Huit femmesChlendowski (p. 319-337).


ANNA.



XXIV

Les deux églises.


Quand je découvris tout à coup, dans les profondeurs des solitudes presque vierges de Deepdale, deux églises gothiques s’élevant côte à côte dans une grandeur rivale, comme deux saintes pétrifiées se tenant par la main pour saluer le ciel, je fus tenté de croire ces objets doublés ainsi par quelque hallucination. Les derniers rayons du soleil répandaient alors sur la campagne leur pourpre à tel point éclatante, qu’ils ajoutaient à mon illusion en égarant ma vue. Mais bientôt, convaincu de la réalité de la double merveille qui frappait mes yeux, je me mis à plaindre la pauvreté des habitans, en observant que nulle chapelle au grillage doré, nulle croix somptueuse, nul tombeau sculpté, ne s’élevaient autour des églises solitaires. Çà et là seulement, comme une ceinture de deuil unissant les deux enceintes, étaient éparses quelques humbles fosses d’argile couvertes de hautes herbes et de mousse, dernier lit de l’obscur paysan dans le cimetière de chaque église muette.

Je rêvais en voyageur que ne pressent ni guides à l’heure, ni chevaux de poste. Je creusais mon intelligence à m’expliquer pourquoi deux édifices semblables se trouvent élevés dans un lieu qui parait requérir à peine une humble église, à la place de ces deux temples solennels, ornés dans leur solitude profonde de tout ce que l’architecture gothique peut rassembler d’élégance et de richesses.

Le merveilleux allait s’effacer devant l’explication prosaïque offerte par le personnage qui remplit l’important office de clerc de paroisse et de fossoyeur, dans l’une de ces deux églises. Guettant au passage chaque rare étranger perdu comme moi dans la contemplation de ce tableau plein de contrastes, cet homme s’élance tout à coup de son agreste domicile, et poussé par l’espérance d’une bonne aubaine, une énorme clé dans sa main, il initie, avec toute la bonne grâce dont il est capable, son honneur ou sa seigneurie, à l’examen intérieur de ces monumens silencieux dont il se déclare humblement le gardien conservateur.

Comme j’étais ce jour-là son voyageur bien venu, sa seigneurie ou son honneur, et que j’avais du temps à perdre, je me laissai diriger sans résistance vers un mur envahi par le lierre, qui sépare ces deux enclos de la mort. Mon guide me fit lentement observer que ce mur humide, d’une épaisseur prodigieuse, est l’unique, mais inébranlable ligne de démarcation entre deux paroisses qui ne se rejoignent en dehors qu’au cimetière, comme à leur triste et dernier rendez-vous. J’appris de plus, du prolixe narrateur, que ce lieu désert n’avait pu se vanter de chapelle ni d’église avant le règne d’Édouard III, auquel temps, poursuivit-il, deux riches cohéritières de cette vallée immense et des bois profonds qui l’enferment, placèrent maladroitement leurs premières affections sur le jeune seigneur des terres attenantes : que ce nouveau Pâris, d’une humeur prodigieusement reconnaissante, rêva long-temps au moyen de les épouser toutes deux : mais qu’il ne put, par malheur pour elles, en inventer un légitime.

Les droits de l’une et de l’autre à son amour étaient d’une égalité tellement parfaite, il trouva tant de difficulté à décider sur laquelle des deux belles rivales il devait fixer son choix, qu’il laissa ce grave procès à débattre entre les tendres plaideuses.

Comme c’était précisément une dissidence sur laquelle il leur était impossible de s’accorder jamais, elles eurent recours à un expédient très simple, et surtout très prompt : ce fut de tirer au sort l’objet de leur égale passion. Celle à qui le plus haut nombre échut dans cet innocent duel, devint, le jour même, la femme du seigneur indécis.

Tandis qu’une couronne de fiancée, tenue toute prête pour l’issue de l’épreuve, se balançait sur le front radieux de la plus jeune amante, l’aînée, sous un long voile de deuil, quitta le monde dépeuplé pour elle, et ensevelit ses espérances trompées dans un cloître où la suivit, peut-être, le regard désappointé du nouvel époux. On croit du moins, poursuivit le malin fossoyeur, que tandis qu’il fixait un œil plein d’amour sur sa conquête couronnée, il tournait l’autre avec douleur vers celle qui lui échappait sans retour sous le voile, vouant tout ce qu’elle abandonnait de biens terrestres à l’érection de cette première église. Elle l’orna de toutes ses joies perdues, la dédiant à sainte Agnès, sa patronne, vierge et recluse comme elle.

