IV

Une présentation.


Il s’en suivit tout naturellement qu’un matin, à son réveil, Fanelly fut remportée à Londres, comme en rêve, par sa vive cousine Claudia, qui mit autant de chaleur à lui imposer ce retour, dans l’intérêt de leur santé menacée, qu’elle en avait mis d’abord à lui prouver son zèle, en la dérobant aux consolations que tous ses vrais amis se fussent empressés de lui offrir. La mobile Claudia la jeta, de la meilleure foi du monde, dans toutes les distractions dont elle avait elle-même un besoin avide. Le tourbillon où elles vécurent, tantôt ensemble, tantôt séparées par la foule, guérit l’une de ses bâillemens, et posa l’autre devant un danger qu’il ne lui vint pas même à l’idée de craindre. N’était-elle pas fiancée à lord Haverdale ? ne portait-elle pas son anneau ? n’allait-il pas revenir du Continent pour l’épouser ? dès lors que pouvait-il résulter de son admiration pour ce jeune seigneur italien, que tout le monde admirait comme elle ; qui sans la suivre nulle part, se trouvait partout où elle entrait ; qui l’avait contemplée d’abord avec une attention muette, puis avec une sympathie respectueuse, puis avec des yeux pleins de flamme et d’une expression bouleversante.

— Comme les Italiens regardent les femmes ? dit-elle d’abord sans trop d’émotion : mais, en parcourant des yeux le cercle de ces femmes dont ils étaient entourés, et les reportant sur ceux de l’étranger pour en interroger l’expression, elle fut forcée de s’avouer que ces yeux noirs aux jets de feu, ne regardaient qu’elle. Cette nouvelle porta une étrange commotion dans son âme, et dans l’incertitude où elle était encore de ses charmes.

— Ce jeune homme ignore, pensa-t-elle en se détournant pour cacher sa surprise, que je suis fiancée, que je porte au doigt le gage de mon prochain mariage, et que j’attends mon époux avec… oh ! avec impatience et tendresse ! Si ce jeune homme me parle, je le lui dirai. »

Elle le fit avec candeur, lorsqu’un matin le comte de Revalto lui fut présenté par sa pétulante cousine qui la vint prier de remplir pour elle un engagement du soir, à la danse, auquel elle était forcée de renoncer par lassitude. Fanelly, pour toute réponse, fit observer en silence au jeune comte suppliant, la couleur encore lugubre de son vêtement. Revalto se soumit avec un salut si profond, avec un sourire si triste, si pénétré, qu’elle fut bien sûre d’avoir été comprise.

— Ainsi donc, je ne danserai pas ce soir, dit-il en abandonnant poliment la main de Claudia, et s’asseyant avec une noble audace auprès des deux jeunes femmes, qu’il enchanta bientôt par le prestige et la variété de ses discours.

— Qu’il est divertissant et gai, disait lady Alstone, riant comme une folle de l’accent étranger du jeune seigneur, et du jeu brillant de sa belle figure mobile.

— Qu’il est impressionnable et timide ! pensait tout bas Fanelly, recevant dans le cœur mille étincelles alarmantes qui sortaient des paroles et des lèvres agitées de l’homme qui voulait plaire, qu’elle regarda néanmoins courageusement en face, après qu’elle eut déclaré le plus vîte qu’il lui fut possible, ses engagements avec lord Haverdale et son impatiente espérance de le revoir.

Elle attacha pour lors avec une imperturbable confiance ses grands yeux déjà fascinés sur ce front d’une grâce idéale, si jeune encore, si uni, si pur, qu’il était impossible d’y découvrir ni d’y prévoir un orage. Elle ne s’avoua ni ne comprit que seule elle devait fuir ce brillant météore, puisque personne (elle l’entendait dire partout) ne pouvait regarder des traits pareils sans éprouver le désir fort innocent de les revoir afin de connaître l’âme qu’ils enveloppaient d’un si beau voile. Nulle bouche amie ne lui vint dire : — Prenez garde : voilà une dangereuse apparition dans la vie d’une femme promise à un autre ; d’une femme assez belle pour attirer la persévérante attention d’un homme trop beau lui-même pour l’ignorer.

Elle revit sans effroi ce voyageur mystérieux, si prodigue d’or, si libéral, si grand joueur, et de mœurs si somptueuses qu’il était devenu le sujet de tous les entretiens, de toutes les suppositions des cercles dont il faisait l’ornement et la préoccupation. Était-ce un prince ? il n’était presque pas possible d’en douter à sa magnificence, au luxe de son incognito, à l’assurance de son regard, tempérée par la plus gracieuse bienveillance. Aussi, qui ne lui savait gré de cacher l’éclat de son rang sous la gaîté presque ingénue du bel âge, dont l’abandon dispose toutes les âmes à la confiance.

