Dictionnaire des sciences philosophiques/Tome


DICTIONNAIRE

DES

SCIENCES PHILOSOPHIQUES





















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PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE
Rue de Fleurus, 9
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DICTIONNAIRE


DES

SCIENCES PHILOSOPHIQUES


PAR UNE SOCIÉTÉ


DE PROFESSEURS ET DE SAVANTS

SOUS LA DIRECTION DE


M. AD. FRANCK


MEMBRE DE L’INSTITUT





DEUXIEME ÉDITION



PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1875


AVERTISSEMENT


DE LA SECONDE ÉDITION

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Plus de vingt ans se sont écoulés depuis que ce livre a paru tout entier pour la première fois 1, mais il n’a pas fallu tout ce temps pour l’épuiser. De pressantes sollicitations en appelaient bien auparavant une édition nouvelle, qui était en grande partie préparée quand de terribles événements nous ont forcés à l’ajourner.

Ce retard n’a pas été perdu pour notre œuvre. Sans nous croire obligé d’introduire aucun changement essentiel, aucune modification générale dans notre rédaction primitive, nous avions un certain nombre d’articles à remplacer ; d’autres, dans une plus grande proportion, à ajouter ; les renseignements bibliographiques à compléter par tous les ouvrages mis au jour dans ce dernier quart de siècle ; enfin, puisque nous nous sommes interdit de juger les vivants, à consacrer la mémoire de chacun des morts que la philosophie avait enregistrés dans le même laps de temps.

Une énumération détaillée de ces additions et substitutions serait ici superflue ; nos lecteurs les reconnaîtront dans le corps de l’ouvrage. Mais il en est quelques-unes qui, plus propres que les autres à donner une idée de ce travail de révision, nous ont paru dignes d’être signalées.

La place que, dans la première édition, nous pouvions donner à Aristote sans manquer aux proportions qui nous étaient imposées, s’est trouvée absorbée tout entière par la biographie et la bibliographie de ce philosophe. Son savant traducteur, qui avait bien voulu se charger de cette tâche et qui l’a complétée dans le présent volume, n’a rien laissé à dire sur ce double sujet. Mais il restait encore à faire connaître, dans ses traits

1. Le tome VI, qui est le dernier, porte la date de 1852.

DICT. PHILOS. a II AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION. les plus caractéristiques et les plus essentiels et dans les effets principaux de sa longue domination, la philosophie même qu’Aristote a fondée. Dans un article qui a pour titre Philosophie péripatéticienne, cette lacune a été comblée avec autant d’érudition que de talent par notre confrère M. Charles Lévêque.

Un autre membre de l’Institut et du haut enseignement, qui avait déjà concouru pour une part importante à la rédaction de la première édition, M. Paul Janet, a remplacé l’article Devoir, écrit dans un esprit trop systématique, par un article nouveau, plus conforme à l’impartialité du vrai philosophe. Une substitution semblable, inspirée par le même motif, a eu lieu pour les articles Bien, Anthropomorphisme, Honnête, Instinct, etc.

Il serait difficile de tracer une ligne de démarcation infranchissable entre la philosophie et les sciences. Il y a, dans l’histoire des sciences mathématiques, astronomiques, naturelles et médicales, des esprits de premier ordre dont les spéculations sont visiblement dominées par une idée philosophique. Nous avons pensé qu’il était possible de leur ouvrir notre recueil sans empiéter sur un domaine qui nous est étranger. Nous avons donc accueilli des notices consacrées à Ampère, à Buffon, aux deux Cuvier, à Geoffroy Saint-Hilaire, à Lamarck, à Stahl et à quelques autres savants, auteurs de systèmes plus ou moins célèbres. Parmi ces notices, il y en a une à laquelle nous avons donné une étendue exceptionnelle. C’est celle de Galilée. Bien des nuages planaient encore sur cette mémoire illustre ; des controverses passionnées, au lieu de les dissiper, n’avaient servi qu’à les accroître. Grâce à des recherches opiniâtres et à une critique aussi érudite qu’impartiale ; grâce à des documents nouveaux et d’une incontestable authenticité, M. Martin, doyen de la faculté des lettres de Rennes et membre de l’Institut, a fait luire enfin la lumière de l’histoire sur les travaux, la vie et le procès du réformateur florentin. Nous ne pouvions mieux faire que de lui laisser l’espace et la liberté dont il avait besoin.

Parmi les noms nouveaux dont la mort nous a permis de prendre possession, il y en a certainement beaucoup d’obscurs, mais il y en a aussi d’éclatants, fournis en proportions inégales par les nations familiarisées avec les études philosophiques, et d’autres qui sont particulièrement chers à la France. Nous nous contenterons de citer ceux de Cousin, Rosmini, Shopenhauer, Stuart Mill, Gioberti, Galuppi, Hamilton, Balmès, Donoso Cortès, Ballanche, Auguste Comte, Pierre Leroux, Jean Reynaud, AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION. III

Gratry, Buchez, Bordas-Démoulin, Bautain, Damiron, Garnier, Saisset, Lamennais. Nous nous abstenons à dessein de tout ordre hiérarchique et de toute classification dans cette énumération rapide.

Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour ne rien omettre d’important et ne rien laisser subsister de trop défectueux. La partie ancienne aussi bien que la partie nouvelle de ce Dictionnaire a été soumise à un contrôle attentif ; mais, bien loin de nous croire à l’abri des observations de la critique, nous les attendons et même nous les sollicitons. Quelque sévères qu’elles puissent être, pourvu qu’elles soient justes, elles peuvent compter sur notre reconnaissance.

On sera peut-être étonné de la forme nouvelle qui a été substituée aux six volumes de la première édition. Il semble que cette condensation convienne mieux à un simple recueil de renseignements qu’à un livre d’étude, destiné à être consulté avec recueillement. Mais elle offre cet avantage, grâce au soin avec lequel elle a été exécutée, de mettre notre livre à la portée d’un public plus nombreux sans en rendre la lecture plus difficile.

Nous ne terminerons pas ces réflexions préliminaires sans payer un légitime tribut de gratitude à deux de nos collaborateurs dont le dévouement et le savoir nous ont été particulièrement utiles dans ce travail de remaniement. L’un est M. Émile Charles, l’auteur d’un remarquable livre sur Roger Bacon. L’autre est M. Albert Lemoine, dont la mort prématurée laisse un vide irréparable dans l’enseignement et dans la science, surtout dans cette partie de la philosophie qui traite des rapports de l’âme et du corps, de l’esprit et de l’organisme.

Paris, le 15 janvier 1875.

AD. FRANCK.

PRÉFACE


DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Lorsqu’après bien des tâtonnements et des vicissitudes, à force de luttes, de conquêtes et de préjugés vaincus, une science est enfin parvenue à se constituer, alors commence pour elle une autre tâche, plus facile et plus modeste, mais non moins utile peut-être que la première : il faut qu’elle fasse en quelque sorte son inventaire, en indiquant avec la plus sévère exactitude les propriétés douteuses, les valeurs contestées, c’est-à-dire les hypothèses et les simples espérances, et ce qui lui est acquis d’une manière irrévocable, ce qu’elle possède sans condition et sans réserve il faut que, substituant à l’enchaînement systématique des idées un ordre d’exposition plus facile et plus libre, elle étale aux yeux de tous la variété de ses richesses, et invite chacun, savant ou homme du monde, à y venir puiser sans effort, selon les besoins et même selon les caprices du moment. Tel nous paraît être en général le but des encyclopédies et des dictionnaires. Grâce à l’exemple donné par le dernier siècle, dont les erreurs ne doivent pas nous faire méconnaître les bienfaits, il existe aujourd’hui un recueil de ce genre pour chaque branche des connaissances humaines, et l’on ne voit pas que, pour être plus répandue, la science ait perdu en profondeur, ni que les esprits soient devenus moins actifs ou moins industrieux. Pourquoi donc la philosophie ferait-elle exception à la loi commune ? Pourquoi, lorsque tant de haines intéressées se soulèvent contre elle, resterait-elle en arrière de ce mouvement qu’elle seule a provoqué ? Mais peut-être le temps n’est-il pas encore arrivé pour la philosophie de franchir le seuil de l’école et d’offrir au nom de la raison sous une forme accessible à toutes les intelligences, un corps de doctrines où l’âme humaine puisse se reconnaître avec toutes ses facultés, tous ses besoins, tous ses devoirs et ses droits, et ces sublimes espérances qu’une main divine peut seule avoir déposées dans son sein. Peut-être faut-il donner raison à ceux qui prétendent qu’après trois mille ans d’existence, elle ne sait encore que bégayer sur des questions frivoles, condamnée sur toutes les autres à la plus honteuse et la plus irrémédiable anarchie. Nous avons voulu répondre à tous ces doutes comme Diogène répondit autrefois à ceux qui niaient le mouvement. Nous nous sommes réunis un certain nombre d’amis de la science, de membres de l’Institut et de professeurs de l’Université ; nous avons mis en commun les fruits de nos études, et, sans autre autorité que celle des idées mêmes que nous cherchons à répandre, sans autre artifice que l’accord spontané de nos convictions, nous avons composé ce recueil où tous les problèmes qui intéressent à un certain degré l’homme intellectuel et moral, sont franchement abordés et nettement résolus : où la variété de la forme, la diversité des détails ne met aucun obstacle à l’unité du fond et laisse subsister dans les principes le plus invariable accord.

Et quels sont ces principes ? Nous n’éprouvons ni embarras ni hésitation à les exposer ici en quelques mots ; car il n’est pas dans notre intention d’en faire mystère, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’ils gouvernent notre pensée. Les voici donc sous la forme la plus simple dont il soit possible de les revêtir, afin que chacun sache tout d’abord qui nous sommes et ce que nous voulons.

1° Gardant au fond de nos cœurs un respect inviolable pour cette puissance VI PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

tutélaire qui accompagne l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe, toujours en lui parlant de Dieu et en lui montrant le ciel comme sa vraie patrie, nous croyons cependant que la philosophie et la religion sont deux choses tout à fait distinctes, dont l’une ne saurait remplacer l’autre, et qui sont nécessaires toutes deux à la satisfaction de l’âme et à la dignité de notre espèce ; nous croyons que la philosophie est une science tout à fait libre, qui se suffit à elle-même et ne relève que de la raison. Mais nous soutenons en même temps que, loin d’être une faculté individuelle et stérile, variant d’un homme à un autre et d’un jour au jour suivant, la raison vient de Dieu ; qu’elle est comme lui immuable et absolue dans son essence ; qu’elle n’est rien moins qu’un reflet de la divine sagesse éclairant la conscience de chaque homme, éclairant les peuples et l’humanité tout entière sous la condition du travail et du temps.

2° Nous ne reconnaissons pas de science sans méthode. Or la méthode que nous avons adoptée et que nous regardons comme la seule légitime, c’est celle qui a déjà deux fois régénéré la philosophie, et par la philosophie l’universalité des connaissances humaines. C’est la méthode de Socrate et de Descartes, mais avec plus de rigueur et développée à la mesure actuelle de la science, dont l’horizon s’est agrandi avec les siècles. Également éloignée et de l’empirisme, qui ne veut rien admettre au-delà des faits les plus palpables et les plus grossiers, et de la pure spéculation, qui se repaît de chimères, la méthode psychologique observe religieusement, à la clarté de cette lumière intérieure qu’on appelle la conscience, tous les faits et toutes les situations de l’âme humaine. Elle recueille un à un tous les principes, toutes les idées qui constituent en quelque sorte le fond de notre intelligence puis, à l’aide de l’induction et du raisonnement, elle les féconde, elle les élève à la plus haute unité et les développe en riches conséquences.

3° Grâce à cette manière de procéder, et grâce à elle seule, nous enseignons en psychologie le spiritualisme le plus positif, alliant le système de Leibniz à celui de Platon et de Descartes, ne voulant pas que l’âme soit une idée, une pensée pure, ni une force sans liberté, destinée seulement à mettre en jeu les rouages du corps, ni quelque forme fugitive de l’être en général, laquelle une fois rompue ne laisse après elle qu’une existence inconnue à elle-même, une immortalité sans conscience et sans souvenir. Elle est à nos yeux ce qu’elle est en réalité, une force libre et responsable, une existence entièrement distincte de toute autre, qui se possède, se sait, se gouverne et porte en elle-même, avec l’empreinte de son origine, le gage de son immortalité.

4° En morale, nous ne connaissons point de transaction entre la passion et le devoir, entre la justice éternelle et la nécessité, c’est-à-dire l’intérêt du moment. L’idée du devoir, du bien en soi, est pour nous la loi souveraine, qui ne souffre aucune atteinte et repousse toute condition, qui oblige les États et les gouvernements aussi bien que les individus, et doit servir de règle dans l’appréciation du passé comme dans les résolutions pour l’avenir. Mais nous croyons en même temps que, sous l’empire de cette loi divine, dont la charité et l’amour de Dieu sont le complément indispensable, tous les besoins de notre nature trouvent leur légitime satisfaction ; toutes les facultés de notre être sont excitées à se développer dans le plus parfait accord ; toutes les forces de l’individu et de la société, rassemblées sous une même discipline, sont également employées au profit, nous n’osons pas dire du bonheur absolu, qui n’est pas de ce monde, mais de la gloire et de la dignité de l’espèce humaine.

5° Dans toutes les questions relatives à Dieu et aux rapports de Dieu avec l’homme, nous avons fait au sentiment sa part, nous avons reconnu, plus qu’on ne l’avait fait avant nous peut-être, sa légitime et salutaire influence, tout en maintenant dans leur étendue les droits et l’autorité de la raison. Nous accordons à la raison le pouvoir de nous démontrer l’existence du Créateur, de nous instruire de ses attributs infinis et de ses rapports avec l’ensemble des êtres ; mais par le sentiment nous entrons en quelque sorte en commerce plus intime avec lui, et son action sur nous est plus immédiate et plus présente. Nous professons un égal éloignement et pour le mysticisme qui, sacrifiant la raison au sentiment et l’homme à Dieu, se perd dans les splendeurs de l’infini, et pour le panthéisme, qui refuse à Dieu les perfections mêmes de l’homme, en admettant sous ce nom on ne PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. VII

sait quel être abstrait, privé de conscience et de liberté. Grâce à cette conscience de nous-mêmes et de notre libre arbitre sur laquelle se fondent à la fois et notre méthode et notre philosophie tout entière, ce dieu abstrait et vague dont nous venons de parler, le dieu du panthéisme devient à jamais impossible, et nous voyons à sa place la Providence, le Dieu libre et saint que le genre humain adore, le législateur du monde moral, la source en même temps que l’objet de cet amour insatiable du beau et du bien qui se mêle au fond de nos âmes à des passions d’un autre ordre.

6° Enfin nous pensons que l’histoire de la philosophie est inséparable de la philosophie elle-même, et qu’elles forment toutes deux une seule et même science. Tous les problèmes agités par les philosophes, toutes les solutions qui en ont été données, tous les systèmes qui ont régné tour à tour ou se sont combattus dans un même temps, sont, de quelque manière qu’on les juge, des faits qui ont leur origine dans la conscience humaine, des faits qui éclairent et qui complètent ceux que chacun de nous découvre en lui-même car comment auraient-ils pu se produire s’ils n’avaient pas en nous, dans les lois de notre intelligence, leur fondement et leur raison d’être ? Indépendamment de ce point de vue, qui fait de l’histoire de la philosophie comme une contre-épreuve et un complément nécessaire de la psychologie, nous admettons que la vérité est de tous les temps et de tous les lieux, qu’elle fait en quelque sorte l’essence même de l’esprit humain, mais qu’elle ne se manifeste pas toujours sous la même forme, ni dans la même mesure. Nous croyons enfin à un sage progrès, compatible avec les principes invariables de la raison, et dès lors l’état présent de la science se rattache étroitement à son passé ; l’ordre dans lequel les systèmes philosophiques se suivent et s’enchaînent, devient l’ordre même qui préside au développement de l’intelligence humaine à travers les siècles et dans l’humanité entière.

Tels sont, en résumé, les principes que nous professons et que nous avons essayé de mettre en lumière dans ce livre. Si nous sommes dans l’erreur, qu’on nous le prouve ; qu’on nous montre ailleurs, si l’on peut, les fondements éternels de toute morale, de toute religion, de toute science, ou qu’on avoue franchement qu’on regarde toutes ces choses comme de pures chimères. Si l’on trouve que nous ne sommes pas toujours restés fidèles à nous-mêmes, que cette profession de foi que nous venons d’exposer a été maintes fois trahie ; eh bien, que l’on ne tienne aucun compte des difficultés d’une œuvre comme celle-ci, où les sujets les plus divers se succèdent brusquement, sans autre transition qu’une lettre de l’alphabet ; que l’on nous signale et qu’on nous reproche sévèrement chacune de nos inconséquences. Mais aller au-delà, soupçonner au fond de nos cœurs et arracher de nos paroles, à force de tortures, des convictions différentes de celles que nous exprimons, c’est le lâche procédé de la calomnie. Nous déclarons d’avance que nous n’opposerons à toute attaque de ce genre, que le silence et le mépris.

Cependant, nous avons hâte de le reconnaître, les principes que nous venons de présenter comme la substance de notre œuvre et le fond même de notre pensée, ont aussi des adversaires avoués, sincères, sur qui il est nécessaire que nous nous expliquions ici en peu de mots, non pas tant pour les réfuter, que pour dessiner plus nettement encore notre propre position et la situation générale des esprits, relativement aux questions philosophiques.

Il y a aujourd’hui, en France, des hommes qui ont entrepris une croisade régulière contre la philosophie et contre la raison, qui regardent comme des actes de rébellion ou de folie toutes les tentatives faites jusqu’à ce jour pour constituer une science philosophique indépendante de l’autorité religieuse, et qui pensent que le temps est venu de rentrer enfin dans l’ordre, c’est-à-dire que la philosophie, que les sciences en général, si elles tiennent absolument à l’existence, doivent redevenir comme autrefois un simple appendice de la théologie. Nous ne signalerons pas ici les essais malheureux qui ont été faits récemment en ce genre nous ne montrerons pas, comme nous pourrions le faire très-facilement, que la foi n’a pas moins à s’en plaindre que le bon sens nous dirons seulement qu’à la considérer en elle-même, la prétention dont nous venons de parler est, au plus haut point, dépourvue de raison. De quoi s’agit-il, en effet ? D’étouffer le principe de libre examen dans les choses qui sont du ressort de l’intelligence humaine. Or ce principe, qu’on l’ac- VIII PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

cepte ou non pour son propre compte, est désormais au-dessus de la discussion. Il est sorti, voilà déjà longtemps, de la pure théorie, pour entrer dans le domaine des faits. Il n’est pas seulement consacré dans les sciences, dont il est la condition suprême, il s’est aussi introduit dans nos lois et dans nos mœurs ; il a affranchi et sécularisé successivement notre droit civil, notre droit politique, la société tout entière. En dehors des dogmes révérés de la religion qui s’appuient sur la révélation, rien ne se fait aujourd’hui, rien ne se démontre, ni même ne se commande, qu’au nom de la raison. Voulez-vous que nous vous prenions au mot, et que, dans toutes les questions de l’ordre moral, nous regardions l’usage de la raison comme un acte de démence et de révolte ? Soyez donc conséquents avec vous-mêmes, ou plutôt soyez sincères, et commencez par nous faire prendre en haine, si vous le pouvez, tout ce qui nous entoure, tout ce que nous avons conquis avec tant de peine, et ce que notre devoir nous commande aujourd’hui d’aimer et de défendre. Dans quel temps aussi vient-on nous parler de l’impuissance de la raison ? C’est lorsqu’elle voit le succès couronner son œuvre, lorsqu’elle voit tous les changements introduits en son nom se raffermir chaque jour et recevoir la consécration du temps. La philosophie, c’est la raison dans l’usage le plus noble et le plus élevé qu’elle puisse faire de ses forces ; c’est la raison cherchant à se gouverner elle-même, imposant une règle à sa propre activité, s’élevant au-dessus de tous les intérêts du moment pour découvrir le but suprême de la vie et atteindre la vérité dans son essence. C’est d’elle que part le mouvement que nous avons signalé tout à l’heure ; elle seule peut le contenir et le discipliner. Essayer maintenant de retirer cet appui à l’homme qui en a besoin et qui le réclame ; chercher à ruiner une science dont on pourrait faire, comme au dix-septième siècle, un auxiliaire au moins utile pour le triomphe des vérités que la raison et la foi nous enseignent également, c’est une entreprise que l’on peut dire coupable autant qu’impuissante.

En nous tournant maintenant d’un autre côté, nous rencontrerons des adversaires tout aussi prévenus, mais pour une cause bien moins digne de respect. Ce sont ceux qui, placés en dehors du mouvement intellectuel de leur époque et n’ayant pris dans l’héritage du siècle précédent que la plus mauvaise part, c’est-à-dire les rancunes et les erreurs, continuent à faire une guerre désespérée à toute idée spiritualiste et religieuse, à toute pensée d’ordre, à tout sentiment de respect et de généreuse abnégation. Nous avons hâte de le dire, ce n’est pas de la vraie philosophie du dix-huitième siècle que nous voulons parler. L’école de Locke et de Condillac, il faut lui rendre cette justice, n’est jamais descendue si bas ; les penseurs qu’elle a comptés dans son sein ont suppléé, par l’élévation de leurs sentiments personnels, à l’imperfection de leur système, et se sont dérobés par une heureuse inconséquence aux résultats que leur imposait une logique sévère. Au reste, cette mémorable école n’est déjà plus qu’un souvenir. Ce que nous voyons aujourd’hui à sa place se parant de ses titres, usurpant les respects qu’elle inspirait autrefois, c’est un grossier matérialisme. Le matérialisme aurait-il donc plus de chances de durée que la doctrine de la sensation ? Logiquement, cela est impossible ; mais il est inutile, ayant affaire à un tel adversaire, que nous appelions à notre aide le raisonnement. Le langage des faits est bien assez clair. Or, quel spectacle l’opinion matérialiste offre-t-elle aujourd’hui à nos yeux ? Abandonnée sans retour par l’esprit public qui ne sait plus se plaire qu’aux idées graves et sérieuses, elle n’ose plus même avouer son nom ni parler sa propre langue. Elle n’a plus à la bouche que des phrases mystiques ; elle ne fait que citer les Écritures saintes pêle-mêle avec les Védas, le Koran et des sentences d’une origine encore plus suspecte ; elle parle sans cesse de Dieu, de morale, de religion ; et tout cela pour nous prouver qu’il n’existe rien en dehors ni au-dessus de ce monde, qu’une âme distincte du corps est une pure chimère, que la résignation aux maux inévitables de cette vie est une lâcheté, la charité une folie, le droit de propriété un crime et le mariage un état contre nature. Elle n’a pas changé, comme on voit, quant au fond, sinon qu’à ce tissu de pernicieuses extravagances elle vient de mêler encore le rêve depuis si longtemps oublié de la métempsycose. Autrefois elle se vantait d’avoir l’appui des sciences naturelles, et c’est par là qu’elle imposait le plus à quelques esprits ; mais voilà que cette dernière ressource commence aussi à lui faire défaut car les sciences naturelles, en y comprenant la physiologie, n’ont pas pu se soustraire à la révolution PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. IX

générale qui s’est opérée dans les idées ; elles rendent aujourd’hui témoignage en faveur du spiritualisme.

Enfin, si nous prêtons l’oreille aux échos qui nous arrivent de l’autre côté du Rhin, nous entendons accuser notre méthode ; nous entendons dire que notre philosophie, la philosophie française en général, manque d’unité et de hardiesse, qu’elle ne présente pas, comme certaines doctrines allemandes, un vaste système où l’expérience n’entre pour rien, où tout est donné à la spéculation pure, j’allais dire à l’imagination ; où tout enfin, depuis l’être absolu jusqu’au dernier atome de matière, est expliqué a priori, comme ils disent, au moyen d’un principe arbitraire que la pensée, maitresse absolue d’elle-même, adopte ou rejette, modifie et transforme comme il lui plait. Nous avouons sans détour que nous acceptons le reproche, et nous allons même jusqu’à nous en féliciter ; d’abord il peut servir de réponse à la susceptibilité patriotique de ceux qui nous accusent d’abandonner les traditions philosophiques de notre pays, pour nous faire les humbles disciples de l’Allemagne, ce qu’au reste nous n’hésiterions pas à faire si la vérité était à ce prix ; il a, en outre, l’avantage de constater comme un fait, comme une habitude de notre esprit, ce qui est le but le plus constant de nos efforts et la plus grave obligation que nous nous imposions à nous-mêmes. Oui, c’est précisément ce que nous voulons, de ne pas sacrifier à la folle espérance d’atteindre en un jour à la science universelle les connaissances positives que nous pouvons acquérir en interrogeant modestement l’histoire de notre propre conscience, et en appliquant les forces du raisonnement à des faits bien constatés. Oui, c’est ce que nous voulons, de ne pas mettre nos rêves à la place de la réalité, de ne pas nous ériger en prophètes ou en génies créateurs, quand la nature est là devant nous, en nous-mêmes, et qu’il suffit pour la connaître de l’observer avec un esprit non prévenu. Oui, nous sommes restés fidèles à Descartes, en ajoutant à sa méthode et à ses doctrines ce que le progrès des siècles y ajoute naturellement. Nous sommes d’un pays où le bon sens, c’est-à-dire le tact de la vérité, ne saurait être blessé impunément. L’unité ! Dites-vous. Pas de science sans unité ! Nous sommes du même avis ; mais nous voulons l’unité dans la vérité, et la vérité n’existe plus pour l’homme aussitôt qu’il prétend tirer tout de lui-même et se rendre indépendant des faits. D’ailleurs, quels sont donc les merveilleux résultats de cette méthode spéculative tant vantée, et dont la privation, à votre sens, condamne à la stérilité tous nos efforts ? S’il fallait la juger par-là, c’est-à-dire par les fruits qu’elle a produits en vos propres mains, cela seul suffirait pour nous la faire repousser. Un dieu sans conscience et sans liberté, une âme qui se perd dans l’infini, qui n’a ni libre arbitre en ce monde, ni conscience de son immortalité après cette vie ; à la place des êtres en général, des idées qui s’enchaînent dans un ordre fatal et arbitraire ; enfin partout et toujours des abstractions, des formules algébriques, et des mots vides de sens ; est-ce là ce que nous devons regretter ?

Maintenant que le but et l’esprit de cet ouvrage doivent être suffisamment connus, il nous reste à dire sur quel plan il a été conçu et quels sont exactement les éléments qu’il embrasse ; mais auparavant nous croyons utile de montrer qu’il n’est pas sans antécédents dans l’histoire de la philosophie, qu’il vient répondre, au contraire, à un besoin depuis longtemps senti et qui subsiste encore malgré tous les efforts successivement tentés pour le satisfaire.

Deux essais de ce genre out déjà paru dans l’antiquité : c’étaient de simples vocabulaires de la langue philosophique de Platon, et dont l’un, le moins imparfait des deux, à ce que nous assure Photius, avait pour auteur Boëthe, le même probablement qui a écrit un commentaire sur les catégories d’Aristote ; l’autre, qui est seul parvenu jusqu’à nous, est l’œuvre du grammairien Timée le Jeune. Suidas nous parle aussi d’un certain Harpocration qui aurait publié un travail tout à fait semblable sur la langue philosophique d’Aristote.

Les dictionnaires du moyen âge sont les Sommes, véritables encyclopédies au point de vue religieux de l’époque, mais où la philosophie, quoique rejetée au second rang et regardée comme un instrument au service de la foi, n’occupe pas moins de place peut-être que la théologie. Ainsi, le chef-d’œuvre de l’esprit humain au XIIIe siècle, la Somme de saint Thomas d’Aquin est en même temps un recueil à peu près complet de toutes les connaissances et de toutes les idées X PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

philosophiques du temps, non-seulement chez les Chrétiens, mais aussi chez les Arabes et chez les Juifs. Maimonide, sous le nom de Rabi Moses, Avicenne, Averrhoës, y sont cités presque aussi souvent que Platon, Aristote et les docteurs de l’Eglise.

Mais ce ne fut guère qu'à la chute de la scolastique, vers la fin du seizième siècle, que parurent, sous leur véritable nom, les dictionnaires spécialement consacrés à la philosophie. Le premier de tous, autant que nous avons pu nous en assurer, c'est le Lexique en trois parties (Lexicon triplex) qui fut publié à Venise, en 1582, par Jean-Baptiste Bernardini, pour servir à la fois à l'usage de la philosophie platonicienne, péripatéticienne et stoïcienne.

Après cet ouvrage informe et sans unité qui caractérise assez bien la philosophie de la Renaissance, vient le Répertoire philosophique (Lexicon philosophicum), où tous les termes de philosophie en usage chez les anciens, soit chez les Grecs, soit chez les Latins, sont expliqués brièvement, mais avec beaucoup de netteté et de justesse. Ce petit ouvrage, d'ailleurs trop peu connu peut être regardé surtout comme une introduction utile à l'étude de Platon et d'Aristote.

Dès lors l'usage et jusqu'au nom des lexiques philosophiques paraît généralement consacré et se transmet comme une tradition commune d'une école de philosophie à une autre. L'école péripatéticienne du dix-septième siècle en eut plusieurs parmi lesquels nous citerons celui de Pierre Godart (Lexicon et summa philosophioe), publié à Paris en 1666, et celui de Allsted (Compendium lexici philosophici) qui parut à Herborn en 1626. L'école cartésienne reçut le sien des mains de Chauvin, qui, tout en admettant la plupart des principes de Descartes, ne sut cependant pas dépouiller les formes arides, ni même les idées de la philosophie scolastique. Cet ouvrage, où les sciences naturelles ne tiennent pas moins de place que la philosophie proprement dite, a paru pour la première fois en 1692, à Berlin, où Chauvin occupait avec distinction une chaire publique. Après l'école de Descartes vient celle de Leibniz et de Wolf, qui se résume en quelque sorte dans le lexique de Walch. Cet estimable recueil, écrit en allemand et publié pour la première fois à Leipzig en 1726, est de beaucoup supérieur à tous ceux qui l'ont précédé. Il respire un esprit véritablement philosophique ; il admet même, dans une certaine mesure, l'histoire de la philosophie ; mais il est encore trop étroitement lié à la théologie, et l'auteur lui-même, à ce qu'il nous semble, est plus théologien que philosophe.

Nous n’avons à nous occuper ici ni du Dictionnaire historique et critique de Bayle, ni de la grande Encyclopédie du dix-huitième siècle, dont le but ne saurait être confondu avec le nôtre, et dont l'esprit, suffisamment connu, n'est plus celui de notre temps. Cependant il est bon de remarquer, en passant, l'influence immense que ces deux monuments, le dernier surtout, ont exercée sur l'esprit moderne. Pourquoi donc, en remplaçant ce qui nous manque du côté du talent par la force de nos convictions et la patience de nos recherches, ne nous serait-il pas permis d'espérer une partie de cette influence au profit d'une cause bien autrement noble que celle du scepticisme et du sensualisme ?

Sur la fin du dernier siècle, de 1791 à 1793, on a publié séparément, atugmentés de quelques travaux plus récents, les principaux articles de l'Encyclopédie qui concernent la philosophie proprement dite, ou plutôt l'histoire de la philosophie ; mais ce recueil est complétement gâté par ce que l'éditeur y ajoute de son propre fonds. C’est un athée fanatique, un matérialiste insensé, appelé Naigeon, et qui se croit obligé, dans l’intérêt de ses opinions, auxquelles il mêle toutes les passions de l’époque, de travestir l’histoire et de calomnier les plus grands noms. Il faut aujourd’hui du courage pour soutenir, même pendant quelques instants, la lecture de cette compilation indigeste.

Nous arrivons enfin au Lexique ou Encyclopédie philosophique de Krug (Encyclopaedisch-Philosophisches Lexikon), le plus récent de tous les écrits de cette nature ; car le dernier des cinq volumes dont il se compose, ne remonte pas au-delà de 1838. Krug a bien quelques prétentions à l’originalité ; il a beaucoup écrit et sur toutes sortes de sujets ; mais partout et toujours, au moment même où il pense avoir atteint le plus haut degré de nouveauté et d’indépendance, on aperçoit en lui le disciple de Kant, et c’est véritablement l’école kantienne qui est repré- PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. XI

sentée par son recueil, comme celle de Leibnitz par le travail de Walch, celle de Descartes par le Dictionnaire de Chauvin, et le XVIIIe siècle tout entier par l’Encyclopédie. Cependant, à la considérer même sous ce point de vue, qui ne lui laisse à nos yeux qu’un intérêt purement historique, l’œuvre de Krug est bien loin de répondre à la gravité du sujet. Non-seulement elle manque de plan et de méthode ; non-seulement la philosophie proprement dite y est presque entièrement sacrifiée à l’histoire de la philosophie ; mais il y règne, avec certaines préventions qui sont devenues un anachronisme, une bigarrure et une légèreté incroyables. Ainsi vous y trouverez un article sur la bigoterie, un autre sur la coquetterie, un troisième sur les arabesques, un quatrième sur le célibat des prêtres, et tout cela sans une ombre de grâce ou d’esprit qui puisse jusqu’à un certain point faire pardonner ces inconvenantes digressions.

Après tous les écrits que nous venons de passer en revue, un dictionnaire des sciences philosophiques rédigé au point de vue impartial de notre époque, d’après les principes que nous avons exposés plus haut, et qui put être regardé en même temps comme l’œuvre commune de toute une génération philosophique, était donc encore une œuvre à faire. C’est cette œuvre que nous avons entreprise, en mettant à profit tous les essais antérieurs. Puisse le résultat n’être pas au-dessous de nos intentions et de nos efforts.

Les matériaux de ce recueil, tous embrassés dans le même cadre et disposés sans distinction par ordre alphabétique, peuvent être classés de la manière suivante : 1° la philosophie proprement dite ; 2° l’histoire de la philosophie accompagnée de la critique, ou tout au moins d’une impartiale appréciation de toutes les opinions et de tous les systèmes dont elles nous offre le tableau ; 3° la biographie de tous les philosophes de quelque importance, contenue dans les limites où elle peut être utile à la connaissance de leurs opinions et à l’histoire générale de la science. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que cette partie de notre travail ne concerne pas les vivants ; 4° la bibliographie philosophique, disposée de telle manière, qu’à la suite de chacun de nos articles, on trouvera une liste de tous les ouvrages qui s’y rapportent, ou de tous les écrits dus au philosophe dont on vient de faire connaître la vie et les doctrines ; 5° la définition de tous les termes philosophiques, à quelque système qu’ils appartiennent, et soit que l’usage les ait conservés ou non. Chacune de ces définitions est, en quelque sorte, l’histoire du mot dont elle doit expliquer le sens ; elle le prend à son origine, elle le suit à travers toutes les écoles qui l’ont adopté tour à tour et plié à leur usage ; et c’est ainsi que l’histoire des mots devient inséparable de l’histoire même des idées. Cette partie de notre tâche, sans contredit la plus modeste, n’en est pas peut-être la moins utile. Elle pourrait servir, continuée par des mains plus habiles que les nôtres, à établir enfin en philosophie l’unité de langage.

Il semble d’abord qu’avec l’ordre alphabétique il faille beaucoup donner au hasard. Nous ne sommes pas de ce sentiment, et nous avons, au contraire, un plan bien arrêté, auquel, nous osons l’espérer, on nous trouvera fidèles dans toute l’étendue de cet ouvrage.

Nous avons voulu, autant que possible, multiplier les articles, sans tomber pourtant dans l’abus de la division, sans détruire arbitrairement ce qui offre à l’esprit un tout naturel, afin de laisser à chaque point particulier de la science son intérêt propre, et d’offrir en même temps des matériaux tout prêts aux recherches spéciales qu’il pourrait provoquer. C’est le besoin même de cette variété qui a donné naissance à tous les dictionnaires scientifiques.

Pensant que la variété peut très-bien se concilier avec l’unité, nous avons subordonné tous les points particuliers dont nous venons de parler à des articles généraux, au sein desquels on les retrouve formant, en quelque sorte, un seul faisceau, c’est-à-dire un corps de doctrine parfaitement homogène. Ces articles généraux sont ramenés à leur tour à quelques points plus élevés encore, ou se montrent nettement nos principes, le caractère que nous avons donné à ce livre et le fonds commun de nos idées. Ainsi, pour en donner un exemple, quoique nous traitions séparément de chaque fait important de l’intelligence : du jugement, de l’attention, de la perception, du raisonnement ; nous consacrons à l’intelligence elle-même un article général. Mais ce n’est pas encore là que doivent s’arrêter les efforts de la XII PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

synthèse : il faut un article distinct destiné à faire connaître le système général des facultés de l’âme ; un autre où il soit question de l’homme considéré comme la réunion d’une âme et d’un corps ; un autre enfin où l’on expose les rapports de tous les êtres entre eux et avec leur principe commun. Pour l’histoire de la philosophie, notre marche est la même : outre la part que nous faisons à chaque philosophe considéré isolément, il y a celle des différentes écoles, des différents peuples qui ont joué un rôle dans l’histoire de la philosophie, et de cette histoire elle-même envisagée dans son ensemble et à son plus haut degré de généralité.

Enfin l’histoire de la philosophie et la philosophie elle-même n’étant à nos yeux que deux faces diverses d’une seule et même science, nous avons cherché, en les éclairant l’une par l’autre, à les réunir souvent dans des résultats communs. Toutes les fois donc qu’une question importante s’est présentée devant nous, nous ne nous sommes pas bornés à faire connaître et à établir directement, par la méthode psychologique, notre propre sentiment ; mais nous avons rapporté toutes les opinions antérieures, nous en avons signalé le côté vrai et le côté faux, puis nous avons montré comment elles ont préparé et amené logiquement la solution véritable.

Telle est la marche que nous avons suivie. Elle est, comme on voit, entièrement d’accord avec nos principes, et elle offre l’avantage, toutes les fois que nous nous sommes trompés, de mettre en regard de nos erreurs les idées et les faits propres à les combattre.

Ce n’est pas au hasard que nous avons divisé entre nous la tâche commune ; mais chacun de nous a pris la part que ses études antérieures lui avaient déjà rendue familière et vers laquelle il se sentait porté par la pente naturelle de son esprit. Pour les diverses branches de connaissances qui, sans appartenir directement à la philosophie, ne peuvent pourtant pas en être séparées, ou lui prêtent un utile concours, nous nous sommes adressés à des hommes non moins connus par l’élévation de leurs idées que par l’étendue de leur savoir : nous regardons comme un devoir de leur témoigner ici publiquement notre reconnaissance.

Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas espérer que notre œuvre soit irréprochable. Bien des noms et bien des faits ont dû être omis ; des inexactitudes de plus d’un genre ont dû nous échapper ; mais, nous l’avouons, nous avons compté un peu sur une critique à la fois bienveillante et sévère. Loin de la redouter, nous l’appelons de tous nos vœux, et nous sommes prêts, quand ils nous sembleront justes, à mettre à profit ses conseils.

Paris, le 15 novembre 1843.



DICTIONNAIRE


DES


SCIENCES PHILOSOPHIQUES




ABAI

A, dans les traités de logique, est le signe par lequel on représente les propositions générales et affirmatives.

Asserit A, negat E, verum generaliter ambo ;

Asserit I, negat O, sed particulariter ambo.

Il représente encore dans les propositions complexes et modales l’affirmation du mode et l’affirmation de la proposition. Consultez Aristote, Premiers analytiques, et Logique de Port-Royal, 2e partie. Voy. Propostion, Syllogisme.


ABAILARD, ABEILARD ou ABÉLARD (Pierre), né en 1079, à la seigneurie du Pallet ou Palais (Palatium), près de Nantes, était l’aîné d’une assez nombreuse famille. Son père, noble et guerrier, avait quelque teinture et un vif amour des lettres, et il voulut polir l’esprit de ses enfants par l’étude et l’instruction, avant de les façonner au rude métier des armes. Cette éducation savante développa les dispositions naturelles d’Abailard ; il s’aperçut que la carrière militaire convenait peu à ses goûts et à ses talents, et malgré les avantages qu’elle lui offrait, il y renonça, abandonna son droit d’aînesse et l’héritage paternel, et se voua pour la vie à la culture des sciences, surtout de la dialectique. Un passage cité par M. Cousin (Ouvrages inédits d’Abailard, in-4, Paris, 1836, p. 42) établit formellement contre l’opinion contraire, qu’un de ses premiers maîtres fut Roscelin de Compiègne, qu’il a dû entendre vers l’âge de vingt ans. Après avoir parcouru diverses villes, cherchant partout les occasions de s’aguerrir à la dispute, il vint à Paris, prendre place parmi les nombreux disciples auxquels Guillaume de Champeaux, archidiacre de Notre-Dame et le premier dialecticien du temps, développait les principes du réalisme, à l’école de la cathédrale ou du cloître. Mais dès qu’il eut assisté à quelques-unes de ses leçons, mécontent de son système, il chercha d’abord à l’embarrasser par des objections captieuses, puis résolut de se poser publiquement comme son émule et son adversaire. Il commença par ouvrir, non sans difficulté, une école à Melun, où Philippe Ier tenait sa cour, et peu de temps après, pour être plus à portée d’en venir souvent aux prises avec son ancien maître, il s’établit à Corbeil. L’affaiblissement de sa santé l’obligea, sur ces entrefaites, d’aller chercher du repos en Bretagne. Lorsqu’il revint à Paris, vers 1110, Guillaume s’était retiré dans un faubourg de la ville, près d’une chapelle qui devint plus tard l’abbaye de Saint-Victor ; mais, sous l’habit de chanoine régulier, il continuait d’enseigner publiquement la dialectique et la théologie. Soit curiosité, soit tout autre motif, Abailard désira l’entendre, et bientôt, plein d’une nouvelle ardeur pour la polémique, il le provoqua sur la question des universaux. Guillaume accepta le défi, soutint faiblement son opinion, et fut, à ce qu’il paraît, obligé de s’avouer vaincu. Ce triomphe inespéré, sur un des plus célèbres champions du réalisme, valut à Abailard une immense popularité, on alla jusqu’à lui offrir la chaire du cloître, et si l’opposition de ses ennemis fit avorter ce projet, il put, du moins, se fixer aux portes de Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, où, comme d’un camp retranché, il ne cessa de harceler les écoles rivales. Il avait alors plus de trente ans, et ses études n’avaient pas encore dépassé le cercle des questions logiques. Jugeant avec raison qu’un enseignement purement dialectique pourrait paraître à la longue étroit et monotone, il résolut de s’appliquer à la théologie, et choisit l’école d’Anselme de Laon comme la plus fréquentée et la plus célèbre. Mais il semble qu’il fût dans sa destinée de n’être jamais satisfait des maîtres auxquels il s’adressait. Anselme lui parut un théologien sans portée, dont la parole ne laissait aucune trace féconde dans l’esprit de ses auditeurs ; il se sépara de lui avec l’intention d’étudier seul l’Écriture sainte, et osa même ouvrir une école à côté de la sienne et y commenter Ézéchiel. Obligé, à cause de ce fait, de quitter Laon, il trouva, en arrivant à Paris, Guillaume de Champeaux promu à l’évèché de Châlons, l’école du cloître vacante, le parti qui le repoussait dispersé, et il obtint, à peu près sans contestation, de paraître dans cette chaire, au pied de laquelle il s’était assis pour la première fois treize années auparavant. Une élocution abondante et facile, un organe mélodieux, une physionomie agréable, beaucoup d’enjouement, le talent de la poésie rehaussant la profondeur philosophique, toutes les qualités extérieures jointes à tous les dons de l’esprit, lui assurèrent une vogue prodigieuse. On accourait pour l’entendre de l’Angleterre, de l’Allemagne, de toutes les provinces de France, et, suivant des relations authentiques, il compta au- de sa chaire cinq mille auditeurs parmi lesquels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu des succès inouïs de son enseignement qu’il se prit d’amour pour la nièce du chanoine Fulbert, Héloïse, à qui il s’était chargé de donner des leçons de grammaire et de dialectique. On sait les tristes suites de cette passion malheureuse, la fuite des deux amants en Bretagne, la naissance d’Astrolabe, la colère de Fulbert et la cruelle vengeance qu’il tira du séducteur de sa nièce. Abailard, humilie et confus, ne vit d’autre refuge pour lui que la solitude, et, tandis qu’Héloïse entrait dans un couvent d’Argenteuil, il embrassa la vie monastique à l’abbaye de Saint-Denis. Mais le cloître, asile précieux et sûr pour les cœurs vraiment désabusés de la vie, ne lui offrait pas des consolations qui pussent calmer les ardeurs de son âme, son dépit, sa honte et ses regrets. À peine entré à Saint-Denis, il céda aux sollicitations de ses disciples qui le pressaient de reprendre ses leçons, et, dans cette vue, gagna le monastère de Saint-Ayeul de Provins, seul théâtre ou ses supérieurs lui eussent permis de faire entendre sa voix. Il y poursuivit l’application de la dialectique à la théologie chrétienne, essaya d’expliquer le mystère de la trinité, publia sous le titre d’Introduction à la théologie, une exposition lucide et savante de sa doctrine, mais au fond il excita moins d’enthousiasme que de répulsion. On blâma la nouveauté de ses sentiments et l’alliance des auteurs profanes et des Pères dans un traité sur le plus profond des dogmes ; on lui reprocha d’avoir enseigné sans avoir appartenu à l’école d’aucun maître, sine magistro. Albéric et Lotulphe de Reims, qu’il avait connus à Laon, le dénoncèrent comme hérétique, et cité devant le concile de Soissons, en 1121, il fut condamné à brûler lui-même son livre, et à être enfermé pendant toute sa vie au monastère de Saint-Médard. Bientôt rendu à la liberté, sous la condition de retourner à l’abbaye de Saint-Denis, il s’avisa de soutenir, d’après Bède, que Denis l’Aréopagite avait été évêque de Corinthe et non d Athènes, d’où il s’ensuivait qu’il n’était pas le même, comme on le croyait alors, que l’apôtre des Gaules. Une fuite rapide le déroba, non sans peine, aux nouveaux orages que souleva contre lui cette opinion, et, bien que retiré sur les terres du comte de Champagne, il ne put se croire en sûreté qu’après que Suger, nouvellement élu abbé de Saint-Denis, lui eut permis d’aller vivre où il voudrait. Il se choisit alors une solitude près de Nogent-sur-Seine, aux bords de la rivière d’Ardusson, où ses disciples vinrent le trouver, et lui bâtirent un oratoire qu’il dédia à la Sainte-Trinité sous le nom de Saint-Esprit ou Paraclet. Dans les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les moines de Saint-Gildas en Bretagne, qu’il essaya vainement de réformer (1126) ; il établit au Paraclet Heloïse et ses compagnes, dépossédées du couvent d’Argenteuil (1127), enfin il reparut à Paris, ou, en 1136, au témoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la montagne Sainte-Geneviève, théâtre de ses premiers succès. De cruelles infortunes et une longue expérience des choses et des hommes n’avaient pas tari en lui cette passion immense de la nouveauté et de la dispute qui avait fait sa gloire et, en partie, son malheur. Il pensait, il parlait, il écrivait aussi librement qu’aux premiers jours de sa jeunesse ; mais il traitait des sujets tout autrement épineux, sinon plus graves, et il avait contre lui les champions les plus justement célèbres de l’orthodoxie chrétienne. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ayant jugé quelques-unes de ses opinions peu fondées, en référa à saint Bernard ; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une rétractation, se décida, non sans quelque crainte d’un si redoutable adversaire, à l’attaquer publiquement devant le concile de Sens que présida Louis VII en personne (1140). Abailard, qui avait provoqué ce débat dans l’espérance de la victoire, ne se défendit pas, on ignore pour quel motif, et se borna à en appeler au pape. Mais avant qu’il fût parti pour Rome, la sentence de la condamnation était confirmée, et Innocent II, plus sévère que le concile, ordonnait qu’on le renfermât et qu’on brulât ses livres. Pierre le Vénérable, auprès duquel il avait trouvé un refuge à l’abbaye de Cluny, l’engagea à se résigner, à se réconcilier avec saint Bernard et à entrer dans son monastère. Abailard consentit à tout, et soit qu’un dernier échec eût abattu son courage et son orgueil, soit que les conseils du pieux abbé eussent fait sur lui une impression profonde, tous les historiens s’accordent à dire qu’il acheva ses jours dans une humble soumission à l’Église et dans la pratique des plus austères vertus. Il mourut en 1142, au prieuré de Saint-Marcel.

Abailard est un des personnages les plus célèbres du moyen âge. La gloire qui environne son nom est principalement due aux agitations de sa vie, à ses malheurs, au dévouement d’Heloïse ; mais il y a aussi des droits par son génie, par ses travaux, par les grandes choses qu’il accomplit et l’influence qu’il exerça.

Il appartenait à cette chaîne de libres penseurs qui commence au Ixe siècle avec Scot-Érigène, et qui se continue à peu près sans interruption jusqu’aux temps modernes. Il reconnaissait que notre intelligence a des limites qu’elle ne peut sans présomption se flatter de franchir ; mais il croyait que dans les matières qui sont du domaine de la raison, il est inutile de recourir à l’autorité, in omnibus his quæ ratione discuti possunt non esse necessarium auctoritatis judicium. Il voulait même que dans les questions purement religieuses, la loi fut dirigée par les lumières naturelles. Suivant lui, il n’appartient qu’aux esprits légers de donner leur assentiment avant tout examen. Suivant lui encore, une vérité doit être crue, non parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est convaincu que la chose est ainsi. Ajoutez qu’il admirait les philosophes de l’antiquité, comme aurait pu le faire un écrivain de la Renaissance. Il consacre plusieurs chapitres de son ouvrage de la Théologie chrétienne à louer leurs vertus, les préceptes de conduite qu’ils ont donnés, leur genre de vie, leur continence, leur doctrine ; il exalte l’humilité de Pythagore, il met Socrate au rang des saints ; il trouve que Platon donne une idée plus haute que Moïse de la bonté divine : Dixit et Moises omnia a Deo valde bona esse facta, sed plus aliquantulum laudis divinæ bonitati Plato assignare videtur.

Dans le débat sur la nature des universaux auquel nous avons vu qu’il prit une part importante Abailard adopta une opinion intermédiaire, qui n’était ni le nominalisme, ni le réalisme. À ceux des réalistes qui faisaient consister l’essence des individus dans le genre, il répondait que, s’il en est ainsi, et si le genre est tout entier dans chaque individu, de sorte que la substance entière de Socrate, par exemple, soit en même temps la substance entière de Platon, il s’ensuit que, quand Platon est à Rome et Socrate à Athènes, la substance de l’un et de l’autre est en même temps à Rome et à Athènes, et par conséquent en deux lieux à la fois ; que de même, quand Socrate est malade, Platon l’est également ; que les contraires se réunissent en un même sujet, puisque l’homme qui est doué de raison et un animal qui en est privé, appartiennent tous deux au même genre, sont une même substance (Ouvrages inédits d’Abailard, p. 513-517, préface, p. 133 et suiv.). Aux partisans d’un réalisme plus modéré qui se bornaient à considérer les genres et les espèces comme des manières d’être appartenant en commun, indistinctement, indifferenter, à plusieurs individus, il reprochait d’aboutir à des conclusions contradictoires par la confusion de l’individu et de l’espèce, du particulier et de l’universel. Si, en effet, chaque individu humain, en tant qu’homme, est une espèce, on peut dire de Socrate, cet homme est une espèce ; si Socrate est une espèce, Socrate est un universel ; et s’il est universel, il n’est pas singulier ; il n’est pas Socrate (Ib., p. 520, 522). On connaît moins la polémique d’Abailard contre le nominalisme, et il est probable qu’elle fut beaucoup moins vive ; car à l’époque ou il parut, le nominalisme comptait peu de partisans : son chef, Roscelin, avait encouru les anathèmes d’un concile, et la piété alarmée avait repoussé une doctrine qui, en religion, aboutissait a l’hérésie. — Le système nouveau qu’Abailard proposa consistait à admettre que les universaux ne sont ni des choses, ni des mots, mais des conceptions de l’esprit. Placé en présence des objets, l’entendement y aperçoit des analogies ; il considère ces analogies à part des différences ; il les rassemble, il en forme des classes plus ou moins compréhensives ; ces classes sont les genres et les espèces. L’espèce n’est pas une essence unique qui réside à la fois en plusieurs individus ; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collection, quoique essentiellement multiple, dit Abailard, les autorités l’appellent un universel, une nature, de même qu’un peuple, quoique composé de plusieurs personnages, est appelé un (Ib., p. 524). » Abailard appuyait cette théorie sur deux sortes de preuves, les unes historiques, les autres rationnelles. Il essayait de montrer qu’elle s’accordait de tout point avec les textes de Porphyre, de Boëce, d’Anstote : démonstration indispensable, au xiie siècle, dans l’état de la science et des esprits ; il opposait de subtiles réponses aux difficultés subtiles que ses adversaires tiraient principalement des conséquences apparentes de son système ; enfin il essayait, au moyen de ses principes, de résoudre un problème difficile et souvent agité depuis dans les écoles, celui de l’individuation. Cette polémique singulièrement déliée, et souvent obscure par cela même, n’est pas susceptible d’analyse ; il faut l’étudier dans le texte même ou dans la traduction que M. Cousin a donnée des principaux passages qui s’y rapportent (Ib., p. 526 et suiv. ; préface, p. 155 et suiv.). — La théorie d’Abailard a reçu, de son caractère même, le nom de conceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs (voy. CONCEPTUALISME), nous ferons observer qu’elle dissimule la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. Dire que les universaux sont des conceptions de l’esprit, c’est avancer une proposition que personne ne peut songer à contester, ni les réalistes qui en font des choses, ni même les nominalistes qui en font des mots, puisque toute parole est nécessairement l’expression d’une pensée. La vraie question était de savoir si par delà l’entendement qui conçoit les idées générales, par delà les objets individuels entre lesquels se trouvent des ressemblances que les idées générales résument, il existe autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces idées. Or, cette question, Abailard ne la résout qu’indirectement, d’une manière évasive. Il se défend d’être nominaliste, et au fond il nie, comme Roscelin, la réalité des universaux ; il pense comme lui, s’il ne parle pas de même. Malgré son peu de valeur scientifique, le conceptualisme n’en obtint pas moins de succès. Il joue le principal rôle dans le curieux et frappant tableau que Jean de Salisbury nous trace du mouvement des études et des luttes des écoles de Paris, au milieu du xiie siècle.

En théodicée, Abailard est l’auteur d’un essai d’optimisme assez remarquable, d’après lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu’il fait, et ne peut le faire meilleur qu’il n’est. Deux motifs justifiaient à ses yeux cette opinion : l’un, que toute sorte de bien étant également possible à Dieu, puisqu’il n’a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement coupable d’injustice ou de jalousie, s’il ne faisait pas tout le bien qu’il peut faire, l’autre, qu’il ne fait et n’omet rien sans une raison suffisante et bonne. Tout ce qu’il fait donc, il le fait parce qu’il convenait qu’il le fît ; et tout ce qu’il ne fait pas, il l’omet parce qu’il y avait inconvénient à le faire. Abailard tirait de là cette conclusion, que Dieu n’a pu créer le monde dans un autre temps, puisque, ne pouvant déroger à son infinie sagesse, il a dû placer chaque événement dans le moment le plus convenable à la perfection de l’univers, et cette autre, qu’il n’a pu empêcher le mal, parce que le mal est la source de grands avantages qui ne peuvent être obtenus autrement. Cette théorie élevée par laquelle Abailard a devancé Leibniz, se rattache, dans son Introduction à la théologie et dans sa Théologie chrétienne, à des interprétations du dogme plus conformes sans doute à son système philosophique qu’à une rigoureuse orthodoxie. Il paraît bien qu’il voyait dans les personnes de la Trinité, moins des existences réelles, unies par une communauté de nature, que des points de vue divers, des attributs d’un seul et même être. Le Père, selon lui, exprimait la toute-puissance ou la plénitude des perfections ; le Fils, la sagesse détachée de la toute-puissance, et le Saint-Esprit, la bonté. Il comparait la relation qui unit le Père au Fils et le Saint-Esprit à tous deux, au rapport dialectique de la forme et de la matière, de l’espèce et du genre, ou encore des divers termes d’un syllogisme. Il pensait que le dogme de la Trinité avait été entrevu par plusieurs philosophes anciens, notamment par Platon, et que par exemple, l’âme du monde, dont il est question dans le Timée, désigne le Saint-Esprit. Ce sont toutes ces propositions insolites qui soulevèrent contre lui la voix redoutable de saint Bernard, et qui le firent condamner par les conciles de Soissons et de Sens.

En morale, la libre méthode et la subtile hardiesse d’Abailard se reconnaissent également à plusieurs traits. Suivant lui, l’intention est tout dans la conduite de l’homme ; l’acte n’est rien, et par conséquent il importe peu d’agir ou de ne pas agir, lorsqu’on a consenti dans son cœur. Le caractère moral de l’intention doit s’apprécier d’après sa conformité avec la consciente. Tout ce qui se fait contre les lumières de la conscience est vicieux, tout ce qui est conforme à ces lumières est exempt de péché, et ceux qui, agissant de bonne foi, ont mis à mort Jésus-Christ et ses disciples, se seraient rendus plus criminels encore, s’ils leur avaient fait grâce en résistant aux mouvements de leur cœur. Qu’est-ce que le péché originel ? moins une faute effective qu’une peine à laquelle tous les hommes naissent sujets : car celui qui n’a pas encore l’usage de la raison et de la liberté, ne peut se rendre coupable d’aucune transgression ni d’aucune négligence. La grâce de Jésus-Christ consiste uniquement à nous instruire par ses paroles, et à nous porter vers le bien par l’exemple de son dévouement : l’homme peut s’attacher à cette grâce au moyen de la raison et sans secours étranger.

Cet exposé rapide de la doctrine d’Abailard, rapproché du récit de sa vie, peut donner une idée de la trempe de son esprit et du rôle qu’il a joué. La pénétration, l’énergie, une hardiesse toujours aventureuse, étaient chez lui les qualités dominantes : elles s’unissaient, comme il arrive ordinairement, à une confiance démesurée dans ses propres forces et au mépris de ses adversaires ; il possédait à un moindre degré, l’élévation, la profondeur et même l’étendue, quoiqu’il ait embrassé un grand nombre de sujets. Consommé dans la dialectique, nul ne saisissait mieux les différentes faces d’une même question ; nul ne les présentait avec plus d’art et de clarté ; peut-être eût-il moins réussi à réunir plusieurs idées sous une formule systématique. Il était naturellement enclin à vouloir s’entendre avec lui-même, à chercher, à examiner, et, de bonne heure, il fortifia ce penchant par l’habitude. Il s’occupa dans sa jeunesse de la question des universaux qui partageait les esprits ; arrivé à l’âge mûr, de l’explication des mystères ; et son double rôle consista à fonder en philosophie une école nouvelle, à donner en théologie un des premiers exemples de cette application périlleuse de la dialectique au dogme chrétien, « qui est la scolastique même avec sa grandeur et ses défauts. » À quelque point de vue qu’on se place pour le juger, on ne saurait méconnaître l’impulsion qu’il a donnée à l’esprit humain, et la philosophie le comptera toujours parmi ses promoteurs les plus habiles et les plus courageux.

Une première édition des œuvres d’Abailard parut à Paris en 1614, in 4, sous le titre suivant : Petri Abœlardi et Heloissœ conjugis ejus opera, nunc primum edita ex Mss. Codd. Francisci Amboessi. Elle est précédée d’une apologie d’Abailard et comprend entre autres ouvrages, ses lettres, ses sermons, trois expositions sur l’Oraison dominicale, le Symbole des Apôtres et celui de saint Athanase, un Commentaire sur les Épîtres de saint Paul, et l’Introduction à la Théologie. André Duchesne, à qui l’édition est attribuée dans quelques exemplaires, y a joint des notes sur le récit des malheurs d’Abailard (Historia calamitatum) adressé par Abailard même à un ami, et qui est comme une confession de sa vie. L’Introduction à la Théologie a été réimprimée par Martenne, au tome III du Thésaurus anecdotorum, avec deux ouvrages inédits ; savoir, un Commentaire sur la Genèse, intitule Hexameron, et un traité de la theologie chrétienne, ou quelques-unes des opinions exposées dans l’Introduction sont adoucies. Quelques années après, Bernard Pèze inséra dans son Thésaurus anecdotorum novissimus, t. III, un nouveau traité inédit d’Abailard, qui, sous le titre Scito teipsum, embrasse les principales questions de la morale. Enfin, en 1831, M. Reinwald a retrouvé à Berlin et publié un dialogue entre un philosophe, un mil et un chrétien, Dialogus inter judœum, philosophum et christianum, indiqué par l’Histoire littéraire (t XII, p 132). Toutes ces publications contribuaient a faire connaître dans Abailard l’homme et le théologien, mais le philosophe et son système métaphysique et dialectique continuaient de demeurer ignorés. C’est à M. Cousin qu’on doit d’avoir tire le premier de la poussière des bibliothèques les écrits philosophiques de celui qui fut le premier des dialecticiens du xii, et un des fondateurs de la scolastique ; il les a réunis sous le titre suivant : Ouvrages inédits d’Abelard, pour servir à l’histoire de la philosophie scolastique en France, Paris, Imprimerie royale, 1836, 1 vol. in-4. Ce volume comprend une Introduction, le Sic et non, la Dialectique, un Fragment sur les genres et les espèces, les Gloses sur Porphyre, sur les catégories, sur le livre de l’interprétation, sur les topiques de Botce, et un Appendice. Quelques années après, M. Cousin a publié, avec le concours de MM Jourdain et Despois, une nouvelle édition des autres ouvrages d’Abailard : Petri Abælardi Opéra, Pansus, 18o9, 2 vol. in-4. Ces deux volumes renferment les Lettres d’Abailard et d’Héloïse, les Problèmes d’Heloise, les Poésies, les Sermons, l’Introduction à la Théologie, la Théologie chrétienne, l’Éthique, le Dialogue entre un philosophe, un juif, et un chrétien, les Gloses sur Porphyre, quelques autres opuscules, et un Appendice. M. Cousin a pu se convaincre qu’Abailard n’avait point écrit sur la Physique d’Aristote et sur le Traité de la génération et de la corruption [Fragm de philos, scolastique, p 448 et suiv.), comme une indication fautive de l’Histoire littéraire (t. XII, p 130) pouvait le faire présumer. L’Introduction aux Ouvrages inédits d’Abelard a été publiée dans les Fragmenlts de philosophie du moyen âge, par M. V. Cousin En 1720, D. Gecvaise, abbé aela Trappe, mit au jour une Vie d’AbaiIard, et trois ans plus tard une traduction française de ses Lettres à Heloise, 2 vol. in-12, Paris, avec le texte en regard, cette traduction a été souvent réimprimée, les éditions les plus estimées sont celles de 1782, avec des corrections de Bastien, et de 1796, 3 vol. in-4, avec une Vie d’AbaiIard de M Delaulnaye. Deux traductions nouvelles ont été publiées en 1823 à Paris, 2 vol in-8, par M. de Longchamps, avec des notes historiques de M. Henu de Puyberland, et 1840, Paris, 2 vol grand in-8, par M Oddoul, celle-ci est précédée d’un Essai historique par Mme Guizot. On peut encore consulter, sans parler de l’Histoire littéraire, The History of the lives of Abailard and Heloisa with their original letters, by Benngton, Birmingham, 1787, et Baie, 1796; Abailard et Dulcin. Vie et opinions d’un enthousiaste et d’vun philosophe, par Fr.Chr. Schlosser, in-8, Gotha, 1807 (en ail.), Abelard et Heloise, avec un aperçu du xiie siècle, par C.-F. Turlot, in-8, Paris, 1822 ; Histoire de France de M. Michelet, t. II : Histoire de S. Bernard et de son siècle, par Neander, trad. en franc, par Vial, Paris, 1842; Abelard, par M. Ch. de Rémusat, 2 vol. in-8, Paris, 1845 ; Abelard, par C. Levêque, dans le Journal des Savants, 1862-63

C. J.


ABARIS, personnage presque fabuleux qui passe pour avoir été disciple de Pythagore ; on ne connaît rien de ses opinions ni de ses écrits philosophiques. Voy. Porphyre, Vie de Pythagore ; Plutarque, Quomodo poetæ audiri debeant, Tournier, de Aristea Proconnesio, in-8, Paris, 1863.

X.


ABBT (Thomas), un des plus élégants écrivains et des penseurs les plus distingués de l’Allemagne, pendant le dernier siècle Né à Ulm, à la hn de 1738, il se signala, tout jeune encore, par son amour et son aptitude pour les études sérieuses. Il suivit les cours de l’université de Halle, ou il commença à se consacrer à la théologie. Mais il ne tarda pas à quitter cette science pour la philosophie et les mathématiques. Il fut nommé successivement professeur extraordinaire (professeur suppléant) de philosophie à l’université de Francfort-sur-l’Oder et professeur de mathématiques à Rinteln. Dégoûté à la fois du séjour de cette ville et des fonctions de l’enseignement, il étudia le droit, puis se mit à voyager dans le sud de l’Allemagne, en ïrance, et en Suisse. Enfin, il mourut à la fin de 1766, conseiller aulique et membre du consistoire Tennemann le comprend dans l’école de Leibniz et de Wojff : mais il fut beaucoup moins occupé de métaphysique que de morale. Encore dans cette dernière science s’est-il plutôt signalé comme écrivain que comme philosophe. Doué d’une imagination vive, d’une plume élégante et facile, il exerça sur sa langue maternelle une influence salutaire, et contribua avec Lessing à faire entrer la littérature allemande dans de meilleures voies. Un tel écrivain ne se prête pas facilement à l’analyse ; aussi nous contenterons-nous de citer ses ouvrages. Ils furent tous recueillis après sa mort par Nicolaï, et publiés en six volumes à Berlin, de 1768 à 1781. Il en parut une seconde édition en 1790. Parmi ces écrits, touchant des matières fort diverses, il n’y en a que deux qui méritent l’attention du philosophe ; l’un a pour titre : de la Mort de la pairie, in-8, Breslau. 1761 ; et l’autre, dn Mente, in-8, Berlin, 1765. Heinemann, dans son livre sur Meridelssohn, in-8, Leipzig, 1831 ; a aussi publié de lui quelques lettres adressées à ce philosophe, avec lequel il était lié d’amitié.


ABDUCTION (ὰπαγωγὴ). L’abduction est, selon Aristote, un syllogisme, dont la majeure est certaine et la mineure seulement probable. Il en résulte que la conclusion, sans être certaine comme la majeure, acquiert la probabilité de la mineure. Il y a encore abduction quand les deux termes de la mineure sont séparés l’un de l’autre par un plus petit nombre d’intermédiaires que les deux termes de la conclusion, parce qu’alors il est plus court et plus aisé de démontrer la mineure d’où résultera la certitude de la conclusion, que de démontrer directement la conclusion elle-même. Aristote donne cet exemple d’une abduction. Majeure certaine : la science peut être enseignée. Mineure plus probable que la conclusion : la justice est une science. Conclusion plus incertaine en elle-même que la mineure, mais qui devient par le syllogisme aussi probable qu’elle : Donc la justice peut être enseignée.

Voy. ARISTOTE, Premiers analytiques, liv. II, ch. xxv.


ABEL (Jacques-Frédéric de) n’est pas un philosophe très-original ni d’une grande réputation ; mais ses écrits et son enseignement ont servi à répandre la science, et il faut lui laisser le mérite d’avoir su apprécier l’importance de la psychologie à une époque où cette branche de la philosophie n’était pas en faveur. Il naquit en 1751, à Vayhingen, dans le royaume de Wurtemberg. Dès l’âge de 21 ans, c’est-à-dire en 1772, il fut nommé professeur de philosophe à l’école dite de Charles, a Stuttgart. Appelé en 1790 à l’université de Tubingue en qualité de professeur de logique et de métaphysique, il fut bientôt enlevé à sa chaire pour être chargé (sous le titre ridicule de pédagogiarque) de la direction générale de l’éducation dans les gymnases et dans les écoles du royaume de Wurtemberg. Enfin il mourut en 1829, a l’âge de 79 ans, avec le titre de prélat et de surintendant général, après avoir fait partie de la seconde chambre des États. De Abel a beaucoup écrit tant en latin qu’en allemand ; mais ses ouvrages, encore une fois, ne renfermant aucune vue originale, nous nous contenterons de les nommer. Voici d’abord les titres des ouvrages latins : de Origine characteris animi, in-4, 1776 ; de Phœnomenis sympathies in cor pore animait conspicuis, in-4, 1780 ; Quomodo suavitas virtuti propria in alia objecta derivari possit, in-4, 1791 ; de Causa reproductionis idearum, in-4, 1794-95 ; de Conscientia et sensu interno, in-4, 1796 ; de Sensu interno, in-4, 1797 ; de Conscientiœ speciebus, in-4, 1798 ; de Fortitudine animi, in-4, 1800. Les écrits suivants ont été publiés en allemand : Introduction à la théorie de l’âme, in-8, Stuttgart, 1786 ; des Sources de nos représentations, in-8, ib., 1786 ; Principes de la métaphysique suivis d’un appendice sur la critique de la Raison pure, in-8, ib., 1786 ; Plan d’une métaphysique systématique, in-8, 1787 ; Essai sur la nature de la raison spéculative pour servir à l’examen du système de Kant, in-8, Francfort-sur le-Mein, 1787 ; Éclaircissements sur quelques points importants de la philosophie et de la morale chrétienne, in-8, Tubingen, 1790 ; Recherches philosophiques sur le commerce de l’homme avec des esprits d’un ordre supérieur, in-8, Stuttgart, 1791 ; Exposition complète du fondement de notre croyance à l’immortalité, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1826. Ce dernier ouvrage n’est que le développement d’une dissertation d’abord publiée en latin : Disquisitio omnium tam pro immortalitate quam pro mortalilale animi argumentorum, in-4, Tubingue, 1792. Nous ne parlons pas de divers petits écrits étrangers à la philosophie.


ABERCROMBIE (John), médecin et philosophe, né à Édimbourg en 1781. Son père était ministre de la religion anglicane, et sa première éducation lui inspira une piété solide dont il ne se départit jamais. Reçu docteur en médecine en 1803, et bientôt membre du collège de chirurgie, il se fit une grande réputation en physiologie. Ses travaux furent d’abord bornés à des mémoires insérés dans le journal de médecine et de chirurgie d’Édimbourg ; mais ses études le conduisirent à des recherches qui intéressent, à la fois l’organisation et les facultés intellectuelles. La philosophie dominante alors en Écosse, c’est-à-dire celle de Reid et de Dugald-Stewart, trouva en lui un adepte convaincu, et il s’efforça de la mettre en harmonie avec la science de l’organisation ; il devint à proprement parler le physiologiste de l’école. Ses deux ouvrages principaux sont : 1° Recherches concernant les pouvoirs intellectuels et l’investigation de la vérité, Édimbourg, 1830. Ce livre, qui est un simple résumé de psychologie, eut un grand succès et plus de dix éditions successives. 2° Philosophie des sentiments moraux, Édimbourg, 1832. C’est la suite et le complément du premier ouvrage. On peut encore trouver quelques observations intéressantes dans son traité intitulé : Recherches pathologiques et pratiques sur les maladies du cerveau et de la moelle épinière, Édimbourg, 1828, traduit en français par Gendrin, Paris, 1835. Il a laissé en outre un grand nombre d’opuscules et d’essais sur des sujets de théologie. Il mourut subitement en 1844. Ses ouvrages ne justifient pas du reste la grande renommée dont il a joui pour un temps dans son pays. On y trouve quelques idées justes sur les rapports du physique et du moral ; et des écrivains anglais et français, entre autres M. Taine, lui ont emprunté plus d’une observation. Mais sa doctrine philosophique manque de profondeur et d’originalité ; il se traîne sur les traces des maîtres écossais, et cherche seulement à confirmer leurs opinions en montrant que leur théorie de l’esprit humain est d’accord avec la physiologie. « Ses ouvrages dit un historien anglais, nous rappellent Reid sans sa profondeur Stewart sans son savoir, et Brown sans son génie. » Il ne paraît pas, du reste, avoir ambitionné le titre de philosophe ; et, comme beaucoup d’écrivains de son pays, il n’a employé la science que comme un moyen pour propager des idées morales et surtout des croyances religieuses. Il faut cependant lui sa voir gré d’avoir tenté de réunir et d’éclaircir l’une par l’autre la science de l’âme, et celle des corps, sans subordonner la première à la se­conde. Mais il a été tellement dépassé depuis dans cette voie, en Angleterre et en France, qu’on ne peut tirer grand profit de ces essais où la physiologie est contestable, et la psychologie superficielle. E. C.


ABICHT (Jean-Henri), né en 1762 à Volkstedt, professeur de philosophie à Erlangen, mort à Wilna en 1804, embrassa d’abord le système de Kant et les idées de Reinhold. Plus tara il voulut se frayer lui-même une route indépendante, et entreprit de donner une direction nouvelle à la philosophie ; mais cette tentative eut peu de succès : il ne parvint guère qu’à former une nomen­clature aride, incapable de déguiser l’absence de conceptions originales. Il composa un grand nom­bre d’ouvrages dont il suffit de mentionner les principaux : Essai d’une recherche critique sur la volonté, in-8, Francfort, 1788 ; Essai d’une métaphysique du plaisir, in-8, Leipzig, 1789 ; Nouveau système de morale, in-8, ib., 1790 ; Philosophie de la connaissance, in-8, Bayreuth, 1791 ; Nouveau système de droit naturel tiré de la nature humaine, in-8, ib., 1792 ; Lettres cri­tiques sur la possibilité d’une véritable science de la morale, de la théologie, du droit naturel, etc., in-8, Nuremberg, 1793, · Système de la phi­losophie élémentaire, in-8, Erlangen, 1795 ; la Logique perfectionnée, ou Science de la vérité, in-8, Fürth, 1802 ; Anthropologie psychologique, Erlangen, 1801 ; Encyclopédie de la philosophie, Francfort, in-8, 1804.


ABSOLU (de absolvere, accomplir ou délivrer). Ce qui ne suppose rien au-dessus de soi ; ce qui, dans la pensée comme dans la réalité, ne dépend d’aucune autre chose et porte en soi-même sa raison d’être. L’absolu, tel qu’il faut l’entendre en philosophie, est donc le contraire du relatif et du conditionnel. Cependant, c’est par le der­nier terme de cette antithèse que nous nous éle­vons à la conception du premier ; car, si nous n’avions aucune idée des conditions imposées à toute existence contingente et finie, si, avant tout, nous n’avions pas conscience de notre propre dé­pendance, nous ne songerions pas à une condition suprême, à une première raison des choses, en un mot, à l’absolu. Toutes les questions dont s’occupe la philosophie sont des questions rela­tives à l’absolu et nous représentent les divers points de vue sous lesquels cette idée peut être conçue. En effet, voulons-nous savoir d’abord si l’idée de l’absolu existe dans notre esprit et si elle est réellement distincte des autres éléments de l’intelligence, nous aurons soulevé le problème fondamental de la psychologie, celui de l’origine des idées ou de la distinction qu’il faut établir entre la raison et les autres facultés. De l’idée passons-nous à la vérité absolue, cherchons-nous l’accord de la vérité et de la raison, nous aurons devant nous le problème sur lequel repose toute la logique. On sait que la morale doit nous faire connaître l’absolu dans le bien, ou la règle sou­veraine de nos actions ; la métaphysique, l’absolu dans l’être, ou la condition suprême de toute existence ; enfin, sans la manifestation de l’absolu dans la forme, nous n’aurions aucune idée ar­rêtée sur le beau ; et la philosophie des beaux-arts serait impossible. Mais aucun de ces divers aspects sous lesquels notre intelligence bornée est obligée de se représenter successivement l’ab­solu ne le renferme tout entier et ne peut en être l’expression dernière ; il faut donc qu’ils soient tous réunis, ou plutôt confondus, dans une exis­tence unique, source suprême de la vérité et de la pensée, être souverain, type éternel du bien et du beau. Alors seulement nous connaîtrons l’ab­solu, non plus comme une abstraction, mais dans sa réalité sublime ; nous aurons l’idée de Dieu, sur laquelle reposent toutes les recherches de la théodicée. De là résulte évidemment que le sujet qui nous occupe ne saurait être considéré comme une question a part ; car, pour le développer sous toutes ses faces, il ne faudrait rien moins que tout un système ou toute la science philosophique. Il n’est pas plus possible d’exposer ici les diverses opinions auxquelles il a donné lieu, ces opinions n’étant pas autre chose, dans leur succession chronologique, que l’histoire entière de la philo­sophie. Voy. Particulièrement les articles Principe, Raison, Idée.


ABSTINENCE (de abstineo, άπέχομαι, se tenir éloigné). Elle consiste à s’imposer volontairement, dans un but moral ou religieux, la privation de certaines choses dont la nature, principalement la nature physique, nous fait un besoin. L’absti­nence est recommandée également par le stoï­cisme et par le christianisme, mais dans un but et d’après des principes tout différents. L’absti­nence stoïcienne, comprise dans le précepte d’Épictète : Άνέχου καί άπέχου : « Supporte et abtiens-toi, » tendait à rendre l’âme indépendante de la nature et à lui donner l’entière possession d’elle-même. Elle exaltait outre mesure le senti­ment de la grandeur et de l’individualité humaine L’abstinence chrétienne, au contraire, se fonde sur le principe de l’humilité. Elle veut que l’homme expie ici-bas le mal qui est en lui par sa propre faute ou par celle de ses ancêtres, et qu’il s’abdique en quelque sorte lui-même pour renaî­tre ailleurs. Enfin, l’abstinence est le principal caractère de la morale ascétique qui regarde la vie comme une déchéance, la société comme un séjour dangereux pour l’âme, et la nature comme une ennemie. Voy. Ascétique et Stoïcisme.


ABSTRACTION (de abstrahere, tirer de). Dugald-Stewart, dans ses Esquisses de philosophie morale, définit l’abstraction : « Cette opération intime qui consiste à diviser les composés qui nous sont offerts, afin de simplifier l’objet de notre étude. » L’abstraction n’est donc pas une division réelle que nous accomplissons dans les choses en en séparant les parties, comme cela a lieu dans l’analyse chimique ; c’est une division purement intellectuelle qui ne s’applique qu’aux idées que nous avons des choses et en discerne les éléments.

Dans l’ordre moral, comme dans l’ordre phy­sique, la nature ne nous offre que des composés, des choses concrètes, et les premières idées que reçoit notre esprit de ces choses concrètes sont concrètes elles-mêmes, c’est-à-dire nous repré­sentent les objets dans l’état de composition où ils nous apparaissent. Un corps coloré, chaud, odorant, sapide, sonore, etc., affecte à la fois tous mes sens par toutes sortes de propriétés ; si je le considère tel qu’il est avec toutes ces qualités réunies, l’idée que j’en ai est une idée concrète, parce qu’elle représente la somme de propriétés inhérentes au même sujet. Mais je puis aussi, dé­tachant mon attention de l’ensemble de ces qua­lités, la concentrer sur une seule, telle que la couleur, ou le volume, ou la forme, et l’idée que je conçois alors de la forme de ce corps est une idée abstraite, parce qu’elle me représente une des qualités de ce corps, séparée des autres aux­quelles elle est unie dans la réalité. C’est ainsi que Laromiguière appelait les organes des sens » des machines à abstraction ». parce que l’œil abstrait en effet la couleur, et l’ouïe la sonorité d’un corps de la masse des propriétés qu’il pos­sède, pour nous la faire sentir séparément. De même je puis avoir, d’une part, l’idée concrète du moi envisagé en tant que substance, siège de tout un ensemble de phénomènes, et sujet d’un certain nombre de facultés ; mais je puis aussi, d’autre part, éliminant par la pensée tous les attributs et tous les phénomènes du moi, sauf un seul, concentrer mon attention sur celui-ci, ainsi isole de l’ensemble auquel il appartient, et obte­nir parce procédé des idées abstraites, telles que celles de volition, de passion, de désir, de juge­ment, de conception, de souvenir. C’est confor­mément à cette définition que les mathématiciens appellent concret tout nombre que l’on fait sui­vre de la désignation de l’espèce d’unités que l’on considère : une maison, vingt chevaux, etc., et abstrait tout nombre qui n’est suivi d’aucune détermination spéciale des objets énumérés : un, vingt.

C’est à tort que l’on se sert quelquefois de ce terme d’idées abstraites pour signifier les idées générales. Toute idée générale, assurément, est abstraite ; car la conception du général ne peut avoir lieu qu’à la condition d’éliminer tout ce qui est spécial, individuel, accidentel, variable, c’est-à-dire à la condition d’abstraire. Mais la récipro­que n’est pas vraie, et l’on ne saurait dire que toute idée abstraite soit en même temps idée générale. Quand je juge que la couleur est une qualité des corps, l’idée de couleur, en cette oc­casion, est une idée dans laquelle le caractère de généralisation s’allie au caractère d’abstrac­tion. Cette notion est générale, car elle porte sur un objet qui n’est ni la couleur blanche, ni la couleur rouge, ni aucune autre couleur spé­cialement et qui, par conséquent, n’a rien de détermine. Elle est abstraite, parce que l’objet auquel elle a trait, la couleur, n’est point une chose qui existe réellement par elle-même et in­dépendamment d’un sujet d’inhérence. Il y a dans notre esprit un grand nombre d’idées, qui, à l’exemple de celle-ci, sont tout à la fois abstraites et générales ; mais il en est aussi qui ne sont qu’abstraites, et dans lesquelles ne se trouve pas le caractère de généralisation ; telle est, par exemple, l’idée de la couleur de tel ou tel corps. Une telle notion est abstraite : on en voit la rai­son ; mais est-elle en même temps générale ? Assurément non ; car son objet n’est pas la cou­leur envisagée d’une manière absolue, mais bien la couleur de tel corps individuel et déterminé.

La faculté d’abstraire n’est pas moins naturelle à l’esprit que toutes ses autres puissances. Ce­pendant, il faut reconnaître que son développe­ment est ultérieur à celui de plusieurs d’entre elles. Il précède celui de la généralisation et ce­lui du raisonnement ; mais il dépend de celui de la perception extérieure et du souvenir. L’expé­rience ne laisse aucun doute à cet égard. On ne parvient à constater chez l’enfant l’existence de quelques idées abstraites, qu’à partir de l’époque où il fait usage de la parole. Il existe, en effet, entre l’exercice de l’abstraction et le langage une étroite relation. Ce n’est pas à dire, ainsi qu’on l’a quelquefois avancé, que le langage soit la condition de l’abstraction. La proposition inverse, savoir que l’abstraction est la condition du lan­gage, pourrait être soutenue avec au moins au­tant de raison. Tout porte à croire que l’idée abstraite peut, sans le secours du langage, naître et se former dans l’esprit. Que, antérieurement à l’usage de la parole, l’idée abstraite soit extrê­mement vague et confuse, c’est ce qu’il faut ad­mettre, et telle elle paraît exister chez l’enfant qui ne peut encore se servir du langage, et chez l’animal auquel le don du langage n’a pas été départi. Le langage ne crée point l’idée abstraite, mais il aide puissamment à son développement, à sa précision, à sa lucidité ; il la rend tout à la fois plus claire à l’intelligence et plus fixe au souvenir ; il lui donne un degré d’achèvement qu’elle n’eût jamais acquis sans cette efficace assistance ; et telle est la puissance de ce service, qu’on est allé quelquefois, par une appréciation exagérée, jusqu’à l’ériger en une véritable créa­tion.

Une méthode plus artificielle que vraie, appli­quée à la recherche et à la description des phé­nomènes de l’esprit humain, a conduit quelques métaphysiciens à fractionner, pour ainsi dire, l’action de la faculté d’abstraire, et à signaler, comme autant de fonctions distinctes, l’abstrac­tion de l’esprit, l’abstraction du langage, l’abstrac­tion des sens. Une telle division n’a rien que de très-arbitraire. Qu’est-ce qu’un terme abstrait, sinon le signe d’une pensée abstraite, et, par conséquent, le produit d’une abstraction de l’es­prit ? D’autre part, les sens ne sont-ils pas de véritables fonctions intellectuelles ; et leurs opé­rations ne sont-elles pas en réalité des actes de l’esprit ? La division proposée n’a rien de légi­time, attendu que le second et le troisième terme dont elle se compose rentrent nécessairement dans le premier.

Toute abstraction opérée par l’esprit présuppose quelque donnée concrète, obtenue par l’exercice préalable soit de la perception extérieure, soit du sens intime, soit de la raison. Décomposer cette donnée concrète, et conserver sous les re­gards de l’intelligence tel ou tel de ses éléments, en éliminant par la pensée toutes les autres, tel est le rôle psychologique de la faculté dite ab­straction. Sa règle logique peut se renfermer en ce précepte : prémunir l’intelligence contre l’in­vasion de l’imagination dans le domaine de l’ab­straction. Une telle alliance ; quelque favorable qu’elle puisse être à la poésie, ne saurait qu’être préjudiciable à la science. Elle a, en effet, pour résultat de convertir arbitrairement des phéno­mènes en êtres, et de prêter une existence réelle et substantielle à de pures modalités. L’ancienne physique et l’ancienne philosophie n’ont point été assez attentives à se garantir de semblables er­reurs. La première en était venue à considérer comme des êtres le froid, le chaud, le sec, l’hu­mide, et autres qualités de la matière. La seconde avait attribué une existence réelle et substan­tielle à de purs modes de la pensée. Ainsi, pour citer un exemple, la célèbre théorie de l’idée re­présentative, qui régna si longtemps en philoso­phie, n’avait pas d’autre fondement qu’une erreur de ce genre. L’idée, au lieu d’être prise pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire pour un état du moi, pour une modification de l’esprit, pour une manière d’être de l’âme, avait été convertie en une sorte d’être réel et substantiel, auquel les uns assignaient pour résidence l’esprit, les autres le cerveau. L’abstraction n’a véritablement de valeur scientifique qu’autant qu’elle sait main­tenir à ses produits leurs caractères propres. Au­trement, ainsi que l’histoire de la philosophie, soit naturelle, soit morale, en fait foi, au lieu d’aboutir à des notions légitimes, elle n’aboutit plus qu’à des fictions. On peut consulter : Th. Reid, Ve Essai sur les facultés intellectuelles de l’homme. — Dugald-Stewart, Éléments de la philos. de l’esprit humain, ch. iv. X.


ABSURDE ne doit se dire que de qui est logiquement contradictoire, par conséquent, de ce qui ne peut trouver aucune place dans l’intel­ligence (άτοπον, άλογον). En effet, une idée, un jugement ou un raisonnement qui se contredit est par cela même impossible et n’existe que dans les mots. Ainsi, un triangle de quatre côtés est évi­demment une idée absurde. Mais on n’a pas le droit d’étendre la même qualification à ce qui est contredit par l’expérience ; car, après tout, l’ex­périence ne comprend que les lois et les faits que nous connaissons, et rien ne nous empêche d’en supposer d’autres que nous ne connaissons pas, ou qui, sans exister, peuvent être regardés comme possibles. De là vient que, dans les sciences qui ont pour unique appui les définitions et le rai­sonnement, par exemple en géométrie, il n’y a pas de milieu entre l’absurde et le vrai ; dans toutes les autres, l’hypothétique et le faux servent d’intermédiaire entre les deux extrêmes dont nous venons de parler.


ACADÉMIE. L’Académie était un gymnase d’Athènes ainsi appelé du nom du héros Académus. Platon ayant choisi ce lieu pour y réunir ses disciples, l’école philosophique, dont il est le chef, prit à son tour le nom d’École académique ou simplement d’Académie.

L’École académique, considérée en général, embrasse une période de quatre siècles, depuis Platon jusqu’à Antiochus, et comprend les sys­tèmes philosophiques d’une importance et d’un caractère bien différents. Les uns admettent trois Académies : la première, celle de Platon ; la moyenne, celle d’Arcésilas ; la nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque. Les autres en admet­tent quatre, savoir, avec les trois précédentes, celle de Philon et de Charmide. D’autres enfin ajoutent une cinquième Académie, celle d’Antiochus (Sextus Emp., Hyp. Pyrrh., lib. I, c. XXXIIl).

Parmi ces distinctions, une seule est impor­tante : c’est celle qui sépare Platon et ses vrais disciples, Speusippe et Xénocrate, et toute cette famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est le père, et Antiochus le der­nier membre considérable.

Ce qui marque d’un caractère commun cette seconde Académie, héritière infidèle de Platon, c’est la doctrine du vraisemblable, du probable, tô πιθανόν, qu’elle essaya d’introduire en toutes choses.

Arcésilas la proposa le premier, et la soutint avec subtilité et avec vigueur contre le dogma­tisme stoïcien et le pyrrhonisme absolu de Timon et de ses disciples, essayant ainsi de se frayer une route entre un doute excessif, qui choque le sens commun et détruit la vie, et ces tentatives orgueilleuses d’atteindre, avec des facultés bor­nées et relatives, une vérité définitive et absolue.

Après Arcésilas, l’Académie ne produisit aucun grand maître, jusqu’au moment où Carnéade vint jeter sur elle l’éclat de sa brillante renommée. Carnéade était le génie de la controverse. Il livra au stoïcisme un combat acharné, où, tout en re­cevant lui-même de rudes atteintes, il porta à son adversaire des coups mortels. Armé du sorite, son argument favori (Sextus, Adv. Mathem., éd. de Genève, p. 212 sqq.), Carnéade s’attacha à prouver qu’entre une aperception vraie et une aperception fausse il n’y a pas de limite saisissable, l’intervalle étant rempli par une infinité d’aperceptions dont la différence est infiniment petite (Cic., Acad. quæst., lib. II, c. xxix sqq.).

Si la certitude absolue est impossible, si le doute absolu est une extravagance, il ne reste au bon sens que la vraisemblance, la probabilité. Disciple d’Arcésilas sur ce point, comme sur tous les autres, mais disciple toujours original, Car­néade fit d’une opinion encore indécise un sys­tème régulier, et porta dans l’analyse de la pro­babilité, de ses degrés, des signes qui la révèlent, la pénétration et l’ingénieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., p. 169 B ; Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxiii).

Après Carneade, la chute de l’Académie ne se fit pas attendre. Clitomaque écrivit les doctrines de son maître, mais sans y rien ajouter de consi­dérable (Cic., Acad. quæst., lib. II, c. xxxi sqq. ; Sextus, Adv. Mathem., p. 308). Ni Charmadas, ni Melanchtus de Rhodes, ni Métrodore de Stratonice, ne parvinrent à relever l’école décroissante Enfin Antiochus et Philon, comme épuisés par la lutte, passèrent à l’ennemi.

Philon ne combat qu’avec mollesse le critérium stoïcien, la célèbre φαντασία καταληπτική, si vi­goureusement pressée par Arcésilas et Carnéade. Il alla même jusqu’à accorder à ses adversaires qu’à parler absolument, la vérité peut être com­prise (Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. x.vxm). L’Académie n’existait plus après cet aveu.

Antiochus s’allie avec le vieil adversaire de sa propre école, le stoïcisme. Il ne veut reconnaître dans les diverses écoles académiques que les membres dispersés d’une même famille, et rêvant entre toutes les philosophies rivales une harmo­nie fantastique, du même œil qui confond Xéno­crate et Arcésilas, il voit le stoïcisme dans Platon (Cic., l. c., c. xxii, xlii, xliii, xlvi ; de Nat. Deor., lib. I, c. vii).

Cette tentative impuissante d’éclectisme mar­que le terme des destinées de l’École académi­que.

Voyez, outre les ouvrages que nous avons cités et les histoires générales de la philosophie. Foucher, Histoire des Académiciens, in-12, Paris, 1690 ; le même, Dissert, de philosophia academica, in-12, Paris, 1692 ; Gerlach, Commentatio exhibens academicorum juniorum de probabi­litate disputationes, in-4, Goëtt. Em. S.


ACCIDENT (de accidere, en grec συμβεβηκòς). On appelle ainsi, dans le langage de la scolastique et de la philosophie aristotélicienne, toute modification ou qualité qui n’appartient pas à l’essence d’une chose, qui n’est pas l’expression de ses attributs constitutifs et invariables. Tels sont les vices par rapport à l’âme et le mouvement par rapport au corps : car l’âme n’est pas naturellement ni constamment vicieuse ; de même la matière ne peut être tirée de son inertie que par intervalles, grâce à une impulsion étrangère. Il ne faut pas confondre les accidents avec les phénomènes. En général, ceux-ci peuvent être constants, inhérents à la nature même des choses, par conséquent essentiels ; ceux-là, toujours en dehors de l’essence des êtres ont été très justement définis par Aristote (Met. E, c. II): ce qui n’arrive ni toujours ni ordinairement.


ACHENWALL (Godefroy), né en 1719 à Elbingen (Prusse), fit ses études à Iéna, à Halle et à Leipzig, s’établit à Marbourg en 1746, puis, en 1748, à Goëttingue, où il obtint une chaire peu de temps après. Il mourut en 1772.