Mais l’heureuse et triomphante épouse avait à peine respiré les parfums de sa frêle guirlande, qu’elle devint aussi veuve que sa sœur. On ne manqua pas d’attribuer une mort si précoce au courroux du ciel, contre le crime secrètement commis par cette jeune folle d’amour, qui n’avait remporté l’avantage du nombre sur sa candide sœur que par une fraude diabolique dont le secret fut révélé trop tard à son directeur spirituel. Il en fut si épouvanté, que le saint homme, saisi de pitié pour la coupable, rêva promptement au moyen de la sauver de l’enfer. Il n’en trouva pas d’autre que de lui enjoindre d’imiter l’exemple de sa sœur, déjà sainte, en résiliant comme elle son immense douaire au profit du ciel, qui en serait bien touché. Cette seconde église s’éleva donc pareille, et près de l’autre, sous les blanches ailes de Notre-Dame Marie. Sa tranquille protection aide à calmer depuis lors les cendres d’où l’on a vu long-temps jaillir des flammes sombres et souffrantes. »

Après cette préface, débitée en style de légende, que j’écoutai de l’air le plus convaincu du monde, je fus introduit sous la nef silencieuse pour méditer sur la tombe des ardentes fondatrices et sur leur froide effigie en pierre. L’épitaphe latine redisait en quatre lignes le récitatif un peu monotone que je venais de subir.

— Passons maintenant dans l’autre paroisse, dit mon guide essoufflé, en tirant de sa poitrine un soupir profond qui fit gonfler ses joues, creusées par la méditation ou l’abstinence de ses jours narrateurs.

Mais il arriva que l’autre fossoyeur se trouva, par son instinct de fossoyeur, debout contre un étroit passage à guichet qui servait de communication entre les deux cimetières. Soit qu’ils eussent l’habitude de se regarder de travers, soit qu’il y eût courroux légitime pour la violation de cette serrure rouillée, le sacristain Digwell accosta mon sacristain Pilpipe de la manière suivante :

— En dépit de tous les jaloux, je prédis que, dès demain, mon église pourra se vanter d’avoir célébré des fiançailles telles que n’en offrit jamais la pauvre Sainte Agnès, depuis qu’une vieille fille dédaignée en posa la première pierre. Quelqu’un, que je ne nomme pas, aimerait fort à changer de poche avec moi, après ce mariage dont je suis l’ordonnateur en chef, et sans partage.

— Voisin Digwell ! répartit Pilpite, opposant une modération chrétienne à cette apostrophe passionnée, je n’enseigne pas tous les dimanches le catéchisme aux petits enfans, pour ne pas savoir sur le bout du doigt le dixième commandement, et afin de vous donner, à vous, une juste idée de mon esprit de prophétie, à moi, je n’offrirais pas une demi-couronne de vos espérances de demain.

— Une demi-couronne ! répartit Digwell indigné, une demi-couronne aux noces de la fille unique de mon seigneur lord Fitz-Aymer ! de lady Anna Fitz-Aymer, avec l’immense marquis Greystock ! une demi-couronne ! c’est ton dépit qui te fait dire cela, pauvre corbeau, flairant les morts et les voyageurs d’une lieue.

Il ne finit pas cette phrase amère sans jeter sur moi un regard oblique qui semblait me plaindre d’être tombé sous la direction d’un si vulgaire cicerone. Après quoi il reprit avec un sourire assez insultant :

— Toi, qui enseignes si bien le catéchisme aux enfans, apprends à consoler ton jeune dandy de vicomte Deepdale, d’avoir inutilement convoité notre riche miss Anna ; va donc, débiteur de légendes, va donc !

— Il l’aurait obtenue, cœur d’argile ! reprit Pilpipe en retenant à deux mains sa dignité chancelante, il l’aurait obtenue, langue acerbe ! si la jeune miss, tendre agneau pascal, eût été libre de n’être pas égorgée ainsi sous le couteau de l’orgueil et de la tyrannie.