D’abord Fanelly fit nombre. Sa curiosité vint, candide, se grouper avec les curiosités puissamment éveillées autour d’elle. — Elle ne put reculer d’horreur ni d’étonnement devant une faute qu’elle ne méditait ni ne pouvait prévoir. Elle ignorait que c’était seulement depuis qu’il l’avait vue que l’illustre voyageur oubliait de retourner à Rome où le rappelait une noble famille dont il était l’espérance et l’idole. Fanelly Galt parut à Londres, il y resta ; il riva, pour ainsi dire, son existence auprès d’elle, dans le dessein irrévocable de plaire. Que lui manquait-il pour y réussir, s’il en puisait les moyens dans une ardente faculté d’aimer ?

Bientôt, au milieu de la foule qu’il asservissait en la charmant, ses récits intarissables et pleins d’images attirèrent ; par une irrésistible séduction les regards incertains de Fanelly sur des traits toujours parlans, toujours passionnément émus. La rêverie profonde y régnait-elle ? Non ; l’Italien ne rêve pas, c’est de la douleur, de la colère ou de la joie qu’il exprime. Son courage, quand il est excité, crie victoire ou vengeance : il ne s’enveloppe pas dans un calme triste ou résigné ; s’il raconte, il exalte, il éblouit, il entraîne. Les talents du comte se montraient si multiples, qu’il devait être bien sûr de devoir à l’un ou à l’autre l’intérêt et l’attention qu’il ambitionnait, sans l’avouer encore. Musicien comme l’oiseau, doué d’une haleine obéissante au brûlant instinct d’harmonie qui couve dans toute poitrine italienne, d’une de ces voix vibrantes, imprégnée d’un danger pareil à celui des parfums subtils des fleurs, il savait tout dire en chantant. Si jeune encore, il connaissait sa puissance sur les nerfs admiratifs de la femme ; il appelait la femme « une prière vivante et renfermée ; un instrument pieux qui résonne sous tout ce qui le frappe jusqu’aux pleurs et jusqu’au délire ; qui vit de musique, en appelle les sons, y mêle son âme pour l’élever avec eux au ciel comme un appui divin qui l’aide à y monter. »

Fanelly, assise dans sa sécurité virginale, se livra d’abord avec un entraînement pensif au charme dirigé contre elle. Elle se serait crue déshéritée du ciel si elle n’en avait été saisie comme tout le monde. C’était pour elle, en effet, une nouvelle manière de prier, de bénir Dieu dans le deuil dont il la couvrait déjà. Quel chant d’église eût fait naître en elle de plus consolantes espérances ? Ainsi donc elle était folle ? oui, folle selon nos mœurs, selon nos lois, folle, d’un fanatisme religieux, infiltré par cette musique idéale, adorée en Angleterre, et qui fait des ravages effrayans sur les âmes impressibles de quelques jeunes misses qu’elle enivre.

Milady Alstone, qui de son côté pensait beaucoup trop vîte pour appuyer sur la réflexion, trouva tout simple de rehausser l’éclat de ses soirées, déjà fort brillantes, par l’admission du jeune prince ou du très noble Giovanino Revalto, dès qu’il en eut positivement sollicité la faveur. Mariée depuis quelques années à un amiral de distinction toujours absent, elle trompait son demi-veuvage par les plaisirs permis dont la richesse fait une habitude à la fois douce et impérieuse. Au milieu de l’irritable législation britannique, elle n’avait pas une seule fois encore pesé les terribles conséquences des préjugés, qui punissent par des châtimens si sévères les erreurs déjà pleines de larmes des femmes de tous les caractères et de tous les rangs. Encore moins formait-elle le vœu triste, mais plus humain de lady Montague, qui, depuis son séjour en Orient, avait osé souhaiter aux femmes de nos climats plus tyranniques peut-être, cette réclusion d’habitude, ces grilles salutaires, et ces gardiens immobiles qui les protègent contre elles-mêmes, pauvres oiseaux sans ailes, n’ayant de libre que les vifs élancemens de l’âme dans ce monde de passage. Ne leur serait-il pas mieux en effet, d’être sincèrement enchaînées, que d’étouffer d’esclavage sous la liberté menteuse dont on fait à leur faiblesse un présent si redoutable ? N’est-ce pas exposer ces fragiles sentinelles de leurs propres trésors sur de hautes tours sans parapets, d’où le moindre éblouissement les précipite dans des abîmes déchirans et honteux ?

