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XXV

Le sacrifice.


« Elle a pleuré, la pauvre jeune fille ! elle s’est agenouillée, prosternée. Elle a imploré, conjuré en vain son inflexible père, pour se soustraire à cette union abhorrée, dont elle mourra, bien sûr ! »

C’est ainsi que la moitié de la vérité avait été répandue à l’occasion de ces scènes intimes ; car jamais jeune miss ne fut moins pleurante que la jeune Anna Aymer : elle n’était, s’il faut le dire, que franche et naturelle.

Jamais encore elle ne s’était évanouie ni n’avait cru ressentir la moindre attaque de nerfs, dans sa vie fraîche et rose de vingt ans. Dieu sait toutefois les évanouissemens et les crises vaporeuses dont on couronna les récits de sa douleur ! sans compter ses beaux cheveux blonds épars, arrachés dans une frénétique détresse ; ses belles mains tordues et mutilées l’une par l’autre dans les convulsions du désespoir. Quant aux larmes et aux sanglots, il y en avait trop pour qu’il fût question de les nombrer ni de les dépeindre. C’était à fendre les rochers ; à faire crouler les deux églises indignées, ces églises dont chaque pierre élevée vers le ciel attestait tant d’amour !

Les deux paroisses se soulevèrent donc en même temps pour jeter de hautes et différentes clameurs ; dans sa sympathie pour la belle Anna, dans son indignation contre le père, dans sa haine contre l’affreux marquis, dans son entraînement vers l’amant préféré, que l’on devait trouver mort le lendemain au pied de l’autel. Chaque habitant de la vallée déploya dans cette occasion l’énergie de sa passion personnelle et de son propre tempérament. Le moral entier du village atteignit bientôt le point culminant de surexcitation ; et quand le soleil se leva pour la solennité, on ne savait encore si l’on devait se parer de guirlandes menteuses, ou s’armer en signe d’émeute, ou prendre des habits de deuil.

Par un contraste qui me permit d’assister à cette grande agitation, la matinée fut remarquablement belle, et le cimetière de Sainte-Marie de Deepedale foulé par tous les êtres vivants des deux paroisses. Les femmes abandonnèrent leurs chaumières, les hommes leurs champs. Ici, les moulins furent livrés à eux-mêmes et tournèrent sur parole ; là, les enfans purent piller les armoires et se rendre malades à discrétion ; on ne leur en demanda point compte. Un intérêt seul avait suspendu tous les intérêts. Chacun était dans le feu de son opinion sur cette révoltante tyrannie, quand le cortége nuptial s’émut au loin et se mit en marche vers le lieu du rassemblement.

Alors, la foule enfiévrée se poussa violemment. Elle oublia la moitié de sa tendre pitié dans l’étonnement et l’admiration de la longue file des équipages éclatant sous le soleil, et remplis de personnages si richement vêtus, d’une tenue si droite et si majestueuse, qu’ils semblaient tous des reines et des rois.

Que l’on se figure les impériales surchargées de serviteurs ornés de longs rubans blancs flottant comme des plumes légères autour de leurs chapeaux galonnés d’argent : oh ! c’était merveilleux pour des yeux de village ! c’était à croire que tous les lords et les ladys de l’Angleterre s’étaient donné rendez-vous pour assister à ces noces que l’on venait de nommer maudites, et que l’on ne trouvait plus que somptueuses et royales.

Jamais parvis d’église ne vit onduler dans son enceinte tant de dépouilles d’autruches et de plumages de marabouts. Jamais les oiseaux de paradis ne déployèrent leurs aîles d’or sur plus de têtes opulentes. Jamais tant de nuages de fines dentelles ne furent soulevés à la fois par l’air frémissant du matin : j’en admirai, je crois, pour un million durant cette heure mémorable.

Quant à l’infortunée fiancée, elle était habillée comme toutes les fiancées de son rang et de ses espérances de fortune, dans le classique vêtement de satin blanc recouvert de point de Bruxelles, sans lequel il n’y aurait, dit-on, nulle fiancée possible dans les nobles familles d’Angleterre. Elle ne portait point de chaperon, dont l’usage commence à vieillir. La riche profusion de ses tresses blondes était entrelacée de diamans et de fleurs d’oranger. Une partie de sa charmante personne était cachée par un voile si long qu’on en voyait à peine sortir deux petits pieds paresseux à marcher vers l’autel, où le cœur n’entraînait nullement la jeune vierge boudeuse.

