Huit femmesChlendowski (p. 11-30).

FANELLY.



II

Fanelly.


— Malédiction sur l’Italien ! » s’écria tout à coup un jour lord Haverdale étendu sur son lit, convalescent à peine d’une blessure grave qui l’y retenait depuis un mois par suite d’une affaire d’honneur.

— Toutes les malédictions de l’enfer sur l’Italien ! répéta-t-il en mordant son drap, après avoir essayé vainement d’étendre le genou dont il souffrait horriblement.

— Du calme, Haverdale ! du calme ! dit son ami Bingley, quittant la fenêtre d’où il regardait patiemment tomber la pluie pour tuer le temps, comme les gardes-malades qui tirent parti de tout, pour ne pas mourir de sommeil ou d’ennui. Patience donc ! poursuivit-il, en replaçant avec précaution la jambe blessée du jeune homme et l’enveloppant, d’autorité, dans la couverture dont elle voulait s’affranchir. Quel soulagement pouvez-vous espérer de vous appesantir ainsi sur cette image irritante ?

— Éloignez donc à volonté le cauchemar qui vous poursuit sous la figure de l’homme à qui vous devez le premier malheur de votre vie !

— Mon Dieu ! Larry ! répliqua Bingley avec une contradiction caressante, à bien examiner tout ceci, n’avez-vous pas plutôt sujet de vous réjouir que de maudire ?

— Sujet de me réjouir ? cria de nouveau lord Haverdale, bondissant autant que le lui permettait sa blessure : rêvez-vous, Bingley ? Dieu me pardonne ! pensez-vous réellement que nous enlever la femme que nous aimons, et nous clouer durant un mois la jambe sous un coup d’épée soient des titres à notre reconnaissance ?

— Non pas exactement comme vous présentez la chose : mais puisque l’affection de lady Fanelly était de nature à passer si facilement d’un objet à un autre, il est mieux, ce me semble, que son inconstance ait éclaté ostensiblement, avant que vous soyez devenu son seigneur et maître, comme vous en aviez la rage. Avec votre humeur chevaleresque, j’ose presque dire un peu féodale, la perte d’une moitié belle et trompeuse vous sauve, à mon avis, bien des jambes et bien des bras.

— Taisez-vous, Bingley, vous m’arrachez les dents avec votre sang-froid : il me donne sur les nerfs au point de rouvrir ma blessure.

— Eh ! non, Haverdale ; c’est votre blessure qui vous donne sur les nerfs. En attendant votre prochaine guérison, je ne fais, moi, que les calmer autant que je peux, et votre cœur malade par-dessus le marché.

Haverdale tendit la main à Bingley, sans lui répondre autrement que par un triste sourire.

— Au fait ! je crois que vous avez sujet de vous réjouir, insista Bingley, sans la moindre intention de se venger des arrêts forcés où le retenait son dévoûment, mais jaloux de se rendre aussi utile que les potions assoupissantes avec lesquelles il atténuait, jour par jour, la fièvre de son blessé.

Se penchant alors presque à son oreille, il soutint, sur son épaule, sa tête accablée, suivant avec sollicitude ses regards errans où avait passé tout récemment tant de délire. Il fit ce qu’il fallait faire, ce qu’il avait fait vingt fois pour bercer et engourdir cette jeune vie altérée de sommeil : il lui rapprit son malheur avec une indignation si prolixe qu’il apaisa pour un moment encore le cœur orageux du jeune homme trahi. Il ne se tut enfin que quand le cher fardeau qu’il supportait avec la patience d’un mur, fit courir mille épingles au bout de ses doigts, en arrêtant par son poids immobile la circulation du sang. Ce ne fut qu’alors qu’il s’en dégagea doucement, retenant son souffle, marchant sur la pointe des pieds, pour aller regarder de nouveau tomber la pluie, par forme de diversion, comme il l’avait essayé plusieurs fois avec quelque fruit.

Mais il ne passait pas une ame devant l’hôtel désert où s’était enseveli Haverdale durant l’absence de son père. Le front appuyé contre une vitre humide qu’il écoutait frémir sous le passage de quelques voitures, Bingley se retraçait à loisir toute cette fatale aventure. À côté de l’époque probablement très prochaine du mariage de la belle Fanelly, il cherchait la possibilité d’emmener son malade assez loin de Londres pour que l’éclat de cette nouvelle ne renouvelât pas, de sitôt du moins, l’inutile fureur dont il subissait les conséquences avec tant de résignation. Il s’y creusait en vain l’esprit, lorsqu’il fut de nouveau tiré de ses réflexions par la voix d’Haverdale, qu’il croyait profondément endormi.

— C’est là, Bingley, tout ce que vous avez appris sur ces deux monstres ?