Il se distingua surtout comme professeur d’his­toire et de statistique ; mais il appartient aussi à ce Recueil par ses leçons sur le droit naturel et international et par les écrits estimables qu’il a publiés sur cette matière. À l’exemple de son compatriote Thomasius, il sépare attentivement, tout en la fondant sur la raison, la science du droit de la morale proprement dite. Ses vues sur ce point sont développées dans les ouvrages sui­vants : Jus naturœ, Goëtt., 1750 et 1781 ; Obser­vat. juris nat. et gent., in-4, 1754 ; Prolegomena juris nat., in-8, 1758 et 1781.


ACHILLE. Tel est le nom qu’on a donné, dans l’antiquité, à l’un des arguments par lesquels Zénon d’Élée, et peut-être avant lui Parménide, voulait démontrer l’impossibilité du mouvement. On suppose Achille aux pieds légers luttant à la course avec une tortue et ne pouvant jamais l’at­teindre, pourvu que l’animal ait sur le héros l’a­vantage de quelques pas. Car, pour qu’ils pussent se rencontrer, il faudrait, dit-on, que l’un fût arrivé au point d’où l’autre part. Mais si la matière est divisible à l’infini, cela n’est pas possible, parce qu’il faut toujours admettre entre les deux coureurs une distance quelconque, infiniment pe­tite (Arist., Phys., lib. IV, c. ix ; Diog. Laërt., lib. IX, c. xxiii, xxix). Cet argument n’a de valeur et n’a été dirigé que contre les partisans exclu­sifs de l’empirisme, forcés par leurs principes à nier toute continuité et toute unité, par consé­quent le temps et l’espace. Mais, à le prendre d’une manière absolue, c’est une subtilité qui ne mérite pas d’autre réponse que celle de Diogène. Voy. Ecole Éléatique et Zénon.


ACHILLINI (Alexandre), de Bologne (Alex. Achillinus Boloniensis), professait à Padoue, dans le cours du xve siècle, la philosophie aris­totélicienne commentée par Averrhoès, et eut même la gloire d’être surnommé Aristote second.

Il n’eut pourtant d’autre titre à cette distinction que l’habileté de sa dialectique, habileté dont il fit surtout preuve dans la discussion qu’il soutint contre son célèbre contemporain, Pierre Pomponace. Il mourut en 1512, sans avoir laissé aucun écrit qui soit parvenu jusqu’a nous.


ACONTIUS (Jacques), né à Trente au com­mencement du xvie siècle, est très-peu connu et mériterait de l’être davantage. On ignore égale­ment l’année de sa naissance et celle de sa mort. Bayle, qui lui a consacré un article dans son Dictionnaire, affirme qu’il mourut en 1565 ; mais il vivait encore en 1567, puisque Ramus, qui entretenait avec Acontius une correspondance, s’adresse encore à lui en cette année même dans son Proœmium mathematicum et fait allusion à son crédit auprès de la reine d’Angleterre

La vie d’Acontius, comme celle de la plupart des philosophes de ce temps-là, fut semée d’a­ventures. Il nous apprend lui-même qu’ayant embrassé la réforme, il se détermina à quitter sa patrie, en compagnie d’un de ces coreligion­naires, nommé Francesco Betti. Sans doute ils suivirent la route que prenait alors l’émigration italienne, et dont les premières étapes étaient Genève et Zurich, Bàle et Strasbourg. Le séjour d’Acontius dans ces deux dernières villes est mentionné dans une lettre célèbre à son ami Jean Wolf de Zurich (de Ratione edendorum librorum, datée de Londres, 1562). C’est à Bâle qu’il publia ses principaux ouvrages et fit le plus long séjour avant de se réfugier en Angleterre, où la reine Elisabeth l’accueillit avec faveur et le pensionna, sinon comme jurisconsulte, ou comme philosophe, ou même comme théologien, au moins comme ingénieur : car il avait com­posé en italien un traité sur l’art de fortifier les places de guerre, et il entreprit de le mettre en latin par ordre de la reine : « tâche assez mal­aisée, disait-il, pour un homme qui, après avoir passe une bonne partie de sa vie à lire le mau­vais latin (sordes) de Barthole, de Baldus et d’au­tres écrivains de cette espèce (ejus farinœ), avait mené pendant plusieurs années la vie des cours. » Aussi ne paraît-il pas qu’il ait jamais livré à l’impression ce travail.

Acontius a joui, durant le xvie siècle et le xviie siècle, d’une assez grande réputation à cause d’un livre ingénieux, et souvent réimprimé, sur les Ruses de Satan (ou les Stratagèmes du Diable, suivant une autre traduction du titre latin : Stratagematum Satanœ libri octo, Bâle, 1565). Mais nous n’avons à nous occuper ici que du philoso­phe qui eut l’idée de réformer la logique, et non du théologien protestant, accusé par quelques-uns de pousser jusqu’à leurs dernières limites la largeur et la tolérance, et vanté pour cela même par les arminiens, les sociniens et les libres penseurs.

Le principal titre d’Acontius aux yeux de l’his­torien de la philosophie est un petit traité de la méthode, qu’il publia à Bàle en 1558, intitulé : Jacobi Acontii Tridentini de Methodo, hoc est de investigandarum tradendarumque artium ac scientiarum ratione (in-8, 138 pages, plus un errata d’après lequel nous rétablissons le titre) La logique étant définie l’art de découvrir et d’exposer la vérité (recta contemplandi docendique ratio), l’étude de la méthode en fait essen­tiellement partie, et il y a lieu de s’étonner que l’on s’en occupe si peu : car, si la méthode a pour but de nous procurer la connaissance que nous nous proposons d’acquérir, elle nous sert aussi à l’enseigner aux autres. Une telle connaissance n’est pas innée, comme celle des axiomes (p. 18, 19), ni obtenue immédiatement, comme les idées que nous donnent les sens : elle est le fruit du raisonnement, qui seul peut nous découvrir l’es­sence, les causes et les effets de chaque chose (qui sit, quæ sint ejus causæ, quisve effectus). À la recherche de l’essence se rattache la théorie lo­gique de la définition que l’auteur traite avec le plus grand soin (p. 49-83). Pour découvrir les causes et les effets, il distingue deux méthodes, celle de résolution ou d’analyse et celle de com­position, qui convient surtout à l’enseignement, quoiqu’elle contribue aussi à la recherche de la vérité. L’analyse dont il est ici question est celle des géomètres : il ne peut y avoir aucun doute à cet égard, et en général la méthode des mathématiques est l’idéal d’Acontius en logique. Il le déclare à Wolf dans la lettre que nous citions plus haut, et il prétend qu’elle trouve partout son application, voire même en théologie, témoin son livre des Ruses de Satan, où il part de la définition du but de Satan et de principes géné­raux ou axiomes dont il va déduisant les consé­quences jusqu’à la fin de l’ouvrage. On trouve encore, dans le de Methodo d’Acontius, de bonnes règles pour l’emploi de la division et pour la culture de la mémoire ; mais en somme, si l’on excepte l’expression de notions innées et ce qui est dit de l’analyse, on ne voit guère de quoi jus­tifier un rapprochement entre Acontius et Des­cartes. Cependant Baillet rapporte dans sa Vie de Descartes (t. II, p. 138) qu’un cartésien hol­landais, nommé Huelner, signala au P. Mersenne le livre d’Acontius comme le seul qui lui parût digne d’être comparé au Discours de la Méthode : exagération évidente, que Bayle se contente de rappeler, mais que Brucker semble approuver.

Pour rester dans le vrai, il faut dire que le de Methodo d’Acontius est l’ouvrage d’un esprit net et ferme, qu’il est bien compose, écrit d’un style clair et dégagé de toute scolastique. L’auteur est donc, en logique, un des précurseurs de la phi­losophie moderne. Il en avait pressenti les glo­rieux développements, témoin ce beau passage de sa lettre à J. Wolf : « Intelligo etiam me in sæculum incidisse cultum præter modum, nec tam certe vereor eorum, qui regnare nunc viden­tur, judicia, quam exorientem quamdam saeculi adhuc paulo excultioris lucem pertimesco. Etsi enim multos habuit habetque ætas nostra viros præstantes, adhuc tamen videre videor nescio quid majus futurum. » Quel dommage que cela soit dit à propos d’un écrit de Patrizzi !

Outre l’article de Bayle cité plus haut, on peut lire les quelques lignes que Brucker a consacrées à Acontius dans son Hist. critica philosophiœ (vol. V, p. 585, 586). Mais les écrits du théolo­gien italien sont la source la plus riche et la plus sûre pour connaître sa vie et ses opinions.

Ch. W.


ACROAMATIQUE (de άκροάμαι, entendre). C’est la qualification que l’on donne a certaines doctrines non écrites, mais transmises oralement à un petit nombre d’élus, parce qu’on les juge inaccessibles ou dangereuses pour la foule. Dans le dernier cas, acroamatique devient synonyme d’ésotérique (voy. ce mot). Quelquefois même on étend cette qualification à des doctrines écrites, quand elles portent sur les points les plus ardus de la science, et qu’elles sont rédigées dans un langage en rapport avec le sujet. C’est ainsi que tous les ouvrages d’Aristote ont été divisés en deux classes : les uns, par leur forme aussi bien que par les questions dont ils traitent, paraissent destinés à un grand nombre de lecteurs ; on leur donnait le nom d’exotériques (εξωτερικούς) ; les autres semblaient réservés à quelques disciples choisis : ce sont les livres acroamatiques (άκροματιχος ou εγκυκλίους). Quant à savoir quels sont ces livres et si nous les avons entre les mains, c’est une question qui ne peut être résolue ici. Voy. dans le tome I des Œuvres d’Aristote par Buhle, 5 vol. in-8, Deux-Ponts, 1791, une dissertation intitulée : Commentatio de libris Aristotelis acroamaticis et exotericis. — Voy. Aristote.


ACRON d’Agrigente ne se rattache à l’histoire de la philosophie que parce qu’il fut le fondateur de l’école de médecine surnommée empirique ou méthodique ; cette école fleurit surtout pendant les deux premiers siècles après J. C., et arbora, en philosophie, le drapeau du scepticisme ; elle a produit un grand nombre de philosophes sceptiques, tels que Ménodote, Saturnin, Théodas, etc. ; le plus distingué d’entre eux tous fut, sans contredit, Sextus Empiricus. Voy. Sextus.


ACTE. La signification vulgaire de ce mot n’a pas besoin d’être définie ; mais il est employé par Aristote avec un sens spécial et rigoureux qu’il importe de préciser.

Nous voyons les objets passer d’un contraire à l’autre, du chaud au froid ; mais ce n’est pas le contraire qui devient son contraire, le chaud qui devient froid. Il y a nécessairement quelque chose en quoi le changement s’opère ; nécessairement aussi ce quelque chose avait les deux contraires en puissance et était indifférent à l’un et à l’autre. Ce quelque chose c’est la matière qui ne se distingue pas de la puissance. Mais pouvoir, ce n’est pas agir ; être en puissance froid ou chaud, ce n’est pas être froid ou chaud. Pour être froid ou chaud, la puissance a besoin d’être réalisée, et lorsqu’elle est réalisée le froid ou le chaud est, non plus en puissance, mais en acte ; de sorte que l’acte et la puissance s’excluent mutuellement. Lorsqu’une chose est en puissance, elle n’est pas en acte ; lorsqu’elle est en acte, elle n’est plus en puissance. L’acte n’est cependant pas la réalisation de la puissance, mais la fin de la puissance qui se réalisé. La réalisation de la puissance est le passage de la puissance à l’acte, ce qu’Aristote appelle le mouvement.

Voy. Aristote, Actuel. A. L.


ACTIVITÉ. Voy. Volonté.


ACTUEL (quod est in actu) est un terme emprunté de la philosophie scolastique, qui elle-même n’a fait que traduire littéralement cette expression d’Aristote : τό όν κατ’ένεργείαν. Or, dans la pensée du philosophe grec, assez fidèlement conservée sur ce point par ses disciples du moyen âge, l’actuel c’est ce qui a cessé d’être simplement possible pour exister en réalité et à l’état de fait ; c’est aussi l’état d’une faculté ou d’une force quelconque quand elle est entrée en exercice. Ainsi, ma volonté, quoique très-réelle comme faculté, ne commence à avoir une existence actuelle qu’au moment où je veux telle ou elle chose. Actuel dit, par conséquent, plus que réel. De la langue philosophique, qui aurait tort de l’abandonner, ce terme a passé dans le langage vulgaire, où il signifie ce qui est présent ; sans doute parce que rien n’est présent pour nous que ce qui est révélé par un acte ou par un fait. Voy. Aristote.


ADAM du Petit-Pont, né en Angleterre au commencement du xiie siècle, étudia à Paris sous Matthieu d’Angers et Pierre Lombard, et y tint une école près du Petit-Pont, comme l’indique son surnom, jusqu’en 1176 ; où il fut nommé évêque d’Asaph, dans le comte de Glocester. Il mourut en 1180. Jean de Salisbury vante l’étendue de ses connaissances, la sagacité de son esprit, et son attachement pour Aristote ; mais on lui reprochait beaucoup d’obscurité. Il disait qu’il n’aurait pas un auditeur, s’il exposait la dialectique avec la simplicité d’idées et la clarté d’expressions qui conviendraient à cette science. Aussi était-il tombé volontairement dans le défaut de ceux qui semblent vouloir, par la confusion des noms et des mots, et par des subtilités embrouillées, troubler l’esprit des autres et se réserver à eux seuls l’intelligence d’Aristote (Jean Salisbury, Metalogicus, lib. II, c. x ; lib. III, c. iii ; lib. IV, c. ni). On ne connaît d’Adam qu’un opuscule incomplet, intitulé Ars disserendi, dont M. Cousin a publié quelques extraits dans ses Fragments de philosophie scolastique. Voy. aussi Histoire littéraire de France, t. XIV, Paris, 1840, p. 417 et suiv. C. J.


ADÉLARD, de Bath, vivait dans les premières années du xiie siècle. Poussé, comme lui-même nous l’apprend, par le désir de s’instruire, il visita la France, l’Italie, l’Asie Mineure ; et, de retour dans sa patrie, sous le règne de Henri, fils de Guillaume, consacra ses loisirs à propager parmi ses contemporains les vastes connaissances qu’il avait acquises. Son nom est naturellement associé à ceux de Gerbert, de Constantin le Moine, à ces laborieux compilateurs qui introduisirent en Europe la philosophie arabe. On lui doit des Questions naturelles, imprimées sans date à la fin du xive siècle ; un dialogue encore inédit, intitulé de Eodem et Diverso, qui, sous la forme d’une fiction ingénieuse, renferme une éloquente apologie des études scientifiques, une Doctrine de l’Abaque, une version latine des Éléments d’Euclide, et plusieurs autres traductions faites de l’arabe. Il est fréquemment cité par Vincent de Beauvais, sous le titre de Philosophus Anglorum. M. Jourdain, dans ses Recherches sur l’origine des traductions d’Aristote (in-8, Paris, 1819), a donné une analyse étendue du de Eodem et Diverso. X.


ADELGER (appelé aussi ADELHER), philosophe scolastique et théologien du xiie siècle, chanoine à Liége, puis moine de Cluny. Il s’est fait remarquer uniquement par sa manière d’expliquer la prescience divine, en la conciliant avec la liberté humaine. Selon lui, le passé et l’avenir n’existent pas devant Dieu, qui prévoit nos actions comme nous voyons celles de nos semblables, sans les rendre nécessaires et sans porter atteinte à notre libre arbitre. Voy. Adelgerus, de Libero arbitrio ; dans le Thesaurus anecdotorum de Pèze, t. IV, p. 2.


ADÉQUAT, se dit en général de nos connaissances et surtout de nos idées. Une idée adéquate est conforme à la nature de l’objet qu’elle représente. Mais quels sont les objets véritables de nos idées, ou, ce qui revient au même, quels sont les modes de notre intelligence auxquels le mot idée, conformément aux plus illustres exemples, doit être consacré particulièrement ? L’idée nous représente l’essence invariable et intelligible des choses, tandis que la sensation correspond aux modes variables, aux apparences fugitives. Par conséquent, plus elle est étrangère à la sensation, et épurée des affections de la sensibilité en général, plus elle est conforme à la nature réelle de la chose représentée, c’est-à-dire plus elle est adéquate. C’est dans ce sens que ce mot a été employé surtout par Spinoza, qui s’en sert très-fréquemment. Aux yeux de ce philosophe, la connaissance adéquate par excellence, la connaissance parfaite, c’est celle de l’éternelle et infinie essence de Dieu, implicitement renfermée dans chacune de nos idées (Eth., part. II, de Anima). C’est dans cette connaissance qu’il fait consister l’immortalité de l’âme et le souverain bien.


ADRASTE d’Aphrodisie (Adrastus Aphrodisiæus), commentateur estimé d’Aristote, qui vivait dans le iie siècle après J.-C., et a été classé parmi les péripatéticiens purs. Nous n’avons rien conservé de lui, qu’un manuscrit qui traite de la musique.


ÆDÉSIE, femme philosophe de l’école néoplatonicienne, épouse d’Hermias et mère d’Ammonius. Elle fut célèbre par sa vertu et sa beauté, mais plus encore par le zèle avec lequel elle se dévoua à l’école néoplatonicienne et à l’instruction de ses fils.

Elle était parente de Sizianus, qui aurait désiré l’unir à Proclus, son disciple ; mais ce dernier, à l’exemple d’un grand nombre de néoplatoniciens, regardait le mariage comme une institution profane et voulut garder le célibat. Ædésie s’unit à Hermias d’Alexandrie, et conduisit à Athènes, à l’école de Proclus, les fils qui naquirent de cette union. Elle doit, par conséquent, avoir vécu dans le ve siècle après J.-C.


ÆDÉSIUS de Cappadoce (Ædesius Cappadox), néoplatonicien du ive siècle après J.-C., et successeur de Jamblique. Après l’exécution de Sopater, autre néoplatonicien que Constantin le Grand, converti au christianisme, livra au dernier supplice, Ædésius se tint caché pendant quelque temps pour ne pas subir le même sort ; mais plus tard, ayant reparu à Pergame, où il établit une école de philosophie, ses leçons lui attirèrent un grand concours de disciples venus de l’Asie Mineure et de la Grèce.


ÆGIDIUS COLONNA, issu de la noble race italienne des Colonna, appelé aussi du lieu de sa naissance Ægidius Romanus (Gilles de Rome), est un philosophe et un théologien célèbre du xive siècle. Il reçut le surnom de Doctor fundatissimus et de Princeps theologorum. Entré, jeune encore, dans l’ordre des ermites de S. Augustin, il vint étudier à Paris, où il suivit surtout les leçons de S. Thomas d’Aquin et celles de S. Bonaventure, devint précepteur du prince qui plus tard porta le nom de Philippe le Bel, enseigna la philosophie et la théologie à l’Université de Paris, fut nommé en 1294 archevêque de Bourges et mourut à Avignon en 1316, après avoir pris parti pour Boniface VIII contre le prince qui avait été son élève et son bienfaiteur.

Outre son commentaire sur le Magister sententiarum de Pierre Lombard, on a de lui deux ouvrages philosophiques dont l’un, sous le titre de Tractatus de esse et essentia, fut imprimé en 1493 ; l’autre, intitulé Quodlibeta, a été publié à Louvain en 1646, et se trouve précédé du de Viris illustribus de Curtius, qui donne des renseignements circonstanciés sur la vie et la réputation littéraire de ce philosophe scolastique. C’est à tort, sans doute, que les Commentationes physicæ et metaphysicæ ont été attribuées à Ægidius ; car non-seulement il y est nommé à la troisième personne, mais on y voit aussi mentionnés des écrivains qui lui sont postérieurs, et le style est d’une latinité plus pure que dans les écrits de notre auteur. Ses recherches philosophiques se rapportent presque toutes à des questions d’ontologie, de théologie et de psychologie rationnelle, à divers problèmes relatifs à l’être, la matière, la forme, l’individualité, etc. Il se rattache strictement sur plusieurs points à la doctrine d’Aristote : par exemple, il considère la matière comme une simple puissance (Potentia pura), qui ne possède aucun caractère, aucune propriété de la forme ou de la réalité. Il ne fait pas seulement dépendre la vérité de la nature des choses, mais encore des lois de l’intelligence : en somme, il peut être regardé comme un réaliste assez conséquent avec lui-même.

Ægidius Romanus n’est pas seulement un philosophe scolastique, c’est aussi un philosophe politique. Sur la demande de son royal élève, il a composé un traité du Gouvernement des princes (de Regimine principum) imité de celui qui a été écrit en partie par S. Thomas d’Aquin, mais beaucoup plus étendu ; et sur la fin de sa vie, probablement pendant la querelle de Boniface VIII et de Philippe le Bel, il a pris la défense du pouvoir temporel du pape dans un traité de la Puissance ecclésiastique (de Ecclesiastica potestate), qui a été découvert et publié assez récemment par M. Jourdain, sous le titre suivant : Un ouvrage inédit de Gilles de Rome, précepteur de Philippe le Bel, en faveur de la papauté, in-8, Paris, 1858. Dans le premier de ces deux ouvrages (in-f°, Augsbourg, 1473), on trouve un traité peu près complet de droit naturel, de droit politique et même d’économie politique, où les idées d’Aristote et de S. Thomas se trouvent unies à quelques principes plus modernes. Le second contient un plaidoyer en faveur des prétentions les plus exagérées de la papauté, telles que les concevait Grégoire VII. — On trouvera une notice étendue sur Gilles de Rome dans les Réformateurs et publicistes de l’Europe de M. Ad. Franck, in-8, Paris, 1864.

ÆNEAS ou ÉNÉE de Gaza, d’abord philosophe païen, puis philosophe chrétien du ve siècle. Après avoir suivi les leçons du néoplatonicien Hiéroclès à Alexandrie, après avoir lui-même enseigné quelque temps l’éloquence et la philosophie, il se convertit au christianisme, et greffa si habilement sur cette doctrine nouvelle les fruits qu’il avait recueillis de la philosophie platonicienne, qu’on le surnomma le Platonicien chrétien. Outre un bon nombre de lettres, on a conservé de lui un dialogue écrit en grec, et qui, sous le titre de Théophraste, traite principalement de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des corps. Il y est aussi beaucoup parlé des anges et des démons. À ce propos, Énée de Gaza invoque fréquemment la sagesse chaldaïque, ainsi que les noms de Plotin, de Porphyre et de plusieurs autres néoplatoniciens. Il explique la Trinité chrétienne avec le secours de la philosophie platonicienne, établissant un rapport entre le Logos de Platon et le Fils de Dieu, entre l’âme du monde et l’Esprit saint. Il est facile de voir que ce transfuge du néoplatonisme au christianisme aime à faire un fréquent emploi de ses anciennes doctrines, afin de donner à ses croyances religieuses la consécration d’une conviction philosophique. Voy. Æneæ Gazæi Theophrastus, gr. et lat., in-f°, Zurich, 1560 ; le même ouvrage avec la traduction latine, et les notes de Gasp. Barthius, in-4, Leipzig. 1655 ; enfin on a de lui vingt-cinq lettres insérées dans le Recueil des lettres grecques, publié par Alde Manuce, in-4, Rome, 1499, et in-f°, Genève, 1606.

ÆNÉSIDÈME. L’antiquité ne nous a laissé sur la vie d’Ænésidème qu’un petit nombre de renseignements indécis. À peine y peut-on découvrir l’époque où il vécut, sa patrie, le lieu où il enseigna, et le titre de ses écrits. Sur tout le reste, il faut renoncer même aux conjectures.

Fabricius (ad Sext. Emp., Hypoth. Pyrrh., lib. I, c. ccxxxv) et Brucker (Hist. crit. phil.) ont pensé qu’Ænésidème vivait du temps de Cicéron. Cette opinion n’a d’autre appui qu’un passage de Photius mal interprété (Phot., Myriob., cod. ccxII, p. 169, Bekk.) ; il résulte, au contraire, d’un témoignage décisif d’Aristoclès (ap. Euseb., Præp. evang., lib. XIV), que la véritable date d’Ænésidème, c’est le premier siècle de l’ère chrétienne.

Ænésidème naquit à Cnosse, en Crète (Diogène Laërce, liv. IX, c. xII) ; mais c’est à Alexandrie qu’il fonda son école et publia ses nombreux écrits. (Arist. ap. Euseb., lib. I.)

Aucun de ses ouvrages n’est arrivé jusqu’à nous. Celui dont la perte est le plus regrettable, c’est le Πυρρωνίων λόγοι, que nous ne connaissons que bien imparfaitement par l’extrait que Photius nous en a donné (Phot., Myriob., lib I). C’est dans ce livre que se trouvait très-probablement l’argumentation célèbre contre l’idée de causalité, que Sextus nous a conservée et qui est le principal titre d’honneur d’Ænésidème (Sext. Emp., Advers. Math., éd. de Genève, p. 345-351, C, Cf. Pyrrh. Hyp., lib I, c. xvII.)

Tennemann a dit avec raison que cette argumentation est l’effort le plus hardi que la philosophie ancienne ait dirige contre la possibilité de toute connaissance apodictique ou démonstrative, en d’autres termes, de toute métaphysique.

Aucun sceptique, avant Ænésidème, n’avait eu l’idée de discuter la possibilité et la légitimité d’une de ces notions a priori qui constituent la métaphysique et la raison, afin de les détruire l’une et l’autre dans leur racine et, pour ainsi dire, d’un seul coup. Cette idée est hardie et profonde. Mûrie par le temps, et fécondée par le génie, elle a produit dans le dernier siècle la Critique de la Raison pure, et un des mouvements philosophiques les plus considérables qui aient agité l’esprit humain.

On ne peut non plus méconnaître qu’Ænésidème n’ait fait preuve d’une grande habileté, lorsque, pour contester l’existence de la relation de cause à effet, il s’est placé tour à tour à tous les points de vue d’où il est réellement impossible de l’apercevoir. C’est ainsi qu’il a parfaitement établi, avant Hume, qu’à ne consulter que les sens, on ne peut saisir dans l’univers que des phénomènes, avec leurs relations accidentelles, et jamais rien qui ressemble à une dépendance nécessaire, à un rapport de causalité.

Que si l’on néglige les idées grossières des sens pour s’élever à la plus haute abstraction métaphysique, Ænésidème force le dogmatisme à confesser que l’action de deux substances de nature différente l’une sur l’autre, ou même celle de deux substances simplement distinctes, sont des choses dont nous n’avons aucune idée.

Et, de tout cela, il conclut que la relation de causalité n’existe pas dans la nature des choses. Mais, d’un autre côté, obligé d’accorder que l’esprit humain conçoit cette relation et ne peut pas ne pas la concevoir, il s’arrête à ce moyen terme, que la loi de la causalité est, à la vérité, une condition, un phénomène de l’intelligence, mais qu’elle n’existe qu’à ce seul titre, et de là le scepticisme absolu en métaphysique.

Si Pyrrhon, dans l’antiquité, conçut le premier dans toute sa sévérité la philosophie du doute, la fameuse έποκη), on ne peut refuser à Ænésidème l’honneur de lui avoir donné pour la première fois une organisation puissante et régulière. Et c’est là ce qui assigne à ce hardi penseur une place à part et une importance considérable dans l’histoire de la philosophie ancienne.

Dans ses Πυρρωνίων λόγοι, il avait institué un système d’attaque contre le dogmatisme, où il le poursuivait tour à tour sur les questions logiques, métaphysiques et morales, embrassant ainsi dans son scepticisme tous les objets de la pensée, les principes et les conséquences, la spéculation pure et la vie.

Mais tous ses travaux peuvent se résumer en deux grandes attaques, qui, souvent répétées depuis, ont fait jusque dans les temps modernes une singulière fortune, l’une contre la raison en général, l’autre contre son principe essentiel, le principe de causalité. Soit qu’il s’efforce d’établir la nécessité et tout à la fois l’impossibilité d’un critérium absolu de la connaissance, soit qu’il entreprenne de ruiner la métaphysique par son fondement, il semble qu’il lui ait été réservé d’ouvrir la carrière aux plus illustres sceptiques de tous les âges Par la première attaque, il a devancé Kant ; par la seconde, David Hume ; par l’une et par l’autre, il a laissé peu à faire a ses successeurs.

Consultez, sur Ænésidème, les Histoires générales de Brucker (Hist. crit. philos., t. Ι, p. 1328, Leipzig, 1760) et de Ritter (Hist. de la phil. ancienne, t. IV. p. 233 sqq, trad. Tissot, Paris, 1836), l’histoire spéciale de Stœudiin (Histoire et Esprit du scepticisme, 2 vol. in-8, t. I, p. 299 sqq., Leipzig, 1794, ail) ; un article de Tennemann dans l’Encyclopédie de Ersch., IIe part, et la monographie d’Ænésidème, par M. Ε Saisset, in-8, Paris, 1840, réimprimée dans l’ouvrage du même auteur, le Scepticisme, in-8, Paris, 1865.

EM. S.


ÆSCHINE d’Athènes, disciple de Socrate, auquel on attribue des dialogues socratiques, entre autres Eryxias et Axiochus. Voy. Diogène Laërce, liv. II. — Boeckh, Simonis Socratici dialogi quatuor. Additi sunt incerti auctoris (vulgo Æschinis), dialogi Eryxias et Axiochus. Heidelb., 1810, in-8.

AFFECTION (de afficere, même signification) a un sens beaucoup plus étendu en philosophie que dans le langage ordinaire : c’est le nom qui convient à tous les modes de sensibilité, à toutes les situations de l’âme où nous sommes relative­ment passifs. On peut être affecté agréablement ou d’une manière pénible, d’une douleur ou d’un plaisir purement physique, comme d’un senti­ment moral. « Toute intuition des sens, dit Kant (Analyt. transcend., 1re sect.), repose sur des affections, et toute représentation de l’entende­ment, sur des fonctions. » Cependant il faut re­marquer que, lorsqu’il s’agit d’une signification aussi générale, notre langue se sert plutôt du verbe que du substantif. Dans la psychologie écossaise, les affections sont les sentiments que nous sommes susceptibles d’éprouver pour nos semblables ; en conséquence, elles se divisent en deux classes : les affections bienveillantes et les affections malveillantes. Enfin, dans le langage usuel, on entend toujours par affection ou l’a­mour en général, ou un certain degré de senti­ment. Cette dernière définition a été adoptée par Descartes, dans son Traité des Passions (art. Lxxxiii). Voy. Amour et Sensibilité.

AFFIRMATION (κατάφασις). Elle consiste à attribuer une chose à une autre, ou à admettre simplement qu’elle est ; car l’être ne peut pas passer pour un attribut, quoiqu’il en occupe sou­vent la place dans le langage. L affirmation, quand elle est renfermée dans la pensée, n’est pas autre chose qu’un jugement ; exprimée par la parole, elle devient une proposition. Ce jugement et cette proposition sont appelés l’un et l’autre affirma­tifs. Il faut remarquer qu’un jugement affirmatif dans la pensée, peut être exprimé sous la forme d’une proposition négative ; ainsi, quand je nie que l’âme soit matérielle, j’affirme réellement son immatérialité, c’est-à dire son existence mê­me. Voy. Jugement et Proposition.

A FORTIORI (à plus forte raison). On se sert de ces mots dans les matières de pure contro­verse, quand on conclut du plus fort au plus fai­ble, ou du plus au moins.

AGRICOLA (Rodolphe), surnommé Frisius à cause de son pays natal, était de Baffloo, village situé dans la Frise, à peu de distance de Groningue. Son véritable nom était Rolef Huesmann, et non de Cruningen, comme le prétend l’abbé Joly, abusé par une mauvaise prononciation de Groningen. On ne connaît la date de sa naissance que par celle de sa mort, arrivée le 28 octobre 1486. Il avait alors à peine 42 ans : c’est donc en 1444 qu’il faut placer sa naissance, et non en 1442, comme font la plupart des historiens de la phi­losophie. L’autorité décisive sur ce point n’est pas Melchior Adam, mais l’historien de la Frise ; Ubbo Emmius, ainsi que l’a fort bien établi Bayle (art. Agricola (Rod.). note A.)

Agricola, si l’on en croit un historien de la ville de Deventer, aurait fait ses premières études au collège de Sainte-Agnès, près de Zvoll, sous le fameux Thomas à Kempis. Ainsi s’expliquerait sa rare habileté dans l’art de copier et d’illustrer les manuscrits. À ce talent il joignit de bonne heure ceux de musicien et de poëte. De Zvoll, Agricola se rendit à Louvain, ou il se distingua bientôt par ses dispositions philosophiques et par son talent à écrire en latin. Il faisait de Cicéron et de Quintilien une étude assidue, et c’est d’eux qu’il apprit, non-seulement à écrire, mais encore à penser autrement que les scolastiques. Il sou­mettait à ses maîtres et développait très-habile­ment des objections contre l’ordre suivi dans l’enseignement traditionnel de la logique. Il eut tant de succès à Louvain, qu’il aurait pu y rester comme professeur ; mais ses goûts et sa vocation l’attiraient ailleurs ; ayant appris le français avec quelques-uns de ses condisciples, il partit pour Paris, afin d’y perfectionner ses études. Il y de­meura plusieurs années, étudiant et enseignant tour à tour jusqu’à l’âge de trente-deux ans, et l’on doit s’étonner que ses biographes allemands aient glissé si légèrement sur ce séjour prolongé dans l’université de Paris. Il serait intéressant de savoir quelle fut l’attitude du jeune maître ès arts de Louvain, lorsqu’il se trouva en présence des logiciens les plus illustres de cette époque et dans la compagnie de son docte et subtil com­patriote, Jean Wessel, qu’on avait surnommé magister contradictionis. On peut affirmer à coup sûr que ses leçons n’étaient pas l’écho de cette scolastique pour laquelle il avait tout d’a­bord éprouvé tant de répugnance, et peut-être ne furent-elles pas sans influence sur la génération nouvelle. Quoi qu’il en soit, Agricola, qui était d’humeur voyageuse et fort amoureux des lettres anciennes, se sentait attiré vers l’Italie où elles étaient enseignées avec éclat par les Grecs venus de Constantinople, et où l’avaient précédé plu­sieurs de ses anciens compagnons d’études. Étant arrivé à Ferrare en 1476, il y fut retenu par la libéralité du duc Hercule d’Este, et surtout par les leçons et les entretiens du philosophe et gram­mairien Théodore de Gaza, de l’humaniste Guarini et des deux poètes Strozzi. Avec le premier il étudia Aristote et la langue grecque ; avec le second il cultiva les lettres latines, avec tous il rivalisa de savoir et de talent. Après avoir suivi les leçons de Théodore de Gaza, il se fit entendre à son tour, et l’on admira son éloquence et sa diction aussi pure qu’élégante. Il séjourna deux ans à Ferrare, et c’est probablement à cette épo­que, c’est-à-dire à l’année 1477, que remonte la première ébauche de son principal ouvrage : car, en dédiant quelques années plus tard son de In­ventione dialectica à Théodoric (ou Dietrich) de Plenningen, qu’il avait connu intimement à Fer­rare, il lui rappelle que c’est à sa prière et sur ses conseils qu’il a entrepris ce travail, et il ajoute qu’il le fit un peu vite, au milieu des pré­paratifs de son départ et pendant le voyage, alors assez long de Ferrare à Groningue. On peut lire là-dessus le témoignage très-intéressant de son premier commentateur, Phrissemius, au début de ses Scholia in libros tres de Invent. dial. (Co­logne et Paris, 1523 et 1539, in-4, Scholia in Epistolam déclic). C’est donc à tort que Meiners reporte aux années 1484 et 1485 la composition de ce traité.

De retour dans sa patrie, Agricola refusa les honneurs et les charges qu’on lui offrit comme à l’envi, à Groningue, à Nimègue, à Anvers. Il consentit seulement à suivre quelque temps, en qualité de syndic de la ville de Groningue, la cour de Maximilien Ier, auprès de qui il était pa­tronné par d’anciens condisciples ou élèves ; mais au bout de six mois, ayant réussi dans sa négo­ciation, il quitta la cour, malgré les efforts des chanceliers de Bourgogne et de Brabant pour l’attacher au service de l’Empereur. Il tenait à son indépendance, et répugnait à toute fonction qui l’aurait oblige à une vie sédentaire. Il aimait à changer de place, et, suivant l’expression de Bayle, menait une vie fort ambulatoire. Cepen­dant un noble personnage, nommé Jean de Dalberg, à qui il avait appris le grec, ayant été fait évêque de Worms, trouva moyen de l’attirer et de le retenir, un peu malgré lui d’abord, tantôt à Worms, tantôt à Heidelberg, où l’électeur Pa­latin le combla de ses faveurs. Dans cette der­nière ville d’ailleurs il retrouvait son ami le che­valier Dietrich de Plenningen, qu’il surnommait son cher Pline (Plinium suum), et dont la mai­son fut la sienne. Puis il gardait la faculté de se déplacer, en allant d’une ville à l’autre ; il ac­compagna même l’évêque de Worms à Rome, en 1484, lors de l’intronisation du pape Innocent XIII que Jean de Dalberg allait complimenter au nom du comte palatin.

Agricola fit quelques leçons à Worms, mais il y trouva des habitudes scolastiques tellement en­racinées, qu’il désespéra d’en triompher. Il finit par adopter de préférence le séjour de Heidel­berg où il passa la plus grande partie de ses der­nières années, de 1482 à 1486. Il y enseigna avec un grand succès, traduisant et commentant les écrits d’Aristote, notamment ceux d’histoire na­turelle, alors inconnus en Allemagne. Son com­mentaire était surtout philosophique, comme on en peut juger par le développement qu’il pré­senta un jour à des auditeurs enthousiastes de cette pensée extraite du de Generatione anima­lium (liv. II, ch. m) : Τόν νοϋν μόνον θύραθεν επεισιεναι καί 6ε’ον είναι μόνον, ce qu’il traduisait ainsi : « Mens extrinsecus accedit, et est divinum quid, nec nascitur ex materia corporum. »

Agricola se livra aussi à l’étude de la théolo­gie et de la langue hébraïque. Il y apporta la même liberté d’esprit qu’en philosophie, et peut-être se serait-il appliqué tout entier aux ques­tions religieuses, si une mort prématurée ne l’eût arrêté subitement au milieu de ses travaux, le 28 octobre 1486. Son ami, le savant Reuchlin, qui vivait à Heidelberg depuis quelque temps, pro­nonça son oraison funèbre.

Agricola avait écrit, en prose, en vers, en la­tin, et même en allemand. L’ouvrage par lequel il a conquis une place distinguée parmi les philosophes de la Renaissance est intitulé : de Inventione dialectica libri tres. Érasme, qui en admirait les idées et le style, en a fait, dans ses Adages, un éloge presque enthousiaste ; mais par une inadvertance que justifie le contenu de ce traité, il lui donne le titre de : de Inventione rhetorica. Agricola, en effet, ayant pris tout d’abord Cicéron et Quintilien pour guides dans l’étude de la dialectique, fut conduit à la consi­dérer comme instrument de l’art oratoire plutôt que de la science et de la philosophie. De là cette définition : Dialecticam esse artem probabiliter de una quavis re disserendi. De là aussi la di­vision de cet art en deux parties, l’invention et le jugement ou disposition. L’invention dont il veut parler est celle des preuves, qui se fait au moyen de lieux communs, entendus aussi à la manière des rhéteurs grecs et latins plutôt que d’Aristote. Comment Brucker a-t-il pu affirmer que le traité d’Agricola est conçu dans l’esprit et suivant les vrais principes d’Aristote (juxta ge­nuina Aristotelis principia) ? Assurément rien ne rappelle ici les Analytiques, à peine y a-t-il une analogie avec les Topiques. Loin de suivre l’auteur de l’Organon, Agricola s’en sépare assez nettement, tout en témoignant pour lui du res­pect et même de l’admiration ; mais en vérité, il ne le comprend guère, quoiqu’il ait sous les yeux le texte original, et l’on doit reconnaître qu’il n’était point de force à le corriger et à le perfectionner. Aussi ne trouve-t-on guère d’i­dées neuves dans cet ouvrage, dont le mérite le plus saillant consiste dans le style. La théorie des lieux est vague et confuse ; sous prétexte de dialectique, l’auteur traite dans le second livre des moyens de donner au discours du mouve­ment et du charme ; et dans le troisième, il se livre à des considérations dont on chercherait en vain le rapport avec l’invention, dans le sens restreint ou il prenait ce mot. Ce qui donne au de Inventione dialectica une physionomie parti­culière, ce qui en fait l’originalité et l’impor­tance historique, c’est d’une part l’esprit d’indé­pendance qui s’y déploie, surtout à l’égard de la scolastique, et d’autre part le style qui, malgré la diffusion que le savant Huet a critiquée à bon droit, est très-remarquable dans un écrivain al­lemand du xve siècle, par la clarté, l’élégance et une grande valeur d’images, d’exemples, de com­paraisons ingénieuses.

En résume, Agricola était humaniste plus que philosophe, et c’est par ses qualités d’homme et d’écrivain, plus que par les mérites sérieux de sa dialectique, qu’il contribua à préparer une ère nouvelle, celle de la Renaissance. Il eut l’hon­neur d’enseigner le grec à Heidelberg avant Reuchlin, d’écrire et de parler un bon latin, avant Erasme, de tenter une réforme de l’enseigne­ment philosophique avant Mélanchthon. Il fut donc, pour ainsi dire, le premier initiateur de l’Allemagne, puisque le premier il y introduisit le goût et la connaissance de l’antiquité classi­que. Son œuvre fut continuée parmi ses com­patriotes par de nombreux disciples, parmi les­quels il suffira de citer Rodolphe Langius, Anto­nius Liber et Alexandre Hégius, qui fut le maître d’Érasme. Sa réputation était grande en Italie, témoin l’éloge que fit de lui Paul Jove, et cette épitaphe composée par le célèbre humaniste Her­molaus Barbarus (Ermolao Barbaro) de Venise : Invida clauserunt hoc marmore futu Rodolphum

Agricolam, Frisii spemque decusque soli. Scilicet hoc vivo meruit Germania laudis. Quicquid habet Latium, Græcia quicquid habet.

Le traité de Inventione dialectica, publié à Cologne en 1523 par J. M. Phrissemius, fut bien­tôt connu et employé dans plusieurs collèges de l’Université de Paris, où il obtint un si grand succès grâce aux leçons de Latomus, de J. Sturin et de Jean le Voyer (Visorius), qu’en 1530 la fa­culté de théologie accusait hautement la faculté des arts d’abandonner Aristote pour Agricola. Ainsi ce dernier eut le privilège de préluder en France, aussi bien qu’en Allemagne, aux essais plus hardie et plus efficaces de Mélanchthon et de Ramus.

Les ouvrages d’Agricola ne furent recueillis qu’assez longtemps après sa mort, par un de ses compatriotes, Alard d’Amsterdam, en deux volumes in-4 (Cologne. 1539) ; dont le premier est une réimpression aes trois livres de Inven­tione dialectica ; le second, sous le titre de Lu­cubrationes, contient un commentaire du Pro lege Manilia de Cicéron, des notes sur Sénèque le rhéteur, la traduction latine de divers mor­ceaux de Platon, de Démosthène, d’Isocrate et de Lucien, quelques poésies latines, plusieurs dis­cours et des lettres fort intéressantes à Antonius Liber, à Langius, à Reuchlin ; à Hégius, à J. Barbirianus, et à un frère utérin d’Agricola, qui s’appelait Jean. Il manque à cette édition, pour être complète : 1° les Commentaria in Boe­thium, publiés par Murmelius à Deventer (sans date) ; 2° des poésies allemandes qui probable­ment ne furent jamais imprimées ; 3° un livre d’histoire, de Quatuor monarchiis, qu’Agricola avait composé sur la demande et sans doute pour l’usage exclusif de l’électeur Palatin. Outre les écrits de Rodolphe Agricola, on peut consul­ter sur la vie et les travaux de ce personnage, les ouvrages suivants : Oratio de vita Rod. Agricolœ, recitata Witebergæ a Ioanne Saxone Holsatico, à la suite de la Vie de Nie. Frischlin publiée à Strasbourg en 1605, in-8 ; — Melchior Adam, Vitœ german. philosophorum, 1615, in-8 (p. 13 et suiv.) ; — J. P. Tressling, Vita et merita Rod. Agricolœ, Groningæ, 1830, in-8 ; — A. Bossert, de Rod. Agricola Frisio, Paris, 1865. in-8 (64 p.). Ce dernier travail contient des inexactitudes et plusieurs assertions qui au­raient besoin d’être accompagnées de preuves.

Ch. W.


AGRIPPA mérite une place très-honorable dans l’histoire du scepticisme de l’antiquité. Nous ne connaissons de lui que ses Cinq motifs de doute (Πεντε τρόποι τής εποχής) ; mais cette tentative pour simplifier et coordonner les in­nombrables arguments de son école suffit pour témoigner de l’étendue et de la pénétration de son esprit. Suivant cet ingénieux sceptique, le dogmatisme ne peut échapper à cinq difficultés insolubles : 1° la contradiction, τρόπος άπό οιαφωνίας ; 2° le progrès à l’infini, τρόπος εις άπειρον έκβαλλων ; 3° la relativité, τρόπος άπό τού πρός τι ; 4° l’hypothèse, τρόπος υποθετικός ; 5° le cer­cle vicieux, τρόπος διάλληλος. Voici le sens de ces motifs, que les historiens n’ont pas assez re­marqués. Il n’y a pas un seul principe qui n’ait été nié. Par conséquent, aussitôt qu’un philoso­phe dogmatique posera un principe quelconque, on pourra lui objecter que ce principe n’est pas consenti de tous. Et tant qu’il se bornera à l’af­firmer, on lui opposera une affirmation contraire, de façon qu’il n’aura pas résolu l’objection de la contradiction. Pour se tirer d’affaire, il ne man­quera pas d’invoquer un principe plus général ; mais la même objection reviendra incontinent et le forcera de faire appel à un principe encore plus élevé. Or, c’est en vain qu’il remontera ainsi de principe en principe, l’objection le sui­vra toujours, toujours insoluble, dans progrès à l’infini. Poussé à bout, le dogmatiste déclarera qu’il vient enfin d’atteindre un principe premier, un principe évident de soi-même. Mais qu’est-ce qu’un principe évident ? celui qui paraît vrai. Reste à démontrer qu’il n’a pas une vérité seu­lement relative, πρός τι. Renoncez-vous aux preu­ves ? votre principe reste une hypothèse. Risquez-vous une démonstration ? vous voilà dans le diallèle, car il faut un critérium à la démonstra­tion, et le critérium a lui-même besoin d’être démontré.

On ne peut méconnaître dans ces cinq motifs d’Agrippa un grand art de combinaison et une certaine vigueur d’intelligence. Tennemann n’y a vu qu’une copie des dix motifs de Pyrrhon. C’est une grave erreur. Pyrrhon avait réuni en dix catégories un certain nombre de lieux com­muns, où il retournait de mille façons l’objec­tion vulgaire des erreurs des sens ; les cinq mo­tifs d’Agrippa trahissent, au contraire, une analyse déjà savante des lois et des conditions de l’intelligence. La valeur purement relative des pre­miers principes, la nécessité et tout ensemble l’impossibilité d’un critérium absolu, le carac­tère subjectif de l’évidence humaine, en un mot, tout ce que le génie du scepticisme avait conçu depuis plusieurs siècles de plus spécieux, de plus subtil et de plus profond, tout cela y est résumé sous une forme sévère et dans une progression exacte et puissante.

Le besoin de rigueur et de simplicité qui pa­raît avoir été le caractère propre d’Agrippa le conduisit à une réduction plus sévère encore. Il ramena tout le scepticisme à ce dilemme : έξ έαυτού ou par une autre chose, έξ έτέρου. Intelli­gible d’elle-même, cela ne se peut pas : 1° à cause de la contradiction des jugements humains ; 2° à cause de la relativité de nos conceptions ; 3° à cause du caractère hypothétique de tout ce qui n’est pas prouvé. Intelligible par une autre chose, cela est absurde : car, du moment que rien n’est de soi intelligible, toute démonstra­tion est un cercle, ou se perd dans un progrès à l’infini.

Simplifier ainsi les questions, c’est prouver qu’on est capable de les approfondir, c’est bien mériter de la philosophie. Voy. Sextus Empiri­cus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xiv, xv, xvi. — Dio­gene Laërce, liv. IX. — Euseb., Præparat. Ευ., lib. XIV, c. xviii. — Menag. ad Laërt., p. 251.

Em. S.


AGRIPPA de Nettesheim (Henri Cornélius) est un des esprits les plus singuliers que l’on rencontre dans l’histoire de la philosophie. Au­cun autre ne s’est montré à la fois plus hardi et plus crédule, plus enthousiaste et plus scepti­que, plus naïvement inconstant dans ses opinions et dans sa conduite. Les aventures sont accumu­lées dans sa vie comme les hypothèses dans son intelligence d’ailleurs pleine ae vigueur, et l’on peut dire que l’une est en parfaite harmonie avec l’autre. C’est pour cette raison que nous donne­rons à sa biographie un peu plus de place que nous n’avons coutume de le faire.

Né à Cologne, en 1486, d’une famille noble, il choisit d’abord le métier de la guerre. Il servit pendant sept ans en Italie, dans les armées de l’empereur Maximilien, où sa bravoure lui valut le titre de chevalier de la Toison-d’Or (auratus eques). Las de cette profession, il se mit à étu­dier à peu près tout ce que 1 on savait de son temps, et se fit recevoir docteur en médecine. C’est alors seulement que commence pour lui la vie la plus errante et la plus aventureuse. De 1506 à 1509 il parcourt la France et l’Espagne, essayant de fonder des sociétés secrètes, faisant des expériences d’alchimie qui, déjà à cette épo­que, étaient sa passion dominante, et toujours en proie à une dévorante curiosité. En 1509, il s’arrête à Dole, est nommé professeur d’hébreu à l’université de cette ville, et fait sur le de Verbo mirifico de Reuchlin des leçons publiques ac­cueillies avec la plus grande faveur. Ce succès ne tarda pas à se changer en revers. Les Cordeliers, peu satisfaits de ses doctrines, l’accusèrent d’hérésie, et ses affaires prenaient un mauvais aspect, quand il jugea à propos de s’enfuir à Londres, où ses études et son enseignement, prenant une autre direction, se portèrent sur les épîtres de saint Paul. En 1510, on le voit de re­tour à Cologne, où il enseigne la théologie, et en 1511, il est choisi par le cardinal Santa-Croce pour siéger en qualité de théologien dans un concile tenu à Pise ; mais le concile n’ayant pas duré, ou peut-être n’ayant pas eu lieu, il se ren­dit de là à Pavie, où, rentrant à pleines voiles dans ses anciennes idées, il fit des leçons publi­ques sur les prétendus écrits de Mercure Trismégiste. Il en recueillit le même fruit que de ses commentaires sur Reuchlin à Dole. Une ac­cusation de magie est lancée contre lui par les moines de l’endroit, et il se voit obligé de cher­cher un refuge à Turin, où il n’est guère plus heureux. En 1518, grâce à la protection de quel­ques amis puissants, il est nommé syndic et avocat de la ville de Metz. Ce poste semblait lui offrir un asile assuré ; mais, combattant avec trop de vivacité l’opinion vulgaire, qui donnait à sainte Anne trois époux, et prenant, en outre, la défense d’une jeune paysanne accusée de sor­cellerie, on lui imputa à lui-même, et pour la troisième fois, ce crime imaginaire. Il reprit donc son bâton de voyage, s’arrêtant successive­ment dans sa ville natale, à Genève, à Fribourg, et enfin à Lyon. Là, en 1524, dix-huit ans après avoir reçu le grade de docteur, dont il n’avait jusque-là fait aucun usage, il se mit dans l’esprit d’exercer la médecine, et se fait nommer par François Ier premier médecin de Louise de Sa­voie. N’ayant pas voulu être l’astrologue de cette princesse dans le même temps où il prédisait, au nom des étoiles, les plus brillants succès au con­nétable de Bourbon, alors armé contre la France, il se vit bientôt dans la nécessité de chercher à la fois un autre asile et d’autres moyens d’exis­tence. Ce moment fut pour lui un véritable triomphe. Quatre puissants personnages, le roi d’Angleterre, un seigneur allemand, un seigneur italien et Marguerite, gouvernante des Pays-Bas, l’appelèrent en même temps auprès d’eux. Agrippa accepta l’offre de Marguerite, qui le fit nommer historiographe de son frère, l’empereur Char­les V. Marguerite mourut peu de temps après, et il se trouva de nouveau sans protecteur, au milieu d’un pays où de sourdes intrigues le me­naçaient déjà. Agrippa leur fournit lui-même l’occasion d’éclater, en publiant à Anvers, qu’il habitait alors, ses deux principaux ouvrages, de Vanitate scientiarum, et de occulta Philoso­phia. Pour ce fait il passa une année en prison à Bruxelles, de 1530 a 1531. À peine mis en li­berté, il retourna à Cologne, repassa en France, et chercha de nouveau à se fixer à Lyon, où il fut emprisonné une seconde fois, pour avoir écrit contre la mère de François Ier. Quelques-uns prétendent qu’il mourut en 1534, dans cette dernière ville ; mais il est certain qu’il ne ter­mina son orageuse carrière qu’un an plus tard, à Grenoble, au milieu du besoin, et, si l’on en croit quelques-uns de ses biographes, dans un hôpital. Il assista aux commencements de la Ré­forme, qu’il accueillit avec beaucoup de faveur ; il parlait avec les plus grands égards d « Luther et de Mélanchthon ; mais il demeura catholique autant qu’un homme de sa trempe pouvait res­ter attaché à une religion positive.

Il y a dans Agrippa, considéré comme philosophe, deux hommes très-distincts l’un de l’autre : l’adepte enthousiaste, auteur de la Philosophie occulte, et le sceptique désenchanté de la vie, mais toujours plein de hardiesse et de vigueur, qui a écrit sur l’Incertitude et la vanité des sciences. Nous allons essayer de donner une idée de ces deux ouvrages, auxquels se rattachent plus ou moins directement tous les autres écrits d’Agrippa.

Le but de la Philosophie occulteest de faire de la magie une science, le résumé ou le com­plément de toutes les autres, et de la justifier en même temps, en la rattachant à la théologie, du reproche d’impiété si fréquemment articulé contre elle. En effet, selon Agrippa, toutes nos connaissances supérieures dérivent de deux sour­ces : la nature et la révélation. C’est la nature, ou plutôt son esprit, qui a initié les hommes aux secrets de la kabbale et de la philosophie hermé­tique, inventées l’une et l’autre au temps des patriarches. La révélation nous a donné, l’Ancien et le Nouveau Testament, la Loi et l’Évangile. Mais la parole révélée présente un double sens : un sens naturel, accessible à toutes les intelli­gences, et un sens caché que Dieu réserve seu­lement à ses élus. Ce dernier, sur lequel se fonde aussi la kabbale, est regardé par Agrippa comme une troisième source de connaissances (de Triplici ratione cognoscendi Deum). Eh bien, telle est l’étendue et l’importance de la magie, qu’elle s’appuie à la fois sur la nature, sur la révélation et sur le sens mystique de l’Écriture sainte. Elle nous fait connaître, a com­mencer par les éléments, les propriétés de tous les êtres, et les rapports qui les unissent entre eux. En nous donnant le secret de la composi­tion de l’univers, elle nous livre en même temps toutes les forces qui l’animent et le pouvoir d’en disposer pour notre propre usage ; enfin elle nous élève au dernier terme de toute science et de toute perfection, à la connaissance de Dieu, tel qu’il existe pour lui-même, tel qu’il existé en sa propre essence, sans voile et sans figure. Mais cette connaissance sublime, à laquelle on ne parvient qu’en se détachant entièrement de la nature et des sens, qu’en « e transformant, à proprement parler, en celui qui en est l’objet, Agrippa fait l’aveu de n’y avoir jamais pu attein­dre, enchaîné qu’il était à ce monde par une famille, par des soucis, par diverses professions, dont l’une consistait à verser le sang humain (de occulta Phil. append., p. 348). Aussi ne veut-il pas que l’on regarde son livre comme une exposition méthodique et complète de la science surnaturelle, mais comme une simple intro­duction à une œuvre de ce genre, ou plutôt comme un recueil de matériaux assemblés sans ordre, dont l’usage cependant ne sera point perdu pour les adeptes (Prœf. et Conclus., p. 346).

Tels sont à peu près le caractère général et le but de la magie. Voici maintenant comment elle est divisée. L’univers se compose de trois sphè­res principales, de trois mondes parfaitement sub­ordonnés l’un à l’autre, et communiquant entre eux par une action et une réaction incessantes.

Ces trois mondes sont représentés par les élé­ments, les astres et les pures intelligences. Ils s’appellent le monde élémentaire ou physique, le monde céleste et le monde intelligible. Il faut, en conséquence, que la magie se partage en trois grandes parties. La magie naturelle a pour objet l’étude et la domination des éléments ; la magie céleste ou mathématique a les yeux fixés sur les astres, dont elle découvre les lois, la puissance, et auxquels elle arrache le secret de l’avenir ; enfin le monde des intelligences et des purs esprits est le domaine de la magie reli­gieuse ou cérémoniale, ou plutôt de la théurgie. Rien n’est plus grand ni d’un effet plus poétique que la maniéré dont Agrippa se représente l’univers dans son ensemble, et que le rôle qu’il fait jouer à l’homme par la science. Il suppose que tous les êtres répartis entre les trois mondes dont nous venons de parler forment une chaîne non interrompue, destinée à nous transmettre les vertus émanées du premier être, cause et archétype de l’univers ; car c’est pour nous, ex­clusivement pour nous, que l’œuvre des six jours a été accomplie. Mais cette chaîne par laquelle Dieu descend en quelque façon jusqu’à nous est aussi le chemin qui doit conduire l’homme jus­qu’à Dieu. Arrivé à cette hauteur, identifié par l’intelligence avec la source de toute puissance et de toute vertu, il n’est plus dans la nécessité de recevoir les grâces d’en haut par le canal des autres créatures ; il peut lui-même modifier ces créatures à son gré, et les douer de propriétés nouvelles (de occulta Phil., lib. II, c. i). Il n’y a pas lieu de suivre Agrippa dans ses rêveries astrologiques, ni dans sa classification des anges et des démons ; toute cette partie de son travail n’est d’ailleurs qu’une répétition des livres her­métiques et de la kabbale, considérée dans ses plus grossiers éléments. Il suffira de signaler ce qu’il y a de plus original dans sa théorie de la nature

Parmi les éléments qui ont servi à la compo­sition de ce monde, il n’y en a pas de plus pur que le feu. Mais il existe deux espèces de feu, le feu terrestre et le feu céleste. Le premier n’est qu’une image, une pâle copie du second, qui anime et qui vivifie toutes choses. Après le feu vient l’air, que l’on compare à un miroir di­vin ; car tout ce qui existe y imprime son image, que l’élément fidèle lui renvoie. Et comme l’air, par sa subtilité, pénètre à travers notre corps jusqu’au siège dé l’âme, ou du moins de l’imagi­nation, il nous apporte ainsi les visions, les son­ges, la connaissance de ce qui se passe dans les lieux et chez les personnes les plus éloignées de nous (de occulta Phil. ; lib. II, c. vi). La nature et la combinaison des éléments nous expliquent les propriétés de chaque objet de ce monde, même nos propres passions, qui, selon Agrippa, n’ap­partiennent pas à l’âme. Seulement il faut dis­tinguer deux classes de propriétés : les unes na­turelles, sensibles, auxquelles s’applique par­faitement le principe que nous venons d’é­noncer ; les autres sont les qualités occultes dont nulle intelligence humaine ne peut décou­vrir la cause : telle est, par exemple, la vertu qu’ont certaines substances de combattre les poi­sons et la puissance d’attraction exercée par l’ai­mant sur le fer. Agrippa ne doute pas que les propriétés de cet ordre ne soient une émanation de Dieu transmise à la terre par l’âme du monde, moyennant la coopération des esprits cé­lestes et sous l’influence des astres.

Le rapport de l’esprit et de la matière est un des problèmes qui ont le plus vivement préoc­cupé notre philosophe, et voici comment il a essayé de le résoudre. L’esprit, qui se meut par lui-même, dont le mouvement est l’essence, ne peut rencontrer le corps, naturellement inerte, que dans un milieu commun ; dans un élément intermédiaire comme le médiateur plastique, les esprits animaux ou le fluide magnétique inven­tés plus tard. C’est à la même condition que l’âme du monde, qu’il ne faut pas confondre avec Dieu, peut entrer en relation avec l’univers matériel et pénétrer de sa divine puissance jus­qu’au moindre atome de la matière. Or, cette substance intermédiaire et invisible comme l’es­prit, ce fluide éthéré dont les êtres sont plus ou moins imprégnés, Agrippa l’appelle l’esprit du monde ; ce sont les rayons du soleil et des autres astres qu’il charge de le distribuer, comme au­tant de canaux, dans toutes les parties de la na­ture. Plus l’esprit du monde est accumulé dans un corps, et dégagé de la matière proprement dite, plus ce corps est soumis à l’action de l’âme, à la force de la volonté, soit de la nôtre, soit de cette force universelle qui, sous le nom d’âme du monde, est sans cesse occupée à répandre partout les vertus vivifiantes émanées de Dieu. Ce principe est la base de l’alchimie ; car l’al­chimie n’a pas d’autre tâche que d’isoler l’esprit du monde des corps où il est le plus abondant, pour le verser ensuite sur d’autres corps moins richement pourvus, et qui, par cette opération, deviennent semblables aux premiers : c’est ainsi que tous les métaux peuvent être convertis en or et en argent ; et Agrippa nous assure avec le plus grand sang-froid qu’il a vu parfaitement réussir, dans ses propres mains, cette œuvre de transfor­mation : mais l’or qu’il a fait n’a jamais dépassé en quantité celui dont il avait extrait l’esprit. Il espère qu’à l’avenir on sera plus habile ou plus heureux (Ubi supra, lib. II, c. xii-xv).

Le livre intitulé : de l’incertitude et de la va­nité des sciences (de Incertitudine et vanitate scientiarum) nous offre un tout autre caractère. Composé pendant les dernières années, les an­nées les plus mauvaises de la vie de l’auteur, il est l’expression d’une âme découragée, portée au scepticisme par l’injustice des hommes, par le dégoût de l’existence et l’évanouissement des plus nobles illusions, celles de la science. Il a pour but de prouver « qu’il n’y a rien de plus pernicieux et de plus dangereux pour la vie des hommes et le salut des âmes, que les sciences et les arts. » Au lieu de nous consumer en vains efforts pour lever le voile dont la nature et la vérité se couvrent à nos yeux, nous ferions mieux, dit Agrippa, de nous livrer entièrement à Dieu et de nous en tenir à sa parole révélée. Cependant, ni ce mysticisme, ni ce scepticisme absolu qui paraît lui servir de base, ne doivent être pris à la lettre. Au lieu du procès de l’es­prit humain, Agrippa n’a fait réellement qu’une satire contre son temps, qu’une critique amère, mais pleine de verve, ue hardiesse, et générale­ment de vérité, contre l’état des sciences au commencement du xvie siècle. Elles sont toutes passées en revue l’une après l’autre, la philoso­phie, la morale, la théologie et ces sciences pré­tendues surnaturelles, auxquelles il avait consa­cré avec tant d’ardeur les plus belles années de sa vie. La philosophie, telle qu’elle existait alors, c’est-à-dire la scolastique, n’est à ses yeux qu’une occasion de frivoles disputes, et une servilité honteuse envers quelques hommes proclamés les dieux de l’École : par exemple, Aristote, saint Thomas d’Aquin, Albert le Grand. La morale ne repose sur aucun principe évident par lui-même ; elle n’a pour base que l’observation de la vie commune, l’usage, les mœurs, les habitudes ; en conséquence, elle doit varier suivant les temps et les lieux. La magie, l’alchimie et la science de la nature ne sont que des chimères inven­tées par notre orgueil. Enfin, ce n’est pas envers la théologie qu’Agrippa se montre le moins sé­vère ; il s’attaque avec tant de violence à certai­nes parties du culte, aux institutions monastiques ; au droit canon, qu’il n’aurait sans doute pas échappé au bûcher sans les soucis que don­naient alors les progrès toujours croissants de la Réforme. Ce n’est pas seulement une œuvre de critique qu’il faut chercher dans cet ouvrage éminemment remarquable ; c’est aussi un mo­nument de solide érudition, et l’on y rencontre souvent, sur l’origine de certains systèmes, les vues les plus profondes et les plus saines. Ac­cueilli par les uns comme toute une révélation, par les autres comme une œuvre infâme, tel fut l’intérêt qu’il excita partout, qu’en moins de huit ans il eut sept éditions. Il n’est certainement pas étranger au mouvement de régénération que nous voyons plus tard personnifié dans Bacon et dans Descartes On lui pourrait trouver plus d’une analogie avec le de Augmentis et digni­tate scientiarum. Cependant, il ne faut pas être injuste, bien qu’Agrippa lui-même nous en donne l’exemple, envers la Philosophie occulte. Si l’un de ces deux écrits paraît avoir en même temps annoncé et prépare l’avenir, l’autre répand sou­vent de vives lueurs sur le passé ; il nous mon­tre ce que sont devenues au commencement du xvie siècle, combinées avec les idées chrétien­nes, ces doctrines ambitieuses et étranges dont il faut chercher l’origine dans l’école d’Alexan­drie et dans la kabbale. On peut même avancer que le dernier a plus de valeur pour l’histoire que le premier.

Nous avons dit que le de Incertitudine et va­nitate scientiarum a eu en quelques années, depuis la première publication de cet écrit jus­qu’à ia mort d’Agrippa, sept éditions. Ces sept éditions sont les seules qui ne soient point mu­tilées : elles parurent, la première sans date, in-8, les autres à Cologne, in-12, 1527 ; à Paris, in-8, 1531, 1532, 1537 et 1539. Cet ouvrage a été deux fois traduit en français : d’abord en 1582 par Louis de Mayenne Turquet, et par Gueudeville en 1726. Il en existe aussi des traduc­tions italiennes, allemandes, anglaises et hollan­daises.

Le traité de occulta Philosophia a été publié une fois sans date, puis à Anvers et à Paris en 1531, à Malines, à Bâle, à Lyon, in-f°, 1535. Il a été traduit en français par Levasseur, in-8, Lyon, sans date. Outre ces deux ouvrages prin­cipaux, Agrippa a publié aussi un Commentaire sur le grand art de Raymond Lulle, qu’il se re­proche dans son dernier ouvrage ; un petit traité intitulé de Triplici ratione cognoscendi Deum, une dissertation sur le mérite des femmes, de Fe­minei sexus praecellentia, traduite en français par Gueudeville. Tous ces divers écrits, et plu­sieurs autres de moindre importance, ont été réu­nis dans les œuvres complètes d’Agrippa (Agrippœ opp. in duos tomos digesta), in-8, Lyon, 1550 et 1660. Dans cette édition complète, on a ajouté à la philosophie occulte un quatrième livre, qui n’est point authentique. On peut consulter Monin, de H. Corn. Agrippa et P. Ramo Cartesii prae­nuntiis, in-8, Paris, 1833.


AILLY (Pierre d’), Petrus de Alliaco, chan­celier de l’Université de Paris, évêque de Cam­brai et cardinal, légat du pape en Allemagne, aumônier du roi Charles VI, n’a pas moins d’im­portance dans l’histoire de la philosophie scolas­tique qu’il n’en eut pendant sa vie au milieu des événements du grand schisme, sur lesquels il exerça quelque influence, et du concile de Con­stance dont il présida la troisième session. Né à Compiègne en 1350, il étudia au collège de Na­varre, dont plus tard il fut le grand maître ; et, après avoir obtenu successivement toutes les di­gnités que nous venons d’énumérer, il mourut en 1425. Parmi les ouvrages nombreux qu’il a laissés, quelques-uns seulement se rapportent à l’étude de la philosophie, qui ne se séparait pas, à cette époque ; de la science théologique. Le principal, celui dont nous tirerons en grande partie l’exposition rapide de sa doctrine, est le commentaire qu’il écrivit sur le Livre des Sen­tences de Pierre Lombard, commentaire qui n’a toutefois que des rapports partiels avec l’ouvrage dont il a pour but de faciliter l’étude. Il y a touché plusieurs questions importantes, dans les­quelles paraît au plus haut degré la subtilité pé­nétrante de sa dialectique. La dialectique est le caractère général de la philosophie au moyen âge. Réalistes et nominaux, quelle que fût d’ail­leurs leur opposition, pratiquent à l’envi cet exer­cice souvent sophistique dans l’emploi qu’ils en font.

Pierre d’Ailly a exposé une doctrine sur la connaissance. Elle a surtout pour objet les prin­cipes de la théologie ; mais elle laisse voir quelle était la pensée de l’écrivain sur l’évidence des vérités philosophiques. Après avoir fait une dis­tinction entre les vérités théologiques elles-mêmes, dont plusieurs, l’idée de Dieu, par exemple, sont atteintes par les lumières naturelles, il ar­rive à cette conclusion générale : qu’il y a dans la théologie des parties dont l’homme peut avoir une science proprement dite, et d’autres, des­quelles cette science n’est pas possible. Les pre­mières sont celles qui peuvent s’acquérir par le raisonnement, et passer ainsi de l’état d’incer­titude à l’état d’évidence ; les secondes, celles qui n’arrivent jamais à l’évidence, mais sont aux yeux de la foi à l’état de certitude. L’évidence lui paraît incompatible avec la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre : Fides est invisibilium sub­stantia rerum, « La foi est la substance des choses invisibles. »

Quoiqu’il admette et démontre que les lumières naturelles nous conduisent à la connaissance de Dieu, on ne saurait dire qu’il s’élève toujours à ce principe par des arguments complètement sa­tisfaisants. Pour démontrer la possibilité de la connaissance de Dieu, contre le scepticisme de ses adversaires, il établit, par des considérations d’une rare sagacité, que la connaissance consiste dans le rapport de l’objet conçu avec l’intelli­gence qui en reçoit la perception, dans une sorte d’opération de l’objet sur le sujet préparé pour la recevoir et pour y obéir. Il répond aussi à l’ob­jection tirée de l’immensité de Dieu que nous ne pouvons comprendre, et montre que, dans le rapport établi plus haut, la connaissance ne se mesure pas à l’objet à connaître, mais à la portée du sujet connaissant ; aussi n’avons-nous pas de Dieu, selon lui, une connaissance formelle, mais une connaissance analogue à celle que nous avons de l’homme en général, sans que, sous cette no­tion abstraite, nous placions le caractère particu­lier de tel ou tel individu. Après cette prépara­tion, il distingue la connaissance abstraite de la connaissance intuitive, celle-ci lui paraissant la seule par laquelle on puisse savoir si un objet est réellement ou n’est pas. Quant à la connaissance abstraite, elle s’applique aux qualités semblables que l’on saisit dans divers individus pour les gé­néraliser, et aussi aux notions des êtres, lors­qu’on supprime par la pensée l’existence de l’objet qu’elles représentent.

Sa conclusion consiste à dire que la croyance en Dieu, que nous fondons sur les données natu­relles de notre intelligence, est, non pas certaine, mais probable, et que l’opinion contraire, ou la négative, n’est pas aussi probable. On s’étonnera moins de ce singulier résultat, lorsque l’on saura que la nécessité d’un premier moteur, celle d’une cause première, ne sont également, aux yeux de Pierre d’Ailly, que de simples probabilités. Du reste, il ne faut pas croire que Pierre d’Ailly ait porté cette espèce de scepticisme dans là philosophie, pour rehausser davantage la néces­sité de la foi. On ne peut douter qu’il ne voulût bien sincèrement rendre justice à la raison et en reconnaître les droits. Son scepticisme, en ce point, est un scepticisme philosophique, auquel il est conduit par sa manière d’envisager les principes qui constituent les bases de la raison hu­maine ; c’est d’ailleurs un scepticisme qu’il ne s’avoue pas à lui-même. Tel est l’inconvénient inhérent à la dialectique, lorsqu’elle n’est pas contenue dans de sages limites par une psycho­logie bien arrêtée. Le scolastique du moyen âge, entraîné par la forme qui enfermait son esprit, conduit par des mots mal définis, dont la puis­sance superstitieuse le dominait comme ses con­temporains, marchait de déduction en déduction, sans s’être avant tout rendu des principes un compte satisfaisant.

Doit-on conclure de tout ce qui précède que les principes a priori fussent entièrement inconnus à Pierre d’Ailly ? Non, sans doute ; ce serait mé­connaître le caractère de ses écrits, et la vraie nature de l’intelligence humaine. Pierre d’Ailly place son point de départ dans la philosophie ex­périmentale, et il reconnaît dans Aristote, avec éloge, l’équivalent du principe célèbre : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Seulement, comme il ne pousse pas le sensua­lisme à ses dernières conséquences, il admet aussi des principes a priori, sans cependant leur donner l’importance qu’ils doivent avoir ; il leur obéit plutôt qu’il ne les reconnaît, il cède à leur in­fluence plutôt qu’il ne les analyse. Dans un pas­sage de son commentaire sur les Sentences, se posant cette question : Qu’est-ce qui fait qu’un principe est vrai ? il renvoie à un traité qu’il a composé, de Insolubilibus. Ce travail, dont le vé­ritable titre est Conceptus et insolubilia, ne jette aucune lumière nouvelle sur la valeur qu’il attribue aux principes. Il demeure certain que le point de vue en partie sensualiste de Pierre d’Ailly ne saurait être douteux, et quand nous trouverions dans ses autres ouvrages quelques affirmations contraires, il s’ensuivrait seulement que l’au­teur n’échappe au sensualisme que par l’incon­séquence.

C’est sans doute par suite de ce défaut de vues a priori, et de ce besoin d’administrer la preuve dialectique des principes eux-mêmes comme des faits de conscience, que Pierre d’Ailly a rejeté l’argument d’Anselme dans le Proslogium, connu de nos jours sous le nom de preuve ontologique Anselme, il est vrai, ayant présenté sous la forme dialectique un argument qui est surtout psycho­logique, a donné, en apparence, raison à ses ad­versaires ; mais Anselme était réaliste et, en dehors même des termes de la question en litige, il at­tribuait aux idées une valeur que le nominalisme était naturellement porté à leur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la faculté abstractive. Au contraire, un fait psychologique ; incontestable dans sa force et dans sa généralité, entraînait la conviction d’Anselme, sans qu’il s’en rendît comp­te, tandis que les scrupules de la dialectique nominaliste ne pouvaient manquer d’en chercher la démonstration. Du reste, il était indispensable que la pensée philosophique se dégageât du réa­lisme confus des xie et xiie siècles, par un nomi­nalisme qui, un peu subtil sans doute, devait revenir plus tard, par la psychologie, à une ap­préciation plus sure de tous les éléments de l’in­telligence. Il est facile de voir d’ailleurs qu’en­core que soumis à l’autorité de l’Église et à celle d’Aristote, l’allure du nominalisme avait une li­berté qui dut plus tard porter ses fruits. Qu’un prélat du xve siècle ait pu être à moitié sceptique et presque sensualiste ; sans cesser d’être ortho­doxe, c’est un fait qui constate une distinction singulière entre le philosophe et le théologien, distinction qu’il n’est pas facile d’admettre dans toutes les questions, mais qui fut, à plus d’une époque, une sauvegarde pour l’indépendance de la pensée.

La notion de Dieu étant ainsi obtenue avec plus ou moins de certitude pour l’homme, plusieurs idées accessoires s’y rattachent dans la doctrine de Pierre d’Ailly. Dans son commentaire sur la seconde question du Livre des Sentences, il se de­mande si nous pouvons jouir de Dieu, et répond avec adresse à ses adversaires qui se fondaient sur l’impossibilité où le fini est de saisir l’infini. Il conclut que l’homme peut jouir de Dieu, non-seu­lement en vertu de la révélation, mais par suite même des lumières naturelles, puisque pouvant connaître Dieu, nous pouvons aussi l’aimer. Cette question, qui passe tout naturellement à la théo­logie, contient dans son développement, des ré­flexions qui préludent à la querelle de Bossuet et de Fénelon sur l’amour pur.

L’existence de Dieu fournissait à Pierre d’Ailly une base inébranlable pour y fonder d’une ma­nière solide le principe de la loi. Quoiqu’il ne donne pas toujours de ses idées une démonstration satisfaisante, il pose cependant des principes cer­tains entre lesquels se trouvent ceux-ci : Parmi les lois obligatoires, il y en a une première, une et simple.Il n’y a point de succession à l’in­fini de lois obligatoires. On peut croire que le spectacle des désordres du grand schisme d’Occident, où les souverains pontifes mettaient si sou­vent leur volonté à la place des lois de toute es­pèce et de tous degrés, inspira à Pierre d’Ailly le besoin de rappeler son siècle à des principes fixes dont la rigueur ne fut pas toujours goûtée par ceux de ses contemporains qu’ils blessaient dans leurs intérêts ou condamnaient dans leur con­duite.

L’accord de la prescience divine et de la contin­gence des faits futurs a exercé la subtilité de Pierre d’Ailly. comme celle de la plupart des phi­losophes qui lui ont succédé, mais sans plus de succès. Il cherche, après Pierre Lombard, qu’il commente, la solution de ce problème, et croit y être parvenu à l’aide de distinctions qui ressem­blent plus à des jeux de mots qu’à une analyse quelque peu sûre. À l’aide de cette conclusion : Illud quod Deus scit necessario eveniet necessi­tate immutabilitatis, non tamen necessitate inevitabilitatis, il paraît ne pas douter que l’intelli­gence ne doive être complètement satisfaite par ce non-sens. Au milieu de ce travail d’une dia­lectique spécieuse, on ne peut disconvenir que les raisons en faveur de la prescience divine, soit que l’auteur les tire des lois de l’intelligence, soit qu’il les puise dans les saintes Écritures, ne soient beaucoup plus concluantes que celles sur lesquelles s’appuie la contingence des faits, et par suite la liberté morale de nos actes.

Quoique d’Ailly, à l’exemple de tous ses con­temporains, ait fort négligé la science dont la phi­losophie fait aujourd’hui sa base la plus essen­tielle, cependant il a laissé un traité de Anima, vé­ritable essai psychologique, tel qu’il pouvait être conçu à cette époque. L’analyse des facultés y est incomplète et arbitraire ; mais, par une sorte d’anticipation curieuse de phrénologie, elles sont rapportées aux cinq divisions que les anatomistes contemporains reconnaissaient dans le cerveau. Dans l’examen des rapports de l’âme avec les ob­jets extérieurs, l’auteur discute les deux hypo­thèses des idées représentatives et de l’aperception immédiate. Cette discussion, renouvelée de nos jours entre les partisans de Locke et ceux Je l’école écossaise, n’était pas nouvelle, même du temps de Pierre d’Ailly, et on la retrouve à des époques antérieures du moyen âge, d’où il serait facile de la suivre jusqu’à la philosophie grecque.

Les historiens de la philosophie rangent, avec raison, Pierre d’Ailly parmi les nominalistes. Il ne faudrait pas cependant en conclure qu’il n’ait point admis dans sa conception philosophique quelque élément réaliste. Il est en effet nomina — liste avant tout, mais il ne l’est pas exclusivement, et ces expressions que l’on trouve dans ses écrits, notiones æternæ, mundus intellectualis et idealis, renferment le germe d’un réalisme bien en­tendu. Dans un chapitre où il examine s’il y a en Dieu d’autres distinctions que celle qui résulte des personnes de la Trinité, il établit, d’après Platon, qu’il ne cite pas toutefois avec une par­faite intelligence, et d’après S. Augustin, qu’il y a en Dieu les idées types ou modèles de toutes les choses créées. Il diffère cependant des réalistes scolastiques en un point important : il reconnaît l’existence de ces idées en tant qu’elles répon­dent à tous les objets individuels créés ; mais il en nie l’existence absolue comme universaux. Il y a là un progrès réel vers l’accord des deux doc­trines rivales, et Pierre d’Ailly, en se plaçant ainsi entre les deux extrêmes, montre une réserve pleine de sagacité.

Tels sont les traits principaux de la doctrine de Pierre d’Ailly. S’ils ne suffisent pas pour établir un système coordonné et complet, du moins, par la manière dont ils sont présentés, ils font preuve d’une rare pénétration ; mais en même temps, la certitude de quelques principes et l’évidence de certaines données s’affaiblissent dans les distinc­tions d’une dialectique qui étend son domaine à toutes les parties de la philosophie. Il ne pouvait en être autrement à une époque où l’ignorance de l’observation psychologique concentrait tout l’effort de la pensée sur les nuances que l’on pouvait trouver dans le sens des mots, et où la victoire, dans la dispute, était plus souvent la récompense de la subtilité que celle du bon sens. Il ne faut pas oublier que c’est à la puissance de sa dialectique que Pierre d’Ailly dut sa gloire, et sans doute aussi le singulier surnom de Aquila Franciœ, et malleus a veritate aberrantium in­defessus, que lui donnèrent ses contemporains Les plus éminents de ses disciples furent le célè­bre Jean Gerson et Nicolas de Clémangis.

Le principal ouvrage de Pierre d’Ailly est ainsi intitulé : Pétri de Alliaco quœstiones super IV libb. Sententiarum. Argentor., 1490, in-f° Ellies Dupin a donné une Vie de Pierre d’Ailly dans le tome I des œuvres de Gerson, Anvers, 1706, 5 vol. in-f°. H. B.


AKIBA (Rabbi), l’un des plus célèbres docteurs du judaïsme. Après avoir vécu, dit-on, pendant cent vingt ans, il périt, sous le règne d’Adrien, dans les plus atroces tortures, pour avoir embrassé le parti du faux messie Barchochébas. Le Talmud en fait un être presque divin, ne craignant pas de l’élever au-dessus de Moïse lui-même, et, si l’on en croit la tradition, il aurait eu jusqu’à vingt-quatre mille disciples. Cependant, à considérer les souvenirs les plus authentiques qui nous soient restés de lui, il n’est guère possible de voir en lui autre chose qu’un casuiste et l’un des plus fa­natiques soutiens de ce que les Juifs appellent la Loi orale. Aussi n’aurait-il pas été nommé dans ce Recueil si l’on n’avait eu le tort de lui attri­buer l’un des plus anciens monuments delà kab­bale, le Sèpher ietzirah ou Livre de la création. On lui a également fait honneur d’une autre pro­duction beaucoup plus récente, et qui n’est pas tout à fait sans intérêt pour l’histoire du mysti­cisme. C’est un petit ouvrage en hébreu rabbinique qui a pour titre : les Lettres de Rabi Akiba (othioth schel Rabi Akiba, in-4, imprimé à Cracovie en 1579, et à Venise en 1556). L’auteur sup­pose qu’au moment où Dieu conçut le projet de créer l’univers, les vingt-deux lettres de l’alpha­bet hébreu, qui existaient déjà dans sa couronne de lumière, parurent successivement devant lui, chacune d’elles le suppliant de la placer en tête du récit de la création ; cet honneur est accordé à la lettre beth, parce qu’elle commence le mot qui signifie bénir. C’est ainsi que l’on prouve que la création tout entière est une bénédiction divine, et qu’il n’y a pas de mal dans la nature. Vient ensuite une longue énumération de toutes les propriétés mystiques attachées à chacune de ces lettres et tous les secrets qu’elles peuvent nous découvrir, combinées entre elles par cer­tains procédés cabalistiques. Voy. Kabbale.


ALAIN de Lille (de Insulis, Insidensis, ma­gnus de Insulis), appelé aussi par quelques Al­lemands, Alain de Ryssel, surnomme le Docteur universel. On ne sait pas précisément le lieu ni la date de sa naissance et de sa mort, et, en gé­néral, sa biographie est fort peu connue. Casimir Oudin (Comm. de Script, eccl., t. II, p. 1388), suivi par Fabricius (Biblioth. med. et inf. latinit.), pense qu’il est le même personnage qu’Alain, évêque d’Auxerre, mort en 1203 ; mais cette hy­pothèse est combattue par Du Boulay (Hist. acad. Paris., t. II) et par l’abbé Lebœuf (Dissert. sur l’hist. de Paris), qui reconnaissent l’existence de deux Alain, tous deux de Lille ; de son côté l’abbé Lebœuf a contre lui les auteurs de l’Histoire lit­téraire (t. XIV). qui, en distinguant le docteur universel et l’évêque d’Auxerre, ne veulent pas que celui-ci ait porté le nom de de insulis. Au milieu de ces incertitudes un seul fait est positif, c’est qu’un docteur scolastique du nom d’Alain, qui vivait dans le courant du xiie siècle, a com­posé, entre autres ouvrages célèbres au moyen âge, un traité de théologie, de Arte fidei, et deux poèmes philosophiques intitulés l’un, de Planctu naturœ, sorte de complainte contre les vices des hommes, l’autre, Anti-Claudianus. On sait que Claudien, dans la satire qu’il nous a laissée contre Rufin, imagine que tous les vices s’étaient réunis pour créer le ministre de Théodose. L’auteur de l’Anti-Claudianus, se plaçant à un point de vue opposé, montre, au contraire, les vertus qui tra­vaillent à former l’homme et à l’embellir de leurs dons. Parmi les idées communes et quelques dé­tails précieux pour l’histoire littéraire que cette fiction renferme, deux pensées philosophiques peuvent en être dégagées : la première, que la raison, dirigée par la prudence, découvre par ses seules forces beaucoup de vérités, et spécialement celles de l’ordre physique ; la seconde, que, pour les vérités religieuses, elle doit se confier à la foi. Cependant, dans le traité de Arte fidei, Alain semble considérer la théologie elle-même comme étant susceptible d’une démonstration rationnelle. Il ne suffit pas, selon lui, pour triompher des hé­rétiques, d’en appeler à l’autorité ; il faut encore « recourir au raisonnement, de manière à rame­ner par des arguments ceux qui méprisent l’Évangile et les prophéties. » Partant de cette idée, il n’entreprend pas moins que de prouver tous les dogmes du christianisme à la manière des géomètres. Il pose des axiomes, donne des défi­nitions, énonce des théorèmes qu’il démontre, tire des corollaires qui servent de base à des démonstrations nouvelles, et ne s’arrête qu’après avoir parcouru tout le symbole, depuis l’existence de Dieu jusqu’à la vie future et la résurrection des corps. C’est précisément, comme on voit, le procède suivi par Spinoza ; mais au xiiie siècle application d’une pareille méthode à la théolo­gie est un fait singulièrement curieux, et qui fait peut-être mieux comprendre que tout autre les tendances nouvelles des esprits. L’ouvrage, du reste, ne renferme aucune autre idée originale. — Les œuvres d’Alain ont été réunies par Charles de Wisch, in-f°, Anvers, 1653 ; mais cette édition ne comprend pas le traité de Arte fidei. qui ne se trouve que dans le Thesaurus anecaotorum de Pcze, t. I, p. 11. Legrand d’Aussy a publié dans le tome V de l’ouvrage intitulé : Notice et Extraits des manuscrits, la notice d’une traduction fran­çaise inédite de l’Anti-Claudianus. On peut aussi consulter Jourdain ; Rech. sur l’âge et l’orig. des trad. latines d’Aristote, in-8, Paris, 1843, p. 278 et suiv., et un article étendu de l’Histoire litté­raire de France, t. XIV.C. J.


ALBÉRIC, de Reims, docteur scolastique, dis­ciple d’Anselme de Laon, enseigna avec succès dans les écoles de Reims, déféra en 1121 les opi­nions d’Abailard au concile de Soissons, qui les condamna, devint évêque de Bourges en 1136, as­sista en 1139 au concile de Latran, et mourut en 1141. Plus profond que méthodique, suivant un contemporain (voy. Martenne ; Thesaurus anecdotorum, t. III, p. 1712), plus éloquent que subtil, il était diffus aans ses leçons, et manquait d’art pour résoudre les questions captieuses que ses dis­ciples affectaient de lui poser. Quelques historiens le considèrent comme l’auteur d’un parti qui, au témoignage de Geoffroy de Saint-Victor (Lebœuf. Dissert, sur l’hist. de Paris, t. II, p. 256), se forma dans le réalisme sous le nom d’Albéricains. Mais il est plus probable que le chef de ce parti fut Albéric de Paris, que Jean de Salisbury appelle nominalis sectae acerrimus impugnator (Metalogicus, lib. II, c. x), et que Brucker et quelques autres confondent avec Albéric de Reims. On ne possède d’Albéric qu’une lettre insignifiante sur le mariage, publiée par Martenne (Amplissima collectio, t. I). Consult. Histoire littéraire de France, t. XII.


ALBERT le Grand (Albertus Teutonicus, fra­ter Albertus de Colonia, Albertus Ralisboniensis, Albertus Grotus), de la famille des comtes de Bollstadt, né en 1193, selon les uns, en 1205, se­lon les autres, à Lavingen, ville dé Souabe, fré­quenta les écoles de Padoue. Esprit laborieux et infatigable, il puisa de bonne heure, dans la lec­ture assidue d’Aristote et des philosophes arabes, une vaste érudition qui le rendit promptement célèbre. Vers 1222, il entra dans l’ordre des Do­minicains, où la confiance de ses supérieurs l’ap­pela bientôt à professer la théologie. Tour à tour il enseigna avec un succès prodigieux à Hildesheim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg, Cologne, et, en 1245, vint à Paris, accompagné de S. Tho­mas d’Aquin. son disciple. Après avoir séjourné dans cette ville environ trois ans, il retourna en Allemagne vers 1248, fut élu en 1254 provincial de l’ordre de Saint-Dominique, et élevé, en 1260, au siège de Ratisbonne. Mais les fonctions de l’épiscopat, en le mêlant aux affaires publiques, et en le forçant de renoncer à la culture des scien­ces et de la philosophie, devaient contrarier ses habitudes et ses goûts. Aussi, au bout de quel­que temps, les résigna-t-il entre les mains du pape Urbain IV, et se retira-t-il dans un couvent de Cologne, pour s’y livrer tout entier à l’étude, à la prédication et à des exercices de piété. Ce­pendant sa soumission au saint-siége et son zèle pour la religion l’arrachèrent encore à sa solitude. En 1270, il prêcha la croisade en Autriche et en Bohême ; peut-être a-t-il assisté à un concile tenu à Lyon en 1274, et des historiens assurent qu’en 1277, malgré son grand âge, il entreprit le voyage de Paris pour venir défendre la doctrine de S. Thomas, qui y était vivement attaquée. Il mourut en 1280.

Albert le Grand est sans contredit l’écrivain le plus fécond et le savant le plus universel que le moyen âge ait produit. La liste de ses ouvrages ne remplit pas moins de douze pages in-folio de la Bibliothèque des frères Prêcheurs de Quétif et Echard, et dans cette vaste nomenclature, la théo­logie, la philosophie, l’histoire naturelle, la phy­sique, l’astronomie, l’alchimie, toutes les bran­ches des connaissancps humaines sont également représentées. Emerveillés de son étonnant savoir, ses contemporains le regardèrent comme un ma­gicien, opinion qui fut longtemps accréditée, et

Sue lé savant Naudé n’a pas dédaigné de com— attre (Apologie pour les grands hommes fausse­ment soupçonnés de magic, in-8, Paris, 1625). Il est douteux, quoi qu’on en ait dit, qu’il ait su l’arabe et le grec, car il défigure la plupart des mots appartenant à ces deux langues ; mais tous les principaux monuments de la philosophie orien­tale et de la philosophie péripatéticienne lui étaient familiers, comme le prouvent ses commentaires sur Aristote, sur Denys l’Aréopagite, et ses fré­quentes citations d’Avicenne, d’Averrhoès, d’Al— gazel, d’Alfarabi, de Tofail, etc. On s’est quelque­fois demandé s’il n’aurait pas eu entre les mains des ouvrages qui, depuis, se seraient égarés ; dans une curieuse dissertation insérée dans les Mé­moires de la Société royale de Goëttingue (de Fontibus unde Albertus Magnus libris suis xxv de Animalibus materien hauserit commentatio, Ap. Comment. Soc. Reg. Gotting., t. XII, p. 94), Buhle s’était prononcé pour l’affirmative ; cepen­dant des recherches ultérieures n’ont pas confirmé ce résultat, et il demeure aujourd’hui constant que, dans son Histoire des Animaux, par exem­ple, Albert n’a employé aucun traite important dont nous ayons à regretter aujourd’hui la perte (Rech. sur l’âge et l’orig. des trad. latines d’A­ristote, par Am. Jourdain, in-8, Paris, 1843, p. 325 et suiv.).

Si l’originalité chez Albert égalait l’érudition, l’histoire des sciences offrirait peu de noms su­périeurs au sien. Mais l’étude de ses ouvrages prouve qu’il avait plus de patience que de génie, plus de savoir que d’invention. Fruit d’une im­mense lecture, les citations s’y accumulent un peu au hasard ; les questions, péniblement débattues, y sont presque toujours tranchées par le poids des autorités ; rarement on y remarque l’empreinte d’un esprit vigoureux qui s’approprie les opinions même dont il n’est pas le premier auteur, et la critique n’v peut recueillir, au lieu d’un système fortement lie, que des vues éparses, dont voici les plus importantes.