Sa taille, au-dessus de la moyenne, me parut légère comme un dessin de Flaxman ; son visage était pâle, ou du moins très blanc, vrai teint d’héritière anglaise ; mais, à la grande surprise de chacun, elle ne répandait point de larmes. Elle semblait avoir obtenu d’elle-même, par un sublime effort de soumission, la fermeté de subir le sacrifice tout entier. Elle cédait, muette, aux exhortations de sa mère, qui, au moment de quitter l’équipage armorié, avait vivement supplié sa fille de ne laisser échapper aucune manifestation extérieure de ses sentimens contre son futur mari.

Miss Anna était fille unique, par conséquent enfant gâtée. Elle avait appris de bonne heure et parfaitement compris sa propre importance, car dès le berceau elle avait contracté et gardé religieusement l’habitude de ne faire que sa volonté.

C’était donc à son profond étonnement que, dans l’action la plus importante de sa vie, elle éprouvait une contradiction ferme et rigoureuse, par laquelle le comte son père, son maître pour la première fois, outrepassait rudement son autorité jusqu’alors inactive.

Dans les contestations de ce genre, la volonté de la plus faible partie est généralement contrainte de céder à la volonté de la plus forte. Il paraissait toutefois assez évident pour tous que ce n’était pas avec la douceur de l’agneau que l’héroïne du sacrifice se laissait entraîner, si richement parée, vers l’autel.

Il y avait je ne sais quelle pétulance mutine dans son air, quel esprit de dédain écrit si lisiblement au fond de son œil brillant et bleu, que le marquis, bien qu’il fît le brave et le vainqueur tressaillait chaque fois qu’il rencontrait ce formidable et méprisant coup-d’œil. La même éloquence muette éclatait dans la manière dont elle foulait aux pieds les fleurs qui étaient semées devant elle. J’y devinai, sans me tromper, un des innocens moyens par lesquels cette blanche génisse révélait son aversion contre les pompes préparées pour le drame dont elle avait horreur d’être l’héroïne.

Son noble père me parut prodigieusement exaspéré contre elle. La façon brusque dont il saisit sa main approchait beaucoup de la brutalité, lorsqu’il enchaîna cette main mignonne sous son bras nerveux, pour faire avancer de force vers l’église la jeune ame qui demandait à Dieu des ailes pour la fuir.

Une protestation généreuse sortit comme une flamme de l’ail ardent et fixe de cet autre Iphigénie : le pourpre trancha subitement avec la pâleur touchante de sa joue.

Au moment où elle passait sous le portail sombre de l’église, je remarquai le mouvement rapide, mais répulsif, de ses épaules demi-nues, suivi d’un pas rétrograde, comme si le joli pied de la victime eût rencontré tout à coup une pierre qui, par son atteinte, l’eût forcée à prendre un autre chemin.

Mais l’inexorable père la tira violemment devant lui. Probablement qu’alors il eût ressenti un plaisir immense à corriger cette esclave rebelle ; mais il n’y avait pas moyen d’agir ainsi en public. Il fallut se contenter de la porter avec égard au supplice.

L’odieux marquis Greystock, que je trouvai affreusement laid, osa prendre place à côté de cette fleur. Le ministre ouvrit son livre ; les filles d’honneur baissèrent, comme par le même fil, leurs regards vers la terre, et rougirent autant qu’on peut l’obtenir de la ferme volonté de rougir.

Le comte se dressa menaçant et sourcilleux comme Agamemnon ; et la comtesse, violette d’effroi, cacha ses appréhensions sous un riche éventail.

Tandis que la tête hideuse du marquis se dressait au-dessus d’un bouquet énorme, comme une tête de serpent dans une corbeille, la pauvre miss Anna me parut tout à coup changée en marbre.

Je me sentais oppressé pour elle, et j’allais sortir de la foule, quand je fus arrêté par la figure épanouie du sacristain Digwell, triomphant seul parmi tout ce monde à la torture.

Vêtu comme il ne l’avait jamais été durant sa vie de fossoyeur, balançant dans ses mains engantées un très beau missel, il se recueillait en attendant le moment de prononcer le mot amen ! qu’il avait toujours considéré comme le seul mot de valeur dans le service sacré du mariage. Il était là, selon lui, le témoin le plus important de ceux qui encombraient son église ; droit et raide sous la splendeur d’un manteau brun tout neuf, acheté sur la spéculation des guinées qu’il croyait entendre sonner dans la poche large et libérale du triomphateur d’Anna.

Tout à coup un silence profond succéda au chut sonore et plein d’autorité du ministre ; car le marquis avait déjà prononcé son assentiment à cette importante question :

— Veux-tu prendre cette fille pour ta femme ?

