame. L’aspect du bien-être en autrui me tenait lieu de celui qui n’était plus en moi ; car la félicité qui naît de l’ordre, qui réside dans l’ordre, c’est beau ! c’est digne de Dieu ; et cette demeure calme me le rappelait toujours.

Vraiment les madones d’Italie, au pied desquelles brûlent, en pitié de tous, les lampes éternelles, n’auraient pas ranimé en moi une piété plus tendre, une foi plus grave. Après cette station réfléchie, je pouvais attendre et rentrer dans mon isolement.

De temps à autre, durant les longues journées consacrées par elle aux travaux d’aiguille, un chant jeune, égal, traversait l’espace et venait me dire à moi, plongé dans mes regrets interminables : « Je suis heureuse ! » comme l’oiseau posé furtivement sur une branche du platane, disait à tout : « Je suis heureux ! »

La chanson qui revenait le plus souvent dans cette voix sans culture, mais argentine comme la voix d’un enfant de chœur, était une ballade d’oiseau que j’avais moi-même apprise autrefois de ma sœur.

Elle me frappait l’ame d’une de ces réminiscences charmantes que l’innocence seule réserve pour ceux qui l’adorent toujours.

« Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang ni le sol de mes pères !

» Que ne donnerais-je pas, moi, pour aller droit à l’arc-en-ciel savoir comment des gouttes d’eau forment ces trois rubans de teintes harmonieuses !

» Quelle joie de flotter au-dessus de terre comme une brise vivante, de traverser les arbres en fleurs, d’y monter légèrement, et du haut de leur cime balancée par le vent, de regarder au-dessous les champs de blé mûr et le lin soyeux !

» Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang, ni le sol de mes pères !

» La vie d’un oiseau doit être une fête dans les bois pleins de feuilles qui parlent. Il est là comme sous le toit vert d’un palais. Il y vole de chambre en chambre ; elles sont claires et gaies, ouvertes au soleil, aux étoiles, dont les rayons blancs jouent au milieu.

» Je vous aurais bénie, ma mère ! j’aurais été dire à Dieu : Je bénis ma mère, car elle m’a donné des aîles d’oiseau !

» Il peut laisser son nid dans le chêne de la forêt ; les oiseaux n’ont pas besoin de demeure ; jeunes et vieux s’envolent errer ensemble ; ils traversent en liberté leur monde bleu !

» Écoutez comme au creux de cette salle ombreuse ils s’appellent l’un l’autre amicalement ! Venez, venez ! semblent-ils dire.

» Vous n’avez donc jamais entendu d’oiseaux s’appeler entre eux, ma mère !

» Venez, venez ! la vie est belle là où les feuilles dansent dans l’haleine de l’été !

» Nous venons, nous venons ! leur répondent les autres. Que cette vie doit être douce, plongée au fond d’un arbre frais !

» Je le dis, car j’ai vu un oiseau, naviguant sur la mer éclatante, raser l’écume des flots, et retourner mouillé sur sa branche au soleil. Qu’il est heureux de voler à sa volonté, comme nous dans nos rêves, sur des aîles fortes et souples à travers l’aurore, pour regarder en face le soleil levant ! Qu’il est heureux de percer comme une flèche l’espace sans bornes, de franchir le nuage d’argent et de chanter tout haut dans l’asile du tonnerre, d’étendre ses plumes avec une joie sauvage sur les hautes montagnes pleines de la voix des vents !

» Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang, ni le sol de mes pères ! »

Ainsi l’automne arriva. Mon platane refroidi répandit ses feuilles, qui s’envolèrent foulées aux pieds des passans. L’hiver nous enchaîna tous, chacun de notre côté, eux contens, moi rêveur.

Vers le soir, je savais régulièrement qu’il était cinq heures aux coups précipités du marteau mêlés à la sonnette[1]. Plus ponctuel qu’un watchman, l’époux haletant rejoignait la jeune solitaire. Longtemps alors deux ombres n’en faisaient qu’une, et peuplaient aux mêmes intervalles ce séjour ignoré. Jamais la lampe n’éclairait d’autre visage entre ces deux visages rayonnant du bonheur de se revoir. Le ciel en écartait la funeste influence d’un tiers.

Pour moi, je lus des histoires. J’essayai d’écrire la mienne, et je la déchirai, trouvant que je n’avais que trop de ce qui me reste d’intelligence pour me rappeler une vie inutile, qui ne devrait pas compter au livre de la justice divine : aussi ce n’est pas de moi que je vous entretiens ici.

