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XXI

Le testament du marin.


— Qu’avez-vous donc là, Sally ? demanda M. Fogrum à sa femme de charge, un jour qu’il la vit tirer quelque chose de sa poche, tandis qu’elle assistait, debout, au long dîner de son maître, attendant avec une admirable patience qu’il eût fini d’un large plat pour lui en servir un autre. Il en était alors au plum-pudding, et Sally, sans réfléchir clairement à l’extrême durée de l’éloge muet, mais plein d’éloquence, accordé à son talent, sentit qu’elle pouvait chercher de quoi remplir les quarante minutes de cette louange journalière. Il l’interrompit cette fois par ces mots :

— Qu’avez-vous donc là, Sally ?

— Ceci, monsieur, répondit Sally d’une voix soumise, mais peu féminine, c’est un coupon de la banque, je crois, que j’allais vous montrer, s’il vous plaît, tout-à-l’heure.

Sally s’apercevait que le plum-pudding touchait à son déclin.

— Vous savez, monsieur, que mon oncle Tim est venu me dire hier adieu ayant de se remettre en mer ?

— Après ? dit M. Fogrum, la bouche pleine.

— Après, monsieur, il m’a donné ce papier, disant que nous sommes tous mortels.

— Est-il riche, ce loup de mer ?

— Il paraîtrait, monsieur, répliqua tranquillement Sally ; car il m’a dit que ce papier pouvait se changer tout en or, et me rendre confortable pour vie. Comment cela pourrait-il se connaître ?

— Laissez-moi voir ce que c’est, Sally. Est-ce le testament du vieux camarade ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Au diable ! dit M. Fogrum en l’examinant à la hâte, c’est un billet de loterie ! un misérable billet de loterie, qui ne vaut pas, sur ma parole, Sally, le lambeau de vieux linge sur lequel il est imprimé. Écoutez bien, Sally !

Sally s’appuya dans son attitude d’écouteuse sur le bout de la table opposé à son maître.

— J’ai mis toute ma vie à la loterie, Sally, et je n’y ai jamais récolté que le désappointement. Quelle mauvaise tentation a pu induire votre oncle Tim à tirer sa poudre à cette folle espérance ? Un tablier, un mantelet vous aurait convenu davantage, ma pauvre Sally. Ce n’est digne ni d’y penser, ni d’y toucher, ni d’en parler. Voyons donc ! voyons donc ! poursuivit-il en repoussant son assiette, et appuyant ses deux coudes sur la table pour en discourir plus commodément. — Voyez-vous, fille : ils appellent la loterie une source aux flots d’or ! N’y donnez pas, ma pauvre Sally ; restez doucement dans l’humble et heureuse station où votre étoile vous a placée. D’ailleurs, on parle tout haut d’un acte bien sage et bien despotique du Parlement qui va donner la mort aux milliers d’illusions coupables où se bercent les amans passionnés de la loterie. Comprenez-vous, Sally ? Par les amans, je veux dire ces enragés joueurs qu’elle console de ne pas jouir d’un seul des sourires de la fortune, (comme si tout le monde pouvait être riche et manger, par exemple, ce que je mange !) Je disais… Eh bien ! où étais-je ?

— À fortune ! répéta Sally, qui, comme l’écho, ne retenait jamais que le dernier mot d’un discours.

— Oui : consolés de ne pas jouir encore d’un seul des sourires de la fortune, par l’espoir d’enlever tôt ou tard la clé de ses faveurs. Mais le moraliste doit s’élever contre l’influence empoisonnée des loteries, pour en garantir les simples, comme vous, Sally. Leur bien faire entrer dans la tête qu’ils y trouvent, non-seulement des piéges, mais des précipices, et des hallucinations tendantes à faire naître chez le pauvre la plus absurde des prétentions, celle d’être riche. Eh bien ! j’en connais par la ville qui ne se font point scrupule d’aiguillonner les bêtes, les brutes, je veux dire le peuple, vous comprenez, fille ? à courir vers ce mât de cocagne illuminé de fausses lueurs, par le récit d’un ou deux miracles de la roue immorale et capricieuse.

Enfin, ce temple honteux n’éveillera plus ayant peu, dans les passans, la frénésie d’une soudaine inspiration, qui n’est autre chose qu’une génuflexion devant le veau d’or. On ne s’égarera plus à ce sentier fourchu où la fortune semble, avec les bras ouverts, inviter tous ceux qui passent à lui demander un don, pointant d’une main à la banque, et de l’autre au lombard. De plus, Sally, poursuivit M. Fogrum après avoir examiné le billet, je ne connais rien de plus absurde que ce nombre. C’est le premier précisément que j’ai hasardé et poursuivi long-temps quand j’étais tout à fait un jeune homme. Je le connais trop bien, ma foi ! Je me rappelle encore que je l’enlevai hors d’un tas énorme étalé devant moi par le marchand d’espoir. Oh ! mon Dieu oui, 1, 2, 3, c’est mon green dragoon d’alors. Ôtez-le donc de là, Sally, que j’achève tranquillement mon repas.

Sally reprit et replia le billet avec sang-froid, ne paraissant nullement déconcertée par la perte d’une douce espérance. Il est vrai qu’elle ne se doutait pas de la puissance des illusions, de l’amertume d’une attente trompée et d’un sourire déçu : Sally ne souriait jamais. Quand même la rigidité de son visage eût permis une telle élasticité à ses muscles, un sourire n’eût pas contribué beaucoup à augmenter l’attraction dont elle était entièrement dépourvue.

Durant ce temps, son maître continua de manger et de déclamer, jusqu’à ce qu’il ne pût ni manger ni déclamer davantage ; alors il congédia Sally avec les débris du dîner, et se tourna pensivement au feu qu’il envahit tout entier dans ses jambes, car M. Fogrum haïssait horriblement le froid qui lui portait sur les nerfs, et mêlait quelque spleen à son éloquence. Aussi se garantissait-il des aigreurs de l’automne par des bas de laine drapés et à mi-cuisse, se souciant aussi peu de la mode, que Sally de son billet de banque. Étant pour lors barricadé contre tous les brouillards de la Grande-Bretagne, et bercé au fond de sa vie d’ortolan par les nuages savoureux du tabac, dont la fumée compose l’opium de l’Anglais pudique et songeur, il laissait échapper par intervalles mesurés comme un refrain de ballade :

« Stupides numéros ! green dragoon ! green dragoon ! Ô stupides ! stupides numéros ! »