Huit femmesChlendowski (p. 235-252).
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XVIII

Échec au roi.


S’il est vrai qu’Adolphe fût trop prompt à désespérer du succès de son amour, Christine était aussi trop lente à croire que nulle opposition n’entraverait sérieusement leurs désirs. Son pouvoir était grand sur son père, mais il n’était pas sans borne. Bien qu’elle régnât en reine absolue dans leur intime gouvernement, où son goût, ses inclinations et ses caprices, étaient consultés en toutes choses, son pouvoir ne s’étendait pas plus loin. C’est celui que tout homme puissant, absorbé par de hauts intérêts, daigne accorder à la femme.

Tout sujet politique était donc resté pour Christine un véritable fruit défendu. Le diplomate ne supportait nulle voix féminine en affaires d’état. Depuis peu cependant il avait révélé beaucoup de nouvelles de la cour à sa fille, et toujours il s’en allait louant le jeune monarque dont il se flattait d’être le seul favori, rapportant jour par jour de somptueuses marques de sa munificence.

Il est donc facile de s’expliquer comment ce prince guerrier, dont les précoces conquêtes avaient rempli l’Europe d’étonnement et d’admiration, s’était fait, par un jour de curiosité toute neuve en lui, introduire secrètement auprès de la belle Christine, et par quelle influence, en dépit de son antipathie déclarée pour le sexe qui ne se bat point, il était alors au nombre des admirateurs cachés d’une jeune fille solitaire et charmante.

Ce premier succès avait puissamment exalté les ambitieuses visions du père de cette jeune fille. Il n’était pas d’ailleurs fort déraisonnable de supposer que le jeune homme qui avait commencé son règne en se couronnant lui-même, dont l’énergique volonté venait d’abattre les forces réunies du Danemarck, de la Saxe et de la Russie, ne se soumettrait jamais à consulter timidement l’étiquette des cours pour le choix d’une compagne. Qui pouvait, dès-lors, empêcher que dans sa riche et belle héritière, le comte Piper s’accoutumât doucement à voir la future reine de Suède ?

Tout suivait donc son cours naturel dans la fragile humanité : l’admiration à demi-révélée du jeune roi pour ses charmes ne manqua pas de produire une impression vive sur un tendre orgueil de femme. Ericson, l’affreux Ericson et le bel Adolphe savaient qu’elle était belle ; mais l’assentiment d’un roi est d’une valeur merveilleuse devant tout l’univers et jusque dans l’avenir, où vivent les rois. Ce rêve caressant la remplissait d’une gaîté si vive, en même temps si pure, que ce qui eût paru insoutenable dans un esprit ambitieux et rusé, augmentait le charme irrésistible d’une jeune fille sincère, amoureuse d’éclat, ravie enfin d’une distinction qui justifiait la passion d’Adolphe sans alarmer son innocence. Peut-être en effet son amour pour lui n’en était-il que plus complet, plus pieux, plus fier. Elle ne voyait au loin tous ces regards attachés sur elle que pour lui dire à lui, dans un seul regard :

— Je te les donne tous !

En effet : c’était seulement quand il s’approchait d’elle que sa voix devenait tremblante ; que l’éclat de ses yeux devenait humide, et que son cœur battait d’une sympathie invincible. Christine n’aurait pas voulu mourir de son amour, mais elle voulait en vivre, et, violemment séparée de l’objet de cet amour vierge et vrai, elle en eût traîné partout une douloureuse et ineffaçable impression.

Mais cela ne pouvait être ; mais ils seraient toujours ensemble ; mais, en dépit des troubles de son inquiet amant, une attraction fort peu combattue l’entraîna vers son miroir. Elle y regarda long-temps ce qu’un gagneur de batailles pouvait trouver de si attrayant dans une forme si délicate et si peu comparable à ses belliqueuses conquêtes.

Elle se rappela l’ordre que son père lui avait donné de faire les honneurs du repas qu’il offrait le soir même à quelque nouvel ami, et suivit ponctuellement cet ordre en ajoutant à sa parure tout ce qui pouvait combler d’orgueil le père le plus épris de la beauté de son enfant. Aussi, quand elle entra dans la salle tiède et parfumée par ses soins, où le souper était préparé avec une magnificence inhabituelle, pour le riche ministre et son hôte unique, elle y parut assez ravissante pour l’adoration d’une cour entière.