Tout l’auditoire haletant se tourna en même temps que le ministre vers la fiancée, quand il ajouta, d’un ton plus bas et un peu altéré, n’ignorant pas la nature de ses émotions à ce moment suprême :

— Veux-tu prendre cet homme pour ton mari ?

Il ne craignait d’abord qu’une longue hésitation, un flot de larmes ou un absolu silence. Lady Anna trompa son attente ; elle hésitait rarement sur quelque chose que ce fût, et disait toujours sa pensée la plus secrète : aussi répondit-elle avec une admirable concision :

— Je n’en veux pas !

Et cela d’un ton si haut, si distinct, que cette vive répartie, loin de sortir avec peine du cœur timide et renfermé d’une jeune fille, résonna solennellement dans toute l’étendue de la vaste église.

Alors se retournant pleine de courage vers l’épouseur, devenu vert de saisissement, elle ajouta :

— Je vous l’avais dit, monsieur. Maintenant vous croirez, j’espère, que je parlais sérieusement.

— Quelle conduite ! s’écria la mère étouffante et renversée d’une surprise sanguine. N’êtes-vous pas honteuse, Anna ! Jeter cette insulte au marquis de Greystock !

— Si le marquis de Greystock avait eu le moindre sens, ma mère, répliqua la belle audacieuse, il m’eût épargné la peine de venir jusqu’ici, et se fût évité à lui-même l’affront d’un refus en public ; mais il ne veut rien croire.

— Achevons, miss, achevons ! murmura sévèrement le comte, je ne serai pas joué, persifflé ainsi. Je persiste à ce que vous remplissiez votre engagement avec le marquis.

— Je n’ai jamais contracté d’engagement avec lui ! s’écria miss Anna avec éclat, juste ciel ! jamais.

— Je l’ai contracté pour vous, moi !

— C’est vrai, mon père ; mais c’est tout à fait autre chose.

— Je vous jure, miss, que cela revient au même, et que vous épouserez le marquis !

En disant ces paroles, le comte serra fortement le poing, tandis que ses deux sourcils n’en faisaient plus qu’un et que ses yeux se fixaient furieux sur sa fille. Elle se hâta d’ajouter :

— Impossible, mon père ! car l’église regarde le consentement de la femme tout à fait indispensable à la cérémonie ; et comme je suis sincère, il m’est impossible de dire oui, quand le ministre me demande si je veux pour époux un homme que je haïs de toutes les forces de mon cœur.

— Que le ciel confonde ton audace ! repartit le comte en fureur.

Une rumeur sourde, qui n’attendait pour éclater en joie que l’absence du comte, circula sous la nef de Sainte-Marie. L’orgue retentit tout à coup comme un Te Deum de victoire touché par une main invisible, tandis que le marquis, dont le maintien était fort tombé, tirait à part, en marchant sur son bouquet, le comte Fitz-Aymer pour lui soumettre quelque plan d’accommodement. La comtesse, qui faisait de la colère, joignit au conseil sa dignité confondue ; et chacun dans l’église maintenait avec effort une apparente consternation. Le curé regardait son livre à l’envers ; Digwell grinçait de ses trois dents contre la précoce perversité de cette jeune fille d’Ève, dont les filles d’honneur chuchottaient sans oser sourire : tout le reste était dans une confusion extraordinaire.

Mais il m’importait d’observer ce que faisait la fiancée au milieu de l’agitation générale.

Elle faisait, de bonne foi, la seule chose qu’elle dût faire en pareille circonstance : elle disparut sans bruit, se glissa comme un rêve vers le côté opposé à celui par lequel elle était entrée, et profitant du trouble général qu’elle avait fait naître, avec toute la légèreté dont la jeunesse et l’amour animaient son être charmant, je la vis se précipiter à travers le cimetière, puis passer sous la porte à guichet dont je me rappelai l’issue communicative avec sa sœur église. À cette porte mystérieuse, qui me parut ouverte singulièrement à propos, elle fut reçue et accueillie avec transport par un jeune homme si beau d’amour, d’anxiété, d’empressement et de reconnaissance, que je trouve à peine nécessaire d’ajouter qu’il n’était autre que l’amant aimé, le jeune et brillant rival du ridicule Greystock, Miss Anna se laissa, doucement et sans résistance, entraîner par lui dans l’église de Sainte-Agnès. Un bon prêtre, aussi en robe blanche fraîchement dépliée, était dans le chœur, tenant en main son livre non renversé, assisté par mon ami Pitpipe, dont la vieille et candide figure se teignait de l’amour jeune et partagé de son maître.

