Huit femmesChlendowski (p. 139-146).


XI

Voyage à Paris.


Comme deux vrais Anglais, Haverdale et Bingley, en se revoyant, n’avaient pas échangé une parole relative au douloureux souvenir de Fanelly. Ils étendirent comme à l’envi sur le passé un voile froid et impénétrable, dont chacun tenait les coins fortement serrés, sans qu’il prît à l’un d’eux la dangereuse fantaisie de le soulever ; puis ils portèrent silencieusement ensemble cet holocauste de misères.

Mais Paris, ses prestiges, ses fracas, ses séductions, ses fortunes et ses crimes ne purent ramener un signe vivant d’intérêt dans les jours pétrifiés du jeune lord. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, le blessait comme un dard. Sa mémoire incendiée n’avait plus un écho d’autrefois. L’ennui, partout l’invisible et dévorant ennui serpentait autour de sa jeunesse opulente ; partout une haleine desséchante soufflait dans l’air où passait Haverdale ; ce poison flétrissait d’avance toutes les fleurs de sa vie, écrasait son avenir entier sous son amertume désespérante, et ce devait être toujours ainsi, car il avait cessé de croire.

Bingley attendait en vain après cet autre avenir, tracé pendant la fièvre et le délire de l’orgueil jaloux. Ce plan n’avait pu ni germer ni éclore. L’ame était trop vierge. Comme la veuve indienne, elle s’était étendue sur le bûcher pour s’en aller sans souillure. La beauté de lord Haverdale se consumait enveloppée d’un suaire. Les femmes le regardaient avec étonnement, car ses yeux à lui n’avaient plus de regard ; il ne voyait plus une femme que comme un portrait railleur de Fanelly, et il le haïssait comme une ruse. Bingley, pourtant, le traînait partout, ou se laissait traîner par lui tandis qu’il assistait presque sans le savoir à toutes les solennités de la vie, aux spectacles de toutes sortes, aux bals, aux courses bruyantes et illuminées de la grande nation. À l’aide de ses chevaux, de son riche équipage et de Bingley, il paraissait se précipiter pour être heureux et pour tout voir ; et l’on demandait en le regardant passer : Quel est celui-là ?

— Celui-là, c’est le fils unique de l’ambassadeur d’Angleterre, pauvre jeune homme, enchâssé comme vous voyez dans les armoiries de son père, et assis sur ses millions.

— Le voilà bien malade !

— C’est peut-être pour cela qu’il a l’air de s’amuser tant avec nous !

— Ce n’est pas notre faute ! disaient les uns en ricanant de sa froideur.

D’autres, n’admettant pas qu’on pût souffrir avec des millions, se contentaient de lever les épaules.

Mais, pour cheminer ainsi deshérité, dépouillé de toute émotion, il ne savait donc pas donner ? Si, il donnait beaucoup, il donnait toujours ; mais quoi ? de l’or, du sable. — De quoi le remercie-t-on ? qu’on s’en aille, il n’entend plus. Ah ! si l’on veut qu’il entende, qu’il revive, qu’on lui dise — donnez-moi votre sang, tout votre sang ; et voici un cheveu pur de Fanelly. — Oh ! la lèvre fraîche et innocente de Fanelly !… Qui le désaltérera d’une telle soif ?

Quant à l’emploi de son or, en voici un mot :

Froid, muet, vêtu de noir, comme en deuil de lui-même ; furieux d’avoir entendu sortir d’un cercle élégant, ce mot : « Oh ! le joli homme ! » il s’était jeté seul dans les Champs-Élysées, champs affreux pour une ame consternée d’abandon. Bientôt il s’arrêta épouvanté ; il regarda derrière lui, devant lui, c’était la vie ! partout la vie ; et il y était, et il y serait ! Si du moins il pouvait ignorer qu’il existe, puisque c’est encore là exister !

— Monsieur !…, monsieur ! dit un pauvre tout cassé de vieillesse, qui le voyant immobile sur son cheval, se hasardait d’approcher.

Un mouvement machinal lui fit chercher sa bourse ; il l’ouvrit, et donna au mendiant.

De rapides signes de croix et un murmure inintelligible attirèrent ses yeux sur le pauvre : c’était une vénérable tête blanche, rayonnante de joie. Haverdale en fut surpris. Le vieillard effrayé de ce regard terne et fixe, leva sa main où tremblait la pièce d’or, et dit : « Ce n’est peut-être pas cela que vous vouliez me donner ? »

Il y avait dans l’acte de cette restitution quelque chose de déchirant par l’effort qu’il coûtait. C’était l’addition simple et prompte de quatre-vingts ans de misère dont la preuve amenait : probité.

Les lèvres amères du jeune homme s’entrouvrirent ; une larme, la première depuis le malheur, roula dans son œil éteint sans pouvoir tomber ; mais sa voix détendue trouva quelques bonnes paroles pour le mendiant.

— N’y a-t-il point en France des maisons de retraite pour les hommes de votre âge ?

— Si, monsieur ! Il y a de bonnes maisons, de bons hospices où il fait chaud l’hiver : mais on n’y reçoit pas l’homme et la femme ensemble ; et voilà dix ans que j’ai l’âge, sans pouvoir me décider à ce bonheur sans elle. Elle n’y serait pas, et nous avons si peu de temps à rester ensemble, que ce pain là me paraîtrait bien dur, mangé tout seul ! J’aime encore mieux mendier pour elle, parce que je la revois tous les soirs.

— Restez avec elle dit Haverdale ému. Restez ensemble, puisque vous avez pu vous entendre si longtemps ! je me charge de votre avenir à tous deux, sans séparation.

Il tint parole.