A l’exemple de la plupart des docteurs scolas— tiques de cet âge, Albert, tout en proclamant la suprématie et les droits de la théologie, reconnaît à la raison le pouvoir de s’élever par elle-même à la vérité. La philosophie, suivant lui, peut donc être regardée comme une science à part, ou. pour mieux dire, comme la réunion de toutes les connaissances dues au libre travail de la pensée.

  • La logique, qui en est la première partie, est l’étude des procédés qui conduisent l’esprit du connu à l’inconnu. Elle a pour objet, non le syl­logisme, qui n’est qu’une forme particulière de raisonnement, mais la démonstration et indirec­tement le langage, instrument de la définition. Ici se présentait la célèbre question des univer— saux qu’un siècle et plus de débats n’avait point encore assoupie. Albert résume longuement la polémique des écoles opposées, et, comme on pou­vait s’y attendre, il se prononce en faveur du réa­lisme, principalement sur ce motif, que c’est l’opinion la plus conforme aux doctrines péripaté­ticiennes, mesure suprême du vrai et du faux. — En métaphysique, Albert néglige le point de vue de la cause, indiqué par quelques philosophes arabes, pour s’attacher à celui de l’être en soi, dont il examine les déterminations d’après les catégories, et suivant une méthode de distinc­tions subtiles, quelquefois puériles. Il esi ainsi conduit à analyser les idées de matière, de forme, d’accident, d’éternité, de durée, de temps, à re­chercher si, dans les objets sensibles, la matière et la forme sont séparables l’une de l’autre, à dis­tinguer dans la matière la substance qui est par­tout la même et une aptitude variable à recevoir différentes formes, etc. — La psychologie est peut-être celle des parties de la philosophie où il tempère le mieux les abus de la dialectique par la connaissance des faits. Il ne sépare pas l’étude de l’âme de l’étude générale de la nature, mais il considère l’âme tout à la fois comme la forme du corps, idée empruntée au péripatétisme, et comme une substance distincte et indépendante des organes, capable, même lorsqu’elle en est sé­parée, de se mouvoir d’un lieu dans un autre, lait dont il assure avoir reconnu la vérité dans des opérations magiques, cujus etiam veritatem nos ipsi experti sumus in magicis (Opp., t. III, p. 23). L’âme possède plusieurs facultés, la force végétative, la faculté de sentir, celle de se mou­voir et l’entendement, facultés qu’elle renferme toutes dans l’unité puissante de son être ; de là la dénomination de tout virtuel, totum potestati­vum, que lui donne Albert. Les sens sont un pou­voir purement organique, auquel se rattachent des pouvoirs secondaires, comme le sens commun, l’imagination, le jugement, qui occupent autant de cellules distinctes dans le cerveau. L’entende­ment, source des notions mathématiques et de la connaissance des choses divines, est actif ou pas­sif. L’entendement passif est une simple possibi­lité, variable cependant suivant les individus. L’en­tendement actif sépare les formes intelligibles en les rendant fixes et universelles, et féconde l’en­tendement passif. Il ne se confond pas avec l’âme, mais il s’unit à elle, comme une émanation et une image de l’intelligence suprême (Opp., t. III, p. 152, 153). L’âme ; ainsi éclairée, peut survivre au corps. — En theodicée, Albert s’attache à dé­terminer les bases, l’étendue et la certitude de notre connaissance rationnelle de Dieu. Il en ex­clut les dogmes positifs, et spécialement celui de la Trinité, l’âme ne pouvant connaître les vérités dont elle n’a pas l’image et le principe en elle— même -j mais il pense que l’existence de Dieu peut être demontrée de plusieurs manières, entre au­tres par l’idée de l’être nécessaire en qui l’essence et l’être sont identiques, et il énumère, d’après les Alexandrins et les Arabes, plusieurs des attri­buts divins, la simplicité, l’immutabilité, l’unité, la bonté, etc. (Opp., t. XVII, p. 1 et suiv.). Aces recherches, dit Tennemann, il mêlait souvent des distinctions subtiles et un fatras dialectique sous lequel est enveloppée plus d’une inconséquence Ainsi il explique la création par l’émanation (creatio univoca), et cependant il nie l’émanation des âmes. Il soutient d’un côté l’intervention universelle de Dieu dans la nature ; de l’autre, les causes naturelles déterminant et limitant la causalité de Dieu. — Enfin la morale est égale­ment redevable à Albert de quelques aperçus ori­ginaux. Il considère la conscience comme la loi suprême qui oblige à faire ou à ne pas faire, et qui juge de la bonté des actions. Il distingue dans la conscience la puissance ou disposition morale, qu’il appelle syndérèse, avec quelques Pères de
  1. Église, et la manifestation habituelle de cette puissance ou conscience proprement dite (Opp., t. XVIII, p. 469). La vertu, en tant qu’elle est une perfection qui fait agir l’homme et qui rend ses actions agreablesàDieu, est versée par la Divinité même dans les âmes (virtus infusa) ; de là la dis­tinction des vertus théologiques, la foi, l’espérance et l’amour, lesquelles conduisent au vrai bien et sont un effet de la grâce, et des vertus cardinales qui sont acquises et se bornent à maintenir les mouvements de l’esprit dans de justes bornes (Ib p. 476).

Albert forma de nombreux disciples, parmi lesquels nous avons déjà cité S. Thomas, qui, sous le nom d’Albertistes, propagèrent ses doc­trines. Cependant il a exercé moins d’influence comme chef d’école que par l’exemple de son érudition et de ses travaux. Dès qu’il eut en­trepris de commenter les écrits d’Aristote et des philosophes arabes nouvellement traduits en latin, il semble que l’Église se soit montrée moins dé­fiante envers des ouvrages que protégeait l’ad­miration du pieux docteur. Un concile, tenu à Paris en 1209, avait cru devoir en interdire la lecture ; cette défense, renouvelée en 1215, était déjà adoucie en 1231, " et à la mort d’Albert, les livres qu’elle frappait avaient acquis une immense autorité dans toutes les écoles de l’Europe chré­tienne. Ceux qui pensent que le règne d’Aristote au moyen âge a été funeste pour les sciences useront, sans doute, de sévérité à l’égard de l’écrivain infatigable, par l’influence duquel ce règne s’est affermi et consolidé ; mais ceux qui ne partagent pas cette manière devoir, qui jugent, loin de là, qu’au xme siècle le péripatétisme commenté par les philosophes arabes ne pouvait qu’offrir d’utiles directions et d’abondants ma­tériaux à l’activité des esprits, compteront parmi les titres de gloire d’Albert d’avoir contribué à le répandre et à le faire connaître.

La plupart des ouvrages d’Albert indiqués dans la Bibliothèque des frères Prêcheurs avaient été réunis à Cologne en 1621 par le dominicain Jammy. Cette collection forme 21 volumes in-fol. dont voici le contenu:t. I à VI, Commentaires sur Aristote ; t. VII à XI, Commentaires sur les livres sacrés ; t. XII et XIII, Commentaires sur Dcnys l’Aréopagite et Abrégé de Théologie ; X. XIV, XV et XVI, Explication des livres des Sentences de Pierre Lombard ; t. XVII et XVIII, Somme de Théologie ; t. XIX, Livre des Créatures (Summa de Creaturis) j t. XX, Traité sur la Vierge ; t. XXI, huit Opuscules, dont un sur l’alchimie. Indépendamment des ouvrages et dissertations que nous avons cités, on peut consulter sur la vie, les écrits et la doctrine d’Albert, Rudolphus Noviomagensis, de Vita Alberti Magni, libri III, Coloniæ, 1499 ; Bayle, Dictionnaire historique, art. Albebt ; Histoire littéraire de la France, t. XIX, et Albert le Grand, sa vie et sa science, d’après les documents originaux, par le Dr Joa— chim Sighart, trad. de l’allemand par un religieux de l’ordre des frères Prêcheurs. Paris, 1862, in-12.

C. J.

ALBINUS, platonicien du n* siècle après J. C. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il enseigna au célèbre médecin Galien la philosophie platoni­cienne, qu’il a laissé une introduction gramma­ticale et littéraire aux Dialogues de Platon, im­primée par Fischer (in-8, Leipzig. 1756), ainsi qu’un travail encore inédit sur l’ordre qui a présidé à la composition des écrits de Platon. Voy. Alcuin.

Âlcidamas d’Elée, sophiste dont le nom ne serait pas connu, si les disciples de Socrate ne l’avaient représenté dans leurs écrits sous un jour très-défavorable.


ALCINOUS florissait au ier siècle après J. C. Formé à l’école d’Alexandrie et fidèle à l’esprit de cette école, il commença le premier à mêler à la doctrine de Platon les opinions d’Aristotc et les idées orientales. On en a trouvé la preuve dans son Introduction à la philosophie de Platon, espèce d’abrégé où il expose assez complètement ce vaste système, mais en y ajoutant des éléments étrangers. Par exemple, quand il parle des esprits et des démons, il paraît en savoir beaucoup plus que Platon:il les fait, les uns visibles, les autres invisibles ; il les distribue entre tous les éléments, nous fait connaître leurs rapports, leur influence, et met sous nos yeux une démonologie complète, de laquelle à la magie il n’y avait plus qu’un pas à faire. Voy. Alcinoi, Introductio in Platonis dogmata Lambini, grec et latin, in-fol., Paris, 1553 ; Scholl. Dion. Lambini, grec et latin, in-4, Paris, 1561; cum Syllabo alphabetico platonico— rum, per Langbœnium et Felium, Oxford, 1667-68.

ALCMÉON de Crotone. Un des plus anciens pythagoriciens, s’il est vrai que Pythagore lui— même, vers les dernières années de sa’vie, l’ait initié à sa doctrine. D’après cette supposition, il aurait vécu dans le ve siècle avant J. C. Quoique les anciens l’estiment surtout comme médecin, il est loin d’être sans valeur comme philosophe. Aristote (Métaphys., lib. I, c. v) le signale comme ayant observe le premier que les divers prin­cipes de la connaissance humaine sont opposés entre eux, et peuvent être représentés par les antithèses suivantes, au nombre de dix :

Fini et infini.Repos et mouvement

Impair et pair.Droit et courbe.

Unité et pluralité. Lumière et ténèbres Droit et gauche. Bien et mal.

Mâle et femelle.Carré et toute figure à

  • côtés inégaux.

Cette table pythagoricienne tend évidemment à diviser le monde intelligible d’après le nombre réputé le plus parfait ; c’est pour la même raison que les pythagoriciens ont divisé en dix sphères le monde sensible. Il est superflu de faire res­sortir ce qu’il y a d’arbitraire dans un tel arran­gement ; mais, malgré son imperfection, cette table n’en est pas moins remarquable, car elle peut être regardée comme la première tentative qui ait été faite pour remonter aux notions les plus générales et dresser une espèce de liste des catégories ; c’est là sans doute qu’Aristote aura puisé l’idée de la sienne, composée de dix notions simples. Quant à savoir si ce pythagoricien est réellement l’auteur de la table qui lui est attri­buée, ou s’il en a seulement donné l’idée, c’est une question peu importante et qui ne saurait être résolue avec certitude.

Les anciens historiens lui attribuent encore quelques opinions philosophiques d’une moindre importance. On lui fait dire, par exemple, que le soleil, la lune et les étoiles sont des substances divines, par la raison que leur mouvement est continu ; que l’âme humaine est semblable aux dieux immortels, et par conséquent immortelle comme eux, etc. (Arist., de Anima, lib. 1, c. il.

  • Cic., de Nat. Deor., lib. I, c. xi. — Jambl., in Vita Pythag., c. xxiii.)

Il est à regretter que rien ne se soit conservé de ses écrits, sauf quelques fragments de fort peu d’étendue ; dans l’un, cité par Diogène Laërce (liv. VIII, c. xm), il accorde aux dieux une con­naissance certaine ou probable des choses invisi bles aussi bien que des choses périssables, et par là il semble indiquer que cette connaissance est refusée à l’homme ; mais ce fait unique doit d’au­tant moins suffire pour le ranger parmi les philo­sophes sceptiques, que seg autres doctrines portent un caractere prononcé de dogmatisme. — On mentionne encore un sophiste du nom d’Alcméon, auquel Crésus aurait donné autant d’or qu’il lui était possible d’en emporter en une fois (Hérod., liv. VI, ch. cxxv).

ALCUIN {Flaccus Albinus Alcuinus), né, sui­vant les conjectures les plus probables, dans le Yorkshire, vers 735, fut élevé dans l’école du mo­nastère d’York, sous les yeux de l’archevêque Egbcrg. Quelques historiens pensent qu’il a reçu des leçons de Bède le Vénérable ; mais comme il ne le nomme jamais parmi ses maîtres, cette opi­nion, qui d’ailleurs s’accorde difficilement avec la chronologie, n’est pas en général admise. On présume qu’il était abbé de Cantorbéry, lorsqu’en 780, au retour d’un voyage entrepris à Rome par les ordres du nouvel archevêque d’York, Eanbald, il rencontra Charlemagne à Parme, et sur ses pressantes sollicitations, consentit à venir se fixer en France. Charlemagne, qui cherchait alors les moyens de ranimer dans son royaume la culture intellectuelle à peu près éteinte, ne pouvait trou­ver, pour l’exécution de ses projets, un ministre plus éclairé et plus actif. Par ses conseils et sous la direction d’Alcuin, on s’occupa de recueillir et de reviser les.manuscrits de la littérature latine ; les vieilles écoles de la Gaule furent restaurées ; de nouvelles s’établirent près des monastères de Tours, de Fulde, de Ferrières, de Fontenelle ; landis qu’aux portes mêmes du palais impérial, i 1 organisait un enseignement régulier, destiné au prince et aux membres de sa famille. Ces diverses occupations ne l’empêchaient pas de se livrer à d’autres soins et de prendre part aux disputes théologiques. Elispand, archevêque de Tolède, et Félix, évêque d’Urgel, ayant avancé des opinions hétérodoxes sur la distinction des deux natures en J. C., il composa un livre pour les réfuter, et assista aux conciles de Francfort (794) et d’Aix la-Chapelle (799), où leur doctrine fut condamnée. Cependant une vie aussi active, peut-être même l’amitié importune du prince, finirent à la longue par le lasser. Il insista vivement pour obtenir la permission de quitter la cour, et Charlemagne la lui ayant accordée en l’année 800, il se retira à Tours, dans l’abbaye de Saint-Martin, qu’il tenait de la munificence impériale. Ce fut dans cette retraite qu’il termina ses jours en 804, âgé de soixante-dix ans.

Le nom d’Alcuin appartient moins à l’histoire de la philosophie qu’à celle de l’Église et à l’his­toire générale de la civilisation. Cependant on distingue dans la collection de ses œuvres quelques traités qui sont consacrés aux matières philoso­phiques, comme un opuscule, de Ratione animez un autre, de Virtutibus et vitiis, et des dialogues sur la grammaire, la rhétorique et la dialectique. La méthode y mangue d’originalité comme le fond qui est emprunte presque tout entier à Boëce et aux Pères ; mais le style en est généralement supérieur, par la précision, à celui des écrivains de cet âge. Quelquefois même Alcuin parvient, par la finesse du tour, à s’approprier les idées de ses modèles, comme dans le passage suivant. Après avoir dit que l’âme possède l’intelligence, la volonté et la mémoire, « ces trois facultés, con— tinue-t-il, ne constituent pas trois vies, mais une vie ; ni trois pensées, mais une pensee ; ni trois substances, mais une substance… Elles sont trois en tant qu’on les considère dans leurs rapports ex­térieurs. La mémoire est la mémoire de quelque chose ; l’intelligence est l’intelligence de quelque chose ; la volonté est la volonté de quelque chose, et elles se distinguent en cela. Cependant il y a en elles une certaine unité. Je pense que je pense, que je veux et que je me souviens ; je veux pen­ser et me souvenir et vouloir ; je me souviens que j’ai pensé et voulu et que je me suis souvenu ; et ainsi ces trois facultés se réunissent en une seule {de Rat. animœ, Opp., t. II). » Ajoutons que chez Alcuin l’esprit théologique ne règne pas seul ; que si les Pères, S. Jérôme, S. Augustin, lui sont familiers, Pythagore, Aristote, Platon, Homère, Virgile, Pline reviennent aussi dans sa mémoire ; qu’en lui enfin, comme l’a remarqué M. Guizot, commence l’alliance de ces deux élé­ments dont l’esprit moderne a si longtemps porté l’incohérente empreinte, l’antiquité et l’Eglise, le goût, le regret de là société païenne, et la sincé­rité de la foi chrétienne, l’ardeur à étudier ses mystères et à défendre son pouvoir.

Les œuvres d’Alcuin ont été réunies par André Duchesne, in-f°, Paris, 1617, et par le chanoine Frobben, 2 vol. in-f°, Ratisbonne, 1777. Cette se­conde édition est beaucoup plus complète et plus soignée que la première qui ne renferme pas le livre de Ratione animœ, et qui attribue à Alcuin un traité des Arts libéraux de Cassiodore. On peut consulter sur la vie et les ouvrages d’Alcuin, Ma— billon, Acta sanctorum ord. S. Benedicti, t. V ; Histoire littéraire de France, t. IV ; une leçon de M. Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. II ; et une savante monographie de M. MonnierJ Alcuin. Paris, 1853, in-8.C. J.


ALEMBERT (Jean le Rond d’), un des écri­vains célèbres du xvme siècle, naquit à Paris le 16 novembre 1717.

Il était fils naturel de Mme de Tencin et de Des­touches, commissaire provincial d’artillerie : il fut exposé sur les marches de la petite église de Saint-Jean le Rond, dans le cloître Notre-Dame ; de là il reçut le nom de Jean le Rond ; ce fut plus tard qu’il prit celui de d Alembert. L’officier de police auquel il fut porté, au lieu de l’envoyer aux Enfants-Trouvés, le confia à la femme d’un vitrier, qui eut pour lui des soins tout à fait ma­ternels, et à laquelle il conserva toute sa vie un tendre attachement. Serait-il téméraire de con­jecturer que par la suite, lorsque son mérite per­sonnel lui eut acquis un rang dans cette société dont sa naissance avait commencé par l’exclure, le ressentiment de cette injustice fut une des causes qui le jetèrent dans le parti philosophique, ligué pour battre en ruine les abus de l’ancien regime ? Ce bâtard qui ne tenait à rien, était une protestation vivante contre un ordre dé choses où la naissance était la condition première pour jouir de la considération et des avantages auxquels tous ont droit de prétendre. Ainsi Rousseau, fils d’un horloger, et que sa vie vagabonde avait maintes fois ravalé aux conditions les plus humbles ; ainsi Diderot, fils d’un coutelier, et forcé de ga-ner à la sueur de son front le pain de chaque jour ; ainsi Marmontel, fils d’un tailleur de pierres, et La— harpe, autre bâtard, et d’autres encore que le talent ne préserva pas de mourir à l’hôpital, n’étaient-ils pas destinés, par la nécessité de leur position, à invoquer un régime où nul obstacle n’empêchât l’homme de mérite de s’élever par lui— même ? n’étaient-ils pas les apôtres-nés de cette doctrine, que la vertu et les talents méritent seuls le respect, et que le mépris doit être réservé au vice et à la sottise ?

Quoi qu’il en soit, d’Alembert devait être un de ces esprits supérieurs qui percent l’obscurité de leur berceau. Son père, sans le reconnaître, lui assura du moins une pension qui permit de le faire élever avec soin ; il fut mis au collège Mazarin où il fit de très-bonnes études, et il annonça de bonne heure les facultés les plus heureuses. Néanmoins il parut hésiter un moment sur sa vocation. Ses professeurs, zélés jansénistes, l’attiraient vers la théologie ; a’un autre côté, il se fit recevoir avocat en 1738 ; mais bientôt son goût décidé pour les sciences mathématiques l’emporta. Dès l’âge de vingt-deux ans, en 1739, il présenta à l’Académie des sciences deux mé­moires, l’un sur le mouvement des solides dans les corps liquides, l’autre sur le calcul intégral. En 1741, il fut nommé membre de cette Académie. En 1746, son mémoire sur la théorie des vents remporta le prix à l’Académie de Berlin, qui l’admit dans son sein par acclamation.

Jusque-là d’Alembert, par ses travaux scienti*fiques, avait jeté les bases d’une renommée solide, mais resserrée dans le cercle étroit du monde sa­vant. Un homme aussi ardent et aussi fougueux que d’Alembert était réservé, Diderot, préparait alors le plan de Y Encyclopédie, ce vaste inven­taire des connaissances humaines, cette associa­tion si puissante par le lien qu’elle créait entre les gens de lettres et les philosophes, dont elle allait devenir le quartier général. Le chef de l’en­treprise chargea son ami d’Alembert de rédiger le discours préliminaire, péristyle digne du mo­nument que la philosophie voulait élever aux lumières du xvme siècle. Ce travail fonda la ré­putation de d’Alembert.

Assurément le discours préliminaire de Y Ency­clopédie n’est pas un ouvrage à l’abri de toute critique. L’auteur s’y proposait de retracer la gé­néalogie des connaissances humaines : c’était sa­tisfaire au besoin des époques de grande activité intellectuelle et d’ardente curiosité, qui se jettent tout d’abord dans la question des origines. C’était le temps, en effet, où Montesquieu venait de pu­blier Y Esprit des lois ; où Buffon, dans un tableau à la fois poétique et philosophique, avait essayé de décrire les premières émotions du premier homme sortant des mains de Dieu et s’eveillant à la vie ; où Condillac, après avoir, dans un pre­mier essai, décrit à sa manière l’origine de toutes nos connaissances, tentait, par l’ingénieuse fiction de sa statue, de montrer toutes les idées humaines sortant de la sensation transformée ; enfin c’était le temps où Rousseau, sinon avec une intuition plus complète de la vérité, du moins avec une bien autre puissance de talent, recherchait les causes de l’inégalité parmi les hommes. On était donc sûr de plaire au goût de l’époque, en re­cherchant la filiation dessciences, soit dans l’ordre logique, soit dans leur développement historique. Telle est, en effet, la division du discours de d’Alembert. Mais l’exécution est loin d’être irré­prochable. La classification de nos facultés, em­pruntée à Bacon, est des plus arbitraires, et en­traîne une fouie d’erreurs de détails. Ainsi, d’Alembert prétend ramener toutes les sciences à une de ces trois facultés : mémoire, raison, imagination. Sans insister sur la valeur de la classification en elle-même, elle a un vice ra­dical, en ce que ces trois facultés se confondent continuellement dans leur action ; nulle science n’est fondée sur une faculté unique ; il n’en est aucune pour laquelle le concours de plusieurs facultés ne soit indispensable. C’est par suite de cet arbitraire que les sciences et les arts se trouvent confondus sous les mêmes titres géné­raux, que l’éloquence, par exemple, figure parmi les sciences naturelles, et que l’histoire naturelle est prise pour une dépendance de l’histoire pro­prement dite.

Il y avait toutefois une idée ingénieuse et vraie à montrer toutes les sciences comme des bran­ches d’un même tronc, et à les rattacher aux fa­cultés de l’intelligence comme à leur principe. Les morceaux les plus remarquables du discours sont l’esquisse historique^ ou sont retracés les progrès ae l’esprit humain, et, pour la partie théorique, ce qui se rapporte aux sciences exactes et à l’analyse de leurs procédés : là brillent les qualités éminentes de 1 esprit de d’Alembert, la justesse, la sagacité, la finesse. Mais il devient vague et incomplet, lorsqu’il traite des matières purement philosophiques. On ne sent pas en lui cet enthousiasme, cette imagination élevée ? qui ne sont nullement incompatibles avec la philoso­phie. Du reste, sa doctrine se sépare nettement ici des opinions matérialistes professées par Di­derot et par la plupart des encyclopédistes. D’Alembert y reconnaît formellement que les propriétés que nous apercevons dans la matière n’ont rien de commun avec les facultés de vouloir et de penser.

On retrouve le même caractère dans YEssai sur les él’ments de philosophie ou sur les prin­cipes des connaissatices humaines. Tout en ad­mettant, avec Locke, que toutes nos idées, même les idées purement intellectuelles et morales, viennent de nos sensations, il y établit avec soin que la pensée ne peut appartenir à l’étendue, et il proclame sans hésitation la simplicité de la substance pensante. On y rencontre aussi des vues ingénieuses sur nos sens, et sur les idées que nous devons à chacun d’eux. Le problème de l’existence du monde extérieur est très-bien posé, et l’auteur se montre bien supérieur à Conaillac en cette partie ; il paraît s’être inspiré de l’article Existence, fait par Turgot pour

  • Encyclopédie. Après s’être élevé ici au-dessus des systèmes contemporains, il retombe dans le sensualisme et subit le joug de son siècle, lorsqu’il veut déterminer le principe de la mo­rale. Il définit l’injuste ou le mal moral, ce qui tend à nuire à la société, en troublant le bien— être physique de ses membres ; il s’arrête au principe de l’intérêt bien entendu. En même temps on rencontre des choses bien vues et bien dites, comme ceci : « Le vrai en métaphysique ressemble au vrai en matière de goût ; c’est un vrai dont tous les esprits ont le germe en eux— mêmes, auquel la plupart ne font pas d’attention, mais qu’ils reconnaissent dès qu’on le leur montre. Il semble que tout ce qu’on apprend dans un bon livre de métaphysique ne soit qu’une espèce de réminiscence de ce que notre âme a déjà su. » D’Alembert a écrit quelque part : « On ne saurait rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire. » Voilà le véritable esprit de la philo­sophie du xvme siècle.

Les essais littéraires de d’Alembert manquent d’originalité. Il y montre, comme partout, un jugement droit et exact ; mais dans les matières de goût il laisse à désirer ce tact délicat que le raisonnement ne saurait remplacer ; son style précis, mais froid, a toujours quelque sécheresse. Si, comme écrivain, son talent ne paraît pas à la hauteur de sa renommée, il n’en a pas moins exercé une influence notable dans l’histoire lit­téraire de son époque. Il fut un des propagateurs les plus actifs du mouvement philosophique, tout en conservant beaucoup de mesure et’d’égards dans l’expression des idées les plus hardies. Il contribua même personnellement à la considéra­tion qu’obtinrent alors les gens de lettres ; son caractère honorable et son désintéressement y eurent une grande part. Il vécut longtemps d’une modique pension. L’impératrice Catherine II, après la révolution du palais qui la laissa seule maîtresse du trône de Russie, écrivit à d’Alem­bert pour lui offrir la place de gouverneur du grand-duc, avec 100000 francs d’appointements : il relusa. I.ors des premières persécutions diri­gées contre Y Encyclopédie. Frédéric II lui offrit sans plus de succès la présidence de l’Académie de Berlin. Jaloux de son repos, il préférait aux positions les plus brillantes une vie modeste, mais indépendante, avec l’immense considéra­tion qui l’entourait à Paris. Ce fut ce goût du repos et cette horreur des tracasseries, qui lui firent, dès 1759, abandonner Y Encyclopédie, et en laisser tout le fardeau peser sur Diderot. De là aussi la réserve et les ménagements qu’il s’im­posait dans ses écrits publics : il se dédommageait de cette contrainte dans sa correspondance avec Voltaire et avec le roi de Prusse ; c’est là que son scepticisme se montre à découvert, et qu’il médit à son aise du trône et de l’autel. A sa mort, ses amis les philosophes se scandalisèrent de ce que son testament commençait par ces mots : *< Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

Sans famille, sans place, sans fortune, d’Alem­bert n’en était pas moins un personnage impor­tant. Après la mort de Voltaire, il devint le chef du parti philosophique. La société qu’il réunissait dans son petit entre-sol du Louvre fut plusieurs années une des plus brillantes de Paris. Là se rendaient d’anciens ministres, comme le duc de Choiseul, de grands seigneurs, parfois gens de beaucoup d’esprit : tout ce qu’il y avait d’étran­gers marquants tenait à honneur d’y être admis, et il y reçut, en 1782, le comte et la comtesse du Nord (le grand-duc de Russie qui fut depuis Paul Ier, et son épouse, la mère de l’empereur Alexandre). L’àme de cette société fut longtemps Mlle de l’Espinasse^ dont le tact et la finesse ne furent pas inutiles a la considération de son ami.

Après la mort de Duclos, en 1772, d’Alembert devint secrétaire perpétuel de l’Académie fran­çaise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette place qu’il composa les eloges des académiciens, parmi lesquels on a remarqué ceux de Destou­ches, de Boileau, de Fénelon, etc. ; ils sont en général instructifs, semés d’anecdotes piquantes. On lui a reproché quelquefois de courir après le trait, pour capter les applaudissements de la multitude qui suivait alors les représentations académiques. Sa conversation était spirituelle, intéressante par un fonds inépuisable d’idées et de souvenirs curieux : il contait avec grâce et faisait jaillir le trait avec une prestesse qui lui était particulière. On cite de lui des mots qui ont un caractère d’originalité fine et profonde : « Qu’est-ce qui est heureux ? quelque misérable. » Il disait « qu’un état de vapeur est un état bien fâcheux, parce qu’il nous fait voir les choses comme elles sont. » Il mourut à Paris, le 29 oc­tobre 1783.A… D.

Malgré ses mérites comme philosophe et comme écrivain, c’est à titre de savant que d’Alembert est le plus célèbre ; il est même le seul, parmi les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouve­ment philosophique du xviii® siècle, qu’on doive compter au nombre des géomètres du premier ordre. Cette circonstance est d’autant plus re­marquable, que Fontenelle et Voltaire, en se faisant, à leur manière, les interprètes des grands génies du siècle précédent, avaient mis, pour ainsi dire, la géométrie à la mode chez les beaux esprits. Il est donc indispensable de dire quelques mots des travaux mathématiques de d’Alembert, en tant, du moins, que cela peut contribuer à faire mieux connaître et apprécier le philosophe et l’encyclopédiste.

Du vivant de d’Alembert, l’esprit de parti n’a pas manqué de vouloir rabaisser en lui le géo­mètre ; mais les juges les plus compétents, ceux qui se tenaient le plus à l’écart des coteries phi­losophiques et littéraires, n’ont jamais méconnu l’originalité, la profondeur de son talent, l’impor­tance de ses découvertes. Émule de Clairaut, d’Euler et de Daniel Bernouilli, souvent plus juste à leur égard qu’ils ne l’ont été au sien, il n’a sans doute ni l’élegante synthèse de Clairaut, ni la parfaite clarté, ni surtout la prodigieuse fécondité d’Euler ; mais quand on a donné le premier, après les tentatives infructueuses de Newton, la théo­rie mathématique de la précession des équinoxes, quand on a attaché son nom à un principe qui fait de toute la dynamique un simple corollaire de la statique, on a incontestablement droit à un rang éminent parmi les génies inventeurs. Après Dc-scartes, Fermât et Pascal, la France avait vu le sceptre des mathématiques passer en des mains étrangères · Clairaut et d’Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glorieusement avec les deux illustres représentants de l’école deBâle ; et sur la fin de sa carrière, lorsque d’Alembert, malade, chagrin, sentait son génie décliner (comme sa correspondance manuscrite le laisse assez voir), il prodiguait à Lagrange les marques d’admiration ; il distinguait le talent naissant de Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui l’ont surpassé.

Il faut pourtant le dire : le nom de d’Alembert est resté et restera dans la science ; mais, quoi­qu’il n’y ait guère plus d’un demi-siecle entre lui et nous, déjà l’on ne lit plus ses écrits, tandis que ceux de Clairaut, d’Euler et surtout de La— grange demeurent comme des modèles du style mathématique. Chose singulière ! trois géomètres de la même école, tous trois écrivains élégants, membres de l’Académie française, tous trois adeptes zélés de la philosophie du χνπΓ siècle, d’Alembert, Condorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur style mathématique une manière heurtée, obscure, qui rend pénible la lecture de leurs ouvrages, et les a fait ou les fera vieillir promptement. Assurément nous n’entendons pas mettre Condorcet, comme géomètre, sur la ligne de d’Alembert ou de Laplace, et nous reconnais­sons que l’importance toute spéciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus que les fragments sortis de la plume de d’Alem­bert ; mais le trait de ressemblance que nous si­gnalons n’en mérite pas moins, à notre sens, l’attention du philosophe.

Voici la liste des ouvrages de d’Alembert, pu­bliés séparément, liste qui donnerait une idée démesurée de l’étendue de ses travaux, si l’on ne prenait garde que tous forment des volumes très— minces et d’un très-petit format in-4.

Traité de Dynamique, 1743, 1 vol. ; 2° Trai­té de VEquilibre et du mouvement des fluides, 1740-70, 1 vol. ; 3° Réflexions sur la cause gé­nérale des vents, 1747, 1 vol. ; 4° Recherches sur la précession des équinoxes et sur la nutation de l’axe de la terre, 1749, 1 vol. ; 5° Essai d’une nouvelle théorie sur la résistance des fluides, 1752, 1vol. ; 6° Recherches sur différents points importants du système du monde, 1754-56. 3 vol. ; 7° Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en 1761, 1764, 1767, 1768, 1773 et 1780.

Le Traité de Dynamique est particulièrement remarquable par l’énonc*5 du fameux principe que l’on désigné encore sous le nom de Principe de d’Alembert. Si l’on imagine un système de corps en mouvement, liés entre eux d’une manière quelconque, et réagissant les uns sur les autres au moyen de ces liaisons, de manière à modifier les mouvements que chaque corps isolé prendrait en vertu des seules forces qui l’animent, on pourra considérer ces mouvements comme com­posés, 1° des mouvements que les corps prennent effectivement, en vertu des forces cpi les animent séparément, combinées avec les reactions du sys­tème ; 2° d’autres mouvements qui sont détruits par suite des liaisons du système : d’où il résulte que les mouvements ainsi détruits doivent être tels, que les corps animés de ces seuls mouve­ments se feraient équilibre au moyen des liaisons du système. Avec ce principe, la science du mou­vement n’est plus qu’un corollaire purement ma­thématique de la théorie de l’équilibre. Il n’y a plus de principe nouveau à emprunter, soit à la raison pure, soit à l’expérience, plus d’artifice particulier de raisonnement à imaginer ; il ne reste que des difficultés de calcul, et celles-ci sont inhérentes à la nature des choses. En tout cas, l’esprit humain a accompli sa tâche quand il est parvenu à classer ainsi les difficultés, et à pousser les réductions autant qu’elles peuvent l’être. Le principe de d’Alembert est un bien bel exemple philosophique d’une telle réduction.

Dans le cours de ses recherches sur divers points du système du monde et sur la mécanique, d’Alembert a dû s’occuper beaucoup du calcul intégral, c’est-à-dire de l’instrument sans lequel il aurait fallu renoncer à traiter ces questions épineuses. En 1747, il faisait paraître dans les mémoires de Berlin ses premières recherches sur les cordes vibrantes, qui sont le point de départ de l’intégration des équations aux différences partielles, ou de la branche de l’analyse à laquelle se sont rattachées depuis presque toutes les ap­plications du calcul à la physique proprement dite. D’Alembert eut avec Euler une discussion célèbre sur un point capital de doctrine, sur la question de savoir si les fonctions indéterminées, ou, comme disent les géomètres, les fonctions arbitraires qui entrent dans les intégrales des équations aux différences partielles, peuvent re­présenter des fonctions non soumises à la loi de continuité. Tous les principaux géomètres du dernier siècle ont pris part à cette controverse, qui se résout tout simplement, et, il faut l’avouer, contre les idées de d’Alembert, lorsqu’on définit avec précision les diverses solutions de conti­nuité, et lorsqu’on se place dans l’ordre d’abstrac­tion qui caractérise la théorie des fonctions et la distingue essentiellement des autres branches des mathématiques. Mais l’esprit humain a tou­jours plus de peine à bien fixer la valeur des notions fondamentales sur lesquelles il opère, qu’à les faire entrer dans des constructions com­pliquées et savantes.

Fondateur de l’Encyclopédie, d’Alembert s’était chargé, dans cette grande compilation, des prin­cipaux articles de mathématiques pures et même appliquées. Ces articles forment encore le fond du Dictionnaire de Mathématiques de l’Encyclo­pédie dite méthodique. Tous les points impor­tants de la philosophie des mathématiques, ceux qui se rattachent aux notions des quantités néga­tives, de l’infiniment petit, des forces, s’y trou­vent traités de la main de d’Alembert, dont les articles doivent être lus par tous ceux qui s’occu­pent de ces matières. Sans exagérer, comme Condillac l’a fait, le rôle du langage, d’Alembert se montre enclin aux solutions purement logiques, à celles qui s’appuient sur des définitions et des institutions conventionnelles. Il n’apprécie pas assez la valeur des idées abstraites indépen­damment des procédés organiques par lesquels l’esprit humain s’en met en possession, les éla­bore et les transmet : mais, pour justifier cette assertion générale, il faudrait entrer dans une critique détaillée, que la spécialité de ce Dic­tionnaire ne comporte pas. C… t.

L’édition la plus complète des œuvres de d’Alembert est celle de Belin, 5 vol. in-8, Paris, 1821-22. Consultez un Mémoire de M. Damiron sur d’Alembert, dans le tome XXVII du Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales et politiques.

ALEXANDRE d’Aphrodise ou plutôt d’Aphrodisias (Alexander Aphrodisiæus), ainsi appelé d’une ville de Carie, son lieu de naissance. Il florissait à la fin du iie et au commencement du iiie siècle de l’ère chrétienne, sous le règne des empereurs Sévère et Caracalla, de qui il tenait la mission d’enseigner la philosophie péripatéti­cienne. Mais on ne sait s’il remplissait cette fonc­tion à Athènes ou à Alexandrie. Disciple d’Herminus et d’Aristoclès, il surpassa de beaucoup ses maîtres, tant par les qualités naturelles de son esprit que par son érudition et le nombre de ses ouvrages. C’est le plus célèbre de tous les commentateurs d’Aristote, celui qui passe pour avoir le mieux compris et développé avec le plus de talent les doctrines du maître. Aussi tous ceux de son école qui sont venus après lui l’appellent-ils simplement le Commentateur (τὸν ἐξηγητὴν), comme Aristote lui-même pendant tout le moyen âge, était nommé le Philosophe. Nous ajouterons que cette distinction, sauf l’en­thousiasme qui s’y joignait, n’est pas tout à fait sans fondement, et les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise seront toujours consultés avec fruit par celui qui voudra lire dans l’original les œu­vres du Stagirite. Il n’y a pas jusqu’aux digres­sions qui s’y mêlent, qui ne soient souvent d’une grande utilité pour l’histoire de la philosophie, et ne témoignent d’un jugement ferme appuyé d’une vaste érudition. Cependant il ne faudrait pas re­garder seulement Alexandre d’Aphrodise comme un commentateur ; il a aussi écrit en son propre nom deux ouvrages philosophiques : de la Nature de l’âme et de la Fatalité et de la Liberté. Dans le premier, il cherche à prouver que l’àme n’est pas une véritable substance, mais une simple forme de l’organisme et de la vie (εἶδος τι τοῦ σώματος ὀργανικοῦ), une forme matérialisée (εἶδος ἔνυλον) qui ne peut avoir aucune existence réelle sans le corps. Le second, consacré tout entier à la réfutation du fatalisme stoïcien, n’est guère que le développement plus ou moins étendu des arguments suivants : 1o Dans l’hypothèse stoï­cienne, toutes choses seraient soumises exclusi­vement à des lois générales et inflexibles, car toutes elles ne forment qu’une même chaîne dont chaque anneau est inséparable des autres : or il n’en est point ainsi ; l’expérience nous apprend qu’il y a des faits abandonnés à la liberté indivi­duelle, sans laquelle nous ne pouvons concevoir la raison. En effet, à quoi nous servirait la fa­culté de raisonner et de réfléchir, si nous ne pou­vions pas agir conformément au résultat de nos propres délibérations ? Mais ce caractère de néces­sité absolue, que le stoïcisme aperçoit partout, n’existe pas davantage dans les lois générales, c’est-à-dire dans les lois de la nature ; car la na­ture aussi bien que l’individu s’écarte plus d’une fois de son but : elle a ses exceptions et ses monstres, ce qui ne pourrait avoir lieu si elle était gouvernée par des lois inflexibles. 2o Le fa­talisme est incompatible avec toute idée de moralité. L’homme n’étant pas maître de ses réso­lutions, il n’a aucune responsabilité, il ne mérite ni châtiment, ni récompense, il ne peut être ni vertueux ni criminel. 3° Avec la doctrine de la nécessité absolue, il n’y a plus de Providence, partant plus de crainte ni de respect de la Divi­nité. En effet, si tout est réglé à l’avance d’une manière irrévocable, comment les dieux seraient-ils bons, comment seraient-ils justes, comment pourraient-ils distribuer les biens et les maux suivant le mérite de chacun ? Ce qui est un effet de l’inflexible destin ne peut être regardé ni comme un bienfait, ni comme une punition, ni comme une récompense. Si Alexandre, trouvant sur son chemin l’incompatibilité appa­rente de la liberté humaine et de la prescience divine, n’hésite pas un instant à sacrifier la prescience, qui lui paraît une chose aussi in­concevable qu’un carré ayant sa diagonale égale à l’un de ses côtés, il n’est malheureusement pas plus irréprochable quand, après l’avoir dé­fendue contre le fatalisme, il essaye de définir la divine Providence : ainsi que son maître, il la confond avec les lois générales de la nature.

Les deux écrits, dont nous venons de signaler au moins le but général, furent publiés ensemble avec les œuvres de Thémistius, à Venise, en 1534 (in-4), par les soins de Trincavellus. Le traité de la Fatalité et de la Liberté a été deux fois traduit en en latin, d’abord par Hugo Grotius dans l’ou­vrage intitulé : Philosophorum sententiæ de fato (Amsterd., 1648), ensuite par Schulthess, dans le tome IV de sa Bibliothèque des philosophes grecs, et dans une édition séparée (in-8, Zurich, 1782). Il a été traduit en français par M. Nourrisson sous le titre suivant : de la Liberté et du hasard, essai sur Alexandre d’Aphrodisias, in-8, 1870. Quant aux commentaires d’Alexandre d’Aphrodise sur les œuvres d’Aristote ; il faudrait, pour en donner la liste, savoir distinguer avec une entière certitude ce qui est à lui et ce qu’on lui attribue par supposition. Or ce n’est pas ici que cette question peut être traitée. Nous nous contente­rons de renvoyer à Casiri (Biblioth. arabico-hisp., t. I, p. 243 ; à l’édition de Buhle, t. I, p. 287 sqq. ; et enfin à la Bibliothèque grecque de Fabricius). — Alexandre d’Aphrodise a fait école au sein même de l’école péripatéticienne, et ses parti­sans, parmi lesquels on compte un grand nombre de philosophes arabes, ont été nommés les alexandristes.

ALEXANDRE d’Égée (Alexander Ægeus), philosophe péripatéticien qui florissait pendant le ier siècle de l’ère chrétienne. Il était disciple du mathématicien Sosigène et devint l’un des maîtres de l’empereur Néron. Il est compté parmi ceux qui ont restitué le texte du traité des Catégories, et il résulterait d’une citation de Simplicius (ad Categ., f° 3) qu’il a aussi composé sur cette partie de l’Organum un commentaire fort estimé. On a voulu également lui faire honneur de deux autres commentaires : l’un sur la Métaphysique, dont la traduction latine a été publiée par Sepulveda (in-f°, Rome, 1527 ; Paris, 1536 ; Venise, 1541 et 1561) ; l’autre sur la météorologie d’A­ristote, publié en grec et en latin, sous le titre suivant : Comment, in Meteorol. græce edit. a F. Asulano (in-f°, Ven., 1527) ; Id. latine edit. a Piccolomineo (in-f°, Ven., 1540 et 1556). Mais il est loin d’être démontré qu’il soit réellement l’auteur de ces deux écrits, plus généralement attribués à Alexandre d’Aphrodise, bien que cette dernière opinion n’offre pas plus de certitude que la première. Voy. le tome I de l’éd. d’Aristote par Buhle, p. 291 et 292.

ALEXANDRE De Halès ou Alès (Alesius), ainsi appelé du lieu de sa naissance ou du nom d’un monastère du comté de Glocester, où il fut élevé, était déjà parvenu à la dignité d’archidiacre dans sa patrie, lorsqu’il résolut de venir en France, poussé par le désir de s’instruire. En 1222, des circonstances, qui ne sont pas bien connues, et sa vive piété le déterminèrent à prendre l’habit de franciscain. Cependant, malgré sa profession, l’Université de Paris lui conserva le titre de docteur, et bientôt même il devint un des maîtres les plus illustres de cette époque de la philosophie scolastique. Wading compte parmi ses disciples S. Bonaventure, S. Thomas et Duns Scot. D’après les auteurs de l’Histoire littéraire de France, cette opinion serait inadmissible, Alexan­dre ayant cessé d’enseigner en 1238, avant l’arrivée en France ou même avant la naissance de ses dis­ciples prétendus. Cependant nous ferons remar­quer que S. Bonaventure assure positivement avoir eu pour maître le philosophe qui nous occupe en ce moment. Alexandre de Halès mourut à Paris en 1245. Son principal ouvrage est une Somme de Théologie, divisée en quatre livres, où il donne le premier exemple de cette méthode rigoureuse et subtile, imitée depuis par la plupart des docteurs scolastiques, qui consiste à distin­guer toutes les faces d’une même question, à exposer sur chaque point les arguments con­traires, enfin à choisir entre l’affirmative et la négative, soit d’après un texte, soit d’après une distinction nouvelle, en ramenant le tout, autant que faire se peut, à la forme du syllogisme. Un grand nombre de ses décisions ont été re produites par saint Thomas, et en général il a obtenu au moyen âge une telle autorité, qu’on le surnommait le Docteur irréfragable et la Fontaine de lumières. La Somme de Théologie a eu plusieurs éditions (in-f°, Nuremberg, 1481 ; Venise, 1576 ; Cologne, 1622). Les autres ouvrages attribués à Alexandre de Halès ou n’offrent aucun caractère d’authenticité ou ne sont pas de lui, comme un Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, qui a été imprimé sous son nom (Venise, 1572), et dont l’auteur est Alexandre d’Aphrodise. Voy. Histoire littéraire de France, t. XVIII. C. J.

ALEXANDRE de Tralles (Alexandere Trallensis ou Trallianus) est un médecin philosophe du vie siècle de l’ère chrétienne. Outre quelques ouvrages purement médicaux, on lui attribue aussi les deux livres intitulés : Problemata me­dicinalia et naturalia, que l’on compte plus gé­néralement parmi les écrits d’Alexandre d’A­phrodise.

ALEXANDRE Numenius, qu’il ne faut pas confondre avec Numénius d’Apamée, florissait pendant le iie siècle de l’ère chrétienne. On ne sait rien de lui, sinon qu’il a écrit sur les figures de la pensée (περὶ τῶν τῆς διανοία σκημάτων) un ouvrage très-peu digne d’intérêt, publié en grec et en latin par Lorence Normann (in-8, Upsal, 1690).

ALEXANDRE Peloplato (de πέλας, proche, et Πλάτων, Platon), ainsi nommé à cause de sa sou­mission à toutes les doctrines platoniciennes, sur lesquelles d’ailleurs il n’a répandu aucune nouvelle lumière. Né en Séleucide, il eut pour maître Favorinus, et vivait pendant le iie siècle de l’ère chrétienne.

ALEXANDRE Polyhistor, c’est-à-dire qui sait beaucoup. On ne saurait dire avec précision à quelle époque il vivait. On sait seulement par Diogène Laërce (liv. VIII, ch. xxvi) qu’il faisait partie de la nouvelle école pythagoricienne, et qu’il admettait, comme un élément distinct du soleil, un feu central, principe générateur de toutes choses et véritable centre du monde.

ALEXANDRIE (École d’). L’école d’Alexandrie prend naissance vers le temps de Pertinax et de Sévère, et se continue jusqu’aux dernières années du règne de Justinien, embrassant ainsi une période de plus de quatre siècles. Son fondateur est Ammonius Saccas, dont les leçons remontent à 193 après J.-C. Plotin, son disciple, est sans contredit le plus grand métaphysicien et le premier penseur de l’école ; il en est le véritable chef. Toute la doctrine qui se développa plus tard en se rattachant à la philosophie d’Orphée, de Pythagore et de Platon, est en germe dans ses écrits ; et elle y est avec plus de force et d’éclat, quoique avec moins de subtilité et d’éru­dition que dans la plupart de ses successeurs. De Plotin, l’école tomba entre les mains de Por­phyre et de Jamblique, égaux ou supérieurs à Plotin en réputation et en influence, mais esprits d’un ordre inférieur qui mirent l’école d’Alexan­drie sur la voie du symbolisme, préférèrent la tradition à la dialectique, et commencèrent cette lutte impuissante contre le christianisme qui devait absorber les forces vives de l’école, et finalement amener sa ruine complète. Le fameux décret de Milan, qui changea la face du monde, est de leur temps (312). L’école prit, à partir de ce moment, un caractère tout nouveau ; elle re­présenta le monde grec, le paganisme, la philo­sophie, contre les envahissements du christia­nisme ; et telle était la rapidité des progrès de cette religion naissante, que les alexandrins se trouvèrent tout d’un coup réduits à une imper­ceptible minorité. Julien, qui sortit de leurs rangs pour succéder aux enfants de Constantin, s’épuisa vainement à lutter contre l’ascendant du chris­tianisme avec toutes les ressources de la puis­sance impériale. Les lettres, les mœurs et la philosophie de la Grèce qui avaient régné sur les patriciens vers la fin de la République et dans les plus beaux temps de l’Empire, n’arrivaient plus au peuple que transformées et renouvelées par l’esprit nouveau ; on ne voulait plus des anciens dieux ; les traditions mêmes étaient sans pouvoir. Rome dépossédée, avec son simulacre de sénat sans empereur, les sanctuaires violés, les ruses sacerdotales découvertes et livrées à la risée pu­blique; un Dieu dont le nom avait retenti à toutes les oreilles, qui occupait tous les esprits de sa majesté, et tous les cœurs des splendeurs de son culte et de la perfection de sa morale : c’était trop pour la force d’un empereur, et pour le génie d’une école de philosophes, obliges de prêcher au peuple un polythéisme qu’eux-mèmes désavouaient, de se retrancher derrière des sym­boles ou dangereux ou inutiles, et d’en appeler sans cesse à des traditions dont ils altéraient le sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de Julien fait embrasser le christia­nisme à toute son armée ; le monde entier est attentif aux querelles de l’arianisme et à l’hérésie naissante de Pélage. Clément d’Alexandrie, Ter— tullien, Origène, Lactance, Grégoire de Nazianze, S., Augustin, défendent, soutiennent, illustrent l’Église ; tandis que les philosophes, attachés à une cause désespérée, ne se recommandent plus à l’histoire que par d’utiles travaux d’érudition et d’infatigables commentaires. Proclus la relève ; le génie des premiers alexandrins revit en lui, mais ce n’est qu’un éclat passager. Proclus résume dans sa personne le caractère et les destinées de l’école ; avec lui tout semble s’anéantir. En 529, un décret de Justinien ferme les écoles d’Athènes. Les platoniciens exilés cherchent en vain un asile auprès de Chosroès. Damascius revient sur le sol de l’empire, et l’école, dont il est un des derniers représentants avec Philopon et Simpli­cius, s’éteint tout à fait vers le milieu du Xe siècle de notre ère.

Les philosophes qu’on a coutume de désigner sous le nom d’alexandrins ne furent pas les seuls néoplatoniciens de cette époque. Des tendances analogues se manifestent vers le commencement de notre ère chez des polygraphes, des philo­sophes et même des sectes entières. C’était l’es­prit du temps de recourir à une érudition sans critique, de rechercher ou de créer des analogies, de rapprocher toutes les civilisations et toutes les doctrines, de tenter enfin un compromis entre l’Orient et la Grèce, entre la religion et la science. Depuis la diffusion des lettres grecques Platon avait acquis une sorte de royauté intel­lectuelle ; mais le cadre de sa philosophie avait été singulièrement agrandi ; et dans ces doctrines compréhensives où les mythes de l’Inde se trou­vaient à l’aise, on ne retrouve plus les proportions sévères de la dialectique, et ce caractère divin d’enthousiasme et de mesure qui donne à la phi­losophie de Platon tant de noblesse et de gran­deur.

Alexandre en courant jette une ville sur les bords du Nil : à sa mort, ce fut la proie des , et bientôt le centre et la capitale d’un grand empire. Il n’y avait pour des Grecs que la Grèce et la Barbarie ; les Ptolémée se sentaient en exil, si la langue, les arts, les mœurs de la patrie n’étaient transplantés dans leurs États. Bien avant les temps historiques, l’Égypte avait fourni des colonies à la Grèce ; après tant de transformations glorieuses, la civilisation grecque se retrouva lace à face avec les mœurs immuables de l’Égypte. Elle fleurit et se développa dans Alexan­drie, à côté des croyances et des mœurs du peuple vaincu, qu’elle ne parvint pas à entamer. Le Musée fondé par Démétrius avec les trésors de Ptolémée Soter, la Bibliothèque bientôt en­combrée de richesses et qui déborda dans le où un second dépôt s’établit, les faveurs des rois qui, souvent, partagèrent les travaux du Musée, plus tard celles des empereurs romains jaloux d’encourager une compagnie d’historiens et de poètes, la munificence d’Auguste, l’insti­tution du Claudium par ce lettré imbécile qui eût tenu sa place parmi les grammairiens du Musée et ne fit que déshonorer la pourpre im­périale, le concours de tant d’hommes supérieurs, les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, toute cette splendeur, toute cette gloire attira l’attention du monde, sans triompher de l’indifférence et du mépris des Égyptiens. Les Grecs, au contraire, essentiellement intelligents, sans préjugés, sans superstition, ne purent ha­biter si longtemps le temple même de Sérapis sans contracter quelque secrète affinité avec ce vieux peuple ; leur littérature était celle d’une nation épuisée qui remplace la verve par l’éru­dition. L’étude enthousiaste et perséverante du passé les disposait, en dépit de l’esprit mobile et léger de la Grèce, à respecter les traditions, à chercher la stabilité. Par une pensée profon­dément politique, les Lagides avaient voulu que le chef du Musée fût toujours un prêtre. Avec cela, nulle intolérance : toutes les religions et tous les peuples avaient accès dans le Musée, les Juifs seuls en étaient exclus. Les Juifs eux-mêmes, quoique proscrits du Musée, affluaient à Alexan­drie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait alors, par un retour d’amour-propre national, à s’approprier toutes les richesses phi­losophiques de la Grèce, en les faisant dériver des livres de Moïse. Sur cette extrême frontière du monde civilisé, au milieu de ce concours inouï jusqu’alors, voués au culte des glorieux souvenirs de leur peuple, en même temps qu’i­nitiés à d’autres croyances et à, d’autres admi­rations, les Grecs, sans devenir Égyptiens ou bar­bares, apprenaient à concilier les traditions en apparence les plus opposées, à comprendre, à accepter l’esprit des religions et des institutions qu’ils avaient sous les yeux ; et le courant des événements les préparait ainsi peu à peu à cet éclectisme qui devint le caractère dominant de la philosophie alexandrine, quand lesDiorthontes et les Chorisontes eurent fait place aux disciples d’Ammonius et de Plotin.

11 est vrai qu’Alexandrie ne fut pas l’unique théâtre des travaux de la philosophie alexandrine ; mais elle en fut le berceau et en demeura le principal centre. Les institutions littéraires de Pergame, par lesquelles lesAttales avaient voulu rivaliser avec les Lagides, disparurent avec les Attales eux-mêmes, et Auguste donna leur bi­bliothèque pour accroître celle du Sérapéum. Les chaires dotées par Vespasien et par Adrien dans plusieurs grandes villes de l’empire avaient pour objet l’enseignement littéraire et non la philosophie. Rome n’était pas un séjour où l’on pût cultiver la philosophie en paix. Si Plotin y trouva du crédit et de la considération. Néron, Vespasien, Domitien y suscitèrent de véritables persécutions contre les philosophes. Une seule école fut la rivale d’Alexandrie, l’école d’Athènes, où les chaires fondées parMarc-Aurèle ramenèrent l’élite delà jeunesse romaine ; mais Athènes et Alexandrie relevaient l’une et l’autre de la doc-trine de Plotin, le même esprit les animait. D’ailleurs si l’on excepte Syrien, Proclus, et Ma­rinus, l’étude de l’éloquence et des lettres do­minait surtout à Athènes : la philosophie avait son centre à Alexandrie. Au vic siècle, l’école revint périr obscurément sur les lieux où Am— monius l’avait fondée, où Hiéroclès, Enée de Gaza, Olympiodore, Hypatie, Isidore même, transfuge à Athènes, l’avaient illustrée. C’était là que les premiers chrétiens avaient fondé le Didascatée et l’un des trois grands sièges épiscopaux de l’Église naissante ; c’était là que le polythéisme devait triompher ou périr.

Le premier caractère de la philosophie des alexandrins, le plus frappant et aussi le plus exté­rieur, c’est l’éclectisme. Ce fut, en effet, la pré­tention avouée de cette école, de réunir en un vaste corps de doctrine la religion et la philo­sophie, la Grèce et la mythologie orientale. Pour ces esprits, dont l’unique soin était de tout dé­couvrir et de tout comprendre, les différences ne furent que des malentendus ; il n’y avait plus de secte ; toutes ces querelles entreprises pour main­tenir la séparation entre les dogmes de diverses origines ne semblaient qu’une preuve d’igno­rance, des préjugés étroits, l’absence même de la philosophie. Au fond, le genre humain n’a qu’une doctrine, moitié révélée, moitié décou­verte, que chacun traduit dans sa langue parti­culière et revêt des formes spéciales qui con­viennent à son imagination et à ses besoins : celui-là est le sage, qui découvre la même pensée sous des dialectes divers, et qui, réu­nissant à la fois la sagesse de tous les peuples, n’appartient à aucun peuple, mais à tous, qui se fait initier à tous les mystères, entre dans toutes les écoles, emploie toutes les méthodes, pour retrouver en toutes choses, par l’initiation, par l’histoire, par la poésie, par la logique, le même fonds de vérités éternelles.

Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexan­drins un syncrétisme aveugle. S’ils ont poussé à l’excès leur indulgence philosophique et reçu de toutes mains, quelquefois sans discernement, ils n’en connaissaient pas moins la nécessité d’un contrôle. Nous avons de Plotin une réfutation en règle du gnosticisme dans laquelle il déploie un sens critique et une vigueur d’argumentation dignes des écoles les plus sévères. Amélius écrivit quarante livres contre Zostrianus et fit un paral­lèle critique des doctrines de Numénius et de Plotin. Porphyre réfuta le περί Ψυχής, et dé­montra que les livres attribués à Zoroastre n’é­taient pas authentiques. Il se rencontre parmi eux de véritables détracteurs d’Aristote. Il est vrai que leur qualité de platoniciens pouvait les ranger parmi les adversaires du péripatétisme ; mais, s’ils sont platoniciens, c’est une preuve de plus qu’ils n’acceptent pas toutes les traditions au même titré, et qu’ils se rattachent à une école dogmatique, au moins par leurs intentions et leurs tendances générales.

S’ils sont à la fois Grecs et barbares, philoso­phes et prêtres, la Grèce et la philosophie domi­nent, et surtout la philosophie platonicienne. Puisqu’ils voulaient allier toutes les doctrines et pourtant se rattacher principalement à l’es­prit d’une certaine école, l’Académie seule leur convenait : c’est dans l’histoire philosophique de la Grèce, l’école qui prête le plus à l’enthou­siasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils ? Le côté le plus vague et le plus mystérieux, ce que l’on pourrait appeler le platonisme pytha— gorique. Les symboles pythagoriciens leur ser­vaient en quelque sorte de lien entre la dialectique et l’inspiration, entre la cosmogonie du Timée et celle des Mages.

Enfin l’autorité même de Platon, quoique cer­tainement prédominante, n’est pas souveraine parmi eux. Plotin répétait pour lui-même le fa­meux Amicus Plato. On connaît ce mot de Por­phyre, cité par S. Augustin (de Red. an. lib. I), que le salut, τήν σωτηρίαν, ne se trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la disci­pline des gymnosophistes et des brahmanes, ni dans le calcul des Chaldéens, et qu’il n’y en a aucune trace dans l’histoire. Rien n’est plus propre à exprimer la véritable nature de cet éclectisme que la division presque constamment employée par les professeurs alexandrins dans leurs leçons publiques : εϊ αληθώς, εί ίΐ/ατονικώς, au point de vue de la vérité, au point de vue de Platon.

Ils nous ont laissé plus de commentaires et d’expositions historiques que de traités de philo­sophie proprement dite. Cependant les plus émi­nents d’entre eux ont une doctrine qui leur est propre^ et il ne faut pas oublier que celui qui interprete mal une theorie, est en réalité un in­venteur, tandis qu’il croit n’être qu’historien. D’ailleurs les commentaires alexandrins ne sont pas, comme ceux d’Alexandre d’Aphrodise, un simple secours à l’intelligence du lecteur, pour rendre plus accessibles les difficultés du texte ; ce sont presque toujours les mémoires philoso­phiques de celui qui les écrit, et il y entasse, à propos des opinions de son auteur, outre toute l’érudition qu’il a pu recueillir, les idées, les sentiments et les systèmes qui lui appartiennent en propre. Le rôle d’historiens ou de disciples ne suffit pas à des hommes tels que Plotin ou Proclus. A côté de leur respect pour la tradition, et surtout pour la tradition platonicienne, quelle fut donc la méthode de philosopher des alexan­drins ?

Cette méthode est double ; elle commence par la dialectique et finit par le mysticisme. Il ne faut pas tenir compte des intelligences de second ordre, qui n’ont qu’une importance historique et ne servent qu’à transmettre, en les altérant, les traditions communes d’un maître à un autre. Ceux-là, comme il arrive, ont pris l’excès pour la force, et se sont lancés d’un bond aux extrémités ; mais les premiers maîtres alexandrins, ceux qui ont imprimé un caractère à toute cette philoso­phie, ne se sont pas jetés de prime abord dans l’illuminisme ; ils y sont arrivés après expérience faite de l’impuissance vraie ou prétendue de la raison.

Platon connaissait et appliquait à merveille le procédé de la dialectique, mais il n’en compre­nait pas la nature ; et c’est la source des erreurs qui les ont tant troublés, lui, Aristote et leurs successeurs, et qui ont fini par jeter les alexan­drins dans le mysticisme.

Après avoir établi que l’objet de la science ou l’intelligible est le général, et que le multiple ou le divers n’est qu’une ombre ou un reflet de la réalité, Platon s’attache à construire cette grande échelle hiérarchique dont l’unité absolue occupe le sommet, à titre de dernier universel, et qui a pour base ce monde de la diversité et du changement dans lequel nous sommes plon­gés ; mais ne comprenant pas que dans l’opéra­tion difficile que notre esprit accomplit pour al­ler de ce qui est moins à ce qui est plus, il puisse avoir à éliminer ses propres illusions, et à rendre de plus en plus claire et manifeste, par ces éliminations toutes subjectives, la per­ception d’une réalité conçue dès l’origine à tra­vers un nuage, il prend tous ces états intermé­diaires de nos conceptions pour des entités successivement perçues, et leur donne une réa­lité objective, c’est-à-dire qu’il fait de toute con· ceplion générale un individu, un type : de là tout son monde chimérique, et l’erreur con­stante de ceux qui sont venus après lui et se sont nommés les réalistes. Les nominalistes, au contraire, comprenant bien qu’il ne faut pas mettre la logique à laplace de la métaphysique, ni prendre pour des réalités de différents ordres les phases successives de nos conceptions, ont eu le tort d’envelopper le terme final dans la proscription des moyens, et d’assimiler l’unité substantielle vers laquelle se meut la dialecti­que avec ces unités genériques qu’elle rencontre en chemin et que Platon prenait pour des exis­tences concrètes et individuelles. Quand des mains de Platon la dialectique passa à des philo­sophes de décadence, cette sorte de puissance créatrice accordée à la logique produisit néces­sairement deux résultats en apparence opposés, mais qui dans le fond n’en sont qu’un : la multi­plication indéfinie des êtres suivant le plus ou moins de subtilité des philosophes, et une faci­lité extrême à combler les intervalles par des universaux intermédiaires, à produire des trans­formations et des identifications qui sont le grand chemin du panthéisme. Un troisième résultat non moins important de la méprise des platoni­ciens qui croyaient n’arriver à l’idée de Dieu qu’à travers toute cette armée d’intelligibles, et ne s’apercevaient pas que cette idée, au con­traire, était leur point de départ, c’est que leur Dieu, nécessairement conçu comme le terme d’une série, devait rentrer dans le terme géné­ral de la série, tandis que, par la condition même du procédé dialectique, il y échappait. De là l’o­bligation où se crurent les alexandrins de créer deux mondes distincts et cependant nécessaires l’un à l’autre : l’un qu’ils regardèrent comme le véritable ordre rationnel, et qui n’était que le produit illégitime de la dialectique ; l’autre où ils pénétraient par l’extase, et qu’ils croyaient supérieur à la raison, quoiqu’il ne fût que la rai­son elle-même, mal comprise et défigurée, éle­vée au-dessus d’une raison imaginaire. Ils étaient précisément dans le cas de ces métaphysiciens dont parle Leibniz, qui ne savent ce qu’ils de­mandent, parce qu’ils demandent ce qu’ils savent. La raison considérée comme existant d’abord sans Dieu, ne pouvait plus leur donner Dieu sans se ruiner et se confondre elle-même. Platon et les alexandrins tournèrent la difficulté de deux façons très-difTérentes : Platon s’arrêta au mo­ment où la contradiction allait s’introduire en­tre la série qu’il abandonnait et l’idée nouvelle qu’il voyait prête à sortir de l’énergie de la mé­thode dialectique. Il aperçut cet être supérieur à l’être, cette unité antérieure à l’immensité de temps et d’espace, dans laquelle l’équation im­médiate et la possession présente et absolue de toutes les virtualités produit l’immutabilité par­faite^ et qui est la suprême entéléchie ; mais il ne fit que l’entrevoir comme dans un rêve, et s’en tint à ce Démiurpe du Timée, qui existe avant le monde, qui refléchit en le produisant, qui délibère, qui se réjouit, qui gouverne ; un Dieu mobile enfin, quoiqu’il soit lui-même le principe de son mouvement, et par consé­quent, comme le démontre Aristote, un Dieu secondaire. Les alexandrins, au contraire, admi­rent sans hésiter l’unité et l’immutabilité par­faite ; mais cette unité des alexandrins, supé­rieure à l’être par l’élimination de l’être, au lieu d’être seulemont supérieure aux conditions de l’être fini, n’est plus qu’une conception abstraite et stérile, qui couronne, il est vrai^ l’édifice ar­bitraire de la dialectique, mais qui, transportée dans le monde, y demeure à jamais separée de tout ce qui est réalité et vie.

C’est en vain que pour faire de ce néant la

source de l’être, ils l’unissent à des hypostases dont en même temps ils le séparent. Partie que la rigueur de la méthode dialectique exige un seul Dieu, et un Dieu parfaitement un ; parce que la raison humaine, de son côté, ne souffre point que le principe suprême soit dépourvu d’intelligence ; et y fait pénétrer avec la pensée une dualité veritable ; parce qu’enfin la contin­gence du monde entraîne dans le Dieu du monde une faculté productrice, et que cette faculté, in­compatible avec l’unité absolue, n’est pas donnée dans la conception pure de l’intelligence pre­mière, ils croient répondre à tout. en échelonnant, pour ainsi dire, l’un au-dessus de l’autre, le Dieu des écoles de physiciens, celui de Platon et ce­lui des Éléates, et en essayant de sauver le prin­cipe de l’unicité par l’importation des mystères inintelligibles de l’Inde. Mais quand on leur ac­corderait, tantôt que ces trois Dieux sont dis­tincts, et tantôt qu’ils ne le sont pas, quand on ferait cette violence à la raison humaine, qu’au­raient-ils gagné en définitive ? Si le monde est expliqué par la seconde hypostase, jamais la se­conde ne le sera par la pfëmière. Ils ont beau identifier ainsi l’un et le multiplier sans le trans­former, cette contradiction même ne les sauve pas, et toutes les difficultés subsistent.

Le mysticisme des alexandrins n’est donc qu’une illusion et ses résultats sont entièrement chimé— riques. Leur point de départ les condamnait ou à s’arrêter sans motif, comme Platon, ou à se perdre dans l’extravagance en allant jusqu’au bout, comme les Éléates. Ce mysticisme et ces hypostases par lesquelles ils croient pouvoir re­descendre de cette unité morte où les a menés la dialectique, au monde et à la vie qu’ils veu­lent retrouver, ne sont que des fantômes par les­quels ils cherchent à se tromper sur leur propre misère. Leur réminiscence n’est pas réminis­cence : leur unification ne détruit pas l’altérité. Ce qu ils croient retrouver dans leurs souvenirs, ils i’ont sous les yeux ; ce qu’ils croient ne pou­voir posséder que dans l’expiration de leur per­sonnalité, ils le voient face à face, εν έτερό— τν η. A qui sait que l’idée de Dieu éclaire et con­stitue la raison humaine, la réduction des idées rationnelles est immédiate, et le mysticisme est superflu.

La philosophie de Platon, en s’arrêtant au Dé­miurge, donnait au monde un roi et un père, et faisait de la cause première, une cause analo­gue à celle que nous sommes, et, par conséquent, intelligente et libre. La théologie naturelle et la métaphysique, dans un tel système ; venaient en aide à la morale ; et si dans les spéculations de Platon sur la vie future on ne rencontre rien de précis et de déterminé sur la nature des pei­nes et des récompenses, le fait d’une rémunéra­tion et la persistance de la personnalité humaine ne sont jamais mis en doute. Le dogme même delà métempsycose, quand on le prendrait au sé­rieux, ne détruirait après la mort que l’identité personnelle, et non l’identité substantielle. Dans cette vie, la personnalité humaine est respectée, même dans les plus vives ardeurs de l’amour platonique, et le caractère de la philosophie alexandrine, qui se prétendit héritière de l’Aca— démie, rena très-remarquable la théorie de Pla­ton sur la poésie et la subordination constante dans ses écrits de la faculté divinatoire à l’intel­ligence. 11 suit de cette théorie de Platon sur Dieu et sur l’àme humaine, que son Dieu est un Dieu à l’image de l’homme : il n’est donc pas en dissentiment absolu avec la mythologie ; et s’il proscrit les récits des poètes et le polythéisme dans son sens grossier, il conserve, en l’idéali sant, le Dieu suprême du paganisme, divwn pa­ter atcjue hominum rex. Les alexandrins, àü contraire, avec leur première hypostase, admet­tent un Dieu inconditionnel dans lequel ils ne savent plus retrouver ni intelligence, ni liberté, ni efficace ; ainsi au sommet des êtres point de personnalité ; dans le monde, ils ne conservent pas même l’identité des substances, et font sans cesse absorber la substance inférieure par la substance supérieure ; loin de conserver après la mort l’identité personnelle, toute leur mé­thode, toute leur morale, tendent à la détruire dès à présent, et à produire l’unification immé­diate par l’exaltation de Ya/fectus. Aussi, quand ils nomment les divinités mythologiques et intro­duisent des prières, des expiations, des cérémo­nies, semblent-ils n’emprunter que les noms des dieux sans aucun de leurs attributs, à peu près comme Aristote, qui ne laissait subsister d’au­tres divinités inférieures que les astres. Quel­quefois ils restent fidèles à ce symbolisme ab­solu, et l’on trouve même dans Porphyre des explications de la grâce et de la prière, analo­gues à celles que donne Malebranche quand il veut sauver l’immutabilité de Dieu ; mais le plus souvent ils cherchent à accepter ces divini­tés d’une façon plus littérale, en leur donnant une existence individuelle, personnelle. Ils ne reviennent pas sans doute, si ce n’est poétique­ment et par allégorie, à la mythologie d’Homère ; mais ils adoptent celle du Timee. Il s’établit ainsi dans l’ecole une sorte de lutte entre deux principes opposés : quelques maîtres s’attachent à la personnalité et à la liberté, et veulent les trouver à tous les degrés de l’être, en Dieu d’a­bord, puis dans toutes les émissions hypostati— ques, et dans l’homme ; d’autres livrent tout à l’action nécessaire de la nature dans chaque être et à des impulsions irrésistibles ; la plupart se tourmentent pour réunir les deux points de vue, et déjà Plotin, au début de l’école, se con— treait à chaque pas. Le point de vue qui semble dominer dans les divers systèmes est celui-ci : tout être intermédiaire entre le premier et le dernier a une faculté qui le rattache à ce qui précède, et une autre à ce qui suit : la première, est l’amour, l’aspiration, dont le but est l’unifi­cation ; la seconde est l’irradiation ou émission hypostatiquej dont l’effet est la constitution d’hy— postases inférieures, et l’augmentation de la multiplicité. La faculté de produire est un prin­cipe d’erreur et de chute qui appartient à l’ordre nécessaire et fatal ; la faculté de remonter et de s’unir est un principe de grandeur et d’amélio­ration qui appartient à l’ordre de l’amour et de l’intelligence : c’est en lui que réside la liberté, si elle peut être quelque part ; et dans tous les cas, cette liberté périt dès que l’unification est produite, et, par conséquent, elle n’est tout au plus qu’une forme transitoire de cette vie d’é­preuves.

Ce qui trouble ainsi profondément les alexan­drins, c’est leur mysticisme. Ils portent la peine + d’avoir reconnu l’existence d’une faculté intui­tive supérieure à la raison ; la force active et intelligente qui a conscience d ? elle-même, qui se gouverne elle-même, qui se possède enfin, après avoir cru réaliser de bonne foi une abdication impossible, fait irruption de tous les côtés et cher­che à se ressaisir elle-même. La liberté, la raison font effort pour rentrer dans la psychologie, dans la métaphysique, dans la théodicée ; et, comme on a d’abord détourné les yeux du Dieu infini­ment infini dont la réalité se fait sentir à notre raison dans ses plus secrets sanctuaires, on ne parvient pas à se tenir dans cette conception d’un Dieu abstrait et insignifiant qu’on a mis à

la place du Dieu véritable, et l’on retombe 5 chaque pas dans l’idée païenne d’un Dieu gros-., sier, fabriqué à notre image, et d’une mytholo­gie qui trompe ies esprits vulgaires en mettant au moins un simulacre de puissance et de vie entre Dieu et nous.

Au milieu de cette lutte entre deux esprits op­posés, une pensée consolante, c’est que la morale de l’école demeura constamment pure. L’élé­vation et la noblesse des idées de Plotin furent transmises à ses successeurs. Porphyre menait une vie ascétique ; sur ce point l’influence de Platon resta souveraine, sinon toujours dans la pratique, du moins dans la théorie. Plusieurs revenaient même aux anciennes règles de l’in­stitut pythagorique : on racontait des merveilles+ de la discipline des mages ; plus d’une secte philosophique de cette époque affectait une sévé­rité de mœurs égale aux règles monastiques des observances les plus étroites que l’on trouve dans l’Église chrétienne. On faisait ouverte­ment la guerre au corps, on aidait la réminis­cence par des pratiques ; on voulait reconquérir de vive force la béatitude perdue, et, quoique dans un corps, mener déjà une vie angélique, ·1· βίο ; αγγελικό ; έν τω σώματι.

Les chrétiens réussissaient mieux que les phi­losophes dans ces voies d’austérité ; la raison en est toute simple : ils avaient une règle de foi et de conduite ; ils avaient une espérance détermi­née, certaine, et, sauf les mystiques propre­ment dits, n’aspiraient pas. comme les platoni­ciens, à se confondre dans une nature supérieure Cette différence entre les chrétiens et les philo­sophes était une des grandes douleurs de Julien ; et ce fut sans doute une des causes de son im­puissance. Au reste, il est assez remarquable que ces éclectiques intrépides, qui luttèrent si longtemps contre le christianisme, ne cherchè­rent pas à le détruire en l’absorbant. Les pré­tendues imitations du christianisme par l’écoie néoplatonicienne ou du néoplatonisme par les chretiens, ne sont le plus souvent que le résul­tat d’une même influence générale qui agissait sur des contemporains. Les rapprochements que l’on a voulu faire du mystère de la sainte Tri­nité avec les trois personnes ou hypostases du Dieu de l’école, sont des analogies tout extérieu­res, et la différence des doctrines est si profonde, qu’elle exclut de part et d’autre toute idée d’em­prunt. Il n’en est pas de même sur quelques points de discipline, ou sur quelques opinions plus essentiellement philosophiques ; ces com­munications sont naturelles, nécessaires : un système de philosophie modifie toujours les doc­trines rivales ou ennemies. Il y avait d’ailleurs des apostasies et des conversions ; il y avait de nombreuses et importantes hérésies dont l’ori­gine était évidemment philosophique, et qui, pa.· conséquent, avaient pour résultat de faire discu­ter une thèse philosophique en plein concile Mais à l’exception de cette influence que l’on exerce et que l’on subit, pour ainsi dire, à son insu, il n’y a pas eu de parti pris de la part des alexandrins de faire entrer les dogmes chrétiens dans leur éclectisme. Quand ils l’auraient voulu, l’Église chrétienne possédait un caractère qui la séparait éternellement de toute philosophie : elle était intolérante. Elle devait l’être : une religion tolérante, en matière de dogme, se déclare fausse par cela même ; et de plus, elle perd sa sauvegarde, ce qui fonde et assure son unité. La religion, qui repose sur l’autorité, doit se croire infaillible et se montrer intolérante, ex­clusive en matière de foi. La philosophie vit de liberté, et il est de son essence d’être com­préhensive : le tort de l’école d’Alexandrie estde l’avoir été trop ; elle a pèche par excès en tout.

Les principes philosophiques de cette école la menaient tout droit à des contradictions qui de­vaient l’épuiser. Le rôle qu’elle prit, après Plo­tin, l’adversaire déclaré du christianisme, ne fit que retarder et en même temps assurer sa chute. Le polythéisme, dont personne ne voulait plus et qu’ils transformèrent en symboles, fut pour eux un obstacle et non un secours. Le philosophe n’a pas besoin de symboles ; le peuple ne les entend pas. Il les reçoit, mais grossièrement, sans in­terprétation. 11 n’y a pour lui ni symboles, ni éclectisme, ni tolerance philosophique. Cette es­pèce d’originalité qui consiste à n’en point avoir le touche peu ; il lui faut un drapeau et des en­nemis. On ne le remuera jamais que par ses pas­sions ; il n’y a pas d’autre anse pour le prendre. Les alexandrins auraient dû se renfermer dans la spéculation : le rôle de philosophes leur allait ; ils se sont perdus pour avoir essayé celui d’apôtres. De tous les empereurs, ce n’est pas Justinien qui leur a fait le plus de mal ; c’est Julien.

Les alexandrins se sont donné leur rôle et leur caractère historique ; ils l’ont choisi, ils l’ont créé avec réflexion et intelligence ; ils ne l’ont pas reçu de l’inspiration ou des circonstances ; ils l’ont accommodé aux circonstances de leur temps. Possédés à la fois de ce double esprit qui fait les superstitieux et les incrédules, disci­ples soumis jusqu’à l’abnégation, frondeurs in­trépides jusqu’au sacrilège, absorbant toutes les religions, mais pour les dénaturer, les suppri­mer et n’en garder que l’enveloppe utile à leurs desseins, profonds politiques sans habileté véri­table, imposteurs maigre la sincérité de leurs vues, souvent trompés en dépit de leur pénétra­tion, ils avaient beau connaître à fond tous les maux et tous les remèdes, tant de science leur portait préjudice. Ils poussaient la prévoyance et l’habileté jusqu’à cet excès où elle est nuisi­ble ; ils voulaient à eux seuls rassasier ces deux besoins qui partagent les hommes : le besoin de croire aveuglément, le besoin de voir évidem­ment. Ils ne savaient pas qu’à force de tout am­nistier, on perd le sentiment même de l’histoire et cet emportement nécessaire en faveur d’un principe ou d’une doctrine, qui seul donne de l’énergie et imprime un caractère. Il est peut— être beau de n’avoir aucun parti ; mais alors il faut renoncer à l’influence.

Consultez, pour l’école en général, l'Histoire critique de l’éclectisme, ou des nouveaux pla­toniciens, 2 vol. in-12, 1766 (sans nom d’auteur et sans indication du lieu de la publication), par l’abbé Maleville. — Matter ? Histoire de l’école d’Alexandrie, 3e édition, in-8. Paris, 1840. — Sainte Croix, Lettre à M. du Tlieil sur une nou­velle édition de tous les ouvrages des philoso­phes éclectiques, in-8, Paris, 1797. — Meiners, Quelques considérations sur la philosophie néo— plat., in-8, Leipzig, 1782 (en ail.). — Emm. Fichte, de Philosopliiœ novœ platonicœ origine, in-8, Berlin, 1818. — Bouterweck, Philosopho­rum alexandrinorum ac neoplalonicorum re­censio accuratior, dans les Mémoires de la Société de Goëttingue. — Olearius, Dissert, de philosophia eclectica. dans sa traduction latine de l’Histoire de la philosophie de Stanley, p. 1205.

  • Fulleborn, dans le 3’“· cahier de son recueil.
  • Mosheim, Diss. hist. ecclés., t. I, p. 85. — Keil, de Causis alieni platonicorum recentio— rum a religione christiana animi, in-4, Leip­zig, 1785. — A. Berger, Proclus, exposition de so doctrine, thèse, gr. in-8", 1840.— J. Simon, Histoire de l’école d’Alexandrie, 2 vol. in-8, Pa­ris, 1845. — E. Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, 3 vol. in-8, Paris, 1846— 1851. — Barthélémy Saint-Hilaire, de l École d’Alexandrie. 1 vol. in-8, Paris, 1845.— L’abbé Biet, Essai historique et critique sur l’école juive d’Alexandrie, Paris, 1853, in-8. — Voy. les articles spéciaux consacrés aux principaux philosophes alexandrins.J. S.

ALEXINUS d’Elis. Il vivait au commence­ment du iiic siècle avant l’ère chrétienne. Il ap­partenait à l’école mégarique, non pas tant par lui-même que par son maître Eubulide ; car il a cherché à fonder à Olympie une école nouvelle qu’il appelait par anticipation l’école olympique. Mais cette tentative, dont le but et le caractère scientifique nous sont restés inconnus, échoua misérablement, et Alexinus lui-même périt en se baignant dans l’Alphée. Tel était chez ce philosophe l’amour de la discussion, que, par ironie, on a changé son nom en celui d’Elenxinus (Έ).εγξϊ— νος). Il soutenait contre le fondateur du Porti­que une polémique très-ardente dont un seul trait nous a été conservé par Sextus Empiricus {.Adv. Malhem.j lib. IX, p. 108, éd. de Genève). Zénon, sous pretexte qu’on ne peut rien conce­voir de meilleur et de plus parfait que le monde, voulait qu’on reconnût en lui un être doué de raison ; Alexinus montrait parfaitement le ridi­cule de cette opinion en demandant pourquoi, par suite du même principe, le monde ne passe­rait pas aussi pour grammairien, pour poète, et pourquoi enfin on ne lui accorderait pas la même habileté dans les autres arts et dans les autres sciences. Alexinus, d’après ce que nous raconte Eusèbe (Prœp. evangel., lib. XV, c. ii), ne traitait pas mieux les doctrines d’Aristote. Outre les passages que nous venons de citer, voy. Diogène Laërce, liv. Il, c. cix et ex ; Sex­tus Empiricus, Adv. Malhem., lib. VII, p. 13, et la dissertation de Deyks, sur l’école mégarique en général.

ALFARABI, voy. FarabI.

ALGAZEL. voy. Gazali.

ALIÉNATION MENTALE, voy. FOLIE.

ALKENDI. voy. Kendi.

ALLEMANDE (Philosopiiie). La philosophie allemande commence avec Kant. Leibniz appar­tient au cartésianisme dont il est le dernier re­présentant. La philosophie française du xvm° siè­cle, accueillie à Berlin à la cour de Frédéric, exerça peu d’influence sur l’Allemagne et ne jeta pas de profondes racines dans cette terre classique du panthéisme et de l’idéalisme. Kant opéra en philosophie la même révolution que Klopstock, Goethe et Schiller en littérature. Il fonda cette grande école nationale de profonds penseurs qui compte dans ses rangs Jacobi, Fichte, Schelling et Hegel. En même temps, il ferme le xviiic siècle et ouvre le xix°. Pour com­prendre sa réforme, il faut la rattacher à ses antécédents ; car, loin de renier ses devanciers et l’esprit des écoles qui l’ont précédé, Kant ra­mène la philosophie moderne dans la voie d’où elle n’aurait pas dû sortir ; il la repla e à son point de départ, et s’il a été surnommé le se­cond Socrate, on aurait pu l’appeler le second Descartes.

Descartes avait donné pour base à la philoso­phie l’étude de la pensee ; mais, infidèle à sa propre méthode, au lieu de faire l’analyse de l'intelligence et de ses lois, il abandonna la psychologie pour l’ontologie, l’observation pour le raisonnement et l’hypotlièse. En outre, parmi les idées de la conscience, il en est une qui le préoccupe et lui fait oublier toutes les autres, l’idée de la substance. Ce principe développé par Spinoza engendre le panthéisme et devient la théorie de la vision en Dieu de Malebrauche, ce

panthéisme déguisé. Une autre branche de la philosophie du xvue siècle, l’école de Locke, s’attachant au côté de la conscience négligé par Descartes, à l’élément empirique, et méconnais­sant le caractère des idées de la raison, produit le sensualisme. Leibniz se place entre les deux systèmes, combat leurs prétentions exclusives, et faisant la part de l’expérience et de la raison, essaye de les concilier dans un système supé­rieur. Mais il ne maintient pas la balance égale:il incline vers l’idéalisme, et s’abandonne lui— même à l’hypothèse. Le système des monade* et de l’harmonie préétablie, malgré la notion su périeure de la force et de la multiplicité dans l’unité, a l’inconvénient de reproduire quelques— unes des conséquences de l’idéalisme cartesien et de revêtir une apparence hypothétique, ce qui le fait rejeter sans examen par le xvme siè­cle. Wolf a beau lui donner une forme régu­lière et géométrique, aux yeux d’hommes tôut préoccupés danalvse et d’expérience, il n’est que le rêve d’un nomme de génie. Cependant le sensualisme de Locke, développé et simplifié par Condillac, porte ses fruits, le matérialisme et le scepticisme. En Angleterre, Berkeley, par­tant de l’hypothèse de la sensation et de l’idée représentative, nie l’existence du monde exté­rieur. Hume, plus conséquent encore et plus hardi, attaque toute vérité et détruit toute exis­tence ; il anéantit à la fois le monde extérieur et le monde intérieur, pour ne laisser subsister que de vaines perceptions sans objet ni réalité. 11 essaye d’ébranler en particulier le principe de causalité qui est la base de toute croyance et de toute science. L’école écossaise proteste au nom du sens commun et de l’expérience contre tous ces résultats de la philosophie du χντΓ et du xvine siècle. Elle s’efforce de ramener la phi­losophie à l’observation de la conscience et à la psychologie expérimentale ; mais elle montre dans cette entreprise plus de bon sens que de génie, plus de sagesse que de profondeur. Elle s’épuise dans l’analyse d’un seul fait interne, ce­lui de la perception. Elle effleure ou néglige les idées de la raison, qu’elle se contente d’éri— er en principes du sens commun. Refusant’aborder les grandes questions qui intéressent l’homme, elle se confine dans les régions infé­rieures ae la psychologie, et par là se sent in­capable, non-seulement de faire faire un grand pas à la science, mais de juger les systèmes du passé.

Tel était l’état de la philosophie en Europe, au moment où parut Kant; ce grand penseur, voyant l’incertitude et la contradiction qui ré­gnaient entre les systèmes des philosophes, en rechercha la cause, et la trouva dans la mé­thode qu’ils avaient suivie. Tous, s’attachant à

  1. 'objet de la connaissance et poursuivant la so­lution des plus hautes questions que puisse se

3DICT PHILOS[toser l’intelligence humaine, telles <jue celles de’existence de Dieu, de la spiritualité de l’àme et de la vie future, ont oublié le sujet même qui donne naissance à tous ces problèmes, savoir:l’esprit humain, la faculté de connaître, la rai­son. Ils ont négligé de constater ses lois, les conditions nécessaires qui lui sont imposées par sa nature, les limites qu’elle ne peut franchir, les questions qu’elle doit s’interdire, afin de s’é­pargner de vaines et stériles recherches. Voilà ce qui a perpétué sans fruit les débats et les dis­putes entre les philosophes. Il faut donc rame­ner la philosophie à ce point de départ, abandon­ner l’objet de la connaissance pour s’attacher à la connaissance elle-même; analyser sévèrement ses formes et ses conditions, determiner sa por­tée et ses véritables limites. Pour cela on doit écarter avec soin tout ce qui n’est pas la con­naissance elle-même, tout élément étranger. Par là on pourra fonder une science indépen­dante de toutes les autres sciences, une science qui ne reposera que sur elle-même, et dont la certitude sera égale à celle des mathématiques, puisqu’elle ne renfermera que les notions pures de l’entendement. La métaphysique sera enfin assise sur une base solide, et, les conditions de la certitude étant fixées, le scepticisme sera dé­sormais banni de la philosophie. Cette méthode renversera bien des prétentions dogmatiques, elle détruira bien des opinions et des arguments célèbres, mais elle les remplacera par des prin­cipes inébranlables, à l’abri des attaques du doute et du sophisme.

Tel est le projet hardi que conçut Kant et qu’il réalisa dans son principal ouvrage dont le titre seul annonce l’esprit et le but de cette ré­forme:la Critique de la raison pure.

Dans la Critique de la raison pure, Kant pro­cède d’abord à l’analyse des notions de l’espace et du temps, qu’il appelle les formes de la sensi­bilité. Il es separe avec une admirable rigueur de toutes les perceptions sensibles avec lesquel­les on les a confondues ; il fait ressortir leur ca­ractère de nécessité et d’universalité; puis, ap­pliquant la même méthode à la faculté de juger et aux principes de l’entendement, il fait l’ana­lyse de nos jugements. Il reprend le travail d’A­ristote sur les catégories, il le complète et le simplifie, lui donne une" forme plus systémati­que ; enfin, il aborde la raison elle-même, la fa­culté qui conçoit l’idéal. Après l’analyse vient la critique. Ces idées et ces principes de la raison une fois énumérés et classés, Kant se demande quelle est leur valeur objective. Ces idées ont-elles hors de notre esprit un objet réel qui leur corres­ponde, ou ne sont-elles que les lois de notre in­telligence, lois nécessaires, il est vrai, qui gou­vernent nos jugements et nos raisonnements, mais n’existent qu’en nous et sont purement subjectives ? C’est dans ce dernier sens que Kant résolut le problème. Selon lui. les objets de toutes ces conceptions, l’espace, le temps, la cause éternelle et absolue, Dieu, l’âme humaine, la substance matérielle même, ne sont que de simples formes de notre raison et n’ont pas de réalité hors de l’esprit qui les conçoit. Ainsi, après avoir si victorieusement réfuté le sensua­lisme, après avoir fondé un idéalisme qui re­pose sur les lois mêmes de l’intelligence hu­maine, Kant aboutit au scepticisme sur les objets qu’il importe le plus à l’homme de connaître, Dieu, l’âme humaine, la liberté ; il se plaît à mettre la raison en contradiction avec elle— même sur toutes ces questions, dans ce qu’il ap­pelle les antinomies de la raison. Lui enfin qui avait entrepris sa réforme pour s’opposer au progrès du scepticisme et le bannir pour ja­mais de la science, il se trouve qu’il lui a con­struit une forteresse inexpugnable dans la science même. Kant vit bien ces conséquences, et il re­cula effrayé devant son œuvre ; son sens moral surtout en fut révolté. Aussi, changeant de point de vue et se plaçant sur un autre terrain, il cherche à relever tout ce qu’il a détruit, à l’aide d’une distinction qui a fait plus d’honneur à son caractère qu’à son génie. Il distingue deux rai­sons dans la raison:l’une théorique, qui s’oc­cupe de la vérité pure et engendre la science ; l’autre pratique, qui gouverne la volonté et pié— side à nos actions. Or, tout ce que la raison spéculative révoque en doute ou dont elle nie l’existence, la raison pratique l’admet et en af­firme la réalité. Kant, sceptique en théorie, re­devient dogmatique en morale ; il y a en lui deux philosophes, dans sa philosophie deux sys­tèmes. Dieu est révélé par la loi du devoir, il apparaît comme le représentant de l’ordre moral etie principe de la justice. La liberté de l’homme et l’immortalité de l’âme sont également deux postulais de l’idée du devoir.

On sent bien qu’une pareille doctrine avec les conséquences qu’elle renferme, et qui ne pou­vaient manquer d’être dévoilées, ne devait pas se faire admettre sans combat et sans essuyer de vives attaques. A la tête des adversaires de Kant se placèrent trois hommes d’un esprit supérieur et dont le nom est illustre dans la science et dans la littérature, Hamann. Hcrder et Jacobi.