Là étaient rassemblées en silence les naïves sœurs du véritable fiancé, parées dès l’aurore en demoiselles d’honneur pour Anna, pour le beau seigneur de Deepdale. Un garçon tout jeune, rouge de joie et de malice heureuse, se haussa sur ses pieds pour attacher un bouquet sur le cœur de son frère ainé.

Nulle explication ne me parut nécessaire. Je vis tout le plan déroulé dans le regard triomphant dont m’illumina Pitpipe en découvrant son voyageur curieux, appuyé en souriant contre un des piliers de l’église.

Sans perdre le tems en complimens inopportuns, sans donner même à miss Anna celui de reprendre l’haleine qui lui manquait, le ministre commença le service du mariage. Il usa de toute la promptitude imaginable, sans qu’il fût pour cela moins indissoluble devant Dieu et devant les hommes. Le père épouvanté, le futur bondissant entrèrent assez tôt par la porte du cimetière pour entendre, dans l’église sonore de Sainte-Agnès, miss Anna prononcer : « Je le veux ! » aussi distinctement qu’elle avait articulé dans l’autre : « Je ne veux pas. »

— Je m’oppose au mariage ! vociféra le comte avec une voix de tonnerre. — Je suis en âge depuis une heure ! répliqua la mariée en manière de parenthèse au vœu solennel d’obéissance qu’elle prononçait alors. Vœu libre qu’en dépit de l’interdit paternel, elle acheva tout haut devant Dieu, le prêtre, et son aimable époux.

— Je vous déshérite ! balbutia le colérique seigneur

— Je te dote de tous mes biens terrestres ! interrompit le jeune époux en la soutenant dans ses bras avec un regard d’inexprimable gratitude. Les rites des épousailles arrivèrent ainsi à leur conclusion en présence du père indigné. Quant à Greystock, ne voyant nulle raison qui l’obligeât à en apprendre davantage, il rejoignit en toute hâte le riche carrosse qu’il n’avait pas commandé pour une fuite si honteuse. Il enjoignit à ses valets étonnés de retirer les cocardes d’argent, aussi bien que les flots de rubans blancs de leurs chapeaux, et d’aller en avant.

— En arrière, plutôt ! dirent entre eux les valets, se vengeant par des railleries de la fête manquée.

Digwell se précipita d’abord après le carrosse, puis s’arrêta soudain avec une contenance singulière. Une inquiétude mélancolique circula dans tout son corps sous le manteau brun, levé à crédit par son imprudente ambition. Il se prit à rêver comment il acquitterait jamais ce magnifique vêtement, d’un drap si marron, si lustré ! Il n’avait aucune espérance probable d’une mort très prochaine dans la famille de son seigneur ; à moins, pensa-t-il à travers un éclair de joie, que la colère ne fasse mourir lord Fitz-Aymer ! — Au fait, continua-t-il, un peu soulagé, il me paraît assez en colère pour tomber en apoplexie. Oui, j’en jurerais presque : sa fille va le faire tomber en apoplexie. Monstre de fille !

Cette pensée l’aida pour le moment à surmonter l’angoisse dont le frappait au cœur la bonne fortune de son voisin Pitpipe. Il rentra moins furieux dans Sainte-Marie pour éteindre les cierges qui se consumaient tristement devant l’autel désert.

J’appris encore que lord Fitz-Aymer exhala haut et amèrement les restes de sa colère paternelle ; que miss Anna prêta patiemment l’oreille à ses reproches jusqu’à ce qu’il fût épuisé de fatigue ; qu’elle devint alors toute soumise et toute caressante ; que la joie d’avoir fait sa volonté lui donnait une grâce pénétrante et des charmes irrésistibles. « Pardon ! pardon ! cria-t-elle à travers des baisers et des pleurs ; embrassez-moi, mon père ! pardonnez à votre tendre fille ; je le veux ! je le veux ! je le veux ! » Et le père chancela, surtout quand il vit à ses pieds le jeune époux, trop amoureux pour n’être pas un conciliateur irrésistible entre lui et sa belle héritière.

Le comte laissa donc couler sa main dans celle de son nouveau gendre ; il versa même, avec quelques larmes, sa bénédiction sur le couple aimable prosterné devant lui ; ce qui fit qu’il ne mourut pas de colère, comme l’avait espéré le fossoyeur de Sainte-Agnès.

Le résultat me parut assez satisfaisant pour abandonner Anna sans crainte, et Deepdale sans regret.