Rien ne peut donc décrire l’étonnement et le dépit de la brillante Christine, lorsqu’au lieu d’un étranger de distinction qu’elle s’attendait à frapper de ses charmes, elle reconnut dans celui qui se leva gauchement à son approche pour la conduire vers la table, l’odieux Ericson, l’objet de son unique aversion, le but méprisé des sarcasmes de sa joyeuse malice.

— Qu’a donc mon père pour se moquer ainsi de moi ce soir ? pensa-t-elle en regardant de côté cette figure trop connue. Oh ! c’est bien lui ! poursuivit-elle, étouffant un soupir et une envie de rire incommode qui se combattaient ensemble.

— Qu’est-ce qu’il me veut donc, ce laid capitaine, avec ses deux gros yeux d’un bleu de porcelaine, et ses longs cheveux jaunes frisés à l’enfant ?

Sa haine intègre n’ajoutait rien au disgracieux portrait qu’elle tirait à part du grand jeune homme osseux et inélégant qui posait devant elle, avec son nez ultra-aquilin, ses joues rugueuses, et l’incivile hardiesse de son regard militaire, qui semblait prendre d’assaut les charmes frêles et boudeurs de cette fière sensitive.

Tel était, en tout point Ericson, depuis peu de semaines le plus constant visiteur du ministre, avec lequel il demeurait enfermé durant des heures entières. En vain Christine, dans le désespoir d’une délicieuse toilette perdue, se fût résignée à subir ses galanteries et sa vulgaire admiration : cette machine de guerre fût restée six mois devant elle sans qu’il en sortît un compliment. La seule manifestation du trouble qui dérangeait sa gravité confiante, c’était de rire bruyamment de ses propres paroles aussi lourdes que lui.

Christine, dans la contrainte où la tenait son respect pour son père, semblait chercher à tout moment par quelle porte pourrait se sauver l’ennui mêlé d’indignation que lui causait la présence d’un tel prétendant. Son cœur, plein d’une image charmante, irrité de la présomption de ce rival haï, lui suggérait de s’écrier : « Le comte Ericson ton rival, miséricorde ! le comte Ericson ! » Et comme si l’insoutenable Ericson eût eu la conscience des réflexions hostiles qu’il inspirait, il s’efforça tout à coup de lancer au-dehors tous ses pouvoirs de plaire et de se frayer une route nouvelle dans les bonnes grâces de la belle silencieuse.

Il lui demanda brusquement :

— Que pensez-vous d’Alexandre-le-Grand ?

Christine partit d’un candide éclat de rire au nez du sérieux questionneur.

— Jamais je ne pense à Alexandre-le-Grand, répondit-elle. Je me rappelle seulement qu’en lisant son histoire, j’en avais peur comme d’un fou ou d’un homme enragé.

Ericson réclama vivement en faveur du courage le plus prodigieux que le monde ait jamais admiré.

— S’il eût été prodigieusement sage, comme il était prodigieusement conquérant, il eût appris à se gouverner avant d’apprendre le gouvernement du monde, riposta la petite raisonneuse.

Ericson rougit jusque dans ses cheveux ardens et frisés. Il répliqua presque avec emportement :

— Une femme peut-elle apprécier la noble fièvre qui précipite un homme de courage dans une foule de dangers, qui le porte à mépriser la vie avec toutes ses fades jouissances, pour mériter une couronne immortelle ?

— Non, répondit-elle simplement ; je n’ai point de fièvre, et nulle sympathie pour les destructeurs. Si j’ambitionnais une célébrité, je voudrais l’attirer sur moi par les bénédictions des spectateurs de ma vie. Oui, mon père ! oui ! poursuivit-elle sans obéir au regard répressif du ministre qui lui commandait le silence :

— J’aimerais mieux qu’ils vécussent pour me bénir, que de mourir m’admirant. C’est affreux les tueurs d’hommes ! N’en parlons, messeigneurs, que pour prier le ciel d’en délivrer la terre.