La philosophie de Kant, qui repose sur l’ana­lyse des formes de la pensee, a son point de dé­part dans la réflexion ; mais, antérieurement à toute pensée réfléchie, la vérité se révèle à nous spontanément ; l’intuition précède la réflexion, le sentiment, la pensée proprement dite, et la foi la certitude. Toute science, en dernière analyse, re­pose sur la foi qui lui fournit ses principes. Ha­mann entreprend une polémique contre tous les systèmes qui ont pour base la réflexion et le rai­sonnement. 11 démontre que cette méthode con­duit inévitablement au scepticisme, et il en con­clut qu’il n’y a qu’un moyen d’éviter l’écueil, c’est d’admettre la foi, la révélation immédiate de la vérité dans la conscience humaine. Hcrder oppose également à la connaissance abstraite que donne le raisonnement, l’idée concrète qui est le fruit de l’expérience; il veut que l’on réunisse ce que Kant a séparé:l’élément empirique et l’élé­ment rationnel dans la connaissance. Kant, selon lui, a trop abusé de 1 abstraction et de la logique. Mais c’est surtout Jacobi qui a développé ce prin­cipe et a su en tirer un système ; aussi doit— il être regardé comme le chef de cette école. Il signale aussi l’abus de la logique et du raisonne­ment qui, selon lui, ne peut que diviser, distin­guer et combiner les connaissances et non les engendrer, opérations artificielles qui s’exercent sur les matériaux antérieurement donnés. Jacobi accorde à Kant que la raison logique est inca­pable de connaître les vérités d’un ordre supé­rieur, qu’elle reste dans la sphère du fini et ne peut atteindre jusqu’à l’absolu. Le principe de toute connaissance et de toute activité est la foi, cette révélation qui s’accomplit dans l’âme hu­maine, sous la forme du sentiment, et qui est la base de toute certitude et de toute science.

Ce principe est éminemment vrai, mais Jacobi l’exagère. 11 est bien d’avoir reconnu le rôle né­cessaire de la spontanéité et de la connaissance intuitive comme antérieures à la réflexion et au raisonnement; mais Jacobi va plus loin, il dé­précie la raison et ses procédés les plus légitimes, il méprise la science et ses formules, il tombe dans le sentimentalisme, et tous ces aéfauts lui ont été reprochés:le vague, l’obscurité, la faci­lité à se contenter d’hypothèses, l’absence de mé­thode et la prédominance des formes empruntées à l’imagination. Le sentiment est un phenomène mixte qui appartient à la fois au développement spontané de l’intelligence et à la sensibilité. Ja­cobi ne se contente pas de sacrifier la réflexion à la spontanéité, il accorde aussi trop à la sensa­tion. De là une confusion perpétuelle qui se fait sentir surtout dans la morale. La loi du devoir, si admirablement décrite par Kant, fait place au sentiment, à un instinct vague, au désir du bon­heur, à une espèce d’eudémonismequi flotte entre le sensualisme et le mysticisme. On chercherait là vainement une règle fixe ou un principe inva­riable pour la conduite humaine.

La doctrine de Jacobi fut une protestation élo­quente contre le rationalisme sceptique de Kant, mais elle lui était inférieure comme œuvre phi­losophique. C’était déserter le véritable terrain de la science. Il fallait attaquer ce système avec ses propres armes et le remplacer par un autre qui, sans offrir ses défauts, conservât ses avantages. Aussi la philosophie de Kant, après avoir rencon­tré d’abord de nombreux obstacles, se répandit rapidement parmi les savants et dans les univer­sités. Elle pénétra dans toutes les branches de la science et même de la littérature. On vit paraître une foule d’ouvrages animés de son esprit et de sa méthode. On s’occupa avec ardeur de combler ses lacunes, de la perfectionner dans ses détails, de lui donner une forme plus régulière, de l’ex­poser dans un langage plus clair et plus accessi­ble à toutes les intelligences. Il suffit de citer ici les noms des hommes qui se signalèrent le plus dans cette entreprise. Schulz, Rcinholz, lie k. Abicht, Boulerweck, Krug.— Mais il était réservé à un penseur du premier ordre de donner la der­nière main au système de Kant, de l’élever à sa plus haute puissance et en même temps d’en dé­voiler le vice fondamental. Métaphysicien pro­fond, logicien inflexible, Fichte était un de ces hommes qui font avancer la science en dégageant un système de toutes les réserves et les contra­dictions que le sens commun y mêle à l’origine, et qui, épargnant ainsi de longues discussions, préparent l’avénement d’une idée nouvelle. Fichte s’attache d’abord à donner à la science un prin­cipe unique et absolu. Ce principe est le moi, à la fois sujet et objet, qui, en se développant, tire de lui-même l’objet de la connaissance, la nature et Dieu. Le moi seul existe^ et son existence n’a pas besoin d’être démontree ; il est parce qu’il est. Tout ce qui est, est par le moi et pour le moi ; c’est là l’idée que Fichte a développee avec une grande force de dialectique et en déployant toutes les ressources d’un esprit fécond et subtil. Au fond c’est le système de Kant dans sa pureté et dégagé de toute contradiction. Du moment, en effet, que les idées nécessaires par lesquelles nous concevons Dieu ne sont que des formes de notre raison, Dieu est une création de notre esprit, et il en est de même du monde extérieur ; c’est encore le sujet qui se pose hors de lui et se donne en spectacle à lui-même ; reste donc un être so­litaire, à la fois sujet et objet, qui, en se dévelop­pant, crée l’univers, la nature et l’homme.

Le système de Fichte est une œuvre artificielle de raisonnement et de dialectique, d’où le senti­ment de la réalité est banni et qui contredit le bon sens et l’expérience. On arrive ainsi aux con­séquences les plus étranges et les plus para­doxales. Mais Fichte n’a pas épuisé tout son gé­nie à construire cet échafaudage métaphysique ; il a su, tout en restant fidèle à son principe, dé­velopper des vues originales et fécondes dans plu­sieurs parties de la philosophie, particulièrement dans la morale et le droit. Il a fait du droit une science indépendante qui repose tout entière sur le principe de la liberté et de la personnal té. Il a renouvelé la morale stoïcienne, et nul n’a ex­posé avec plus d’éloquence les idées du devoir pur et désintéressé, de l’abnégation et du dévoue­ment.

Cette noble et mâle doctrine fut prêchée dans les universités à une époque où l’Allemagne se leva tout entière pour secouer le joug de la domi­nation française ; elle eicita un vif enthousiasme et enflamma le courage de la jeunesse. Les Dis­cours de Fichte à la nation allemande sont un monument qui atteste que les plus nobles pas­sions, et en particulier le plus ardent patriotisme, peuvent se rencontrer avec l’esprit métaphysique le plus abstrait. Cependant l’idéalisme subjectif de Fichte faisait trop ouvertement violence à la

nature humaine et aux croyances du sens com­mun, pour être longtemps pris au sérieux ; il ne pouvait être qu’une réduction à l’absurde du sys­tème de Kant. Son auteur lui-même, dans les der­nières années de sa vie, reconnut ce que sa doc­trine avait de contraire à la raison et au bon sens, et il essaya de la modifier. Il eut recours aussi à la distinction de la foi et de la science, mais sans montrer le lien qui les unit. En outre, après avoir fait sortir du moi la nature et Dieu, il nt rentrer le moi humain dans le moi divin infini et absolu. Cette conception devait être la base d’un nouveau système, celui de Schelling.

Fichte ne pouvait fondfer une école ; mais sa philosophie n’en exerça pas moins une grande in­fluence, qui se fit sentir non-seulement dans la science, mais dans la littérature. L’école humo­ristique de Jean Paul, celle qui développa le prin­cipe de Yironie dans l’art, Solger, Frédéric de Schlegel se rattachent à l’idéalisme subjectif ; tandis que d’un autre côté l’effort que fait le moi pour sortir de lui-même, l’aspiration de l’âme vers l’infini et l’absolu engendrent le mysticisme de Novalis.

Après Fichte commence une nouvelle phase pour la philosophie allemande. L’idéalisme trans— cendantal de Kant et de Fichte abandonne la forme subjective pour prendre avec Schelling le caractère objectif et absolu. Schelling fut d’abord disciple de Fichte ; peu à peu il s’éloigna de sa doctrine et s’éleva par degres à la conception d’un nouveau système qui prit le nom de système de Yidentité. Kant, niant l’objectivité des idées de la raison, ramène tout au sujet, à ses formes et à ses lois. Fichte fait du moi le principe de toute existence, il tire l’objet du sujet. Schelling s’élève au-dessus de ces deux termes et les identifie dans un principe supérieur, au sein duquel le su­jet et l’objet s’unissent et se confondent. A ce point de vue la différence entre le moi et le non— moi, le fini et l’infini s’efface ; toute opposition disparaît ; la nature et l’homme, sortant du même principe, manifestent leur confraternité, leur unité et leur identité. De même au-dessus de la réflexion, qui n’atteint que le fini, se place un autre mode de connaissance, la contemplation intellectuelle, Yintuition, qui saisit immédiate­ment l’absolu. L’absolu n’est ni fini ni infini, ni sujet ni objet, c’est l’être dans lequel toute dif­férence et toute opposition s’évanouissent, Y Un, qui, se développant, devient l’univers, la nature et l’homme.

Il suit de laque la nature n’est pas morte, mais vivante. Dieu est en elle; elle est divine, ses lois et celles du monde moral sont identiques. Nous ne pouvons donner ici même une légère esquisse de ce système. Il est impossible de méconnaître ce qu’il renferme d’élevé et d’original, la fécondité et la richesse de ses résultats. Schelling avait su s’approprier les idées de plusieurs philosophes, de Platon, de Bruno, de Spinoza, et y rattacher les découvertes plus récentes de Kant, de Jacobi et de Fichte. A l’aide d’un principe supérieur, il en avait composé un système séduisant, surtout ar la facilite avec laquelle il expliquait les pro— lèmes les plus élevés, jusqu’alors insolubles. Ce panthéisme allait d’ailleurs si bien au génie alle­mand, qu’il ne pouvait manquer d’être accueilli avec enthousiasme. Schelling fut le chef d’une grande école, et l’on peut compter parmi ses prin­cipaux disciples Oken, Stefens, Goerres, Baader, Hegel lui-même, qui devait bientôt fonder une école indépendante.

Quoique la philosophie de Schelling embrassât l’objet entier de la connaissance, il l’appliqua principalement au monde physique. Elle prit le nom de philosophie de la nature : son influence ne s’exerça pas seulement sur les sciences natu­relles, elle s’étendit à la théologie, à la mytho­logie, à l’esthétique et à toutes les branches du savoir humain. Mais, malgré ses mérites et le gé­nie de son auteur, elle présentait des lacunes et de graves défauts qui, tôt ou tard, devaient frap­per les regards et provoquer une réaction.

Schelling n’a jamais exposé son système d’une manière complète et régulière ; il s’est borné à des esquisses, à des vues générales et à des tra­vaux partiels ; il ne sait pas pénétrer dans les détails de la science, en coordonner toutes les parties, former sur chaque question une solution nette et positive. La faculté qui domine chez lui est l’intuition ; il n’a pas au même degré l’esprit logique qui analyse, discute, démontre, qui dé­veloppe une idée et la suit dans toutes ses appli­cations ; son exposition est dogmatique et sa mé­thode hypothétique. Il s’abandonne trop à son imagination, son langage est souvent figuré ou poétique. En outre, il a plusieurs fois modifié ses opinions, et il n’a pas toujours su établir le lien entre les doctrines qu’il voulait réunir et fondre dans la sienne. Ces défauts devaient être exagérés par ses disciples. Ceux-ci se mirent à parler un langage inspiré et mystique, à dogma­tiser et à prophétiser, au lieu de raisonner et de discuter. Le mysticisme et la poésie envahirent la science ; la philosophie entonna des hymnes et rendit des oracles. Ce fut alors que parut Hegel.

ALLE— 36= ALLE = Esprit sévère et méthodique, logicien et dialec­ticien avant tout, Hegel vit le danger que courait la philosophie, et il entreprit de la ramener aux procédés et à la forme qui constituent son es­sence. Son premier soin fut de bannir de son domaine tout élément étranger, d’écarter la poésie de son langage, d’organiser la science dans son ensemble et toutes ses parties, de créer des for­mules exactes et précises. Dans ce but, il donna pour base à la philosophie la logique : c’est là ce qui constitue principalement l’originalité de son système ; mais il faut bien saisir son point de vue. La logique d’Aristote est une analyse des formes de la pensée et du raisonnement, telles qu’elles sont exprimées dans le langage. La lo­gique de Kant reprend et continue l’œuvre d’Aris­tote, c’est une analyse des formes de l’entende­ment et de la raison, considérées dans l’esprit humain lui-même ; mais ces formes et ces lois sont celles de la raison humaine, elles n’ont qu’une valeur subjective. Pour Hegel, au contraire, ces idées et ces formes, au lieu d’être de pures con­ceptions de notre esprit, sont les lois et les formes de la raison universelle. Elles ont une valeur absolue, c’est la pensée divine qui se développe conformément à ces lois nécessaires. Les lois de l’univers sont leur manifestation et leur-réalisa­tion ; le monde est la logique visible. Hegel refait donc le travail d’Aristote et de Kant, mais dans un autre but, celui d’expliquer, à l’aide de ces formules, Dieu, la nature et l’homme. D’un autre côté, la logique de Hegel n’est pas, comme celle d’Aristote et de Kant, une simple juxtaposition et une succession d’idées et de formes ; elle repré­sente le développement de la pensée universelle dans son évolution et son mouvement progressif, comme constituant un tout organique et vivant. Il part de Yidée la plus simple et la suit à travers ses oppositions, dans tous ses développements, jusqu’à ce qu’elle atteigne à sa forme dernière. Ainsi ces formules abstraites contiennent le secret de l’univers, c’est la science a priori et en abrégé. Toutes les parties du système de Hegel ont pour base et pour lien la logique et elles sont enchaî­nées avec un art et une vigueur d’esprit admira­bles. D’ailleurs, indépendamment du système, les ouvrages de Hegel abondent en vues aussi neuves que profondes sur tous les points qui intéressent la science, la religion, le droit ? les beaux-arts, la philosophie de Fliistoire et l’histoire de la phi­losophie.

La philosophie de Hegel est loin de pouvoir remplir les hautes destinees qu’elle s’est promises, et de mettre fin aux débats qui ont divisé jus­qu’ici les écoles philosophiques. Elle est loin de répondre aux besoins de l’âme humaine et même de satisfaire complètement la raison. On lui a jus­tement reproché d’avoir son principe dans une ab­straction logique, de mépriser l’expérience et la méthode expérimentale, de vouloir tout expliquer a priori, de faire violence aux faits et à l’histoire, d’avoir une confiance exagérée dans ses formules souvent vides et dans ses principes hypothétiques, d’affecter un ton dogmatique, de s’envelopper dans l’obscurité de son langage. On a surtout at­taqué ce système par ses conséquences religieu­ses et morales. Un Dieu, qui d’abord n’a pas con­science de lui-même, qui crée l’univers et l’ordre admirable qui y règne, sans le savoir, qui suc­cessivement devient minéral, plante, animal et homme, qui n’acquiert la liberté que dans l’hu­manité et lesindividusqui la composent, qui souffre de toutes les souffrances, meurt et ressuscite de toutes les morts, de celle de l’insecte écrasé sous l’herbe comme de celle de Socrate et du Christ, n’est pas le Dieu qu’adore le genre humain. L’im­mortalité de l’âme, quand la mort anéantit la personne et fait rentrer l’individu dans le sein de l’esprit universel, est une apothéose qui équivaut pour l’homme au néant. Le fatalisme est égale­ment renfermé dans ce système, qui confond la liberté avec la raison et qui d’ailleurs explique tout dans le monde par des lois nécessaires, qui n’établit pas de différence entre le fait et le droit, entre ce qui est réel et ce qui est rationnel. Avec de pareils principes, il est inutile de vouloir ex­pliquer les dogmes du christianisme, et de cher­cher l’alliance de la religion et de la philosophie. Aussi ; après la mort de Hegel, la division a éclaté au sein de son école, et plusieurs de ses disciples, tirant les conséquences que le maître s’était at­taché à dissimuler, se sont mis à attaquer ouver­tement ie christianisme.

Qu’on ne s’imagine pas cependant qu’il suffit, pour renverser un système, de l’accabler sous ses conséquences. Ce droit est celui du sens com­mun, mais la position des philosophes est tout autre : un système ne se retire que devant un système supérieur, et encore faut-il que celui-ci lui fasse une place dans son propre cadre. Pour le remplacer, il faut le dépasser, et, avant tout, comp­ter avec lui, le juger ; or jusqu’ici un semblable jugement n’a pas été porté sur la philosophie de Hegel. En Allemagne, toutes les tentatives qui ont été faites pour y substituer quelque chose qui eût un sens et une valeur philosophiques ont été impuissantes. Un seul homme pouvait l’entre­prendre, et sa réapparition sur la scène du monde philosophique a excité la plus vive attente. Mais on ne joue pas deux grands rôles ; ce serait là en particulier un fait nouveau dans l’histoire de la philosophie. Schelling. avant de condamner son ancien disciple, a été obligé de se condamner lui— même, puis il lui a fallu se recommencer, ce qui est plus difficile, pour ne pas dire impossible. D’ailleurs la méthode qu’il a choisie ne pouvait lui assurer un triomphe légitime. Ce n’est pas avec des phrases pompeuses et de magnifiques paroles que l’on, réfuté une doctrine aussi forte­ment constituée que celle de Hegel. Les anathè— rnes ne sont pas des arguments. Ces foudres d’é­loquence ont frappé à côté, et le monument est resté debout. Il fallait se faire logicien pour atta­quer la logique de Hegel, qui est son système tout entier.

Schelling, cependant, a touché la plaie de.a philosophie allemande, l’abus de la spéculation et le mépris de l’observation. Il a reconnu le rôle nécessaire de l’expôrien c et de la méthode expé­rimentale ; mais, au lieu d’entrer dans cette voie et de montrer l’exemple après avoir donné le pré­cepte, il s’est mis à faire des hypothèses et à con­struire de nouveau un système a priori, dont malheureusement les conséquences ne sont pas plus d’accord avec la religion et les croyances mo­rales du sens commun, que celles de la doctrine qu’il a voulu remplacer. L’école hégélienne peut lui renvoyer ses accusations de fatalisme et de panthéisme.

Dans cette revue rapide, bien des noms ont dû être omis. Nous ne pouvons cependant refuseï une place à quelques esprits distingués, qui ont su se faire un système propre, sans parvenir à fonder une école. Parmi eux nous rencontrons en première ligne, Herbart et Krause. Le pre­mier, d’abord disciple de Kant, puis de Fichte, chercha ensuite à se frayer une route indépen­dante. Il entreprit d’appliquer les mathématiques à la philosophie, et de soumettre au calcul les phénomènes de l’ordre moral. Il part de cette hypothèse, que les idées sont des forces, et réduit la vie intellectuelle à un dynamisme : pensée fausse et arriérée, méthode stérile, dernier abus de l’abstraction dans un successeur de Kant et de Fichte. Cependant Herbart a développé son prin­cipe avec beaucoup d’esprit et un remarquable talent de combinaison. Ses ouvrages contiennent des observations fines et des vues ingénieuses. Pour ce qui est de Krause, quoiqu’il n’ait pas manqué d’originalité sur un grand nombre de points, son système se rapproche beaucoup de ce­lui de Schelling. Il partage l’univers en deux sphères, qui se pénètrent mutuellement : celle de la nature excelle de la raison, au-dessus desquelles se place l’Être suprême, l’Éternel. On reconnaît là une variante du système de l’identité. Krause d’ailleurs, pas plus que Schelling, n’a donné une exposition régulière et complète de sa philoso­phie.

Des excès de la spéculation devait naître une réaction dans la philosophie allemande ; après le règne de l’idéalisme, qui est le caractère de tous ces systèmes, un retour au réalisme et à l’empi­risme était inévitable. L’école de Herbart marque déjà cette tendance. Mais c’est surtout un philo­sophe, dont le système longtemps oublié apparaît tardivement sur la scène, qui obtient cette vogue qu’explique l’état général des esprits. Schopen— hauer se distingue d’abord par sa violente polé­mique contre tous les systèmes précédents. Lui— même propose le sien ; il proclame l’observation et l’induction la seule vraie méthode. Comme Herbart, il se prétend disciple de Kant et veut ramener la philosophie allemande à son point de départ. On peut voir en effet dans Kant aussi bien le père du réalisme que de l’idéalisme. Sa distinction des noumènes et des phénomènes ou­vre cette double voie ; l’objet des noumènes étant inaccessible à notre raison, restent les phéno­mènes. Schopenhauer l’a compris. Il réduit le monde à n’être qu’un ensemble de représentations sensibles. Ce qui ne l’empêche pas d’admettre l’absolu (l’en soi) comme force universelle qui, sous le nom de volonté, espèce de fatum aveugle, crée l’univers physique et moral d’une façon in­consciente. En pratique, son nihilisme le conduit au pessimisme. La verve humoristique de ses écrits et son talent d’exposition ne peuvent mas­quer l’incohérence de sa doctrine, mélange de Kantisme de Platonisme et de Spinosisme, etc., ui faire passer sur l’étrangeté révoltante de ses conclusions.—Un retour plus sérieux à l’observa­tion éclairée par la raison se manifeste chez des esprits très-distingués qui joignent à un rare ta­lent philosophique des connaissances positives dans fes sciences ou se sont fait un nom par leurs travaux de critique et d’érudition, tels que 11er— mann, Fichte, Lotze, H. Ritter, etc. Ceux-ci se sont donné pour tâche principale de rétablir les vérités niées ou compromises dans les systèmes précédents, de démontrer l’individualité des êtres, la personnalité humaine et divine, la liberté, l’immortalité, comme conciliables avec la science aussi bien que conformes aux croyances de l’hu­manité. On ne peut que désirer vivement le suc­cès d’une telle entreprise*.

Que conclurons-nous de cet exposé général ? D’abord nous reconnaîtrons l’importance du mou­vement philosophique qui s’est accompli en Alle­magne depuis un siècle. On ne peut nier que tous les grands problèmes qui intéressent l’huma­nité n’aient été agités par des hommes d’une haute et rare intelligence ; que des solutions nou­velles et importantes n’aient été proposées, des \ues fécondes émises, des travaux remarquables exécutés sur une foule de sujets et dans toutes sortes de directions ; que ces idées n’aient exercé une grande influence sur toutes les productions de la pensée contemporaine. Mais ces systèmes sont loin de satisfaire les exigences de l’esprit humain et les besoins de notre époque. Une admiration aveugle seraitaussi déplacée qu’un injuste dédain ; il nous siérait mal, à nous particulièrement, de nous laisser aller à l’engouement et à une imita­tion servile, quand l’insuffisance de ces doctrines est reconnue par les Allemands eux-mêmes. Il faut donc que la philosophie se remette en mar­che, attentive à éviter les écueils contre lesquels elle est venue tant de fois échouer, et qui sont, pour la philosophie allemande en particulier, l’a­bus des hypothèses, de la logique et du raisonne­ment a priori, le mépris de l’observation et de l’expérience. Dans l’avenir philosophique qui se prépare, il est permis d’espérer qu’un rôle impor­tant est réservé à la France. Le génie métaphy­sique n’a pas été refusé aux compatriotes de Des­cartes et de Malebranche. En outre, pourquoi la sévérité des méthodes positives, pourquoi les qua­lités qui distinguent l’esprit français, la justesse, la netteté, la sagacité, l’éloignement pour toute espèce d’exagération, le sentiment de la mesure, c’est-à-dire du vrai en tout, l’amour de la clarté, ne seraient-elles pas aussi, dans la philosophie, les véritables conditions de succès ? L’opinion contraire tournerait contre la philosophie elle— même. Mais nous répéterons, au sujet de la phi­losophie allemande en général, ce que nous avons dit plus haut du dernier de ses systèmes : pour la depasser il faut la connaître, et par conséquent l’étudier sérieusement ; il faut se placer au point où ces philosophes ont conduit la science.

L’ouvrage le plus important qui ait été écrit dans notre langue sur la philosophie allemande est celui de J. Wilm : Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel, 4 vol. in-8, Paris, 1846-1849. On peut consulter aussi le rapport de M. de Rémusat sur le concours académique d’où est sorti l’ouvrage de M. Wilm : de la Philosophie allemande, in-8, 1845. — En allemand, un des meilleurs ouvrages sur le même sujet est celui de Charles-Louis Michelet : Histoire des derniers systèmes de la philoso­phie en Allemagne depuis Kant jusqu’à Hegel,

  1. vol. in-8, Berlin, 1837-1838. — Nous citerons encore le livre plus agréable que profond de Chalybœus : Développement historique de la philosophie spéculative depuis Kant jusqu’à

Hegel, in-8, Dresde et Leipzig, 1839. — Parmi les histoires plus récentes, nous signalerons, outre le grand ouvrage de Kuno Fischer, His­toire de la philosophie modeime (non terminé), une Histoire de la philosophie allemande depuis Leibnitz, par Ed. Zeller, Munich, 1873. Ch. B.

ALSTEDT (Jean-Henri), en latin Alstedius, né à Herborn en 1588, enseigna la philosophie, les belles-lettres, les sciences et la theologie, d’abord dans sa ville natale, puis à Carlsbourg (Alba Ju­lia) en Transylvanie, où il mourut en 1638. Il fut, dans le premier tiers du xviie siècle, un des représentants quelque peu attardés du ramisme et même du lullisme. Doué d’un esprit conciliant, mais de peu de portée, cet écrivain infatigable et qui justifia pleinement l’anagramme de son nom (Alstedius, Sedulitas), s’efforça de mettre d’ac­cord la dialectique de Raymond Lulle et celle de Ramus avec la logique d’Aristote, sinon avec la scolastique, qu’il n’aimait pas. Son commentaire sur l’Ars magna de Lulle (Clavis artis Lullianœ et verœ Logicæ, Argentorati, 1609, in-8) est peut— être le plus utile à consulter pour ceux qui veu­lent saisir sur tous les points le véritable sens du curieux et obscur travail par lequel le philosophe de Majorque préluda à la Renaissance à la fin du xiiic siècle. Alstedt est compté par Brucker (t. V, p. 584) parmi les semi-ramistes ou Arislotelico— Ramei, c’est-à-dire les logiciens éclectiques qui, vers la fin du xvie et au début du xvne siècle, ten­tèrent en Allemagne une sorte de fusion entre la demi-scolastique de Mélanchthon et la réforme plus radicale inaugurée par Ramus dans l’ensei­gnement de la logique. Ce savant érudit avait, on peut le dire, la passion de la logique et de la mé­thode. Par méthode il entendait surtout, comme Ramus et les ramistes, l’ordre dans les idées, la bonne division d’un sujet, la distribution régu­lière des parties de chaque science. Il porta cette préoccupation dans toutes les études qu’embras­sait sa riche et patiente érudition, et dont il fit tour à tour la matière de son enseignement. 11 écrivit dans cet esprit sur la rhétorique, sur la logique et sur les mathématiques qu’il voulait or­ganiser d’après un plan nouveau (voy. son Ele— mentale mathematicum, in quo Mathesis metho­dice traditur, 1615, in-8). Des arts libéraux pas­sant à la théologie^ Alstedt n’essaya pas seule­ment, dans une Logica theologica, de disposer les parties de cette science dans l’ordre le plus mé­thodique ; il entreprit encore, avec une entière bonne foi et pour travailler à la pacification des esprits, de montrer que la philosophie et toutes les sciences ont leurs principes et leurs éléments dans les Écritures. C’est l’objet de l’ouvrage inti­tulé : Triumphus biblicus, sive Encyclopædia biblica, exhibens triumphum philosophiæ, juris­prudentiae et medicinæ sacræ, itemque sacræ theologiæ, quantum illarum fundamenta ex Scrip­toribus sacris Veteris et Novi Testamenti colligun­tur (Francofurti, 1641, in-8). Il y déploya plus de connaissances que de jugement, et le mauvais suc­cès du livre donna lieu à un critique de faire re­marquer que ce n’était pas pour l’auteur un triom­phe. mais un désastre. Aussi bien le principal mérite d’Alstedt est-il ailleurs. Outre les ouvrages spéciaux où il traitait de chaque science à part, il conçut le projet de rédiger un système de toutes les connaissances humaines. Au moyen âge il eût écrit une somme ; homme de la Renaissance, il se conforma au goût de son temps en composant une encyclopédie générale et méthodique des arts libéraux, qui jouit de quelque estime dans le monde lettré et dont le P. Lami, de l’Oratoire, a dit avec indulgence dans ses Entretiens sur les sciences qu’Alstedt « est presque le seul d’entre tous les faiseurs d’encyclopédies qui mérite d’êtrelu et de tenir son rang dans une bibliothèque choisie. » Cet ouvrage parait en effet avoir été goûté du public ; car il eut les honneurs de la réimpression (J. II. Alsledii Encyclopœdia, etc., Herborn, 1625, in-f°, et Lyon, 1649, 2 vol. in-f°). Au moins peut-on affirmer qu’il rendit plus de services que les rêveries du même auteur sur l’ère bienheureuse de mille ans qui devait, sui­vant ses calculs, commencer en 1694. On peut consulter sur ce point et sur les travaux theolo— giques d’Alstedt l’article qui le concerne dans le Dict. hist. et crit. de Bayle.Ch. W.

AMAFANIXJS, l’un des premiers auteurs la­tins qui aient écrit sur la philosophie et fait con­naître à son pays la doctrine d’Épicure. C’est peut— être à cette circonstance qu’il faut attribuer la faveur que ce système rencontra tout d’abord chez les Romains. Nous ne connaissons Amafanius que par les ouvrages de Cicéron, qui lui reproche à la fois l’imperfection de son style et de sa dia­lectique (Acad., lib. I, c. iij Tuse., lib. IV, c. iii ; lb., lib. II. c. m), mais ne nous apprend rien de sa Diograpnie et des idées qu’il peut avoir ajoutées à celles de son maître.

AMAURY. AMARICUS, AMALRICUS, EL— MERICUS. né aux environs de la ville de Char­tres, vers la fin du xne siècle, avait fréquenté les écoles de Paris, et s’était rapidement élevé au rang des maîtres les plus habiles dans la dialec­tique et les arts libéraux. Doué d’une hardiesse d’esprit tout autrement remarquable que les pre­miers novateurs du siècle précédent, il paraît avoir conçu un vaste système de panthéisme, qu’il résumait dans les propositions suivantes : « Tout est un, tout est Dieu, Dieu est tout ; » ce qui le conduisait à regarder le Créateur et la créature comme une même chose, et à soutenir que les idées de l’intelligence divine créent tout à la fois et sont créées. Variant l’expression de sa pensée, il disait encore que la fin de toutes choses est en Dieu, entendant par là que toutes choses doivent retourner en lui pour s’y reposer éter­nellement et former un être unique et immuable (Muratori, Rerum ital., t. III, p. 1, col. 481 ; Gerson, Opp., t. IV ; Boulay ; Hist. acad. Paris., t. III, p. 23 et 48). Il est également impossible d’admettre qu’on a faussement attribué ces princi­pes à Amaury, comme le soupçonne Brucker [Hist. crit. phil., t. III. p. 688), et de n’y voir que le simple résultat ae ses méditations personnelles, comme on pourrait le conclure d’un passage de Rigord, historien contemporain, qui nous dit qu’Amaury suivait sa méthode propre, et pensait entièrement d’après lui-même (cité par M. deGé— rando, Histoire comparée des systèmes, 4 vol. in-8, Paris, 1822 ; t. IV, p. 425) ; mais c’est une question de savoir où il avaitpuisé des doctrines si contraires à l’esprit de son siècle. Quelques-uns veulent qu’il en ait trouvé le germe dans la mé­taphysique d’Aristote ; et, pour qui a étudié cet ouvrage et connaît l’esprit du péripatétisme, une telle conjecture admise, il est vrai, au xni° siè­cle, sera sans doute peu fondée. Thomasieus (Orig. hist. phil., n° 39) était beaucoup plus près de la vérité lorsqu’il attribuait les erreurs d’Amaury à l’influence de Scot Érigène. En effet, on retrouve textuellement dans le traité célèbre de Divisione natum les propositions qui consti­tuent à proprement parler la doctrine d’Amaury. Toutefois, il n’est pas impossible qu’il ait eu sous ses yeux quelques ouvrages récemment traduits, comme le livre de Causis, et le traité d’Avicébron, intitulé Fom Vitœ, ainsi que Jourdain le présume (Rech. sur l’àye et l’orig. des trad. latines d’Aristole, in-8, Paris, 1819, p. 210). Les étranges doctrines d’Amaury étaient en opposition trop ouverte avec l’orthodoxie, pour ne pas soulever une réprobation universelle. Le pape Innocent III les condamna en 1204 ; Amaury fut obligé de se retirer dans un monas* tère, ou il mourut en 1205 ; après lui, sa mé­moire fut proscrite ; et, en 1209, un décret du concile de Latran ordonna que son tombeau fût ouvert et ses cendres dispersées. Malgré cette persécution, la doctrine d’Amaury trouva des par­tisans, qui la poussèrent rapidement à ses der­nières conséquences. Suivant eux, le Christ et le Saint-Esprit habitaient dans chaque homme et agissaient en lui ; d’où il résultait que nos œu­vres ne nous appartiennent pas, et que nous ne pouvons nous imputer nos desordres. Ils niaient, d’après cela, la résurrection des corps, le paradis et l’enfer, declarant qu’on porte en soi le para­dis, quand on possède la connaissance de Dieu, et l’enfer quand on l’ignore. Ils traitaient de vaine idolâtrie les honneurs rendus aux saints, et n’at­tachaient, en général, aucune valeur aux prati­ques extérieures du culte. Parmi les sectateurs de ces opinions, on cite surtout David de Dinant (voy. ce nom). M. Daunou a consacré un long article à Amaury dans le tome XVI de VHistoirc littéraire de France.C. J.

AME. Chez les anciens, et même chez les phi­losophes du moyen âge, ce mot avait une signi­fication plus étendue et plus conforme à son ety— mologie, que chez la plupart des philosophes modernes. Au lieu de désigner seulement la sub­stance du moi humain, il s’appliquait sans dis­tinction à tout ce qui constitue, dans les corps organisés, le principe de la vie et du mouvement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la célèbre définition d’Aristote : « L’âme est la première entéléchie d’un corps naturel, organisé, ayant la vie en puissance (de Anima, lib. II, c. i), c’est— à-dire la force par laquelle la vie se développe et se manifeste réellement dans les corps destinés à la recevoir (voy. le mot Entéléchie). » C’est en partant de la meme idée qu’on a distingué tantôt trois, tantôt cinq espèces d’âmes, à chacune des­quelles on assignait un centre, un siège et des destinées à part. Ainsi, dans le système de Platon, l’âme raisonnable est placée dans la tête, et peut seule prétendre à l’immortalité ; l’âme irascible, le principe de l’activité et du mouvement, réside dans le cœur ; enfin, l’âme appétitice, source des passions grossières et des instincts physiques, est enchaînée à la partie inférieure du corps et meurt avec les organes. Cette division est également attribuée à Pythagore, et se retrouve dans plu­sieurs systèmes philosophiques de l’Orient. Au lieu de trois âmes, Aristote en admet cinq : l’âme nutritive, qui préside à la nutrition et a la re­production, soit des animaux, soit des plantes ; l’âme sensitive, principe de la sensation et des sens ; la force motrice, principe du mouvement et de la locomotion ; l’âme appetitive, source du désir, de la volonté et de l’énergie morale, et en­fin l’âme rationnelle ou raisonnable. Les philo­sophes scolastiques, rejetant le désir et la force motrice parmi les simples attributs, les ont de nouveau réduites au nombre de trois, à savoir · l’âme végétative, l’âme sensitive ou animale, et l’âme raisonnable ou humaine. D’autres ont re­connu, en outre, l’âme du monde.

AME= AME = Mais s’il est vrai qu’il y ait dans tous les êtres organisés et sensibles, et même dans l’univers, considéré comme un être unique, un principe distinct de la matière, vivant de sa propre vie et agissant de sa propre énergie, une âme, en un mot, nous ne pouvons nous en assurer que par la connaissance que nous avons de nous-mêmes ; car notre âme est la seule que nous apercevions directement, grâce à la lumière intérieure de la conscience ; elle est la seule dont nous puissions découvrir d’une manière immédiate les opéra­tions, les facultés et le principe constitutif. Toute autre existence immatérielle, excepté celle de l’être nécessaire, ne peut être connue que par induction ou par analogie, au moyen de certains effets purement extérieurs qui la révèlent, en quelque sorte, à nos sens.

Qu’est-ce donc que l’âme humaine ? Il y a deux manières de répondre à cette question, qui, loin de s’exclure réciproquement, ne sauraient, au contraire, se passer l’une de l’autre, et ont be­soin d’être réunies pour nous donner une idée complète de notre existence morale. On peut dé­finir l’âme humaine ou par ce qu’elle fait et ce qu’elle éprouve, c’est-à-dire par ses facultés et par ses modes, ou par ce qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire par son essence. Considérée sous le premier point de vue, qui est celui de la psycho­logie expérimentale, elle est le principe qui sent, qui pense et qui veut ou qui agit librement ; c’est elle, en un mot, qui constitue notre moi : car ce fait par lequel nous nous apercevons nous— mêmes, et qui nous rend témoins, en quelque sorte, de notre propre existence, la conscience est une partie intégrante, un élément essentiel, une condition invariable de toutes nos facultés intel­lectuelles et morales. Ne pas savoir que l’on sent, que l’on pense, que l’on voit, c’est n’éprouver aucune de ces manières d’être.

Arrêtons-nous un peu à cette première défini­tion, et voyons quelles conséquences nous en pouvons tirer. Personne n’osera nier qu’il y ait en nous un principe intelligent, sensible et libre ; en d’autres termes, personne n’osera nier sa pro­pre existence, celle de sa personne, de son moi. Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce moi a une existence propre, immatérielle, bien qu’étroitement unie à des organes ; ou s’il n’est qu’une propriété de l’organisme et même un des éléments de la matière, quelque fluide très-sub— til, pénétrant de sa substance et de sa vertu les autres parties de notre corps. S’arrêter à la pre­mière de ces deux solutions, c’est se déclarer spiritualiste ; on donne le nom de matérialisme à la solution contraire. Il faut choisir l’une ou l’autre ; car, à moins de rester sceptique (et j’en­tends parler d’un scepticisme conséquent, obligé de tout nier, jusqu’à sa propre existence), on ne peut échapper à l’alternative de confondre ou de distinguer le moi et l’organisme. Le panthéisme lui-même ne saurait échapper à cette nécessité, si l’on s’en tient strictement au point de vue où nous venons de nous placer, au point de vue de la pure psychologie. En effet, que l’on regarde toutes les existences comme des modes fugitifs d’une substance unique, cela ne change rien au rapport du moi et de l’organisme. Dira-t-on que le moi est une partie, un effet, une simple pro­priété des organes ? on sera matérialiste, comme l’a été Straton de Lampsaque. Soutiendra-t-on que le moi et l’organisme sont deux forces, ou, pour parler le langage du panthéisme, deux for­mes de l’existence tout à fait distinctes, bien qu’étroitement unies entre elles ? alors on ren­trera dans le spiritualisme ; et.si l’on se refuse à l’admettre avec toutes ses conséquences, on en aura du moins consacré le principe. Remarquons, en outre, que le matérialisme et le spiritualisme ne sont point deux systèmes également exclusifs que l’on puisse unir dans un point de vue plus large et plus vrai. Le spiritualiste ne nie point l’existence de la matière, il ne songe à mettre en doute ni les phénomènes, ni les conditions, ni la puissance de l’organisme ; mais le matérialiste ne veut accorder aucune part à l’esprit, il refuse au moi toute existence propre, pour en faire un effet, une propriété ou une simple fonction orga­nique. Cette seule différence pourrait déjà nous faire soupçonner de quel côté est la vérité, à l’ap­pui de laquelle nous pourrions appeler aussi tous les nobles instincts de notre nature, toutes les croyances spontanées du genre humain. Mais la science ne se contente pas de probabilités et de vagues aspirations : il lui faut des preuves.

Iln’existe point de preuves plus solides, ou du moins plus immédiates de l’immatérialité du moi, c’est-à-dire de l’existence même de l’âme, que celles qu’on a tirées de son unité et de son iden­tité. 1° Sans unité, point de conscience ; et sans conscience, comme nous l’avons démontré plus haut, point de pensée, point de facultés intellec­tuelles et morales ; en un mot, point de moi ; car, je ne suis à mes propres yeux, qu’autant que je sens, que je connais, ou que je veux ; et réciproquement je ne puis sentir, penser ou vouloir, qu’autant que je suis, ou que l’unité de ma personne subsiste au milieu de la diversité de mes facultés, et de la variété infinie de mes manières d’être. Cette unité n’est point purement nominale ou composée, ce n’est pas un même nom donné à plusieurs élé­ments, à plusieurs existences réellement distinc­tes, ni une pure abstraction comme celles que nous créons à l’usage des sciences mathématiques, c’est une unité réelle, c’est-à-dire substantielle, puisqu’elle se sent vouloir, agir, et agir libre­ment ; c’est, depilus, une unité indivisible, puis— qu’en elle se reunissent et subsistent en même temps les idées, les impressions les plus diverses et souvent les plus opposées. Par exemple, quand je doute, je conçois simultanément l’affirmation et la négation ; quand j’hésite, je suis partagé entre deux sollicitations contraires, et c’est encore moi qui décide. Enfin le même moi se sent tout entier, il a conscience de son unité indivisible dans chacun de ses actes, aussi bien que dans leur ensemble. La quantité de mon être, s’il m’est permis de parler ainsi, ne varie pas, soit que j’é­prouve une sensation ou un sentiment, soit que je veuille, que je perçoive ou que je pense. Est— ce là ce que nous offre l’organisme ? Nous y trou­verons précisément les caractères opposés. D’a­bord la matière dont nos organes sont formés ne peut jamais être qu’une unité nominale, qu’un assemblage de plusieurs corps parfaitement dis­tincts les uns des autres, et divisibles à leur tour comme la masse tout entière. Cet argument, quoique très-ancien, n’a jamais été attaqué de face et ne peut pas 1 être. Il semble, au contraire, que les plus récentes hypothèses du matérialisme aient voulu lui donner plus de force, en admet­tant pour chaque faculté, pour chacun de nos pen­chants et pour chaque ordre d’idées, une place distincte dans le centre de l’organisme. Si main­tenant l’on considère séparément la masse encé­phalique, dans laquelle on a voulu nous montrer la substance même de notre moi, on verra com­bien ellese prête peu àcette substitution. Non-seu­lement elle se partage en trois grandes parties, en trois autres masses parfaitement distinctes l’une de l’autre, et dont chacune est prise pour le siège de certaines fonctions particulières ; mais il faut remarquer encore que le plus important de ces organes, le cerveau proprement dit, est réellement double ; car chacun de ses deux lobes est exactement semblable à l’autre ; il donne nais­sance aux mêmes nerfs, il communique avec les mêmes sens et reçoit de ceux-ci les mêmes im­pressions. Cette dualité est-elle compatible avec l’unité de notre personne, avec l’unite qui se ma­nifeste dans chacune de nos pensées, dans chacun de nos actes, dans chacun des modes de notre existence ? En vain ferez-vous converger vers un centre commun tous les nerfs qui enlacent notre corps, et dont les uns sont les conducteurs de la sensation, les autres les agents de la volonté ; ce centre ne sera jamais l’unité ; il faudra toujours reconnaître autant de corps distincts qu’ii y a d’éléments constitutifs, autant de places différen­tes qu’il y a de nerfs qui en partent ou qui s’y réunissent. Mais il n’en est pas ainsi ; les plus re­centes découvertes en physiologie nous apprennent que les agents physiques du mouvement ont un autre centre, une autre origine que les nerfs de la sensation.’2° Nous n’avons pas seulement con­science d’un seul moi, d’un moi toujours un au milieu de la variété de nos modes et de nos at­tributs ; nous savons aussi être toujours la même personne, malgré les manifestations si diverses de nos facultés et la rapide succession des phé­nomènes de notre existence. Notre identite ne peut pas plus être mise en doute que notre unité ; elle n’est pas autre chose que notre unité elle— même, considérée dans le temps, considérée dans la succession au lieu de l’être dans la variété ; et si on voulait la nier malgré l’évidence, il faudrait nier en même temps le souvenir, par conséquent la pensée, car il n’y a pas de pensée, pas de rai­sonnement, pas d’experience, sans souvenir j il faudrait nier aussi la liberté, qui est impossible sans l’intelligence, et les plus nobles sentiments du cœur, dont le souvenir, c’est-à-dire dont l’i­dentité de notre personne est la condition indis­pensable. Nos organes, au contraire, ne demeurent les mêmes ni par la forme ni par la substance. Au bout d’un certain nombre d’années, ce sont d’autres molécules, d’autres dimensions, d’autres couleurs, un autre volume, une autre consistance, un autre degré de vitalité, et l’on peut dire sans exagération, d’autres organes qui ont pris la place des premiers. Ainsi notre corps se dissout et se reforme plusieurs fois durant la vie, tandis que le moi se sait toujours le même et embrasse dans une seule pensée toutes les périodes de son exis­tence. Ce fait, si étrange qu’il paraisse, n’est pas une hypothèse imaginée par le spiritualisme, c’est le résultat des plus récentes découvertes et des expériences les plus positives· c’est un té­moignage que la physiologie rend au principe même de la science psychologique.

Aux deux preuves que nous venons de citer nous ajouterons une observation générale qui servira peut-être à les compléter et à séparer plus nette­ment le moi de l’organisme. Si les actes de l’in­telligence et les phénomènes du sens intime n’ap­partiennent pas a un sujet distinct, ils rentrent nécessairement dans la physiologie, ils devien­nent, aux termes de cette science, de simples fonctions du cerveau. Or, il n’existe pas la moin­dre analogie entre les actes, entre les phénomè­nes dont nous venons de parler, et des fonctions purement organiques. Celles-ci, quoi qu’on fasse, ne sauraient être connues sans les organes, sans les instruments matériels qui les exécutent, et ne sont elles-mêmes que des mouvements matériels. Qui pourrait se faire une idée exacte, une idée scientifique de la respiration sans savoir ce que c’est que les poumons ? Qui pourrait se représen­ter la circulation sans savoir ce que c’est que le cœur, les artères et les veines ; ou la nutrition sans avoir étudié aucun des organes qui y con­courent ? 11 en est de même des organes sensitifs, par exemple de la vue et de l’ouïe, quand on a distingué leurs fonctions réelles, leur concours physiologique, de la sensation et de la perception qui les accompagnent. Tout au contraire, nous pouvons acquérir par l’observation intérieure une connaissance très-approfondie, très-analytique de nos faultés intellectuelles et morales, et du sujet même de ces facultés, c’est-à-dire du moi consi­déré comme une personne, en même temps que nous serons dans la plus entière ignorau c de la nature et des fonctions du cerveau. La sensation elle-même peut être connue dans son caractère propre, dans son élément psychologique, dans le plaisir ou la douleur qu’elle apporte avec elle, indépendamment de ses conditions matérielles ou de ses rapports avec le système nerveux. Sans doute, ce serait une manière très-complète d’é— tudier l’homme et sa condition pendant la vie, que de l’isoler ainsi au fond de sa conscience, en fermant les yeux sur tous les liens qui rattachent à la terre, sur toutes les forces gui limitent la sienne et dont le concours lui est nécessaire pour attein­dre le but de son existence. Mais, — tout en se trom­pant sur leurs limites, en ignorant leurs condi­tions extérieures et leurs rapports avec le monde physique, il n’en connaîtrait pas moins la vraie nature de ses facultés, de ses modes et de son être proprement dit, de ce qui constitue son moi. Nous nous empressons d’ajouter que cette con­naissance il la demanderait en vain à l’étude des nerfs et de l’encéphale, et en général à des expé­riences faites sur les organes.

A part les faits que nous avons empruntés a la physiologie, et qui n’appartiennent pas direc­tement à notre sujet, qui ne nous éclairent sur la nature de l’àme que par les contrastes, en nous montrant dans l’organisme des caractères tout op­posés, tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ne sort pas du cercle de la psychologie, ou de l’observation de conscience. En effet, comme nous l’avons démontré plus haut, c’est par la conscience que nous connaissons immédiatement et l’unité et l’identité du moi. Sans ces deux conditions la conscience elle-même serait impossible, et elle les réfléchit dans chacun des faits qu’elle nous ré­vèle aussi bien que dans le moi tout entier. Or. l’unité et l’identité du moi suffisent pour le dis­tinguer des organes et de la matière en général. C’est donc par un excès de timidité qu’un philo­sophe moderne (Jouffroy, préface des Esquisesde philosophie morale), d’ailleurs plein d’élévation et défenseur des plus nobles doctrines, a voulu placer en dehors de la psychologie et des faits de conscience la question que nous venons de résou­dre. C’est là un tort sans doute, mais un tort pu­rement logique, dont on n’a pu, sans hypocrisie, faire un crime à l’auteur et à la philosophie elle— même.

Ilest vrai, cependant, que l’àme n’est pas con­tenue tout entière dans ce qui tombe sous la con­science ou dans le moi ; elle est bien plus que le moi, sans en être essentiellement distincte ; car le moi n’est que l’àme parvenue à une certaine expansion de ses facultés, à un certain degré de manifestation qui peut être retardé ou suspendu par la prédominance de l’organisme, sans qu’il en résulte aucune interruption dans l’existence même de notre principe spirituel. Essayez, en ef­fet, d’admettre le contraire ; supposez, pour un in­stant, l’identité absolue de l’àme et du moi : vous aurez aussitôt contre vous les plus formidables objections du matérialisme. Où était votre âme pendant votre première enfance, quand vous n’a­viez pas encore la conscience de vous-même, quand toute votre existence in érieure était bornée à quelques vagues sensations dont le sujet, l’objet et la cause se t’ouvaient confondus dans les mê­mes ténèbres ? Que devient cette âme dans l’éva­nouissement, dans la léthargie, dans le sommeil sans rêves, dans l’idiotisme et la démence ? Mais si, d’une part, je suis obligé de croire à mon iden­tité comme à la condition même de mon existence ; si, d’une autre part, il est prouvé par l’expérience que le fait sans lequel il n’y a plus de moi, que la conscience peut rester absente, s’évanouir et s’éclipser, il est évident qu’il faut étendre au delà

  1. de la cons ien oetdu moi le principe constitutif

de mon être, c’est-à-dire mon àme, dont l’idée m’est fournie par la raison dans un fait de con­science. De la la nécessité, comme nous l’avons dit en commençant, d’ajouter à la définition psy­chologique de l’âme, ou à la simple énumération de ses facultés, une autre définition plus élevée, ayant pour but de nous faire connaître son es­sence, son principe constitutif et vraiment inva­riable.

Ceux qui ont confondu l’âme tout entière avec le moi, ont dû nécessairement se tromper sur son essence ; car, dans le cercle étroit où ils se sont renfermés, ils nepouvaient rencontrer que les fa­cultés et les modes dont nous avons immédiate­ment conscience, c’est-à-dire, pour parler la lan­gue de l’école, des propriétés et des accidents, des faits variables ou de simples abstractions. Aussi, les uns ont-ils cru voir l’essence de l’âme dans la pensée : tels sont tous les philosophes de l’école cartésienne ; les autres, nous voulons parler de Locke et de Condillac, l’ont cherchée dans la sensibilité, et dans un seul mode de la sensibi­lité, dans la sensation ; enfin un penseur plus ré­cent, Maine de Biran, a tenté de la ramener à. l’acte de volonté, à la volition proprement dite, désignée sous le nom d’effort musculaire. Les conséquences qui résultent de chacune de ces opi­nions (car ce n’est pas ici le lieu de les soumettre à un examen plus approfondi) achèvent de nous démontrer combien il est nécessaire d’étendre au delà des limites de la conscience le principe réel ou l’essence invariable de notre âme. En effet, avec Descartes, notre pensée finie, sans autre sub­stratum qu’elie-même, c’est-à-dire que les idées, devient nécessairement un mode de l’intelligence infinie et une manifestation passive de l’essence divine. La première moitié de cette conséquence a été reconnue parMalebranche, et la conséquence tout entière par Spinoza. Avec le système de Con­dillac, qui est sans contredit la plus complète, ou du moins la plus franche expression du sensua­lisme, toute unité disparaît, la conscience de notre identité est une illusion, l’activité en général, et, à plus forte raison, l’activité libre, ne peut être admise que par une flagrante inconséquence ; il ne reste plus en face de la conscience ; que des modes fugitifs et involontaires ; le moi devient une collection de sensations. La troisième opi­nion est sans doute bien plus près de la vérité, mais ce n’est pas elle encore ; car, soit qu’il s’a­gisse de l’acte volontaire ou de la volonté elle— même, il est impossible que nous y trouvions l’es— sence ; le principe constitutif de notre àme, le fond identique et invariable de notre être : l’acte de volonté, la volition ou l’effort musculaire est un simple phénomène, un mode variable et fugi­tif, bienqu nous en soyons les auteurs. Un acte n’ést certainement pas identique à un autre acte, et la volonté, c’est-à-dire une faculté du moi, un certain mode d’activité qui exige la plus parfaite conscience, est sujette à des interruptions et à des absences. Elle n’existe pas, ou, ce qui revient au même, elle ne se révèle pas encore dans le nou­veau-né ; elle est absente dans la léthargie et le sommeil profond ; elle manque entièrement chez l’idiot.

Ilne suffit pas de démontrer que l’âme ne peut être contenue tout entière ni dans le moi, ni dans aucune des facultés du moi ; il faut encore, en prenant pour guide la raison à la place de la con­science qui nous fait défaut, que nous sachions positivement ce qu’elle est, j’entends en elle-mê­me, dans son principe le plus intime. D’abord elle est comme le moi une et identique ; car l’unité et l’identité de notre personne, quoique connues d’une manière immédiate, ne sont pas simple­ment des faits de conscience, mais les conditions internes, les conditions absolues de c ?.s faits et du moi lui-même. Or de telles conditions, je veu* dire de telles qualités, ne peuvent avoir leur siég*· ue dans le principe réel, dans le véritable centre e notre existence. Mais cela n’est pas assez : l’unité, par elle-même, n’est qu’une abstraction, et l’identité, comme nous l’avons démontré pré­cédemment, n’est que la persévérance de l’unité, ou l’unité continue. Rien n’existe véritablement, rien ne sort du cercle des abstractions ou des ap­parences, que ce qui agit ou en soi ou hors de soi ; ce qui a quelque vertu, quelque pouvoir, en un mot, ce qui est une cause efficiente. Or toute cause distinguée de ses actes, distinguée de ses modes ou de ses différents degrés d’activi­té, c’est ce qu’on appelle une force. Donc, l’âme est une force indivisible et identique, c’est-à-dire immatérielle ; une force susceptible de sentiment, d’intelligence et de liberté, quoiqu’elle n’ait pas toujours la jouissance ou la possession actuelle de ses facultés ; par là enfin elle est aussi une force perfectible, et nul n’oserait fixer la limite où cette perfectibilité s’arrête ; car, d’une part, l’expérience, lorsque nous n’avons pas renoncé à nous-mêmes, nous montre toujours en avance sur le passé, et de l’autre la raison, la conception de l’idéal et de l’infini ; nous ouvre un champ sans bornes dans l’avenir. Cette théorie, nous avons hâte de le dire, n’est pas nouvelle ; elle était dans la pensée de Platon quand il définissait l’âme un mouvement qui se meut lui-même, κίντ, σις έαυ— ττ, ν κινούσα (Leg., lib. X) ; elle était entrevue par Aristote, quoiqu il ait compris très-imparfaite­ment, dans l’homme, la distinction de l’organisme et du principe spirituel. Elle a été surtout déve­loppée par Leibniz, dont le tort est de l’avoir ap­pliquée, d’une manière absolue, à tous les objets de l’univers. Enfin, grâce à des travaux plus récents, elle est devenue l’une des bases de la psychologie moderne.

Nous pourrions sur-le-champ démontrer l’im­mortalité de l’âme comme une conséquence im­médiate de son caractère métaphysique, de son immatérialité, de sa perfectibilité indéfinie ; mais, la preuve de ce dogme important ne pouvant être complète sans l’appui de certains principes et de certains faits qui ne seraient point ici à leur place, nous avons cru nécessaire d’y consacrer un article à part (voy. Immortalité). Nous nous bor­nerons, dans celui-ci, à passer en revue les di­verses questions auxquelles a donné lieu l’idée d’une âme immatérielle unie à un corps, et à in­diquer sommairement les résultats de ces recher­ches plus ou moins utiles à la science.

1° On a demandé comment l’âme et le corps, l’esprit et la matière, si complètement différents l’un de l’autre, peuvent cependant agir l’un sur l’autre ; comment, sans étendue, par conséquent sans occuper aucun point de l’espace, le moi de­vient la cause de certains mouvements des or­ganes, et les organes de certaines sensations du moi, qui devrait, par sa simplicité indivisible, être entièrement à l’abri de leur grossière in­fluence ? Différents systèmes ont été imaginés pour résoudre cette question : les uns ont eu re­cours à une substance intermédiaire, à un être d’une double nature, qui, tenant à la fois de l’âme et du corps, peut servir de médiateur entre ces deux principes opposés. Cet être imaginaire a reçu le nom de médiateur plastique. Mais on le reconnaît aussi dans les esprits animaux, ad­mis par les physiologistes et les philosophes du xviie siècle, dans Varchée de Van-Helmont et la flamme vitale de Wiilis. Les autres, ne voyant aucun lien possible entre l’esprit qu’ils faisaient consister exclusivement dans la pensée, et la ma­tière à laquelle ils donnaient pour essence l’étan.

due, se sont adressés à l’intervention divine pour exciter dans l’àme les phénomènes correspondant aux divers états du corps, et dans le corps les mouvements nécessaires pour exécuter ou traduire aux yeux les pensées de l’âme. Tel est, en sub­stance, le système des causes occasionnelles, dont l’invention appartient à l’école cartésienne. Leib­niz, ainsi que Descartes, établit un abîme entre les deux principes de la nature humaine ; il va même jusqu’à nier d’une manière générale toute influence d’une substance finie sur une autre. Mais, croyant au-dessous de la sagesse et de la majesté divines d’interven.r directement dans tous les phénomènes de notre existence, il a imaginé que dès l’instant où ils furent créés, l’âme et le corps ont été tellement organisés, que les phéno­mènes de l’un fussent en accord parfait avec les phénomènes de l’autre. Ce sont deux pendules fa­briquées avec tant d’art, qu’elles marchent tou­jours ensemble et n’offrent jamais la plus petite différence dans l’indication des heures. Voilà ce qu’on a appelé le système de l’harmonie prééta­blie ; système qui n’est qu’une simple application de celui des Monades. Enfin, la plupart des phi­losophes spiritualistes se sont contentés d’admet­tre, sans l’expliquer, l’influence naturelle (in­fluxum, physicum) que les deux substances exercent l’une sur l’autre. Mais ce n’est pas là, comme on l’enseigne presque généralement, un système de plus ; c’est simplement l’expression du fait dont on a cherché à se rendre compte. Quant aux trois opinions précédentes, il n’est pas difficile d’apercevoir au premier coup d’œil ce qu’elles ont de faux et d’imaginaire. La pre­mière ne fait qu’ajouter au fait qu’il s’agit d’ex­pliquer une hypothèse tout aussi inexplicable. Les deux autres, non moins arbitraires, ont en outre le tort de supprimer la liberté humaine et de rendre Dieu responsable de toutes nos actions. Toutes trois sont en opposition directe avec le té­moignage de la conscience ; car c’est pour moi une conviction intime, indestructible, un fait aussi évident que celui de mon existence, que ma vo­lonté est la vraie cause, la cause immédiate de certains mouvements dé mon corps, et que, d’un autre côté, les impressions de mes sens sont trans­mises jusqu’à mon intelligence et à ma sensibi­lité. La physiologie me désigné les organes qui concourent à cette opération, et me prouve par de nombreuses expériences que leur destruction entraîne avec elle celle des phénomènes dont ils sont les agents. Si l’on veut maintenant respecter les faits sans renoncer à comprendre le mystérieux commerce de l’âme et du corps, on y parviendra peut-être en se pénétrant de cette idée que l’es­sence, le principe constitutif de la matière ne con­siste pas plus dans l’étendue que l’essence de l’âme dans les phénomènes si fugitifs de la conscience. En effet, quand nous voulons faire de l’étendue autre chose qu’un phénomène, quand nous vou­lons en faire le principe de la realité extérieure et la réduire à ses éléments les plus simples, aus­sitôt elle fuitdevantnous comme une ombre vaine : elle échappe à la fois à nos sens et à notre raison par sa divisibilité infinie. Je dis sa divisibilité in­finie, car nous ne pouvons pas en admettre une autre. Là où cesse la divisibilité, cesse également l’étendue et par conséquent la matière. Non, la matière est une force, ou plutôt un système de forces subordonnées les unes aux autres, et se manifestant dans l’espace sous des formes éten­dues et divisibles comme l’âme se manifeste par dei faits de conscience. Mais il ne s’agit pas ici de la matière en général ; il est question d’un corps organisé et vivant : car ce n’est que sur un tel corps que l’âme peut exercer une action immé­diate. Or, partout où se montrent l’organisation et la vie, il y a des formes intelligibles et des principes immatériels. Voy. Matière, Vie, Force, etc.

2° On a demandé dans quelle partie du corps la substance spirituelle avait en quelque sorte fixé sa demeure, ou, pour me servir des termes consacrés, quel était le siège de l’âme. Juscju’à ces derniers temps, les philosophes et les méde­cins se sont montrés très-occupés de cette ques­tion. Ceux qu reconnaissent plusieurs âmes, par exemple Platon, Pythagore et leurs disciples, admettaient pour chacune d’elles un siège diffé­rent. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, l’âme raisonnable était placée dans le cerveau, l’âme irascible dans la poitrine, et l’âme concupiscible ou sensitive dans le bas-ventre. Aristote seul, re­gardant le cerveau comme un organe très-froid, destiné seulement à rafraîchir le cœur par les va­peurs qu’il en faisait naître, a renfermé dans ce dernier organe le principe de toute vie et de toute intelligence. Ceux qui se bornaient à une seule âme la logeaient dans la poitrine ou dans la tête, selon qu’elle passait à leurs yeux pour le principe de la vie animale ou pour une force tout à fait distincte de l’organisme. Les modernes, non con­tents de placer l’âme dans le cerveau, ont voulu encore la circonscrire dans une partie déterminée de ce viscère. Descartes avait choisi la glande pinéale, sous prétexte qu’elle est seule dans le cerveau, et qu’elle y est comme suspendue de manière à se prêter facilement à tous les mouve­ments exigés par les phénomènes intérieurs. D’au­tres, pour des raisons tout aussi péremptoires, ont donné la préférence soit aux ventricules du cerveau, soitau centre oval, soit au corps calleux. Aucune de ces hypothèses n’a pu résister long­temps au sens commun et à l’expérience. Aujour­d’hui la question même qui les avait provoquées a disparu complètement. Les philosophes ont la conviction que l’âme, ne pouvant être contenue dans un point particulier de l’espace, ne doit pas non plus être circonscrite dans une partie déter— minee du corps ; mais qu’elle tient dans sa puis­sance le corps tout entier et se manifeste par ses mouvements. Les physiologistes ont pense qu’au lieu d’assigner à l’âme un siège imaginaire, il valait mieux rechercher quels sont les organes par lesquels elle reçoit les impressions du corps et lui fait subir à son tour sa propre influence. C’est ainsi que Bichat a découvert en nous deux sortes de vies parfaitement distinctes : l’une or­ganique, sans conscience ; l’autre de relation, accompagnée de conscience et de sensibilité. N’est-ce pas la vie végétative et la vie sensitive des anciens, placées l’une et l’autre au-dessous de l’âme proprement dite ? Des expériences plus récentes ont établi une autre distinction non moins digne d’intérêt, celle des nerfs qui servent au mouvement, et des nerfs uniquement consacrés à la sensation. Que le cerveau soit le centre et le point de départ de tous ces agents de com­munication entre les deux principes, c’est encore un fait qui ne saurait être contesté. Mais lors­qu’on a voulu aller plus loin, quand on a voulu assigner à chaque faculté, à chaque ordre d’idées, à chaque direction de l’activité morale, un or— ane séparé dans l’encéphale, alors on est tombé ans le vieux matérialisme qu’on a vainement essayé de rajeunir par un amas d’anecdoles et de commérages contradictoires, décorés du nom de phrénologie (voy. ce mot).

3° On a demande d’où vient l’âme, quelle est son origine et de quelle manière elle pénètre dans le corps poury fixer momentanément sa demeure. La première de ces questions ne peut être résolue que par des vues générales sur l’origine des ch’ses, sur l’essence absolue des êtres et les rap­ports de Dieu avec ses créatures. Il nous est donc impossible de nous en occuper ici, même sous le point de vue historique. Quant à savoir comment s’opère l’association de l’âme et du corps, il existe sur ce sujet plusieurs hypothèses que nous nous bornerons à indiquer sommaire­ment ; car le problème en lui-même, conçu comme il l’a été jusqu’à présent, échappe à tous les procédés de la science. Les uns ont pensé que notre vie actuelle n’est que la conséquence d’une vie antérieure ; que, par conséquent, toutes les âmes ont existé avant d’appartenir à ce monde, et que chacune d’el’es, poussée par une force irrésistible, choisit naturellement le corps dont elle est digne par son existence passée. Ce sen­timent. très-repandu en Orient, enseigné par Pythagore, développé avec beaucoup d’éloquence dans les Dialogues de Platon, adopté aussi par quelques Pères de l’Eglise, entre autres par Ori— gène (Huet, Origeniana, liv. Il, c. n, quest. 6), est celui qu’on appelle le dogme de la préexis­tence. Selon les autres, à mesure qu’un corps est sur le point de naître, Dieu crée pour lui une âme nouvelle ; et par conséquent le nombre des naissances decide absolument du nombre des âmes. Cette opinion encore avait cours chez plusieurs Pères de l’Église, chez les Pélagiens^ qui croyaient délivrer par ce moyen la liberte humaine du dogme de la prédestination, et chez tous les philosophes scolastiques, qui avaient la naïveté de la croire parfaitement d’accord avec le système d’Aristote. Ils appliquaient à l’âme ce que ce philosophe a dit de l’intelligence active, à savoir : qu’elle est immortelle et qu’elle vient du dehors (de Anima, lib. III, c. v). Enfin on a imaginé une troisième hypothèse d’après laquelle toutes les âmes, après avoir existé en germe dans notre premier père, se propagent comme les corps par la génération physique. Cette doc­trine, soutenue d’abord par Tertullien (de Anima, c. xix), reprise ensuite par Luther, qui la trouvait conforme au dogme du péché originel, fut aussi défendue par Leibniz comme la seule où la philosophie et la théologie pussent se rencontrer. Voici de quelle manière il s’exprime à ce sujet (Essais de Théod., lre part., § 91) : « Je croirais que les âmes qui seront un jour âmes humaines, comme celles des autres espèces, ont été dans les semences et dans les ancêtres jusqu’à Adam, et ont existé, par conséquent, depuis le com­mencement des choses, toujours dans une manière de corps organisé. » Mais Leibniz ajoute que des âmes, d’abord purement sensitives ou animales, ne reçoivent la raison qu’à la génération des hommes à qui elles doivent appartenir. C’est le système général des monades appliqué au prin­cipe spirituel de la nature humaine.

4° On a demandé, enfin, si l’on pouvait recon­naître chez les bêtes comme chez les hommes une âme ou un principe immatériel, quoique voué à la mort, et privé d’un grand nombre de nos facultés. Ici. comme dans les questions pré­cédentes, des solutions très-diverses viennent s’offrir à nous. Nous laisserons de côté les solu­tions matérialistes, fondées sur une négation ab­solue du principe spirituel, pour ne parler que de celles qui reconnaissent dans l’homme et au— dessus de lui l’existence de ce même principe. La plus ancienne de toutes est sans contredit le svs— tème de la métempsycose qui fait des corps des animaux comme autant de lieux de châtiment pour les âmes humaines. Cependant nous ferons remarquer que, outre ces âmes captives et dé­chues, condamnées à expier dans une organisa­tion plus grossière les fautes d’une vie antérieure, l’vthagore et Platon reconnaissaient aussi chez κ-s bêtes un principe particulier, l’âme sensitive (τό επιθυμητικών), le même que celui à qui ils confiaient chez l’homme les fonctions de la vie matérielle. Anaxagore n’admettait aucune diffé­rence essentielle entre l’âme des animaux et celle des hommes ; ce qui, d’après lui, donnait aux uns et aux autres le mouvement, la sensibi­lité et la vie, c’était l’intelligence universelle, l’âme du monde, le voûc, qui après avoir tiré la nature du chaos, se montrait également chez tous les êtres animés dans des proportions analogues à leurs différentes organisations. Aristote, comme nous l’avons déjà dit, reconnaissait sous le nom d’âme autant de principes différents qu’il y a de degrés principaux dans la vie. Il n’admettait donc chez les bêtes qu’une âme sensitive et mo­trice, à laquelle il faut joindre l’âme nutritive, commune à tous les êtres organisés. Cette opi­nion, consacrée en quelque sorte par la théologie scolastique, a régne paisiblement jusqu’à l’avéne— ment de la philosophie cartésienne.Descartes ayant fait consister l’essence de l’àme dans la pensée, et s’étant imaginé, d’un autre côté, que les fonc­tions vitales peuvent être expliquées par des lois purement mécaniques, a été naturellement con­duit à regarder les animaux comme de vraies machines, comme des automates privés d’instinct et de sensibilité. Les phénomènes que nous ob­servons en eux ne sont que des mouvements produits par les esprits animaux, c’est-à-dire par des corps extrêmement subtils qui se dégagent du sang échauffé par le cœur, se répandent dans le cerveau, de là dans les nerfs, et vont ensuite ébranler les muscles (voy. les Lettres de Des­cartes, principalement les lettres xxvr, xl, xli, etc.). Le fond de cette hypothèse avait déjà été imaginé par un médecin espagnol du xvi® siè­cle, appelé Gomesius Pereira, auteur d’un ou­vrage très-obscur, publié pour la première fois à Médine en 1554, sous le titre bizarre d'Antoniana Margarita. Mais il ne fallait rien moins que le génie de Descartes pour donner quelque crédit à un paradoxe aussi etrange. La monadologie de Leibniz rendit aux bêtes leur âme sensitive ; car, lorsque tout dans l’univers est composé de principes spirituels, de monades où la vie et l’in­telligence sont plus ou moins développées, il est impossible de ne pas reconnaître chez les ani­maux une âme inférieure à celle de l’homme. Bufl’on essaya vainement de réhabiliter le para­doxe cartésien ; mais Condillac, dans son traité des Animaux, alla trop loin lorsque, en réfu­tant le célèbre naturaliste, il accorda à la brute les mêmes facultés qu’à l’homme, n’établissant entre eux d’autre différence que celle qui résulte de leurs besoins, et ne voyant dans ces besoins eux-mêmes qu’un effet de l’organisation. La psychologie actuelle, exclusivement n^kiccupée de l’homme, dont la connaissance 61* pour elle le po nt de départ de toute philosophie, n’a pas en­core eu le temps d’arriver à cette question. Mais, à vrai dire, elle se trouve toute résolue par les éléments que nous fournit notre propre con­science. Si, d’une part, certains faits extérieurs par lesquels se manifestent spontanément les plus grossiers instincts et les passions de l’homme, se montrent aussi chez les animaux provoqués par les mêmes causes et gouvernés par les mêmes lois ; j’entends des causes et des lois physiques ; si, d’un autre côté, il est psychologiquement dé­montré que ni le désir, ni la sensation, ni l’initia­tive du mouvement ne sauraient appartenir à un sujet divisible et étendu, il est bien évident qu’il faut admettre chez la brute un principe immaté­riel, une force douée de vie et de sensibilité dont les organes ne sont que les instruments. Cette force, on l’appellera si l’on veut une âme, pourvu qu’on n’oublie pas l’immense intervalle qui la sé­pare de l’àme humaine ; seuls au milieu de ce monde, nous avons en partage la liberté, la rai­son ou la faculté de l’absolu, la conscience d’une tâche infinie, d’une perfectibilité sans limites, et par conséquent un gage d’immortalité.

  1. est impossible de joindre à cet article une bibliographie particulière, car la théorie de Tàme fait nécessairement partie de tous les traités et de tous les systèmes de philosophie.

AME du monde. L’idée d’une force immaté­rielle, mais confondue avec la matière et ne s’é­tendant pas au delà, lui servant à la fois de principe moteur et de principe plastique, c’est-à— dire lui donnant à la fois le mouvement et cette variété de formes que nous admirons dans la na­ture, voilà ce que les philosophes ont désigné sous le nom d’àme du monde, et que plusieurs d’entre eux ont substitué à l’idée même de Dieu. Cette hypothèse est presque aussi ancienne que la philosophie. On la trouve d’abord sous une forme assez obscure, dans le système de Pytha— gore, qui pourrait bien l’avoir empruntée du pan­théisme de l’Orient, en plaçant au-dessus d’elle la conception d’un être vraiment infini. Du sys­tème de Pythagore elle a passé dans celui de Platon, où elle prend un caractère plus précis et plus ferme. Platon, ne pouvant concevoir que l’intelligence pure, que la substance des idées éternelles puisse agir directement sur la matière, a placé entre ces deux principes une substance intermédiaire, formée à la fois d’un élément in­variable, identique comme l’intelligence (ταυ-ό<), et d’un autre qui varie comme les objets sensi­bles (6άτερον). Il pensait, en outre, que l’univers, étant l’œuvre de l’intelligence suprême, devait être parfait autant que le permet son essence, et que cette perfection, il la posséderait à un plus haut degré s’il était animé que s’il ne l’était pas. C’est ainsi qu’il justifie l’existence et qu’il définit les caractères de l’âme du monde. C’est à elle qu’il confie la tâche de répandre dans toute la nature le mouvement, la sensibilité et la vie. Son action se fait sentir dans le centre du monde ; mais elle a aussi des effets particuliers qui s’é­tendent jusqu’au moindre atome de la matière. Elle est la source de toutes les âmes particuliè­res qui tirent de son sein leur substance et leur nourriture. Le rang et les fonctions que Platon a donnés à l’âme du monde, ont été à peu près conservés par l’école d’Alexandrie, car au-dessus de ce principe, les disciples d’Ammonius recon­naissaient encore l’intelligence, et au-dessus de l’intelligence ; l’unité ou le bien. Il n’en est pas de même des stoïciens : dans leur système, l’âme du monde prend la place de Dieu, et, non contents de l’avoir élevée à ce rang sublime, ou plutôt d’avoir abaissé jusqu’à elle 1 idée de l’être absolu, ils en font encore une force inséparable de la matière, une force active qui par sa propre énergie imprime aux corps les formes sous les­quelles ils se montrent a nos yeux [formam muncli informantem), et constitue ainsi, tout à la fois, le principe moteur et la vertu plastique de l’univers… Totosque infusa per arlus, mens agitat molem et magno se corpore miscct. Quand on compare cette opinion à celle de Straton le physicien, on ne voit pas entre elles une grande différence : ce que les disciples de Zénon déco­rent du nom de Dieu, le philosophe de Lampsa— que l’appelle la nature ; mais du reste, il lui laisse absolument le même rôle : « Toute la puis­sance, disait-il, que l’on attribue aux dieux existe dans la nature. » Omnem vim divinam in natura sitam esse [de Nat. Deor., lib. I, c. xm). C’est elle qui a fait tout ce qui existe, ou du moins qui a donné une forme à tous les corps de l’univers. Les mouvements sort la seule cause, et les lois la seule règle de tout.ce qui arrive (Acad. quœst., lib. II, c. xxxvm). L’hypothèse de l’âme du monde a eu peu de crédit sous le règne de la philosophie scolastique ; mais elle reparaît après la renaissance des lettres et de la philosophie ancienne, surtout de la philosophie de Platon. Un peu plus tard elle s’introduit sous une forme nouvelle dans les systèmes de Cor­nélius Agrippa, de Paracelse, de Van-Helmont et de Henri Morus ; car ce qu’on désigne sous le nom d’archée, ce que Henri Morus appelle prin­cipium hylat chicum, c’est-à-dire le principe universel, agent de tous les phénomènes physi­ques, véhicule de toutes les propriétés et de tous les mouvements de la matière, cause plastique de toutes les formes de l’organisme, ce n’est pas au­tre chose que l’âme du monde. On la rencontre aussi, à la même époque, chez quelques théolo­giens allemands, par exemple chez Amos Come— nius et Jean Bayer, qui ont eu la prétention de fonder sur la Biüle, mais sur la Bible interprétée à leur façon, un nouveau système de physique. A les en croire, c’est l’âme du monde que l’au­teur de la Genèse a voulu désigner par ces pa­roles : « Et l’esprit de Dieu flottait sur la face des eaux (Gen., c. i, v. 2), cet esprit, qui anime et qui vivifie le monde, qui est la vie elle-même répandue dans toute la nature, ipsa vita ; mundo infusa ad operandum omnia in omnibus (Phy— siccs ad lumen divinum reformatae synopsis, in-8, Leipzig, 1633, p. 29). Ce n’est pas Dieu, mais la première création de Dieu ; c’est l’œuvre du Saint-Esprit, comme la matière est l’œuvre de Dieu le Père, et la lumière celle du Fils. Il n’est plus question de rien de semblable dans la philosophie de nos jours.

On voit par ce rapide résumé que l’âme du monde a été comprise de deux manières : chez les uns, elle represente le degré le plus élevé de l’être, elle est mise à la place de Dieu et dégé­nère en un véritable panthéisme ; chez les autres, elle n’est qu’une production ou une émanation de la puissance divine, et son rôle est de servir d’in­termédiaire entre celle-ci et l’univers matériel. La première de ces deux théories, manifestement contraire à l’idée que nous donnent la conscience et la raison de l’être souverainement parfait, sera suffisamment appréciée dans l’article consacré au panthéisme en général. La seconde est une hypothèse que rien ne justifie ; car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas agir sur les êtres ? ou pourquoi des forces multiples, immatérielles comme celles dont l’expérience et l’induction constatent pour nous l’existence, ne pourraient-elles pas suffire à tous les phénomènes de la nature ? Quel moyen, enfin, a-t-on de s’assurer que le monde est un être animé ; qu’indépendamment de la vie parti­culière de chacun des êtres dont il se compose, il a aussi une vie, une sensibilité à lui, et qu’il forme comme un animal immense dont nous ne sommes que les organes ? Ce qu’il y a de vrai dans ces rêves justement abandonnés, c’est qu’il règne dans le plan de l’univers une admirable unité, c’est que tout dans son sein se meut, s’en­chaîne et se développe dans une harmonie su­blime, œuvre d’une intelligence et d’un pouvoir sans bornes.

Voyez d’abord le Timée de Platon et le résumé qu’on en a fait sous le nom de Timée de Locre. Voir aussi Rechenberg, Disputatio de mundi anima, Leipzig, 1678. — S helling, de l’Amc du monde, in-8, Hambourg. 1809(en ail.).—L’homme et les étoiles, fragment aune Histoire de l’âme du monde, par W. Pfaff, in-8, Nuremb., 1834 (en ail.). —Boeck, Dissertation sur la formation de l’âme du monde, d’après le Timce de Platon, dans les Études de Daub et de jCreuzet. — Ch. Gott !. Schmidt, l’Univers et l’âme du monde d’après les idées des anciens, in-8, Leipzig, 1835 (en all.). — Henri Martin, Études sur le Timée de Platon, 2 vol. in-8, Paris, 1840.


AMÉLIUS ou AMÉRIUS, disciple de Plotin, florissait vers la fin du iiie siècle de l’ère chrétienne. Il était né en Étrurie, et s’appelait de son vrai nom, Gentilianus. C’est probablement afin de marquer son mépris pour les choses de ce monde, qu’il y substitua celui sous lequel il est connu dans l’histoire de la philosophie (Amélius en grec signifie insouciant). Il s’était attaché d’abord au stoïcien Lysimaque ; mais les écrits de Numénius, aujourd’hui perdus pour nous, étant tombés entre ses mains, il en fut tellement séduit, qu’il les apprit par cœur et les copia de sa propre main. Dès ce moment il appartenait naturellement à l’école d’Alexandrie, dont Plotin était alors le plus illustre représentant. Amélius alla le trouver à Rome, et pendant vingt-quatre ans, depuis l’an 246 jusqu’en 270, il suivit ses leçons avec une rare assiduité. Il rédigeait tout ce qu’il entendait de la bouche de son nouveau maître, y ajoutait ses propres commentaires, et composa ainsi, si nous en croyons Porphyre (Vita Plot., c. iii), près de cent ouvrages. Il est malheureux qu’aucun de ces écrits ne soit arrivé jusqu’à nous, car ils dissiperaient probablement bien des nuages qui existent encore pour nous dans la philosophie néo-platonicienne. Cette perte doit nous sembler d’autant plus regret­table, que Plotin lui-même désignait Amé­lius comme celui de ses disciples qui pénétrait le mieux dans le sens de ses doctrines. Parmi les ouvrages sortis de la plume d’Amélius, il y en avait un qui montrait la différence des idées de Plotin et de celles de Numénius, et qui justifiait le premier de ces deux philosophes de l’accusa­tion intentée contre lui de n’avoir été que le plagiaire du dernier. Il ne paraît pas avoir dédai­gne le travail de la critique ; car il démasqua quelques-uns des imposteurs, alors si communs, qui publiaient, sous les noms les plus anciens et les plus vénérés, des rapsodies de leur invention. C’est ainsi qu’il écrivit contre Zostrianus un ou­vrage en quarante livres. Après la mort de Plotin, Amélius quitta Rome pour aller s’établir à Apamée, en Syrie, où il passa le reste de ses jours. Il avait cherché, comme les autres philosophes de la même école, à relever par la philosophie le paganisme mourant. Voy. Eunape, Vit. sophist. et fragment, histor., etc. — Suidas, Amélius. — Porphyre, Vita Plotini. — Vacherot, Histoire cri­tique de l’École d’Alexandrie, Paris, 1846-51, 3 vol. in-8. — J. Simon, Histoire de l’École d’Alexandrie, Paris, 1845, 2 vol. in-8.


AMMONIUS d’Alexandrie, philosophe péripatéticien du ie siècle après J. C. Il enseignait la philosophie à Athènes, et Plutarque, qui suivait ses leçons, ne se contente pas de le mentionner fréquemment dans ses écrits, mais lui a consacré un ouvrage spécial qui n’est pas arrivé jusqu’à nous ; il lui attribue d’avoir regardé, comme conditions de la philosophie, l’examen, l’admiration et le doute. On suppose qu’Ammonius est le pre­mier péripatéticien qui ait tenté d’établir une conciliation entre la philosophie d’Aristote et celle de Platon ; c’est du moins ce que veut démontrer Patricius (Discuss. péripat., t. I, lib. iii, p. 139). Aussi n’appartient-il pas à l’école des péripatéticiens purs, mais à l’école syncrétique. Du reste, ses œuvres, s’il a écrit, n’ont pas été conservées, et on ne sait rien de plus précis sur ses opinions.


AMMONIUS, surnommé Saccas, à cause de sa première profession (il était portefaix), était né à Alexandrie, où il vécut et enseigna la philosophie vers la fin du iie siècle ou le commencement du iiie. Né de parents chrétiens, il fut lui-même élevé dans le christianisme, qu’il abandonna plus tard pour la philosophie païenne. C’est du moins ce que nous apprend Porphyre dans un fragment conservé par Eusèbe (Hist. de l’Église, liv. IV). Il est vrai que ce Père de l’Église sou­tient le contraire, et, pour preuve qu’Ammonius n’a jamais déserté le christianisme, il en appelle à un écrit de ce philosophe où serait tentée une conciliation entre Moïse et Jésus ; mais il est évident qu’Eusèbe se trompe et confond deux Ammonius, car celui dont nous parlons n’a jamais écrit, et l’on sait par le témoignage de ses dis­ciples que son enseignement était purement oral.


AMMONIUS, fils d’Hermias et d’Aédésie, Am­monius Hermice, disciple de Proclus, quitta Athènes après la mort de son maître et revint habiter Alexandrie, sa ville natale, où lui-même enseigna la philosophie et les mathématiques. Ainsi que tant d’autres néo-platoniciens, il tenta une conciliation entre Aristote et Platon. Il vécut vers la fin du ve siècle ; de ses nombreux commentaires, deux ou trois seulement nous sont connus, du moins ce sont les seuls qui aient été imprimés : Comm. in Arist. Categorias et Porphyrii Isagogen, texte grec, in-8, Venise, 1545, et Comm. in Arist. librum de Interpret., texte grec, in-8, ib. ; 1545. Ces commentaires ont été souvent imprimés séparément ; on les a réunis dans une édition faite également à Ve­nise, en 1503.

On attribue aussi à Ammonius une biographie d’Aristote, dont quelques autres font honneur à Philopon.

Ammonius, ayant adopté la philosophie de Platon telle qu’elle était alors enseignée à Alexandrie, l’exposa avec tant de succès, que plusieurs historiens l’ont regardé comme le fon­dateur du néo-platonisme ; mais cette opinion est fausse ; il ne fit que donner un essor plus élevé à l’école d’Alexandrie, ne se bornant pas à concilier les doctrines de Platon et celle d’Aristote, mais y introduisant aussi le système de Pythagore et tout ce qu’il savait de la philosophie de l’Orient. Il ne communiquait que sous le sceau du secret ; à un petit nombre de disciples choisis, ses opinions qu’il faisait remonter à la plus mystérieuse antiquité et qu’il donnait comme un legs de la sagesse primitive.

L’enthousiasme mystique dont ses leçons por­taient l’empreinte lui fit donner le surnom de Θεοδίδαϰτος (inspiré de Dieu). Au nombre de ses disciples on compte Longin, Erennius, Origène, et Plotin, le plus distingué d’eux tous. Ces trois derniers prirent l’engagement formel de tenir secret l’enseignement d’Ammonius ; mais Eren­nius et Origène ayant manqué à leur parole, Plo­tin se crut dégagé de la sienne, et c’est de lui que nous tenons tout ce qui a rapport aux opi­nions d’Ammonius.

Quant à faire connaître son système d’une manière plus précise, ce serait une tentative pleine de périls, car on n’aurait aucun moyen de le distinguer de celui de Plotin. Voy. Alexandrie.


AMOUR. Le fait qui joue un si grand rôle dans le monde physique sous le nom de gravitation, d’attraction et d’affinités électives, semble avoir son équivalent dans le monde moral. L’homme, quoi qu’il fasse, ne peut pas vivre seulement pour lui-même et dans les bornes étroites de son individualité ; il ne peut détacher son existence de celle des autres êtres, animés ou inanimés, matériels ou immatériels ; il les recherche, il les attire à lui ou se sent entraîné vers eux par un mouvement intérieur plus ou moins puissant ;

et il est des âmes privilégiées qui, se regardant comme exilées sur cette terre, s’élèvent de toutes leurs forces vers un monde iaéal, dirigent toutes leurs aspirations vers l’être infini lui-même, centre et foyer de toute existence. C’est à ce sen­timent général, à ce fait primitif de la nature humaine, mais qui subit par diverses causes des modifications sans nombre, que s’applique dans sa plus grande extension le nom d’Amour.

C’est par un étrange abus de langage que ce nom se donne aussi à un état de l’âme entière­ment opposé à celui dont nous venons de parler, et qu’on appelle amour de soi la somme des instincts, des désirs, des appétits, qui, dirigeant toute notre activité, toute notre attention sur nous-mêmes, nous empêchent de nous livrer à l’amour véritable. Que l’auteur de la nature en nous donnant latvie nous y ait attachés par des liens puissants ; qu’il nous excite par le besoin et nous encourage par le plaisir à tous les actes dont dépend notre conservation ; qu’au contraire il nous détourne par la douleur de ceux qui nous sont nuisibles, c’est une marque de sa bonté et de sa sagesse, ou, si l’on veut, de son amour envers les créatures ; mais ce n’est pas dans nos cœurs que cet amour a son siège ; ce n’est pas à nous qu’il appartient, car nous n’en sommes que les instruments souvent aveugles. La même remarque doit s’étendre aux préférences que nous montrons pour certaines choses destinées à notre usage ou à nos plaisirs ; à moins qu’il ne s’agisse de ces plaisirs de l’âme qu’excite en nous la vue du beau.

Cependant, au-dessus des impressions des sens et des calculs de l’égoïsme, n’y a-t-il pas pour nous-mêmes, au fond de nos cœurs, un sentiment de respect et de véritable tendresse ? Et qu’est-ce donc que l’amour de la liberté, de l’indépendance^ de la gloire, ce qu’on appelle l’honneur, et jusqu’a cette contrefaçon de l’honneur qui a pour nom la vanité ? La liberté, n’est-ce pas la jouissance, et l’honneur le respect de soi ? La gloire n’est-elle pas le moyen d étendre en quelque sorte et de prolonger notre existence au delà des bornes de la nature physique ? Oui, sans doute, l’homme peut éprouver pour lui-même un amour légitime, un amour qui n’est pas le moins fécond en actions généreuses. Mais à quelle condition ? à la condi­tion d’aimer en lui ce qui fait la dignité et la grandeur de l’homme en général, c’est-à-dire l’être moral, le sujet de la loi du devoir, la plus belle œuvre de la bonté et de la sagesse divines. De cette manière, l’amour de soi se confond en­tièrement avec l’amour des autres, avec celui de l’humanité entière. Quant à la vanité et au désir de la gloire, s’ils ne sont pas encore le sentiment que nous venons de définir, du moins ils le sup­posent chez les autres ; car si nous n’admettions pas, même instinctivement, chez nos semblables l’amour du beau et du grand, comment pourrions— nous espérer de briller à leurs yeux ou de vivre dans leur mémoire ?

Ainsi la première condition, l’un des caractères essentiels de l’amour, même quand il se réfléchit sur nous, au lieu de se répandre, selon sa direc­tion naturelle, sur les autres êtres, c’est d’être un sentiment tout à fait désintéressé. Mais cela ne suffit pas : il existe aussi des instincts où l’intérêt, où l’attrait du plaisir n’ont aucune part, comme celui qui attacne la brute à ses petits, le chien à son maître, et quelques hommes grossiers à leurs enfants, dont ils se souviennent a peine quand l’âge les a enlevés à leurs premiers soins. Assuré­ment, ce n’est pas là ce qu on appelle aimer ; rien de commun entre ce brutal penchant, ce mouve— ment aveugle de la nature animale et le noble entraînement qu’excite dans une àme intelligente et libre tout ce qui est beau, tout ce qui est bon, tout ce qui intéresse par la souffrance ou par la grâce. L’amour ne peut donc se passer des lu­mières de la conscience ni d’un certain degré de liberté ; car il n’y a que l’instinct et le besoin qui soient des forces entièrement aveugles et irré­sistibles. C’est l’amour physique que l’antiquité païenne a représenté les yeux couverts d’un ban­deau ; mais le véritable amour, l’amour dans sa plénitude et dans toute sa force, a les yeux ou­verts qu’il lève vers les cieux.

Maintenant que nous connaissons les caractères généraux et les conditions essentielles de l’amour, il faut que nous le suivions à travers tous ses dé­veloppements, que nous nous fassions une idée de ses diverses formes particulières. Nous distin­guons dans l’amour, comme le résultat général de la faculté d’aimer, quatre degrés principaux, ou si l’on veut, quatre formes parfaitement dis­tinctes les unes des autres : 1“ l’amour de tous les êtres vivants, pourvu qu’ils ne menacent pas notre propre existence ou que, par leur forme extérieure, ils ne blessent pas trop vivement notre imaginaticn ; 2* l’amour que nous avons pour nos semblables et pour nous-mêmes, lorsque nous considérons en nous l’être moral ou l’image de la nature divine ; 3° l’amour de l’idéal et des réalités intelligibles, c’est-à-dire du beau, du bien et du vrai considérés dans leur essence la plus pure ; 4° l’amour de Dieu, qui réalise en lui et qui contient dans leur plénitude et dans la plus parfaite unité les trois principes dont nous venons de parler.

Qu’un penchant naturel et plein de douceur, un mouvement dont nous avons parfaitement conscience, et que la réflexion augmente encore, nous attire vers tout ce qui sent, vers tout ce qui respire, ou qui nous offre seulement l’image de la vie, c’est un fait qui à peine a besoin d’être démontré. Rien n’a plus de charme pour nous qu’une nature animee, pleine de mouvement ; rien, au contraire, ne nous inspire plus de tris­tesse et d’effroi qu’une solitude absolue, dépeuplée de toute créature vivante ; à défaut d’autres af­fections, les fleurs et les animaux deviennent pour nous des amis : on s’attache à un chien, à un cheval, à un oiseau ; les souffrances de ces créatures nous émeuvent, nous inquiètent, les signes de leur joie nous égayent, et leurs caresses nous sont chères. Dans le temps même où notre cœur n’éprouve aucun vide de la part de nos semblables, il nous est souvent impossible de renoncer à ces affections plus humbles, tant elles sont dans notre nature et dans celle aes choses.