— Tout ! répondit Bingley en se retournant avec surprise ; que voulez-vous de plus ?

— Rien, pour savoir que cette femme est une perverse, une audacieuse… femme !

— Il est fâcheux qu’elle soit aussi la plus belle, la plus accomplie de son sexe, en tout ce qui ne concerne pas la foi du serment.

— Qu’a-t-elle donc, selon vous, de si prodigieux, mon pauvre Bingley ? Il faut que ma blessure m’ait fait perdre beaucoup de mémoire, car je vous avoue, ajouta-t-il d’un ton de dédain qu’il s’efforçait de rendre glacial, que je la méprise autant que je la hais !

— Nous serons donc bientôt en état de nous plonger aux délices de la chasse, Larry ! c’est, ma foi, tout ce que nous avons de mieux à faire à présent.

— Elle m’a enfoncé mille épines dans le cœur, uniquement parce que nous étions fiancés, mariés d’enfance, frère et sœur de toujours ! uniquement pour cela. Sa déloyauté m’a précipité d’un ciel où je ne remonterai plus avec aucune femme, vinssent-elles toutes m’en prier : mais il n’y a pas de minute, je vous jure, où ma raison n’arrache une de ces épines ; et quand la dernière tombera, dit-il en appuyant fortement la main sur sa poitrine, oh ! que je serai heureux alors !

— Oui ! c’est surtout la dernière que je voudrais vous ôter.

— Vous le pouvez, Bingley ! répétez-moi mot à mot votre entrevue avec elle. Vrai ! vous pouvez m’en parler ; je respire librement : d’honneur ! le sang que j’ai perdu m’a rafraichi l’ame. J’espère un jour remercier mon rival du service immense qu’il m’a rendu, comme vous le pensez vous-même. Oui, je l’en remercierai !

Ses dents grincèrent sous l’effort qu’il fit pour sourire ; puis regardant curieusement son ami, il le força de recommencer le récit, qu’il prétendait avoir en partie oublié.

Bingley se dévoua.

— Quand j’entrai chez elle, donc, comme je croyais vous l’avoir plusieurs fois raconté, je m’attendais à subir le long ennui de l’antichambre, et toutes les cérémonies dont une femme retarde, d’ordinaire, l’admission reprochante de l’ami de l’homme qu’elle a trahi.

— Indignement trahi, Bingley !

— Elle s’avança au contraire vers moi avec un triste empressement puis, elle s’arrêta tout à coup pour me saluer, sans affectation de fierté ni de faux courage, et me dit…

— Elle a eu l’audace de parler la première !

« — Je m’attendais à l’honneur de votre visite, sir Bingley, veuillez vous asseoir. »

— Elle m’indiqua de la main un siége auprès de celui qu’elle prenait elle-même ; sa main tremblait beaucoup.

— Vous avez touché la main de cette femme, Bingley !

— Sa main tremblait beaucoup, poursuivit Bingley sans interrompre sa consciencieuse narration. Quand nous fûmes assis en présence l’un de l’autre, je la contemplai en face : ses yeux attachés longtemps sur le parquet me donnèrent le loisir de la regarder au visage ; une grande pâleur avait succédé à l’éclat d’abord plus qu’ordinaire de son teint. Ce fut elle pourtant qui reprit la parole, après avoir ramené sur moi son regard plein de douceur.

« — Je suis troublée, sir Bingley, parce que je suis coupable. C’est presque un divorce que vous venez constater entre deux personnes… dont l’une vous est trop chère pour que vous puissiez voir l’autre sans haine. »

— Sa voix s’était altérée. Cherchant sans doute à renfermer une émotion inutile, et moi, ne trouvant rien à dire, elle se leva, ouvrit un petit meuble à secret entre deux croisées, d’où elle retira vos lettres pour me les rendre avec l’anneau que vous avez brisé. Les lettres étaient, je crois, préparées à cet effet sous une enveloppe cachetée. Surpris, je vous l’avoue, du poids léger de votre correspondance amoureuse, je ne pus m’empêcher de lui demander : Est-ce là tout, madame ?

« — Tout ; répondit-elle d’un ton simple et sérieux. Je n’ai jamais reçu que deux lettres de lord Haverdale, avant et depuis son absence de l’Angleterre. »

— Je ne peux vous cacher, Larry, qu’elle ajouta en rougissant un peu :

« — Il m’est permis de croire, sir Bingley, qu’un sentiment si paisible, dans l’homme qui recherchait ma main, n’aura pas le pouvoir de troubler son bonheur. Vous, du moins, vous ne verrez pas une insulte dans ce vœu, qui ne mourra jamais là !… » dit-elle en serrant son cœur qui me parut oppressé.