Par malheur pour Haverdale absent et pour Fanelly, déjà sous le charme, la rieuse Claudia ne voyait jamais l’avenir au-delà d’une soirée ou d’un bal. Si quelqu’un se fût aventuré à lui signaler l’inconvenance de la protection dont elle enhardissait les assiduités du comte Revalto près de sa belle parente, elle eût ri d’abord ; puis son orgueil, offensé d’un soupçon d’imprévoyance, eût guéri le Mentor courageux du désir de renouveler la leçon.

D’autre part, subjugué, et comme embelli par une timidité invincible, Revalto avait renfermé tous ses aveux dans un brûlant silence : ce qu’il n’osait dire, il le chantait, et toutes les révélations de l’amour étaient dans ces frissonnemens de l’âme dont il saisissait l’âme de Fanelly. Admis un jour au bonheur intime d’une leçon de harpe et de piano où brillaient également Fanelly et Claudia, il parut tout-à-coup souffrir de l’influence vaporeuse de la Grande-Bretagne ; il appuya son front contre la harpe vibrante de la belle fiancée d’Haverdale ; et elle le vit pâlir.

Elle se leva tremblante sans oser lui dire : « Qu’avez-vous ? » Mais tout le demandait en elle, et il l’en remercia par le sourire le plus doux et le plus triste ; puis pour la rassurer sans doute, ou s’arracher à cette tristesse qu’il ne lui reprochait pas, il parcourut comme avec effort le clavier que Claudia venait de quitter, pour quelques ordres relatifs au concert du soir.

Privé de son soleil d’Italie, dont la clarté franchement ardente enlève à ce beau climat le prestige de l’idéalité ; accoutumé à ne trouver dans la musique qu’une source de voluptés expansives, il ressentait peut-être l’oppression vague et mélancolique qui la rend si poignante sous un ciel de brouillards, par les rêves indécis dont elle noie le cœur et l’imagination. Il se blessait lui-même de ses accens trop passionnés, comme les sons gémissans de l’harmonica fêlent quelquefois le cristal qui les produit. Le chanteur frémissait de sa voix qui, ne trouvant pas assez d’air pour s’étendre et se dissoudre au loin dans une atmosphère sans écho, répercutait sur lui-même sa puissance accablante. S’il n’eût cessé tout à coup, il fût tombé mourant, comme le rossignol épuisé d’harmonie, aux pieds de Fanelly tourmentée ; de Fanelly en deuil et orpheline, qui, cherchant autour d’elle et ne trouvant qu’elle sous les yeux baignés de larmes du jeune italien, se sentit et s’avoua l’objet inspirateur de ses souffrances mélodieuses.

Elle fut perdue. Elle but en silence ce breuvage d’encens qui altéra tout ensemble la paix de sa conscience et de son cœur. Un mois s’éclipsa dans ce demi-sommeil qui ressemble à l’ivresse fantastique causée par l’opium, sans qu’une lueur du ciel vînt lui montrer le précipice où elle se laissait tomber avec un bonheur trop accablant pour s’en défendre.

N’était-elle plus fiancée ? un devoir infranchissable ne liait-il plus sa vie à lord Haverdale fidèle ? Un pacte solennel n’était-il pas passé entre eux ? Le mariage, ce mot irrévocable comme la mort, n’avait-il pas sonné dans sa destinée pour l’enfermer et la défendre de toute approche ? Oui, c’était irrémissible, enregistré au ciel peut-être ; mais elle l’avait oublié… Oui ! tuez-la si vous voulez, cette malade au teint rose, aux yeux pleins de langueur et de joie, elle l’avait oublié, comme ses dix-huit années passées sans Revalto, comme tout l’univers disparu de sa mémoire. Quand ce souvenir se dressa devant elle, sombre, reprochant, terrible, elle le trouva si redoutable, que par un effort d’immense courage, elle se rejeta tout entière vers l’abîme, et l’arracha, lui, de son cœur qu’il voulait déchirer. Croit-on qu’il n’y ait que des roses dans l’inconstance ? ah ! sans parler de l’autre vie qu’elle menace, que de femmes béniraient leur isolement au foyer, leurs larmes d’attente, leur abandon même, si elles pouvaient se dire en levant vers le ciel un regard chaste et pur : Je peux mourir, je ne suis pas coupable !

Fanelly ne le dira plus. Deux cents jours sont à peine écoulés depuis le départ d’Haverdale, que toute sa place dans le présent et l’avenir est envahie par un ardent usurpateur. Il règne seul et fort au milieu de la jeune ame étonnée, agrandie par tant de sensations nouvelles qu’elle devient heureuse et fière de servir de sanctuaire à cette passion absorbante, réalisation inattendue de tant de livres merveilleux, parcourus sans oser y croire, du moins pour cette vie, et comme la promesse révélée d’une autre.