Mais aucun autre sentiment n’a plus de force, n’est plus varié dans ses effets et dans ses formes, que l’amour de nos semblables. Ces effets, nous n’avons pas l’intention de les décrire à la manière des moralistes et des poètes ; nous voudrions seu­lement les classer avec une certaine rigueur, et les ramener à leurs principes selon la méthode psychologique. Nous distinguerons donc au pre­mier degré le sentiment qui porte à si juste titre le nom d’humanité, cette commune sympathie que nous éprouvons pour tout être humain, qui nous fait compatir à ses maux sans le connaître, et, dans un danger imminent, nous fait voler à son secours au péril même de notre tête. L’huma­nité est un mouvement tout à fait spontané qui ne doit pas être confondu avec la charité ou la philanthropie, inspirées l’une et l’autre par cer­tains principes, par certaines doctrines acceptées ou produites par l’intelligence. Au-dessus de l’hu­manité, nous rencontrons l’amitié et les senti­ments qui en approchent plus ou moins ; toutes ces prédilections individuelles qui reposent ou sur l’appréciation et la convenance des caractères, ou sur un échange de services, ou sur la similitude des principes, l’identité des positions et des des­tinées, par conséquent des vœux et des espérances. Plus ces points de contact seront nombreux entre deux âmes, plus le lien qui les unit sera durable et fort, jusqu’à ce que ces deux existences soient, pour ainsi dire, mises en commun. On aurait pu se dispenser de prouver que l’amitié n’est pos­sible qu’entre gens de bien ; car les méchants sont précisément ceux qui. n’aiment pas, ceux qui se livrent à un égoïsme sans limite et sans frein. Enfin au-dessus, et à certains égards au-dessous de l’amitié, est l’amour proprement dit, cette passion tantôt aveugle et tantôt sublime, cette poétique exaltation de l’âme et des sens qui nous enlève en quelque sorte à nous-mêmes, qui nous ravit hors de la sphère de notre propre existence,

Fiour nous absorber dans un autre être devenu’objet de tous nos désirs, do toutes nos pensées, de toute notre admiration, et comme le principe de notre vie.

L’amour, qui a tant exercé les romanciers et les poètes, a été, pour cette raison même peut— être, un peu trop négligé par les philosophes. Cependant il tient une assez grande place dans notre existence ; il exerce une influence assez visible sur les mœurs, sur les arts, sur les indi­vidus et les sociétés, pour mériter d’être étudié au point de vue général et sévère de la science psychologique. Il faut distinguer dans l’amour plusieurs éléments qui n’appartiennent pas tous a la même faculté de l’àme, qui ne demeurent pas toujours unis, et qui sont loin d’être égaux en force, en noblesse et en durée. L’un de ces éléments est purement sensuel : je veux parler de l’instinct qui rapproche les sexes, et les désirs qu’il amène à sa suite ; désirs ordinairement exaltés par notre imagination bien au delà du vœu de la nature, et voilés à nos yeux par cette ivresse générale où l’amour nous plonge. Le second elément appartient davantage à l’âme, sans être dégagé complètement de l’influence des sens : c’est l’attrait irrésistible de la beauté dans un être de notre espèce, vers lequel nous entraî­nent déjà un instinct naturel et l’amour général de nos semblables. Sans doute la beaute de la forme ne peut arriver jusqu’à nous sans le mi­nistère des yeux ; mais il n’y a que notre àme qui en soit charmée : la volupté des sens n’a rien à gagner à cette divine splendeur que la main de Dieu a répandue sur la plus parfaite de ses créa­tures. Mais cette beauté extérieure qui se flétrit et qui passe n’est que le symbole, l’image souvent trompeuse d’une autre sorte de beauté, d’une beauté tout intérieure, source d’un sentiment plus profond et plus pur, conséquemment plus durable, que l’ascendant exercé sur nous par la perfection du corps. En effet, les deux sexes, quoique par­faitement égaux devant la loi morale, ne se res­semblent pas plus par les qualités de l’àme que

[>ar leurs formes et leurs qualités extérieures : à’homme la dignité et la force, le courage actif, les vertus austères, les conceptions d’ensemble et la puissance de la méditation ; à la femme la douceur et la grâce, la résignation mêlée d’espé­rance, les sentiments tendres, qui font le charme de la vie intérieure, la finesse, le tact, et une sorte de divination. De là résulte que chacun des deux est pour l’autre un type de perfection, une apparition céleste venant repandre sur sa vie un jour tout nouveau, la plus belle moitié de lui-même, ou plutôt le véritable foyer de son existence. Par une illusion facile à comprendre dans cet âge où l’imagination domine toutes les autres facultés, les diverses qualités qui sont l’apanage d’un sexe, en général, ne manquent pas d’être attribuées, dans toute leur perfection, à un seul homme ou à une seule ftmme, ou de se présenter à l’esprit fasciné comme les dons extraordinaires d’un être exceptionnel. Alors l’admiration et la tendresse ne connaissent plus de bornes et se changent en un véritable culte. Ainsi, l’amour proprement dit établit son siège dans toutes les parties de notre être, dans les sens ; dans l’imagination et dans le fona le plus recule de notre âme ; mais des trois éléments que nous avons énumérés, le dernier, celui que nous appellerons l’élément moral, est le seul qui survive à la jeunesse et à la beauté. C’est par lui que s’opère cette fusion des existences sans laquelle le sexe le plus faible n’est que l’esclave du plus fort. Sur lui se fondent la di­gnité et le bonheur de la famille et la sainteté du mariage.

Près de l’amour proprement dit, nous trouvons les affections de famille, l’amour des parents pour les enfants, des enfants pour les parents, et des enfants entre eux. Ce dernier sentiment approche beaucoup de l’amitié ; le second n’est peut-être que le plus haut degré du respect et de la recon­naissance ; enfin le premier, comme nous l’avons déjà remarqué, deviendrait facilement un instinct sans l’appui ae l’intelligence et du sentiment moral. Mais dans aucun cas on ne saurait ad­mettre l’hypothèse de quelques philosophes du xvnr’siècle, qui ont voulu résoudre toutes les affections du cœur humain en un vil calcul de l’égoïsme.

L’homme n’est pas seulement attaché à sa fa­mille, il aime aussi sa patrie, qui n’est guère pour lui qu’une famille plus vaste. Nos conci­toyens, élevés comme nous, sous l’empire des mêmes lois, des mêmes mœurs, sous le charme des mêmes souvenirs, avec qui nous partageons les mêmes craintes, les mêmes espérances et les mêmes joies, sont véritablement pour nous des frères ; et ne sommes-nous pas obligés de recon­naître nos pères dans les générations qui nous ont précédés, qui ont fondé ou conservé, quelquefois au prix de leur sang, la prospérité et les institu­tions dont nous recueillons les fruits ? Il n’y a pas jusqu’au sol de la patrie, cette terre qui nous a nourris, qui porte tout ce que nous aimons, dont le sein renferme les cendres de nos aïeux, qui ne soit pour nous, abstraction faite de tout le reste, l’obiet d’un pieux respect et d’une tendresse toute filiale.

Mais la plus noble et la plus grande de toutes les affections du cœur humain, c’est sans con­tredit l’amour de l’humanité, du genre humain, considéré dans l’ensemble de ses destinées, et conçu par notre pensée comme un seul être. Cependant il ne faut pas se faire illusion sur la nature de ce sentiment ; il n’a rien de la spon­tanéité des autres, de ceux du moins qui nous ont occupés jusqu’ici ; il ne dépend pas moins de l’intelligence que de la sensibilité ; car il n’existe qu’à la condition que certaines idées, que certains principes de morale et de métaphysique seront reconnus vrais, soit au nom de la foi, soit au nom de la raison. Ainsi, comment aimer le genre humain, si nous ne croyons pas à son unité, à l’identité des facultés humaines, et à la continuité de leur développement ? Comment aimer le genre humain, si nous n’admettons pas pour tous les hommes les mêmes droits, les mêmes devoirs, la même liberté pour faire le bien et pour éviter le mal ; si nous refusons de croire enfin, qu’ils soient tous égaux devant Dieu et devant la loi morale ? Les anciens, qui ne connaissaient point ces principes, étaient également étrangers au sen­timent qui en dépend ; leurs affections n’allaient point au delà du cercle de la patrie et de la famille.

Les êtres réels, comme nos semblables et en général toutes les créatures vivantes, ne sont pas les seuls objets de notre amour ; notre âme ; suf­fisamment développée, se sent aussi entraînee par un charme irrésistible vers un monde tout idéal, vers certains types absolus, constamment pré­sents à notre intelligence, et aont nous ne trouvons dàns les choses qui nous entourent que d’infidèles copies : telles sont les idées universelles et néces­saires du beau, du bien et du vrai. N’est-ce pas l’amour de la vérité en elle-même qui a donné naissance à toutes les sciences spéculatives et sur­tout à la philosophie, qui a, comme la religion, ses martyrs et ses héros ? N’y a-t-il pas en nous un sentiment du bien, un sentiment du juste, devant lequel nous nous croyons obligés d’imposer silence à tous nos intérêts et à toutes nos affec­tions ? Ce sentiment, sans doute, ne saurait exister sans l’idée du bien ; mais l’idée, à son tour, ne serait qu’une forme stérile de notre intelligence, sans l’amour, qui nous porte i la réaliser. Nous ferons la même remarque sur le beau, que nous aimons d’un amour plus ardent, plus enthousiaste, mais moins persévérant peut-être que le bien et le vrai ; nous l’aimons pour lui-même et non pour les nobles jouissances que sa présence nous ap­porte ; nous l’aimons enfin d’autant plus que nous approchons davantage de son essence absolue et purement intelligible. C’est cet amour que Platon décrit avec tant d’éloquence dans ses immortels dialogues, et auquel il a donné son nom.

Le beau, le bien et le vrai, quand on les con­sidère chacun à part, ne sont sans doute que des idées, que de pures conceptions de notre intelli­gence. Mais puisque nous les concevons comme universels et nécessaires, nous sommes bien forcés de leur attribuer, en dehors de notre esprit, et en dehors des choses finies de ce monde, une existence réelle, c’est-à-dire que nous devons leur donner pour substance Dieu lui-même, car il n’y a que Dieu au-dessus de nous et de l’univers. Dieu est donc le vrai, le bien et le beau dans leur essence la plus pure ; ils forment en lui la plus parfaite unité. Or, si chacune de ces trois formes de l’absolu est pour nous l’objet d’un amour si puissant, que ne devons-nous pas éprouver pour l’être absolu, considéré dans la plénitude de son existence, dans l’ensemble de ses perfections in­finies ? L’amour de Dieu ne saurait se décrire ; car il n’y a que Dieu lui-même qui puisse l’éprouver dans toute son étendue ; il n’y a qu’un être infini qui soit capable d’un amour infini. Pour nous, assujettis aux misères de cette vie, nous y mêlerons toujours ou nos affections, ou nos préoccupations terrestres, ou tout au moins le sentiment de notre existence, le soin de notre liberté, sans laquelle nous ne sommes plus rien dans le monde moral. Ceux qui, oubliant les conditions de notre nature finie, n’ont pas voulu reconnaître d’autre règle dans le vrai et dans le bien que l’amour de Dieu dans sa pureté absolue, les mystiques, en un mot, n’ont abouti qu’au fatalisme, à l’anéantissement de la liberté, de la réflexion, des devoirs les plus positifs de la vie. Aussi quelques-uns n’ont-ils pas voulu s’arrêter en si beau chemin : du fatalisme ils ont été conduits à l’anéantissement de l’homme tout entier, c’est-à-dire au panthéisme (voy. les ar­ticles Mysticisme et Panthéisme).

Nous ne connaissons sur l’amour, considéré d’un point de vue philosophique, que ces deux écrits : le Banquet de Platon, et l’ouvrage de Léon l’Hébreu intitulé : Dialoghi diamore, com­posti da Leone medico, di nazione Ebreo, e di poi fatto cristiano, in-4, Rome, 1535, et Venise,

1541. Il existe dans notre langue trois traductions de cet ouvrage.

ampère (André-Marie), physicien, mathéma­ticien, philosophe, naquit à Lyon, le 22 juin 1775, de commerçants peu aisés, qui, peu après sa nais­sance, se retirèrent au village de Poleymieu.v, près ue Lyon. Ce n’est pas sans raison que cet illustre savant fut toujours tourmenté do la pensée qu’il aurait pu faire beaucoup plus qu’il n’avait fait. Car. sans parler de fonctions officielles aux­quelles il se condamnait pour suffire aux dépenses d’un ménage mal administré, par exemple des tournées d’inspection générale de l’Université, qui n’allaient pas bien avec ses habitudes d’esprit et avec ses distractions perpétuelles, il faut aire qu’une grande et précieuse partie de son temps fut employée à des projets et à des travaux qu’il abandonnait ensuite. Il faut en chercher la cause en partie dans la vivacité trop peu réglée de son imagination et dans son esprit naturellement aventureux, en partie dans le défaut de direction de son éducation première, qui laissa se dé­velopper au hasard ses prodigieuses facultés. Dans son village, le jeune Ampère s’instruisit comme il put, sans autres maîtres que son père et les livres de la bibliothèque paternelle : œuvres d’éloquence sacrée et profane, d’histoire, de poé­sie, de fiction romanesque, tout lui plaisait. Mais surtout, avec une mémoire aussi prompte que tenace, l’enfant étudia les vingt volumes in— folio de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, qu’il concilia comme il put avec les sentiments de piété profonde dans lesquels il était élevé. Quand la bibliothèque paternelle ne lui suffit plus, son père le mena de temps en temps à Lyon, où il put étudier dans la bibliothèque publique. Dès sa plus tendre enfance, il avait montré un goût et une aptitude extraordinaires pour les mathé­matiques. Quelques leçons de latin et de calcul différentiel, données généreusement par le savant bibliothécaire de Lyon, l’abbé Daburon, mirent cet enfant de douze ans en état de comprendre les œuvres mathématiques d’Euler et de Ber nouilli. Plus tard, il apprit le grec. A treize ans, il présentait à l’Académie de Lyon deux mémoires sur deux problèmes insolubles, sur la quadrature du cercle et sur la rectification des arcs de cercle. A dix-huit ans, suivant son propre témoignage, il savait autant de mathématiques qu’il en sut ja­mais. Pourtant combien d’autres choses il avait apprises avant cette fatale époque de 1793 ! Il sa­vait à fond toutes les matières traitées dans V En­cyclopédie. L’article Langue l’avait spécialement frappé : ayant éprouvé les inconvénients de la diversité des langues, il avait créé de toutes pièces une langue destinée à tenir lieu de la langue primitive et unique du genre humain et à devenir universelle. Il en avait écrit la gram­maire et le dictionnaire, restés inédits, et il composait, en cette langue, qui était bien la sienne, des poésies intelligibles pour lui seul.

En 1793, son père, devenu juge de paix à Lyon, fut guillotiné, comme aristocrate, après le siège de cette ville. Cet affreux malheur abattit le jeune homme au point d’altérer sa raison ; pendant plus d’un an il vécut à Poleymieux dans un état voisin de l’idiotisme. Puis les Lettres de Jean-Jacques Rousseau sur la botanique, l’étude de cette science, au milieu des champs, et la lecture des poètes latins, lui rendirent son activité intellec­tuelle et une sensibilité vive ? qui se portèrent surtout vers la poésie française, et qui produi­sirent plusieurs essais de tragédies et de grands poèmes. En 1796, une rencontre fortuite fit naître soudainement en lui une passion aussi vive que ure, dont il a écrit par fragments^ la touchante istoire, et qui, après trois années d’attente, aboutit à un mariage. Mais auparavant, n’ayant pas de fortune, il avait dû se laisser imposer une carrière, dans laquelle il avait débuté en donnant

à Lyon des leçons particulières de mathématiques. Le soir, il se délassait en lisant avec d’autres jeunes gens la Chimie de Lavoisier. Marié le

  1. août 1799, et devenu, le 12 août 1800, père d’un fils destiné à l’Académie française, il deve­nait en 1801 professeur de plysique à l’école centrale du département de l’Ain. Ainsi exilé à Bourg, loin de sa femme déjà malade et de son enfant, il écrivait et lisait à une Société d’émula­tion des poésies gracieuses et tendres. En même temps, ses lettres prouvent qu’il rêvait pour son jeune ménage un prix de soixante mille francs, proposé par Bonaparte pour quelque grande dé­couverte sur l’électricite : il avait commencé sur ce sujet l’impression d’un ouvrage de physique, qui ne fut pas achevé. Il préparait un ouvrage mathématique, qu’il n’acheva pas davantage, sur les séries et les autres formules indéfinies. Faisant un cours de chimie expérimentale, il écrivait un ouvrage sur l’avenir de la chimie ; mais plus tard, effraye de la témérité de ses prédictions, il le détruisit dans un moment de ferveur religieuse, et ensuite il en regretta amèrement la perte. Ce fut aussi pendant son séjour à Bourg, en 1802, qu’il publia à Lyon des Considérations mathé­matiques sur la théorie du jeu, ouvrage de haute analyse, qui, apprécié par Lalande et surtout par Delamhre, lui valut une chaire.de mathématiques au nouveau lycée de Lyon, dont ces deux savants étaient venus préparer l’organisation. Un mé­moire sur l’application du calcul des variations à la mécanique, mémoire présenté dès 1802 à Delambre, et vers 1803 à l’institut, acheva de le faire connaître des savants. Devenu veuf le 13 juillet 1803, il fut nommé, vers la fin de 1805, répétiteur d’analyse à l’École polytechnique, et bientôt il se remaria à Paris. Il fut nommé, en mars 1806^, secrétaire du bureau consultatif des Arts et metiers ; mais il donna bientôt sa démis­sion en faveur de Thénard. En 1807 ? il faisait à l’Athénée un cours moitié mathématique, moitié métaphysique, dans lequel la classification des sciences et les études psychologiques avaient leur place. Il devint, en 1808, inspecteur général de l’Uni versi té, et de plus, en 1809, professeur d’ana­lyse et de mécanique à l’École polytechnique. En 1814, il entra à l’institut comme successeur du mathématicien Bossut. Chargé d’un cours de philosophie à la Sorbonne en 1819 et 1820 ; il fut nommé en 1820 professeur de physique générale au Collège de France. De 1820 à 1827, il fit les découvertes électro-dynamiques qui ont immor­talisé son nom, et presque toutes les sociétés savantes de l’Europe voulurent le compter au nombre de leurs membres. Il mourut à Marseille, le 10 juillet 1836, pendant une tournée d’inspec­tion générale de l’Université.

DICT. PHILOS.De sa vie de 61 ans, le commencement jusqu’à l’âge de 26 ans fut employé par lui à s’instruire et à s’essayer dans les études les plus diverses. Son activité productrice a duré 35 ans, et se par­tage en deux périodes à peu près égales, dont la seconde a été la plus fructueuse. De 1802 à l’au­tomne de 1820, il s’est adonné surtout aux ma­thématiques et à la psychologie. De l’automne de 1820 jusqu’à sa mort, il s’est occupé surtout de physique et de chimie, de zoologie, de cosmo— onie et de philosophie appliquée a l’ensemble es sciences. De 1802 à 1820, il a marqué sa place dans l’histoire de la philosophie proprement dite par un mémoire psychologique inachevé, par les fragments de sa correspondance philosophique avec Maine de Biran, par quelques-unes de ses leçons de 1807 à l’Athénée, et par le cours de phi­losophie qu’il fit en 1819 et 1820 à la Sorbonne. En même temps, de 1802 à 1815, il a composé, sur les mathématiques pures et appliquées, une série de mémoires importants. Dans la seconde période, on ne trouve plus de lui aucun écrit sur la philosophie pure, mais seulement des leçons orales ; l’on n’y trouve, en fait de mathématiques pures, qu’un traité de calcul différentiel et de calcul intégral, dont les dernières pages ne purent pas être obtenues de lui par l’editeur, et qui parut sans nom d’auteur, sans titre et sans table des matières^ et en fait de mathématiques appli­quées, un memoire sur la théorie des ondulations lumineuses. Pendant la première période, il avait préludé à plusieurs des travaux de la seconde. Ainsi il publiait, de 1814 à 1815, trois mémoires de théorie chimique, et en mars 1832, dans la Bibliothèque universelle de Genève, sur la struc­ture atomique des corps, une remarquable théorie, dont il s’était occupe dans son cours au Collège de France, et qui lui avait été inspirée par les découvertes de Gay-Lussac sur les rapports des volumes des gaz dans leurs combinaisons chimi­ques. Dès 1803, il avait eu, sur la philosophie zoologique, des vues analogues à celles qui furent développées plus tard par Étienne-Geoffroy Saint— Hilaire. Par un article anonyme, inséré en 1824, dans les Annales des sciences naturelles, sur l’existence et les transformations de la vertèbre chez les insectes, et par les leçons qu’en 1832, dans son cours au Collège de France, il opposait, avec une vivacité temperée par le respect, aux leçons de son illustre collègue Georges Cuvier contre le système de l’unité de composition, il se fit le second de Geoffroy Saint-Hilaire dans la dé­fense de leur système commun contre le système de la diversité des types organiques. Dès avant 1815, la question des époques géologiques et des créations successives avait vivement préoccupé Ampère, et une lettre à ses amis de Lyon témoigne une grande ardeur pour l’hypothèse d’une ca­tastrophe future à la suite de laquelle des créa­tures plus parfaites remplaceraient l’homme sur la terre. Depuis 1830, dans quelques leçons de son cours du Collège de France et dans des con­versations complémentaires, il a développé une hypothèse cosmogonique, dont le résume a paru dans une note à la suite de la cinquième édition des Lettres sur les révolutions du globe, œuvre du docteur Alexandre Bertrand, dont Ampère avait partagé la foi ardente aux phénomènes les plus incroyables du somnambulisme artificiel. Modifiant l’hypothèse cosmogonique des astro­nomes Herschell et Laplace par celle du chimiste sir Humphry Davy, Ampère prend, comme les deux premiers, la condensation progressive des nébuleuses pour cause principale de la formation du système solaire, de la terre et des étoiles ; mais il admet que les substances successivement amenées par le refroidissement de l’état gazeux à l’état liquide et à l’état solide ont été échauffées de nouveau par leurs combinaisons chimiques avec d’autres substances condensées et déposées postérieurement, et qu’ainsi le maximum de tem­pérature a toujours dû être, non au centre, ni à la surface, mais à une certaine profondeur, au contact de deux couches réagissant chimiquement l’une sur l’autre. Ampère ébranlait ainsi l’hypo­thèse de l’énorme chaleur centrale du globe terrestre. Depuis 1829 jusqu’à sa mort, la^ clas­sification philosophique des sciences fut l’objet constant et presque unique de ses travaux : nous avons vu que dès 1807 il s’en étaii occupé, et ses études philosophiques depuis 1802 en furent la préparation.

Quant à la découverte scientifique qui a placé Ampère au rang des plus grands physiciens, il ne suffit pas de la mentionner ici en deux mots ; car elle intéresse indirectement la philosophie par la méthode dont elle est une application. En 1802, Ampère avait publié un programme dans lequel il exprimait la prétention de démontrer l’indépendance réciproque des phénomènes ma­gnétiques et électriques. Toujours prêt à aban­donner ses opinions pour la vérité mieux connue, le 11 septembre 1820, il accueillait avec enthou­siasme la preuve expérimentale, présentée à l’Académie des sciences, d’une découverte faite depuis un an par le Danois Œrsted, qui avait établi la dépendance réciproque de ces phéno­mènes, en constatant l’action des courants élec­triques sur l’aiguille aimantée. Par l’invention de l'aiguille asiatique, Ampère complétant la découverte de Yélectro-magnctisme, prouvait que tout courant électrique, quelque faible qu’il soit, quand son action n’est pas contrariée par celle de la terre, fait prendre à l’aiguille une position perpendiculaire à la direction du courant. Mais surtout, dès le 18 septembre 1820, il montrait à l’Académie un nouvel ordre de phénomènes, dits électro-dynamiques, c’est-à-dire les attrac­tions et les répulsions mutuelles de deux cou­rants électriques, suivant qu’ils vont dans le même sens ou en sens contraires. Puis, conti­nuant ses re : herches, non-seulement il suivait ces actions attractives et répulsives dans tous leurs détails accessibles à l’expérimentation à l’aide d’appareils merveilleusement combinés ; mais, de plus, appliquant aux données ainsi obtenues l’analyse mathématique, il démontrait, avec une certitude fondée sur l’expérimentation et sur le calcul, ce que l’expérimentation seule n’aurait pas pu atteindre directement : il arrivait ainsi aux lois premières de Y électro-dynamis­me, dans lesquelles Y électro-magnétisme rentrait comme cas particulier ; car Ampère prouvait qu’un fil parcouru par un courant électrique continu se dirige comme l’aiguille aimantée, et par l’inven­tion des solénoïdes, il montrait que tous les effets produits par un barreau aimanté le sont égale­ment par un système de courants électriques circulaires, parallèles entre eux, perpendiculaires à leur axe commun et très-rapprochés les uns des autres. Dès lors la force directrice du globe terrestre sur la boussole pouvait évidemment s’expliquer par l’existence de courants électriques circulaires, dirigés à la surface de ce globe dans le sens du mouvement de rotation. Toutes ces belles découvertes furent exposées par Ampère dans une série de mémoires publiés par lui de 1820 à 1827. Il laissait aux physiciens explorateurs la tâche de déterminer, par les observations ma­gnétiques aidées du calcul, les directions et les intensités de ces courants électriques dans toutes les contrées de la terre. Suivant une vue émise par lui à la fin de son hypothèse cosmogonique, la direction de ces courants de l’est à l’ouest est déterminée par l’action de la chaleur solaire sur la couche superficielle, dont elle diminue tem­porairement la conductibilité. Quoi qu’il en soit de cette dernière explication, la découverte des lois électro-dynamiques est une des plus admira­bles applications de la méthode physico-mathéma­tique dont Galilée a été le principal auteur et dont il avait bien compris les principes philosophiques (voy. art. Galilée).

lï nous reste à parler de la psychologie d’Arn— père et de sa classification philosophique des ronnaissan : es humaines. Avant d’examiner les résultats de ses travaux sur chacun de ces deux objets, il est nécessaire de faire l’histoire des études qui les ont produits. Commençons par la psychologie. En 1803, après la mort de sa pre­mière femme, il avait cherché avec ardeur les consolations religieuses ; mais bientôt il lui fallut, comme après la mort de son père, l’attrait d’uné étude nouvelle : il s’adonna avec passion à la philosophie, et se mit à la cultiver avec ses amis de Lyon. Nous avons les fragments d’un Mémoire inachevé qu’il préparait en 1803 sur une question de psychologie mise au concours pour 1804 par l’institut. 11 commençait en 1805 sa corres pondance philosophique avec Maine de Biran, ex-membre du Conseil des Cinq-Cents, retiré à la campagne près de Bergerac depuis 1798, et don1 le Mémoire sur l’habitude avait été couronné en 1802 et imprimé en 1803. Arrivé à Paris à la fin de 1805, Ampère se lia avec Cabanis, Destutt de Tracy et Gérando, anciens amis de Maine de Bi­ran. Il rédigeait les projets de divers ouvrages philosophiques, qui ne furent pas achevés. Mais, par la correspondance qu’il entretint ave^ Maine de Biran de 1805 à 1812 et en 1815, il prenait une part active à la naissance d’une philosophie qui se détachait peu à peu du sensualisme de Con dillacet du système de la sensation transformée. en constatant l’activité volontaire du moi, mé connue par l’école sensualiste et trop négligée même par Descartes ; de plus, à côté de la sen­sibilité et de la volonté, Ampère rétablissait la raison dans une partie de ses droits. La passion d’Ampère pour la philosophie devint telle, qu’en 1813, l’année même où il publiait deux im­portants mémoires d’analyse mathématique et ο i il se présentait en concurrence avec Poinsot pour la place laissée vacante à l’Académie des sciences par la mort de l’analyste Lagrange, il prenait, peut-être après l’échec de cette candidature, un profond dégoût pour les scien ; es mathématiques et physiques. Il négligeait de répondre à une lettre de Davy, pour n’avoir pas, disait-il, à s’oc­cuper de ces ennuyeuses choses, et il écrivait à ses amis de Lyon qu’il était presque décidé à renoncer aux etudes de ce genre, pour se donner tout entier à une science bien supérieure, à la psychologie, dont il se croyait destiné, disait-il. a poser les fondements pour tous les siècles. Cette passion exclusive pour la philosophie ne dura pas, et ce fut heureux ; car c’était à la physique qu’il devait bientôt rendre les plu— grands services, tandis que cette philosophie à laquelle il avait été tenté de tout sacrifier, pouvait accomplir sans lui ses progrès, et en attendant elle ne lui donnait ni la tranquillité d’âme ni le bonheur, mais seulement des illusions présomp­tueuses, qui risquaient de le détourner de sa voie véritable. Deux ans plus tard, en 1815, lorsqu’avec le patriotisme généreux dont il fut animé toute sa vie depuis 1789, il souffrait des malheurs de la France et se plaignait amèrement à sesamis de Lyon de la joie de quelques-uns de ses amis de Paris, il ne trouvait pas plus que Jouffroy à la même époque une consolation et un appui dans cette philosophie exclusivement vouée à l’analyse psychologique : tourmenté par le doute, il jetait à ses amis de Lyon un cri d’an­goisse et de regret, du fond du gouffre où il s’était précipité, disait-il, en gardant de ses an­ciennes idées trop peu pour le faire croire, mais assez pour le frapper de terreur. Cependant, à partir de 1816, la petite société philosophique à laquelle il appartenait, et qui se réunissait main­tenant chez Maine de Biran fixé à Paris depuis 1812, prenait une couleur plus décidément spi­ritualiste, et comptait parmi ses membres Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson eteurtout M. Cousin, qui, après ses cours de 1816 et 1817 sur les principes nécessaires, ouvrait le 4 décembre 1817 son cours sur le vrai, le beau et le bien. C’était aussi l’époque où Maine de Biran, sans voir assez nettement le rôle de la raison dans l’âme humaine et son rapport avec Dieu, sentait de plus en plus le besoin du sentiment religieux et arrivait peu à peu à la foi chrétienne. Les idées religieuses d’Ampère, ravivées par une corres­pondance suivie avec le P. Barret, l’un de ses anciens amis lyonnais, devenu prêtre et jésuite, avaient ramené le calme dans son âme. De 1819 à 1820, il faisait à la Sorbonne un cours de phi­losophie sur la classification des faits intellectuels, et il songeait à publier une exposition complète de son système psychologique. Mais l’électro-ma— gnétisme et l’électro-dynamisme lui firent oublier pour un temps la philosophie ; et quand il y revint, ce fut pour l’appliquer à l’ensemble des sciences. Voyons ce qu’était cette philosophie qu’Ampère n’a pas trouvé le temps d’exposer d’une manière suivie et complète.

Le système psychologique d’Ampère, formé peu à peu et bien des fois modifié, appartient à une philosophie de transition, dans laquelle Am­père n’a paru jouer qu’un rôle secondaire à côté de son ami Maine de Biran. Dans ce passage lent du sensualisme au spiritualisme, la part de Maine de Biran paraît plus prédominante qu’elle ne l’a été en réalité, parce qu’il a laissé des œuvres plus étendues, plus suivies et rédigées en un style moins obscur. La part d’Ampère a été plus grande qu’elle ne parait, parce qu’il n’a laissé, en philosophie pure, que des lambeaux d’écrits très-décousus et dont le langage est dif­ficile à comprendre. Les œuvres purement philo­sophiques d’André-Marie Ampère forment la seconde moitié d’un volume publié en 1866, par M. Barthélémy Saint-Hilaire, sous le titre : Phi­losophie des deux Ampère ; elles se composent des Fragments du Mémoire de l’an XII (1803 à 1804), des lettres à Maine de Biran, et de quel­ques fragments réunis par M. Jean-Jacques Am­père et insérés soit dans son Introduction à la philosophie de mon père, soit surtout dans un Appendice à cette introduction qui forme la pre­mière moitié du volume cité.

Quand Ampère écrivait les fragments du Mé­moire psychologique de l’an XII, il ne con­naissait encore Maine de Biran que par la lecture de son Mémoire, purement sensualiste, sur l’ha­bitude. Il empruntait à ce Mémoire la distinction de Vidée et du sentiment, mais il distinguait plus nettement que l’auteur les sentiments et les sen­sations, phénomènes réunis sous un même nom dans le Mémoire sur l’habitude, et il devançait Maine de Biran en constatant l’activité volon­taire comme parfaitement distincte de la sen­sation, du sentiment et de l’idée. Du reste, sur l’analyse des phénomènes intellectuels, il se con­tentait encore des amendements apportés par M. de Gérando au système de Condillac. Mais il hasardait quelques vues métaphysiques hardies jusqu’à la témérité. Par exemple, il posait en principe que tout être fini occupe nécessairement une place da » s un être infini de même nature. Il admettait, avec Newton, que le temps infini et l’espace infini sont des êtres réels ; mais de plus, il voulait que l’étendue de chaque corps fît partie de l’espace infini, et que la durée de chaque être fît partie du temps infini. Ce n’est pas tout : con­séquent jusqu’au bout avec son faux principe, il voulait que chaque être pensant occupât une place dans une pensée infinie, et que chaque changement dans les pensées de cet être fini fût un changement dans la pensée infinie qui em­brasse toutes les pensées, comme chaque mou­vement d’un corps est un changement de lieu dans l’espace infini qui embrasse tous les corps. En un mot, en 1804, pour être panthéiste, il ne manquait à Ampère que de s’apercevoir qu’il l’était. Heureusement cette conception fausse ne se retrouve pas dans ses écrits les plus récents.

Sa rupture de plus en plus complète avec le sensualisme s’est faite de 1805 à 1812, en com­mun avec Maine de Biran. Ampère avait porté le premier son attention sur l’activité volontaire. Maine de Biran en a approfondi la notion sur un point, en concentrant ses études sur l’analyse de la conscience que nous avons de l’effort mus­culaire. Mais, tandis que, pour s’élever au-dessus du sensualisme, Maine de Biran prenait pour point d’appui Reid, Ampère opposait avec succès à Reid Kant mieux compris qu’il ne l’était alors par les autres philosophes français. Ampère avait d’abord été tenté d’admettre le scepticisme sub­jectif de Kant ; mais ensuite il l’avait rejeté, après mûr examen, en attribuant une valeur absolue et objective aux jugements synthétiques à prior i de Kant et à ce que lui-même appela plus tard les conceptions objectives. Il faisait ainsi à la raison une part que Maine de Biran n’a jamais su lui faire. En même temps, il conservait à la perception externe toute sa valeur, sans laquelle les sciences cosmologiques ne seraient qu’un vain jeu de notre esprit avec des fantômes. Pour rendre justice à cette philosophie d’Ampère an­térieure à 1815. il faut constater encore les points suivants : 1° Ampère a aidé Maine de Biran a établir une distinction entre deux choses que ce dernier avait d’abord confondues, savoir : la conscience de l’effort et la sensation du mou­vement musculaire. Ampère a bien vu que cette sensation est rapportée au muscle mis en jeu, et qu’il n’en est pas de même de l’effort volon­taire ; mais il a eu tort de croire que tout homme a naturellement et primitivement conscience de la localisation de l’effort dans le cerveau, tandis que c’est là une notion acquise, notion qui, jus­tifiée par l’observation et l’induction, et vul­garisée aujourd’hui par l’éducation et par les habitudes du langage, était restée étrangère aux croyances populaires* des anciens Grecs et Ro­mains, comme leur langage l’atteste, et qui a été rejetée par la plupart de leurs philosophes.— 2U En restreignant la part trop large que Reid avait faite et que Maine de Biran conservait à la perception immédiate dans l’acquisition de nos connaissances sur les objets extérieurs, Ampère a fait une part légitime à l’induction spontanée et à la raison dans l’acquisition de ces connais­sances. — 3° Maine de Biran avait bien distingué la perception des phénomènes sensibles, la per­ception des rapports entre ces phénomènes, la conception des causes extérieures et de leur re­lation avec les phénomènes sensibles. Mais c’est Ampère qui a appelé l’attention de son ami sur la conception des relations mutuelles qui existent entre les causes extérieures, indépendamment de nous et de nos sensations, conception ration­nelle, sans laquelle les sciences mathématiques et physiques ne pourraient pas exister. — 4° Il a réagi contre l’abus de l’analyse psychologique par ses remarques sur le rôle simultané de la sensibilité, de l’intelligence et de l’activité vo­lontaire aans les phénomènes psychologiques. Mais ces mérites sont difficiles à découvrir dans la correspondance d’Ampère, à cause des tâton­nements de la pensée et du néologisme étrange du langage. Par exemple, il faut savoir que la conscience psychologique se nomme tour à tour émésthèse ou autopsie (pour héautopsie) ; que la nouménalité est le caractère objectif des no­tions, et que \a.phénoménalité est le caractère sub­jectif des perceptions sensibles. Mais, de plus, il faut se familiariser avec la synthétopsie, la con— tuition, le jugement docimastique, le jugement étéodictique, etc. Quant aux mots connus, il faut s’habituer à leur laisser prendre les sens les plus inattendus. Par exemple, que signifient ces mots : « Mouvoir à volonté une intuition dans un ensemble d'intuitions fixes ?  » Ils signifient « mouvoir volontairement un corps que l’on voit au milieu d’un ensemble de corps immobiles qu’on voit aussi. » Quand Ampère dit qu’un ob­servateur parcourt l’intervalle de deux points d’une surface avec l’intuition mobile de la main, cela veut dire qu’il parcourt cet intervalle avec sa main qu’il voit se mouvoir. Que valait la langue universelle inventée par Ampère avant l’âge de dix-huit ans ? je ne sais ; mais certes sa langue philosophique tirée du grec et du latin n’ajamais eu et n’aura jamais aucune chance de devenir universelle.

La justice envers la psychologie d’Ampère ne serait pas complète, si l’on ne cherchait cette psychologie que dans les fragments écrits par lui avant 1815. Depuis cette époque, dans ses leçons philosophiques à la Sorbonne et au Collège de France, il a développé de vive voix des ob­servations psychologiques remarquables par leur justesse et par leur nouveauté. Il ne les a pas mises par écrit, mais on en trouve un intéressant extrait, fait par M. Roulin, dans un article re­produit à la fin de la préface de la première partie de l’iissai d’Ampère sur la philosophie des sciences. Ce qui caractérise surtout ces obser­vations psychologiques, c’est leur caractère syn­thétique, qui consiste à présenter les phénomènes dans leur réalité vivante, dans leurs rapports naturels et dans leur ordre réel de succession, sans négliger pourtant l’analyse psychologique, qui signale la part de chaque faculté dans chaque phénomène complexe, tandis que la réalité échappe aux psychologues qui, par l’emploi trop exclusif de l’analyse, isolent fictivement les fa­cultés, toujours plus ou moins associées dans leur exercice commun. Quelques points méritent spécialement d’être signalés. Par exemple, il faut citer les vues d’Ampère sur ce qu’il appelle con­crétion, c’est-à-dire le phénomène complexe ré­sultant de la réunion d’une sensation présente avec les images fournies par la réminiscence involontaire de sensations antérieures. Il faut noter aussi ce qui concerne le rôle de l’activité dans la sensation, c’est-à-dire ce qu’Ampère ap­pelle la réaction, distincte de l’attention volon­taire. Enfin il faut mentionner une théorie qui a exercé une influence prédominante sur sa classi­fication des sciences : c’est la théorie des quatre ordres de conception, réunis deux à deux en deux classes, dont la première est dite indé­pendante du langage, tandis que, suivant Am­père, la seconde le suppose nécessairement. La première classe comprend : 1° les conceptions primitives et subjectives de l’étendue et de la durée, conceptions qui prêtent à la perception sensible sa forme nécessaire ; les conceptions objectives de substance et de cause. La seconde classe comprend : 3° les conceptions onomast iques, c’est-à-dire d’une part, pour les phénomènes sen­sitifs, les conceptions comparatives ou idées gé­nérales ; d’autre part, pour les phénomènes de l’activité intellectuelle, les idées réflexives. Cette seconde classe comprend aussi : 4° les conceptions explicatives, par lesquelles nous remontons des phénomènes aux causes. Ainsi le grand physicien Ampère est aussi rebelle que le grand physicien Galilée (voy. art. Galilée) à l’interdiction pro­noncée de nos jours par le positivisme contre la recherche des causes.

Arrivons à la dernière grande œuvre d’Am­père, œuvre de philosophie appliquée aux autres sciences. Disons d’abord comment il fut conduit à ce grand travail. Nous avons dit que dès 1807 il avait abordé dans son cours de l’Athénée la question de la classification des connaissances humaines. Des observations courtes et peu claires de Maine de Biran, conservées parmi les lettres d’Ampère à ce philosophe, nous permettent d’en­trevoir quelque chose des premières vues d’Am­père sur cette classification. Maine de Biran aurait voulu une première division des sciences en plus de deux règnes. Au contraire, il paraît que dès lors Ampère avait divisé toutes les con­naissances humaines en deux règnes seulement, dont l’un comprenait à la fois la métaphysique, la théologie, la jurisprudence, l’histoire, l’ar­chéologie, etc. ; mais qu’il avait fondé alors cette division sur une considération qu’il abandonna depuis, savoir, sur la distinction de deux modes d’application du principe de causalité. Après 1807, la philosophie pure, les mathématiques et les sciences physiques occupèrent, comme nous l’avons vu, la pensée d’Ampère jusqu’en 1828. A cette dernière époque, après la publication de son Mémoire mathématique sur les ondulations lumineuses, ses amis l’exhortaient à continuer dans la même voie et à compléter l’œuvre de Fresnel mort en 1827. Mais, en 1829, obligé par sa mauvaise santé d’aller chercher le climat du midi, il revint à ses études de philosophie, pour les appliquer à l’ensemble des sciences, et toute son attention, pendant les sept dernières années de sa vie. fut absorbée par cette unique pensée, avec quelques épisodes, qu’il y rattachait et dont nous avons parlé, sur la structure atomique des corps, sur la zoologie et sur la cosmogonie. Une partie de son cours au Collège de France fut remplie par ces épisodes, tandis que l’autre partie avait pour objet la mathesiologie, c’est-à— dire la classification des connaissances humaines. Avec l’aide de M. Gonod, professeur à Clermont, il rédigeait son Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d’une clas­sification naturelle de toutes les connaissances humaines. Pendant une tournée d’inspection générale, il composait en chaise de poste 158 vers latins techniques, remarquables par leur concision élégante, et dans lesquels cette classi­fication se trouve habilement résumée. La pre­mière partie de YEssai sur la philosophie des sciences fut imprimée avant sa mort, mais n’a été publiée qu’en 1838 ; l’autre partie a paru en 1843, par les soins de son fils, M. Jean-Jacques Ampère, avec une notice biographique de MM. Sainte— Beuve etLittré.

Dans son ensemble, et surtout dans ses di­visions les plus générales, cette classification est très-supérieure à toutes celles qui l’avaient pré­cédée. Mais dans beaucoup de détails, et surtout dans les dernières subdivisions, elle est défec­tueuse. Botaniste distingué, Ampère prit pour modèle delà classification des connaissances hu­maines la classification botanique de Bernard de Jussieu. Dès lors, il est clair qu’il ne devait pas se placer au point de vue subjectif, en classant, comme Bacon et Dalembert, les sciences d’après les facultés qu’elles mettent principalement en jeu, mémoire, imagination, raison, ou bien en les classant, comme le P. Ventura, d’après les procédés qu’elles emploient, autorité, raison­nement, observation ; mais qu’il devait, avec raison, se placer au point de vue objectif, en classant ces connaissances d’après la nature de leurs objets. Les connaissances humaines portent sur deux grandes classes d’objets, ceux qui ap­partiennent àla matière, et ceux qui appartiennent a la pensée. C’est pourquoi Ampere les divisa en deux règnes, celui des sciences cosmologiques et celui des sciences noologiques. Il divisa le pre­mier en deux sous-règnes, celui des sciences cosmologiques proprement dites ou sciences de la matiere inorganique, et celui des sciences physiologiques ou sciences de la matière orga­nisée et vivante. Il divisa de même le second règne en deux sous-règnes, celui des sciences nooiogiques proprement dites, et celui des sciences sociales. Puis il divisa chacun des quatre sous-règnes en deux embranchements, chaque embranchement en deux sous-embranchements, subdivisés chacun en deux sciences du premier ordre, dans chacune desquelles il trouva deux sciences du second ordre, divisées chacune en deux sciences du troisième ordre. Il eut ainsi 128 sciences du troisième ordre, embrassant dans leur ensemble toutes les connaissances humaines. Ampère compare ces sciences du troisième ordre aux familles naturelles, que Jussieu a déter­minées d’abord sans aucune idée préconçue et d’après l’ensemble des caractères observés dans les espèces végétales ; il a réuni ensuite ces fa­milles en groupes plus ou moins élevés, et il les a subdivises en descendant jusqu’aux espèces vé­gétales. Ampère s’est arrêté aux sciences du troi­sième ordre, sans pousser la division plus loin j mais, pour tout le reste, il croit avoir procède comme Jussieu. Cependant, de l’inspection du tableau final d’Ampère et de ses explications mêmes, il résulte que c’est là une illusion. Il est vrai que sa méthode d’exposition consiste à partir des sciences du troisième ordre, en re­montant de degré en degré j usqu’aux deux règnes. Mais il est évident et l’auteur lui-même nous apprend que telle n‘a pas été sa méthode d’in­vention, et qu’une vue philosophique a priori l’a forcé de modifier après coup ses divisions et ses subdivisions, pour remplir les cadres uniformes et entièrement semblables entre eux des deux règnes dans cette division invariablement dicho­tomique. Les familles botaniques de Jussieu existaient dans la nature, et ce savant n’a fait que es y trouver. Au contraire, parmi les sciences du troisième ordre d’Ampère, il y en a beaucoup qui n’ont jamais existé et n’existeront jamais comme sciences distinctes. Parmi les sciences de ses deux premiers ordres, il y en a moins qui aient ce défaut capital, mais il y en a encore. Par exemple, dans le sous-embranchement des sciences philosophiques, la thélésiologie, science du premier ordre, n’existera jamais comme science distincte, et des quatre sciences du troi­sième ordre qu’elle contient, la première, la télésiographie, description de la volonté, fait partie de la psychologie, la seconde et la "troi­sième font partie de l'éthique. Or la psychologie et l’éthique sont deux des quatre sciences du pre­mier ordre de ce même sous-embranchement. Prenons maintenant l’ontologie, autre science philosophique du premier ordre. Parmi ses quatre subdivisions, Vhyparclologie et la théodicée n’existeront jamais comme distinctes des deux autres qui sont l’ontolhétique et la théologie na­turelle. Le règne des sciences cosmologiques donnerait lieu à des critiques du même genre. Par exemple, des quatre sciences du troisième ordre comprises dans la zootechnie, deux rentrent en partie dans les deux autres et n’en diffèrent qu’à titre de points de vue d’une même science, tandis que les quatre sciences du troisième ordre comprises dans la physique médicale ont chacune un objet différent de celui des trois autres. 11 y a donc, dans ces divisions de chaque science du premier ordre en quatre du troi­sième, une symétrie apparente et non réelle, factice et non naturelle. Les cadres étaient faits : il fallait les remplir.

Mais comment le génie classifieateur d’Ampère s’est-il asservi à ces cadres arbitraires ? Sa théorie philosophique des quatre ordres de con­ceptions lui a imposé sa theorie des quatre points de vue, et celle-ci s’est imposée à sa classification des sciences. Dans sa préfacé et dans son intro­duction, il insiste sur cette pensée, que les con­ceptions des deux premiers ordres, les unes sub­jectives, les autres objectives, doivent exister chez les enfants avant l’intelligence du langage, qui seule permet de comparer les faits et de les expliquer. De même, suivant lui, dans chaque science il y a une première partie qui, sans scruter la corrélation des faits, les considère en eux-mêmes, et cette partie se subdivise en deux autres, dont l’une prend dans les faits ce qui s’offre immédiatement à l’observation, et dont l’autre cherche ce qui est d’abord cache : ensuite, dans chaque science, il y a une seconde partie, qui considère les faits corrélativement, de ma­nière à les comparer et à les expliquer, en exa­minant les changements successifs qu’un même objet éprouve, ou bien les changements analogues qui se produisent dans des objets différents, et cette seconde partie se subdivise en deux autres, dont l’une arrive par cette comparaison aux lois les plus générales, et l’autre se propose de dé­couvrir les causes des faits données par les deux premiers points de vue et les causes des lois données par le troisième point de vue, et de prévoir les effets par la connaissance des causes Tout cela est vrai ; mais l’erreur consiste à croire que des points de vue d’une même science sont des sciences distinctes. Par exemple, suivant Ampère, dans la physique générale élémentaire, première partie de la physique générale, il y a la physique expérimentale, qui s’arrête aux faits observés, et la chimie, qui scrute les faits cachés ; et dans la physique mathématique, seconde partie de la physique générale, il y a la stéréo— nomie, qui applique à tous les corps les procédés nécessaires pour arriver à l’exactitude mathé­matique dans les observations physiques et chi­miques et dans les formules qui en résument tous les résultats, et Vatomologie, qui s’élève à la recherche des causes des phénomènes et des lois de physique et de chimie. Cet exemple choisi par l’auteur est malheureux ; car il est évident que la physique et la chimie sont deux sciences distinctes, séparées avec raison dans la première subdivision et confondues à tort dans la seconde. Les quatre points de vue auraient dû, suivant les principes posés expressément par Ampère, servir seulement de contre-épreuve à la classi­fication des sciences divisées et subdivisées d’après leurs objets : au contraire, ce sont bien évidemment les quatre points de vue qui d’une part l’ont forcé à diviser en deux une science naturellement une, comme la physique, à laquelle appartient la partie physique de la stéréonomie et de l’atomologie, ou comme la chimie, à laquelle appartient la partie chimique de ces deux mêmes sciences ; d’autre part ce sont aussi les quatre points de vue qui l’ont forcé à réunir en une seule science deux sciences naturellement dis­tinctes, comme la partie physique et la partie chimique de la stéréonomie et de l’atomologie.

Cette même théorie des quatre points de vue a produit chez Ampère une autre illusion, com­battue avec raison par M. Arago dans sa Notice. Ces quatre points de vue, qui déterminent toutes les divisions et les subdivisions des connaissances humaines, étant analogues aux quatre ordres de conceptions rangés suivant l’ordre de leur appa­rition successive dans la première enfance, Am­père se croit en droit de conclure que, sauf la nécessité d’une instruction primaire préparatoire, ses 128 sciences se trouvent rangees dans son tableau dans l’ordre le meilleur à suivre soit pour les étudier toutes, soit pour en étudier à fond quelques-unes en omettant ou en se con­tentant d’effleurer les autres. Ainsi il admet J qu’il vaut mieux avoir acquis toute l’instructionqu’ on peut et qu’on veut acquérir dans les 64 sciences cosmologiques, avant de commencer l’étude des sciences noologiques. De plus, il croit qu’il faut apprendre dans chaque règne les sciences du premier ordre une à une, chacune depuis ses premiers éléments jusqu’à ses parties les plus élevées dans les quatre sciences du troi­sième ordre, avant de passer aux sciences sui­vantes du premier ordre ; qu’ainsi il faut ap­prendre les mathématiques supérieures, sans excepter l’astronomie, avant la physique élé­mentaire et par conséquent avant aucune notion d’optique. Il n’est pas besoin d’allerplus loin pour voir que les sciences cosmologiques, classées, comme elles doivent l’être, d’après leurs objets, ne sont pas rangées dans l’ordre suivant lequel elles doivent être apprises, et qu’il faut avoir appris les éléments de plusieurs sciences du pre­mier ordre, avant de pouvoir atteindre les parties les plus élevées de l’une quelconque d’entre elles, à l’exception des mathématiques pures. Il en est de même pour les sciences noologiques. Par exemple, à qui Ampère fera-t-il croire qu’un futur philosophe doit commencer par acquérir une instruction aussi complète qu’il pourra dans les sciences cosmologiques, avant d’aborder l’é­tude de la psychologie élémentaire, et que celui qui veut devenir linguiste doit avoir achevé ses études dans les sciences cosmologiques, dans les sciences philosophiques, et de plus dans les beaux— arts, avant de commencer l’etude des langues ? Cette illusion d’Ampère peut s’expliquer par la puissance exceptionnelle de ses facultés, par le défaut de direction dans les études de son enfance et de sa jeunesse, et par l’ordre étrange qu’il avait suivi lui-même, comme nous l’avons vu, dans l’acquisition de ses vastes connaissances.

Sur Ampère, outre les notices déjà mentionnées de MM. Sainte-Beuve et Littré, voyez la notice, plus récente, de M. François Arago, qui a puisé des renseignements intéressants dans ses sou­venirs personnels et dans xa correspondance intime d’Ampère avec ses amis de Lyon, mais qui a commis quelques erreurs de faits et de dates ; l’article de M. Étienne Arago. résumé de la notice précédente, dans la nouvelle édition de la Biographie universelle ; Y Introduction déjà citée de M. J. J. Ampère à la philosophie démon père ; Y Avant-propos de M. Barthélémy Saint— Hilaire, et quelques passages du volume de Μ. E. Naville sur Maine de Biran, sa vie et ses pensées.Th. H.-M.

AMPHIBOLIE, άμ.φιβο).ία. Tel est le nom con­sacré par Kant, dans sa Critique de la raison pure ; à une sorte d’amphibologie naturelle, fondee, selon lui, sur les lois mêmes de la pensée et qui consiste à confondre les notions de l’enten­dement pur avec les objets de l’expérience, à at­tribuer à ceux-ci des caractères et des qualités qui appartiennent exclusivement à celles-là. On tombe dans cette erreur quand, par exemple, on fait de l’identité, qui est une notion a priori, une qualité réelle des phénomènes ou des objets que 1 expérience nous fait connaître (Analyt. des principes, appendice du ch. m).

AMPHIBOLOGIE, de αμφιβολία, même signi­fication. On appelle ainsi une proposition qui présente, non pas un sens obscur, mais un sens douteux, un double sens. Aristote, dans son Traité des réfutations sophistiques (ch. iv), a compté l’amphibologie parmi les sophismes. Il la dis­tingue de Yéquivoque (ομωνυμία), par laquelle il désigne l’ambiguïté des termes, pris isolément.

ANACHARSÏS. Voy. LES SEPT SAGES.

ANALOGIE. On confond aujourd’hui le plus souvent l’analogie avec la ressemblance ; les an­ciens logiciens y mettaient plus de scrupule, et conservaient au premier de ces termes le sens nue lui avaient donné les mathématiciens, celui d’une égalité de rapports comme celle qui con­stitue une proportion. Le langage n’a pas cessé d’exprimer cette différence. Deux ailes d’oiseau sont semblables : la nageoire d’un poisson est ana­logue à une aile, parce qu’elle a la même con­nexion avec d’autres organes, et qu’elle sert au même usage. Ce qui autorise l’assimilation, c’est, comme dans une proportion, la similitude des rapports. Quoi de plus différent encore qu’une colonie et un enfant, et qui s’aviserait de recher­cher entre ces deux termes des ressemblances intrinsèques ? Mais la relation qui existe entre l’enfant et sa mère se retrouve en quelque me­sure dans celle qui rattache une colonie à la patrie qui l’a fondée, et que, par analogie, on appelle sa métropole. Ainsi, à parler rigoureusement, il n’y a de ressemblance qu’entre des faits de même espèce, ou tout au moins de même genre, et une propriété dite semblable est inhérente aux objets où on la constate ; l’analogie, au contraire, résulte entre des termes différents, d’une relation du même genre, et son domaine est, pour ainsi dire, sans limite. Nous découvrons sans cesse des rapprochements imprévus entre les objets les plus divers, et la parole les exprime en vives ima­ges. Cette distinction semble pourtant s’évanouir quand on parle en logique du raisonnement par analogie, qui se trouve confondu avec le raison­nement par ressemblance. Il y a là dans les mots et dans les choses une grande incertitude qu’il importe de dissiper.

Les ressemblances se constatent par l’observa­tion et la comparaison, et l’induction, qui, sans doute, a d’autres conditions, suppose toujours qu’elles sont reconnues. Raisonner par ressem­blance, c’est donc, à proprement parler, raison­ner par induction. S’il y a un procédé différent qu’on appelle analogie, il ne consistera donc pas simplement à s’appuyer sur des ressemblances, ou bien il y aura deux noms pour désigner la même opération. Le seul moyen de s’éclairer, c’est d’emprunter aux logiciens quelques exemples qu’ils proposent comme des modèles du raisonne­ment par analogie, et de les interpréter. Soutenir que les colonies ont envers la mère patrie les mêmes devoirs que les enfants envers leurs pa­rents ; concevoir que la foudre a la même cause que les phénomènes électriques artificiellement produits dans un laboratoire ; un animal d’une es­pèce inconnue qu’un cœur, une circulation double et complète, etc., parce qu’on l’a vu allaiter ses petits ; que la planète Mars a des habitants, parce qu’elle ressemble à la Terre, voilà des types qui représentent assez bien toutes les formes du rai­sonnement par analogie, tels que le décrivent les auteurs les plus considérés. Or il ne parait pas possible d’en dégager une formule qui convienne a tous, et il y a là des procédés intellectuels de nature très-difi’érente. Le premier raisonnement est une véritable déduction : on conclut de l’i­dentité des rapports, qui est supposée reconnue ou accordée, à l’identité des devoirs ; la conclu­sion est forcée, si l’on admet qu’il y a entre les colonies et la patrie commune un vrai lien de filiation ; elle est très-douteuse si celte assimila­tion est précaire. L’analogie est établie, avant le raisonnement auquel elle sert de principe, par une comparaison dont on peut contester ou soutenir l’exactitude. On renverra donc ce premier mode d’inférence à la déduction. En second lieu, quand Franklin soupçonne que les phénomènes produits par les appareils électriques sont de même espèce que ceux aes nuages qui portent le tonnerre, il ne raisonne pas, il constate des ressemblances, qui ont pu échapper à d’autres, mais qui le frappent,

parce qu’il se sert d’une observation plus atten­tive et d’une comparaison à laquelle on n’avait pas songé. Le raisonnement commence au moment où il conçoit une expérience capable de mettre cette ressemblance en pleine lumière, de vérifier son idée ou de la contredire. Si le nuage est comme un appareil électrique, il produira des effets qu’on peut déterminer a’avance, et, par exemple, on pourra en tirer des étincelles, comtne du conducteur d’une machine. C’est un exemple de ce qu’un savant appelle le raisonnement ex­périmental, c’est-à-dire une déduction fondée sur une hypothèse, et aboutissant en dernière analyse à une induction : car l’expérience faite, il n’y a pas analogie, mais ressemblance avérée entre les deux ordres de phénomènes, soumis dès lors aux mêmes conditions, expliquées par les mêmes causes prochaines. C’est un travail ordi­naire dans l’investigation des lois de la nature : observation, conception d’une similitude, déduc­tion d’une expérience, induction d’une loi, ou si l’on veut extension d’une loi déjà reconnue. Con­sidérons maintenant le troisième exemple. « Il n’est pas un naturaliste, dit M. Cournot, qui, à l’aspect d’un animal d’une espèce jusqu’à présent inconnue, occupé à allaiter ses petits, ne soit parfaitement sûr d’avance que la dissection y fera trouver un cerveau, une moelle épinière, un foie, un cœur, des poumons, etc. » Il y a évidemment ici un raisonnement fondé sur une observation : cet animal est un mammifère, voilà tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’on voit : il a un cerveau, un cœur, etc., voilà ce qu’on affirme, ou pour parler à la rigueur, ce que l’on conçoit. Quelle est la raison qui fait passer le naturaliste d’une idée à l’autre ? C’est une liaison précédemment établie entre les caractères de l’organisation, c’est-à-dire une loi obtenue par une induction légitime. Cette loi, vérifiée pour toutes les espèces connues, peut-elle souffrir des exceptions ? Ce n’est pas absolument impossible, mais c’est tout à fait improbable. Du reste, le doute ne sera pas de longue durée, et sans recourir à la dissection, il sera facile de la vérifier pour ce cas nouveau. Entre l’induction préalablement accomplie, et son extension à un cas nouveau, devant un cas sem­blable, il y a un moment où l’esprit anticipe l’observation, ou même s’en dispense. C’est un droit qu’il s’attribue chaque fois qu’il induit, et s’il se maintenait ici dans les limites de la même espèce, on ne pourrait le lui refuser sans nier l’induction elle-même ; ni faire une obligation au savant de ne rien affirmer de l’organisation d’un chien ou d’un cheval, avant de l’avoir ouvert. Ce qui distingue donc cette inférence de l’induction simple c’est que l’espèce de l’animal est jusqu’à présent inconnue : différence insignifiante, puis­que le caractère qu’on y découvre du premier coup est précisément celui par lequel tant d’es­pèces sont rangées dans la classe des mammifè­res. On pourra donc remarquer que l’induction est un procédé dont les formes sont variables, dont la certitude est très-inégale, qui consiste à la fois à trouver la loi d’une espèce, et à ramener des espèces du même genre à une même loi ; qu’il faut induire pour établir des rapports, et induire encore pour étendre encore ces rapports à de nouveaux cas, mais on ne trouvera dans l’exemple proposé rien qui puisse le distinguer d’un cas d’induction. L’extension de la loi, quand il s’agit des rapports d’un organe avec un autre, est tout d’abord affirmée pour tous les cas où cet organe existe : et la subordination des caractères n’est pas entendue comme un accident. Jusqu’à présent, on cherche vainement un mode de rai­sonnement original auquel convienne le titre de raisonnement par analogie. Il ne reste plus que l’exemple si souvent répété depuis Reid, à savoir, le jugement problématique par lequel nous sup­posons que les planètes sont habitees, parce que ressemblant à la terre à d’autres égards, elles doivent, comme elle, servir de séjour à des êtres vivants. Il est facile de donner la formule de ce procédé : des ressemblances sont constatées entre deux ou plusieurs objets ; l’un d’eux a en outre certaine propriété qu’on ne peut observer chez les autres ; on supplée à une expérience impos­sible, et on la leur attribue par supposition. C’est ce qu’on appelle généraliser les ressemblances. Qu’il y ait dans l’esprit un penchant, ou plutôt une habitude qui le porte à réunir les faits en groupes, et à regarder comme inséparables ceux qu’il trouve souvent associés, c’est un fait bien connu ; mais ce n’est pas un principe qui puisse donner une valeur logique à cette téméraire pré­somption. Alléguer, comme on l’a fait, pour la justifier, la croyance innée en l’unité du plan de la nature, c’est gratifier l’esprit humain d’une croyance dont il ne se doute pas, qui, à la sup­poser fondée, ne peut être que le résultat d’une science consommée, et qui d’ailleurs n’explique­rait rien. En réalité, il n’y a rien de plus dans cette inférence qu’une induction commencée et qui ne peut s’achever, un projet d’induction. S’il était certain que l’existence d’une atmosphère, pour nous borner à un seul fait, fût la condition nécessaire et suffisante de l’apparition de la vie sous ses diverses formes, il deviendrait constant que telle planète, Mars par exemple, où l’on ob­serve des phénomènes météorologiques bien con­nus, est peuplé de végétaux et d’animaux. Or, nous savons bien que sans un milieu respirable la vie ne peut se manifester ; nous le savons parce que nous pouvons, à volonté, isoler un animal de ce milieu, ou l’y replonger, et que la vie s’éteint ou se rallume suivant que nous le lui enlevons ou le lui rendons. Mais nous ignorons absolument si l’air, la chaleur et les autres conditions sans lesquelles la vie ne peut se produire ici-bas, sont suffisantes pour la faire naître. Nous pouvons donc inférer d’une part qu’en l’absence d’un fluide respirable il n’y aura, même dans les régions que nous ne pouvons explorer, aucune créature animée, et il ne nous en faut pas davantage pour nous représenter, non sans une sorte d’eftroi, les espaces silencieux et déserts du globe lunaire ; mais d’autre part nous ne pouvons conjecturer avec probabilité que partout où il y aura une atmosphère et les autres conditions vitales qui se rencontrent ici-bas, elles produiront des êtres animés : quand elles seraient toutes réunies, il resterait toujours à savoir s’il ne faut pas, pour faire éclore la vie, une autre puissance, une con­dition suprême, que nous n’avons pu jusqu’à pré­sent déterminer par expérience. Ce qui est en question dans le raisonnement si hasardeux qui sert de fondement à la croyance en la pluralité des créatures animées, c’est la détermination du phénomène de la vie ; si toutes ses conditions étaient connues, comme le sont par exemple celles de Pébullition de l’eau, l’induction serait complète, et vaudrait pour tous les temps et tous les lieux. Bref, on peut toujours d’un fait inférer ses conditions, et réciproquement ; mais il faut pour cela que toutes les conditions soient con­nues ; quand une ou plusieurs d’entre elles res­tent ignorées, il n’y a pas, à proprement parler, d’induction ni de loi, et par suite on ne peut conclure sans acception du temps et de l’espace, puisqu’il n’y a pas de certitude, même pour un lieu ou un instant particuliers. Un fait ne peut se produire dans toutes ses conditions, et il suf­fit de le constater pour être certain que ces con­ditions, encore qu’elles échappent à l’observa­tion, sont réalisées ; de même toutes les conditions élnnt connues et observées, il n’est pas douteux

3ue le fait se produise : suivre l’une ou l’autre e ces voies c’est toujours se fier à l’induction. Ma s il est impossible de s’autoriser de la présence de quelques-unes des conditions, toutes néces­saires qu’elles soient, pour en conclure l’existence d’un fait que l’on ne perçoit pas : ce fait est alors indéterminé. Si la science parvient un jour à trouver un ensemble de faits physiques qui dé­terminent la vie^ partout où ces faits seront vé­rifiés on devra, a moins qu’il n’y en ait d’autres qui excluent la vie, conclure qu’elle existe, en­core que l’on ne puisse s’en assurer par la per­ception. Jusque-là, il faut s’en tenir à la simple conjecture. L’analogie n’est donc en rien distincte de l’induction. Constater des ressemblances ce n’est pas raisonner, et c’est le préliminaire indis­pensable de l’induction, aussi bien que de l’ana— iogie ; conclure l’identité des faits de l’identité de leurs conditions, c’est encore l’acte propre de l’induction ; présumer que certains faits sont la condition des autres, c’est une conception qui précède et motive la recherche, ce n’est pas la conclusion d’un raisonnement ; c’est un des mo­ments du travail inductif ; c’est celui que les lo­giciens ont désigné sous ce terme, d’ailleurs si mal défini, d’Analogie. Il n’y a, malgré ces deux noms, aucune différence de nature entre les deux procédés. Affirmer que le fer et les autres mé­taux fondent et se volatilisent dans le soleil à la même température qu’à la surface de la terre, c’est généraliser un rapport constaté ; conjecturer que Mars est habité, c’est généraliser un rapport supposé ; le doute ne provient pas de l’extension de la loi, mais de son caractère : si dans le pre­mier cas on raisonne par induction, et dans le second par analogie, la différence ne provient pas ; pour parler comme les logiciens, de la forme, mais de la matière : les deux procédés sont iden­tiques ; mais le travail préliminaire, celui de l’expérience, est achevé d’un côté, plus ou moins ébauché de l’autre, et le plus souvent intermi­nable.

Ainsi s’expliquent l’obscurité et l’incertitude des théories d’ailleurs très-sommaires de l’ana­logie, et les efforts malheureux qu’on a faits pour la distinguer de l’induction. Kant et ses imita­teurs Esser et Krug ont beaucoup contribué à donner du crédit à cette superfétation de la lo­gique. Suivant eux, l’induction étend à toutes les choses d’un même genre les propriétés qui con­viennent à plusieurs ; l’analogie conclut de la ressemblance particulière de deux choses à leur ressemblance totale : l’une va de la pluralité à l’unité, et l’autre de l’un au multiple ; « par l’une, dit Kant, on étend les données empiriques du particulier au général par rapport à plusieurs ob­jets ; par l’autre on étend les qualités données d’une chose à un plus grand nombre de qualités de la même chose. » Mais Kant n’a pas une idée très-exa.te de l’induction, et de plus on ne voit pas quelle différen e il y a entre attribuer une propriété à une chose de même espèce que celle où on l’a reconnue, et conclure qu’une qualité appartenant à la seconde appartient aussi à la pre­mière. Les espèces sont fondées sur des ressem­blances ; dire que deux choses de même espèce sont semblables, ou réciproquement que deux choses semblables sont de même espèce, c est énon­cer le même principe, qui n’est du reste pas ce­lui de l’induction.

Consulter sur l’analogie : Aristote, Topiques, liv. I, ch. \\n ; Derniers analytiques, liv. II, ch. xiv. Kant, Logique, ch. m, sect. III. Reid, Essais sur les facultés intellectuelles, essai I, ch. m. Esser Logik, 140, 152. Krug Logik, § 156. Hamilton,

Lectures on logic, t. II, p. 166. Cournot, Essat sur les fondements de nos connaissances/ t. I, ch. IV. Stuart Mill, Système de Logique, liv. IV, ch. xx. Condillac, Art de raisonner, ch. m.

ANALYSE ET SYNTHÈSE. L’analyse et la synthèse sont les deux procédés fondamentaux de toute méthode ; elles résultent de la nature de l’esprit humain, et sont une loi de son dé­veloppement. L’intelligence humaine aperçoit d’abord confusément les objets ; pour s’en faire une notion précise, elle est obligée de concentrer su cessivement son attention sur chacun d’eux en parti ulier, ensuite de les décomposer dans leurs parties et leurs propriétés. Ce travail de décomposition s’appelle analyse. L’opération in­verse, qui consiste à saisir le rapport des parties entre elles et à recomposer l’objet total, porte le nom de synthèse. Décomposition, recomposition, analyse, synthèse, tels sont les deux procédés qui se rencontrent dans tout travail complet de l’intelligence, dans tout développement régulier de la pensee, dans la formation de toute science.

Mais s’il est facile de les définir dans leur gé­néralité, il l’est beau oup moins de les suivre dans leurs applications, de les distinguer et de les reconnaître dans les opérations plus ou moins compliquées de l’intelligence humaine et les procèdes de la science. Il est peu de questions qui aient été plus embrouillées et sur lesquelles les philosophes se soient moins entendus. Ce que les uns appellent analyse, les autres le nomment synthèse, et réciproquement. Le mal vient d’abord de ce que l’on n’a pas établi une dis­tinction entre nos diverses espèces de connais­sances, et ensuite de ce que les deux procédés analytique et synthétique se trouvent réellement réunis dans tout travail de l’intelligence un peu compliqué et de quelque étendue. Pour nous préserver d’une pareille confusion, nous éta­blirons d’abord en principe que toute opération intellectuelle qui, considérée dans son ensemble, offre comme procédé principal la décomposition d’une idée ou d’un objet dans ses éléments, doit prendre le nom d’analyse, et que celui de syn­thèse doit s’appliquer a toute opération de l’es­prit dont le but essentiel est de combiner des éléments, de saisir des rapports, de former un tout ou un ensemble. Ce principe admis, nous distinguerons plusieurs espèces de connaissances, celles dont nous sommes redevables à l’obser­vation et celles que nous obtenons par le raison­nement ; deux méthodes correspondantes, et par conséquent aussi deux sortes d’analyse et de synthèse, l’analyse et la synthèse expérimentales et l’analyse et la synthèse logiques.

Examinons d’abord en quoi consistent et l’ana­lyse et la synthèse dans la première de ces deux méthodes et dans les sciences d’observation Lorsque nous voulons connaître un objet réel appartenant soit à la nature physique, soit au monde moral, nous sommes obligés de le consi­dérer successivement dans toutes ses parties, et d’étudier celles-ci séparément ; ce travail ter­miné, nous cherchons a réunir tous ces éléments, à saisir leurs rapports, afin de reconstituer l’ob— iet total. De ces deux opérations la première est l’analyse, et la seconde la synthèse. Il est évident qu’elles sont l’une et l’autre également néces­saires, et qu’elles se tiennent étroitement ; mais elles n’en constituent pas moins deux procédés essentiellement dislin ts, et dont l’un est inverse de l’autre. Condillac a cependant prétendu que la méthode était tout entière dans l’analyse, qui, selon lui. comprend la synthèse. Il est, dit-il, impossible d’observer les parties d’un tout sans remarquer leurs rapports ; d’ailleurs, si vous n’observez pas les rapports en même temps que les parties, il vous sera impossible de les retrou­ver ensuite et de recomposer l’ensemble. On doit répondre que, sans doute, on ne peut ne pas apercevoir quelques rapports en étudiant les parties d’un tout ; mais ces rapports ne doivent pas préoccuper celui qui étudie chaque partie séparément, car alors il ne verra clairement ni les parties ni les rapports. L’esprit humain est borné et faible : une seule tâche lui suffit ; la concentration de toutes ses forces sur un point déterminé est la condition de la vue distincte ; il doit donc oublier momentanément l’ensemble, pour fixer son attention surcha : un des éléments pris en particulier ; puis, quand il les a suffi­samment examinés en eux-mêmes, les comparer et tâcher de découvrir leurs rapports. Ce sont là deux opérations distinctes, et qui ne peuvent être simultanées sous peine d’être mal exécu­tées. L’analyse est un procédé artificiel, et d’au­tant plus artificiel, que l’objet offre plus d’unité. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’un être organisé, dont toutes les parties sont dans une dépendance ré­ciproque, elle détruit la vie qui résulte de cette unité. Mais le moyen de faire autrement, si vous voulez étudier l’organisation d’une plante, d’un animal, de l’homme, le plus complexe de tous les êtres ? Il faut, dit-on, s’attacher à l’é­lément principal, au fait simple, le suivre dans ses développements, ses combinaisons et ses formes. Mais ce n’est pas là faire de la synthèse avec l’analyse, c’est faire de la synthèse pure. Ce fait simple, en effet, comment l’a-t-on obtenu ? A moins de le supposer et de partir d’une hypo­thèse, c’est l’analyse qui doit le découvrir. Aussi Condillac, qui prêche sans cesse l’analyse, em­ploie continuellement la synthèse. Prendre pour principe la sensation, la suivre dans toutes ses transformations, expliquer ainsi tous les phéno­mènes de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté, c’est procéder synthétiquement et non par analyse. Le Traité des Sensations est, comme on l’a fait remarquer, un modèle de synthèse ; mais aussi, où conduit une semblable méthode ? A un système dont la base est hypothétique, et dont la véritable analyse, appliquée aux faits de la nature humaine, démontré facilement la faus­seté. Mieux eût valu observer d’abord ces faits en eux-mêmes, sauf à ne pas bien apercevoir leurs rapports et laisser à d’autres le soin d’en former la synthèse.

L’analyse et la synthèse sont deux opérations de l’esprit si bien différentes, qu’elles supposent dans les hommes qui les représentent des qua­lités diverses et qui s’excluent ordinairement. En outre, de même qu’elles constituent deux moments distincts dans la pensée de l’individu, elles se succèdent aussi dans le développement général de la science et de l’esprit humain. Elles alternent et dominent chacune à leur tour dans l’histoire. Il y a des époques analytiques et des époques synthétiques : dans les premières, les savants sont préoccupés du besoin d’observer les faits particuliers, d’étudier leurs propriétés et leurs lois spéciales sans les rattacher à des prin­cipes généraux ; dans les secondes, au contraire, on sent la nécessité de coordonner tous ces détails et de réunir tous ces matériaux pour re­construire l’unité de la science. C’est ainsi, par exemple, que l’on a appelé le xvme siècle le siècle de l’analyse, parce (ju’il a en effet pro­clamé et généralisé cette methode, et lui a fait produire les plus beaux résultatsdanslessciences naturelles. Ce qui ne veut pas dire que la syn­thèse ne se rencontre pas dans les recherches des savants et des philosophes de cette époque. Ceux même qui l’ont dépréciée, Condillac, par exemple, l’ont employée à leur insu. D’ailleurs, le xviii® siè­cle s’est servi de l’induction, qui est une géné­ralisation, et par là une synthèse, et il n’a pas manqué non plus de tirer les conséquences de ses principes, ce qui est encore un procédé syn­thétique ; mais il est vrai que ce qui domine au xvme siècle, c’est l’observation des faits de la na­ture, et presque toutes les découvertes qui l’ont illustré sont dues à l’analyse.

Mais si ces deux méthodes sont distinctes, elles ne s’excluent pas ; loin de là, elles sont éga­lement nécessaires l’une à l’autre ; elles doivent se réunir pour constituer la méthode complète, dont elles ne sont, à vrai dire, que les deux opé­rations intégrantes. Qu’est-ce qu’une synthèse qui n’a pas été précédée de l’analyse ? Une œuvre d’imagination ou une combinaison arti­ficielle du raisonnement, un système plus ou moins ingénieux, mais qui ne peut reproduire la réalité ; car la réalité ne se devine pas : pour la connaître, il faut l’observer, c’est-à-dire l’é— tudier dans toutes ses parties et sous toutes ses faces. Une pareille synthèse, en un mot, s’appuie sur l’hypothèse. D’un autre côté, supposez que la science s’arrête à l’analyse ; vous aurez les ma­tériaux d’une science plutôt qu’une science véritable. Il y a deux choses à considérer dans la nature : les êtres avec leurs propriétés, et les rapports qui les unissent. Si vous vous bornez à l’étude des faits isolés, et que vous négligiez leurs rapports, vous vous condamnez à ignorer la moitié des cnoses, et la plus importante, celle que la science surtout aspire à connaître, les lois qui régissent les êtres, leur action récipro­que, l’ordre, l’accord admirable qui règne entre toutes les parties de cet univers. Vous ne con­naîtrez même qu’imparfaitement chaque objet particulier, car son rôle et sa fonction sont dé­terminés par ses rapports avec l’ensemble. La synthèse doit donc s’ajouter à l’analyse, et ces deux méthodes sont également importantes. Les règles qui leur conviennent sont faciles à déter­miner. L’analyse doit toujours précéder la syn­thèse ; en outre, elle doit être complète, s’étendre à toutes les parties de son objet ; autrement, la synthèse, n’ayant pas à sa disposition tous les éléments, ne pourra découvrir leurs rapports. Elle sera obligée de les supposer et de combler les lacunes de l’analyse par des hypothèses. Enfin l’analyse doit chercher à pénétrer jusqu’aux éléments simples et irréductibles, ne s’arrêter que quand elle est arrivée à ce terme ou quand elle a touché les bornes de l’esprit humain. Réu­nir tous les matériaux préparés par l’analyse, n’en rejeter et méconnaître aucun, reproduire les rapports des objets tels qu’ils existent dans la nature, ne pas les intervertir ou en imaginer d’autres, telle est la tâche et le devoir de la syn­thèse. Au reste, si ces règles sont évidentes, il est plus facile de les exposer que de les appliquer. Aussi, dans l’histoire, elles sont loin d’être exac­tement observées ; on doit tenir compte ici des lois du développement de l’esprit humain. La science débute par une analyse superficielle, qui sert de base à une synthèse hypothétique. La fai­blesse des théories dues à ce premier emploi de la méthode rend bientôt nécessaire une analyse plus sérieuse et plus approfondie, à laquelle suc­cède une synthèse supérieure à la première. Ce­pendant il est rare que l’analyse ait été complète j le résultat ne peut donc être définitif. La nécessite de nouvelles recherches et d’une application plus rigoureuse de l’analyse se fait de nouveau sentir. Tel est le rôle alternatif des deux mé­thodes dans le développement progressif de la science et dans son histoire ; mais la règle posée plus haut n’en conserve pas moins sa valeur absolue. La vraie synthèse est celle qui s’appuie sur une analyse complète : c’est là un idéal que les savants et les philosophes ne doivent jamais perdre de vue.

Parcourons rapidement les autres opérations de l’esprit et les procédés de la science, qui pré­sentent le caractère d’une décomposition ou d’une composition ; et qui, pour ce motif, ont reçu le nom d’analyse ou de synthèse.

D’abord, pour étudier un objet, l’esprit humain est obligé de le décomposer, non-seulement dans ses éléments et ses parties intégrantes, mais aussi dans ses qualités ou propriétés ; de l’observer sous ses divers points de vue. Or cette décom­position qui s’opère, non plus sur des parties réelles, mais sur des propriétés auxquelles nous prêtons une existence indépendante, est l’ab­straction. L’abstraction est donc une analyse^ puisqu’elle est une décomposition ; mais ce qui la distingue de l’analyse proprement dite, c’est qu’elle s’exerce sur des qualités qui, prises en elles-mêmes, n’ont pas d’existence réelle. Après l’abstraction vient la classification. Classer, c’est réunir ; par conséquent, toute classification est une synthèse ; mais pour former une classification, on peut suivre deux procédés. Si dans la consi­dération des objets, on fait d’abord abstraction des différences pour s’arrêter à une propriété géné­rale, on pourra ainsi réunir tous ces objets dans un même genre ; ensuite, à côté de ce caractère commun à tous, si on remarque une qualité par­ticulière à quelques individus, on établira dans le genre des espèces, et on descendra jusqu’aux individus eux-mêmes. Or il est clair qu’en pro­cédant ainsi, on va non-seulement du général au particulier, mais du simple au composé ; puisqu’à mesure que l’on avance, de nouvelles qualités s’ajoutent aux premières. Ainsi, quoique l’analyse intervienne pour distinguer les qualités, le pro­cédé général qui sert a former la classification, est synthétique. Si, au contraire, on commence par observer les individus dans l’ensemble de leurs propriétés, et que l’on rapproche ceux qui offrent le plus grand nombre de qualités sem­blables, on créera d’abord des espèces ; puis, fai­sant abstraction de ces qualités qui distinguent les espèces, pour ne considérer que leurs pro­priétés communes, on établira des genres ; des genres, on s’élèvera à des classes plus générales encore. Il est évident que dans cette méthode, qui est l’inverse de la précédente, si la synthèse intervient pour réunir et coordonner les indi­vidus, les espèces et les genres, on procède non— seulement du particulier au général, mais du composé au simple, et du concret à l’abstrait. L’opération fondamentale est dans l’analyse. La méthode analytique sert à former les classifi­cations naturelles ; et la méthode synthétique les dassifi ations artificielles (voy. Classification). Les mots analyse et synthèse s’emploient aussi quelquefois pour désigner l'induction et la dé­duction. D’abord toute induction légitime repose sur l’observation et l’analyse, en particulier sur l’expérimentation. Or, l’expérimentation qui. en répétant et variant les expériences, écarte d’un fait les circonstances accessoires et accidentelles, pour saisir son caractère constant et dégager sa loi, est une véritable analyse. Enfin^ si l’induction elle-même, étendant ce caractère a tous les indi­vidus, les groupe et les réunit dans un seul prin­cipe, ce principe est abstrait et représente une idée à la fois générale et simple. Le procédé qui sert à le former est donc une analyse. D’un autre côtéj la déduction qui revient du général au particulier, du genre aux espèces et aux indi­vidus, est une opération synthétique. Il en est ici des idées nécessaires’et des vérités de la rai­son, comme des principes qui sont dus à l’expé­rience. Le principe qui dégage l’abstrait du concret, l’idée générale des notions particulières, est toujours l’abstraction et l’analyse ; ainsi l’in­duction de Socrate et la dialectique de Platon ont été appelées à juste titre une méthode d’a­nalyse. La manière de procéder d’Aristote et de Kant, par rapport aux idées de la raison, offre l’emploi successif des deux méthodes. Aristote et Kant séparent les notions pures de l’enten­dement et de la raison de tout élément empirique et sensible ; ils les distinguent, les énumèrent et en dressent la liste : c’est un travail d’analyse ; puis ils les rangent dans l’ordre déterminé par les rapports qui les unissent : ils en forment la synthèse. Si l’on admet avec des philosophes plus récents que toutes ces idées rentrent dans un principe unique, et ne sont que les formes de son développement progressif, cette méthode sera synthétique ; mais elle suppose une analyse an­térieure, sans quoi le système repose sur une base hypothétique.

Dans la démonstration qui se compose d’une suite de raisonnements, on retrouve les deux procédés fondamentaux de l’esprit humain. Aussi les logiciens distinguent deux sortes de démons­tration : l’une analytique, l’autre synthétique. Si l’on veut traiter une question par le raisonne­ment, on peut suivre, en effet, deux marches différentes. La première consiste à partir de l’é­noncé du problème, analyser les idées renfer­mées dans les termes de la proposition qui la formule, et à remonter ainsi jusqu’à une vérité générale qui démontre a vérité ou la fausseté de l’hypothèse. Dans ce cas, on décompose une idée complexe qui constitué la question même, et on la met en rapport avec une vérité simple, évidente d’elle-même ou antérieurement démon­trée ; on procède alors du composé au simple et on suit une marche analytique. Cette méthode est en particulier celle qu’on emploie en algèbre. Mais on peut suivre un procédé tout opposé ; prendre pour point de départ une vérité géné­rale, déduire les conséquences qu’elle renferme et arriver ainsi à une conséquence finale qui est la solution du problème. Ici, on va du général au particulier, du simple au composé ; la mé­thode est synthétique. Cette méthode est celle dont se servent habituellement les géomètres ; elle constitue la démonstration géométrique. Il est évident que dans les deux cas, le raisonne­ment consiste toujours à mettre en rapport deux propositions, l’une générale, l’autre par­ticulière, au moyen de propositions intermé­diaires ; ‘ mais le point de départ est diffé­rent : dans le premier cas, on part de la ques­tion pour remonter au principe ; dans le second, du principe pour aboutir à la question. Condillac a donc eu tort de dire (Logique, Ve partie, ch. vi) que puisque ces deux méthodes sont contraires, l’une doit être bonne et l’autre mauvaise ; et M. de Gérando fait judicieusement observer que la comparaison qu’il emploie à ce sujet est inexacte. « On ne peut aller, dit Condillac, que du connu à l’inconnu ; or, si l’inconnu est sur la montagne, ce ne sera pas en descendant qu’on y arrivera ; s’il est dans la vallée, ce ne sera pas en montant : il ne peut donc y avoir deux che­mins contraires pour y arriver. — Mais Condillac n’observe pas qu’il y a ou qu’il peut y avoir pour nous dans une question deux espèces de connues… Il y a une connue au sommet de la montagne, c’est l’énoncé du problème, et il y a aussi une connue au fond de la vallée, c’est un principe antérieur au problème et déjà reconnu par notre esprit. Ce qu’il y a d’inconnu, c’est la situation respective de ces deux points que sé­pare une plus ou moins grande distance. L’art du raisonnement consiste à découvrir un passage de l’un à Pautre ; et, quelque route que l’on ait prise, si l’on est arrivé du point de départ au terme de son voyage, le passage aura été décou­vert et l’on aura bien raisonné. » [Des Signes et de l’Art de penser dans leurs rapports, t. IV, th. vi. p. 189.) On ne doit pas oublier, ainsi que le fait remarquer le même auteur, que dans chacune des deux méthodes, il entre à la fois de l’analyse et de la synthèse, pour peu surtout que le raisonnement soit compliqué et d’une certaine étendue ; mais on doit considérer l’en­semble des opérations qui constituent le raison­nement total, et donnent à la démonstration son caractère général.

Quels sont les avantages respectifs de ces deux méthodes, quel emploi faut-il en faire, et dans quei cas est-il bon d’appliquer l’une de préfé­rence à l’autre ? La réponse ne peut être absolue, cela dépend de la nature des questions que l’on traite et de la position dans laquelle se trouve l’esprit par rapport à elles. La méthode analy­tique qui se renferme dans l’énoncé du problème, a l’avantage de ne pouvoir s’en écarter, et de ne pas se perdre en raisonnements inutiles : comme procédé de découverte, elle est plus directe. La synthèse, sous ce rapport, est plus exposée à s’éloigner de la question, à tâtonner, à suivre des routes sans issue ou qui la conduisent à d’au­tres résultats que ceux qu’elle cherche. Sa mar­che est plus incertaine et plus aventureuse ; mais lorsqu’elle n’a pas d’autre but positif que celui de déduire d’un principe fécond les consé­quences qu’il renferme, elle arrive à découvrir des aperçus nouveaux et des solutions à une foule de questions imprévues qui naissent en quelque sorte sous ses pas. Quand elle poursuit une solution particulière, et qu’elle n’arrive pas à son but, elle rencontre souvent sur son chemin des réponses et des solutions à d’autres ques­tions. Ces deux méthodes sont toutes deux natu­relles ; néanmoins l’une, la synthèse, semble plus conforme à la marche même des choses, puis­qu’elle va des principes aux conséquences, des causes aux effets : c’est la méthode démonstra­tive par excellence. Quand la vérité est trouvée, et qu’il ne s’agit que de la démontrer ou de la transmettre, le rapport entre le point de départ et le but étant connu, sa marche est sûre et directe, et cette voie est plus courte que celle de l’analyse ; aussi est-ce la méthode que l’on emploie surtout dans l’enseignement, ce qui ne veut pas dire que l’analyse n’y ait pas une place importante. D’ailleurs les deux méthodes, loin de s’exclure, se prêtent un mutuel appui ; elles se servent l’une à l’autre de vérification et de preuve.

Il n’existe point et il ne peut guère exister de traités spéciaux sur l’analyse ni sur la synthèse ; l’étude de ces deux méthodes est une partie es­sentielle de la logique ; nous renvoyons, par conséquent, à tous les ouvrages qui traitent de cette science, principalement aux ouvrages mo­dernes. Nous citerons particulièrement la Logi­que de Port-Royal, 4epartie : 1 Optique de New­ton, liv. III, quest. 21 ; le L)iscours de J. J. W. Herschellsur l’étude de la philosophie ; l’Æ’ssai’de M. Cournot sur les fondements de nos connais­sances, Paris, 1851, 2 vol. in-8.Ch. B.

ANALYTIQUE, voy. Analyse, JUGEMENT, MÉ­THODE.

ANALYTIQUES (τα Αναλυτικά). Tel est le

titre qu’on a donné au temps de Galien, c’est-à— dire dans le ne siècle de l’ère chrétienne, et qui, depuis, a été généralement consacré à une partie de l’Organum ou de la logique d’Aristote. Cette partie de l’Organum est formée de deux traités parfaitement distincts, dont l’un, portant le nom de Premiers Analytiques, enseigne l’art de ré­duire le syllogisme dans ses diverses figures et dans ses éléments les plus simples ; l’autre, appelé les Derniers Analytiques, donne les rè­gles et les conditions de la démonstration en gé­néral. A l’imitation de ce titre, Kant a donné le nom à’Analytique transcendentale à cette partie de la Critique de la raison pure qui décompose la faculté de connaître dans ses éléments les plus irréductibles.

ANAXAGORE. Il naquit à Clazomène, dans la Lxxe olympiade, quelques années avant Empédo— cle, qui cependant le devança par sa réputation et ses travaux (Aristote, Métaphysique, liv. I, ch. m). Doué de tous les avantages de la naissance et de la fortune, il abandonna, par amour pour l’é­tude, et son patrimoine et son pays natal, dont les affaires ne lui inspiraient pas plus d’intérêt que les siennes. Il avait vingt-cinq ans quand il se rendit à Athènes, alors le centre de la civi­lisation et, l’on pourrait dire ? de la nationalité grecque. Admis dans l’intimité de Périclès, il exerça sur ce grand homme une très-haute et très-noble influence, et cette position, au sein d’une démocratie jalouse, fut probablement la vraie cause des persécutions qu’il endura sous le prétexte de ses opinions religieuses. Cette con­jecture ne paraîtra pas dénuee de fondement, si l’on songe qu’à l’accusation d’impiété dirigée contre Anaxagore, se joignait celle d’un crime politique, le plus grand qu’on pût imaginer alors : on le soupçonnait de médisme, c’est-à-dire de favoriser contre sa patrie les intérêts du roi de Perse. Sauvé de la mort par Périclès, mais exilé d’Athènes qu’il habitait depuis trente ans, il alla passer le reste de ses jours à Lampsaque, où il mourut à l’âge de soixante-douze ans, entouré de respect et d’honneurs.

Anaxagore n’est pas seulement Ionien par le lieu de sa naissance, il l’est aussi par ses maîtres. Cicéron, Strabon, Diogène Laërce, Simplicius, s’accordent à dire qu’il entendit les leçons d’A— naximène ; et. quoi qu’en dise Ritter, nous som­mes obligés d’accepter ce témoignage qu’aucune voix dans l’antiquité n’a démenti. Mais c’est principalement par la direction de ses études et le caractère général de sa doctrine, qu’Anaxagore appartient à l’école ionienne ; car, même lors­qu’il s’élève jusqu’à l’idée d’un principe spirituel, il a toujours pour but l’explication et l’intelli­gence du monde sensible. Aussi l’a-t-on appelé le physicien par excellence (ό φυσινώτιτο ; ), et ce n’est véritablement que par dérision qu’il a été surnommé Vesprit (ό νοϋς) ; à peu près comme Descartes l’a été par Gassendi. Cette prédilection d’Anaxagore pour le monde extérieur nous ex­plique la deception que Platon éprouva à la lecture de ses ouvrages, et les reproches fort injustes qu’il lui adresse par la bouche de Socrate. Cependant il ne faut pas croire que le philosophe de Clazomène soit demeuré étranger à des études d’un autre ordre : nous savons, par le témoignage de Favorinus, que le premier il tenta d’expli­quer les poèmes d’Homère dans un sens allégo­rique, au profit de la saine morale. Il savait re­vêtir sa pensée d’une forme aussi noble qu a— gréable, et ne devait pas être étranger aux ques­tions politiques ; car Plutarque nous assure qu’il enseigna à Périclès l’art de gouverner la multi­tude avec fermeté. Enfin, selon Platon, il s’est aussi beaucoup occupé de la nature et des lois de l’intelligence ; mais aujourd’hui il ne nous reste d’Anaxagore que des fragments relatifs à la théorie de la nature.

