III

Antécédants.


Une étroite intimité entre deux familles honorables de Londres, l’une du nom d’Haverdale, l’autre du nom de Galt, avait naturellement éveillé des idées de mariage dans l’une et l’autre maison, dont les jeunes branches paraissaient incliner à s’unir par le penchant le plus libre et le plus tendre.

Fanelly Galt n’avait pas quinze ans, quand elle répondit par un sourire candide à cette candide question du jeune Haverdale, qui lui tenait la main sans avoir osé la serrer encore :

— Fanelly ! j’ai quelque chose à te demander : serais-tu contente de t’appeler milady Haverdale ?

— Je le serais ! avait dit Fanelly sans hésiter, bien qu’en rougissant.

Le très jeune lord, rougissant aussi, tremblant trop pour répandre son éloquence, se contenta de serrer cette petite main qui resta dans la sienne, et de regarder le ciel, après avoir regardé les yeux de Fanelly, les plus beaux yeux de l’Angleterre. Ceci se passait au détour de l’allée sombre d’un grand parc qu’ils venaient de parcourir ensemble dans le plus profond silence.

Après ce très court, mais très clair entretien, il avait été résolu qu’un mariage serait célébré entre eux, dès que Fanelly aurait atteint sa dix-huitième année, afin que son éducation complétée répondît à la position brillante qui l’attendait dans le monde sous le nom de milady Haverdale ; position soutenue d’une dot immense et d’espérances plus considérables encore. Des deux côtés, près de deux ans s’écoulèrent dans un calme délicieux. Fanelly se laissait doucement aimer et lentement éclore à l’avenir serein que lui promettaient les regards sincères d’Haverdale.


Il la contemplait un jour dans une ivresse silencieuse, calculant tout bas combien les avantages qu’elle tenait de la nature s’augmentaient des talens qu’elle n’amassait, disait-elle, que pour égayer la longue route qu’ils avaient à parcourir ensemble.

— Oh ! ma chère Fanelly ! dit ce jour-là le jeune homme pensif, que vous êtes affable ! que la douceur et la grâce de votre caractère me promettent une belle vie ! ce n’est pas pourtant votre beauté qui m’attire et me donne tant d’amour pour vous ; je suis très content que vous soyez une belle femme, car tout le monde me proclame heureux en vous regardant : mais il y a en vous un ciel caché qui me fera vous aimer toujours. Vous êtes bonne, Fanelly ! et quand vous serez bien vieille, je vous aimerai encore !

— D’amour ! Haverdale ?

— D’amour ?… je ne sais, ma chère ; on dit que tout change et se modifie avec le temps.

Fanelly stupéfaite le regarda sans parler.

— Folle ! oh folle ! dit le jeune philosophe en frappant doucement sur les doigts entr’ouverts de sa maîtresse qui venaient de rompre la soie d’une broderie élégante commencée pour lui.

— Ah ! tout change, Larry ! dit la jeune fille ; et pour la première fois de sa vie d’amour, il sortit de son cœur une larme qu’Haverdale vit rouler dans ses yeux avec un étonnement extrême. Il n’attacha pourtant pas à cette larme toute la valeur qu’elle avait, peut-être, pour l’avenir.

— On le dit, ma bien-aimée, je répète.

— Où dit-on cela, milord ?

— Dans le monde sérieux que j’écoute, Fanelly ; dans mes livres de morale, tous éclairés de l’expérience des sages.

— Ah !… les miens ne disent pas de si tristes choses.

— C’est que vous ne lisez que des romans pleins de héros imaginaires, ou de caractères d’exception qui rompent les règles de la nature.

— Si vous ne devez pas les rompre pour moi, il est fâcheux que, destinés à vivre ensemble, nous ayons deux croyances, Haverdale. On aurait dû, par pitié, peut-être, m’envoyer à la même école que vous.

— C’est bien dit, Fanelly, car je vous aurais vue davantage. Mais, s’il y a de la vérité dans l’homme, ajouta-t-il en posant gravement sa main sur son cœur, vous serez ma seule affection en ce monde ; d’amour ou d’amitié, qu’importe ?

— Merci, Larry ! répartit Fanelly, tombée dans une rêverie profonde sur l’épaule de son fiancé, dardant au loin ses longs regards à travers ses cheveux blonds épars, qu’elle laissait encore tomber avec la grâce abandonnée de l’enfance.

Après quoi ils retournèrent avec résignation, lui aux études et aux exercices animés de son sexe, dont il était, il faut le dire, un des êtres le plus régulièrement distingué ; elle, à l’achèvement de toutes ses innocentes perfections de femme millionnaire et milady. Déjà depuis six mois, en les voyant apparaître ensemble dans le monde brillant de Londres, on se demandait de tous côtés : « à quand le mariage ? c’est un très beau mariage ; un très riche mariage ; un mariage confortable ! » quand un double deuil répandit le plus triste augure sur cette union prochaine et la repoussa de tout l’intervalle des convenances, froides comme la mort qui, en moins de huit jours, priva Fanelly de son père et de sa mère, trop tendrement unis pour se survivre.

Cet événement frappa la maison de Galt durant l’absence du père d’Haverdale, appelé en ambassade sur le Continent, où depuis un mois son fils l’avait suivi en qualité de secrétaire. Une jeune parente dont toutes les actions portaient le cachet de la promptitude et de l’indépendance, crut devoir, grâce à sa dignité de femme mariée, se mettre au lieu et place de tous les appuis qui manquaient à la fois à la triste héritière ; et l’enlevant presque de force aux scènes lugubres qui se préparaient pour elle, l’emporta dans un château bien désert, bien romantique, à quelque distance de Londres, pour y exhaler ses premiers sanglots. Haverdale n’était point là pour barrer le passage à ce bizarre exil, dans le mois le plus âpre de l’hiver, et ne revint pas pour l’en rappeler au nom de l’amour. Il put se résoudre à passer en France tout le temps que sa maîtresse donnerait à la solitude, et il eut tort. Il céda peut-être un peu facilement aux assurances que milady Claudia Alstone lui donna par lettre, qu’il était convenable de laisser à Fanelly le temps de pleurer avant de le revoir. Le trop jeune, le trop grave Haverdale commit une maladresse de cœur, un crime d’amant, car sa présence était nécessaire là où pleurait Fanelly ; où Fanelly pleurait seule, elle qui ne devait attendre de consolations que de lui, d’autres empressemens que les siens, d’autres regards que ceux qui avaient l’heureux droit de lui dire : « Je souffre avec toi : console-toi pour moi ! » Il mit à la place de ce tout en amour, deux lettres, empreintes il est vrai d’une affection profonde, d’une confiance fort honorable pour sa fiancée dont il attendait, disait-il, le signal de son bonheur qui ne reposait que sur elle : mais il resta sur le Continent.

Cette résignation volontaire pouvait compromettre bien des intérêts. Fanelly consternée la considéra d’abord comme nécessaire, puisqu’il s’y soumettait ; elle pressa dans ses mains avec beaucoup de reconnaissance la lettre de son fiancé ; elle la serra même sur son cœur, cette chère signature d’époux, et tâcha de supporter, sans mourir, les jours de deuil. Ils s’écoulaient ces jours avec une lenteur désespérante pour deux jeunes femmes, dont l’une déplorait des parens aimés, dont l’autre bâillait du matin au soir, d’ennui, de solitude, au milieu du silence des bois ; silence affreux quand on entend au loin bondir l’orchestre des bals abandonnés dans un accès de dévoûment irréfléchi. Fanelly était pâle comme une fille d’Ossian, et sa cousine était de très mauvaise humeur.