— Je sais l’amour ! s’écria-t-elle un soir en voyant s’éloigner Revalto, et tendant ses beaux bras vers le ciel avec enchantement ; puis elle tomba sur ses genoux dans un sentiment indicible de reconnaissance et d’idolâtrie ; puis elle ouvrit une fenêtre pour chercher l’air et respirer. Il était là comme partout ! comme ils sont tous quand ils veulent perdre et charmer, sortant des murs, des pierres, des arbres qui ne les cachent qu’aux yeux indifférens, pour les montrer aux yeux qu’ils poursuivent comme une puissance invisible à la foule, puissance qui se divise et se multiplie par la volonté de combattre et de vaincre. Fanelly ne savait plus où porter sa tête, où cacher son cœur, qu’elle appuyait en vain contre le marbre où s’était appuyé Revalto. Tout palpitait, tout tremblait de ce nom ; Londres, l’Angleterre, le monde en retentissait au loin. Quelque part qu’elle penchât son oreille pour entendre autre chose, il n’y avait plus rien dans les échos de la terre et du ciel, que ce nom, harmonieux comme l’amour, grave comme le destin qui l’avait jeté devant elle, et qui, pareil à une cloche solennelle, balançait sur ses jours et sur ses nuits cette pulsation sonore et fatale : Revalto ! Revalto !

Il ne lui revint plus à l’esprit de comparer cet état maladif et d’hallucination, avec le sentiment doux, fraternel qui avait effleuré sa fraîche adolescence, sous l’image caressante et placide d’Haverdale. Il n’y ressemblait guère en effet, et la place où s’était réfugiée dans son ame cette première affection, ne pouvait plus être découverte par elle-même au milieu du tumulte d’un tel orage.

— Mais plus tard ! eût dit le sage à Fanelly. Il n’y avait point de sages autour d’elle : ils étaient deux, toujours deux, égarés, perdus, volontairement perdus dans le labyrinthe dont on ne sort qu’après y avoir porté la hache et la flamme ; quand le sol, dépouillé de fleurs et de verdure, est nu, sans mystères, sans prestiges, noir et froid comme la cendre, ou comme la tombe.

Il est peut-être infiniment trop simple pour un récit de cette nature, de ne pouvoir assigner à ce subit amour d’autre cause que l’amour lui-même. Nul antécédent tragique, nulle scène de danger, n’en avait jeté les racines. Un homme beau, une belle femme ; des charmes extérieurs qui font croire aux vertus, puis, les dangereuses facilités du grand monde, implacable après la chute inévitable qu’il provoque avec une insoucieuse immoralité. Ses unions à la danse, à la walse, au piano ; ses parties aventureuses et brillantes à cheval, ses invitations, pleines d’amorces et de tyranniques flatteries pour les faibles athlètes qu’il lance dans l’arène couverte de fleurs. Ils y peuvent combattre au grand plaisir de tous, mais tomber seulement pour mourir ; sinon sifflés, chassés avec le mépris ou l’indifférence de la curiosité satisfaite, qui se retourne alors vers une lutte nouvelle et plus excitante.

Pour l’heure, Fanelly ne fut pas moins heureuse que les autres femmes sous l’appareil assoupissant qui retarde la piqûre du remords. Grâce à Claudia, à sa dévorante et frivole activité, à sa monomanie des fêtes et du bruit, l’amour et ses sourires ne dérangèrent pas le voile de prestiges étendu sur les actions de Fanelly ; l’avenir allait tout seul : quant au passé, quant à l’honneur trahi dans la personne de lord Haverdale patient et silencieux, oh ! la voix, les soupirs, le nom, le bruit des pas de Revalto s’étaient chargés d’en étouffer les cris. D’ailleurs le recours inévitable des êtres fragiles et aliénés, le Destin, ne fut pas plus interdit à Fanelly qu’aux autres inconstans. Elle ne manqua donc pas de s’écrier, une fois pour toutes :

— C’est toi, mon Destin ! c’est toi qui l’as voulu. »

Le scandale aussi fut habile à recueillir cet arrêt sans appel, pour en foudroyer l’honnête homme absent, qu’il atteignit, ainsi qu’il l’avoua depuis lui-même, comme on le serait au milieu de l’été par un coup de tonnerre, dont on n’aurait vu ni l’éclair qui le précède ni le nuage qui le porte. Chose étrange ! revenu du premier choc, vacillant encore de l’horrible surprise, il ne voulut plus croire, et le nuage se referma. Son indignation se porta tout entière sur les inventeurs de cette absurde calomnie. Son unique pensée fut de ne pas laisser impuni ce qu’elle avait d’atroce. Alors, rapide à son tour comme la foudre, le cœur gonflé d’une orageuse passion, il s’élança vers Londres pour chercher… la preuve qu’il obtint.