Il admettait avec toute l’antiquité ce principe : que rien n’est produit, que rien ne peut s’anéan­tir d’une manière absolue ; par conséquent il regardait la matière comme une substance éter­nelle et nécessaire, quoique essentiellement va­riable par sa forme et la combinaison de ses éléments. Mais les seules propriétés de la matière lui semblaient insuffisantes pour expliquer le mouvement et l’harmonie générale du monde ; le hasard, pour lui, c’était le nom sous lequel nous déguisons notre ignorance des causes ; et quant à cette nécessité aveugle dont les autres philosophes se contentaient si facilement, il en niait l’existence. De là un dualisme entièrement inconnu jusqu’alors et qu’Anaxagore lui-même, en tête de l’un de ses ouvrages, a formulé ainsi : « Toutes choses étaient confondues, puis vint l’intelligence qui fit régner l’ordre. » Ces paro­les, que nous retrouvons également dans les plus anciens monuments de l’histoire de la philoso­phie, ne sauraient nous laisser aucun doute sur leur authenticité, et nous tracent tout naturelle­ment la marche que nous avons à suivre. Nous examinerons d’abord quels sont, dans l’opinion de notre philosophe, la nature et le rôle de l’es­prit ; nous chercherons ensuite à déterminer les divers caractères et les divers éléments de la substance matérielle ; enfin nous terminerons par quelques réflexions sur l’origine de la phi­losophie d’Anaxagore et ses rapports avec les systèmes qui l’ont précédée.

Ce que nous avons dit suffit déjà pour nous convaincre qu’il ne s’agit pas ici du dieu de la raison et de la conscience : le dieu d’Anaxagore n’est qu’un humble ouvrier, condamné à tra­vailler sur une matière toute prête, obligé de tirer le meilleur parti possible d’un ^principe éternel comme lui, et dont le propriétés impo­sent à sa puissance une limite infranchissable. Telle sera toujours l’idée qu’on se formera de la cause suprême, si l’on n’v arrive pas par un autre chemin que l’observation exclusive de la nature extérieure ; car il est facile de compren­dre que le physicien ne recourra à l’intervention divine, que lorsque les faits ne peuvent s’expli­quer par la nature même des corps. Or, tel est précisément le jugement qu’Aristote a porté sur le philosophe de Clazomène : « Anaxagore, dit— il, se sert de l’intelligence comme d’une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d’un phénomène, il pro­duit l’intelligence sur la scène ; mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause [de la Métaphysique d’Aristole, par M. Cousin, in-8, Paris, 183a, p. 140). » Platon dit la même chose d’une manière encore plus explicite [Phèd., p. 393, édit. Mars. Ficin).

Ainsi renfermé dans une sphère nécessairement très-restreinte, l’esprit a deux fonctions à remplir, parce qu’il y a deux choses que les propriétés physiques ne sauraient jamais expliquer : 1° l’ac­tion qui déplace les éléments matériels, qui les réunit ou les sépare, qui leur donne constam­ment ou leur a donné une première fois le mou­vement ; 2° la disposition des choses selon cet ordre admirable qui éclate à la fois dans l’en­semble et dans chaque partie de l’univers. Con­sidéré comme moteur universel, comme la cause première des révolutions générales du monde et des changements, des phénomènes particuliers dont il est le théâtre, l’esprit ne peut pas faire partie du monde, il ne peut être mêlé à aucun de ses éléments, il.est à l’abri de toute altéra­tion et doit être conçu comme une substance en­tièrement simple, qui existe par elle-même, qui ne relève que de sa propre puissance^ tant qu’elle n’agit pas sur la matière. Si on lui donne éga­lement le titre d’infini, c’est que ce mot n’avait pas, dans le système d Anaxagore, et en général chez les premiers philosophes, la signification métaphysique qu’on y attache aujourd’hui. Con­sidéré comme ordonnateur, comme auteur de l’harmonie générale du monde et de l’organisa­tion des êtres, le principe spirituel possède né­cessairement la faculté ae penser, d’où lui vient probablement le nom d’intelligence (voO ; ) sous lequel on le désigne toujours. L’intelligence ne peut agir qu’en pensant ; et s’il est vrai qu’elle est l’auteur du mouvement, il faut que ce mou­vement ait une raison (Arist., Phys., lib. III, c. iv ; Mctaph., lib. XII, c. ix). Mais si la pensée et l’action sont inséparables, il faut que l’une s’étende aussi loin que l’autre ; il faut que la pensée s’étende plus loin encore, car le plan doit exister avant l’œuvre, et le projet avant l’exécu­tion. Aussi Anaxagore disait-il expressément que l’intelligence ou le principe spirituel du monde embrasse en même temps dans sa connaissance, le présent, le passé et l’avenir, ce qui est encore à l’état de chaos, ce qui en est déjà sorti et ce qui est sur le point d’y rentrer. Anaxagore attri— buait-il aussi à son Dieu la connaissance du bien et du juste ? Cette opinion pourrait au besoin s’appuyer sur deux passages obscurs d’Aristote [Melaph.j lib. XII, c. x) ; mais elle ne s’accor­derait guere avec le caractère général du système que nous exposons.

Puisque Anaxagore, comme tous les autres philosophes de l’antiquité, ne reconnaît pas la création absolue, et qu’en dehors de son prin­cipe spirituel il n’y a pour lui que la matière, il ne pouvait pas admettre la pluralité des âmes ; il ne pouvait pas supposer que chaque être vi­vant soit animé par une substance particulière, par un principe moteur distinct de l’esprit uni­versel. Par conséquent, il ne devait pas considé­rer l’intelligence suprême comme une existence séparée et distincte de celle des choses. En effet, Platon nous assure, dans son Cratyle, qu’Anaxa­gore faisait agir l’esprit sur le monde en le pé­nétrant dans toutes ses parties. Aristote lui at­tribue la même pensée [de Anima, lib. I, c. n) : « Anaxagore, dit-il, prétend que l’intelligence est la même chose que l’âme, parce qu’il croit que l’intelligence existe dans tous les animaux, dans les grands comme dans les petits, dans les plus nobles comme dans les plus vils. » Ainsi, encore une fois, c’est le même principe, le même esprit, une seule âme qui anime tout ce qui existe. Conséquent avec lui-même, Anaxagore ne s’arrête pas là : il veut que l’intelligence ré­side aussi dans les plantes, puisque les plantes sont des êtres vivants. Elles ont, comme les ani­maux, leurs désirs, leurs jouissances et leurs peines ; elles ne sont pas même dépourvues de connaissance. Mais comment se fait-il que ce principe unique, toujours le même dans la sub­stance et dans les propriétés générales, nous ap­paraisse dans les divers êtres sous des formes si différentes ? Pourquoi ne le voyons-nous pas agir en tout temps et en tout lieu, d’après les mêmes lois, avec la même sagesse, avec la même puissance ? Pourquoi la plante n’a-t-elle pas les mêmes passions, les mêmes instincts que l’animal ? Pourquoi l’animal est-il si infé­rieur à l’homme ? Ici reparaissent les limites in­franchissables que rencontre toujours le prin­cipe spirituel, quand il veut agir sur la matière. L’intelligence ne peut se développer que dans la mesure où l’organisme le permet ; et l’orga­nisme à son tour dépend de la matière et des éléments dont elle se compose. Ainsi l’homme, disait Anaxagore, au témoignage d’Aristote, l’homme n’est le plus raisonnable des animaux, que parce qu’il a des mains ; et en général, là où le principe spirituel ne trouve pas les instru— ■ j ments nécessaires pour agir conformément à sa nature, il est obligé de rester inactif sans rien i perdre pour cela de ses attributs essentiels. Il j peut être comparé à une liqueur qui, sans chan­ger de nature, ne peut cependant ni recevoir une autre forme, ni occuper une autre place que celle que lui donne le vase où elle est con­tenue. C’est en vertu de ce principe, que le som— ; meil est regardé comme l’engourdissement de J l’àme par les fatigues du corps. Toute âme par­ticulière n’étant que le degré d’activité dont l’intelligence est susceptible dans un corps dé­terminé, on comprend qu’elle meure aussitôt que ce corps se dissout. Telle est à peu près ce qu’on pourrait appeler la métaphysique d’Anaxa— i gore.

La matière ; dans le système d’Anaxagore,

! n’est pas représentée par un principe unique ou par un seul élément qui sans cesse change de nature et de forme, comme l’eau dans la doc­trine de Thalès, l’air dans celle d’Anaximène, et le feu dans celle d’Héraclite ; il y voyait, au contraire, un nombre infini, non-seulement de parties très-distinctes les unes des autres, mais de principes véritablement différents, tous inal­térables, indestructibles, ayant toujours existé en même temps. Ces principes qui, par la va­riété infinie de leurs combinaisons, engendrent
  1. tous les corps, portent le nom ά homéoméries (όμοιυμέρειαι) ; ce qui ne veut pas dire qu’ils soient tous semblables ou de la même espèce ; mais il faut la réunion d’un certain nombre de : principes semblables, pour que nous puissions ! démêler dans les choses une propriété, une
  1. qualité, un caractère quelconque. La prépondé— j rance des principes d’une même espèce est la condition qui détermine la nature particulière de chaque être. En effet, les homéoméries étant | d’une petitesse infinie, leurs propriétés ne sont i pas appréciables pour nous, quand on les consi— i dère isolées les unes des autres et en petite \ quantité ; dans cet état, elles échappent entiè— ; rement à nos sens et n’existent qu’aux yeux de j la raison (Arist., de Cœlo, lib. III, c. m).

Parmi ces principes si variés, les uns devaient i concourir à la formation de la couleur ; les au— j très, de ce qu’on appelle, dans le langage des physiciens, la substance des corps. De la résulte que pour chaque couleur, comme pour chaque substance matérielle, par exemple pour l’or, pour l’argent, pour la chair ou le sang, il fallait admettre des parties constituantes d’une nature particulière. Mais tous les principes ayant été primitivement confondus, aucun d’eux ne peut exister entièrement pur, aucune couleur, aucune substance ne peut être sans mélange (Arist., Phys., lib. I, c. v).

Puisque c’est le besoin de remonter à une cause première de l’ordre et du mouvement qui a conduit Anaxagore à l’idée d’un principe spi­rituel, il fallait bien qu’il supposât un temps où les éléments physiques de l’univers étaient plon­gés dans un état complet de confusion et d’iner­tie : par conséquent, le monde a eu un com­mencement. Si cette opinion nous paraît en contradiction avec l’idée que nous nous formons, i d’après Anaxagore, de la cause intelligente, rien n’est plus conforme au rôle que ce philosophe a été forcé de laisser, et qu’il laisse en effet à la matière. Une simple conjecture de Simpli­cius ne peut donc pas nous donner le droit de penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux d’Anaxagore, est sans commencement. Nous ne voyons aucune raison de repousser le témoignage d’Aristote, qui affirme expressément le contraire ^t qui le répète à plusieurs reprises avec la plus entière certitude.

Si l’on veut se rendre compte de cet état pri­mitif deschoses, on n’a qu’à se rappeler que les homéoméries échappent à nos sens et qu’il en faut réunir un certain nombre de la même es­pèce pour qu’il en résulte une qualité distincte, ou un objet parfaitement déterminé et réel’. Par conséquent, tant qu’une puissance libre et intelligente n’a pas établi l’ordre, n’a pas sé­paré les éléments pour les classer ensuite selon leurs diverses natures, il n’y a encore ni formes, ni qualités, ni substances ; ou si toutes ces cho­ses existent pour la raison comme les homéomé­ries elles-mêmes, elles n’existent pas pour l’ex­périence, elles n’appartiennent pas encore au monde réel. C’est ce commencement des choses qu’Anaxagore voulait définir par le principe que tout est dans tout.

La confusion des éléments emporte avec elle l’idée d’inertie ; car, si les êtres en général, une fois organisés, une fois en jouissance de leurs propriétés, peuvent exercer les uns sur les autres une influence réciproque, et dispensent le physicien d’expliquer chaque phénomène par l’action du premier moteur, il n’en est pas ainsi quand toutes ces propriétés sont paralysées, in­sensibles, ou, comme dit Aristote, quand elles existent dans le domaine du possiule, non dans celui de la réalité. Mais ce n’est pas tout : aux yeux d’Anaxagore il n’y a pas même de place pour le mouvement, car le mélange de toutes choses, c’est l’infini. Or, dans le sein même de l’infini, il n’y a pas de vide, puisqu’il n’y a pas encore de séparation ; et dans tous les cas, le vide semblait à Anaxagore une hypothèse con­traire à l’expérience ; il s’appuyait sur ce fait dont il se faisait une arme contre la doctrine des atomes, que dans les outres vides et dans les clepsydres, on rencontre encore la résistance de l’air (Arist., Phys., lib. III, c. vi). Ainsi tout se touche, tous les éléments sont contigus.

Le mouvement n’est pas impossible en dehors de l’infini, où rien n’existe ni ne peut exister, pas même l’espace ; car, disait Anaxagore, l’in­fini est en soi ; il ne peut être contenu dans rien ; il faut donc qu’il reste où il se trouve. Nous connaissons l’ouvrier et les matériaux ; voyons maintenant comment s’est accomplie l’œuvre elle-même ; jetons un rapide coup d’œil sur la genèse d’Anaxagore.

tQuand l’activité de l’intelligence commença à s’exercer sur la masse inerte et confuse, elle ne fit pas naître sur-le-champ tous les êtres et tous les phénomènes dont se compose l’univers ; mais la génération des choses eut lieu successi­vement et par degrés, ou, comme Anaxagore s’exprimait lui-même, le mouvement se mani­festa d’abord dans une faible portion du tout, ensuite il en gagna une plus grande, et c’est ainsi qu’il s’étendit de plus en plus. Ce furent des mas » 3s encore très-confuses qui sortirent les premières de la confusion universelle. Le lourd, l’humide, le froid et l’obscur, mêlés ensemble, s’amassèrent dans cette partie de l’espace main­tenant occupée par la terre ; au contraire, le léger, le sec et le chaud se dirigèrent vers les régions supérieures, vers la place de l’éther. Après cette première séparation, se formèrent les corps généralement appelés les quatre élé­ments, mais qui, dans la pensée d’Anaxagore, ne sont que des mélanges où se rencontrent les principes les plus divers. De la partie inférieure, de la masse humide, pesante et froide, qu’il se représentait sous la forme des nuages ou d’une épaisse vapeur, Anaxagore fait d’abord sortir l’eau, de l’eau la terre, et de la terre se sépa­rent les pierres, formées d’éléments concentrés par le froid. Au-dessus de tous ces corps, dans

les régions les plus pures de l’espace, est l’é— ther, lequel, si nous en croyons Aristote [de Cœlo, lib. I, c. m ; Meteor., lit. II, c. vu), n’est pas autre chose que le feu. C’est l’éther qui, en pénétrant dans les cavités ou les pores de la terre, devient la cause des commotions qui l’ébran— lent/lorsque, se dirigeant par sa tendance na­turelle vers les régions supérieures, il trouve toutes les issues fermées. A la formation des éléments, nous voyons succéder celle des corps célestes, du soleil, de la lune et des étoiles. L’éther, par la force du mouvement circulaire qui lui est propre, enlève de la terre des masses pierreuses qui s’enflamment dans son sein et de­viennent des astres. Cette hypothèse, conservée dans le recueil du faux Plutarque et littérale­ment reproduite par Stobée, s’accorde à mer­veille avec l’opinion attribuée à Anaxagore, que le soleil est une pierre enflammée plus grande que le Péloponèse, et que le ciel tout entier, c’est-à-dire les corps célestes, sont composés de pierres (Diogène Laërce, liv. II, ch. vin etix). D’a­près un bruit populaire, il aurait prédit la chute d’une pierre que l’on montrait sur les bords de l’Égée, et que l’on disait détachée du soleil. Ne pourrait-on pas, sur cette tradition que Pline (liv. II, ch. lxviii) nous a conservée, fonder la conjecture très-probable qu’Anaxagore s’est oc­cupé des aérolithes, et que ces corps étranges lui ont suggéré sa théorie sur la nature du soleil et des autres corps célestes ? Les paroles suivantes de Diogène Laërce (liv. II, ch. xii et xiii ) sembleraient confirmer cette supposition : « Silène rapporte, dans la première partie de son Histoire, que, sous le gouvernement de Di— myle, une pierre lomba du ciel, et à cette oc­casion, ajoute le même auteur, Anaxagore en­seigna que tout le ciel est composé de pierres qui, maintenues ensemble par la rapidité du mouvement circulaire, se détachent aussitôt que ce mouvement se ralentit. » Ayant découvert que la lune est éclairée par le soleil, Anaxagore ne devait pas croire qu’elle fût embrasée comme les autres étoiles ; mais elle lui parut être une masse de terre, entièrement semblable à celle que nous occupons. Aussi disait-il qu’il y a dans la lune, comme ici-bas, des collines, des vallées et des habitants (Diogène Laërce, ubi supra). Il a été le premier, si nous en croyons Platon, qui ait trouvé la véritable cause des éclipses, et, substituant partout les phénomènes naturels aux fables mythologiques, il enseignait que la voie lactée est la lumière de certaines étoiles, deve­nue sensible pour nous quand la terre intercepte la lumière du soleil (Arist., Meteor., lib. I, c. viii). Toute cette partie de la doctrine d’Anaxa­gore, concernant les rapports qui existent entre le soleil et les autres corps célestes, a quelques droits à notre admiration ; mais il était loin de comprendre encore la rotation de la terre, qu’il se représentait comme immobile au centre du monde [de Cœlo, lib. I, c. xxxv). Les comètes lui semblaient une apparition simultanée de plusieurs planètes qui, dans leur marche, se sont tellement rapprochées, qu’elles paraissent se toucher [Meteor., lib. I, c. vi). Les corps cé­lestes une fois formés, nous voyons naître les plantes qui ne pouvaient exister auparavant, puisque le soleil en est appelé le père, comme la terre en est la mère et la nourrice (Arist., de Plant., lib. I, c. 11). Enfin, après les plantes, ou en même temps qu’elles, viennent les ani­maux, engendrés pour la première fois du li­mon de la terre échauffée par le soleil, et doués dans la suite de la faculté de se reproduire (Diogène Laërce, liv. II, ch. îx etx). Les animaux €tant venus les derniers, les éléments dont ils se composent sont aussi les plus simples ; car c’est en eux que la séparation des éléments physi­ques ou des homéoméries se trouve la plua avancée. Anaxagore, voulant démontrer cette théorie par l’expérience, invoquait en sa faveur le fait de la nutrition : quand nous considérons, disait-il^ les aliments qui servent à notre nour­riture, ils nous font l’effet d’être des substances simples, et cependant c’est d’eux que nous tirons notre sang, notre chair, nos os et les autres parties de notre corps (Plut., de Placit. philos., lib. I, c. ni).

Quand les animaux et les plantes sont sortis de l’épuration de tous les éléments, le principe intelligent vint, pour ainsi dire, mettre la der­nière main àson œuvre. Jusqu’alors l’axe du ciel passait par le milieu de la terre ; maintenant la terre est inclinée vers le sud, et les étoiles pre­nant. par rapport à nous, une autre place, il en résulta cette variété de température et de cli­mats sans laquelle plusieurs espe-.es de plantes et d’animaux étaient vouées à une destruction inévitable. Un tel changement, ajoutait notre philosophe, est au-dessus de toutes les forces physiques et ne peut s’expliquer que par une sage intervention de la cause intelligente. Mais, arrivé ainsi à son dernier période, ce monde, dans la gé­nération duquel l’éther ou le feu joue le principal rôle, doit aussi périr par le feu. Cependant il n’est pas certain qu’Anaxagore ait adopte cette opinion. Aristote [Phys., lib. I, c. v) lui attribue posi­tivement l’opinion contraire : le monde une fois formé, ses éléments ne doivent plus rentrer dans le chaos ; car la cause intelligente ne peut pas permettre le désordre, et une fois l’impulsion donnée à la matière, les principes confondus dans son sein doivent de plus en plus se dégager les uns des autres.

Il nous reste, pour avoir achevé l’exposition de la doctrine a’Anaxagore, à déterminer le prin­cipe logique sur lequel elle s’appuie. Quoi que l’on fasse, on est obligé ; sitôt qu’on émet un système, a’avoir une opinion arrêtée sur les sour­ces de la vérité et la légitimité de nos facul­tés. Anaxagore n’a probablement rien écrit sur ce sujet ; mais il nous est impossible de dou­ter qu’il ait reconnu la raison comme moyen d’arriver aux principes des choses ou à la vérité suprême. C’est uniquement sur la foi de la raison qu’il a pu admettre, à côté des éléments physi­ques, un principe immatériel et intelligent. Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est que même les éléments matériels, dans leur purete et leur simplicité, sont insaisissables pour nos sens ; notre raison seule peut les concevoir. Il ne pou­vait donc pas admettre, avec Démocrite ; que la vérité est seulement dans l’apparence ; il disait, au contraire, que nos sens nous trompent et qu’il ne faut pas les consulter toujours. Là est le véritable, le plus grand progrès dont on puisse lui faire nonneur. Quant à cette maxime que les choses sont pour nous ce que nous les croyons, il faut remarquer d’abord que la tradition seule l’a mise dans la bouche d’Anaxagore ; ensuite ne pourrait-elle pas s’appliquer au sentiment, et ne voudrait-elle pas dire que le bonheur des hommes et une grande partie de leurs misères dépendent beaucoup de leurs opinions ? Comprises dans un autre sens, ces paroles sont en contradiction ma­nifeste avec toutes les opinions que nous venons d’exposer.

Pour trouver l’origine du système d’Anaxagore, nous ne remonterons pas, comme l’abbé Le Bat— teux [Mém. de l’Acaa. des inscript.), jusqu’à la cosmogonie de Moïse ; nous ne la chercherons pas non plus, avec un savant de l’Allemagne, dans

  1. antique civilisation des mages. Nous ne croyons pas avoir besoin de sortir de la Grèce ni de l’école ionienne ; cette école se résume tout entière dans la doctrine que nous venons d’exposer. Mais Anaxagore ne s’est pas contenté de la résumer, il l’a conduite aux dernières limites qu’elle pût atteindre car elle avait commencé par la physique, elle ne cherchait autre chose que la nature, et il l’a agrandie, il l’a conduite aux portes de la métaphysique dont il entr’ouvrit même le sanctuaire. En effet, si nous ne savons pas ce qu’il a emprunté à son compatriote Hermotyme, au moins l’existence de celui-ci ne saurait être révoquée en doute, et quelques mots d’Aristote, les traditions fabuleuses répandues sur son compte, nous attestent suffisamment qu’il croyait à un principe spirituel (Arist., Metaph., lib. I, c. iii). Mais ce fait isolé a moins d’importance que les traditions plus sûres que nous avons conservées des philosophes ioniens. Ainsi que Ritter l’a démontre jusqu’à l’évidence, ils se divisent en deux classes les uns, comme Thalès, Anaximène et Héraclite, admettent un élément qui, en vertu d’une force interne et vivante, se développe sous les formes les plus variées et produit l’univers ; en un mot, ils expliquent la nature par un principe dynamique. Anaximandre, qui forme à lui seul toute une école admet, au contraire, que la matière est inaltérable de sa nature et qu’elle ne change de forme que par la position de ses éléments : de là une physique toute mécanique. Tous les éléments sont d’abord confondus dans une masse infinie ; puis en vertu du mouvement qui leur est propre, en vertu de certaines antipathies naturelles, ils se séparent peu à peu et se combinent de mille manières. Ces deux principes, réunis et nettement distingués l’un de l’autre, donnent pour résultat la philosophie d’Anaxagore. Comme Anaximandre, il reconnaît une masse confuse de tous les éléments et un nombre infini de principes inaltérables. Comme Anaximène, il admet une force vitale et interne, une puissance qui se développe par elle-même et en vertu de sa propre activité. Seulement cette puissance, nettement distinguée du principe matériel, devient une substance simple, intelligente, active, en un mot, spirituelle.

Anaxagore est le premier de tous les philosophes grecs qui ait écrit ses pensées. Mais ses ouvrages ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Il n’en reste que des lambeaux dans les œuvres d’Aristote, de Platon, de Cicéron, de Diogène Laërce ; dans les Commentaires de Simplicius sur la Physique d’Aristote dans le recueil de Stobée et le livre pseudonyme intitulé : de Placilis philosophorum. Ces fragments, que nous avons cités en grande partie ont été recueillis et soumis à la critique par les auteurs suivants Le Batteux, Conjectures sur le système des homéoméries, dans le tome XXV des Mémoires de l’Acad. des inscript. — Heinius, Dissertations sur Anaxagore, dans les tomes VIII et IX de l’Histoire de l’Académie royale des sciences et lettres de Prusse. — De Ramsay, Anaxagoras, ou Système gui prouve l’immortalité de l’âme, etc. in-8, la Haye 1778. — Ploucquet, Dissert, de dogmatibus Thaletis Milesii et Anaxagorce Clazomenii, in-8, Tubing., 1763. Carus sur Anaxagore de Clazomène, dans le Recueil de Fülleborn, 10e cahier ; le même, Dissertatio de cosmo-theologiœ Anaxagorœ fontibus, in-4, Leipzig, 1798. J. T. Hemsen, Anaxagoras Clazomenius, etc., in-8, Goëttingue, 1821. — H. Ritter, dans son Histoire de la philosophie ancienne, et son Histoire de la philosophie ionienne. E. Bersot, de Controversis quibusdam Anaxagoroe doctrinis, Parisiis, 1843, in-8. — Zévort, sur la Vie et la doctrine d’Anaxagore, Paris, 1844, in-8. E. Schaubach,


Anaxagorœ Clazomenii fragmenta, in-8, Leipzig, 1821. Mullachius, Fragmenta philosophorum grœcorum, gr. in-8, Paris, 1860. Ces deux derniers ouvrages sont les plus utiles à consulter parce qu’ils renferment tous les fragments relatifs à Anaxagore.

ANAXARQUE d’Abdère. Disciple de son compatriote Démocrite, suivant les uns ; de Métrodore de Chios ou de Diomène de Smyrne, suivant les autres. Il fut le maître de Pyrrhon et l’ami d’Alexandro le Grand, qu’il accompagnait dans ses expéditions. Il vécut, par conséquent, durant le ive siècle avant J. C. Zélé partisan de la philosophie de Démocrite, il en pratiquait la morale dans sa vie privée plus encore qu’il n’en goûtait la théorie ; c’est ce qui lui fit donner le surnom d’eudémoniste, c’est-à-dire partisan de la philosophie du bonheur (Diogène Laërce, liv. IX, ch. LX).

ANAXILAS ou ANAXILAÜS de LARYSSE [Anaxilaus Laryssoeus]. Pythagoricien du siècle d’Auguste, moins fameux pour ses opinions philosophiques que pour son habileté dans les arts de la magie ; il a traité lui-même ce sujet dans un écrit (Ηαίγνια, seu Ludicra) dont nous trouvons quelques échantillons chez Pline (Hist. nat., liv. XIX, ch. i liv. XXVIII, ch. ii ; liv. XXXV, ch. xv). Cette prétendue science attira sur lui une accusation qui l’obligea à fuir l’Italie, comme le rapporte Eusèbe dans sa Chronique.

ANAXIMANDRE. Ce philosophe naquit à Milet. L’époque de sa naissance paraît pouvoir être rapportée à la seconde année de la XLIIe olympiade, car Apollodore dit qu’il avait soixante-quatre ans la seconde année de la XVIIIe olympiade. Le même historien ajoute qu’il mourut peu de temps après.

Anaximandre, qui avait été le disciple et l’ami de Thalès, Θαλητος κοινότης, se livra comme lui aux études astronomiques. Le témoignage d’Eusèbe en fait foi, et ce témoignage se trouve confirmé par celui de Favorinus dans Diogène Laërce. Voici quelles étaient en cette matière les opinions d’Anaximandre : La terre est de figure sphérique, et elle occupe le centre de l’univers. La lune n’est pas lumineuse par elle-même, mais c’est du soleil qu’elle emprunte sa lumière. Le soleil égale la terre en grosseur, et il est composé d’un feu très pur. Diogène, sur l’autorité de Favorinus, ajoute qu’Anaximandre avait inventé le cadran solaire ; que, de plus, il avait fait des instruments pour marquer les solstices et les équinoxes ; que, le premier, il avait décrit la circonférence de la terre et de la mer, et construit la sphère. Il est probable que la plupart de ces travaux astronomiques et géographiques ne furent que de simples essais, car on les retrouve, plus tard, attribués également à Anaximène. Les découvertes d’Anaximandre ne furent, selon toute vraisemblance, que des tâtonnements scientifiques, des tentatives incomplètes, qui, de la main de ses successeurs dans l’école ionienne, durent recevoir et reçurent en effet des perfectionnements.

Les travaux astronomiques et géographiques d’Anaximandre n’étaient, au reste, qu’un appendice à sa cosmogonie, et rentraient ainsi dans un système général de philosophie qui avait pour objet l’explication de l’origine et de la formation des choses. Thalès avait le premier tenté cette explication, et l’eau lui avait paru être l’élément primordial et générateur : « Car il avait remarqué (Arist., Metaph., liv. I, c. III) que l’humide est le principe de tous les êtres, et que les germes de toutes choses sont naturellement humides. » Anaximandre vint modifier considérablement la solution apportée par son devancier et son maître au problème cosmogonique. Non seulement il refusa à l’eau le titre d’élément générateur, mais il ne reconnut comme tel aucun des éléments qui, de son temps ou après lui, furent admis à ce rang par d’autres ioniens. Pour Anaximandre, le principe des choses n’est ni l’eau, ni la terre, ni l’air, ni le feu, soit pris isolement, comme le veulent Thalès, Phérécyde, Anaximène, Heraclite, soit pris collectivement, comme l’entendit le sicilien Empédocle. Ce principe, pour Anaximandre, c’est l’infini, αρχην και στοιχειον το απειρον. Maintenant, qu’entendait Anaximandre par l’infini ? Voulait-il parler de l’eau, de l’air ou de quelque autre chose ? C’est un point que, d’après Diogène, il laissa sans détermination précise. Toutefois, Aristote (Metaph., liv. XII, c. II) essaye de rendre compte de l’infini d’Anaximandre, en disant que c’est une sorte de chaos primitif, et c’est en ce même sens aussi que saint Augustin, dans un passage de sa Cité de Dieu (liv. VIII, ch. II), interprète la donnée fondamentale du système d’Anaximandre.

Thalès avait ouvert en Grèce la série des philosophes dont le système cosmogonique devait reposer sur un principe unique, admis comme élément primordial, et donnant naissance, par ses développements ultérieurs, à l’univers. Dans cette voie marchèrent Phérécyde, Anaximène, Diogène d’Apollonie, Héraclite. Anaximandre, au contraire, vint poser la base de ce système cosmogonique que devait un jour, sauf quelques modifications, reproduire et développer Anaxagore, et qui consiste à expliquer la formation des choses par l’existence complexe et simultanée de principes contemporains les uns des autres, et confondus primitivement dans le chaos.

Tel est le point de départ de la cosmogonie d’Anaximandre. Mais comment cette conclusion primitive fit-elle place à l’harmonie ? Comment Anaximandre explique-t-il le passage du chaos à l’ordre actuel de l’univers ?

Il tire cette explication du double caractère qu’il prête à l’infini, immuable quant au fond, mais variable quant à ses parties. Or, en vertu de cette dernière propriété, une série de modifications ont lieu, non dans la constitution intime des principes, qui, pris chacun en soi, furent dans l’origine ce qu’ils devaient être toujours, mais dans leur juxtaposition, dans leur combinaison, dans leurs rapports. Un dégagement s’opéra, grâce au mouvement éternel, attribut essentiel du chaos primitif, et ce dégagement amena, comme résultats graduellement obtenus, la séparation des contraires et l’agrégation des éléments de nature similaire. C’est ainsi que toutes choses furent formées. Toutefois, cette formation ne s’opéra pas instantanément : elle fut successive, et ce ne fut que par une série de transformations que les animaux, et notamment l’homme, arrivèrent à revêtir leur forme actuelle.

La cosmogonie d’Anaximandre constitue une sorte de panthéisme matérialiste. Eusèbe et Plutarque lui reprochent d’avoir omis la cause efficiente. C’était à Anaxagore qu’il était réservé de concevoir philosophiquement un être distinct de la matière et supérieur à elle, une intelligence motrice et ordonnatrice.

Les documents relatifs à la philosophie d’Anaximandre se rencontrent en assez grand nombre dans Diogène Laërce (liv. II, ch. I), dans Aristote (Phys., liv. I, ch. IV, et liv. III, ch. IV et VII), dans Simplicius (Comment. in Phys. Aristot., f° 6, et de Cœlo, f° 161). Il existe en outre des écrits particuliers sur cette philosophie : 1° Recherches sur Anaximandre, par l’abbé de Canaye, dans le tome X des Mémoires de l’Acad. des inscript. ; 2° Dissertation sur la philosophie d’Anaximandre, par Schleiermacher, dans les Mémoires de l’Acad. royale des sciences de Berlin ; 3° Histoire de la Philosophie ionienne (Introd., et notamment le chapitre sur Anaximandre), par C. Mallet, in-8, Paris, 1842. On peut consulter encore les histoires générales de la philosophie de Tennemann, Tiedemann, Brucker, et notamment Ritter (Hist. de la Phil. ionienne), ainsi que Bouterweck (de Primis philosophorum græcorum decretis), dans les Mémoires de la Société de Goëttingue, t. II, 1811.

X.

ANAXIMÈNE. La ville de Milet, qui déjà avait vu naître Thalès et Anaximandre, fut la patrie de ce philosophe. D’après les calculs les plus probables, Anaximène a dû vivre entre la LVIe et la LXX. olympiade (environ de 550 à 500 ans avant J. C.). Diogène Laërce lui donne pour maîtres Anaximandre et Parménide.

Les prédécesseurs de ce philosophe dans l’école ionienne, Thalès, Phérecyde, Anaximandre, avaient été physiciens et astronomes. Anaximène continua leurs travaux. On lui attribue d’avoir enseigné la solidité des cieux, et leur mouvement autour de la terre supportée par l’air. Dans l’origine de la science astronomique, il dut en effet paraître assez naturel de penser que le ciel était une voûte sphérique et solide à laquelle étaient fixés les astres, qu’un mouvement diurne entraînait d’orient en occident. Anaximène paraît aussi avoir perfectionné l’usage des cadrans solaires, inventés par Anaximandre.

Le système cosmogonique d’Anaximène s’écarta de celui d’Anaximandre pour se rapprocher de celui de Thalès. Ce n’est pas, toutefois, qu’il soit complétement semblable à ce dernier il y a entre eux cette différence, que l’un admet l’eau pour premier principe, et l’autre l’air. Mais il est à remarquer qu’Anaximène abandonna l’hypothèse de l’infini, adoptée par Anaximandre, pour se ranger avec Thalès à la doctrine d’un élément unique, considéré comme élément générateur. Cet élément, c’est l’air, auquel Anaximène assigna pour attributs fondamentaux l’immensité, l’infinité et le mouvement éternel Anaximenes aera Deum statuit, esseque immensum et infinitum, et semper in motu (Cic. de Nat. Deor., lib. I, c. x). En vertu de son infinité, l’air est tout ce qui existe et peut exister ; il remplit l’immensité de l’espace ; il exclut tout être étranger à lui. En vertu de son mouvement éternel et nécessaire, l’air subit une série de dilatations et de condensations, qui produisent, d’un côté, le feu, de l’autre, la terre et l’eau, lesquelles, à leur tour, donnent naissance à tout le reste : Anaximenes infinitum aera dixit, a quo omnia gignerentur. Gigni autem tenant, aqzaam, ignem, tum ex his omnia (Cic., Quœst. acad. lib. II, c. iii). Toutefois il faut se garder d’envisager la production du feu, de l’eau et de la terre, comme une transformation de la substance primitive en substances hétérogènes. Dans le système d’Anaximène, la substance primordiale ne s’altère pas à ce point et lorsque, par l’effet de la dilatation ou de la condensation, elle donne naissance au feu, à l’eau, à la terre, on ne doit voir là autre chose qu’un changement de formes, la substance demeurant une et identique et cette substance, c’est l’air, principe d’où tout émane, et où tout retourne.

Le progrès de la philosophie devait un jour conduire le plus célèbre des Ioniens Anaxagore, à reconnaître deux principes éternels la cause matérielle, ύλη, et la cause intelligente, νούζ. Anaximène, ainsi que son prédécesseur Anaximandre n’admet ostensiblement que le premier de ces deux principes. Est-ce à dire qu’il rejeta formellement le second ? Non, assurément. Ce qu’on peut avancer avec le plus de certitude, c’est que ce second principe ne joue aucun rôle dans son système. Ainsi, dans la cosmogonie d’Anaxi­mène, les modifications successives que subit la substance primordiale, en vertu de la condensa­tion et de la dilatation, s’effectuent fatalement, et en l’absence de toute cause providentielle, at­tendu que cette dilatation et cette condensation, d’où résultent toutes ces modifications, sont elles— mêmes la conséquence nécessaire d’un mouve­ment inhérent de toute éternité à l’élément gé­nérateur.

Indépendamment des histoires générales de la philosophie, on peut consulter Tiedemann, Pre­miers philosophes delà Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.). — BouterweJc, de Primis philosophiae grœcæ decretis physicis, dans les Mémoires de la Société de Goëttingue, 1811. — S.hmidt, Dis­sertatio de Anaximensis Psychologia, Iéna, 1689. — C. Mallet, Histoire de la Philos, ion., art. Anaximène, in-8, Paris, 1842. — Voy. en­core : Diogène Laërce, liv. II, ch. ir. — Aristote, Metaphys., lib. I, c. ni. — Simplicius, in Physic. Aristot., fus 6 et 9. — Cic., Acad. quœst., lib. II, c. xxxvii. — Plutarch., de Placit. philos., lib. I, c. m. — Stob., Eclog., lib. I. — Sextus Empiricus, Hypoth. Pyrrh., lib. III, c. xxx ; Adv.Mathem., lib. VII et IX.X.

ANCILLON (Jean-Pierre-Frédéric), né en 1766, à Berlin, appartient à une famille de pro­testants français établis en Prusse depuis la révo­cation de l’édit de Nantes. Son père, ministre, prédicateur et théologien distingué, a laissé quel­ques écrits philosophiques. Frédéric Ancillon fut d’abord ministre protestant, puis professeur à l’Académie militaire, membre de l’Académie des sciences de Berlin, conseiller d’État, secré­taire d’ambassade, et enfin ministre des affaires étrangères du roi de Prusse. Sans parler de plu­sieurs traités théologiques, il a composé des ou­vrages sur la politique et sur l’histoire, dont le plus remarquable est son Tableau des révolutions du système politique de VEurope depuis le quin­zième siècle. Quant à ses publications philo­sophiques, sans annoncer μη penseur original et profond, elles assurent à l’auteur une place dis­tinguée dans la réaction spiritualiste qui a mar­que le commencement du xixe siècle. Elles ont contribué à faire valoir et à propager des idées saines, élevées, et à ramener les esprits à des opinions sages et modérées en philosophie, en littérature et en politique. L’idée dominante qui fait le fond de tous ses écrits, est celle d’un milieu à garder entre les extrêmes. Ce principe, excellent comme maxime de sens commun à cause de l’esprit de sage modération et de conci­liation qu’il recommande, a le défaut d’être vague et indéterminé comme formule philosophique, et de ne pouvoir s’énoncer d’une manière plus pré­cise sans devenir lui-même exclusif, absolu, étroit. Il est d’ailleurs emprunté à un ordre d’idées qui ne peut s’appliquer aux choses morales et à la philosophie : dès qu’on le prend à la lettre, il se résout dans un principe mathématique. Cette idée d’un milieu entre les contraires est fort ancienne. Aristote, comme on sait, faisait con­sister aussi la vertu dans un milieu entre deux extrêmes, et, avant lui, Pythagore, appliquant au monde moral les lois mathématiques, défi­nissait la vertu un nombre carré, et la justice une proportion géométrique. M. Ancillon n’a sans doute pas voulu donner à son principe la rigueur d’une formule mathématique ; mais alors que signifie ce principe ? On conçoit que l’on prenne le milieu d’une ligne, que l’on dé­termine le centre d’un cercle, que l’on établisse une proportion entre deux quantités ; mais quel est le juste milieu entre deux opinions contra­dictoires, entre le oui et le non, entre deux sys­tèmes dont l’un nie ce que l’autre affirme, par exemple, entre le matérialisme et le spiritua­lisme, l’athéisme et le théisme, le fatalisme, et le libre arbitre ? C’est, direz-vous, d’admettre à la fois l’esprit et· la matière, le monde et Dieu, la liberté et la nécessité. Sans doute, le sens commun peut se contenter de cette réponse ; il n’est pas obligé de mettre d’accord les systèmes et de résoudre les difficultés qui naissent de l’a­doption des contraires ; mais elle ne saurait sa­tisfaire la philosophie, dont le but est préci­sément de chercher le rapport entre des termes opposés : on n’est philosophe qu’à cette con­dition. Le panthéisme, le matérialisme et le scepticisme ne sont arrivés à des conséquences extrêmes, que parce qu’ils ont voulu expliquer l’existence simultanée de l’infini et du fini, de la matière et de l’esprit, de la vérité et de l’er­reur. Ne pouvant parvenir à concilier les deux termes, ils ont sacrifié l’un à l’autre. Il est donc évident qu’il ne suffit pas de prendre un milieu entre la matière et l’esprit, ce qui n’est rien du tout, ou ressemblerait tout au plus à la fiction du médiateur plastique ; il faut montrer comment, l’esprit étant, la matière peut exister, et comment ils agissent l’un sur l’autre en conservant leurs attributs respectifs. Il en est de même du fini et de l’infini, de la liberté dans son rapport avec Dieu et la prescience divine. Le seul moyen de se placer entre les systèmes qui ont cherché à ré­soudre ces grandes questions, c’est de proposer une solution nouvelle et supérieure. Le rôle de média­teur n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire d’après M. Ancillon ; il impose des conditions que les plus grands génies, Leibniz entre autres, n’ont pu remplir. Quoi qu’il en soit, la doctrine d’un milieu entre les systèmes opposés n’offre aucun sens véritablement philosophique ; ellf n’explique rien, ne résout rien ; elle laisse toutes les questions au point de vue où elle les trouve. Elle n’est vraie qu’autant qu’elle se borne à re­commander la modération, l’impartialité, qu’elle invite à se mettre en garde contre l’exagération. Elle suppose d’ailleurs une condition essentielle, la connaissance approfondie des opinions et des doctrines que l’on cherche à concilier. Or, M. An­cillon n’a pas étudié à fond les systèmes de l’an­tiquité ; on peut s’en convaincre par la manière dont il juge Platon, et les autres philosophes grecs. Il est plus familiarisé avec les travaux de la philosophie moderne. Cependant l’exposition qu’il fait des grands systèmes qui marquent son développement, est faible et superficielle. Sa cri­tique est étroite et ses conclusions sans portée. Il ne sait pas se placer à la hauteur des théories qu’il a la prétention de juger. Tout ce qu’il a écrit en particulier sur la philosophie allemande, sur Kant, Fichte, Schelling, atteste cette insuffi­sance. Parmi les philosophes allemands, sa place est marquée dans l’école de Jacobi. Il adopte, comme lui, le principe du sentiment, et il fait de la foi la base de la certitude ; mais il appartient plutôt à l’école française éclectique et psycholo­gique : son principe du milieu est une base un peu étroite de l’éclectisme ; il donne pour point de départ à-la philosophie l’analyse du moi, et ramène tout aux faits primitifs de la pensée, comme constituant les véritables principes. 11 possède à un degré assez éminent le sens psy­chologique, et c’est là ce qui fait le principal mérite de ses écrits. Il a développé dans un style clair, précis, qui ne manque ni de force ni d’élo­quence, des points intéressants de psychologie, de morale, d’esthétique et de politique. — Ses principaux ouvrages philosophiques sont les sui­

vants : Mélanges de littèraVure el de philosophie,

  1. vol. in-8, Paris, 2e édit., 1809 ; — Essais )>hi— losophiques, ou Nouveaux mélanges de littéra­ture et de philosophie, 2 vol. in-8, Genève et Paris. 1817 ; — Nouveaux essais de politique el de philosophie, 2 vol. in-8, Paris, 1824 ; — du Médiateur entre les extrêmes : lrc partie. Histoire el Politique, in-8, Berlin, 1828 ; 2epartie, Phi­losophie et Poésie, in-8, Berlin, 1831. Ch. B.

ANDALA (Ruard), né dans la Frise en 1665 ; et mort en 1727. Comme penseur, il est sans origi­nalité, et n’a aucune valeur dans l’histoire de la science ; mais il fut un des plus zélés défenseurs et des interprètes les plus éclairés de la philoso­phie cartésienne, qu’il essaya d’appliquer à la théologie. Voici les titres de ses principaux écrits : Exercitationes academicœ in philos, primam et naturalem, in quibus philos. Cartesii explicatur, confirmatur et vindicatur, in-4, Franeker, 1709.

  • Syntagma theologico —physico-methaphysi— cum, in-4, ibid., 1710. — Cartesius verus Spi— nozismi eversor et physicæ experimcntalis ar­chitectus, in-4, ibid., 1719. C’est la réfutation de l’ouvrage de Regius qui a pour titre : Cartesius verus Spinozismi architectus. — Andala est éga­lement l’auteur d’une Appréciation de la morale de Geulinx (Examen Elhicæ Geulinxii, in-4, 1716).

ANDRÉ (Yves-Marie) naquit à Châteaulin, en Basse Bretagne, le 22 mai 1675. Il fit ses études, y compris sa philosophie, à Quimper, avec un grand succès. Sa pieté naturelle, encore déve­loppée par les exemples de sa famille et un pen­chant décidé pour la retraite et les travaux de l’esprit, lui inspirèrent à dix-huit ans le désir de se vouer à la vie monastique. Il entra donc en 1693 chez les Jésuites, malgré les sages avertis­sements de quelques amis qui, connaissant son caractère et l’esprit de la célèbre compagnie, semblaient prévoir l’avenir. En effet, à peine eut— il pris l’habit religieux que commence la série des malheurs et des persécutions dont fut rem­plie la première partie de sa longue vie. Selon l’expression de M. Cousin, André s’était égaré chez les Jesuites. Son esprit était trop indépen­dant, son caractère trop ferme pour se plier à toutes les exigences de la Société. Enfin il est ordonné prêtre au commencement de 1706. C’est durant son séjour à Paris qu’il rencontra Male— branche, qui lui révéla la philosophie de Des­cartes comme le Traité de l’homme la lui avait révélée à lui-même. Dès lors André devint le plus sincère adepte de cette philosophie et le plus chaud ami de Malebranche. Les Jésuites, qui pro­clamaient le cartésianisme une doctrine aussi absurde qu’impie, aussi contraire à la foi qu’à la raison, éloignèrent au plus vite le jeune prêtre de Paris et de son illustre ami, et l’en­voyèrent pour y terminer sa théologie à la Flèche, malgré ses plaintes et ses réclamations portées hautement jusqu’à Rome auprès du Père géné­ral. De la Flèche, transporté à Rouen pour y achever son noviciat, puis au collège d’Hesdin, où il est chargé d’une basse classe, averti, amendé ou supposé tel, on lui confie enfin en 1709 la chaire de philosophie du collège d’Amiens, où l’on reconnut dans son enseignement l’influence de la doctrine de Malebranche, mais assez voilée pour qu’on se contentât d’exiger du professeur un écrit où il s’engageait à se prononcer à l’a­venir pour les doctrines de la Compagnie. On lui fit cependant quitter encore la chaire de phi­losophie d’Amiens pour celle de Rouen, dans la­quelle son enseignement parut d’abord si satis­faisant qu’on l’admit, en récompense, à la der­nière profession, qui le faisait décidément Jé­suite. Mais le cartésienne tarda pas à se montrer de nouveau, condamné à se rétracter publique­ment, il se soumit, mais la douleur dans l’âme. On fit du professeur incorrigible un père spi­rituel, que l’on envoya à Alençon en 1713. Un nouveau sujet d’épreuves l’y attendait. 11 con­damnait bien avec sa compagnie les cinq pro­positions déclarées hérétiques par la bulle uni­genitus, mais il ne pouvait ni approuver ni répéter les invectives et les calomnies dont les Jésuites accablaient les Jansénistes. Sa modé­ration parut de la froideur et sa charité une hostilité déguisée. Envoyé d’Alençon à Arras, d’Arras à Amiens, il est accusé dans cette ville d’être l’auteur d’une violente brochure contre les Jésuites. On fouille ses papiers et scs livres ; alors se révèle aux yeux de la compagnie indi­gnée le grand crime dont le révérend Père était bien réellement coupable. Une vie de Male— bran he, où le cartésianisme était donné comme la seule philosophie raisonnable et chrétienne, où les doctrines du corps, sa morale pratique, son personnel enfin étaient sévèrement jugés, se trouve, presque achevée, au nombre des ouvra­ges à la composition desquels le P. André con­sacrait ses loisirs. On ne peut plus s’y mépren­dre, c’est un faux frère ; c’est un serpent que la So iété porte dans son sein et qu’il est temps d’écraser. On le livre donc, sous un prétexte quelconque, à la justice du siècle, et il est, comme un criminel, enfermé à la Bastille. Là, à ce qu’il paraît, le cœur lui manqua. Effrayé de l’avenir dont il se voyait menacé, songeant sans doute à cet abbé Blache que des causes analogues avaient amené quelques années auparavant entre ces mêmes murs où il venait de mourir, il con­fesse ses torts et en demande parcîon à ses su­périeurs et à toute la compagnie dans une lettre qui attendrit probablement ses juges, car on le retrouve bientôt à Amiens, où il reprend ses fonc­tions un moment interrompues. D’Amiens enfin on l’envoie àCaen, en 1726, où il est chargé de la mathématique, comme on disait alors.

Là se fixe sa vie errante, et s’arrêtent les per­sécutions dont il avait été l’objet. Dans cette ville de calme et de silence, le P. André passe les trente-huit années qui lui restent, estimé de tous les personnages influents dont la haute so­ciété se compose. Son évêque, M. de Luynes, s’engige à le défendre envers et contre tous ; et le souvenir de la Bastille contient dans les limi tes qu’il s’est lui-même posées, et son cartésianisme et l’audace de ses jugements. Admis à l’Académie des sciences, arts et belles-lettres, il en devient un des membres les plus laborieux. Quelques-uns des écrits qu’il rédige pour ses séances répan­dent au loin sa réputation. Aussi tous les hommes de quelque valeur qui traversent la ville vien­nent lui rendre visite. On lui écrit de toutes parts pour prendre son avis sur différentes ques­tions de théologie, de littérature ou de science ; et si parmi les correspondants dont sa jeunesse dut être aussi heureuse que fière nous trouvons Malebranche, au nombre de ceux dont sa vieil­lesse s’honore nous comptons Fontenelle. Ce ne fut qu’en 1759, à quatre-vingt-quatre ans, que le courageux vieillard auquel ses supérieurs avaient souvent offert sa retraite, consentit enfin à quit­ter son enseignement et à prendre le repos que réclamait son grand âge. Lorsqu’en 1762 la compagnie de Jésus commença à se dissoudre ; le collège qu’elle dirigeait à Caen ayant été fermé, le P. André se retira, sur sa demande, chez les chanoines de l’Hôtel-Dieu, qui l’accueil­lirent avec respect, et le parlement de Rouen subvint généreusement à tous ses besoins. Il y mourut dans sa quatre-vingt-neuvième année* le 26 février 1764.Le P André a beaucoup écrit. L’Essai sur le, Beau, qui a paru pour la première fois en 1741, se compose de huit discours, lus à l’Aca— démie de Caen. On y remarque une foule de pensées agréables et ingénieuses. Le P. André distingue trois sortes de beau : l°im beau essen­tiel et indépendant de toute institution, même divine ; 2° un beau naturel et indépendant de l’opinion des hommes, mais d’institution divine ; 3° un beau d’institution humaine, jusqu’à un certain point arbitraire. Il étudie successive­ment ces trois espèces de beauté dans le beau sensible ou le beau considéré dans les corps, et dans le beau intelligible ou le beau considéré dans les esprits ; dans le beau sensible qui est ou visible ou musical ; dans le beau intelligible qui est moral ou spirituel. L’idée du beau, sous tou­tes ses formes, se réduit à peu près pour le P. André aux idées d’ordre et d’unité.

Vient ensuite le Traité de l’homme, c’est-à— dire une suite de discours sur les principales fonctions du corps, sur les divers attributs de l’âme, et sur l’union de l’âme et du corps. On y reconnaît l’influence de la philosophie de Des­cartes et de Malebranche. Outre ces deux ouvra­ges, le P. André a laissé beaucoup de manuscrits, dont la bibliothèque publique de Caen possède maintenant la plus grande et probablement la meilleure partie. On y remarque un traité de métaphysique (Metaphysica sive Theologia na­turalis, grand in-folio de 128 pages) ; un traité de physique (Pliysiea, grand in-4 de 155 pages), et un volume in-4 de 464 pages, contenant de longs extraits de Descartes et de Malebranche, avec ses observations en marge. Son plus im­portant travail est très-probablement cette Vie de Malebranche ; prêtre de l’Oratoire, avec l’his­toire et l’abrége de ses ouvrages, dont nous ne connaissons encore que le titre et la première phrase : Depuis qu’il y a des hommes, on a tou­jours philosophé.

Le P. André, tout en professant le plus grand respect pour Platon et saint Augustin, avait ce­pendant une préférence marquée pour Descartes et Malebranche : « Hors de Malebranche et de Descartes, disait-il, en philosophie, point de sa­lut ! »

Son Cours de philosophie comprenait : 1° la lo­gique ; 2° la morale ; 3° la métaphysique ; 4° la physique.

Sa Logique nous est complètement inconnue ; nous savons seulement de lui-même qu’elle n’é­tait qu’un recueil des règles du bon sens, ou se trouvaient entremêlées des questions choisies el faciles pour exercer l’intelligence des enfants et leur apprendre à faire une juste application des règles qui leur auraient été proposées. Il mépri­sait profondément cette logicaillerie in abstracto et in concreto, et ce jargon scolastique, sans méthode, sans goût, dont l’enseignement public faisait encore usage.

Sa Morale devait être comme une logique du cœur. Quelques mots recueillis de sa bouche ou détachés de ses livres nous montrent assez quel­les étaient en cette matière l’élévation et l’indé­pendance de son esprit. « J’ai pris, disait-il, pour règles de mes actions ces deux passages de l’Écriture : « Omnia propter semetipsum opera­tus est Dominus ; » Dieu m’a donné une âme, je dois donc l’employer pour sa gloire. « Uni­cuique mandavit Deus de proximo suo ; » qui n’est bon qu’à soi, n’est bon à rien. « Je ne me souviens pas du bien que j’ai fait aux autres ; je me souviens seulement du bien que les au­tres m’ont fait. ·> Dans son premier Discours sur l’amour désintéressé, il distingue nettement l’amour de l’honnête qui nous dit comme à des braves : Suivez-moi, c’est le devoir qui vous ap­pelle ; et l’amour du bien délectable, qui nous crie comme à des troupes mercenaires : Suives— moi, je vous payerai comptant.

Sa métaphysique se divise en trois sections : la première traite des principes de la connais­sance ; la deuxième, de Dieu ; la troisième, de l’âme : le tout d’après saint Augustin, et en vue des vérités chrétiennes que l’enseignement gé­néral lui semblait trop oublier. Cette métaphysi­que n’est guère qu’un compromis entre le sys­tème de Malebranche et le péripatétisme des Jésuites. L’auteur y prie ses lecteurs de ne pas l’accuser malicieusement de cartésianisme, au moment même où, malgré ses dénégations, il est le plus évidemment cartésien. On comprend que sans la surveillance de ses supérieurs, il lui était impossible de ne pas prendre cette précaution

Nous ne citerons de sa Physique que le para­graphe qui la termine : « Voilà tout ce que j’a­vais à dire, ou plutôt tout ce qu’il m’était permis de dire sur la philosophie. S’il y a ici quelque vérité, qu’on la rapporte à la source et au prin­cipe suprême d’où toute vie émane ; si on y trouve parfois le faux mêlé au vrai, l’absurde au probable, l’incertain au certain, qu’on impute ce mélange en partie à ma faiblesse, en partie aussi aux nécessités de mon enseignement… Que si quelqu’un n ? e demandait pourquoi cette philo­sophie, qui devait être toute chrétienne, n’a pas toujours évité, ainsi que le lui prescrivait l’Apô— tre, les questions ridicules, qu’il veuille bien, je l’en prie, faire lui-même la réponse. Je ne voulais qu’une chose, en écrivant ce livre : mon­trer qu’il n’est pas une partie de la philosophie qui ne puisse être chrétiennement traitée par un philosophe chrétien ; mais remplir ce cadre, c’est ce que je laisse à des gens plus heureux et plus habiles. »

Voici la liste des ouvrages du P. André, tant imprimés que manuscrits : 1° les Œuvres du Père André, publiées par l’abbé Guyot, 4 vol. in-12, Paris, 1766 ; 2° les Œuvres du Père An­dré, de la compagn e de Jésus, avec notes et introduction, par M. Victor Cousin, un fort vol. in-12, Paris, 1843 ; 3° ses manuscrits conservés à la bibliothèque de Caen ; 4° deux recueils ma­nuscrits d’un de ses élèves, M. de Quens, le Re­cueil Mézeray et le Recueil J., conservé dans la même bibliothèque ; 5“ le Père André, ou Docu­ments inédits sur l’histoire philosophique ; reli­gieuse et littéraire du xviii0 siècle, publies par MM. A. Charma et G. Mancel, 2 vol. in-12, Caen, 1843 et 1844.

ANDRONICUS de Rhodes, ainsi appelé du nom de sa patrie, naquit à peu près cinquante ans avant l’ère chrétienne, et passa à Rome la plus grande partie de sa vie, consacrée à l’ensei— gnementdelaphilosophie péripatéticienne. Il jouit d’une grande célébrité, non pas comme philoso­phe, mais comme éditeur des ouvrages d’Aris­tote, et dont la plupart jusqu’alors étaient très-peu connus. Cependant il ne faudrait pas croire, sur la parole de Strabon (liv. XIII, ch. dcviii), qu’ils ne le fussent pas du tout ; il est à peu près cer­tain, au contraire, que la bibliothèque d’Apelli— con, où Sylla avait trouvé les ouvrages du Sta­girite, ne les renfermait pas seule, et qu’il en existait aussi plusieurs copies à la bibliothèque d’Alexandrie. Voici, d’après les recherches les plus récentes, à quoi se réduisent sur ce sujet les travaux d’Andronicus : 1° il livra à la publicité, avec des tables et des index de sa composition, les manuscrits qui lui furent communiqués des deux philosophes grecs ; 2° il classa tous les écrits d’Aristote et de Théophraste par ordre de matières. les distribuant en divers traités (πραγματείαι) et réunissant en un seul corps divers morceaux dé­tachés sur un même sujet ; outre cet arrange­ment général, il chercha à déterminer l’ordre et la constitution de chaque ouvrage en particu­lier ; 3° il exposa les résultats de son travail dans chaque ouvrage en divers livres, où il traitait, en général, de la vie d’Aristote et de Théophraste, ainsi que de l’ordre et de l’authen— ticite de leurs écrits. C’est là sans doute qu’il faisait connaître les raisons pour lesquelles il rejetait, comme non authentiques, le livre de l’interprétation et l’appendice des catégories, désigné chez les Latins sous le nom de Post prœdicamenta. Mais la première de ces deux assertions a été victorieusement combattue par Alexandre d’Aphrodise, et la seconde par Por­phyre (Boeth., in. lib. de Intcrpret.). Andronicus a aussi publié deux commentaires, l’un sur la Physique, l’autre sur les Catégories d’Aristote, et un livre sur la Division que Plotin estimait beaucoup. Tous ces ouvrages sont aujourd’hui perdus, et il serait même difficile de restituer en entier l’ordre dans lequel il a divisé les écrits d’Aristote. C’est à tort qu’on a voulu lui attribuer un traité des passions (περί Παθών), imprimé à Augsbourg en 1594, et une paraphrase sur la mo­rale à Nicomaque, publiée avec la traduction latine à Leyde en 1617, et à Cambridge en 1679. Voyez, pour les travaux d’Andronicus sur Aris­tote, Stahr, Aristotelia, deuxième partie, p. 222 et seq. — Brandis, dans le Musée du Rhin (en ail.), t. I. — Ravaisson, Essai sur la Métaphy­sique d’Aristote, in-8, Paris, 1837, liv. I, cil. n.

  • Buhle, édit. d’Arist., 5 vol. in-8, Deux-Ponts, 1791, t. I.

ANÉPONYME (Georges), philosophe grec du xme siècle, connu par ses Commentaires sur Aris­tote, et principalement par celui qui traite de l’Organum. Il a pour titre : Compendium philo­sophice, sive Organi Aristotelis, græc. et lat., édit. Joh. Wegelin, in-8, Augsbourg, 1600.

ANGELUS SILESIUS, poëte-philosophé, né en 1624 à Glatz ou à Breslau, et mort dans cette dernière ville en 1677. Ce nom, sous lequel il a acquis en Allemagne une certaine célébrité, n’est qu’un nom, d’emprunt, car il s’appelait Jean Scheffler. Elevé dans le protestantisme, et d’a­bord médecin du duc de Wurtemberg, il se con­vertit à la foi catholique, entra dans les ordres et lut nommé conseiller (le l’évêque de Breslau. Dès sa plus tendre jeunesse il s’était nourri des œuvres de Tauler, de Bœhm et de quelques autres mystiques dont il adopta les opinions en les portant, au moins sous le rapport métaphysi­que. à leurs dernières conséquences. Son système, ou plutôt sa foi, comme celle de tous les hommes de la même école, lorsqu’ils sont d’accord avec eux-mêmes, est un vrai panthéisme fondé sur le sentiment ou sur l’amour. Il pensait que Dieu, dont l’essence est tout amour, ne peut rien aimer ui soit au-dessus de lui-même. Mais cet amour e Dieu pour lui-même n’est pas possible, si Dieu ne sort, en quelque façon, des profondeurs de sa nature ou de l’abîme de l’infini, pour se manifester à ses propres yeux ; en un mot, s’il ne se fait homme. Dieu et l’homme sont donc au fond le même être, ils se confondent dans le même amour ; et cet amour infini se développe, s’élève éternellement ainsi que l’homme, sans lequel il n’existerait pas. Tout se résume en une sorte d’apothéose successive de l’humanité ; aussi n’a-t-on pas manqué, en Allemagne, de regarder cette doctrine comme un antécédent, et peut— être comme le modèle de celle de Fichte. An­gélus Silesius n’a pas exposé ses opinions sous une forme scientifique ; maison les trouve dis­séminées dans un grand nombre de cantiques spirituels et de sentences poétiques. Quelques— unes de ces dernières, que nous allons essayer de traduire, sulfisent pour donner une idée de son style et de sa pensée dominante :

« Rien n’existe que Dieu et moi, et si nous n’existions pas l’un et l’autre, Dieu ne serait plus Dieu et le ciel s’ébranlerait. »

« Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi ; nous ne pouvons être ni au-dessus ni au-dessous l’un de l’autre. »

« Dieu, c’est pour moi Dieu et l’homme ; moi je suis pour lui l’homme et Dieu ; je le désaltère dans sa soif ; il vient à mon aide dans le be­soin. »

« 0 banquet plein de délices ! c’est Dieu lui— même qui est le vin, les aliments, la table, la

musique et le serviteur. »

« Lorsque Dieu était caché dans le sein d’une jeune fille, alors le point renfermait en lui le cercle tout entier. »

Ces deux dernières strophes nous rappellent, par l’expression aussi bien que par les idées, les doctrines kabbalistiques qui, déjà dévoilées en partie par Reuchlin et Pic de la Mirandole, com­mençaient alors à se répandre parmi les chré­tiens. Les ouvrages publiés par Angelus Silesius sont ses Cantiques spirituels, Breslau, 1657.— Psyché affligée, ib., 1664. —La Précieuse perle évangélique, Glatz, 1667. — Le Chérubin voya­geur (littéralement le Voyageur chérubinique). Glatz, 1674. Aucun de ces divers écrits n’a encore été traduit, soit en latin, soit en français. On en a publié des extraits sous les titres suiyants : Sentences poétiques d’Angelus Silesius, in-8, Berlin, 1820. — Collier de perles, ou sentences, etc., in-8, Munich, 1831. — Angelus Silesius et St Martin, in-8 ; Berlin, 1833. L’auteur de ce recueil est la célébré Rachel de Varnhague. — Enfin on pourra aussi consulter avec fruit Müller, Bibliothèque des poètes allemands du xvii* siècle, Leipzig, 1826.

anglaise (Philosophie). L’histoire de la scolastique en Angleterre rentre dans l’histoire générale de la philosophie du moyen âge ; d’au­tre part, l’histoire de la philosophie écossaise mérite, par le nombre, par l’importance, et sur­tout par le caractère de ses travaux, qu’il en soii traite spécialement.

La philosophie anglaise ne commencerait donc qu’avec le xvne siècle et aurait pour théâtre l’Angleterre proprement dite. Mais si, dans ces limites de temps et d’espace, on compte un assez grand nombre de philosophes anglais, on ne peut pas dire qu’il y ait une philosophie anglaise. Il n’y a d’école philosophique qu’à la condition que dans un certain pays ou dans un certain temps, un groupe ou une succession de philoso­phes aient professé sur les points capitaux de la philosophie des opinions identiques ou sembla­bles. Or, les problèmes fondamentaux de la phi­losophie ont reçu en Angleterre, depuis plus de deux siècles, les solutions les plus différentes et même les plus opposées.

On ne peut, cependant, ne pas reconnaître une certaine unité, sinon dans les doctrines, au moins dans l’esprit général et la méthode de la plupart des philosophes anglais. Malgré des différences profondes et d’éclatantes exceptions, un même goût pour l’expérience, surtout pour l’expérience qui se fait par les organes des sens, une cer­taine horreur instinctive de la raison et de la métaphysique, l’amour des questions d’un intérêt immédiat et des solutions qui semblent prati­ques, ce sont là des traits communs au plus grand nombre des philosophes anglais, mais qui en font des esprits d’une même trempe, des hommes d’une même nation, plutôt que des phi-losophes d’une même école, attachés à un même dogme.

ANIMISME. On désigne par ce mot la doc­trine qui fait de l’âme le principe de la vie. Le nom est tout moderne, mais l’attribution de la vie à l’âme comme à son principe est très-ancienne. On peut même dire que cette opinion est com­mune à tous les philosophes de l’antiquité, aux Ioniens, aux Pythagoriens, aux Éléates, même aux atomistes, a Platon, à Aristote, aux Stoïciens, aux néo-platoniciens. C’est aussi l’opinion qui domine dans la scolastique. L’animisme est re­présenté dans les temps modernes par Paracelse, Robert Fludd, Van Helmont, Stahl ; il l’est de nos jours par un certain nombre de philosophes et de physiologistes distingués, il a même un organe de publicité périodique dans la Revue medicale.

Mais ces mots : « L’âme est le principe de la vie, » peuvent être le résumé trompeur, quoique littéralement exact, d’opinions très-diverses, quelquefois même absolument contraires.il faut donc distinguer de nombreuses et très-impor­tantes variétés dans l’animisme.

L’animisme des Ioniens, et plus généralement des philosophes antérieurs à Platon, est grossier, confus, matérialiste et profondément différent de l’animisme de Stahl ou de celui de nos jours. Pour les Ioniens, le principe de la vie c’est l’âme, il est vrai ; mais l’âme étant un air ou un feu ou quelque autre matière plus ou moins subtile, le principe de la vie est matériel. L’ani­misme de Platon est moins grossier, mais il n’est guère plus scientifique : l’âme est toujours le principe de la vie, mais ce n’est pas l’âme rai­sonnable, immortelle, immatérielle, νους, c’est une âme inférieure, déraisonnable et périssable. L’animisme de Galien tient à la fois de celui de Platon et de celui des Ioniens ; car, s’il admet la distinction platonicienne des trois âmes et n’attribue qu’à l’âme inférieure le principe de la vie, il ne fait même pas immatérielle et impé­rissable l’âme raisonnable. L’animisme pan­théiste des Stoïciens ne diffère pas sensiblement de l’animisme matérialiste des Ioniens. Celui de Paracelse, Robert Fludd, Van Helmont, se rap­proche beaucoup de la doctrine de Platon. Selon Paracelse, l’homme est formé d’un corps, d’un esprit intelligent et d’une âme sensible ; la vie a son principe dàns cette âme intermédiaire, distincte à la fois du corps et de l’esprit. C’est de la même manière que Fludd distingue trois âmes et n’attribue les fonctions de la vie organi­que qu’à l’âme inférieure. Enfin, l’archée prin­cipal, incorporel mais périssable de Van Helmont est de la même matière que l’âme inférieure des précédents.

Autre est l’animisme d’Aristote. Dans le traité del’A me, Aristote distingue quatre sortes d’âmes, l’âme nutritive, l’âme sensible, l’âine locomotrice et l’âme raisonnable, et fait de la première le principe de la vie. Mais ces quatre sortes d’âmes ne sont pas des âmes differentes qui se sur­ajoutent dans un même être vivant, sensible, marchant, raisonnable comme l’homme. Ce sont les fonctions diverses et hiérarchiques dont l’â­me d’un végétal remplit la première, l’âme d’un zoophyte la première et la seconde, l’âme d’un animal les trois premières, et qu’assume toutes à 11 fois l’âme humaine. La doctrine d’Aristote est donc sensiblement différente de celle de Platon. Toutefois, cette immortalité de l’âme raisonnable dont parle si brièvement Aristote à la fin de son Traite est difficilement conciliable avec la par­faite unité de l’âme humaine et rapproche sa doctrine de celle de Platon.

L’animisme de Stahl est tout à fait différent des précédents, même de celui d’Aristote. Pour lui, non-seulement c’est la même âme, l’âme unique qui à la fois pense et est le principe de la vie, mais, tandis qu’Aristote considère cette fonction du gouvernement de la vie comme in­férieure et ne l’attribue pas à la partie intelli­gente de l’âme, Stahl fait de l’àme le principe de la vie précisément parce qu’elle est intelligente et raisonnable. L’àme de Stahl agit avec une science parfaite de tout ce qu’elle fait, sans rai­sonnement, mais avec raison. De plus, cette âme est très-positivement immatérielle et, selon la foi, immortelle.

L’animisme de quelques philosophes contem­porains est aussi ferme que celui de Stahl sur l’identité de l’âm^ pensante et du principe vital, et sur l’immatérialité de ce principe unique. Mais il en diffère en ce qu’il n’attribue pas comme Stahl au principe vital la science de ce qu’il fait : c’est en vertu d’un instinct qui s’i­gnore que l’âme pensante accomplit ses fonc­tions de principe de la vie.

Or, bien que toutes ces doctrines différentes portent et méritent en apparence le nom d’ani­misme, il n’y a réellement que les trois dernières, celles d’Aristote, de Stahl et des contemporains, les deux dernières surtout, qui soient l’animisme véritable, franc et conséquent avec lui-même. En effet, la sincérité, l’originalité et la valeur de toute doctrine qui attribue à l’âme le prin­cipe de la vie, dépendent absolument de l’idée qu’on se fait de cette âme à laquelle on attribue la vie. Or, ce qui constitue essentiellement l’ani­misme, ce qui seul peut en faire un système franc, net et original, ce n’est pas seulement cette at­tribution équivoque du principe de la vie à une âme, quoi que ce soit qu’on appelle de ce nom ; c’est l’attribution de ce principe à une âme imma­térielle, à un esprit, qui soit à la fois le principe de la vie et de la pensée. Supprimez cette pre­mière condition de la spiritualité du principe de la vie, supposez matérielle l’âme vitale, vous placez" le principe de la vie dans la matière et n’avez plus qu’un animisme de nom ; en réalité vous avez une doctrine toute contraire à celle qui fait du principe de la pensée celui de la vie, parce que la vie lui semble exiger un principe immatériel ou intelligent. C’est le cas des physi­ciens d’Ionie. Supprimez cette autre condition que l’âme, principe de la vie, soit la même âme, l’àme unique qui pense et raisonne, vous avez encore un animisme plutôt nominal que réel et qui se rapproche du double dynamisme de l’E— cole de Montpellier. Car, celui qui dira que le principe de la vie n’est pas dans le corps, qu’il est dans l’âme, mais dans une âme autre que l’âme pensante et raisonnable, dans une âme incorporelle peut-être, mais périssable, douée d’instincts, mais non (le raison, répugne préci­sément à accepter ce qui fait l’originalité et l’es­sence de l’animisme véritable, à savoir l’identité de l’âme pensante et du principe vital. C’est le cas de Platon, de Paracelse, de Fludd, de Van Helmont et peut-être bien d’Aristote.

Quelles sont les principales fonctions que l’ani­misme attribue à l’âme dans le gouvernement du corps ? Non-seulement elle entretient la vie dans l’individu par la nutrition et les autres fonctions qui en dépendent, mais elle construit tout entier le corps à la vie duquel elle préside. Selon quelques animistes, Stahl entre autres, elle est le médecin naturel de ce corps, elle le répare quand ; i est malade, elle est même, par ses erreurs, le principal auteur de ses maladies ; rien ne se passe dans le corps vivant, que l’âme ne le sente, ne le sache et dont elle ne soit cause.Sur quels faits ou sur quels arguments s’ap­puie cette doctrine ? Ici encore les raisons varient selon les temps et selon les formes de l’ani­misme. Doscartcs a déjà remarqué que le com­mun des hommes, qui ne se rend pas un compte sérieux de ses croyances, attribue la vie à l’âme pour les motifs les plus puérils, par l’habitude du langage, par la force de la tradition, par la puissance qu’a l’imagination de se substituer à la raison. On se représente la mort comme la sé­paration de l’àme et du corps, et l’on en conclut que c’est l’âme qui est cause de la vie et de la mort du corps dans lequel elle entre ou dont elle se retire. On se représente l’âme elle-même, que le matérialisme le plus grossier fait toujours de la nature la plus subtile et dont les sens veulent toujours enfermer l’idée dans quelque image, comme un air ; et, parce que la fonction la plus apparemment essentielle de la vie est la respira­tion qui ne cesse qu’avec elle, on dit que l’âme s’envole avec le dernier soupir ; on appelle mou­rir expirer, rendre l’âme, efflare animam. Simples apparences, jeux de mots puérils, mais qui ont une grande puissance sur la croyance vulgaire. Des motifs de cette valeur ont certai­nement contribué à former l’opinion des anciens, mais ils en avaient aussi de plus scientifiques, et que l’animisme de nos jours ne renie pas com­plètement ■

Le mouvement a toujours frappé, comme un phénomène particulièrement considérable et di­gne d’une cause spéciale, les savants et les philo­sophes. Képler donnait une àme aux planètes, et le mens agitai molem n’est pas seulement l’ex­pression de la doctrine d’un homme ou d’une école, il est aussi celle d’une croyance si natu­relle qu’elle semble instinctive et prend chez l’enfant toutes sortes de formes. Ce qui distin­guait les êtres vivants des corps bruts, c’était, aux yeux des anciens comme aux nôtres, le mouvement, à savoir le mouvement spontané. Or, une définition de l’âme très-répandue chez les premiers physiciens était que l’âme est Ge qui produit le mouvement. Quelques pythagori­ciens la définissaient un nombre qui se meut lui-même. C’est pour cela que les uns faisaient de l’âme un air ou un feu, et que les atomistes eux-mêmes donnaient aux atomes de l’âme une forme plus mobile. C’est pour cela que Thalès disait que la pierre d’aimant a une àme parce qu’elle meut le fer. Ajoutez encore que les an— tiens ont souvent fait de l’intelligence elle— même une espêi, o de mouvement. Le principe de la vie dont le mouvement est la condition et l’instrument sera donc l’àme qui, capable de se mouvoir elle-même etparlà de penser, est seule capable aussi de mouvoir le corps.

Selon la fameuse définition d’Aristote, l’âme était >■ l’entéléchie première d’un corps naturel, organisé, ayant la vie en puissance, » c’est-à-dire la forme du corps vivant, c’est-à-dire encore un des quatre principes de toutes choses. Elle était forme et par conséquent cause du corps vivant, parce qu’elle était la perfection réalisée du corps ; a ce titre elle était donc aussi principe du corps, parce qu’elle en était la cause finale, et enfin parce qu’elle en était la cause motrice. Il n’y avait donc que la matière même du corps qui, des quatre principes nécessaires de toutes choses, ne fut pas l’àme.

Un des principaux arguments que Stahl à son tour faisait valoir, c’était que « le mouvement, étant une chose incorporelle, ne peut avoir qu’un principe im-orporel comme lui. l’àme. » 11 ap­puyait encore sa doctrine sur bien d’autres rai­sons. Il disait que l’âme est déjà la cause reconnue des mouvements volontaires et instinctifs de lo­comotion ; donc elle peut, elle doit être, elle est la cause de tous les mouvements qui composent la vie de nutrition. 11 en appelait à l’influence incontestable des passions qui précipitent ou ra­lentissent le cours du sang, troublent la diges­tion ou les autres fonctions animales. Il insistait sur la régularité des fonctions organiques qui ne pouvait être ainsi rapportée qu’à une cause in­telligente. La plus forte de toutes ses raisons el de celles que l’animisme puisse donner est, d’une part, dans la distinction profondément établie par Stahl des phénomènes vitaux, comme devant avoir une cause spéciale et des faits mécaniques ou chimiques, de l’autre, dans la vanité, l’invrai­semblance, l’impossibilité de toute autre cause dtns l’absurdite des archees et des médiateurs, dans la sagesse de l’adage:enlia non sunï multiplicanda />rceter necessitatem.

Aux plus solides d’entre ces arguments, les animistes contemporains en ajoutent quelques nouveaux. Ils disent qu’il y a dans l’âme des phé­nomènes qui, quoique très-réels, ne laissent pas de traces dans la conscience, ce qu’ils appellent des perceptions insensibles ; que la direction des fonctions vitales est un phénomène de cette es­pèce ; qu’il faut distinguer l’âme et le moi, c’est— à-dire l’âme agissant sans conscience et l’âme ayant conscience de ses actes ; que le principe de la vie c’est l’âme et non le moi. Quelques-uns vont plus loin et affirment que l’âme a une con­science positive de la vie corporelle e ! de ses fonctions vitales.

Sans parler de ceux qui ne sont pas même vi— talistes, c’est-à-dire qui considèrent la vie, non comme un phénomène spécial, ayant une cause propre, mais comme un résultat plus savant des forces mécaniques, physiques ou chimiques, tous les physiologistes et tous les philosophes qui ad­mettent que les phénomènes vitaux sont absolu­ment inexplicables par le jeu des seules forces qui gouvernent la matière brute, n’attribuent pas pour cela la vie à l’âme. L’animisme rencontre donc des adversaires, même parmi les vitalistes De quelque façon que ceux-ci résolvent le pro­blème, soit par le double dynamisme, soit par Vorganicisme, soit même qu’ils s’abstiennent de conclure et, affirmant la vie comme un phéno­mène spécial, confessent que la science est encore impuissante à la rapporter à sa véritable cause, ils opposent aux principaux arguments des anî mistes les arguments suivants.

Us disent que, si l’âme commande les morne ments de locomotion, soit volontaires, soit, inv » · lontaires, ce n’est pas une raison suffisante pour croire qu’elle gouverne aussi les fonctions vital es. car elle a conscience d’être cause des premiers, mais non pas des secondes ; ils disent que l’âmé apprend manifestement par l’expérience à diriger les uns avec précision, tandis que les fonctions vitales s’exécutent dès le premier instant avec une régularité à laquelle le temps n’ajoute rien Ils prétendent que, si de l’influence qu’exercent sur les fonctions vitales les passions de l’âme, on tire une conclusion favorable à l’animisme, on peut tirer avec la même rigueur une conclu­sion tout opposée de l’influence non moins incon testable des états du corps sur les passions, les pensées et les volontés. Ils prétendent que l’ani­misme, fût-il le vrai, ne saurait être qu’une hy­pothèse, parce que nous ne connaissons certaine­ment des actes de l’àme que ceux dont nous avons conscience ; or, si l’âme, comme le confessent la plupart des animistes anciens, modernes ou con­temporains, n’a pas conscience d’être le principe de la vie. on ne peut pas nier absolument sans doute qu’elle remplisse ce rôle, mais on peut encore bien moins légitimement l’affirmer II y en a même qui repoussent la distinction de l’âme et du moi, qui veulent que l’âme n’accomplisse aucun acte sans en avoir conscience, et concluent de ce que l’âme n’a pas conscience de présider aux fonctions vitales qu’en effet elle ne les gou­verne pas. Aux rares partisans de l’animisme qui veulent que nous ayons cette conscience, quel­ques-uns opposent qu’il y a là une équivoque, que nous percevons bien sans doute les phéno­mènes vitaux les plus considérables, surtout lors­qu’ils sont troubles par la maladie, mais qu’autre cnose est ce sentiment naturel d’un fait qui se passe dans le corps, autre chose est la con­science qu’aurait l’âme d’être elle-même la cause de ces phénomènes. Ils disent que nous sentons notre corps, nos organes et les fonc­tions qui s’accomplissent en eux, mais que c’est abuser des mots que de dire que nous en avons conscience. Ils demandent enfin quelle explication plausible l’animisme peut donner de la mort naturelle, sans anéantir l’àme raisonna­ble, en même temps que cesse fatalement sa puis­sance comme principe de la vie.

On trouvera l’indication des ouvrages à consul­ter et d’autres renseignements utiles aux articles Vie, Vitalisme, Dynamisme, Organicisme, Stahl.

A. L.

ANNICERIS de Cyrène florissait environ 300 ans avant l’ère chrétienne, à Alexandrie, où il fonda la secte très-obscure et très-éphémère des annicériens. Sa doctrine peut être regardée comme une transition entre celle d’Aristippe, dont il commença par adopter entièrement les principes, et celle d’Épkure, un peu moins in­juste envers les besoins moraux de l’homme. C’est pour cette raison, sans doute, que quelques anciens l’ont compris dans l’école épicurienne. Anniceris n’assignait pas à la fin humaine une fin commune, un but unique vers lequel doivent se diriger toutes nos actions ; mais il prétendait ue chaque effort de la volonté devait avoir une n particulière, c’est-à-dire le plaisir qui peut en être la suite. Il ne croyait pas non plus avec Épicure que le plaisir ou la volupté fût seulement l’absence du mal ; car, dans ce cas, disait-il, il ne différerait pas de la mort. Il voulait, en vrai disciple de l’école cyrénaïque, le plaisir ou la volupté dans le mouvement (ήοονή èv κινήσει) ; mais en même temps il s’efforçait d’adoucir les conséquences qui résultent et qu’on avait déjà tirées de cette doctrine. Il ne faut pas, disait-il, que la volupté soit le résultat immédiat de nos actions ; mais il est quelquefois nécessaire de renoncer à un plaisir ou de supporter un mal actuel, en vue d’une jouissance à venir. C’est ainsi que, dans l’espérance des biens qu’elle nous apporte, nous saurons, au prix de quelques sa­crifices, cultiver l’amitié et rechercher la bien­veillance de nos semblables. Il ne faisait pas moins de cas des jouissances intellectuelles, et au lieu de laisser l’homme complètement livré à ses instincts et à ses passions, il lui recommande d’extirper en lui les mauvais penchants. Enfin, le respect des ancêtres, l’amour de la patrie, le sentiment de l’honneur et de la bienséance ont également trouvé grâce devant lui C’est toute la morale d’Épicure d’un point de vue moins large et sous une forme moins systématique. Voyez Diogène Laërce, liv. II, ch. xevi, xcvii et xcviii. — Suidas, s. v. Anniceris. — Clem. Alex., Strom., lib. II, c. ccccxvii.

ANSELME de Laon, surnommé le Scolastique ou ÏÉcolàtre, étudia, dit-on, à l’abbaye du Bec, sous saint Anselme. Vers 1076, il vint à Paris où il enseigna pendant plusieurs années, et alla ensuite s’établir à Laon. L’école qu’il ouvrit dans cette dernière ville acquit bientôt une étonnante célébrité. Parmi ceux qui la fréquentèrent on cite les noms les plus distingués du xiic siècle, Gilbert de la Porrée, Hugues d’Amiens, Hugues Métal, Albéric de Reims, Abélard, et même Guillaume de Champeaux, déjà avancé en âge. Cependant, le caractère de l’enseignement d’An­selme justifiait peu ce nombreux concours d’au­diteurs choisis. Il tenait pour l’autorité exclusive de la tradition, évitait de soulever de nouvelles questions, n’approfondissait pas les anciennes, et se bornait à l’exposition littérale du dogme qu’il développait, en s’appuyant sur les saints Pères Abélard, dans une de ses LerCrS dit qu’il n’avait ni une grande mémoire ni un jugement solide, qu’on trouvait en lui plus de fumée que de lu­mière, qu’enfin c’était un arbre qui avait quelques feuilles, mais qui ne portait pas de fruits. An­selme mourut en 1117. On lui doit des gloses interlinéaires et des Commentaires sur l’Ancien et le Nouveau Testament. — Consultez Histoire litt. de France, t. X.C. J.

ANSELME (Saint), né à Aoste en Piémont, en 1033, mort archevêque de Cantoi’béry, le 20 avril 1109, a joué un rôle important dans les affaires de l’Église à la fin du xie siècle. Les exemples de piété de sa mère Ermenhurge lui inspirèrent le désir d’embrasser la vie mo­nastique. Son père, qui s’y était d’abord opposé, suivit, plus tard son exemple, et, après avoir passé sa vie dans le monde, la termina dans un monastère. Anselme s’était arrêté au Bec en Nor­mandie, dans un couvent de l’ordre de Sainl-Be— noît dont l’abbé se nommait Herluin. Séduit par la sagesse de l’illustre Lanfranc, qui fut bientôt prieur de cette abbaye, il prit l’habit à l’âge de vingt-sept ans, avec la permission de Maurilius ? évêque de Rouen. Lanfranc étant devenu abbe du monastère de Caen, Anselme lui succéda dans la dignité de prieur du Bec, et fit apprécier dans scs nouvelles fonctions une douceur et une so­lidité de caractère dont la réputation se répandit bientôt en Normandie, en Flandre et en France. Après la mort d’Herluin, les vœux des moines du Bec l’appelèrent à la tête de leur abbaye. Il céda, non sans quelque hésitation, à leurs dé­sirs, et s’adonna particulièrement à la contem­plation, à l’éducation, à l’avertissement et à la correction des moines.

Anselme alla bientôt en Angleterre visiter Lanfranc, devenu archevêque de Cantorbéry, et fréquenta les moines de cette abbaye célèbre. Partout, dans ce voyage, il fit admirer la sagesse des exhortations qu’il adressait à tous les âges, à toutes les conditions.

Guillaume le Conquérant étant mort en 1087, et Lanfranc en 1089, Guillaume le Roux appela Anselme au siège de Cantorbéry, quoiqu’il connût déjà sa franchise et sa sévérité. Quelques nuages élevés entre le roi et l’archevêque, reste fidèle à Urbain II contre l’antipape Guibert, forcèrent le dernier à chercher un refuge à Rome.

De retour en Angleterre, après l’avénement de Henri Ier ; il rendit à ce prince l’important service de detacher des intérêts de Robert, son frère, plusieurs des barons mécontents, et mé­nagea l’accommodement qui suspendit les hosti­lités. Mais le parti pris par Anselme, dans la question des investitures, brouilla le prince et le prélat. Celui-ci, parti pour l’Italie, ou il allait accomplir une mission qui cachait une disgrâce, reçut à son retour l’ordre de rester en exil ; il s’arrêta en France où il demeura trois ans, et ne revint en Angleterre que lorsque l’influence de Pascal II eut amené Henri Ier à une réconcilia­tion qui eut lieu au monastère du Bec.

Plus célèbre, cependant, par les productions de son génie que par l’influence qu’il exerça sur quelquesuns des événements contemporains, saint Anselme a laissé parmi ses ouvrages, la plupart théologiques; quelques traités de philo­sophie dont les principaux ont pour titre:Mono— logium et Proslogium. Tous deux sont consacrés à exposer diverses preuves de l’existence de Dieu.

Illes composa pendant qu’il était prieur de l’abbaye du Bec en Normandie. Les arguments contenus dans le premier de ces traités ne lui appartiennent pas particulièrement. Ils se re­trouvent dans plusieurs des philosophes qui l’ont précédé; mais ils semblent avoir pris plus de développement et de rigueur sous sa plume. C’est, avant tout, une induction qui, partant des qualités que nous percevons dans les objets qui nous environnent, s’élève jusqu’aux qualités ab­solues, aux attributs divins, attributs qui se résolvent à leur tour dans l’être absolu. Pour en donner un exemple, nous citerons le morceau suivant, extrait d’un résumé que nous avons tracé ailleurs:« L’immense variété des biens que nous reconnaissons appartenir à la multi­tude des êtres dans des mesures diverses, ne peut exister qu’en vertu d’un principe de bonté un et universel, à l’essence duquel ils participent tous plus ou moins. Quoique ce bien se montre sous des aspects différents, en raison desquels il reçoit des noms divers, ou, pour parler avec plus d’exactitude encore/ quoique cette qualité générale d’être bon puisse se présenter sous la forme de vertus secondaires, par exemple la bienfaisance dans un homme, l’agilité dans un cheval, toujours est-il que ces vertus, quel que soit leur nombre, se résolvent toutes dans le beau et l’utile, qui présentent à une rigoureuse appréciation deux aspects généraux du principe absolu, le bon. Ce principe est nécessairement, ce qu’il est par lui-même, et aucun des êtres de la nature, à qui cette qualification convient dans une certaine mesure, n’est autant que lui. Il est donc souverainement bon ; et, comme cette idée de souveraine bonté entraîne nécessairement celle de souveraine perfection, il ne peut être souverainement bon, qu’il ne soit en même temps souverainement parfait.

« Si, partant de la bonté inhérente à chaque chose, on arrive nécessairement à un principe de bonté absolue, qui donne, comme identique à^lui-même, un principe de grandeur absolue ; réciproquement, partant de la grandeur inhérente à chaque être, grandeur mesuree, non par l’espace, mais par quelque chose de meilleur, tel que la sagesse, on arrive nécessairement à un principe de grandeur et ; par conséquent, de bonté ab­solues. — La meme induction peut partir de la qualité d’être qui appartient à tous les individus, quels qu’ils soient, qualité qui se résout incon­testablement, d’après des raisons analogues, en un principe absolu d’être par qui ils sont néces­sairement tous. — Les êtres qui trouvent ainsi leur raison dans l’être absolu, sont de natures différentes, et se distinguent de plus par leur rang et leur dignité. On ne saurait douter, par exemple, que le cheval ne soit supérieur au bois, ou l’homme au cheval ; mais cette différence de dignité ne peut pas créer une hiérarchie de natures sans terme, et en exige nécessairement une supérieure en dignité à toutes les autres; car, dans la supposition même de plusieurs na­tures parfaitement égales en dignité, la condition à laquelle elles devraient cette égalité même, serait précisément cette unité supérieure et plus digne, cette essence qui, ne pouvant pas être si elle n’est pas elle-même, est nécessairement identique au principe absolu de l’être, du bon et du grand. » (Monol., ch. i-iv.)

Ce résumé d’une partie du Monologium suffit pour en donner l’idée. Il semble avoir préparé l’induction par laquelle Descartes, six siècles plus tard, s’élevait du fait seul de la pensée à l’être absolu qui en renferme la raison et l’origine.

M iis c’est surtout l’argument renfermé dans le Proslogium, et reproduit par Descartes dans les Méditations et d ins les Principes de philo­sophie. qui fait la gloire de saint Anselme. Il l’a réaigé après de longues méditations, dans lesquelles il se proposait de découvrir un argu­ment simple, facile à saisir, et qui ne deman­dât pas à l’esprit une étude compliquée. On peut le présenter en peu de mots de la manière sui vante : « L’insensé qui rejette la croyance en Dieu, conçoit cependant un être élevé au-dessus de tous ceux qui existent, ou plutôt tel qu’on ne peut en imaginer un qui lui soit supérieur. Seu lement il affirme que cet être n’est pas. Mais, par cette affirmation, il se contredit lui-même, puisque cet être auquel il accorde toutes les perfections, mais auquel en même temps il re­fuse l’existence, se trouverait par là inférieur à un autre qui, à toutes ces perfections, joindrait encore l’existcnce. Il est donc, par sa conception même, forcé d’admettre que cet être existe, puis­que l’existence fait une partie nécessaire de cette perfection qu’il conçoit. » (Proslog., ch. 11 et m.)