Un nouveau printemps s’annonça par mille signes d’espoir et d’amour. Mon vieil arbre se r’babilla de feuilles. Les bourgeons gonflés se déroulèrent d’abord comme du velours blanc mat, puis leur teinte fut gaie et vivante, et le vaste éventail se remit à frémir au souffle d’avril. Le ciel redevint bleu, même au-dessus de Londres. Les fenêtres de la maison, hier enveloppée de brouillard, brillèrent de nouveau et se rougirent de fleurs. Mais la dame, qui reparut au milieu d’elles, oh ! la dame avait pâli ; sa démarche était devenue moins sûre. Quand elle s’aventurait dans son petit jardin ranimé par le soleil, elle y demeurait languissamment assise, penchée sur son ouvrage ou sur son livre ; puis, quand son mari était près d’elle, avant et après les heures d’affaires, elle marchait doucement, appuyée sur lui pour se supporter un peu. Sa tendresse à lui s’augmentait visiblement de sa faiblesse à elle. C’était curieux d’observer combien l’amour inquiet avait mûri la tête vive et pétulante du jeune homme. Ses traits joyeux, un peu vulgaires peut-être, étaient devenus sérieux et réfléchis. Oui, l’amour aide au développement de quelques organisations qu’il élève, et qui, sans lui, fussent demeurées dans l’insouciance ou l’abaissement. J’ai vu ce sentiment pur transformer un caractère vague, indécis et vide, en un esprit ardent et fertile. Aussi, lire dans un amour vrai, c’est épeler le ciel.

Voici venir une nuit d’août, brillante d’étoiles ; nuit d’argent, nuit haute et lumineuse, portant plus à rêver qu’à dormir ; voici que, contre toute habitude, la porte de la maison s’ouvre à plusieurs reprises, que le bruit du marteau rompt trois fois le silence de la rue, et m’amène forcément aux vitres, point central de mes observations sur le fortuné ménage.

Que signifient ces lumières traversant rapidement les chambres du bas en haut de l’étroite demeure ? D’où vient que, tantôt le maître, tantôt la servante, montent, descendent et courent avec tant de précipitation ? Quel est cet homme inconnu, grave, un peu endormi, reçu à la porte d’un air si respectueux et si impatient ? Admis, à ma grande surprise, dans la chambre aux rideaux blancs qui flottent entr’ouverts, d’où vient qu’il ôte en silence ses gants et son chapeau ; qu’il marche en long, en large, consulte sa montre, s’assied, s’approche fréquemment de l’alcôve où luit à peine le rayon d’une flamme amortie sous l’albâtre, puis, sort à l’aube, reconduit par-delà le trottoir avec mille saluts reconnaissans du maître de la maison ? Mon Dieu ! que signifient ces agitations nocturnes ?

Mais par degrés le tumulte cesse ; les allées et les venues deviennent plus rares ; une tranquillité profonde berce et endort de nouveau ce nid, que j’affectionne plus que tout à l’entour de moi. Une seule et faible lumière, brûlant toujours comme la dernière étoile aux cieux, dit que quelqu’un veille encore au milieu de ce paisible silence.

Le lendemain, le marteau de la porte en demi-cintre attire de nouveau mon attention. Le cuir blanc dont il est enveloppé pour en assourdir le frappement m’explique enfin que la jeune femme vient de donner un enfant à son mari.

Pourquoi le taire ? je ressentis à cette vue une émotion d’une nature plus noble et plus tendre que la curiosité. Ce jour-là, vraiment, je bus tout seul à la santé de tous trois, appelant un regard du ciel sur cette petite ame nouvelle et sur sa mère, presque invisible au monde comme l’enfant.

Mais le calme qui régna durant plusieurs jours fut tout à coup troublé ; une agitation sourde se révéla ; un air d’alarme se répandit dans ce mouvement à bas bruit que j’observais avec inquiétude ; la tristesse m’arrivait comme par infiltration. Les lumières allaient et venaient de nouveau ; on oubliait, matin et soir, d’arroser les fleurs. La voiture du médecin s’arrêta trois fois coup sur coup à la porte. Un dimanche, il sortit sans reparaître le lendemain. Le lendemain, la servante immobile avait jeté son tablier sur sa tête. Mes regards, comme deux lumières intelligentes, s’allongeaient pour tout voir : ils découvrirent le lit blanc et couvert, le mari, sans mouvement, appuyé sur la petite table ronde, le visage enseveli sous ses mains, s’efforçant peut-être de cacher une torture atroce. Tout à coup un cri terrible après quoi les volets se fermèrent ; puis, une voiture sombre attendit au seuil. Le mystère se révéla : elle était morte !

