Huit femmesChlendowski (p. 217-234).


CHRISTINE.



XVII

La fille du Ministre.


— Voudrais-tu être reine, Christine ?

Cette question d’un vieillard qui plongeait ses yeux à demi fermés au fond d’un échiquier dont les pièces gisaient éparses, dans le désordre de soldats couchés après une bataille, était négligemment jetée à la suite d’une longue leçon d’échecs, sur laquelle il avait épuisé toute la patience de sa fille.

— Reine des cœurs ? demanda la gracieuse enfant sans relever sa tête inclinée sur un riche coussin de velours noir, où elle nourrissait elle-même un affreux petit dogue qu’elle aimait avec passion.

— Reine des cœurs, ma fille ! Cet empire est déjà le tien, répliqua d’un ton d’insouciance affectée le ministre qui déposait souvent sa gravité auprès de la riante Christine. Il roulait alors entre ses doigts une magnifique tabatière ornée de gros diamans, qui encerclaient une petite miniature, portrait et présent d’un roi fort laid.

— Mais, continua-t-il, parlant comme au hasard, est-ce là ta seule ambition ?

— Comment l’étendrais-je plus loin mon père ? J’ai déjà plus de sujets que je n’ai de science pour les gouverner.

— Oh ! oh ! je ne me serais pas douté, mon enfant, que vous eussiez des sujets. Vous êtes au moins trop prudente pour encourager leurs hommages.

— Vraiment ! répliqua Christine en agaçant le jeune dogue qui grinçait des dents, je ne leur suis pas trop obligée d’hommages qui me sont dûs. Il n’y en a qu’un dans le monde pour lequel j’en ressens la plus tendre gratitude !

Le sourcil du premier ministre de Suède se fronça.

— Quel est cet homme, Christine ?

Christine rougit, regarda son père avec un étonnement enchanteur, et redoubla ses caresses à son petit chien hargneux. Le comte, d’un ton plus serré, renouvela sa question :

— Quel est cet homme, Christine ?

— Qui serait-ce donc, sinon Adolphe de Hesse, votre beau neveu, cher père ?

— Vous n’avez pas été, je pense, assez hardie pour vous engager d’amour avec ce jeune garçon ?

— Jeune, de dix-huit ans, mon père ! C’est mon plus vieil ami. J’étudie tout avec lui, mais je ne peux me ressouvenir depuis quand j’ai appris à l’aimer, tant il y a déjà longtemps !

— Folie ! vous avez été élevés ensemble chez sa mère, qui vous en servait : c’est un pur amour fraternel.

— Du tout ! du tout ! je serais bien fâchée qu’Adolphe fût mon frère !

— C’est pourtant tout ce que je peux faire pour son service. Il est sans fortune ; il n’a pas d’autre état que sa commission et ma bonté…

— Votre bonté est immense, mon doux seigneur ! et puis il est brave, il est magnanime ! Pour moi, quand j’ai fait attention qu’il avait les yeux plus tendres que quand il était petit, qu’il parlait mieux que tous les grands, je n’ai pas interrogé la profondeur de ses trésors.

— Ma chère fille, il faudra l’oublier, dit le comte en passant amicalement le bras autour du fin corsage de Christine, encore à genoux devant son chien.

— Mon bon père, je ne l’essaierai pas, car je ne saurais par où m’y prendre ; d’ailleurs, vous l’aimez trop vous-même.

— Pas assez pour en faire mon héritier.

— Il le serait pourtant si je mourais, mon père !

Le ministre regarda fixement le visage jeune et rose de sa fille comme pour plonger à travers ; et le pli d’effroi paternel qui s’était formé entre ses deux yeux disparut comme un éclair.

— Il n’y a là que de la vie, dit-il en lui frappant gaîment sur le front. Aussi, je ne songe qu’à marier cette méchante fille.

— Et vous nous rendrez les deux enfans les plus heureux de ce monde, répondit Christine, dont les yeux noirs étincelaient à travers ses larmes.

— Ma pauvre fille, vous avez été bien gâtée ! Je vous ai donné trop de licence et de liberté. Voilà présentement que vous me demandez l’impossible. Soyez raisonnable ; et pour vous distraire un peu, votre tante vous présentera à la cour. Vous verrez de belles choses ; vous connaîtrez notre brave et jeune roi… si vous êtes raisonnable.

— Le rude monstre ! s’écria Christine en se levant avec vivacité. Je ne souhaite pas le voir ; on dit qu’il hait les femmes.

— C’est une calomnie : il est amoureux d’une.

— D’une belle !

— Et méchante comme toi.

— Comme moi ?

Le comte se mit à rire. L’instinct de Christine s’éveilla, car elle répondit après avoir un peu rêvé :

— Je ne l’ai pourtant jamais vu !

— Mais il t’a vue ; et il dit…

— Que dit-il, mon père ?

— Que t’importe d’un monstre qui déteste les femmes ?

— Ah ! mais le monstre est roi. Que dit-il, enfin ? que peut-il dire ? Je veux le savoir, mon père. Ah ! mon père, dites donc !

Mais le ministre était déterminé à garder le silence. Nulle prière, nulle séduction de la jeune, de la savante Christine, ne put lui arracher une parole de plus.

— À propos ! s’écria-t-il tout à coup, comme se rappelant une chose qu’il craignait d’oublier, parlons d’un sujet sérieux : j’amènerai ce soir un brave officier pour souper avec moi. Recevez-le bien ; recevez-le avec déférence ; je vous le destine pour mari.

— Je ne veux pas de lui ! cria Christine en courant après son père comme il sortait de la chambre. Si je n’épouse pas mon soldat, je veux mourir fille.