Cet argument, parfaitement compris, mais di­versement apprécié aujourd’hui, a été le plus souvent méconnu par le moyen âge. Saint Tho­mas d’Aquin, Pierre d’Ailly et d’autres scolas— tiques en parlent d’une manière inexacte, et plu­tôt pour le réfuter que pour l’admettre. Leibniz lui même, le retrouvant dans Descartes, et le rapportant à son véritable auteur, a cherché à en démontrer l’insuffisance. « Je ne méprise pas, dit-il, l’argument inventé, il y a quelques siècles, par Anselme, qui prouve que l’être parfait doit exister^ quoique je trouve qu’il manque quelque chose a cet argument, parce qu’il suppose que l’être parfait est possible. Car, si ce seul point se démontre encore, la démonstration tout entière sera entièrement achevée. » (Leibniz, édit. Du— tens, t. II, p. 221.)

La forme donnée par Anselme au Proslogium dut lui susciter des adversaires, et cette marche, évidemment syllogistique et dialectique, le met­tait dans la nécessité de démontrer sa majeure ; mais si nous dégageons l’argumentation d’An­selme de ces circonstances dues à diverses causes, pour la réduire à rénonciation d’un fait qui pourrait s’exprimer ainsi : Chaque homme porte dans son esprit Vidée d’un être au-dessus duquel on n’en saurait concevoir un autre. Cet être parfait est, en vertu de celle perfection même, conçu comme existant ; nous aurons alors le développement d’un fait psychologique incontes­table, développement dont la portee ne pouvait échapper à l’attention des philosophes qui ont étudié le plus profondément la nature de l’intel­ligence et ses lois, et qui lui ont donné dans la science une place importante sous le nom de preuve ontologique. Aussi Hegel l’a-t-il considéré comme le faîte de l’édifice commencé par les preuves cosmologique et téléologique. Celles-ci présentent Dieu comme une activité absolue intelligente, vivante : la preuve ontologique y ajoute l’idée d’être, de substance ayant son in­dividualité propre, la conscience de sa per­sonnalité. Cette preuve devait nécessairement venir la dernière dans le développement normal de l’intelligence ; elle devait, à plus forte raison, sembler telle au philosophe qui a établi que le terme ultérieur du mouvement qui s’accomplit en nous et hors de nous est Dieu ayant conscience de lui-même. Hegel s’empresse de reconnaître que cette preuve de l’existence de Dieu appar­tient à Anselme, et il ajoute qu’elle devait pa­raître à cette époque, et sortir du christianisme (Hegel, Philosophie de la Religion, t. II, p. 290).

Le principe exposé dans le Proslogium fut attaqué par un contemporain nommé Gaunillon, moine de Marmoutiers, dont l’argumentation, encore qu’elle ne manquât pas de sagacité et de finesse, n’abordait point directement la question, et attira au téméraire agresseur une solide ré­ponse de saint Anselme.

Dans un dialogue sur la vérité, Anselme a résolu, sous la forme socratique, et d’une manière satisfaisante, quelques questions difficiles, telles que celles-ci : La vérité n’a ni commencement ni fin ; de la vérité dans la volonté ; de la vé­rité dans l’essence des choses ; la vérité est une en tout ce qui est vrai. 11 y soutient que la loi morale, les lois de la nature, celles qui doivent diriger l’intelligence, ont leur source dans l’es­sence même des choses, et il appelle vérité dans la volonté et dans l’opération, dans la pensée, la conformité de ces facultés avec les lois aux­quelles il leur faut obéir, et qu’elles doivent exprimer. Il résout, par d’heureuses distinctions, devenues vulgaires dans la science moderne, les difficultés qui naissent des erreurs de nos sens. La base de tout son traité se trouve dans ce passage du Monologium. « Que celui qui peut le faire se représente par la pensée quand l’éternité a commencé, ou à quelle epoque de la durée ceci n’a pas été vrai, savoir : qu’il y aurait quelque chose dans l’avenir, ou à quelle époque ceci ne sera point vrai, savoir : qu’il y a eu quelque chose dans le passé. Que si ces deux négations extrêmes ne peuvent être admises, et si ces af­firmations, au contraire, vraies toutes deux, ne peuvent être vraies sans la vérité, il est impos­sible même de penser que la vérité ait un com­mencement ou une fin. D’ailleurs, si la vérité a eu un commencement et doit avoir une fin, avant qu’elle commençât d’être, il était vrai que la vérité n’était pas, et lorsqu’elle aura cessé d’exister, il sera vrai qu’il n’y a plus de vérité. Or, le vrai ne peut être sans la véritéj la vérité aurait donc été avant la vérité, et la vérité serait donc encore après que la vérité ne serait plus ; conclusion absurde et contradictoire. Soit donc que l’on dise que la vérité a un commencement et une fin, soit que l’on comprenne qu’elle n’a ni l’un ni l’autre, elle ne peut être limitée ni par un commencement ni par une fin. La même conséquence s’applique à la nature suprême, puisqu’elle est aussi la suprême vérité. » (Mo— nol., ch. xviii.)

Quelle que soit la subtilité que présente cette citation, subtilité qui se reproduit dans le dialogue sur la vérité, le raisonnement n’est pas absolu­ment. sans justesse. Cependant nous ne pouvons lui accorder la portée que quelques écrivains lui attribuent, lorsqu’ils croient y découvrir les principes du réalisme. Dans cette célèbre ques­tion, saint Anselme offre à l’étude une double face. On trouve, dans le Monologium, plusieurs [tassages où sont exposées les bases du véritable réalisme, de celui qua toute philosophie peut avouer. Au contraire, dans la lettre au pape Ur­bain II, ayant pour titre : de Fide Trinitatis, le réalisme d’Anselme paraît prendre une forme indécise et embarrassée, qui permet de croire qu’il ne se faisait pas une idée nette de la dif­ficulté du sujet. Roscelin était arrivé à ne con­sidérer les trois personnes de la Trinité que comme trois aspects sous lesquels se présentait l’idée de Dieu, ne voyant en chacune d’elles qu’une conception abstraite, et renouvelant ainsi l’erreur de Sabellius. Il avait été plus loin en­core ; il avait dit que, si les trois personnes de la Trinité n’étaient pas trois êtres distincts, trois anges, par exemple, on devait en conclure que le Père et le Saint-Esprit s’étaient incarnés avec le Fils. C’était une autre hérésie, celle des patri— passiens. Anselme crut pouvoir rapporter ces opi­nions théologiques de Roscelin aux principes mêmes du nominalisme, et la célèbre querelle qui occupa tout le moyen âge, sourde jusque-là, prit toute l’importance que lui donnèrent les noms d’Anselme, d’Abailard, de Roscelin, de Guillaume de Champeaux. Dans les passages du Monologium (ch. x, xvm, xxxiv) auxquels nous avons fait allusion plus haut, Anselme se rap­proche de la théorie des idées de Platon, base irréprochable d’un réalisme bien entendu ; mais il ne rattache pas cette partie de sa doctrine à la question du réalisme ; il n’a pas même l’air de soupçonner le rapport qui les unit. C’est sur­tout dans le traité du Grammairien qu’il a im­primé au réalisme un caractère de confusion et d’incertitude qui devait le faire tomber devant le nominalisme. Il se pose, entre autres, les ques­tions suivantes : Le grammairien est-il une sub­stance ou une qualité ? Y a-t-il quelque gram­mairien qui ne soit pas homme ? Que l’homme n’est pas la grammaire, etc. Par la nature des problèmes, on se fera facilement une idée de celle des solutions.

Dans plusieurs traités, tels que de Casu dia­boli, de Libero arbitrio, saint Anselme a abordé les questions de l’origine du mal, du libre ar­bitre, de l’accord du libre arbitre avec la grâce et la prescience divine, sans arriver à aucune solution satisfaisante. Tout ce qu’il dit à ce sujet se retrouve dans les ouvrages de saint Augus­tin, comme la plus grande partie de la théologie du moyen âge. On sait quelle immense et dura­ble influence ont exercée sur l’enseignement re­ligieux les écrits de ce Père de l’Église, nourri lui-même de la culture philosophique de l’an­tiquité. Nous citerons cependant une phrase du traité Cur Deus homo, où l’indépendance d’es­prit de saint Anselme se montre sous un jour inattendu. « De même, dit-il, que nous croyons les profonds mystères ae la foi chrétienne, avant d’avoir la présomption de les sonder par la rai­son · de même ce serait à nos yeux une coupable négligence, lorsque nous sommes confirmés dans la foi, de ne pas travailler avec zèle à comprendre ce que nous savons. » Nous rappellerons, dans le même esprit, un mot d’Anselme tiré d’une de ses conversations avec Lanfranc, conservée par Ead— mer, moine de Cantorbéry : « Le Christ, disait-il, étant la vérité et la justice, celui qui meurt pour la vérité et la justice, meurt pour le Christ. »

De ceux des écrits de saint Anselme qui nous ont été conservés, aucun ne présente un travail véritablement psychologique ; mais nous trou­vons dans Guibert, abbé de Notre-Dame de No— gent-sous-Coucy, qui avait eu de fréquentes con­versations avec le prieur du Bec, un renseigne­ment qui prouve que cet esprit profond et subtil avait éprouvé le besoin d’observer et de classer les facultés de l’âme.

« Anselme, dit Guibert (de Vita sua), m’en­seignant à aistinguer dans l’esprit de l’homme certaines facultés, et à considérer les faits de tout mystère intérieur, sous le quadruple rap­port de la sensibilité, de la volonté, de la raison et de l’intelligence, me démontrait, après avoir établi ces divisions, dans ce que la plupart des hommes nous considérions comme une seule et même chose, que les deux premières facultés ne sont nullement les mêmes, et que cependant, si l’on y réunit la troisième et la quatrième., il est certain, par des arguments évidents, qu’elles for­ment à elles toutes un ensemble unique Après u’ il se fut explique en ce sens, il me montra’abord, de la manière la plus claire, la différence qui existe entre la volonté et la sensibilité. Ces preuves, il est certain qu’il ne les tirait pas de son propre fonds, mais plutôt de quelques ou­vrages qu’il avait à sa disposition, dans lesquels seulement ces idées étaient exposées moins net­tement. Je me mis ensuite moi-même à employer sa méthode, aussi bien qu’il me fut possible, pour des interprétations du même genre, et à recher­cher de tous côtés et avec une grande ardeur d’esprit les sens divers des Écritures, là où se trouvait quelque moralité cachée. »

Les auteurs où l’on peut puiser des détails sur saint Anselme sont : Eadmer, qui vécut avec lui et écrivit sa vie· Jean de Salisbury, Guillaume de Malmesbury, de Gestis pontificum anglorum ; Ch. de Rémusat, Saint Anselme de Cantorbéry, Paris, 1833, 1 vol. in-8. Il y a plusieurs éditions de ses ouvrages : 1° in-f « , Nuremberg, 1491 ; 2° in-f°, Paris, par D. Gabriel Gerberon, 1675 ; 3 » réimprimé en 1721 ; 4° in-f°, Venise, 2 vol., 1744. Le Rationalisme chrétien à la fin du xie siècle, par H. Bouchitté, Paris, 1842, in-8, contient le texte et la traduction du Monologium et du Proslogium. — E. Saisset, de Varia S. Anselmi in Proslogio argumenti fortuna, Parisiis. 1840, in-8 ; Mélanges d’histoire, de morale et de cri­tique, Paris, 1859, in-12.—Victor Cousin, Frag­ments de philosophie du moyen âge. Beaucoup de manuscrits de ses ouvrages sont répandus dans diverses bibliothèques.H. B.

ANTÉCÉDENT (de ante cedo, marcher avant) veut dire le premier terme d’un rapport, soit lo­gique, soit métaphysique ; le second terme se nomme conséquent. Par exemple, dans le rapport de causalité, la causalité est l’antécédent, les ef­fets sont le conséquent.

ANTHROPOLOGIE (de άνθρωπος et de λόγος, science de l’homme) signifie, chez les natura­listes, l’histoire naturelle de l’espèce humaine. Mais les philosophes allemands, surtout depuis Kant, ont donné à ce mot un sens beaucoup plus étendu. Ils s’en servent pour désigner, soit isolé­ment, soit dans leur réunion, toutes les sciences ui se rapportent à un point de vue quelconque e la nature humaine ; à l’âme comme au corps, à l’individu comme à l’espèce, aux faits histori­ques et aux phénomènes de conscience, aux rè­gles absolues de la morale comme aux intérêts les plus matériels et les plus variables. Aussi a— t-il paru en Allemagne, sous ce même titre d’^ln— thropologie, des ouvrages presque innombrables et traitant des matières les plus diverses. Nous nous contenterons de citer par exemple : l'An­thropologie médicale el philosophique de Platner, in-8, Leipzig, 1772 ; PAnthropologie p/hysiogno— monique de Maass, in-8, Leipzig, 1791 ; l’Anthro— pologie pragmatique de Kant, in-8, Koenigsberg, 1798 ; l’Anthropologie psychologique de Abicht, in-8, Erlangen, 1801 ; l’Anthropologie psycholo­gique de Liebsch, in-8, Goëttingue, 1806 ; le Ma­nuel d’Anthropologie physique dans ses appli­cations à la vie pratique el au Code pénal, par Weber, in-8, Tubingue, 1829, etc. Maine de Biran a également intitule un de ses ouvrages Nouveaux Fusais d’anthropologie. Autrefois, dans notre lan­gue, on entendait par anthropologie une manière de s’exprimer qui attribue à Dieu les actions et les faiblesses de l’homme : c’est ce sens que nous voyons adopté par la plupart des philosophes et des théologiens du xvir siècle. Un terme aussi vague, qui peut s’appliquer à la fois aux choses les plus disparates, est justement tombé parmi nous en désuétude, et doit être exclu à jamais de la langue philosophique.

ANTHROPOMORPHISME (de άνθρωπος, hom­me, et de μοριή, forme). Ce nom a d’abord été donné, comme l’étymologie l’iadicjuc, à cette an­tique conception de la Divi/m6 q^i lui attribuait la forme corporelle de l’hommo. E le avait son prin­cipe dans le besoin qu’a l’esprit humain d’ajouter toujours une image à ses conceptions, même les plus pures, et qui a été si bien constaté par Aris­tote dans l’aphorisme fameux, 6v5sv νοητόν mvj φαντασίας. Ce besoin n’étant pas contre-b ilancé par une idée assez élevée do la Divinité et par les progrès de la raison, Dieu ou les dieux, di­sait-on, ne peuvent avoir que la plus belle de toutes les formes ; or, selon les uns, la plus belle forme est la forme sphérioue, parce qu’elle est la plus régulière et la. plus parfaite : les dieux ont donc la forme sphérique ; selon d’au­tres, la plus belle de toutes les formes est la forme humaine, elle est donc aussi la forme de la Divinité.

Aux exigences de l’imagination s’ajoutait, dans la seconde conclusion, cette autre tendance en vertu de laquelle l’homme conçoit volontiers tous les êtres à son image, se prend pour la me­sure et le point de comparaison de toutes choses Ou même interprétant à la lettre le mot de la Genèse : « Dieu fit l’homme à sa ressemblance, » on s’en autorisait pour reconstruire d’après la copie le modèle divin.

Cet anthropomorphisme est tellement grossiei qu’il a depuis longtemps disparu de lnistoire avec la mythologie païenne et les premières hé­résies du christianisme en voie de formation 11 ne subsiste plus que dans l’imagination des en­fants et des simples ou à l’état d’innocente allé­gorie d ins les œuvres des peintres et des poètes.

La même dénomination a ensuite été appliquée par extension à toute doctrine philosophique qui attribue à Dieu, non plus la figure humaine, mais les actions, les sentiments, les passions et en général les manières d’être ou d’agir de l’hu­manité. Cette nouvelle espèce d’anthropomorphis­me, très-différente delà première, ne saurait être ugée aussi sommairement. Sans doute, c’est une grave et dangereuse erreur que de concevoir Dieu à l’image de l’homme moral, de le doter de nos imperfections ou même de nos perfections purement relatives. Mais d’une autre part, c’est la connaissance de nous-mêmes et du monde qui peut seule nous élever à la connaissance de Dieu ; il est donc à la fois très-difficile de fixer et très— aisé de franchir la limite en deçà de laquelle il est permis à la raison humaine de puiser dans la connaissance de sa propre nature et dans celle du monde les moyens de se faire quelque idée de la nature de Dieu.

L’anthropomorphisme’est la grande et facile accusation que l’athéisme et le panthéisme adres­sent aux philosophes qui croient que l’on peut, non-seulement prouver l’existence de Dieu, mais encore concevoir quelque chose de sa nature, sans pour cela faire de Dieu un homme divin. Per­sonne n’a attaqué plus vigoureusement l’anthro­pomorphisme et décrit d’une façon plus saisissante que Spinoza la difficile situation du philosophe qui prétend déterminer quelque perfection de la nature divine et lui attribuer, par exemple, la pensée ou la volonté. Attribuer à Dieu la pensée, disait-il, ou bien c’est concevoir Dieu comme un homme en le dotant purement et simplement de la pensée humaine, ou bien c’est lui attribuer une puissance ou une manière d’être dont nous n’avons aucune idée, car il n’existe pas. alors, plus de rap— portentre la pensée humaineet ce que nousattri— buons à Dieu sous le même nom qu’entre le Chien, constellation céleste, et le chien, anim il aboyant. Vingt-deux siècles avant Spinoza, les Éléates di­saient déjà : « L’Être est si grand, que nous n’en pouvons pouvons rien dire qui soit digne de lui, que nous ne pouvons ni le connaître, ni le concevoir, ni même le nommer. »

Il est impossible de nier que ce ne soit au nom d’une noble pensée que l’on défende ainsi à l’homme de parler de Dieu pour ne pas s’en faire une idée indigne de sa grandeur et par consé­quent erronée.

Il est encore impossible de ne pas reconnaître combien certains esprits abusent de ce procédé commode pour déterminer la nature de Dieu qui consiste à lui attribuer presque pêle-mêle tout ce qu’ils trouvent dans l’homme ou même dans la nature, avec l’addition le plus souvent contra­dictoire de l’infinité. Mais s’ensuit-il que la rai­son humaine soit condamnée à l’admiration muette •et stérile d’un Dieu dont elle ne pourrait rien connaître, sous peine, dès qu’elle ouvrirait la bouche, ae le représenter grossièrement à notre image et de diviniser l’homme ou d’humaniser Dieu ? La philosophie spiritualiste ne le pense pas. Elle croit que si nous ne pouvons prétendre à comprendre la nature de Dieu, la connaissance <le notre propre nature peut nous aider à conce­voir dignement, quoique imparfaitement, celle de Dieu. Elle croit que Dieu n’est pas l’être indéter­miné, égal au néant, qu’il a des attributs ou des perfections, qu’il nous est possible de soupçonner el même de connaître dans une certaine mesure. On doit passer condamnation sur toute idée de Dieu qui transporte sans plus de façons dans la nature divine les qualités ou les facultés de l’homme, telles quelles, fût-ce les moins impar­faites, et se contente de les agrandir pour qu’elles atteignent l’infinité de Dieu. Mais il y a en notre âme quelques attributs de notre essence, quel­ques nobles facultés, qui, en elles-mêmes, débarrassées de toutes les conditions particulières, humaines, contingentes qui les limitent et les déparent, sont bonnes, belles, absolument excel­lentes. Celles-là, il est certainement légitime de concevoir qu’elles ont dans la nature divine et leur type et leur cause, qu’elles représentent en nous, avec toute la disproportion qui sépare la créature du créateur, des attributs vraiment divins. Quoi de meilleur, par exemple, que de connaître le vrai, quoi de plus beau que la scien­ce, quoi de plus excellent que la bonté, quoi de plus grand que la puissance et la liberté ? Ce n’est pas à dire qu’il faille attribuer à Dieu l’intelli­gence humaine, acquérant péniblement par les lents procédés que nous savons une connaissance successive et partielle des choses ; mais nous pouvons et nous devons lui attribuer une science pleine, entière, absolue du vrai, sans nos défauts, nos lacunes, nos détours et nos lenteurs, aussi supérieure à notre ignorance que son infinité l’est à notre petitesse. Est-ce donc une erreur mon­strueuse, un grossier anthropomorphisme que de concevoir de Dieu de telles idées ? Est-ce un ido­lâtre s’adorant lui-même dans son idole que le philosophe qui croit à l’existence d’un Dieu uni­que, éternel, souverainement puissant, sage, bon et libre ? Voy. Dieu. A. L.

ANTICIPATION est la traduction littérale du mot πρόληψις (de προλαμβάνειν, antecapere), d’a­bord mis en usage par Épicure, pour désigner une connaissance ou une notion générale, servant à nous faire concevoir à l’avance un objet qui n’est pas encore tombé sous nos sens. Mais, for­mées par abstraction d’une foule de notions parti­culières, antérieurement acquises, ces idées gé­nérales devaient, selon Épicure, dériver, comme toutes les autres, de la sensation. Le même terme, adopté par l’école stoïcienne, s’appliqua plus tard à la connaissance naturelle de l’absolu, c’est-à-dire à ce qu’on appelle aujourd’hui les principes a priori. Enfin Kant, dans la Critique de la rai­son pure, lui donne un sens encore plus restreint ; car il entend par Anticipation de la perception (.Anticipation der Wahrnehmung) un jugement a priori que nous portons, en général, sur les objets de l’expérience, avant de les avoir perçus ; par exemple, celui-ci : tous les phénomènes sus­ceptibles d’affecter nos sens ont un certain degré d’intensité. Aujourd’hui, dans quelque sens qu’on le prenne, le mot que nous venons d’expliquer a à peu près disparu de la langue philosophique. Voy. Cic., de Nat. Deor., lib. I, c. xvi. — Kernii, Dissert, in Epicuri προλήψεις, etc., Goëtt., 1756. — Kant, ouvr. cit., 7e édit., p. 151.

ANTINOMIE. Kant appelle ainsi une contra­diction naturelle, par conséquent inévitable, qui résulte, non d’un raisonnement vicieux, mais des lois mêmes de la raison, toutes les fois que, franchissant les limites de l’expérience, nous vou­lons savoir de l’univers quelque chose d’absolu : car, selon lephilosophe allemand, nous nous trou­vons alors dans l’alternative, ou de ne pas répondre par nos résultats à l’idée de l’absolu, ou de dépas­ser les limites naturelles de notre intelligence, qui n’atteint que les phénomènes. C’est ainsi que l’on peut soutenir à la fois, par des arguments d’égale valeur, que le monde est éternel et infi­ni, ou qu’il a un commencement dans le temps et des limites dans l’espace ; qu’il est composé de substances simples, ou que de pareilles sub­stances n’existent nulle part ; qu’au-dessus de tous les phénomènes, il y a une cause absolument li­bre, ou que tout est soumis aux lois aveugles de la nature ; enfin, qu’il existe quelque part, soit dans le monde, soit hors du monde, un être né­cessaire, ou qu’il n’y a partout que des existences phénoménales et contingentes. Ces quatre sortes de résultats contradictoires sont appelées les an­tinomies de la raison pure. Chacune d’elles se compose d’une thèse et d’une antithèse : la thèse défend les droits du monde intelligible ; l’anti­thèse nous retient dans les chaînes du monde sensible. Kant reconnaît aussi une antinomie de la raison pratique, qui a sa place dans nos re­cherches sur la morale et sur le souverain bien : d’une part, nous’regardons comme nécessaire l’harmonie de la vertu et du bonheur ; de l’autre, cette harmonie est reconnue impossible ici-bas. Mais cette dernière contradiction n’est pas, comme les premières, absolument sans remède ; elle trouve, au contraire, une solution satisfaisante, quoique dépouillée de la rigueur scientifique, dans la foi d’une autre vie. Pour répondre à cette partie de la Critique de la raison pure où la mé­taphysique est entièrement sacrifiée au scepti­cisme, il faut s’attaquer au principe même de la philosophie de Kant et démontrer que la raison n’est pas, comme il le prétend, une faculté per­sonnelle et subjective. Voy. Raison et Kant.

ANTIOCHUS d’Ascalon, philosophe académi­cien, qui florissait environ un siècle avant l’ère chrétienne. Il enseigna la philosophie avec beaucoup de succès à Athènes, Alexandrie et Rome, où Cicéron fut au nombre de ses audi­teurs, et il eut même la gloire d’être regardé comme le fondateur d’une cinquième Académie Après avoir succédé à Philon à la tête de l’Académie, il devint, dans son enseignement oral aussi bien que dans ses écrits, l’adversaire de son ancien maître, et l’attaqua surtout dans un livre intitulé Sosus, qui ne s’est pas plus con­servé que le reste de ses œuvres. Antiochus ayant aussi écouté les leçons de Mnésarque, c’est peut-être à ce dernier qu’il faut attribuer la direction nouvelle de ses opinions. Il comprit que les intérêts moraux de l homme ne s’accor­dent ni avec le scepticisme, ni avec le probabi- voyant nulle part cet intérêt aussi bien aéfendu que dans le stoïcisme, il chercha à concilier cette philosophie avec celle d’Aristote et de Platon ; il allégua, en conséquence, que ces divers systèmes n’offrent de différences entre eux que dans la forme, mais qu’ils ne se distin­guent pas les uns des autres, pour le fond, et qu’il ne faut que les entendre convenablement, pour que la conciliation se trouve opérée d’une manière évidente. C’est ainsi qu’Antiochus in­troduisit le syncrétisme dans l’Académie, et remplit le rôle de médiateur entre le platonisme ancien et l’école néo-platonicienne, qui. une fois entrée dans cette voie, ne tarda pas à le laisser bien loin derrière elle. Ce philosophe est fré­quemment cité par les anciens, et surtout par Cicéron, avec lequel il entretenait des relations d’étroite amitié (Cic., Acad., lib. I. c. iv ; lib. II, c.iv, ix, xxii, xxxiv. xxxv, xliii ; Epist. adfam., lib. IX. ep. vm ; ae Finibus, lib. V, c. m. v, xxv ; de Nat. Dcor., lib. VII). Voy. aussi Plu— t.irque, Vita Ciceronis. — Sextus Emp., Hypoth. Pyrrh.. lib. I, c. ccxx, ccxxv. —Eusèbe, Prœp. evang., lib. XIV, c. ix. —Saint Augustin^ contra Acaa., \ïb. III, c. xvm. — Zwanziger, Tlicoricdes stoïciens et des philosophes académiciens, etc., in-8, Leipzig, 1788. — Chappuis, de Antiochi Ascalonitce vita et doctrina, 1854, in-8.

antiochus de Laodicée, un philosophe scep­tique qui vivait dans le Ier et le ne siècle avant J. C. ; on n’a aucun renseignement sur lui, si­non qu’il fut disciple de Zeuxis et maître de Mé— nodote.

ANTIPATER de Cyrène, disciple immédiat d’Aristippe, le fondateur de l’école cyrénaïque. Il vivait dans le ive siècle avant J. C., et ne s’est pas distingué par ses opinions personnelles, qui étaient en harmonie parfaite avec celles de’l’é­cole dont il faisait partie. On en trouve la preuve dans ce que Cicéron dit à propos de lui dans ses Tusculanes (lib. V, c. xxxvm).

ANTIPATER de Sidon ou de Tarse, philoso­phe stoïcien du ne siècle avant J. C. Disciple de Diogène le Babylonien, maître de Panétius et contemporain de Carnéade, il combattit dans ses écrits ce redoutable adversaire du stoïcisme ; de là lui vint le surnom de Salamoboas (de κάλαμος, plume, et de βοάω, crier).

Cependant quelques stoïciens jugèrent son ar­gumentation insuffisante, parce qu’il se conten­tait d’accuser ses adversaires d’inconséquence sans entrer plus avant dans l’examen de leur système (Cic., Acad., lib. II, c. vi, ix, xxxrv). On n’a rien conservé dés écrits d’Antiochus ; nous savons seulement (Cic. ; de Divin., lib. I, c. iv) qu’il fut l’auteur d’un écrit intitulé : De iis quœ mirabiliter a Socrate divinata sunt. Plutarque nous apprend qu’il reconnaissait dans la nature divine trois attributs principaux : la béatitude, l’immutabilité, la bonté. Différant en cela des autres stoïciens, il ne croyait pas que nos désirs, par cela seul que nous les tenons de la nature, pussent être regardés comme libres ; mais il établissait, au contraire, une distinction entre ia liberté ét la nécessité que la nature nous im­pose (Nemes. de Nat. hom.). Quant au souve­rain bien, il s’est contenté d’éclaircir ce prin­cipe si commun dans l’école stoïcienne, que le but de la vie, c’est de vivre conformément à la nature (Stob., Ecl.). Antipater accorde quelque prix aux biens extérieurs, regardés par les au­tres stoïciens comme entièrement indifférents ; enfin Cicéron nous apprend (de Off., lib. III, c. xii) que, sur plusieurs points particuliers, il portait plus loin que son maître la sévérité stoï­cienne. Toutes ces différences en firent le chef d’une secte particulière à laquelle il donna son nom.— Il a existé aussi, un siècle avant l’èro chrétienne, un autre stoïcien du même nom. originaire de Tyr (Anti/ ater Tyrius), sur lequel on n’a pas d’autres renseignements.

ANTIPATHIE (de άντί et de πάθος, passion contraire). On appelle ainsi, dans l’homme, un mouvement aveugle et instinctif qui, sans cause appréciable, nous éloigne d’une personne que nous apercevons souvent pour la première fois. Tout sentiment analogue, dont nous connaissons la cause et l’origine, n’est plus de Vantipathie, mais de la haine, ou de l’envie, ou de la colère’selon les circonstances au sein desquelles il s’est développé. Il est, par conséquent, très-difficile de savoir quelque chose de certain sur la nature et l’origine véritable de l’antipathie. Faut-il la compter parmi les sensations ou parmi les sen­timents ? Est-elle fondée sur la constitution de l’àme et sur celle du corps ? La dernière solu­tion pourrait s’appuyer au besoin sur les anti­pathies de races entre plusieurs espèces d’ani­maux. Dans tous les cas, un mouvement aussi aveugle ne doit point être écouté ; il faut juger les autres par leurs actions, et se conduire soi— même d’après les principes avoués par la rai­son.

ANTISTHENE, le fondateur de l’école cyni­que, naquit à Athènes, d’un père athénien et d’une mère phrygienne ou thrace, la deuxième année de la lxxxix·· olympiade, c’est-à-dire 422 ans avant l’ère chrétienne. Il suivit d’abord les leçons de Gorgias, et ouvrit lui-même une école de sophistes et de rhéteurs. Mais, ayant assisté un jour aux entretiens de Socrate, il s’at­tacha irrévocablement à ce philosophe, et devint l’un de ses disciples les plus fervents, sinon les plus éclairés. 11 faisait tous les jours un trajet de 40 stades pour se rendre du Pirée, où il de­meurait. à la maison de son nouveau maître. Ce qui le frappait surtout dans la philosophie et dans la conduite de Socrate, c’était le mépris des richesses, la patience à supporter tous les maux et l’empire absolu de lui-même. Mais, au lieu de remonter jusqu’au principe de ces vertus et de les maintenir dans leurs justes limites, Antis— thène les poussa à un degré d’exagération qui les rendait impraticables, qui leur ôtait toute noblesse et qui le couvrait lui-même de ridicule. Déjà Socrate avait vainement essayé de lutter contre ces excès, où il méconnaissait le fruit de son enseignement, et qu’il attribuait avec beau­coup de sens à la seule envie de se distinguer ; de là ce mot spirituel de Platon : « Antisthène, je vois ton orgueil à travers les trous de ton manteau. » Mais après la mort de Socrate. Antis­thène ne connut plus de frein. Vêtu seulement d’un manteau, les pieds nus, une besace sur l’é­paule, la barbe et les cheveux en désordre, un bâton à la main, il voulut, par son exemple, et en leur offrant pour tout attrait cet extérieur ignoble, ramener les hommes à la simplicité de la nature. Cependant sa singularité même attira autour de lui un certain nombre de disciples qu’il réunissait dans le Cynosarge, gymnase si­tué près du temple d’Hercule. De là, et bien plus encore de leur mépris pour toute décence, leur vint le nom de philosophes cyniques, car ils s’appelaient eux-mêmes les Antisthéniens. Leur patience fut bientôt à bout, et Antisthène, en mourant, vit l’école qu’il avait fondée repré­sentée tout entière par Diogène de Sinope.

La doctrine d’Antisthène n’est intéressante que par les conséquences qu’elle porta plus tard dans l’école stoïcienne, dont elle est le véritable antécédent : donner à l’homme la pleine jouis­sance de sa liberté en l’affranchissant de tous les besoins factices, et en le ramenant à la sim­plicité de la nature ; mettre la vertu au-dessus de toutes choses, faire consister en elle le sou­verain bien, et regarder le reste comme indiffé­rent ; s’exercer à la pratique de ce qui est juste par des habitudes austères, par le mépris du plaisir et des vaines distractions ; tels sont les principes fondamentaux, les principes raisonna­bles de cette doctrine, et l’on aperçoit immédia­tement leur ressemblance avec la morale stoï­cienne. Mais voici où l’exagération commence et où se montre le caractère personnel d’Antis^ thène, peut-être aussi l’influence de son temps, dont ! a honteuse mollesse^ érigée en système par Aristippe, a pu l’entraîner à l’extrême op­posé. Le plaisir et les avantages extérieurs ne sont pas seulement indifférents, ils sont un mal réel, tandis que la souffrance est un bien ; par conséquent, il faut la rechercher pour elle-même, et non pas seulement comme un moyen de per­fectionnement. Quant à la vertu, à part l’exer­cice de la volonté, elle n’offre aucun résultat positif ; car on ne voit pas qu’elle soit autre chose, pour Antisthène, que l’absence de tous les besoins superflus : « Moins nous avons de be­soins, disait-il, plus nous ressemblons aux dieux, qui n’en ont aucun. » Toutefois, il faut recon­naître qu’il admettait certains plaisirs de l’âme, résultant des efforts mêmes que nous avons faits et des sacrifices que nous nous sommes imposés pour vivre conformément à notre fin. Socrate avait dit, avec une haute raison, que la vertu de­vait être le but suprême ou le veritable objet de la philosophie. Le chef de l’école cynique, ou­trant ce principe, allait jusqu’à retrancher la science, comme chose inutile et même perni­cieuse. Si nous en croyons Diogène Laërce, il ne voulait pas même qu’on apprît à lire, sous pré­texte que c’est déjà s’éloigner de la nature et du but de la vie. C’est à peu près l’équivalent de cette proposition célèbre : « L’homme qui mé­dite est un animal dépravé. » De là une autre exagération non moins ridicule : la vertu, aux yeux d’Antisthène, consistait dans l’habitude de vivre d’une certaine manière, et cette habitude, une fois acquise, ne pouvant ni se perdre ni nous abandonner un instant, il en résulte, puis­que la science, c’est-à-dire la philosophie, est identique à la vertu, que le sage est au-dessus de l’erreur (τό σοφόν άναμάρτητον). On retrouve encore ici le germe d’une idée stoïcienne, celle qui nous représente le sage comme le type de toutes les perfections. Enfin, défigurant de la même manière l’idée de la liberte, et voulant que l’homme puisse absolument se suffire à lui— même, il anéantissait tous les liens, par consé­quent tous les devoirs sociaux. Il dépouillait de tout caractère moral l’institution du mariage et l’amour des enfants pour les parents. Il mettait les lois de l’État aux pieds du sage, qui ne doit obéir, selon lui, qu’aux lois de la vertu, c’est-à-dire à sa propre raison. Il mé­prisait encore bien davantage tous les usages et toutes les bienséances de la vie sociale. Rien ne lui paraissait inconvenant que le mal ; rien, à ses yeux, n’était bienséant et beau, si ce n’est la vertu.

Bien que l’esprit d’Antisthène fût dirigé pres­que entièrement vers la morale, il ne pouvait pas cependant garder un silence absolu sur la métaphysique et sur la logique. De sa métaphy­sique, ou plutôt de sa physique (car la science des causes premières se confondait alors avec la science de la nature), on ne connaît que cette seule phrase : « 11 y a beaucoup de dieux adorés par le peuple, mais il n’y en a qu’un dans la nature. » (Populares deos mullos, naturalem unum esse. Cic.. de Nat. Deor., lib. I, c. xm.)

Ici, du moins, les idées de Socrate paraissent avoir été conservées dans toute leur pureté.

Ce qu’il y a de plus obscur pour nous dans la doctrine d’Antisthène, ce sont les propositions qu’Aristote lui attribue sur la logique. A l’exem­ple de Socrate, et l’on peut dire de tous les phi­losophes sortis de son ecole, il attachait une ex­trême importance à l’art des définitions. Mais il prétendait qu’aucune chose ne peut être définie selon son essence (τό τί Icrci), et qu’il faut se contenter de la désigner par ses qualités exté­rieures (ποϊον) ou par ses rapports avec d’autres objets. Ainsi, voulons-nous faire connaître la ma­tière de l’argent ? nous sommes obligés de dire que c’est quelque chose d’analogue à l’étain (Arist., Metaph., lib. VIII, c. m, et lib. XIV, c. ni). Il enseignait aussi que, pour chaque su­jet d’une proposition, il n’y a qu’un seul attri­but, et que cet attribut devait être l’équivalent du sujet ; en d’autres termes, il n’admettait comme intelligibles que des propositions identi­ques (ubi supra, lib. V. c. xxix), et il arrivait à cette conséquence qu’il nous est impossible de contredire nos semblables ; bien entendu sous le rapport logique, et nullement au point de vue des faits. L’esprit que respirent ces courts frag­ments est éminemment sceptique. Mais com­ment ce scepticisme peut-il se concilier avec le dogmatisme moral et religieux que nous avons exposé tout à l’heure ? Est-ce un reste des doc­trines de Gorgias, ou bien un moyen sophistique imaginé pour détruire toute philosophie spécula­tive, et elever sur ses ruines la morale prati­que ? Cette dernière supposition, que nous em­pruntons à Tennemann, paraît la plus fondée.

Antisthène, si nous en jugeons d’après la liste que Diogène Laërce (liv. VI, c. xvm) nous a con­servée de ses ouvrages, a considérablement écrit ; mais il ne nous reste de lui que des lambeaux disséminés de toutes parts. Voy., outre le grand ouvrage de Tennemann, t. II, p. 87, et l'Histoire de la philos, de Ritter, t. II, p. 93, de la traduc­tion de Tissot, les deux dissertations suivantes : Richteri, Dissert, de vita, moribus ac placitis Antisthenis Cynici, in-4. lena, 1724. — Crellii, Progr. de Antisthene Cynico, in-8, Leipzig, 1728. — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue de Antisthene, Diogene et Cratete, in-4, Paris, 1831. — Chappuis, Antisthène, 1854, in-8.


ANTIΤΥΡΙΕ, mot formé du grec et signifiant proprement la propriété de rendre coup pour coup. Les philosophes s’en sont servis pour dé­signer un des caractères essentiels de la matière, équivalant à la fois à la résistance et à l’impé­nétrabilité. Lorsque Descartes eut fait consister la nature ou l’essence de la matière dans la simple étendue, il y eut des philosophes, entre autres Gassendi, qui y ajoutèrent la propriété de résister et d’exclure du même lieu tout autre corps, et qui empruntèrent au grec l’expression d’antitypie. Elle fut reprise par Leibniz ; on lit dans sa dissertation sur la vraie méthode : « Ceux qui pour constituer la nature du corps ont ajouté à l’extension une certaine résistance ou impénétrabilité, ou, pour parler comme eux. l’antitypie ou la masse, comme Gassendi et d’au­tres hommes savants, se sont montrés meilleurs philosophes que les Cartésiens ; mais ils n’ont pas épuisé la difficulté… il faut encore y joindre l’action. » Leibniz distingue en effet la matière première et la matière seconde, comme l’École l’avait fait avant lui. L’une est une simple puis­sance passive, un pur concept sans réalité ; elle a pour essence l’inertie : « Elle n’ajoute pas plus au corps, dit-il dans une lettre à Wagner, que le point n’ajoute à la ligne ; car elle consisté seulement dans l’antitypie et l’extension qui ne sont sont rien autre chose que de pures puissances passives. » L’autre, au contraire, est une entéléchie, c’est-à-dire une substance réelle et active ; « la résistance, dit-il encore, n’est pas une action, mais une pure passivité ; cette propriété qu’on appelle antitypie ou impénétrabilité, par laquelle la matière résiste à tout ce qui pourrait la pé­nétrer, ne comporte pas le pouvoir d’agir à son tour sur cet objet, non repercutit, si l’on n’y ajoute une force élastique. » Plusieurs critiques se sont mépris en croyant que Leibniz identifiait l’antitypie avec l’activité de la matière : l’une est pour lui l’inertie, l’autre la force ; l’une une conception abstraite, l’autre une chose réelle.

E. C.


A PARTE ANTE, A PARTE POST. Ces deux expressions, empruntées à la philosophie sco­lastique, ne peuvent être comprises l’une sans l’autre. Elles s’appliquent à l’éternité, que l’homme ne peut concevoir qu’en la divisant, pour ainsi dire, en deux parties. L’une n’a pas de bornes dans le passé : c’est l’éternité a parte ante : l’autre n’en a pas dans l’avenir : c’est l’éternité a parte post. Les philosophes du moyen âge attribuaient à Dieu ces deux sortes d’éternité ; mais l’âme, disaient-ils, ne possède que la der­nière. Voy. Éternité.


APATHIE (de privatif et de πάθος, pas­sion) signifie littéralement l’absence de toute passion. Et comme les passions sont, aux yeux du vulgaire, le principe même ou du moins le mobile le plus ordinaire de nos actions, on en­tend généralement par apathie une sorte d’inertie morale, l’absence de toute activité, de toute éner­gie, de toute vie spontanée. Dans la langue phi­losophique, l’acception de ce mot n’est pas tout à fait la même. Là il exprime seulement l’anéan­tissement des passions par la raison, une insensibilité volontaire qui, loin de nuire à l’acti­vité, en est, au contraire, le plus beau triomphe. C’est ainsi que l’entendaient les stoïciens, pour qui toute passion et toute affection, même la plus noble, était une maladie de l’âme, un obstacle au bien, une faiblesse indigne dont le sage doit être affranchi. Dans leur opinion, l’homme cessait d’être vertueux et libre aussitôt qu’à la voix de la raison venait se joindre pour lui une autre influence. Par suite du même prin­cipe, tout ce qui n’est pas le mal moral était regardé comme indifférent ; ils n’accordaient pas que les plus vives douleurs du corps ou les plus cruelles blessures de l’âme puissent nous arra­cher un soupir ou une plainte. L’apathie stoï­cienne est donc tout autre chose que la résigna­tion, c’est-à-dire la patience dans le mal, par le motif de quelque noble espérance ou d’une sainte soumission à des décrets impénétrables : c’est la négation même du mal et de notre faiblesse à le supporter. Cependant il ne faudrait pas croire que l’apathie ne fût qu’un précepte stoïcien ; elle était également recommandée par d’autres philosophes, mais dans un but différent. Pyrrhon la regardait comme le souverain bien, comme le but même de la sagesse, dont le scepticisme, à ses yeux, n’était que le moyen (Cic., Acad., lib. II, c. xxxxii ; Diogène Laërce, liv. IX, c. xxxxii). Une fois convaincus que le bien et le mal, le vrai et le faux, ne sont que des apparences, nous ar­riverons infailliblement, pensait-il, à ne plus nous émouvoir de rien et à goûter cette tran­quillité parfaite au sein de laquelle doit s’écouler la vie du sage. Stilpon, l’un des plus brillants disciples de l’école mégarique, avait la même opinion sur le souverain bien. N’admettant pas d’autre existence réelle que celle de l’Être ab­solu, un et immuable de sa nature, il voulait que l’homme s’efforçât de lui ressembler, ou


plutôt qu’il s’identifiât avec lui par l’absence de toute passion et de tout intérêt (Senec., Epist.). Enfin, si nous en croyons Cicéron (Tusc., lib. V, c. xxvii), la règle de l’apathie était non-seulement recommandée en théorie, mais rigoureusement suivie en pratique par les gymnosophistes de l’Inde. Cependant il est permis de supposer que Cicéron ne possédait sur ce point que des connaissances incomplètes ; car, dans la morale des Hindous, il s’agissait plutôt de l’extase, de l’absorption de l’âme en Dieu, dont l’apathie, ap­pliquée aux choses de la terre, n’est qu’une simple condition. Voy. Extase.

L’apathie, surtout l’apathie stoïcienne, a été traitée séparément dans les dissertations sui­vantes : Niemeieri (Joh. Barth.), Dissert. de Stoi­corum άπαθεία, exhibens corum de affeclibus doctrinam, etc., in-4, Helmst., 1679. —Beenii, Dispp., lib. III, άπαθεία sapientis stoici, in-4, Co­penhague, 1695. — Fischeri (Joh. Henr.), Dissert de stoicis άπαθεία ; falso suspectis, in-4, Leipzig, 1716. — Quadii, Disputatio tritum illud stoicorum paradoxon περί τήζ άπαθειας expendens, in-4, Sedini, 1720. — Meiners, Mélanges, t. II, p. 130 (all.).


APERCEPTION ou APPERCEPTION (de ad et de percipere, percevoir intérieurement et pour soi). Leibniz est le premier qui ait introduit ce terme dans la langue philosophique, pour désigner la perception jointe à la conscience ou à la réflexion. Voici comment il définit lui—même ce mode de notre existence : « La perception, c’est l’état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l’aperception est la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n’est point donnée à toutes les âmes, ni toujours à la même âme. » De là résulte, comme Leibniz le reconnaît formellement, que l’aperception constitue l’essence même de la pensée, qui ne peut être conçue sans la conscience, comme la conscience n’existerait pas si elle n’enveloppait dans une même unité tous nos modes de représentation. Kant, dans sa Critique de la raison pure (Analyt. transcend., §§ 16 et 17), se sert du même terme sans rien changer à sa première signification. Selon lui, nos diverses représentations, les intuitions ou impressions diverses de notre sensibilité n’existeraient pas pour nous, sans un autre élément qui leur donne l’unité et en fait un objet de l’entendement. Or, cet élément que nous exprimons par ces deux mots je pense, c’est précisément l’aperception. « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, car autrement quelque chose serait représenté en moi sans pouvoir être pensé, c’est-à-dire que la représentation serait impossible, ou du moins elle serait pour moi comme si elle n’existait pas » (ubi supra, traduction de M. Cousin dans sa Crit. de la phil. de Kant, t. I, p. 106). Mais le fait de l’aperception peut être considéré sous deux aspects : dans le moment où il s’exerce sur les éléments très—divers que nous fournit la sensibilité et les relie, en quelque sorte, par l’unité de conscience, il prend le nom d’aperception empirique ; quand on le considère isolément, abstraction faite de toute donnée étrangère, comme l’essence pure de la pensée et le fond commun des catégories, c’est l’aperception pure, ou l’unité primitive et synthétique de l’aperception, ou bien encore l’unité transcendentale de la conscience. Il y a cependant une énorme différence entre Kant et Leibniz, lorsqu’on les interroge, non plus sur le caractère actuel de l’aperception, mais sur son origine. Selon l’auteur de la monadologie ; tout mode intérieur, par conséquent la sensation et même ce que nous éprouvons dans l’évanouissement ou dans le sommeil, a une certaine vertu représentative, et porte le nom de perception. L’aperception n’appartient pas à une faculté spéciale, elle n’est que la perception elle-même arrivée à son état le plus parfait, éclairant à la fois, de la même lumière, le moi et les objets extérieurs. D’après le fondateur de la philosophie critique, l’aperception, complètement distincte de la sensibilité, est l’acte fondamental de la pensée et ne représente qu’elle-même, nous laissant dans l’ignorance la plus complète sur la réalité du moi et des objets extérieurs considérés comme des substances. Cette différence n’a rien d’arbitraire ; elle vient de ce que le premier des deux philosophes dont nous parlons s’est placé au point de vue métaphysique ou de l’absolu, et l’autre au point de vue psychologique. Pour M. Cousin, qui a voulu concilier les intérêts de la métaphysique avec ceux de la psychologie, l’aperception pure est la vue spontanée des choses, et à ce titre, elle est opposée à la connaissance réfléchie ou analytique. Dans cette dernière, les principes rationnels étant considérés par rapport au moi, et séparés de leur objet, ont par là même un caractère subjectif qui a donné lieu au scepticisme de Kant. Au contraire, dans l’aperception pure, la raison et la vérité, qui en sont les deux termes, restent intimement unies et se présentent sous la forme d’une affirmation pure, spontanée, irréfléchie, où l’esprit se repose avec une sécurité absolue. De cette manière, la vérité se trouve avec la raison enveloppée dans la conscience, et un fait psychologique devient la base de la science métaphysique. Maine de Biran appelle aussi la conscience : l’apperception immédiate interne.


APODICTIQUE (ἀποδεικτικός, de ἀποδείξις, démonstration). Ce terme n’a jamais été mis en usage que par Kant, qui l’a emprunté matériellement à Aristote. Le philosophe grec (Analyt. Prior., lib. I, c. i) établit une distinction entre les propositions susceptibles d’être contredites, ou qui peuvent être le sujet d’une discussion dialectique, et celles qui sont la base ou le résultat de la démonstration. Kant, voulant introduire une distinction analogue dans nos jugements, a donné le nom d’apodictiques (apodictisch) à ceux qui sont au-dessus de toute contradiction. Voy. Kant, Critique de la raison pure, logique transcendantale, analytique des concept.


APOLLODORE est un philosophe épicurien mentionné par Diogène Laërce (liv. X, chap. xxv), mais dont la vie et les écrits nous sont également inconnus. Nous ignorons même à quelle époque il vivait. Tout ce que nous savons de lui c’est qu’il appartient à l’ancienne école épicurienne et qu’il y jouissait d’une très-grande autorité, car on lui donna le surnom de Cépotyrannus (le tyran du jardin) : c’est dans un jardin qu’Épicure enseignait ses doctrines. On lui attribue jusqu’à 400 ouvrages dont le temps n’a pas épargné le moindre lambeau. Il ne faut pas le confondre avec Apollodore le Grammairien, l’auteur de la Bibliothèque mythologique, et qui vivait à Athènes environ 140 ans avant l’ère chrétienne.


APOLLONIUS de Cyrène, surnommé Cronus, philosophe très-obscur de l’école mégarique, qui passe pour avoir été le maître de Diodore Cronus, le représentant le plus illustre et le plus habile dialecticien de la même école. Il vivait pendant le iiie siècle avant l’ère chrétienne.


APOLLONIUS de Tyane n’est pas seulement un philosophe, un disciple enthousiaste de Pythagore ; c’est le dernier prophète, ou plutôt la dernière idole du paganisme expirant, qu’il essaya vainement, par ses nobles réformes, d’arracher à une mort inévitable. Objet d’une vénération superstitieuse durant sa vie, il reçoit pendant trois ou quatre siècles après sa mort les honneurs divins. Les habitants de sa ville natale lui élèvent un temple ; ailleurs, on place son image à côté de celle des dieux ; on invoque son nom avec l’espoir de faire des prodiges ou pour implorer sa céleste protection ; des empereurs sont à la recherche de ses moindres paroles, des moindres traces de son existence ; un historien de la philosophie (Eunap., Vit. sophist.) l’appelle un dieu descendu sur la terre, et les derniers défenseurs du paganisme ne cessent de l’opposer à Jésus-Christ, dont il fut le contemporain. Mais, au milieu de ces manifestations d’enthousiasme, il est bien difficile de discerner la vérité historique, surtout si l’on songe que les ouvrages d’Apollonius ne sont pas arrivés jusqu’à nous, et que sa vie n’a été écrite que cent vingt ans environ après sa mort, par le rhéteur Philostrate, et sous l’inspiration de l’impératrice Julie, femme de Sévère, pour laquelle notre philosophe était l’objet d’un culte passionné. Veut-on savoir maintenant quelles sont les sources où Philostrate a puisé ? C’étaient, comme il nous l’apprend lui-même, les récits merveilleux des prêtres, les légendes conservées dans les temples, et avec deux autres écrits plus obscurs encore, les Mémoires, aujourd’hui perdus pour nous, de Damis, esprit crédule et borné, qui, ayant passé une grande partie de sa vie avec Apollonius, l’ayant accompagné dans la Chaldé et dans l’Inde, n’a rien trouvé de plus digne d’être transmis à la postérité, que des miracles et des prodiges. Voici cependant ce que l’on peut recueillir de plus vraisemblable sur la vie et sur les doctrines d’Apollonius.

Il naquit sous le règne d’Auguste, au commencement du ier siècle de l’ère chrétienne, d’une famille riche et considérée de Tyane, métropole de la Cappadoce. Dès l’âge de quatorze ans, il fut envoyé par son père à Tarse pour y étudier, sous le Phénicien Euthydème, la grammaire et la rhétorique. Un peu plus tard, il rencontra le philosophe Euxène, qui lui enseigna le système de Pythagore. Apollonius, ne trouvant pas la conduite de son maître d’accord avec ses leçons, ne tarda pas à le quitter, et Pythagore lui-même devint le modèle qu’il se proposa d’imiter en toutes choses. En conséquence, il se soumit dès ce moment jusqu’à sa mort à la vie la plus austère, s’abstenant rigoureusement de toute nourriture animale, s’interdisant l’usage du vin, observant la plus sévère continence, couchant sur la dure, marchant les pieds nus, laissant croître ses cheveux et ne portant jamais que des vêtements de lin. Il ne recula pas devant la rude épreuve d’un silence de cinq ans, et ce fut, dit-on, pendant ce temps-là qu’il commença ses voyages. Désirant remonter aux sources des idées pythagoriciennes, il se rend en Orient, s’arrête pendant quatre ans à Babylone à converser avec les mages, passe de là dans le Caucase, et enfin dans l’Inde, où il se met en rapport avec les gymnosophistes et les brahmanes. Il visita aussi l’Éthiopie, la haute Égypte, la Grèce et l’Italie, toujours occupé à s’instruire lui-même ou à éclairer les autres, cherchant de préférence à agir sur les prêtres, et recueillant dans tous les lieux où il passait des honneurs extraordinaires. Le mystère qui enveloppa sa mort augmenta encore la superstition dont il fut l’objet ; car, arrivé à un âge très-avancé, il sembla tout à coup disparaître de la terre, sans qu’on pût jamais découvrir ni en quel lieu ni de quelle manière il termina ses jours.

Ce que nous savons de la vie d’Apollonius, et même les fables qui le dérobent en quelque sorte aux recherches de l’histoire, nous montrent en lui un prêtre réformateur, un moraliste religieux plutôt qu’un philosophe. Ainsi, quoique disciple de Pythagore, il faisait assez peu de cas de la théorie des nombres (Philostr., liv. III, chap. xxx). Il n’accordait qu’une valeur tout à fait secondaire aux mathématiques, à l’astronomie et à la musique, qui, pour les autres philosophes de la même école, étaient des sciences du premier ordre. S’il conserve l’usage des symboles, c’est afin de donner un sens plus élevé aux cérémonies du culte et aux croyances religieuses. C’est vers ce but que tendaient principalement tous ses efforts, son séjour prolongé dans les temples, son commerce assidu avec les prêtres de tous les pays, et probablement aussi ses ouvrages, dont l’un, à ce que nous apprend Philostrate, traitait des sacrifices, et l’autre de la divination par les astres (ubi supra, lib. III, c. xix). Ainsi que Platon, il accuse les prêtres d’avoir perverti chez les hommes, par leurs fables immorales, l’amour de la vertu et l’idée de la Divinité. Pour remédier à ce mal, il voulait remonter aux traditions primitives du genre humain, et ce sont ces traditions qu’il est allé chercher parmi les plus anciens peuples de l’Orient. Cependant on serait embarrassé d’exposer avec suite et d’une manière certaine les doctrines qu’il a tenté de substituer aux opinions régnantes. Il paraît seulement, d’après quelques paroles prononcées en diverses circonstances et conservées par son disciple Damis, qu’il regardait toute la terre comme une même patrie ; et tous les hommes comme des frères qui devaient partager entre eux les biens que la nature leur offre à tous. En cela, il n’aurait fait que généraliser le principe de la vie commune, que l’école de Pythagore avait, dès l’origine, essayé de mettre en pratique. Ses vues sur le culte ne paraissent pas avoir été moins élevées que sa morale, dont il faut surtout se faire une idée par sa vie irréprochable et ses goûts cosmopolites. Il avait en horreur le sang et les sacrifices ; il regardait comme indignes du Dieu suprême, même les offrandes les plus innocentes : car Dieu, disait-il, n’a besoin de rien, et, comparé à lui, tout ce qui vient de la terre est une souillure ; des paroles entièrement dignes de lui, et qui n’ont pas même besoin de sortir de nos lèvres, voilà le seul hommage qu’il faut lui adresser (Eus., Prœp. evang., lib. IV, c. xiii. Philostr., Vit. Apoll., lib. III, c. xxxv ; lib. IV, c. xxx). Un tel homme ne peut pas avoir conservé, comme on l’assure, la divination, les pronostics, la prédiction de l’avenir par les songes, sans donner à toutes ces pratiques du paganisme une signification plus profonde, ou sans les rattacher à quelque théorie mystique sur l’intuition intérieure et la révélation individuelle. Quoi qu’il en soit, les tentatives d’Apollonius ne furent certainement pas sans résultats pour son époque. Tout en cherchant à les raviver par un esprit plus pur, il n’a pas peu contribué à faire prendre en dégoût ce vieux culte des sens, cette antique apothéose de la forme, et à préparer les voies à la religion nouvelle.

Dans le domaine de la philosophie proprement dite, son influence est moins grande, mais non moins incontestable. Ainsi que Philon, il a contribué à élargir la sphère de la spéculation en faisant passer dans son sein des éléments nouveaux. Il a rapproché deux mondes jusqu’alors trop isolés l’un de l’autre, l’Orient et la Grèce. Un des premiers, il s’est mis à la recherche de cette chaîne invisible de la tradition qui, à leur insu, ne cesse de relier entre eux les hommes et les peuples. Enfin c’est un précurseur de cette magnifique école d’Alexandrie qui, en face du christianisme naissant, semble avoir voulu résumer et formuler en système tous les efforts intellectuels de l’ancien monde. Cependant, si les lettres qui portent le nom d’Apollonius étaient authentiques, nous pourrions attribuer à ce philosophe un système métaphysique où tous les êtres et toutes les existences finies sont représentés comme des modes purement passifs d’une substance unique tenant la place de Dieu ; où la naissance et la mort ne sont que le passage d’un état plus subtil à un état plus dense de la matière et vice versa ; où la matière elle-même, se raréfiant et se condensant alternativement, est précisément cette substance unique dont nous venons de parler, cet être éternel, toujours le même en essence et en quantité, malgré la diversité de ses formes (Apoll., Epist. lviii). Mais il est facile de voir que ce système, qui se réduit simplement au matérialisme, est en contradiction flagrante avec le caractère moral et religieux d’Apollonius. On y reconnaîtrait plutôt le langage de la nouvelle école stoïcienne, et cette observation s’applique tant aux idées morales qu’aux opinions métaphysiques exprimées dans la lettre que nous venons de citer. D’ailleurs, par des raisons extérieures qui ne trouvent pas ici leur place, la critique moderne est unanime à regarder comme apocryphe le recueil entier de ces lettres. — Voy. Philostr., Vit. Apoll., lib. VIII, dont il a paru plusieurs éditions avec la traduction latine, à Venise, à Cologne et à Paris. Il existe aussi deux traductions françaises de cette biographie, dont l’une, par Blaise de Vigenère, a paru à Paris en 1611, in-4, l’autre à Berlin en 1774, 4 vol. in-12. — Consultez aussi Ritter, Hist. de la phil. anc., Paris, 1836, t. IV, p. 400 de la traduction de Tissot. — Tennemann, t. V, p. 198. — Mosheim, Comment. et orat. Varr. argum., in-8, Hamb., 1751, p. 347. — Klose, Dissert. de Apollonio Tyan. et de Philostrato. in-4, Wittemb., 1723. — Zimmermann, de Miraculis Apollonii Tyan., Edimb., 1755. — Herzog, Philosophia practica Apollonii Tyan. in sciographia, in-4, Leipzig, 1719. — Bayle, Dict. crit., art. Apollonius.Encyclopédie méthodique, art. Pythagore. — Baur, Apollonius de Tyane et le Christ ; ou Rapport du pythagorisme au christianisme, in-8, Tubing., 1832 (all.). — Chassang, Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges, par Philostrate, Paris, 1862. 1 vol. in-8. — Histoire critique de l’école d’Alexandrie, par M. Vacherot, Paris, 1846, 2 vol.Histoire de l’école d’Alexandrie, par J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. — Mervoyer, Περὶ Απολλώνιου τοῦ Τυανέος. Paris, 1864, in-8. — Legrand d’Aussy, Vie d’Apollonius de Tyane, Paris, 1807, 2 vol. in-8.


APOLLOPHANE, philosophe stoïcien, né à Antioche en Mygdonie, vécut longtemps à Alexandrie. Il était le disciple direct d’Ariston, et par conséquent devait être né comme Ératosthène, que les biographes anciens lui associent, vers le commencement du iiie siècle avant Jésus-Christ. Les témoignages qui nous ont transmis son nom ne sont par nombreux, et encore moins instructifs. On peut dire seulement qu’il avait écrit un livre intitulé : Ariston, et qu’il y reprochait à son maître de s’être écarté de l’ancienne rigueur morale des stoïciens ; qu’il ne prétendait pas non plus, comme lui, borner toute la philosophie à l’éthique, et avait composé une physique ; qu’il réduisait toutes les vertus à la seule sagesse ; et enfin qu’il divisait l’âme en neuf parties.

Voy. Diogène Laërte, VII, 92 et 140 : Athénée,

VII, 6 ; Tertullien, de Anima, 14. Ménage, dans ses Observationes in Diogenem Laertium, VII, 92 ; rapporte en l’approuvant une conjecture gratuite, suivant laquelle ce philosophe serait le même que le médecin Apollophane, cité par Pline l’ancien, XXII, 2, par Celse, V, 18, et par Polybe, liv. V.
X

APONO (Pierre d’), médecin et philosophe très-renommé de son temps, naquit en 1250 ; dans un village des environs de Padoue, qui s’appelle aujourd’hui Abano : de là le nom de Pierre d’Abano. généralement adopté par les biographes moaernes. Après avoir fait à l’Universite de Paris de brillantes études et s’y être signalé déjà par la variété de ses connaissances, il alla s’établir à Padoue, où il exerça la médecine avec beaucoup de succès et, il faut ajouter, avec un grand profit ; car on dit qu’il mettait ses soins à un prix exorbitant. Très-passionné pour tout ce qu’on nommait alors les sciences occultes, il consacrait tous les loisirs que lui laissait l’exercice de son art, à la physiognomonie, à la chiromancie, à l’astrologie, ou plutôt à l’astronomie, comme le prouve la traduction des livres astronomiques d’Aben-Ezra. Il ne resta pas non plus étranger à la philosophie scolastique et arabe, et son principal ouvrage (Conciliatio differentiarum philosophicarum et prœcipue medicarum), le seul qui puisse être cité ici, a pour but de concilier entre elles les principales opinions des philosophes, et surtout des médecins. De là le nom de conciliateur (conciliator), sous lequel les écrivains du temps le désignent ordinairement. Apono ne fut pas plus heureux que Roger Bacon et d’autres hommes de la même trempe d’esprit. Traduit devant le tribunal de l’inquisition, sous l’accusation de sorcellerie, il n’aurait probablement pas échappé au bûcher, si la mort ne fût venue le surprendre au milieu de son procès, en l’an 1316, au moment où il venait d’atteindre l’âge de soixante-six ans. Mais l’inquisition ne voulut pas avoir perdu ses peines ; elle brûla publiquement son effigie à la place de son corps, que des amis du philosophe avaient soustrait à cette infamie. L’ouvrage d’Apono, que nous venons de citer, a été imprimé avec ses autres œuvres, à Mantoue en 1472, et à Venise en 1483, in-f°. Voir Bayle, Dict. crit., art. Apono, et Naudé, Apologie des grands hommes.

À POSTERIORI, À PRIORI. De ces deux expressions, unanimement adoptées par la philosophie moderne, la première s’applique à tous les éléments de la connaissance humaine que l’intelligence ne peut pas tirer de son propre fonds, mais qu’elle emprunte à l’expérience et à l’observation des faits, soit intérieurs, soit extérieurs ; par la seconde, au contraire, on désigne les jugements et les idées que l’intelligence ne doit qu’à elle-même, qu’elle trouve déjà établis en elle quand les faits se présentent, et qu’on a appelés, avec raison, les conditions mêmes de l’expérience ; car, sans leur concours, la connaissance des objets serait absolument impossible. Ainsi, on dira de la notion de corps qu’elle est formée a posteriori, tandis que l’idée d’espace existe en nous a priori. Mais en même temps l’on conçoit qu’en retranchant celle-ci, la première est entièrement détruite ; car, si l’espace peut exister sans corps, il n’y a pas de corps sans espace, c’est-à-dire sans étendue. Une connaissance a posteriori est tout à fait la même chose qu’une connaissance acquise. Mais a priori n’est pas synonyme d’inné : les idées innées étaient regardées comme indépendantes de l’expérience ; les idées a priori, encore une fois, sont la condition et se manifestent à l’occasion


de l’expérience. Voy. Idées, Intelligence, Expérience.

APPÉTIT (de appetere, désirer). Par ce mot, la philosophie scolastique n’entendait pas uniquement le désir proprement dit, mais aussi la volonté ; seulement on établissait une distinction entre l’appétit sensitif (appetitus sensitivus) et l’appétit rationnel (appetitus rationalis), qui, éclairé par la raison, nous rend maîtres de nos passions animales. Le premier se divisait à son tour en appétit irascible et appétit concupiscible, c’est-à-dire la colère et la concupiscence. Cette confusion de la volonté et du désir remonte à Aristote, qui, lui aussi, comprenait ces deux faits de l’âme sous un titre commun, celui d’όρεξιζ ou d’όρεκτικόν, qu’on ne saurait traduire que par appétit (de Anima, lib. III, c. ix). Aujourd’hui ce terme n’a plus d’autre usage, en philosophie, que de désigner les désirs instinctifs qui ont leur origine dans certains besoins du corps, à savoir celui de la nutrition et de la reproduction. Le mot désir, appliqué aux mêmes choses, écarterait l’idée d’instinct et ferait supposer une certaine influence de l’imagination.

APPÉTITION. Ce terme est fréquemment employé par Leibniz ; il prétendait que tous les êtres qui composent la nature, toutes les monades sans exception, sont doués de deux qualités essentielles : 1° la représentation, qui est la forme la plus humble de la sensibilité et de l’intelligence ; 2° l’appétition, qui est une tendance a l’action et la première ébauche de la volonté. Voy. Leibniz.

APPRÉHENSION (de apprehendere, saisir ou toucher). Ce terme a été emprunté par la scolastique à la philosophie d’Aristote. Il est la traduction littérale du mot θίξις ou θίγειν, consacré par le philosophe grec à désigner les notions absolument simples qui, en raison de leur nature, sont au-dessus de l’erreur et de la vérité logique (Metaph., lib. IX, c. x). En passant dans la langue philosophique du moyen âge, il perdit un peu de sa valeur primitive ; il servit à désigner, non-seulement les notions simples, mais toute espèce de notion, de conception proprement dite, qui ne fait pas partie et qui n’est pas le sujet d’un jugement ou d’une affirmation. Enfin, accueilli dans la philosophie de Kant, il subit une nouvelle métamorphose ; car dans la Critique de la raison pure, on donne le nom d’appréhension à un acte de l’imagination qui consiste à embrasser et à coordonner dans une seule image ou dans une conception unique les éléments divers de l’intuition sensible, tels que la couleur, la solidité, l’étendue, etc. Mais comme il y a, selon Kant, deux choses à distinguer dans l’exercice des sens, à savoir : la sensation elle-même et les formes de la sensibilité, représentées par le temps et par l’espace, il se croit obligé d’admettre aussi deux sortes d’appréhension : l’une empirique, qui nous donne pour résultat des notions sensibles ; l’autre a priori, appelée aussi la synthèse pure de l’appréhension, qui nous fournit les notions des nombres et les figures de géométrie. Aujourd’hui, tant en Allemagne qu’en France, ce terme est à peu près abandonné.

APULÉE (Lucius Apuleius ou Appuleius) naquit à Madaure, petite ville de la Numidie, alors province romaine, 120 ans environ après J. C. Après avoir fait à Carthage ses premières études, il alla compléter son éducation à Athènes, ou il fut initié à la philosophie grecque, principalement au système de Platon. D’Athènes, il se rendit à Rome, apprit sans maître la langue latine, et remplit pendant quelque temps la charge d’intendant. Mais la mort de ses parents

l’ayant mis en possession d’une fortune considé­rable. il ne crul pas en faire un meilleur em­ploi que de la dépenser en voyages instructifs. En conséquence, il se mit à parcourir, comme les sages de l’antiquité, l’Orient et l’Egypte, étu­diant principalement les doctrines religieuses des contrées qu’il visitait, et se faisant initier à plusieurs mystères, entre autres à ceux d’Osiris. De retour dans sa patrie, après avoir ainsi dis­sipé tous ses biens, il épousa une riche veuve dont il avait connu le nls à Rome. Les parents de cette femme Payant accusé de magie devant te proconsul romain, Apulée se défendit avec beaucoup d’art et d’éloquence, comme le prouve son plaidoyer que l’on a conservé parmi ses œu­vres (Oratio pro magia, etc.). On sait qu’il vi­vait sous le règne d’Antoine et de Marc Aurèle ; mais on ignore en quelle année il mourut.

Apulée appartient à cette époque indécise où l’esprit oriental et l’esprit grec, les croyances religieuses et les idées philosophiques, se mê­laient. ou plutôt se juxtaposaient dans l’opinion générale, sans former encore un tout systéma­tique. Il est un de ceux qui ont beaucoup con­tribué, par leur exemple, à amener ce résultat, et, quoique les qualités de son esprit et de ses œuvres soient surtout littéraires, il ne peut être négligé impunément par l’historien de la philo­sophie. Ce n’est pas dans un recueil comme ce­lui-ci qu’il peut être question de Y Ane d’or, vé­ritable roman satirique sur lequel se fonde la réputation d’Apulée. Nous ne parlerons pas même de la plupart de ses écrits philosophiques, aride et par là même infidèle analyse des doctrines de Platon et d’Aristote. Il n’y a guère que sa démonologie, contenue presque tout entière dans l’ouvrage intitulé de Deo Socratis, qui mé­rite l’honneur d’être cité· car là se trouve l’élé­ment nouveau qu’il voulait introduire dans la philosophie, et qui joue un si grand rôle chez les derniers Alexandrins. Dans la pensée d’Apu­lée, il est indigne de la majesté suprême que Dieu intervienne directement dans les phénomè­nes de la nature. Par conséquent, il met à ses ordres des légions de serviteurs de différents grades, qui gouvernent et qui agissent d’après leur impulsion et leur plan éternel. Ces servi­teurs, ce sont les démons, revêtus d’un corps subtil comme l’air, et habitants de la région moyenne qui s’étend entre le ciel et la terre. Rien de ce qui se passe dans la nature ou dans le cœur de l’homme ne peut échapper à leurs regards pénétrants. Quelquefois même, lorsque Dieu nous appelle à quelque grande mission, ils viennent, nous vivants, habiter notre corps et nous dicter ce que nous avons à faire. Ainsi s’explique le génie familier de Socrate. C’est à cette même croyance qu’Apulée veut rattacher tous les usages religieux, tant chez les Grecs que chez les barbares. Ce n’est pas assez que ces idées soient par elles-mêmes d’un caractère peu philosophique ; elles sont encore présentées sous une forme confuse et dans un ordre tout à fait arbitraire. Voici les titres des ouvrages d’Apulée et des travaux auxquels ils ont donné lieu : de Philosophia, seu de Habitudine doctrinarum et nativitate Platonis, lib. III ; de Mundo (une traduction de l’ouvrage faussement attri­bué sous le même titre à Aristote) ; de Deo Socrutis ; Fabulæ milesiœ, seu Metamorph., lib. XI ; Hermetis Trismeg. de Natura deo­rum, ad Asclepium alloquuta. Ses Œuvres complètes, 2 vol. in-8, Lyon. 1614 ; et 2 vol. in-4, Paris, 1688.Apuleii Theologia exhibita a l’alstero. dans ses Cogitata philosophica, p. 37. De A/>uleii vita, scriptis, etc., auct. Boxscha, dans le 3° vol. de l’édition de Leyde,

in-4, 1786. De mystica Apuleii doctrina, auct. Charpentier, in-8, Parisiis, 1839.

ARABES (Philosophie des). Les monuments littéraires des Arabes ne remontent pas au delà du vie siècle de l’ère chrétienne. Si la Bible nous vante la sagesse des fils de l’Orient, si l’au­teur du Livre de Job choisit pour théâtre de son drame philosophique une contrée de l’Arabie, et pour interlocuteurs des personnages arabes, nous pouvons en conclure tout au plus que les anciens Arabes étaient arrivés à un certain degré de cul­ture, et qu’ils excellaient dans ce qu’on compre­nait alors sous le nom de sagesse, c’est-à-dire dans une certaine philosophie populaire, qui consistait à présenter, sous une forme poétique, des doctrines, des règles de conduite, des ré­flexions sur les rapports de l’homme avec les êtres supérieurs, et sur les situations de la vie humaine. Il ne nous est resté aucun monument de cette sagesse, et les Arabes eux-mêmes esti­ment si peu le savoir de leurs ancêtres, qu’ils ne datent leur existence intellectuelle que depuis l’arrivée de Mohammed ; appelant la longue sé­rie de siècles qui précéda le prophète le temps de l’ignorance.

Dans les premiers temps de l’islamisme, l’en­thousiasme qu’excita la nouvelle doctrine et le fanatisme des farouches conquérants ne laissè­rent pas de place à la réflexion, et il ne put être question de science et de philosophie. Cepen­dant un siècle s’était à peine écoulé que déjà quelques esprits indépendants, cherchant à se rendre compte des doctrines du Koran, que jus­que-là on avait admises sans autre preuve que l’autorité divine de ce livre, émirent des opinions qui devinrent les germes de nombreux schis­mes religieux parmi les Musulmans ; peu à peu on vit naître différentes écoles, qui,’plus tard, surent revêtir leurs doctrines des formes dialec­tiques, et qui, tout en subissant l’influence de la philosophie, surent se maintenir à côté des phi-^ losophes, les combattre avec les armes que la" science leur avait fournies, et d’écoles théo­logiques qu’elles étaient, devenir de véritables écoles philosophiques. La première hérésie^ à ce u’il paraît, fut celle des kadrites, c’est-a-dire e ceux qui professaient la doctrine du kadr, qu’on fait remonter à Maabed ben-Khaled alDjohni. Le mot kadr (pouvoir) a ici le sens de libre arbitre. Maabed attribuait à la seule vo­lonté de l’homme la détermination de ses ac­tions, bonnes ou mauvaises. Les choses, disait-il, sont entières, c’est-à-dire aucune prédestination, aucune fatalité n’influe sur la volonté ou l’action de l’homme. Aux kadrites étaient opposés les djabarites, ou les fatalistes absolus, qui disaient que l’homme n’a de pouvoir pour rien, qu’on ne peut lui attribuer la faculté d’agir et que ses ac­tions sont le résultat de la fatalité et de la con­trainte (djabar). Cette doctrine, professée vers la fin de la dynastie des Ommiades, par Djahm ben-Safwàn, aurait pu très-bien marcher d’ac­cord avec la croyance orthodoxe, si, en même temps, Djahm n’eût nié tous les attributs de Dieu, ne voulant pas qu’on attribuât au Créateur les qualités de la créature, ce qui conduisait à faire de Dieu un être abstrait, privé de toute qualité et de toute action. Contre eux s’élevèrent les cifatites, ou partisans des attributs (cifàt), qui, prenant à la lettre tous les attributs de Dieu qu’on trouve dans le Koran, tombèrent dans un grossier anthropomorphisme.

De l’école de Hasan al-Baçri, à Bassora, sortit, au 11e siècle de l’hégire, la secte des motazales, ou dissidents, dont les éléments étaient déjà donnés dans les doctrines ies sectes précédentes. Wacel ben-Atha(né l’an 8C de l’hégire, ou 699-700de.I. C.,

et mort l’an 131} ou 748-749 de J. C.), disciple de Hasan, ayant été chassé de l’école, comme dissi­dent (motazal), au sujet de quelque dogme reli­gieux, se fit lui-même chef d’école, réduisant en système les opinions énoncées par les sectes précédentes, et notamment celle des kadrites. Les motazales se subdivisent eux-mêmes en plusieurs sectes, divisées sur des points secondai­res ; mais ils s’accordent tous à ne point reconnaî­tre en Dieu des attributs distincts de son essence, et à éviter, par là, tout ce qui semblait pouvoir nuire au dogme de l’unité de Dieu. Ils accordent à l’homme la liberté sur ses propres actions, et maintiennent la justice de Dieu, en soutenant que l’homme fait, de son propre mouvement, le bien et le mal, et a ainsi des mérites et des dé­mérites. C’est à cause de ces deux points princi­paux de leur doctrine que les motazales se dé­signent eux-mêmes par la dénomination de achâb al-adl wal-tauhîd (partisans de Injustice et de Y unité). Ils disent encore « que toutes les connaissances nécessaires au salut sont du res­sort de la raison ; qu’on peut, avant la publica­tion de la loi, et avant comme après la révéla­tion, les acquérir par les seules lumières de la raison, en sorte qu’elles sont d’une obligation nécessaire pour tous les hommes, dans tous les temps et dans tous les lieux. » (Voy. de Sacy, Ex­posé de la religion des Druzes, t. I, introd., p. xxxvij.) Les motazales durent employer les armes de la dialectique pour défendre leur sys­tème contre les orthodoxes et les hérétiques, en­tre lesquels ils tenaient le milieu ; ce furent eux qui mirent en vogue la science nommée ilm al-calâm (science de la parole), probablement parce qu’elle s’occupait de la parole divine. On peut donner à cette science le nom de dogma­tique, ou de théologie scolastique ; ceux qui la professaient sont appelés motecallemîn. Sous ce nom nous verrons fleurir plus tard une école importante, dont les motazales continuèrent à former une des principales branches.

Ce que nous avons dit suffira pour faire voir que lorsque les Abbasides montèrent sur le trône des khalifes, l’esprit des Arabes était déjà assez exercé dans les subtilités dialectiques et dans plusieurs questions métaphysiques, et pré­paré à recevoir les systèmes de philosophie qui allaient être importés de l’étranger et compli­quer encore davantage les questions subtiles qui divisaient les différentes sectes. Peut-être même le contact des Arabes avec les chrétiens de la Syrie et de la Chaldée, où la littérature grecque était cultivée, avait-il exercé une cer­taine influence sur la formation des sectes schismatiques parmi les Arabes. On sait quels furent ensuite les nobles efforts des Abbasides, et no­tamment du khalife Al-Mamoun, pour propager parmi les Arabes les sciences de la Grèce ; et quoique les besoins matériels eussent été le pre­mier mobile qui porta les Arabes à s’approprier les ouvrages scientifiques des Grecs, les differen­tes sciences qu’on étudia pour l’utilité pratique, telles que la médecine, la physique, l’astronomie, étaient si étroitement liees à la philosophie, qu’on dut bientôt éprouver le besoin de connaî­tre cette science sublime, qui, chez les anciens, embrassait, en quelque sorte, toutes les autres, et leur prêtait sa dialectique et sa sévère mé­thode. Parmi les philosophes grecs, on choisit de préférence Aristote, sans doute parce que sa méthode empirique s’accordait mieux que l’idéa­lisme de Platon avec la tendance scientifique et positive des Arabes, et que sa logique était con­sidérée comme une arme utile dans la lutte quo­tidienne des différentes écoles théologiques.

Les traductions arabes des œuvres d’Aristote,

comme de tous les ouvrages grecs en général, sont dues, pour la plupart, à des savants chré­tiens syriens ou chaldéens, notamment à des nestoriens, qui vivaient en grand nombre comme médecins à la cour des khalifes, et qui, familia­risés avec la littérature grecque, indiquaient aux Arabes les livres qui pouvaient leur offrir le plus d’intérêt. Les ouvrages d’Aristote furent traduits, en grande partie, sur des traductions syriaques ; car dès le temps de l’empereur Justinien on avait commence à traduire en syria­que des livres grecs, et à répandre ainsi dans l’Orient la littérature des Hellènes. Parmi les manuscrits syriaques de la Bibliothèque natio­nale, on trouve un volume (n° 161) qui renferme Ylsagoge de Porphyre et trois ouvrages d’Aris­tote, savoir:les Catégories, le livre de Y Inter­prétation et les Premiers Analytiques. La ‘tra­duction de Ylsagoge y est attribuée au Frère Athanase, du monastère de Beth-Malca, qui l’a­cheva en 966 (des Séleucides), ou 645 de J. C. Celle des Catégories est due au métropolitain Jacques d’Édesse (qui mourut l’an 708 de J. C.). Un manuscrit arabe (n° 882 A), qui remonte au commencement du xie siècle, renferme tout YOrganon d’Aristote, ainsi que la Rhétorique, la Poétique et Ylsagoge de Porphyre. Le travail est dû à plusieurs traducteurs ; quelques-uns des ouvrages portent en titre les mots traduit du syriaque, de sorte qu’il ne peut rester aucun doute sur l’origine de ces traductions. On voit, du reste, par les nombreuses notes interlinéai­res et marginales que porte le manuscrit, qu’il existait, dès le x® siècle, plusieurs traductions des différents ouvrages d’Aristote, et que les tra­vaux faits à la hâte sous les khalifes Al-Mamoun et Al-Motawackel furent revus plus tard, corrigés sur le texte syriaque ou grec, ou même entière­ment refaits. Les livres des Réfutations des so­phistes se présentent, dans notre manuscrit, dans quatre traductions différentes. La seule vue de l’appareil critique que présente ce précieux manuscrit peut nous convaincre que les Arabes’possédaient des traductions faites avec la plus scrupuleuse exactitude, et que les auteurs qui, sans les connaître, les ont traitées de barbares et d’absurdes (voy. Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 106, 107, 149, 150) étaient dans une profonde erreur ; ces auteurs ont basé leur juge­ment sur de mauvaises versions latines dérivées, non de l’arabe, mais des versions hébraïques.

Les plus célèbres parmi les premiers traduc­teurs arabes d’Aristote furent Honaïn ben-Ishâk, médecin nestorien établi à Bagdad (mort en 873), et son fils Ishâk ; les traductions de ce dernier furent très-estimées. Au xe siècle, jYahya benAdi et Isa ben-Zaraa donnèrent de nouvelles traductions ou corrigèrent les anciennes. On traduisit aussi les principaux commentateurs d’Aristote, tels que Porphyre, Alexandre d’Aphrodisée, Themistius, Jean Philopon. Ce fut surtout par ces commentateurs que les Arabes se fami­liarisèrent aussi avec la philosophie de Platon, dont les ouvrages ne furent pas traduits en arabe, ou du moins ne furent pas très-répandus, à l’exception de la République, qui fut com­mentée plus tard par Ibn-Roscnd (Averrhoès). Peut-être ne pouvait-on pas d’abord se procurer la Politique d’Aristote, et on la remplaça par la République de Platon. Il est du moins certain que la Politique n’était pas parvenue en Espa­gne ; mais elle existait pourtant en Orient, comme on peut le voir dans le post-scriptum mis par Ibn-Roschd à la fin de son commentaire sur Y Éthique, et que Jourdain (Recherches crit., etc., in-8, nouv. édit., Paris, 1843, p. 438) a cité d’après Herrmann l’AUemand. Un au-leur arabe du xm° siècle, Djemâl-eddîn al-Kifti, qui a écrit un Dictionnaire des philosophes. nomme, à l’article Platon, comme ayant été traduits en arabe, le livre de la République, ce­lui des Lois et le Timèe ; et, à l’article éocrate, ]e même auteur cite de longs passages du Criton et du Pliédon. Quoi qu’il en soit, on peut dire avec certitude que les Arabes n’avaient de notions exactes, puisées aux sources, que la seule philosophie d’Aristote. La connaissance des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs se répandit bientôt dans toutes les écoles, toutes les sectes les étudièrent avec avidité. <· La doc­trine des philosophes, dit l’historien Makrizi, causa à la religion, parmi les Musulmans, des maux plus funestes qu’on ne peut le dire. La philosophie ne servit qu’à augmenter les er­reurs des hérétiques, et à ajouter à leur impiété un surcroît d’impiété » (de Sacy, liv. c, p. xxij). On vit bientôt s’élever, parmi les Arabes, des hommes supérieurs qui, nourris de l’étude d’A­ristote, entreprirent eux-mêmes de commenter les écrits du Stagirite et de développer sa doc­trine. Aristote fut considéré par eux comme le philosophe par excellence; et si l’on a eu tort de soutenir que tous les philosophes arabes n’ont fait que se traîner servilement à sa suite, du moins est-il vrai qu’il a toujours exercé sur eux une véritable dictature pour tout ce qui con­cerne les formes du raisonnement et la méthode. Un des plus anciens et des plus célèbres com­mentateurs arabes est Abou Yousouf Yaakoub ben-Ishâk al-Kendi (voy. Kendi), qui florissait au i.ve siècle. Hasan ben-Sawàr, chrétien, au xe siècle, disciple de Yahya ben-Adi, écrivit des commentaires dont on trouve de nombreux ex­traits aux marges du manuscrit de 1 ’Organon, dont nous avons parlé. Abou-Naçr al-Farabi, au xe siècle, se rendit célèbre surtout par ses écrits sur la Logique (voy. Farabi). Abou-Ali IbnSina, ou Avicenne, au xic siècle, composa une série d’ouvrages sous les mêmes titres et sur le même plan qu’Aristote, auquel il prodigua ses louanges. Ce que Ibn-Sina fut pour les Arabes d’Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoès, le fut, au xue siècle, pour les Arabes d’Occident. Ses commen­taires lui acquirent une réputation immense, et firent presque oublier tous ses devanciers (voy. Ibn-Roschd). Nous ne pouvons nous empêcher de citer un passage de la préface d’Ibn-Roschd au commentaire de la Physique, afin de faire voir quelle fut la profonde vénération des phi­losophes proprement dits pour les écrits d’Aristote:« L’auteur de ce livre, dit Ibn-Roschd. est Aristote, fils de Nicomaque, le célèbre philoso­phe des Grecs, qui a aussi composé les autres ouvrages qu’on trouve sur cette science (la phy­sique), ainsi que les livres sur la logique et les traités sur la métaphysique. C’est lui qui a re­nouvelé ces trois sciences, c’est-à-dire la logique, la physique et la métaphysique, et c’est lui qui les a achevées. Nous disons qu’il les a renouve­lées, car ce que d’autres ont dit sur ces matières n’est pas digne d’être considéré comme point de départ pour ces sciences… et quand les ouvra­ges de cet homme ont paru, les hommes ont écarté les livres de tous ceux qui l’ont précédé, l’armi les livres composés avant lui, ceux qui, par rapport à ces matières, se trouvent le plus près de la méthode scientifique, sont les ouvra­ges de Platon, quoique ce qu’on y trouve ne soit que très-peu de chose en comparaison de ce qu’on trouve dans les livres de notre philosophe, et qu’ils soient plus ou moins imparfaits sous le rapport de la science. Nous disons ensuite qu’il les a achevées (les trois sciences) ; car aucun de ceux qui l’ont suivi, jusqu’à notre temps, c’est-àdire pendant près de quinze cents ans, n’a pu ajouter à ce qu’il a dit rien qui soit digne d’at­tention. C’est une chose extrêmement étrango et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve réuni dans un seul homme. Lorsque cependant ces choses se trouvent dans un individu, on doit les attribuer plutôt à l’existence divine qu’à l’existence humaine ; c’est pourquoi les anciens l’ont appelé le divin » (comparez Brucker, t. III, p. 105).

On se tromperait cependant en croyant que tous les philosophes arabes partageaient cette admiration, sans y faire aucune restriction. Maimonide, qui s’exprime à peu près dans les mê­mes termes qu’Ibn-Roschd sur le compte d’Aris­tote (voy. sa lettre à R. Samuel Ibn-Tibbon, vers la fin), borne cependant l’infaillibilité de ce philosophe au monde sublunaire, et n’admet pas toutes ses opinions sur les sphères qui sont audessus de l’orbite de la lune et sur le premier moteur (voy. More nebouchîm, liv. II, ch. xxn). Avicenne n’allait même pas si loin que Maimonide; dans un endroit où il parle de l’arc-enciel, il dit:« xJ’en comprends certaines qualités, et je suis dans l’ignorance sur certaines autres ; quant aux couleurs, je ne les comprends pas en vérité^ et je ne connais pas leurs causes. Ce qu’Aristote en a dit ne me suffit pas ; car ce n’est que mensonge et folie » (voy. R. SchemTob ben-Palkéira, More hammoré, Presburg, 1837, p. 109).

Ce qui surtout a dû préoccuper les philosophes arabes, quelle que pût être d’ailleurs leur indif­férence à l’égard de l’islamisme, ce fut le dua­lisme qui resuite de la doctrine d’Aristote, et qu’ils ne pouvaient avouer sans rompre ouverte­ment avec la religion, et, pour ainsi dire, se dé­clarer athées. Comment 1 énergie pure d’Aristote, cette substance absolue, forme sans matière^ peut-elle agir sur l’univers ? quel est le lien en-+ tre Dieu et la matière ? quel est le lien entre l’âme humaine et la raison active qui vient de dehors ? Plus la doctrine d’Aristote laissait ces questions dans le vague, et plus les philosophes arabes devaient s’efforcer de la compléter sous ce rapport, pour sauver l’unité de Dieu, sans tom­ber dans le panthéisme. Quelques pnilosophes, tels cju’Ibn-Bâdja et Ibn-Roschd (voy. ces noms), ont écrit des traités particuliers sur la Possibi­lité de la conjonction. Cette question, à ce qu’il parait, a beaucoup occupé les philosophes; pour y répondre, on a mêlé au système du Stagirite^ des doctrines qui lui sont étrangères, ce qui fit naître parmi les philosophes eux-mêmes plusieurs écoles dont nous parlerons ci-après, en dehors des* écoles établies par les défenseurs des dogmes religieux des différentes sectes.

Pour mieux faire comprendre tout l’éloignement que les différentes sectes religieuses de­vaient éprouver pour les philosophes, nous de­vons rappeler ici les principaux points du sys­tème métaphysique de ces derniers, ou de leur théologie, sans entrer dans des détails sur la divergence qu’on remarque parmi les philoso­phes arabes sur plusieurs points particuliers de cette métaphysique. Quant à la logique et à la physique, toutes les écoles tant orthodoxes qu’nétérodoxes sont à peu près d’accord :

1“ La matière, disaient les philosophes, est+ éternelle ; si l’on dit que Dieu a créé le monde, ce n’est là qu’une expression métaphorique. Dieu, comme première cause, est l'ouvrier de la matière, mais son ouvrage ne peut tomber dans le temps, et n’a pu commencer dans un temps donné. Dieu est à son ouvrage ce que la cause est à l’effet ; or ici la cause est inséparable de l’effet, et si l’on supposait que Dieu, à une

certaine époque, a commencé son ouvrage par sa volonté et dans un certain but, il aurait été imparfait avant d’avoir accompli sa volonté et atteint son but, ce qui serait en opposition avec la perfection absolue que nous devons recon­naître à Dieu. 2° La connaissance de Dieu, ou sa providence, s’étend sur les choses univer­selles, c’est-à-dire sur les lois générales de l’u­nivers, et non sur les choses particulières ou accidentelles ; car si Dieu connaissait les acci­dents particuliers, il y aurait un changement temporel dans sa connaissance, c’est-à-dire dans son essence, tandis que Dieu "est au-dessus du changement. 3° L’âme humaine n’ctant que la faculté de recevoir toute espèce de perfec­tion, cet intellect passif se rend propre, par l’é­tude et les mœurs, à recevoir l’action de Yintellect actif qui émane de Dieu, et le but de son existence est de s’identifier avec l’intellect ac­tif. Arrivée à cette perfection, l’âme obtient la béatitude éternelle, n’importe quelle religion l’homme ait professée, et de quelle manière il ait adoré la Divinité. Ce que la religion enseigne du paradis, de l’enfer, etc., n’est qu’une image des récompenses et.des châtiments spirituels, qui dépendent du plus ou du moins de perfection que l’homme a atteint ici-bas.