Morte ! Nul historien ne dira jamais sa grâce pudique, sa vie éphémère, sa fin obéissante. Son nom… pas même moi, je ne le dirai. Le cercueil modeste s’en alla sans bruit ; un seul être le suivait en regardant la terre… Un seul ? direz-vous. Qu’importe, elle fut pleurée ! Je ne pus me défendre d’escorter à distance, la tête nue, ce convoi sans foule. Elle fut pleurée ! l’opulent, l’orgueilleux, le superbe n’en obtient quelquefois pas tant. Cette femme fut la lumière d’une créature mortelle tendre, fragile aussi. Mais quoi ! de tous les projets enchantés de l’amour, que restait-il à cette autre créature ? Le droit d’obtenir pour elle un peu de terre et de savoir le lieu où les restes aimés reposaient pour toujours.

Car nous voulons tous connaître le dernier asile de notre frêle trésor. Que ce soit au simple cimetière élevé sur la colline, ou bien sous la voûte somptueuse qui recouvre les grands, nous voulons le connaître. Mais la voûte des cieux s’ouvre si belle à l’ame pure qui reprend ses ailes ! le marbre est si lourd, si froid, comparé au gazon la marguerite sort d’une cendre qui n’est éteinte que pour nos sens imparfaits ! La sienne au moins sommeille où croissent les fleurs.

L’enfant restait. Les soins épuisés vainement au lit maternel furent ramenés au berceau souffrant. D’autres médecins arrivèrent qui prescrivirent les ordonnances coûteuses. Le père accumula leurs visites, qu’il paya de tout ce qui lui restait sans doute, et le zèle ruineux acheté pour la femme le fut maintenant pour l’enfant. Une nourrice étrangère lui transféra ses obéissans sourires ; le père lui donna de son cœur tout ce qui n’était pas dans la tombe ; car cette frêle image, c’était un peu d’elle, un rayon de sa vie demeuré visible sur son chemin défait. Il regardait curieusement le petit malade sur les genoux de sa gardienne rustique, l’apportait près de la croisée, sous le ciel gris de septembre, dans les derniers arbustes qu’on arrosait pour lui faire de l’ombre, à cet ange, et la figure de l’homme veuf, où les larmes creusaient leur trace indestructible, me saisissait d’une incroyable pitié.

Tout se ressembla : un mois de plus, pas même accompli, et les volets se refermèrent ; un nouveau cierge se consuma dans l’âtre. Tout à coup on l’éteignit, et un petit cercueil blanc suivit légèrement l’autre. L’enfant et la mère se retrouvèrent vite ensemble !

Dès-lors un changement prompt se manifesta dans l’homme. Sa détresse, un moment subjuguée par le mince anneau qui l’attachait encore au monde, ne sut plus où se prendre. Il tomba sous l’insoutenable fardeau qu’il n’essaya plus de traîner.

Durant des heures et des heures, je le retrouvais debout, sans mouvement ni des yeux ni du corps, adossé contre l’étroite bibliothèque, oubliant son repas refroidi sur la petite table ronde, qui ne porta plus jamais qu’un seul couvert. Maintes fois la fille patiente qui ne l’avait pas abandonné remportait, pour les réchauffer, les alimens, sans goût pour cet énervé qu’étranglait la douleur. L’officieuse fille remontait en vain, se tenait en vain prête à le servir au moindre signe. Quand il l’avait vue, il détournait la tête et repoussait de la main ce triste couvert qui lui rappelait tout-à-fait qu’elle n’était plus là pour lui. Alors la servante disparaissait sans qu’il ait pu lui adresser une parole.

Cette morose apathie ne tarda point à se pervertir en un abandon moral plus effrayant encore. Inutile aux autres, il se déserta lui-même, ne pouvant plus élever sa tristesse à la hauteur d’un devoir.

Par un triste soir d’octobre, je le vis, avec l’impression d’une terreur indéfinissable, passer sa porte sans la reconnaître, revenir avec lenteur, hésiter longtemps, puis rentrer frôlant la muraille comme un oiseau nocturne blessé, pantelant.