— Que l’amour t’exauce, cousine, dit Adolphe de Hesse en sortant de dessous les longs rideaux de lampas frangés d’or où il étouffait depuis un quart-d’heure. Il est doux de faire l’espion pour entendre un avocat tel que toi plaider une cause si désespérée que la mienne !

— Désespérée ! comment ? Quand la bataille est à demi-gagnée ! La colère de mon père est une pluie sur l’herbe : un rayon de soleil l’évapore. Ne le connais-tu pas, Adolphe ? Je t’en prie, ne soupire pas ; ne croise pas ainsi les bras ; ne regarde pas le ciel avec cet air solennel. Je n’ai pas envie de gémir, moi : je veux du bonheur, de la joie, un bal : eh bien ! l’amour accordera l’orchestre, et nous danserons gaîment au bal de notre mariage.

— L’espérance t’abuse, Christine ; je connais ton père mieux que toi. Ah ! ma bien-aimée ! poursuivit-il en examinant avec effroi la beauté de la jeune fille, tu n’auras pas le courage de refuser le jouet magnifique qu’il veut t’offrir en échange du cœur ardent et dévoué de ton cousin.

Christine à son tour le regarda entre les deux yeux, et les siens se remplirent de larmes ; mais comme elle ne pouvait s’arrêter longtemps sur une idée triste, elle essaya un peu de colère.

— Vous ne me croyez pas destinée à augmenter la liste des amantes fidèles, à ce que je vois, et cela en dépit même de la dernière preuve que vous venez de surprendre de ma bonne foi, espion !

— Sèche cette larme, Christine ! je ne suis pas assez stoïque pour braver une telle éloquence.

— Pourquoi me fais-tu pleurer ? dit Christine en souriant déjà. Était-ce donc pour le plaisir enfantin de sécher des larmes avec tes lèvres ? ou bien étais-tu en effet jaloux de quelque rival imaginaire ? que sais-je : de cet antidote aux émotions tendres du cœur ; du jeune comte Ericson, peut-être ?

— Ericson te déplaît, je n’en suis pas en peine. Il n’est guère d’ailleurs plus riche que moi. Mais, Christine !…

— Pourquoi soupires-tu encore ?

— Ton père l’amène ce soir un nouvel amant, et moi je serai oublié.

— Tu le mérites pour oser le prévoir, pour m’offenser de tes soupçons : mais tu es mon cousin, et je te pardonne cette fois de plus, dit-elle en passant sa tête souple et caressante sous les deux mains d’Adolphe qu’elle tenait dans les siennes.

— Tu m’aimes donc bien réellement, Christine ?

— Je ne te l’ai dit que cent fois, ingrat ! tu dois être étourdi de la répétition d’un mot si court.

— Il est si nouveau pour moi, grand Dieu ?

— Eh bien ! nous nous aimons, voilà qui est sûr. Comme mon père ne veut pas donner encore son consentement à notre union, il faut l’attendre.

— Et s’il ne veut jamais ?

— Jamais ! est-ce qu’on dit cela ?

— Christine, je le crains.

— Oh bien ! alors, il faudra toujours rester ainsi ; le bonheur ne s’augmente point par un acte de rébellion.

— Je le pense : mais tu es donc heureuse, toi ?

— Quelle demande ! je te vois tous les jours ; est-ce qu’il nous manque quelque chose ?

Adolphe la regarda rêveur sans lui répondre d’abord, puis il dit avec un profond soupir :

— Je te trouve bien prudente.

— Je ne veux pas briser un cœur de père.

— Non, mais le mien.

— Adolphe, si je ne suis pas ta femme par le consentement de mon père, je n’en épouserai jamais un autre ; voilà tout, tout ce que je peux te promettre.

Le jeune soldat se rembrunit ; marcha vivement à travers la chambre, s’arrêtant à chaque tour pour contempler ce doux tyran qui le tenait si insoucieusement dans ses chaînes. Christine essayait de se maintenir grave ; mais deux fossettes, qui donnaient beaucoup de charme à sa bouche, étaient près de reparaître sur la plus légère provocation à ce rire du cœur qui le faisait battre avec tant d’égalité. Celui d’Adolphe ne palpitait pas sur ce mode facile ; c’était un amant tout entier, dont l’imagination jalouse et pénétrante ne considérait plus Christine que comme un trésor gardé par deux monstres propres à tuer toutes les espérances : l’ambition et l’avarice.

Pour elle, ignorante des desseins de son père, confiante dans l’amour de son bien-aimé parent, la fille candide du vieux courtisan ne voyait pas un nuage sur l’avenir, elle était au contraire singulièrement égayée par les bouderies de son amant, dont les yeux lançaient des flammes sans qu’il osât se plaindre davantage. Ce dernier, hors de lui-même, trop jeune encore pour maîtriser la torture des réflexions qui l’étouffaient, tremblant d’en effrayer l’innocence de Christine, se dédommagea de ne pouvoir exciter sa compassion en se déchirant lui-même :

— J’ai été bien fou ! s’écria-t-il ; oh ! je mérite… tout ce m’arrivera. Oui, de par le ciel ! avoir souffert qu’une passion insensée me trompât ! Allons, il faut en finir : je ne paierai point la dette que je dois à ton père en lui dérobant son unique enfant. Adieu, Christine ! je vais joindre mon régiment. Je compte sur la pitié d’une bonne bataille ; au moins tu penseras avec un peu de tristesse à ton ami perdu.

Sa voix s’altéra ; Christine poussa un cri, et ses pleurs jaillirent avec abondance, car Adolphe était à ses pieds, qui lui pardonnait et lui demandait pardon. Sa belliqueuse résolution s’y fondit comme le plomb dans la flamme ; et les jeunes amans ne se quittèrent que plus passionnément épris l’un de l’autre.