— Que vous êtes simple, vous !… et que je l’aurais tuée avec plaisir, après cette hypocrite apologie de sa trahison ! Quand je lui aurais écrit des volumes sur mon amour, qu’elle connaissait assez, puisque je l’avais demandée en mariage, pensez-vous qu’elle n’en eût mieux gardé le sien ?

— Peut-être ! hasarda le raconteur.

— Ah ! peut-être, en effet ! ces êtres oublieux ont besoin sans cesse qu’on leur déclame l’amour comme les livres menteurs où elles l’ont appris. Fatalité ! mon Dieu !… quand la foudre vous tue, c’est qu’il tonne ; vous avez vu le nuage grossir, les feuilles trembler… vous avez pu vous sauver ou répondre : me voilà ! Mais au milieu du temps bleu, calme, sans éclair, être assassiné froidement, puis après salué, raillé : c’est affreux, Bingley ! c’est à dissoudre toutes les croyances ; c’est à s’arracher le cœur pour le leur jeter en présent de noces. Ne me racontez plus rien. Assez ! avouez du moins qu’on peut demander vengeance à l’avenir, et signer de tout le sang qu’on a perdu, une malédiction, une amère malédiction sur l’Italien.

Bingley se promenait lentement dans la chambre sans trouver rien à répondre.

— Comme c’est froid l’être qui ne nous aime plus ! comme il nous pousse tranquillement hors de son chemin ! comme elle m’a jeté à terre tout sanglant, tout meurtri ! Mais je me releverai, moi ! elle, jamais !… Je m’y oppose. Je ne veux pas que l’avenir soit possible pour elle. Je la verrai à mon tour, blessée à mort, toute pâle, cachant sa figure honteuse sous ses cheveux humiliés ; car elle sera trahie ; elle le sera de par le ciel qui ne laisse nul parjure impuni. J’ai lu cela dans tout son héros italien, son prince italien, comme ils l’appellent. Qu’il soit prince ou ne le soit pas, qu’est-ce que cela me fait à moi ? J’ai lu jusqu’au fond du cœur de ce misérable, qui lui chante l’amour avec ses cadences et ses fioritures. Je la verrai trahie, vous dis-je, blessée à mort ; et je serai content ! et je danserai ! dussé-je rester boiteux comme lord Byron, qui s’en vengeait sur toutes ces folles ; et la vie ne m’étouffera plus vingt fois le jour aux coups d’une sonnette homicide, qui me disait : « la voilà… elle vient demander pardon ! » Que voulez-vous ! j’ai rêvé cela souvent, et vous l’avez compris, vous ! tout calme que vous êtes ; oui, vous l’avez compris, car vous avez enveloppé d’un mouchoir cet affreux tintement, pour qu’il ne fît pas éclater mes veines sous les élancemens de mon cœur. Merci, Bingley !… pour cela seul, voyez-vous, c’est entre nous deux à la vie et à la mort.

À présent que ma raison est brûlée, mon cœur perverti ; à présent que je suis devenu méchant, impie et froid comme elle, n’ayez pas peur de mon avenir. Il sera beau mon avenir ! j’irai en France, j’irai partout, je chercherai les femmes, que je fuyais, leurs regards, dont j’avais peur, parce qu’ils me demandaient quelque chose de mon ame, où je cachais Fanelly, pure alors comme moi ; de mon ame qui se retirait épouvantée devant l’ombre d’une séduction. Je chercherai leurs mains faciles qui s’avançaient vers les miennes ; je les serrerai de rage, et elles prendront cela pour de l’amour ; elles prennent tout pour de l’amour ! et je rirai du creux de mon cœur désert et abandonné.

Oh ! vous verrez ! vous verrez, poursuivit-il en serrant fortement au corps Bingley, pour lors rapproché de son lit ; après quoi le pauvre malade poussa le plus triste éclat de rire qui puisse s’échapper d’une telle frénésie. Car c’est une grande et misérable chose que l’amour ! Mais au milieu de l’étrange silence, durant lequel ils se regardaient tous deux avec étonnement, de ce rire infernal, Haverdale, consterné, s’écria sans pouvoir retenir ses sanglots convulsifs :

— Oui, vous avez raison, Bingley, je crois que je l’aime toujours ! et il s’évanouit.

— Triste mystère des cœurs qui s’enferment, pensait Bingley, en lui prodiguant avec ordre et recueillement tous les secours de sa tendre pitié. Il y a là trois fois autant de preuves d’amour qu’il en fallait pour enchaîner cette femme avide d’aimer et d’être aimée : et il a gardé ces preuves à son infidélité ! Trop tard, ma foi, pour que je les lui porte.