— Elle serait bien à plaindre, maître Pilpipe, si nous eussions été assez faibles pour lui laisser choisir un ver-luisant tel que le jeune vicomte ; et son père, à elle, n’eût été que son coupe-gorge ! Les deux chefs de famille, qui s’abhorrent, se fussent alors montrés plus que jamais ennemis l’un de l’autre ; je dis, plus mille fois que quand leurs grands-pères se tuèrent jadis en duel sous le chêne Fée, ou sur la bruyère maudite : je ne sais plus lequel.

— Ce que je sais parfaitement, répliqua mon guide, en ressaisissant son aplomb par le poids d’un argument toujours puisé aux saintes Écritures, c’est que les jeunes ont été meilleurs chrétiens que les vieux ; c’est qu’ils lisent leur Bible avec plus de fruit que leurs pères : ils savent qu’elle leur commande d’aimer, au lieu de haïr. Non pas pourtant que le vieux milord Deepdale, mon lumineux maître, eût refusé sa bénédiction réconciliante à ces jeunes tiges qui demandaient à s’unir ; mais votre lord Fitz-Aymer est un père tellement coulé en bronze, qu’il préfère sa propre vengeance et celle de ses durs ancêtres, que je tiens là sous une clé froide comme eux, au bonheur de son unique enfant. Il lui ordonne enfin de devenir la proie de votre immense et ridicule marquis de Greystock ! Oui ! père coulé en bronze ! père coulé en bronze ! répéta-t-il, en frappant de sa clé formidable sur le vieux guichet criblé de clous, qui retentit dans l’écho sépulcral.

— Homme sage entre tous ! puisqu’il marie son noble rejeton à un marquis ; ce qui est, ma foi, bien autre chose qu’un comte !

— Votre jugement s’en va, mon pauvre voisin, reprit l’excellent Pilpipe, en hochant la tête d’un air de compassion. Je serais honteux d’avoir la moindre part dans l’union de ce couple. Joindre ce vieux noble fané à la belle et brillante lady Anna, c’est faire un bouquet nuptial d’une ortie et d’une rose !

— Comme l’argent du marquis sonnera gaîment dans mon escarcelle, je trouve le futur assez beau pour quelque rose que ce puisse être.

— Honte à vous, avide cormoran ! lui jeta vertement Pilpipe en lui tournant le dos. Vous savez comme tout le monde que lady Anna le hait plus que la mort.

— C’est son affaire, et non la mienne, poursuivit le fossoyeur avare. Je n’ai jamais rien reçu d’une fiancée, eût-elle été la plus heureuse fiancée des trois royaumes. Elles ne sont occupées toutes qu’à baisser les yeux, à étendre leur voile, et à rougir, quand elles peuvent. Leur bonheur m’importe donc fort peu. Je ne me soucie que du fiancé, c’est lui qui paye ! »

Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il aurait poussé plus loin cette éloquence provoquante, si Pilpipe, qui m’avait fait un signe d’intelligence et que j’avais devancé dans l’église insultée, n’eût fermé brusquement la porte au nez de son insolent rival : ce qui me fit plaisir, et me parut juste.

Au fait, je l’aimais, moi, ce bon Pilpipe ; il m’avait fait les honneurs de sa sainte Agnès avec beaucoup d’empressement et de cordialité. J’étais presque ému de reconnaissance en sa faveur, et j’aurais donné tout au monde pour qu’il mariât et enterrât à lui seul tous les paroissiens, au lieu d’être obligé de les partager avec son disgracieux confrère.

Dans cette disposition qui m’intéressait naturellement à la belle Anna et à son jeune amant, que je présumais au désespoir, je consolai de mon mieux le candide portier de la mort. Il fut content de mon offrande, car il m’appela : sa grâce ! puis je rôdai çà et là, presque inquiet du lendemain, me promettant bien de le passer tout entier dans la vallée de Deepdale. J’appris tout à coup que les fiançailles de la jeune miss élevaient au château de Fitz-Aymer un orage bien autrement grave que celui dont j’avais été l’auditeur silencieux entre les deux fossoyeurs. Je me crus tout à fait obligé de prendre parti, des yeux du moins, dans le double intérêt qui soulevait tout un village. Pour celui qui regarde, c’est un moment de gagné sur les préoccupations qui, parfois, le déchirent ; c’est faire semblant de penser à autre chose.