Le matin, il était sombre et oppressé, les cheveux en désordre, le teint plombé, plus terne que la cendre sous ses vêtemens négligés comme sa personne. À la nuit une ivresse dissonante et sauvage usurpait l’empire de ses regrets, devenus miens.

Ses orgies se prolongeaient souvent jusqu’au matin, avec d’ignobles compagnons de ses veilles. Plus souvent il rentrait seul, chancelant, stupide, la tête basse, avant que la dernière lumière du pâle soleil d’automne le dérobât à ma vue. Alors, étendu sans force au pied de sa fenêtre ouverte au brouillard, il s’endormait d’isolement et d’ennui désespéré. Quelques intervalles le rendaient pourtant à la réflexion, au remords peut-être. Il attachait, durant ces heures lucides, un regard fixe, morne et doucement triste sur les fleurs séchées qui avaient égayé la demeure commune. Que pensait-il alors de ses espérances flétries comme les plantes du jardin, et de ses heures heureuses envolées comme elle ? Et d’elle, que pensait-il ? Quoi ! sa sainte patience, sa grâce honnête, son profond et fidèle amour, ne relevaient pas en lui l’amour de la vertu ? Comment n’invoquait-il pas à genoux sa chaste vision, dans l’horrible abrutissement où il se laissait rouler ? Grand Dieu ! qu’étaient devenus déjà sa vivacité, l’éclat et l’intelligence de son front, son courage viril ? Sa carrière allait-elle donc se rompre à peine commencée ? Le monde n’offrait-il pas partout les mêmes attiremens ? Tout allait, tout se ressemblait dans l’univers, à l’exception d’une seule joie : ah ! c’est que cette seule joie était toutes les siennes ensemble ; c’est qu’elle ressemblait à un miroir magique qui avait réfléchi son cœur plein d’émotions, plein d’innombrables enchantemens, et le miroir était brisé. Je savais que, durant deux ans, il avait marché, même en rêve, sur un rivage inondé de soleil, et maintenant le soleil était éteint. Oui, je comprenais cet homme ; j’avouais qu’il était bien coupable ; mais je sentais qu’il était bien malheureux !

La maladie rongea son corps, parce que le désespoir était dans ses esprits. Il se contracta, replié comme une plante brûlée. Vieux avant l’âge, il n’eût fait que languir idiot et paralysé, si la mort, cette fois son amie, ne fût venue le prendre soudainement et l’enlever à ses misères.

Lui aussi je le vis sortir pour la dernière fois, comme sa femme et son enfant.

Les mêmes signaux de deuil m’avertirent : les volets fermés dans le jour ; la lumière vacillante, puis éteinte ; le silence immobile, puis la voiture sombre, puis la servante muette et pâle qui le suivit, la tête baissée, pour ne plus reparaître.

Tout fut vendu… pour qui ? Je fis acheter la pendule qui leur avait sonné de si belles heures ! et je la garde, arrêtée pour toujours.

Peu de semaines après, les ouvriers affairés revinrent ; ils traversèrent en chantant la maison vide. Les chambres furent tapissées, égayées de peintures neuves ; le même écriteau qui, dix-huit mois auparavant, pendait à l’extérieur avec ces mots : À louer, reparut sur le mur. Il semblait que le passé fût revenu à la même place et que l’intervalle n’était qu’un songe.

Quel qu’il soit, il m’a fait mal. « Et c’est là tout ? direz-vous. » Oui, c’est tout. J’aurais voulu couronner ma narration d’une fin plus douce ou plus saisissante : on ne choisit pas avec la réalité. Je n’ai pas l’espoir d’en extraire pour les autres quelque profitable leçon ; je la garderai pour moi-même, car vous n’en êtes plus, vous, à étudier le courage de fuir ou de vaincre les passions. Votre cœur, s’il est sensible, est du moins protégé de préceptes de bronze : vous ne donnez ni trop à la félicité, ni trop à la douleur. Vous ne planterez pas votre unique espérance sur une femme ou sur un fragile enfant. Vous savez que l’haleine du vent de l’est peut en faire envoler la poussière, et que pleurer cette poussière brillante, soupirer à mourir parce qu’elle est perdue, est au moins inutile, sinon impie et lâche ; vous savez tout cela, vous, mon sage ami.

Moi, je tâche de l’apprendre.



FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.
  1. À Londres, le maître de la maison frappe et sonne en même temps.