— Enfant ! murmura le ministre à la torture, en remplissant le verre d’Ericson stupéfait, et s’efforçant de le distraire :

— À la gloire d’Alexandre, comte !

— Bien dit ! s’écria le guerrier en mouillant sa colère d’un vin délicieux. Allons ! petite sauvage : À la gloire d’Alexandre ! Et il heurta la coupe brillante de Christine, de manière à la briser en éclats.

— Je n’ai point de soif pour une telle gloire ! répliqua la mutine exaltée. Je ne boirai pas à ces phénomènes malfaisants qui cachent une peau de tigre sous leur manteau de roi.

— Seigneur ! Seigneur ! interrompit le courtisan effrayé du courroux de son hôte, dont les yeux brillaient comme la lame d’un sabre. Les saillies d’une petite fille monteront-elles jusqu’à votre éperon ! Elle n’est folle encore que de son petit chien, qui peut impunément la mordre et déchirer ses doigts, faibles comme des fuseaux. Voyez ! poursuivit-il négligemment, tandis que l’indignation du soldat s’amortissait à la vue de cette petite main d’enfant qu’on avançait presque sous sa moustache. Ses notions de guerre sont jusqu’ici bornées à la marche du jeu d’échecs. Cet espace étroit est son champ de bataille, continua-t-il en approchant lui-même la table où se trouvait placé à dessein le jeu passionnément aimé d’Ericson. Elle y combat si courageusement le général, que même un vieux soldat comme moi trouve quelque honneur à y réduire sa pétulante obstination de femme.

Rien n’était, par bonheur, plus propre à recomposer le maintien compromis du farouche Ericson que la perspective d’une partie d’échecs ; car, se retournant vers la rieuse et colérique enfant, il lui jeta plus courtoisement qu’elle ne l’en supposait capable, le défi d’une bataille avec lui.

— Mais, si je vous battais ! répartit-elle en reprenant toute sa gaîté.

— Ce n’est pas là seulement que j’aurais été vaincu par vous, méchante belle ! dit-il en la regardant en face, et serrant sa main à la faire crier.

Christine rougit et baissa les yeux sur la table, non sans les avoir lancés pleins de dédain sur le maladroit émancipé. Mais la glace était rompue, le papillon engourdi prenait ses ailes. Il rencontra donc et soutint ce fier regard avec une défiance assez insolente de sa sincérité.

— Il y a plus de fougue dans cet automate qu’il ne m’avait semblé, pensa confusément Christine, et mon père me force à jouer un jeu menaçant pour moi.

Elle cacha sous sa main sa joue plus colorée, et fixa constamment les yeux sur l’échiquier, déterminée qu’elle était par un vif accès d’humeur, à jouer aussi mal que possible pour mortifier son orgueilleux adversaire. Ce soin était inutile. Le petit champ de bataille tremblait sous les mains agitées d’Ericson, qui, reconnaissant à peine les pièces, les poussait à tort et à travers. Ses attaques sans jugement devinrent si faciles à déjouer, que la novice écolière, avec l’innocente joie que donne un succès inattendu, s’écria triomphante :

— Échec au roi par la reine !

— Cruelle ! riposta le comte en frappant du poing au milieu des pièces qui culbutèrent en désordre, ne souhaitez-vous pas faire le roi votre esclave ?

— Mais je n’empêche pas qu’il se sauve ! dit Christine épouvantée de tant de rudesse, et stupéfaite du calme profond de son père, qui observait tout avec un indulgent sourire.

— Impossible maintenant de s’y reconnaître, poursuivit-elle en cherchant à remettre sur pied roi, reine et peuple confondus dans une affreuse mêlée.

— N’essayez pas ! n’essayez pas ! cria Ericson comme hors de lui, en poussant violemment l’échiquier qui tomba sur le parquet. Le coup est décidé, vous m’avez fait échec et mat.

Tout à coup, comme honteux de sa violence et de l’influence qu’il laissait prendre sur lui par une si mièvre chose, il sortit de l’air le plus hagard et le plus défait du monde, embarrassant ses pieds dans son sabre, donnant au diable sa maladresse aussi bien que l’amour qui en était cause.