Ce sont là les points par lesquels les philo­sophes déclaraient la guerre à toutes les sectes religieuses à la fois ; sur d’autres points secon­daires ils tombaient d’accord tantôt avec une secte, tantôt avec une autre ; ainsi, par exemple, dans leur doctrine sur les attributs de la Divi« nité, ils étaient d’accord avec les motazales.

On comprend que les orthodoxes devaient voir de mauvais œil les progrès de la philosophie ; aussi la secte des philosophes proprement dits f fut-elle regardée comme hérétique. Les plus grands philosophes des Arabes, tels que Kendi, Farabi, Ibn-Sina, Ibn-Roschd, sont appelés sus­pects par ceux qui les jugent avec moins de sé­vérité. Cependant la philosophie avait pris un si grand empire, elle avait tellement envahi les ecoles théologiques elles-mêmes^ que les théo­logiens durent se mettre· en defense, soutenir les dogmes par le raisonnement, et élever sys­tème contre système, afin de contre-balancer, par une théologie rationnelle, la pernicieuse méta­physique d’Aristote. La science du calâm prit alors les plus grands développements. Les au^ teurs musulmans distinguent deux espèces de calâm, l’ancien et le moderne:le premier ne s’occupe que de la pure doctrine religieuse et de la polémique contre les sectes héterodoxes ; le dernier, qui commença après l’introduction de la philosophie grecque, embrasse aussi les doc­trines philosophiques et les fait fléchir devant les doctrines religieuses. C’est sous ce dernier rapport que nous considérons ici le calâm. De ce mot on forma le verbe dénominatif tecallam (professer le calâm) dont le participe motecallem, au pluriel motecallemin, désigne les partisans du calâm. Or, comme ce même verbe signifie aussi parler, les auteurs hébreux ont rendu le mot motecallemin par medabberim (loquentes), et c’est sous ce dernier nom que les motecallemin se présentent ordinairement dans les historiens de la philosophie, qui ont puisé dans les versions hébraïques des livres arabes. On les appelle aussi oçouliyyîn, et en hébreu schoraschiyyim (radicaux), parce que leurs rai­sonnements concernent les croyances fonda­mentales ou les racines.

Selon Maimonide (More nebouchîm, liv. I, ch. lxxi), les motecallemin marchèrent sur les traces de quelques théologiens chrétiens, tels que Jean le Grammairien (Philopon), Yahya ibn-Adi

et autres, également intéressés à réfuter les doctrines des philosophes. « En général, dit Maimonide, tous les anciens motecallemin, tant parmi les Grecs devenus chrétiens que parmi les Musulmans, ne s’attachèrent pas d’abord, en établissant leurs propositions, à ce qui est ma­nifeste dans l’être, mais ils considéraient com­ment l’être devait exister pour qu’il pût servir de preuve de la vérité de leur opinion, ou du moins ne pas la renverser. Cet être de leur ima­gination une fois établi, ils déclarèrent que l’être est de telle manière; ils se mirent à argumenter, pour confirmer ces hypothèses, d’où ils devaient faire découler les propositions par lesquelles leur opinion pût se confirmer ou être à l’abri des attaques. » « Les motecallemin, dit-il plus loin, quoique divisés en différentes classes, sont tous d’accord sur ce principe:qu’il ne faut pas avoir égard à ce que l’être est, car ce n’est là qu’une habitude (et non pas une nécessité), et le contraire est toujours possible dans notre rai­son, Aussi dans beaucoup d’endroits suivent-ils l’imagination, qu’ils décorent du nom de rai­son. »

Le but principal des motecallemin était d’é­tablir la nouveauté du monde, ou la création de la matière, afin de prouver par là l’existence d’un Dieu créateur ; unique et incorporel. Cher­chant dans les anciens philosophes des principes physiques qui pussent convenir à leur but, ils choisirent le système des atomes, emprunté, sans aucun doute, à Démocrite, dont les Arabes connaissaient les doctrines par les écrits d’Aris­tote. Selon le Dictionnaire des philosophes, dont nous avons parlé plus haut, il existait même parmi les Arabes des écrits attribués à Démocrite et traduits du syriaque. Les atomes, disaient les motecallemin, n’ont ni quantité ni étendue. Ils ont été créés par Dieu et le sont toujours, quand cela plaît au Créatenr. Les corps naissent et périssent par la composition et la séparation des atomes. Leur composition s’effectuant par le mouvement, les motecallemin admettent, comme Démocrite, le vide, afin de laisser aux atomes la faculté de se joindre et de se séparer. De même que l’espace est occupé par les atomes et le vide, de même le temps se compose de petits instants indivisibles, séparés par des intervalles de repos. Les substances ou les atomes ont beaucoup d’ac­cidents ; aucun accident ne peut durer deux instants, ou, pour ainsi dire, deux atomes de temps ; Dieu en crée continuellement de nou­veaux, et lorsqu’il cesse d’en créer, la substance périt. Ainsi Dieu est toujours libre, et rien ne naît ni ne périt par une loi nécessaire de la nature. Les privations, ou les attributs négatifs, sont également des accidents réels et positifs produits constamment par le Créateur. Le repos, par exemple, n’est pas la privation du mouve­ment, ni l’ignorance la privation du savoir, ni la mort la privation de la vie ; mais le repos, l’ignorance, la mort, sont des accidents positifs, aussi bien que leurs opposés, et Dieu les crée sans cesse dans la substance, aucun accident ne pouvant durer deux atomes de temps. Ainsi dans le corps privé de vie, Dieu crée sans cesse l’ac­cident de la mort qui sans cela ne pourrait pas subsister deux instants. Les accidents n’ont pas entre eux de relation de causalité ; dans chaque substance, il peut exister toute espèce d’accidents. Tout pourrait être autrement qu’il n’est, car tout ce que nous pouvons nous ima­giner peut aussi exister rationnellement. Ainsi, par exemple, -le feu a l’habitude de s’éloigner du centre et d’être chaud ; mais la raison ne se re­fuse pas à admettre que le feu pourrait se mou­voir vers le centre et être froid, tout en restantle feu. Les sens no sauraient être considérés comme critérium de la vérité, et on ne saurait en tirer aucun argument, car leurs perceptions (rompent souvent. En somme, les motecallemin détruisent toute causalité, et déchirent, pour ainsi dire, tous les liens de la nature, pour ne laisser subsister réellement que le Créateur seul.

  • Tous les éclaircissements relatifs aux prin­cipes philosophiques des motecallemin et les preuves qu’ils donnent de la nouveauté du monde, de l’unité et de l’immatérialité de Dieu, se trouvent dans le More nebouchim de Mai­monide, lrc partie, ch. lxxiii à lxxvi. Malgré les assertions d’un orientaliste moderne, qui nous assure en savoir plus que Maimonide et Averrlioès, nous croyons devoir nous en tenir aux détails du More, et nous pensons qu’un philo­sophe arabe du xue siècle, qui avait à sa dispo­sition les sources les plus authentiques, qui a Beaucoup lu et qui surtout a bien compris ses auteurs, mérite beaucoup plus de confiance qu’un écrivain de nos jours, lequel nous donne les résultats de ses études sur deux ou trois ou­vrages relativement très-modernes.

On a déjà vu comment les motazales, prin­cipaux représentants de l’ancien calâm, pour sauver l’unité et la justice absolues du Dieu créateur, refusaient d’admettre les attributs, et accordaient à l’homme le libre arbitre. Sous ces deux rapports, ils étaient d’accord avec les phi­losophes. Ce sont eux qu’on doit considérer aussi comme les fondateurs du calâm philosophique, dont nous venons de parler, quoiqu’ils n’aient pas tous professé ce système dans toute sa ri­gueur. L’exagération des principes du calâm semble être due à une nouvelle secte religieuse, qui prit naissance au commencement du xe siè­cle, et qui, voulant maintenir les principes or­thodoxes contre les motazales et les philosophes, dut elle-même adopter un système philosophique pour combattre ses adversaires sur leur propre terrain, et arriva ainsi à s’approprier le calâm et à le développer. La secte dont nous parlons est celle des ascharites, ainsi nommée de son fondateur Aboulhasan Ali ben-Ismaël al-Aschari de Bassora (né vers l’an 880 de J. C.. et mort vers 940). Il fut disciple d’Abou-Ali al-Djabbaï, un des plus illustres motazales, que la mère d’Aschari avait épousé en secondes noces. Élevé dans les principes des motazales, et déjà un de leurs principaux docteurs, il déclara publi­quement, un jour de vendredi, dans la grande mosquée de Bassora, qu’il se repentait d’avoir professé des doctrines hérétiques, et qu’il recon­naissait la préexistence du Korân, les attributs de Dieu et la prédestination des actions humaines. Il réunit ainsi les doctrines des djabarites et des cifatites ; mais les ascharites faisaient quelques réserves, pour éviter de tomber dans l’anthropo­morphisme des cifatites, et pour ne pas nier toute espèce de mérite et de démérite dans les actions humaines. S’il est vrai, disent-ils, que les attributs de Dieu sont distincts de son essence, il est bien entendu qu’il faut écarter toute com­paraison de Dieu avec la créature, et qu’il ne faut pas prendre àlalettre lesanthropomorphismes du Korân. S’il est vrai encore que les actions des hommes sont créées par la puissance de Dieu, que la volonté éternelle et absolue de Dieu est la cause primitive de tout ce qui est et de tout ce qui se fait, de manière que Dieu soit réel­lement l’auteur de tout bien et de tout mal, sa volonté ne pouvant être séparée de sa prescience, l’homme a cependant ce qu’ils appellent [’acqui­sition (casb), c’est-à-dire, un certain concours dans la production de l’action créée, et acquiert par là un mérite ou un démérite (voy. Pococke,

Specimen liist. Arab., p. 239, 240, 249). C’est par cette hypothèse de Y acquisii ion, chose in­saisissable et vide de sens, que plusieurs doc­teurs ascharistes ont cru pouvoir attribuer à l’homme une petite part dans la causalité des actions. Ce sont les ascharites qui ont poussé jusqu’à l’extrémité les propositions des accidents et de la réalité des attributs négatifs que nous avons mentionnées parmi celles des motecal­lemin, et ont soutenu que les accidents naissent et disparaissent constamment par la volonté de Dieu; ainsi, par exemple, lorsque l’homme écrit, Dieu crée quatre accidents qui ne se tiennent par aucun lien de causalité, savoir:1 « la volonté de mouvoir la plume ; 2“ la faculté de la mou­voir ; 3° le mouvement de la main. 4 » celui de la plume. Les motazales, au contraire, disent que Dieu, à la vérité, est le créateur de la fa­culté humaine, mais que, par cette faculté créée, l’homme agit librement; certains attributs né­gatifs sont de véritables privations et n’ont pas de réalité, comme, par exemple, la faiblesse qui n’est que la privation de la force, l’ignorance qui est la privation du savoir (voy. Moré, liv. I. ch. lxxiii, proposit. 6 et 7. Ahron ben Elia. Etz Hayyim, in-8, Leipzig, 1841, p. 115).

On voit que les motecallemin, ou les atomistes. comptaient dans leur sein des motazales et des ascharites. Ces sectes et leurs différentes subdi visions ont dû nécessairement modifier çà et là le système primitif, et le faire plier à leurs do.trines particulières. Le mot motecallemin se prenait, du reste, dans un sens très-vaste, et désignait tous ceux qui appliquaient les raison4 nements philosophiques aux dogmes religieux, par opposition aux fakihs, ou casuistes, qui se bornaient à la simple tradition religieuse, et il ne faut pas croire qu’il suffise de lire un auteu quelconque qui dit traiter la doctrine du calâm. pour y trouver le système primitif des mote : allemîn atomistes.

Au xe siècle le calâm était tout à fait à la mode parmi les Arabes. A Bassora il se forma une société de gens de lettres qui prirent le nom de Frères de la pureté ou de la sincérité (Ikhwân al-çafâ) et qui avaient pour but de rendre plus populaires les doctrines amalgamées de la religion et de la philosophie. Ils publièrent à cet effet une espèce d’encyclopédie composée de cinquante traités^ où les sujets n’étaient point solidement discutes, mais seulement effleurés, ou du moins envisagés d’une manière familière et facile. Cet ouvrage, qui existe à la Bibliothèque nationale ; peut donner une idée de toutes les études répan­dues alors parmi les Arabes. Repoussés par les dévots comme impies, les encyclopédistes n’eu­rent pas grand accueil près des véritables philo­sophes.

Les éléments sceptiques que renferme la doc­trine des motecallemin portèrent aussi leurs fruits. Un des plus célèbres docteurs de l’école des ascharites, Abou-Hamed al-Gazàli. théologien philosophe, peu satisfait d’ailleurs des théories des motecallemin, et penchant quelquefois vers le mysticisme des soufis. employa habilement le scepticisme, pour combattre la philosophie au profit de la religion, ce qu’il fit dans un ouvrage intitulé : Tehâfot al-falâsifa (la Destruction des philosophes), où’il montra que les philosophes n’ont nullement des preuves évidentes pour éta­blir les vingt points de doctrine (savoir les trois points que nous avons mentionnés ci-dessus et dix-sept points secondaires) dans lesquels ils se trouvent en contradiction avec la doctrine reli­gieuse (voy. à l’article Gazali). Plus tard IbnRoschd écrivit contre cet ouvrage la Destruction de lu destruction (Tehâfot-al-tenâfot)

Les philosophes proprement dits se divisèrent également en différentes sectes. Il paraît que le platonisme, ou plutôt le néo-platonisme, avait aussi trouvé des partisans parmi les Arabes ; car des écrivains musulmans distinguent parmi les philosophes les maschâyîn (péripatéticiens) et les ischrâkiyyîn, qui sont des philosophes contem­platifsj et ils nomment Platon comme le chef de ces derniers (voy. Tholuck, Doctrine spécu­lative de la Trinité, in-8, Berlin. 1826, ail.). Quant au mot ischrâk, dans lequel M. Tholuck croit reconnaître le φωτισμός mystique, et qu’il rend par illumination, il me semble qu’il dérive plutôt de schkak ou meschrek (orient), et qu’il désigne ce que les Arabes appellent la philo­sophie orientale (hicma meschrekiyya), nom sous lequel on comprend aussi chez nous cer­taines doctrines orientales qui déjà, dans l’école d’Alexandrie, s’étaient confondues avec la philo­sophie grecque.

Les péripatéticiens arabes eux-mêmes, pour expliquer l’action de l’énergie pure, ou de Dieu, sur la matière, empruntèrent des doctrines néo­platoniciennes, et placèrent les intelligences des sphères entre Dieu et le monde, adoptant une espèce d’émanation. Les ischrâkiyyîn péné­trèrent sans doute plus avant dans le néo-pla­tonisme, et, penchant vers le mysticisme, ils s’occupent surtout de l’union de l’homme avec la première intelligence ou avec Dieu. Parmi les philosophes célèbres des Arabes, Ibn-Bàdja (Avenpace) et Ibn-Tofaïl (voy. ces noms) paraissent avoir professé la philosophie dite ischrâk. Cette philosophie contemplative, selon Ibn-Sina cité par Ibn-Tofaïl (Philosophus autodidactus, sive Epistola de Hai Ebn-Yokdhan, p. 19), forme le sens occulte des paroles d’Aristote. Nous retrou­vons ainsi chez les Arabes cette distinction entre l’Aristote exotérique et ésotérique, établie plus tard dans l’école platonique d’Italie, qui adopta la doctrine mystique de la kabbale, de même que les ischrâkiyyîn des Arabes tombèrent dans le mysticisme des soufis, qui est probablement puisé en partie dans la philosophie des Hindous. Nous consacrerons à la doctrine des soufis un ar­ticle particulier. —En général, on peut dire que la philosophie chez les Arabes, loin de se borner au péripatétisme pur, a traversé à peu près toutes les phases dans lesquelles elle s’est montrée dans le monde chrétien. Nous y retrouvons le dogma­tisme, le scepticisme, la théorie de l’émanation et même quelquefois des doctrines analogues au spinozisme et au panthéisme moderne (voy. Tho­luck, loco cit.). Nous renvoyons, pour des informations plus détaillées sur les philosophes arabes et leurs doctrines, aux articles Kendi, Farabi, Ibx-Sina, Gazali, Ibn-Badja, Ibn-Gebirol, Ibn-Tofaïl, Ibn-Roschd, Maimonide.

Les derniers grands philosophes des Arabes florissaient au xn° siècle. A partir du xme, nous ne trouvons plus de péripatéticiens purs, mais seulement quelques écrivains célèbres de phi­losophie religieuse, ou si l’on veut, des motecal­lemin, qui raisonnaient philosophiquement sur la religion, mais qui sont bien loin de nous pré­senter le vrai système de l’ancien calâm. Un des plus célèbres est Abd-al-rahmân ibn-Ahmed alAïdji (mort en 1355), auteur du Kitâb al-maivakif —(livre des stations), ou Système du calâm. imprimé à Constantinople, en 1824, avec un commentaire de Djordjâni.

La décadence des etudes philosophiques, no­tamment du péripatétisme, doit êti 3 attribuée à l’ascendant que prit, au xne siècle, la secte des ascharites dans la plus grande partie du monde musulman. En Asie, nous ne trouvons pas de grands péripatéticiens postérieurs à Ibn-Sina.

Sous Salàh-eddîn (Saladin) et ses successeurs, l’ascharisme se répandit en Egypte, et à la même époque il florissait dans l’Occident musulman sous la fanatique dynastie des Mowahhcdîn ou Almohades. Sous Almançour (Abou-Yousouf Yaakoub), troisième roi de cette dynastie, qui monta sur le trône en 1184, Ibn-Roschd, le dernier grand philosophe d’Espagne, eut à subir de graves persécutions. Un auteur arabe espagnol de ces temps, cité par l’historien africain Makari, nomme aussi un certain Ben-Habîb, de Séville, qu’Almamoun, fils d’Almançour, fit condamner à mort à cause "de ses études philosophiques, et il ajoute que la philosophie est en Espagne une science haïe, qu’on n’ose s’en occuper qu’en secret, et qu’on cache les ouvrages qui traitent de cette science (Manuscr. arabes de la Biblioth. nationale, n° 705, fu44 recto). Partout on prêchait, dans les mosquées, contre Aristote, Farabi, IbnSina. En 1192, les ouvrages du philosopne AlRaon Abd-al-Salàm furent publiquement brûlés à Bagdad. C’est à ces persécutions des philo­sophes dans tous les pays musulmans qu’il faut attribuer l’extrême rareté des ouvrages de philo­sophie écrits en arabe. La philosophie chercha alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent en hébreu les ouvrages arabes, ou copièrent les originaux arabes en caractères hébreux. C’est de cette manière que les principaux ouvrages des philosophes arabes, et notamment ceux d’ibnRoschd, nous ont été conservés. Gazâli lui-même ne put trouver grâce pour ses ouvrages purement philosophiques ; on ne connaît, en Europe, aucun exemplaire arabe de son résumé de la philosophie intitulé Makâcid al-falâsifa (les Tendances des philosophes), ni de sa Destruction des philo­sophes, et ces deux ouvrages n’existent qu’en hebreu (voy. Gazali). Dans cet état de choses, la connaissance approfondie de la langue rabbinique est indispensable pour celui qui veut faire une étude sérieuse de la philosophie arabe. Les Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson, Calonymos benCalonymos, Moïse de Narbonne, et une foule d’autres traducteurs et commentateur ? peuvent être considérés comme les continuateurs des philosophes arabes. Ce fut par les traductions des Juifs, traduites à leur tour en latin, que les ouvrages des philosophes arabes, et même, en grande partie, les écrits d’Aristote, arrivèrent à la connaissance des scolastiques. L’empereur Frédéric II encouragea les travaux des Juifs ; Jacob ben-Abba-Mari ben-Antoli, qui vivait à Naples, dit, à la fin de sa traduction du Com­mentaire d’Ibn-Roschd sur VOrganon, achevée en 1232, qu’il avait une pension de l’empereur, qui, ajoute-t-il, aime la science et ceux qui s’en occupent. —Les ouvrages des philosophes arabes, et la manière dont les œuvres d’Aristote par­vinrent d’abord au monde chrétien, exercèrent une influence décisive sur le caractère que prit la philosophie scolastique. De la dialectique arabico-aristotélique naquit peut-être la fameuse querelle des nominalistes et des réalistes, qui divisa longtemps les scolastiques en deux camps ennemis. Les plus célèbres scolastiques, tels qu’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, étudiè­rent les œuvres d’Aristote dans les versions la­tines faites de l’hébreu (voy. sur cette question, le savant ouvrage de Jourdain, Recherches cri­tiques sur l’âge et sur l’origine des traductions latines d’Aristote). Albert composa évidemment ses ouvrages philosophiques sur le modèle de ceux d’Ibn-Sina. La vogue qu’avaient alors les philosophes arabes, et notamment Ibn-Sina et Ibn-Roschd, résulte aussi d’un passage de la Di­vina commedia du Dante, qui place ces deui pbilosopbes a” milieu des plus célèbres Grecs, et mentionne particulièrement le grand Com­mentaire d’Ibn-Roschd.

Euclide geometra e Tolommeo,

Ippocrate, Avicenna e Galieno,

Averrois che’l gran comento fco.

(Inferno, canto ιν.)

Sur la philosophie arabe en général, on trouve flans le grand ouvrage de Brucker (Hist. crit., philosophiae, t. III) des documents précieux. Ce savant a donné un résumé complet, bien que peu systématique, de tous les documents qui lui étaient accessibles, et il a surtout mis à pro­fit Maimonide et Pococke. C’est dans Brucker qu’ont puisé jusqu’à présent tous les historiens de notre siècle. UEssai sur les écoles philoso­phiques chez les Arabes, publié par M. Schmœlders (m-8, Paris, 1842, chez Firmin Didot), ne répond qu’imparfaitement aux exigences de la critique. Un pareil Essai devrait être basé sur la lecture des principaux philosophes arabes qui étaient inaccessibles à l’auteur. Quant à Ibn-Roschd, ce nom même lui est peu familier, et il écrit constamment Abou-Roschd ; par ce qu’il dit sur le Tehâfot de Gazali, on reconnaît qu’il n’a jamais vu cet ouvrage. Il n’a pas tou­jours jugé à propos de nous faire connaître les autorités sur lesquelles il fonde ses assertions et ses raisonnements, et par là même il n’inspire pas toujours la confiance nécessaire. Un ouvrage spécial sur la philosophie arabe est encore à faire.S. M.

ARBITRE (libre ou franc), voy. Liberté.

ARCÉSILAS naquit à Pritane, ville éolienne, la première année de la cxvie olympiade. Après avoir parcouru tour à tour les écoles philosophi­ques les plus accréditées de son temps, et reçu les leçons de Théophraste, de Crantor, de Diodore le Mégarien et du sceptique Pyrrhon, il se mit lui-même à la tête d’une école nouvelle. L’Aca­démie, livrée à des hommes de plus en plus obs­curs, et tombée des mains de Platon dans celles de Socratidès, était près de périr. Arcésilas la re­leva ; mais en lui donnant un nouvel éclat, il en changea complètement l’esprit.

Il introduisit à l’Académie une méthode d’en­seignement toute nouvelle. Au lieu de dire son sentiment, il demandait celui de tout le monde (Cicéron, de Fin., lib. II, c. i). Il n’enseignait pas, il disputait. Dans cette inépuisable contro­verse, ^ chaque système avait son tour, et celui d’Arcésilas était de détruire tous les autres.

Arcésilas prétendait continuer Socrate et Pla­ton ; mais l’apparent scepticisme de Platon n’est qu’un jeu d’esprit, et sa dialectique, négative dans la forme, est au fond très-positive et trèsdogmatique. Arcésilas abandonna le fond, et, ne s’attachant qu’à la forme seule, il la corrom­pit et l’altéra. « Je ne sais rien, disait Socrate, excepté que je ne sais rien. » Mais dans sa pen­sée, celui qui sait cela est bien près d’en savoir davantage. Arcésilas gâte, en l’exagérant, cette excellente maxime. Il ne sait, dit-il, absolu­ment rien, et son ignorance elle-même, il fait profession de l’ignorer. Rien, à son avis, ne peut être compris ; et cette universelle incomprchensibililé est incompréhensible comme tout le reste (Aulu-Gelle, Nuits attiques, liv. IX, ch. v). Gorgias et Métrodore disaient-ils autre chose ?

Arcésilas n’épargnait personne. Mais il devait trouver son adversaire naturel dans le stoïcisme, l.i plus forte doctrine du temps. Aussi rensei­gnement d’Arcésilas fut-il un duel de chaque jour contre Zénon. La doctrine de Zénon repo­sait sur sa logique, qui elle-même avait pour base une théorie de la connaissance Dans tette

théorie, trois degrés conduisent à la science, la sensation (αίσΟησις), l’assentiment ( « τυγχατάθεσι ; ) et la représentation véridique (φανταρία καταληπ­τική), qui seule constitue une connaissance com­plète et certaine (Cic., Acad. quœst., lib. II, c. xlvii. —Sext., Adv. Math., p. 166, B, édit. de Genève). Otez la représentation véridique, mesure et critérium de la vérité, c’en est fait de la logique stoïcienne et du stoïcisme tout entier. Tout l’effort d’Arcésilas fut de prouver que ce critérium est insuffisant ou contradictoire. Il sut profiter habilement des objections accumu­lées par les sophistes^ les mégariques et les pyrrhoniens contre les intuitions sensibles (Sextus Emp., llijp. Pyrrh.j lib. I. c. xxxm. Cf. Cic., Acad. quœst., lib. I, c. xm), et y ajouta de son propre fond plusieurs arguments qui trahissent une sagacité supérieure.

C’est une chose curieuse de lire dans Cicéron comment le père de l’école stoïcienne fut con­duit, presque malgré lui, par les objections d’Arcésilas qui le pressait et le harcelait sans re­lâche, à établir peu à peu une théorie régulière sur le critérium de la vérité.

Zénon soutenait contre Arcésilas que le sage peut quelquefois se fier sans réserve aux repré­sentations de son intelligence (Cicéron, Acad. quœst., lib. II, c. xxiv). Arcésilas lui opposait les illusions des rêves et du délire, la diversité des opinions humaines, les contradictions de nos jugements (ibid., c. xxxi). Pressé par son adversaire ; Zénon crut qu’il lui fermerait la bouche, s’il découvrait un caractère, une règle qui fît distinguer les représentations illusoires de celles qui s’accordent avec la nature des ob­jets. Ce caractère, cette règle, il l’appela la re­présentation véridique. Il la définissait:une certaine empreinte sur la partie principale de l’âme, laquelle est figurée et gravée par un ob­jet réel, et formée sur le modèle de cet objet (Cf. Sextus Emp., Adv. Math., p. 133, D; Hgp. Pgrrh., lib. II, c. vh).

Mais, objecta Arcésilas, cette espèce de repré­sentation ne servirait de rien, si un objet ima­ginaire était capable de la produire. Zénon ajouta alors qu’elle devait être telle qu’il fût impossible qu’elle eût une autre cause que la réalité. Recte consentit Arcésilas, dit Cicéron. Cette définition était, en effet, entre les mains de l’habile académicien, une source inta­rissable d’objections.

Nous ne citerons que la principale:S’il existe des représentations illusoires et des représenta­tions véridiques, il faut un critérium pour les démêler. Quel sera ce critérium ? une représen­tation véridique. Mais c’est une pétition de prin­cipe manifeste, puisqu’il s’agit de distinguer la représentation veridique de ce qui n’est pas elle. Ainsi donc, cette représentation véridique qu’on aura prise arbitrairement pour critérium, de­mandera une autre représentation de la même nature, et ainsi de suite à l’infini.

Arcésilas conclut qu’il n’y a pas de différence absolue pour l’homme entre le vrai et le faux, et que le sage doit s’abstenir. Mais il faut vivre, il faut agir, et si la spéculation pure peut se passer de critérium, il en faut un pour la prati­que. Arcésilas, à qui la vérité échappe, se réfu­ie dans la vraisemblance. Ce n’est pas qu’elle

oive, suivant lui, pénétrer dans les pensees du sage ; mais il peut en faire la règle de sa con­duite.

Arcésilas n’oublie qu’une chose, c’est que la vraisemblance suppose la vérité, puisqu’elle se mesure sur elle. La certitude, chassée de l’enten­dement, y rentre, malgré qu on en ait, à la suite de la vraisemblance. Car s’il n’est pas certain

qu’une intuition soit vraisemblable, elle ne l’est déjà plus.

L’école académique, à qui Arcésilas légua cette théorie de la vraisemblance, ne trouva pas la route qu’elle cherchait entre le dogmatisme et le scepticisme^ et ce n’est qu’au prix d’une pal­pable inconséquence qu’elle se mit d’accord avec le sens commun. Voyez, outre les ouvrages cités, Diogène Laërce, liv. IV, ch. vi, et la bi­bliographie de l’article Académie. Em. S.

ARCHÉE (de άρχεΐος, qui commande). Sous ce nom, qui est de son invention, Paracelse dési­gnait l’esprit vital, le principe qui préside à la nu­trition et à la conservation des êtres vivants. Placé dans l’estomac, Yarchée a pour tâche principale de séparer dans les substances alimentaires les éléments nutritifs des poisons, et de les impré­gner d’une sorte de fluide particulier, appelé teinture, au moyen duquel ces éléments sont assimilés au corps. Il ne faudrait pas cependant regarder Yarchée comme un être spirituel; c’est un corps, mais un corps astral, c’est-à-dire une émanation de la substance des astres qui de­meure en nous et nous défend contre les agents extérieurs de destruction, jusqu’au terme inévi­table de la vie (Paramirum, lib. II, ad, ini­tium). Jean-Baptiste Van-Helmont a donné à cette hypothèse une plus grande extension : Yarchée est pour lui le principe actif dans tous les corps et même dans chaque partie impor­tante des corps organisés. Il ne préside pas seu­lement aux fonctions de la vie, mais il donne aux corps la forme qui leur est propre, d’après une image inhérente et en quelque sorte innée à la semence de laquelle ils sont engendrés. C’est cette image (imago seminalis) qui, en se combinant avec le souffle vital (aura vitalis), la matière véritable de la génération, donne nais­sance à Yarchée. Le nombre des archées est in­fini. car il y en a autant que de corps organisés et d’organes principaux dans ces corps. Voy. Pa­racelse et Van-Helmont.

ARCHÉLAÜS fut, avec Périclès et Euripide, l’un des disciples d’Anaxagore. Il succéda à son maître dans l’école que celui-ci avait fondée à Lampsaque, depuis que la persécution sacerdo­tale l’avait chassé d’Athènes. Peu de temps après, Archélaüs transporta cette même école à Athè­nes, où Anaxagore l’avait d’abord établie et maintenue durant l’espace d’environ trente an­nées. Dans cette école, Archélaüs eut pour dis­ciple Socrate, qui puisa à son enseignement le goût des sciences physiques. Diogène Laërce as­sure qu’il fut le premier qui apporta d’Ionie à Athènes la philosophie naturelle. Mais cette as­sertion constitue une grave erreur, attendu qu’Archélaüs succédait à Anaxagore, et que c’est celui-ci, et non son disciple, qui apporta à Athènes la science que Thalès avait fondée en Ionie, et dans laquelle Archélaüs comptait pour devan­ciers Phérécyde, Anaximandre, Anaximène, Dio­gène d’Apollonie, Héraclite. Archélaüs fut à Athènes le propagateur de cette science, ce qui lui valut le surnom de Φυσικός, lequel, d’après Diogène Laërce, lui fut encore donné parce que la philosophie naturelle s’éteignit avec lui pour faire place à la philosophie morale, que créa So­crate. Toutefois, l’enseignement d’Archélaüs pa­raît ne s’être pas exclusivement renfermé dans la sphère de la philosophie naturelle, puisque, au rapport de Diogène Laërce, les lois, le beau et le bien, avaient fait plus d’une fois la matière de ses discours. Diogène ajoute même que ce fut d’Archélaüs que Socrate reçut les premiers ger­mes de la science morale, et qu’il passa ensuite pour en être le créateur, bien qu’il ne fit que développer l’enseignement qu’il avait reçu

Diogène ne détermine rien de précis touchant la patrie d’Archélaüs : il se contente de dire qu’il naquit à Athènes ou à Milet. Quant à l’é­poque de sa naissance, il ne la mentionne même pas. Il est difficile d’apporter ici une date cer­taine ; mais on peut cependant s’arrêter à une conjecture assez vraisemblable. On sait qu’Anaxa^ore mourut en 426, et qu’Archélaüs lui succéda dans l’école de Lampsaque. Or, il paraît probable qu’il ne devint pas chef d’école avant l’âge de quarante à cinquante ans ; et l’on est ainsi conduit à rapporter approximativement l’é­poque de sa naissance à l’une des dix années qui séparent l’an 476 d’avec l’an 466 avant l’ère chrétienne.

La cosmogonie d’Archélaüs diffère par des points essentiels de celle de ses prédécesseurs dans l’école ionienne. Les uns, Thalès, Phéré­cyde, Anaximène et Diogène, Héraclite, avaient adopté pour principe générateur un élément unique, soit l’eau, soit la terre, soit l’air, soit le feu. Les autres, Anaximandre et Anaxagore, avaient reconnu un nombre indéfini de principes^ άπειρον, une sorte de chaos primitif, une totalité confuse, έν αρχή πάντα ύμ.ού. Archélaüs, à son tour, admit une pluralité d’éléments primor­diaux. non une pluralité indéfinie, mais une pluralité déterminée, une dualité, δύο αιτίας γενεσε’ως. Maintenant, quels étaient ces deux prin­cipes ? Diogène Laërce les mentionne sous les dénominations de chaud et de froid, ce qui, vrai­semblablement, signifie le feu et l’eau. Primiti­vement confondus, ces deux principes se séparent et, en vertu de l’action du feu sur l’eau, prirent naissance la terre et l’air, de telle sorte que, dans cet ensemble, la terre et l’eau occupèrent la partie inférieure, l’air le milieu, et le feu les régions élevées. L’action du feu fit éclore du li­mon terrestre les animaux, et l’homme fut le dernier produit de cette énergie spontanée des éléments.

Bibliographie : les travaux de Brucker et de Tennemann sur l’histoire générale de la philoso-

Î>hie. Plus particulièrement : Diogène Laërce, iv. II, ch. xvi. Tiedemann, Premiers philoso­phes de la Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.). Bouterwek, de Primis philosophice grcecœ de­cretis physicis, dans le tome II des Mémoires de la Société de Goëttingue. Ritter, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Berlin, 1821 (ail.), et dans le tome I de son Histoire de la philoso­phie ancienne, trad. franç. par Tissot, 4 vol. in-8, Paris, 1835. C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne, in-8, Paris, 1842, art. Ar­chélaüs. Voy. encore quelques passages rela­tifs à Archélaüs dans Simplicius, in Phijsic. Arist., p. 6. Stobée, Ecl. I.

ARCHÉTYPE (de άρΧή et de τύπος) a le même sens que modèle ou forme première. C’est un synonyme du mot idée employé dans le sens platonicien, et, comme ce dernier, il s’applique aux formes substantielles des choses, existant de toute éternité dans la pensée divine (voy. Pla­ton, Idée, Malebranciie). Le même terme se rencontre aussi chez les philosophes sensualistes : Locke principalement en fait souvent usage dans son Essai sur l’entendement humain : mais alors il ne conserve plus rien de sa première si­gnification. Pour l’auteur de YEssai sur l’enten­dement humain, les idées archétypes sont celles qui ne ressemblent à aucune existence réelle, à aucun mode en nous, ni à aucun objet hors de nous. C’est l’esprit lui-même qui les forme par la réunion arbitraire des notions simples, et c’est pour cela, parce qu’elles ne peuvent pas être considérées comme des copies des choses, qu’il faut les admettre au nombre des formes premières qu des archétypes (Essai sur l’enten­dement. liv. II, ch. xxxi, § 74, et liv. IV, ch. xi). Quelques philosophes hermétiques, par exemple Cornelius Agrippa, donnent le nom d’Arcliétype à Dieu, considéré comme le modèle absolu de tous les êtres. Ce mot a disparu complètement de la philosophie de nos jours, sans laisser le moindre vide.

archidéme de Tarse, philosophe stoïcien du n* siècle avant J. C. Dialecticien habile, il montra pour la polémique un goût trop pro­noncé ; aussi fut-il souvent aux prises avec le stoïcien Antipater (Cic., Acad. quœst., lib. II, c. xlvu). Il donna une nouvelle définition du souverain bien, qu’il fait consister dans une vie entièrement consacrée à l’accomplissement de tous les devoirs ; cette définition ne diffère que par les mots de l’ancienne formule stoïcienne. Voy. Diogène Laërce, liv. VU, ch. lxxxviii. Stobée, Ecl. Il, p. 134, édit. de Heeren.

ARCHITECTONIQUE. Kant, qui fait usage de ce terme, le définit ainsi : « J’entends par architectonique Yart des systèmes ou la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connais­sance générale. » La connaissance vulgaire diffé­rant précisément de la science en ce que la pre­mière n’est pas réduite en système, l’architectonique la convertit en connaissance scientifique en lui donnant l’unité systématique qui lui man­que. Voy. Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie.

Leibniz emploie aussi ce mot dans un sens plus général comme synonyme à’organisateur, d’inventeur, de créateur.

ARCHYTAS de Tarente, philosophe pytha­goricien, disciple de Philolaüs, serait peut-être au premier rang dans l’histoire de la philosophie ancienne, si sa vie et ses ouvrages nous étaient mieux connus. 11 naquit à Tarente vers l’an 430 avant notre ère, et, par conséquent, ne put re­cevoir directement les leçons de Pythagore. Quand la conjuration de Cylon ruina l’institut fondé par ce grand homme (vers 400), Archytas fut, avec Archippus et Lysus, du petit nombre de ceu, x qui échappèrent au désastre, et nous le retrouvons à Tarente vers 396, époque du voyage de Platon en Italie. S’il faut en croire le témoi­gnage assez suspect d’un discours attribué à Démosthène (YEroticos), Archytas, dédaigné jus­qu’alors par ses concitoyens, dut au commerce de Platon une considération qui le mena rapi­dement aux premières charges de l’État. Il est certain, du moins, qu’il fut six fois, selon Élien, sept fois, selon Diogene Laërce, général en chef des Tarentins et de leurs alliés/ qui, sous ses or­dres, furent constamment victorieux, entre autres dans une guerre contre les Messéniens ; c’est en revenant de cette dernière campagne qu’il adres­sait à un fermier négligent une célèbre pa­role, souvent répétée par les anciens : Tu es bien heureux que je sois en colère ! Tout ce qu’on sait du reste de sa vie se borne à quelues traits épars chez des écrivains de date et’autorité tres-diverses : ainsi Tzetzès, auteur insuffisant, veut qu’Archytas ait rachete Platon, vendu comme esclave par ordre de Denys l’Ancien. Diogène Laërce est plus digne de foi, quand il nous montre les deux philosophes réu­nis à la cour de Denys le Jeune ; puis, lors du troisième voyage de Platon à Syracuse, Archy­tas intervenant d’abord comme garant des bonnes intentions de ce prince, et après la rupture en­tre Platon et Denys, usant des mêmes droits de l’amitié pour sauver la philosophie d’un nouvel outrage. Cicéron et Athénée, d’après Aristoxène, ancien biographe d’Archytas, nous ont encore conservé le souvenir de deux conversations phi­

losophiques auxquelles il prit part, mais dont il est presque impossible d’assigner la date. Sa mort dans un naufrage sur les côtes d’Apulie nous est attestée par une belle ode d’Horace. et paraît de peu antérieure à celle de Platon (348). Dans cet espace de quatre-vingts ans ou environ (430-348) se placent les travaux qui valurent à Archytas une haute réputation de mathématicien et de philosophe : 1° sa méthode pour la dupli­cation du cube, sa fameuse colombe volante si­gnalée comme le chef-d’œuvre de la mécanique ancienne, et d’autres inventions du même genre ; 2° de nombreux ouvrages dont il reste soixante fragments, dont un sur la musique, un sur l’arithmétique, un sur l’astronomie, un sur l’être, six sur la sagesse, un sur l’esprit et le sentiment, deux sur les principes (des choses), cinq sur la loi et la justice, trois sur l’instruc­tion morale, douze sur le bonheur et la vertu, quatre sur les contraires, vingt-six sur les universaux ou sur les catégories, fragments con­servés par Simplicius dans son Commentaire sur les Catégories d’Aristote, et qu’il faut bien distinguer du petit ouvrage publié d’abord par Pizzimenti, puis par Camerarius, sous le même titre, et qui n’est qu’une copie incomplète de l’ouvrage d’Aristote. On attribuait encore à notre Archytas des traités sur les flûtes, sur la dé­cade, sur la mécanique et sur l’astronomie, sur l’agriculture, sur l’éducation des enfants, et des lettres aont deux, relatives au troisième voyage de Platon en Sicile, se retrouvent chez Diogène Laërce. Il est impossible que plusieurs de ces citations et des fragments que nous ve­nons d’indiquer ne soient pas authentiques, et alors quelques-uns contiendraient les origines de certaines théories devenues célèbres sous le nom de Platon et d’Aristote : mais ici, comme dans toute l’histoire de la philosophie pythago­ricienne, il est difficile de distinguer entre les morceaux vraiment anciens et le travail des faussaires ; cette difficulté semble avoir con­duit, dès le ivc siècle de notre ère, quelques commentateurs à distinguer deux philosophes du nom d’Archytas, subterfuge dont la mauvaise critique a fort abusé. On trouvera dans Diogène Laërce et dans ses interprètes la liste des Archy­tas réellement distincts de notre philosophe. Voy. Mullachius, Fragmenta philosophorum grœcorum, 1 vol. gr. in-8, Paris, 1860, et con­sultez, outre les histoires générales de la philo­sophie (surtout Brucker et Ritter), E. Egger, de Architœ Tarentini pythagorici vita, operi­bus et philosophia disquisitio, in-8, Paris, 1833. Hartenstein. de Fragmentis Archytœ philosophicis, in-8, Leipzig, 1833. Gruppe, sur les Fragments d’Archytas (ail.). Mémoire couronné en 1839 par l’Académie de Berlin.

E. E.

ARÊTÉ, fille d’Aristippe l’Ancien et mère d’Aristippe le Jeune, vivait au ive siècle avant l’ère chrétienne. Son père l’instruisit assez complète­ment dans sa philosophie, pour qu’elle pût a son tour la transmettre à son fils ; c’est pourquoi elle fut considérée comme le successeur d’Aristippe l’Ancien à la tête de l’école cyrénaïque. Du reste, elle ne se distingua par aucune opinion person­nelle. Voy. Diogene Laërce, liv. II, ch. lxxii,

  1. xxx vi.Menag., Hist. mulierum philosophanlium, § 61, et Eck, de Arete philosopha, in-8, Leipzig. 1775.

AREUS, à tort nommé ARIUS. était natif d’Alexandrie et appartenait à la secte des nou­veaux pythagoriciens. Il passe pour avoir été un des maîtres de l’empereur Auguste, auprès du­quel, dit-on, il jouissait de la plus haute faveur. On raconte qu’Auguste, entrant à Alexandrie après la défaite d’Antoine, déclara aux habitants de cette ville qu’il leur pardonnait en l’honneur de son maître Areus (Suet., Aug., c. lxxxix). Sénèque nous vante beaucoup l’éloquence de ce philosophe, mais l’on n’a rien conservé de ses doctrines. 11 ne faut pas le confondre avec Areius Didymus, philosophe platonicien qui vivait à peu près à la même epoque et qui a beaucoup écrit, tant sur les doctrines de Platon que sur celles des autres philosophes grecs. Du reste, il nous est aussi inconnu que son homonyme. Voy. Eusèbe, Prœp. evang., lib. XI, c. xxm. Suidas, adv. Δίδυμος,. Jonsius, de Script, hist.phil., lib. III, c. I, III.

ARGENS (Jean-Baptiste Boyer, marquis d’), un des enfants perdus de la philosophie du xvme siècle, naquit en 1704 ; à Aix en Provence. Son père, procureur général près le parlement de cette ville, le destinait à la magistrature, mais dès l’àge de quinze ans il annonça une préférence décidée pour l’état militaire, moins gênant pour les passions d’une jeunesse licencieuse. Bientôt épris d’une actrice qu’il voulait épouser, il passa en Espagne avec elle, dans l’intention d’y réali­ser son projet ; il est poursuivi et ramené au­près de son père, qui le fait attacher à la suite de l’ambassadeur de France à Constantinople. Mais en Turquie, sa vie ne fut pas moins aven­tureuse. Il visita tour à tour Tunis, Alger, Tri­poli. A son retour en France, il reprit du service. Mais en 1734, il fut blessé au siège de Kehl, et, dans une sortie devant Philipsbourg, il fit une chute de cheval qui l’obligea de quitter la car­rière des armes. Déshérite par son père, il se fit auteur, et vécut de sa plume. C’est alors que, re­tiré en Hollande, il publia successivement les Lettres juives, les Lettres chinoises, les Lettres cabalistiques, pamphlets irréligieux, quelquefois remarquables par une certaine érudition anti­chrétienne. C’est sans doute ce qui en plut d’a­bord à Frédéric II, encore prince royal ; et lors­que Frédéric monta sur le trône, il s’attacha le marquis d’Argens comme chambellan, et le nomma directeur de son Académie, avec 6000 fr. de pension. D’Argens continuant d’écrire, fit pa­raître la Philosophie du bon sens et la traduc­tion du discours de Julien contre les chrétiens, publiée d’abord sous ce titre : Défense du pa­ganisme : il donna encore la traduction de deux traités grecs, faussement attribués, l’un à Ocellus Lucaniis sur la Nature de l’univers, l’autre à Timée de Locres sur l’àme du monde. De tous ses écrits, ce qui nous reste de plus intéressant au­jourd’hui, c’est sans contredit sa correspondance avec Frédéric, auprès duquel il jouissait de la plus grande faveur. Avec bien des travers de conduite, et souvent beaucoup de dévergondage d’esprit, d’Argens ne fut pas un méchant hom­me. Il n’abusa jamais de sa position de favori. Nous trouvons en lui une application frappante de l’adage qui dit que lorsqu’on ne croit pas à Dieu, il faut croire au diable. Ce philosophe si acharné contre le christianisme était sujet à des superstitions misérables : ainsi, il croyait à l’influence malheureuse du vendredi, il n’aurait pas consenti à dîner, lui treizième à table, et il trem­blait si par hasard il voyait deux fourchettes en croix. Agé de près de soixante ans, il s’éprit encore d’une actrice, et l’épousa à l’insu du roi, qui ne lui pardonna jamais. A son retour d’un voyage qu’il avait fait en Franee, il eut beaucoup à souf­frir de l’humeur, moqueuse de Frédéric. Il solli­cita de nouveau la permission de revoir sa patrie, et alla en effet passer un congé assez long en Pro­vence, ou il mourutle 11 janvierl771. Frédéric lui fit ériger un tombeau dans une des églises d’Aix. Le peu de philosophie que l’on rencontre dans ses

trop nombreux écrits se résume en un seul mot : c’est le plus grossier matérialisme.

M. Damiron a publié sur d’Argens un mémoire dans le tome XXXV du Compte rendu des séances de l’Acad. des sc. mor. et politiques. X.

ARGUMENT, ARGUMENTATION. Un argu­ment n’est pas autre chose qu’un raisonnement. C’est ainsi que la Fontaine attribuant aux bêtes le jugement, mais leur refusant le raisonnement, dit : ‘

… Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger, rien davantage,

Et juger imparfaitement,

Sans qu’un singe jamais fît le moindre argument.

C’est ainsi que les traités de logique et de rhé­torique énumèrent, sous les noms d’arguments, les différentes formes du raisonnement, enthymème, épichérème, etc. C’est encore ainsi que l’on dit l’argument de saint Anselme ou de Des­cartes, l’argument des causes finales, l’argument ontologique, cosmologique, etc., pour désigner certains raisonnements célèbres par lesquels saint Anselme, Descartes ou autres philosophes se sont efforcés de prouver l’existence de Dieu. On ap­pelle encore argument, dans la langue philoso­phique comme dans la langue vulgaire, le sujet ou l’exposition abrégée d’un ouvrage. C est ainsi, par exemple, que les Dialogues de Platon sont précédés, dans la traduction qu’en a donnée M. Cousin, de sommaires explicatifs sous le titre d’arguments.

L’argumentation est l’usage ou le développe­ment d’un argument, c’est-à-dire d’un raisonne­ment pour prouver quelques propositions ; elle peut enchaîner, pour arriver à son but, plusieurs arguments partiels dont l’ensemble forme l’ar­gument total. Il n’est pas nécessaire que deux adversaires soient en présence pour qu’il v ait argumentation. Saint Anselme, dans son Monologium, et Descartes, dans ses Méditations, n’ar­gumentent pas moins bien, quoique solitaires, qu’ils ne font dans leurs répliques aux objections de Gaunilon ou de Gassendi. Il n’est pas néces­saire non plus de réfuter pour argumenter ; ce­lui qui cherche à établir directement une vérité argumente tout comme celui qui s’efforce de réfuter une erreur. La réfutation et la discussion ne sont que des espèces d’argumentation. On peut lire au sujet de la dernière Y Art de conférer, dans les Essais de Montaigne, et consulter la qua­trième partie de Y Art logique de Genovesi.

A. L.

ARGYROPULE (Jean), de Constantinople, est un des savants du xve siècle qui contribuèrent à répandre en Italie l’étude de la littérature classi­que et de la philosophie grecque. Prisé fort haut par Cosme de Médicis, il enseigna le grec à son fils Pierre, à son petit-fils Laurent et à quelques autres Italiens de distinction. En 1480, il quitta Florence pour aller habiter Rome, où il obtint une chaire publique de philosophie et termina ses jours en 1486. Ses traductions latines des traités d’Aristote sur la physique et la morale (in-f°, Rome, 1652) inspirèrent aux Italiens le goût de ces connaissances ; mais il se fit du tort dans l’o­pinion du plus grand nombre en traitant les La­tins avec un certain mépris, et surtout en accu­sant Cicéron, alors plus que jamais l’objet de la vénération publique, d’une complète ignorance touchant la philosophie grecque.

ARISTÉE de Crotone, après avoir été le dis­ciple, épousa la fille et devint le successeur de Pytbagore. C’est tout ce que nous savons de lui avec quelque certitude (Iambi., Vita Pythag., cap. ult.). Il ne faut pas confondre Aristée de Crotone avec un autre Aristée, personnage réel ou imaginaire, à qui l’on attribue, sous forme de lettre, l’histoire fabuleuse de la traduction des Septante. Cette lettre, d’un grand intérêt pour l’histoire des livres canoniques, mais qui n’appar­tient que très-indirectement à l’histoire de la phi­losophie, se trouve ordinairement imprimée avec les œuvres de Flavius Josèphe (Antiq. jud., liv. XII, ch. n), mais elle a été aussi publiee séparé­ment à Bàle, en 1561, par Richard Simon. Depuis, elle est devenue l’objet de nombreuses disserta­tions.

ARISTIDE^ philosophe athénien du 11e siècle après J. C. ; il se convertit à la religion chré­tienne, mais n’en conserva pas moins les allures et la méthode de la philosophie païenne. Lors du séjour que l’empereur Adrien fit à Athènes du­rant l’hiver de l’année 131, Aristide lui remit un ouvrage apologétique sur le christianisme. Cet ouvrage n’est pas arrivé jusqu’à nous ; mais nous pouvons nous en faire une idée par Justin le martyr, considéré comme son imitateur. Voy. Eusèbe, Hist. ecclés., liv. IV, ch. m, et la plu­part des écrivains ecclésiastiques.

ARISTIPPE naquit à Cyrène, colonie grecque de l’Afrique, cité riche et commerçante (Diogène Laërce, liv. II, ch. vm). 11 florissait 380 ans avant J. C. La réputation de Socrate l’attira à Athènes, où il suivit les leçons de ce philosophe. C’était un homme d’un caractère doux et accommodant, d’une humeur facile et légère, de goûts voluptueux. Socrate essaya vainement de le ramener à une vie plus sévère et plus grave.

Aristippe composa un assez grand nombre d’ou­vrages, à en juger du moins par la longue liste que nous en donne Diogène Laërce. Quelques ti­tres seulement indiquent des traités de morale ; la plupart annoncent des sujets frivoles ou étran­gers à la philosophie. De tous ces livres, du reste, il ne s’est pas conservé une seule ligne.

La doctrine d’Aristippe n’a d’autre objet que la fin morale de l’homme. Cette fin, suivant lui, c’est le bien ; et le bien, c’est le plaisir. Or il y a trois états possibles de l’homme, ni plus, ni moins:le plaisir, la douleur, et cet état d’indifférence qui est pour l’âme une sorte de sommeil. Le plaisir est, de soi, bon ; la douleur est, de soi, mauvaise. Chercher le plaisir, fuir la douleur, voilà la destinée de l’homme.

Le plaisir a son prix en lui-même. Quelle que soit son origine, il est également bon.

Le plaisir est essentiellement actuel et présent ; l’espérance d’un bien à venir est toujours mêlée de crainte, parce que l’avenir est toujours incer­tain. Il faut donc chercher avant tout le plaisir du moment, le plaisir le plus vif et le plus im­médiat. Le bonheur n’est pas dans le repos, mais dan ? le mouvement, ηδονή έν κινήσει.

Telle est la doctrine morale d’Aristippe. Son caractère distinctif, c’est de faire résider la fin de l’homme et son souverain bien, non pas, comme Épicure, dans le calcul savant et la recherche habile et prévoyante du bonheur, ευδαιμονία, mais dans la jouissance actuelle et présente, dans le développement de la sensibilité livrée à ses pro­pres lois et à tous ses caprices, en un mot dans l’obéissance passive aux instincts de notre nature. C’est là ce qui donne à cette doctrine, dans sa faiblesse même, quelque intérêt historique et quelque originalité.

Voy. Mentzii, Aristippus philosophus socraticus, seu de ejus vita, moribus et dogmatibus commentarius, in-4, Halle, 1719. Wieland, Aristippe, in-8, Leipzig, 1800.Développement de la morale d Aristippe} dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. XXVI. Kunhardt, de Aristipp. pliilosoph. moral., in-4, Helmst., 1796.

ARISTIPPE le Jeune, petit-fils d’Aristippe

l’Ancien et fils d’Arété. Initié par sa mère à la doctrine qu’elle-même avait reçue de son père, il fut pour cette raison surnommé Métrodiaacte (instruit par sa mère). Il n’est pas sûr qu’il ait rien publié ; mais des quelques paroles de Dio­gène Laërce (liv. II, ch. lxxxvi et lxxxvij) on a supposé qu’il avait développé et systématisé la philosophie de son aïeul. 11 établissait une dis­tinction entre le plaisir en repos, qu’il regardait seulement comme l’absence de la douleur, et le plaisir en mouvement, qui est le résultat de sensations agréables, et doit être, selon lui, con­sidéré comme la fin de la vie ou le souverain bien.

ARISTOBULE. Ainsi s’appelait un frère d’IÎ-

picure. épicurien lui-même comme Néoclès et Chéréaème, ses deux autres frères. Tous trois paraissent avoir été tendrement aimés du chef de l’école épicurienne ; ils vivaient en commun avec lui, réunis à ses disciples les plus chers ; mais aucun d’eux ne s’est personnellement distingué (Diogène Laërce, liv. X, ch. m, xxi).

ARISTOBULE, philosophe juif dont le nom nous a été transmis par Eusèbe et saint Clément d’Alexandrie, florissait dans cette dernière ville sous le règne de Ptolémée Philométor, c’est-à-dire environ laO ans avant l’ère chrétienne. Telle est du moins l’opinion la plus probable ; car il y a aussi un texte qui le fait vivre sous le règne de Ptolémée Philadelphe et qui le comprend dans le nombre des Septante (Eusèbe, Hist. ecclés., liv. VII, ch. xxxii). Le caractère famileux de l’his­toire des Septante, telle que Josèphe la raconte au nom d’Aristée, étant un fait universellement reconnu, le rôle qu’on y fait jouer à Aristobule signifie seulement qu’il a contribué un des pre­miers à répandre parmi les Grecs d’Alexandrie la connaissance des livres saints. En effet, s’il n’a pas publié une traduction de ces livres, il est du moins certain qu’il a composé sur le Pentateuque un commentaire allégorique et philosophique en plusieurs livres, dont la dédicace était offerte au roi Ptolémée. Cet ouvrage n’est point parvenu jusqu’à nous ; mais les deux auteurs ecclésiasti­ques que nous avons cités plus haut nous en ont conservé quelques fragments dont l’authenticité ne peut guère être contestée, et qui marquent assez nettement le rang d’Aristobule dans l’his­toire de la philosophie. Il peut être regardé comme le fondateur de cette école moitié perse moitié grecque, dont Philon est la plus parfaite expression, et qui avait pour but, en faisant de l’Ecriture une longue suite d’allégories, de la concilier avec les principaux systèmes de phi­losophie, ou plutôt de montrer que ces systèmfes sont tous empruntés des livres hébreux. Les doctrines péripatéticiennes faisaient le fond des opinions philosophiques d’Aristobule ; mais il y mêlait aussi quelques idées de Platon, de Pythagore et un autre élément qui a pris chez Philon un développement considérable. Ainsi, dans les fragments qu’on lui attribue, la Sagesse joue absolument le même rôle que le Logos ; elle est éternelle comme Dieu, elle est la puissance créa­trice, et c’est par elle aussi que Dieu gouverne le monde. Le nombre sept est un nombre sacré, emblème de la divine sagesse ; c’est pour cela qu’il marque le temps où Dieu termina et vit sortir parfaite de ses mains l’œuvre de la création. Enfin il professe aussi cette croyance, dont Philon s’est emparé plus tard, que Dieu, immuable et incomprehensiLie par son essence, ne peut pas être en communication immédiate avec le monde; mais qu’il agit sur lui et lui révèle son existence par certaines forces intermédiaires (δυνάμεις). Ces forces paraissent être au nombre de trois:d’abordla sagesse, dont nous avons déjà parlé, puis la grâce (χάρις) et la colère (ὀργή), c’est-à-dire l’amour et la force. N’est-ce point le germe de toutes ces trinités devenues plus tard si communes dans les écoles d’Alexandrie ? Pour prouver que toute sagesse vient des Juifs, Aristobule, comme un grand nombre de ses successeurs, ne se contente pas d’expliquer la Bible d’une manière allégorique, il a aussi recours à des citations falsifiées. C’est ainsi qu’il rapporte un fragment des hymnes d’Orphée, ou cet ancien poëte de la Grèce parle d’Abraham, des dix commandements et des deux tables de la loi. — Voy., pour les textes originaux, Eusèbe, Præp. evang., lib. VIII, c. ix ; lib. XIII, c. v ; et Hist. eccles., lib. VII, c. xxxii. Clem. Alex., Strom., lib. I, c. xii, xxv ; lib. V, c. xx ; lib. VI, c. xxxvii. Pour connaître sur ce sujet tous les résultats de la critique moderne, il suffira de lire Walckenaër, Diatribe de Aristobulo Judæo, etc., in-4, Lugd. Bat., 1806. Gfroerer, Hist. du christianisme primitif, 2 vol. in-8, Stuttgart, 1835, liv. II, p. 71 (all.). — Daehne, Histoire de la philosophie religieuse des Juifs à Alexandrie, 2 vol. in-8, Halle, 1834, t. II, p. 72 (all.).


ARISTOCLÈS de Messène, péripatéticien du IIe ou du IIIe siècle après J. C., fut aussi regardé comme appartenant à l’école néo-platonicienne, car il vivait précisément au temps où commença la fusion entre les deux systèmes. L’analogie de son nom avec celui d’Aristote l’a fait souvent confondre avec ce grand homme. Il écrivit une Histoire des philosophes et de leurs opinions, dont quelques fragments ont été conservés par Eusèbe dans sa Préparation évangélique. Il paraît y avoir combattu le scepticisme d’Œnésidème.


ARISTON de Chios, stoïcien du IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Il faut le distinguer d’un autre Ariston de l’île de Céos, avec lequel on l’a souvent confondu. Disciple immédiat du fondateur de l’école stoïcienne, il entendit aussi les leçons de Polémon. S’étant éloigné sur plusieurs points de la doctrine de Zénon, il forma une secte particulière, celle des aristoniens ; mais elle n’eut point de durée, et on ne lui connaît que deux disciples fort obscurs, Miltiades et Diphilus.

Ariston rejeta de la philosophie tout ce qui concerne la logique et la physique, sous prétexte que l’une est indigne d’intérêt, et que l’autre ne traite que de questions insolubles pour nous ; il ne conserva que la morale, comme la seule étude qui nous touche directement ; encore ne l’a-t-il envisagée que d’un point de vue général, laissant aux nourrices et aux instituteurs de notre enfance le soin de nous enseigner les devoirs particuliers de la vie. Il disait que le philosophe doit seulement faire connaître en quoi consiste le souverain bien. Il n’existait à ses yeux d’autre bien que la vertu, d’autre mal que le vice ; il rejetait toutes les distinctions que d’autres stoïciens ont admises sur la valeur des choses intermédiaires. Les questions relatives à l’essence divine rentrant à ses yeux dans l’objet de la physique, il les plaçait en dehors de la portée de notre intelligence ; mais ce scepticisme, sur un point particulier de la science, ne nous donne pas le droit de l’exclure de l’école stoïcienne. Du reste, il n’enseignait pas dans le Portique, mais dans le gymnase Cynosarge, à Athènes. C’est à lui que l’on rapporte ces paroles mentionnées par Diogène Laërce, et commentées par Épictète et Antonin (Enchir.. c. xvii, § 50 ; c. i, § 8), que le sage est semblable à un bon comédien, parce qu’entièrement indifférent à tous les rapports extérieurs de la vie, il est aussi capable de jouer le rôle d’Agamemnon que celui de Thersite. Les écrits d’Ariston n’ont pas été conservés.

Voy. Cic., de Leg., lib. I, c. xiii. De Fin., lib. II, c. xiii ; lib. IV, c. xvii. Diogène Laërce, liv. VII, ch. clx et clxi. Sextus Emp., Adv. Math., lib. VII, c. xii. Stob., Serm. 78. Sen., Ep. 89 et 94.


ARISTON de Iulis, de l’île de Céos, péripatéticien qui florissait 260 ans avant J. C., disciple et successeur de Lycon. Il n’est rien resté de ses nombreux écrits, que Cicéron mentionne d’une manière peu favorable (de Fin., lib. V, c. v), et nous n’en savons pas davantage à l’égard de ses opinions philosophiques. Tout fait supposer qu’il ne s’est écarté en rien des principes de l’école péripatéticienne (voy. Diogène Laërce, lib. V, c. lxx, lxxiv ; lib. VII, c. clxiv. — Strabon, Geogr., lib. X).

Un péripatéticien du même nom vivait au siècle d’Auguste ; il était né à Alexandrie et ne se distingua par aucun caractère particulier.


ARISTOTE, le plus grand nom peut-être de l’histoire de la philosophie, si ce n’est par la valeur morale des vérités découvertes, du moins par le nombre et l’étendue de ces vérités dans le domaine de la nature et de la logique, et surtout par l’incomparable influence qu’il a exercée sur les développements scientifiques de l’esprit humain, dans l’Orient aussi bien que dans l’Occident, dans les temps modernes aussi bien que dans l’antiquité, parmi les chrétiens aussi bien que parmi les peuples croyant à d’autres religions. Aristote naquit la première année de la xcixe olympiade, c’est-à-dire 384 avant l’ère chrétienne, à Stagire, colonie grecque de la Thrace, fondée par des habitants de Chalcis en Eubée, sur le bord de la mer, au commencement de cette presqu’île dont le mont Athos occupe l’extrémité méridionale. Stagire et son petit port paraissent n’avoir point été sans quelque importance ; elle joue un rôle dans tous les grands événements qui agitèrent la Grèce, pendant l’expédition de Xerxès, pendant la rivalité de Sparte et d’Athènes, et plus tard, pendant les guerres de Philippe, père d’Alexandre. Le lieu qu’occupait jadis Stagire se nomme aujourd’hui Macré ou Nicalis, suivant quelques auteurs, philologues et géographes, ou suivant d’autres, dont l’opinion paraît plus probable, Stavro, nom qui conserve du moins quelques traces de l’antique appellation. Par sa mère Phæstis, qu’il perdit, à ce qu’il semble, de fort bonne heure, Aristote descendait directement d’une famille de Chalcis ; son père, Nicomaque, était médecin et ami d’Amyntas II, qui régna sur la Macédoine de 393 à 369. Nicomaque avait composé quelques ouvrages de médecine et de physique, et il était un Asclépiade. Il a donné son nom à une préparation pharmaceutique que Galien cite encore avec éloge. Sa haute position à la cour d’un roi, l’illustration de son origine médicale, la nature de ses travaux, influèrent certainement beaucoup sur l’éducation de son fils. Philippe, le plus jeune des enfants d’Amyntas, était du même âge à peu près qu’Aristote ; et l’on peut croire que, dès leurs plus tendres années, s’établirent entre eux des relations qui préparèrent pour plus tard la confiance du roi dans le précepteur de son héritier. Il est certain qu’Aristote n’avait pas dix-sept ans quand son père mourut. Du moins nous le voyons, avant cet âge, confié, ainsi que son frère et sa sœur, aux soins d’un ami de sa famille, Proxène d’Atarnée en Mysie, qui habitait alors Stagire. Aristote conserva pour son bienfaiteur et pour la femme de son bienfaiteur, qui sans doute lui avait tenu lieu de mère, la reconnaissance la plus vive et la plus durable. Dans son testament, que cite tout au long Diogène Laërce, il désire qu’on élève des statues à la mémoire de l’un et de l’autre. Bien plus, après la mort de Proxène, il fit, pour un orphelin qu’il laissait, ce que Proxène avait fait jadis pour lui ; il adopta cet orphelin pour fils, bien qu’il eut d’autres enfants, et il lui donna en mariage sa fille Pythias. Il est bon d’insister sur ces détails que les biographes attestent unanimement, pour réduire à leur juste mesure les reproches d’ingratitude qu’on lui a si souvent adressés. La reconnaissance, comme le prouveront quelques autres faits encore, a été une des qualités les plus éclatantes d’Aristote ; et il n’est pas à soupçonner que son cœur ait manqué pour son maître seul à ce devoir qu’il a toujours scrupuleusement accompli à l’égard de tant d’autres. Des biographes fort postérieurs ont, sur la foi d’Épicure, il est vrai, donné quelques détails peu favorables sur la jeunesse d’Aristote. A les en croire, il aurait dissipé son patrimoine par sa conduite désordonnée, et il aurait été réduit à se faire soldat, et plus tard même, commerçant et marchand droguiste. Pour sentir combien tout ceci est faux, il suffit de se rappeler, ce qu’on sait d’ailleurs d’une manière irrécusable, qu’Aristote vint étudier à Athènes à l’âge de dix-sept ans. Il est impossible, quelque précocité qu’on lui veuille prêter, qu’il eût pu dès cette époque avoir subi toutes les épreuves par lesquelles on veut bien le faire passer. Il est plus probable que, vers cet âge, son tuteur, dont la surveillance ne l’avait point quitté, l’envoya dans la capitale scientifique de la Grèce, achever des études commencées sans doute sous les yeux de son père, et continuées ensuite sous la direction de Proxène. Si Aristote vit alors Platon, ce ne fut que pendant bien peu de temps ; car c’est dans cette année même, la seconde de la ciiie olympiade, 367 avant J. C., que Platon fit son second voyage en Sicile. Il y resta près de trois ans, et n’en revint que dans la quatrième année de la même olympiade. Aristote avait donc vingt ans environ quand il put recevoir les premières leçons d’un tel maître. Il paraît que Platon rendit tout d’abord justice au genie de son élève : il l’appelait « le liseur, l’entendement de son école, » faisant allusion par là et à ses habitudes studieuses, et à la supériorité de son intelligence. Il ne lui reprochait que la causticité de son caractère et un soin exagéré de sa personne, qu’Aristote, peu favorisé de ce côté, ce semble, poussait plus loin qu’il ne convenait à un philosophe. Quelques auteurs, qui vivaient d’ailleurs plusieurs siècles après, ont essayé de prouver que le disciple n’avait point eu pour son maître tout le respect et toute la gratitude qu’il lui devait. C’est surtout Élien qui, d’après le témoignage fort incertain d’Eubulide, déjà réfuté par Aristoclès, a donné cours à ces fables ridicules qu’ont répétées et propagées plusieurs Pères de l’Église, et qui tiennent une place assez importante dans l’histoire de la philosophie. D’autres, au contraire, affirment qu’Aristote avait voué à Platon une admiration pleine de respect, et qu’il lui consacra un autel ou une inscription composée par le disciple reconnaissant exaltait les vertus de cet « homme que les méchants eux-mêmes ne sauraient attaquer. » Ce qui explique cette inimitié prétendue, c’est l’opposition au génie des deux philosophes. La postérité crédule et peu bienveillante aura converti en luttes personnelles la rivalité et l’antagonisme des systèmes. Le plus exact et le plus récent des biographes d’Aristote, M. Stahr, a beaucoup insisté, avec raison, sur le fameux passage de la Morale à Nicomaque (liv. I, ch. iii, § 1), ou Aristote donne un témoignage personnel des sentiments qu’il avait pour son maître : « Il vaut peut-être mieux, dit-il en parlant d’une théorie qu’il veut réfuter,


examiner avec soin et de près ce qu’on a prétendu dire, bien que cette recherche puisse devenir fort délicate, puisque ce sont des philosophes qui nous sont chers (τέλουζ άνδραζ :) qui ont avancé la théorie des Idées. Mais il doit paraître mieux aussi, surtout quand il s’agit de philosophes, de mettre de côté ses sentiments personnels, pour ne songer qu’à la défense du vrai ; et quoique la vérité et l’amitié nous soient bien chères toutes les deux, c’est un devoir sacré de donner la préférence a la vérité, όσιον προτιμάν τήν αληθειαν. » Il est difficile de comprendre comment, en face d’un témoignage si décisif et si précis, l’histoire a besoin d’en aller chercher d’autres. On peut ajouter d’ailleurs que cette maxime d’Aristote n’a point été stérile pour lui ; et que dans toute sa polémique contre la grande théorie des Idées, il a su toujours allier les droits de la vérité, et les ménagements dus à son maître et au génie de Platon. Une rivalité dont on parle moins, en général, et qui parait avoir été beaucoup plus réelle, si ce n’est plus digne de lui, c’est celle qu’Aristote soutint contre Isocrate. Pour combattre le mauvais goût et les grâces efféminées que ce rhéteur introduisait dans l’éloquence, Aristote ouvrit une école où il professa les principes qu’il devait consigner ensuite dans ses ouvrages de rhétorique. C’est un fait qui nous est attesté par Cicéron. et il paraît que dès lors Philippe vit dans le fils du médecin de son père et dans le compagnon de son enfance, l’homme qui devait enseigner plus tard l’éloquence au futur conquérant de l’Asie. La lutte d’ailleurs, toute brillante qu’elle pouvait être, n’était peut-être pas fort généreuse, puisqu’Isocrate avait alors plus de quatre-vingts ans ; il est vrai qu’il vécut jusqu’à quatre-vingt-dix-huit ans. Les attaques d’Aristote furent assez graves pour que les élèves du vieux rhéteur dussent prendre sa défense dans des ouvrages longs et importants, dont l’un existait encore au temps de Denys d’Halicarnasse et d’Athénée. Cette polémique n’a point laissé de traces dans les œuvres qui nous restent d’Arislote. Il ne faut pas attacher non plus d’importance à ses discussions avec Xénocrate, le second successeur de Platon à l’Αcadémie. Aristote ne put jamais prétendre à l’héritage de son maître, dont il avait toujours combattu le système ; et, de plus, nous le voyons, quelques mois après la mort de Platon, faire un voyage en Asie Mineure, de compagnie avec Xénocrate, qui paraît lui avoir été attaché par les liens d’une assez étroite amitié. Ainsi l’on peut dire que les inimitiés attribuées à Aristote contre Platon, contre Isocrate et contre Xénocrate, n’ont point du tout ce caractère odieux qu’on a voulu souvent leur donner. Tout ce qui doit résulter pour nous de ces récits divers, c’est qu’avant la mort de Platon (348 ans avant J. C.). Aristote n’avait point encore ouvert son école philosophique, mais qu’il s’était fait connaître par des cours d’éloquence. Le talent qu’il y déploya, ses anciennes relations avec la cour de Macédoine, le firent choisir pour ambassadeur par les Athéniens, si l’on en croit un témoignage assez douteux rapporté par Diogène Laërce. Philippe avait ruiné dans la Thrace bon nombre de villes grecques qui tenaient le parti d’Athènes, et Stagire entre autres. Le fils de Nicomaque fut chargé d’aller demander au vainqueur macédonien le rétablissement des villes détruites ; il n’est pas sûr qu’il ait réussi dans cette mission assez delicate, puisque ce n’est que beaucoup plus tard qu’il put obtenir de Philippe ou peut-être même de son disciple, fils de Philippe, la restauration de la petite ville qui lui avait donné naissance. Quoi qu’il en soit, Platon mourut durant son absence (348 avant J. C.) ; et à son retour, Aristote se hâta de  quitter Athènes, où alors les partisans de la Macédoine n’étaient point en faveur ; suivi de Xénocrate, il se rendit en Asie près d’Hermias, tyran d’Atarnée. qui avait été, à ce que l’on suppose, un des auditeurs les plus assidus de ses cours d’éloquence. On peut croire d’ailleurs que les relations d’Aristote avec Hermias avaient commencé sous les auspices de son tuteur Proxène, qui était aussi de ce pays, comme on l’a vu plus haut. Hermias avait été jadis esclave d’un tyran d’Atarnée, Eubule, auquel il succéda, et qui, comme lui, était un ami déclaré de la philosophie ; c’était par son seul mérite qu’il s’était élevé au poste brillant et dangereux qu’il occupa quelque temps. Attiré dans un piège par Mentor, général grec au service de la Perse ; il fut livré aux mains d’Artaxerce, qui le fit étrangler. La liberté des cités grecques dans l’Asie Mineure perdit en lui un de ses soutiens les plus courageux et les plus habiles. Cette catastrophe affligea profondément Aristote, dont le voyage auprès d’Hermias avait peut-être aussi quelque but politique ; et la douleur de son amitié est attestée par deux monuments qui sont parvenus jusqu’à nous. L’un est ce chant admirable, ce Péan, adressé à la Vertu et à la mémoire du tyran d’Atarnée, dont la noble simplicité et la douloureuse inspiration n’ont été surpassées par aucun poëte ; Athénée et Diogène Laërce nous l’ont transmis ; l’autre est une inscription de quatre vers que nous possédons aussi et qu’Aristote fit placer sur la statue, d’autres disent le mausolée, qui, par ses soins, fut élevé à son ami dans le temple de Delphes. De plus, il épousa la fille qu’Hermias laissait en mourant ; et il se retira, pour la mettre, ainsi que lui-même, en sûreté contre la vengeance des Perses, à Mitylène dans l’île de Lesbos, où il séjourna deux années environ (jusqu’en 343 avant J. C.). Son union paraît avoir été fort heureuse ; et, dans son testament, il prescrit qu’on réunisse ses cendres à celles de son épouse bien-aimée. Du reste, les liaisons d’Aristote avec le tyran d’Atarnée sont une des circonstances de sa vie qui ont prêté le plus aux calomnies de toute espèce ; et ces calomnies étaient assez accréditées pour que, cinq siècles plus tard, Tertullien, les répétant sans doute, ait avancé que c’était Aristote lui-même qui avait livré son ami aux agents des Perses. Ces fables sont tout aussi ridicules que celles dont nous avons déjà parlé ; seulement elles sont plus odieuses. On ne sait si Aristote était encore à Mitylène quand Philippe l’appela près de lui pour diriger l’éducation d’Alexandre (343 avant J. C.). Le jeune prince avait alors treize ans ; et la lettre de Philippe au philosophe, lettre dont l’authenticité n’est pas très-certaine, malgré le témoignage d’Aulu-Gelle et de Dion Chrysostôme, ne se rapporte point à cette époque. Elle annonce à celui dont Philippe fera plus tard l’instituteur de son héritier, la naissance d’un fils ; et si elle n’a point l’importance spéciale qu’on lui attribue d’ordinaire, elle prouve du moins, comme le remarque fort bien M. Stahr, que les relations de Philippe avec l’ancien compagnon de son enfance étaient assez fréquentes et assez intimes. Aristote paraît avoir profité de sa faveur à la cour de Macédoine pour faire relever les murs de sa ville natale ; on dit même qu’il lui donna des lois de sa propre main, qu’il y fit établir des gymnases et une école. Les habitants reconnaissants consacrèrent à leur illustre compatriote le nom d’un des mois de l’année, et celui d’une fête solennelle qui était probablement la fête de son jour de naissance. Du temps de Plutarque, on montrait encore aux voyageurs les promenades publiques, garnies de bancs de pierre, qu’Aristote y avait fait établir. Bien que l’éducation d’Alexandre n’ait pas pu durer plus de quatre


ans, bien que son précepteur eût à corriger de graves erreurs commises dans la direction antérieurement donnée au jeune prince par Léonidas, parent d’Olympias, et par Lysimaque, on ne peut douter qu’Aristote n’ait exercé sur son élève la plus décisive influence. Il sut prendre sur ce fougueux caractère un ascendant qu’il ne perdit pas un instant, et lui inspirer la plus sincère et la plus noble affection. Les études auxquelles il appliqua surtout Alexandre furent celles de la morale. de la politique, de l’éloquence et de la poésie. La musique, l’histoire naturelle, la physique, la médecine même, occupèrent beaucoup le jeune prince, et l’on peut s’en rapporter au génie si positif d’Aristote pour être sûr qu’il ne donna toutes ces connaissances à son élève que dans la mesure où elles devaient être utiles à un roi. Il paraît aussi, à en croire la lettre citée par Aulu-Gelle et Plutarque, qu’Alexandre attachait le plus grand prix aux études de métaphysique qu’il avait alors commencées, puisqu’au milieu même de ses conquêtes il écrit à son ancien maître, pour lui reprocher d’avoir rendues publiques des doctrines et des théories qu’il voulait être le seul à posséder. Il est certain que cette édition de l’Iliade qu’Alexandre porta toujours avec lui, qu’il mettait sous son chevet, cette fameuse édition de la Cassette, avait été revue pour lui par Aristote ; et le conquérant qui, dans Thèbes en cendres, ne respectait que la maison de Pindare, devait avoir bien profité des leçons d’un maître qui nous a laissé les règles de la poétique, et qui lui-même eût été un grand poëte, s’il l’eût voulu. Aristote composa quelques ouvrages spécialement destinés à l’éducation de son élève ; mais, parmi eux, on ne saurait compter celui qui nous reste sous le titre de Rhétorique à Alexandre, et qui est certainement apocryphe. Il fit particulièrement pour lui, à ce qu’affirme Diogène Laërce, un traité sur la royauté. Callisthene, neveu d’Aristote, et qui devait accompagner Alexandre en Asie pour y tomber victime de ses soupçons, partageait les leçons données au jeune prince, ainsi que Théophraste, et Marsyas, depuis général et historien, qui fit un ouvrage sur l’éducation même d’Alexandre. C’était à Pella le plus habituellement, dans un palais appelé le Nymphæum, qu’Aristote résidait avec son royal élève, et quelquefois aussi à Stagire relevée de ses ruines. Alexandre n’avait pas encore dix-sept ans quand son père, partant pour une expédition contre Byzance, lui remit la direction des affaires, sans qu’une si grande responsabilité dépassât en rien la précoce habileté du jeune roi. On peut croire que son précepteur continua de lui donner des conseils, qui, pour n’être plus littéraires, n’en furent pas moins utiles. Mais dès lors les études régulières et l’éducation furent nécessairement interrompues ; en 338, nous voyons Alexandre, âgé de dix-huit ans, combattre au premier rang et parmi les plus braves à la bataille de Chéronée, qui décida du sort de la Grèce. Aristote resta une année encore auprès de son élève, devenu roi après le meurtre de Philippe, et ne quitta la Macédoine qu’en 335 avant J. C., quand Alexandre se disposait à passer en Asie, la seconde année de la cxie olympiade. Il se rendit alors à Athènes, où il resta sans interruption durant treize années, et qu’il ne quitta que vers la mort d’Alexandre. C’est donc à cette époque qu’il ouvrit une école de philosophie dans un des gymnases de la ville nommé le Lycée, du nom d’un temple du voisinage consacré à Apollon Lycien ; et ses disciples, bientôt nombreux, reçurent, ainsi que lui, le surnom de péripatéticiens, de l’habitude toute personnelle qu’avait le maître d’enseigner en marchant, au lieu de demeurer assis. Il donna, comme Xénocrate l’avait avant lui, une sorte de discipline à son école : un chef, un archonte, renouvelé tous les dix jours, veillait à maintenir le bon ordre ; et des Banquets périodiques réunissaient tous les élèves plusieurs fois dans l’année. Aristote avait pris soin lui-même, à l’imitation de son ami et de son rival platonicien, de tracer le règlement de ces réunions (νόμον συμποτικοί), et un article, inspiré par ses goûts très-connus, interdisait l’entrée de la saile du festin au convive qui, sur sa personne, n’aurait point observé la plus scrupuleuse propreté. Aristote faisait deux leçons ou, comme on disait pour lui particulièrement, deux promenades par jour : l’une le matin, περίπατος εωθινός ; l’autre le soir, δειλινός. L’enseignement variait de l’une à l’autre, comme l’exigeait la nature même des choses : la première destinée aux élèves plus avancés traitait des matières les plus difficiles, ακροαματικοί λόγοι ; l’autre s’adressait en quelque sorte au vulgaire, et n’abordait que les parties les moins ardues de la philosophie, εξωτερικοί λόγοι, εγκύκλιοι λόγον, λόγοι έν κοίνω. C’est de cette division nécessaire dans toute espèce d’enseignement, que des historiens postérieurs ont tiré ces singulières assertions sur la différence profonde de deux doctrines, l’une secrète, l’autre publique, qu’Aristote aurait enseignées. La philosophie en Grèce, à cette époque surtout, a été trop indépendante, trop libre, pour avoir eu besoin de cette dissimulation. Le précepteur d’Alexandre, l’ami de tous les grands personnages macédoniens, l’auteur de la Métaphysique et de la Morale, n’avait point à se cacher : il pouvait, tout dire et il a tout dit, comme Platon son maître, dont un disciple zélé pouvait d’ailleursreeueillir quelques théories, qui ae la leçon n’avaient point passé jusque dans les écrits (άγραφα δόγματα). Mais supposer aux philosophes grecs, au temps d’Alexandre, cette timidité, cette hypocrisie antiphilosophique, c’est mal comprendre quelques passages douteux des anciens ; c’est, de plus, transporter à des temps profondément divers des habitudes que les ombrages et les persécutions mêmes de la religion n’ont pu imposer aux philosophes du moyen âge. Il faut certainement distinguer avec grand soin les ouvrages acroamatiques des ouvrages exotériques d’Aristote ; mais il ne s’agit que d’une différence dans l’importance et l’exposition des matières ; il ne s’agit pas du tout de la publicité, qui était égale pour les uns et pour les autres. Aristote avait donc cinquante ans quand il commença son enseignement philosophique, et l’on peut juger, d’après les détails biographiques qui précèdent, ce que devait être cet enseignement appuyé sur d’immenses travaux, des méditations continuelles, une expérience consommée des choses et des hommes, et une position toute-puissante par l’estime que lui avait vouée son élève, dominateur de la Grèce et de l’Asie. C’est durant ces treize années de séjour à Athènes qu’Aristote composa ou acheva de composer tous les grands ouvrages qui sont parvenus jusqu’à nous, à travers les siècles qui les ont sans cesse étudiés. On sait avec quelle générosité, digne d’un conquérant du monde, Alexandre contribua, pour sa part, à ces monuments éternels de la science. Si l’on en croit Pline, plusieurs milliers d’hommes, aux gages du roi, étaient chargés uniquement du soin de recueillir et de faire parvenir au philosophe tous les animaux, toutes les plantes, toutes les productions curieuses de l’Asie ; et c’est avec ce secours qu’aujourd’hui les nations les plus libérales et les plus riches peuvent à peine assurer à la science, qu’Aristote composa cette prodigieuse Histoire des animaux, ces traités d’anatomie et de physiologie romparées. que les plus illustres naturalistes de nos jours admirent plus encore peut-être que ne


l’a fait l’antiquité. Athénée affirme qu’Alexandre donna plus de 800 talents à son maître pour faciliter ses travaux de tous genres, et la formation de sa riche bibliothèque, ce qui fait, en ne comptant le talent qu’à 5000 fr., 4 000 000 de notre monnaie. Cette somme, toute considérable qu’elle est, n’a rien d’exagéré quand on songe aux trésors incalculables que la conquête mit aux mains d’Alexandre. On peut croire que ces libéralités du royal élève et cette intelligente protection servirent aussi au philosophe pour composer cet admirable et si difficile Recueil des constitutions politiques grecques et barbares, que le temps n’a pas laisse parvenir jusqu’à nous, mais qui n’avait pas dû coûter moins de recherches que l’Histoire des animaux. Aristote, entouré, comme il l’était à ce moment, d’une famille qu’il paraît avoir beaucoup aimée ; de sa fille Pythias mariée à Nicanor, son fils adoptif ; d’Herpyllis sa seconde femme, et auparavant son esclave, pour laquelle il semble, d’après son testament, avoir eu la plus vive affection ; de Nicomaque, fils qu’il avait eu d’elle ; illustre parmi les philosophes, les naturalistes, les médecins même de son temps, comblé des faveurs d’Alexandre, Aristote était alors dans une de ces rares positions qui font l’envie du reste des hommes. Il ne paraît point qu’il en abusa ; mais ce bonheur si complet, si réel, si éclatant, dura peu. La conspiration d’Hermolaüs, dans laquelle Alexandre impliqua le neveu d’Aristote, Callisthène, dont la rude franchise l’avait blessé, éclata vers cette époque, et il est certain que dès lors la froideur entre le roi et son ancien maître succéda aux relations si affectueuses qui jusque-là les avaient unis. Le meurtre d’un homme tel que Callisthène, accompagné des circonstances odieuses que n’ont pu dissimuler même les historiographes officiels du roi, indigna la Grèce entière, et la postérité le regarde encore comme une tache ineffaçable à la mémoire du héros. On peut juger de la douleur que cette catastrophe dut causer à l’oncle de la victime, au précepteur de celui qui venait de se déshonorer par ce forfait. Six années s’écoulèrent encore jusqu’à la mort d’Alexandre, et l’on doit croire que durant tout ce temps les rapports d’Aristote et de son coupable élève durent être aussi rares que pénibles. Mais si le ressentiment devait être profond dans le cœur du philosophe, rien n’autorise à supposer, avec quelques auteurs anciens, qu’Aristote ait nourri des projets de vengeance. Tout dément cette abominable calomnie, répétée par Pline, qui lui attribue d’avoir, d’accord avec Antipater, empoisonné Alexandre, calomnie dont s’autorisa plus tard Caracalla, le singe du héros macédonien, pour chasser les peripatéticiens d’Alexandrie et brûler leurs livres. Alexandre est mort à la suite d’orgies, d’une mort parfaitement naturelle, comme l’attestent les mémoires mêmes de ses lieutenants, Aristobule et Ptolémée, que possédaient et que citent Plutarque et Arrien ; comme l’attestaient le journal qu’on tenait chaque jour des actions du roi, εφημερίδες βασίλειαι, et en particulier le journal de sa maladie. Aristote passait si peu pour l’ennemi d’Alexandre, malgré son juste ressentiment, et il était si bien resté l’ancien partisan du Macédonien, qu’aussitôt après la mort du roi, à ce qu’il parait, il dut songer à se soustraire aux dangers de la réaction, et qu’il se retira dans une ville soumise aux autorités macédoniennes et protégée par elles. Il serait également difficile de comprendre et que le parti antimacédonien, dirigé par Démosthène et Hypérides, ait poursuivi l’empoisonneur d’Alexandre, et que les Macédoniens l’aient défendu. Aristote dut fuir, non point devant une accusation politique, mais devant une accusation d’impiété portée contre lui par le grand prêtre Eurymedon, soutenu d’un citoyen nommé Démophile. On lui reprochait d’avoir commis un sacrilège en élevant des autels à la mémoire de sa première femme et de son ami Hermias. Sa pieuse amitié devint un crime ; et Aristote, comme il semble l’avoir dit lui-même, se retira pour épargner aux Athéniens, dont l’esprit lui était bien connu, « un second attentat contre la philosophie. » Tous ces détails, qui semblent assez positifs, doivent être rapportés peut-être à une époque antérieure ; et l’on peut conjecturer, d’après quelques indications, comme l’a fait M. Stahr, qu’Aristote s’était retiré à Chalcis, même avant la mort d’Alexandre, laissant la direction de son école à Théophraste, qui lui succéda dans le Lycée. Quelques biographes lui ont attribué une apologie contre cette accusation, sans doute pour faire pendant à l’Apologie de Socrate par Platon ; mais Athénée, qui en cite un passage, ne la regarde pas comme authentique. Aristote vécut un an à Chalcis et mourut en 322, vers le mois de septembre, peu de temps avant Démosthène, qui, lui aussi, victime d’autres passions, vint s’empoisonner à Calaure, et termina par une mort héroïque une vie consacrée tout entière à la patrie et à la liberté. Quelques biographes ont soutenu qu’Aristote s’était tué, assertion contre laquelle protestent et le témoignage d’Apollodore, et celui de Denys d’Halicarnasse, et les théories même du philosophe contre le suicide. Il paraît certain qu’il succomba, après plusieurs années de souffrance, à une maladie d’estomac qui était héréditaire dans sa famille, et qui le tourmenta pendant toute sa vie, malgré les soins ingénieux par lesquels il cherchait à la combattre. Quelques Pères de l’Église, on ne sait sur quels témoignages, ont avancé qu’il s’était précipité dans l’Euripe par désespoir de ne pouvoir comprendre les causes du flux et du reflux. Cette fable ne mérite pas même d’être réfutée ; mais elle témoigne qu’on supposait au philosophe une immense curiosité des phénomènes naturels. Si c’est là tout ce qu’on a voulu dire, ses ouvrages sont un bien meilleur témoignage que tous les contes inventés à plaisir : la Météorologie et l' Histoire des animaux attestent suffisamment les efforts d’Aristote pour comprendre le grand spectacle de la nature qui pose éternellement devant nous. Diogène Laërce et Athénée nous ont conservé sous le nom de Testament d’Aristote une pièce qui ne porte aucun caractère positif de fausseté ; mais on a remarqué avec raison (M. Stahr) que le philosophe n’y faisait aucune mention ni de ses manuscrits, ni de sa bibliothèque, qui lui avait coûté tant de soins et de recherches. C’est tout au moins un oubli fort singulier, à moins que ce prétendu testament ne soit un simple extrait d’un acte beaucoup plus long et beaucoup plus complet. Il avait, du reste, institué Antipater pour son exécuteur testamentaire ; et son puissant ami dut assurer à tous ceux que le philosophe avait aimés les bienfaits qu’il répandait sur eux, et particulièrement sur ses esclaves.

Cette esquisse rapide de la vie d’Aristote suffit pour montrer que si la nature avait fait beaucoup pour lui, les circonstances extérieures ne lui furent pas moins favorables. Sa première éducation, les leçons d’un maître tel que Platon ; continuées pendant près de vingt ans, la protection de deux rois, et surtout celle d’Alexandre, et d’autre part les immenses ressources qu’avaient accumulées déjà les efforts des philosophes antérieurs, tout se réunissait pour rendre complète et décisive l’influence d’un génie tel que le sien, se développant dans de si heureuses conditions. Cette influence a été sans égale ; elle agit depuis plus de deux mille ans, et l’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, qu’elle sera aussi durable que l’huma-


nité sur laquelle elle s’exerce. L’autorité souveraine de ce grand nom a pu être ébranlée et détruite en physique ; elle est éternelle en logique, en métaphysique, en esthétique littéraire, en histoire naturelle, tout aussi bien qu’en politique et en morale.

Aristote, doué d’une activité prodigieuse, qui, suivant l’observation même de son maître, avait besoin du frein, comme la lenteur de Xénocrate avait besoin de l’éperon ; aidé par tous les secours que lui offraient des disciples nombreux et intelligents, des livres et des collections de tout genre, Aristote avait beaucoup écrit. On peut voir par les citations diverses des auteurs, et par les catalogues de Diogène Laërce, de l’anonyme de Ménage, de l’anonyme arabe de Casiri, quelles ont été nos pertes. Ces catalogues, tout informes, tout inexacts qu’ils sont, nous attestent qu’elles furent bien graves. Parmi tous ces trésors détruits, nous n’en citerons qu’un seul ; c’est ce Recueil des constitutions dont Aristote lui-même fait mention à la fin de la Morale à Nicomaque, et qui contenait l’analyse des institutions de cent cinquante-huit États, selon les uns, de deux cent cinquante et même de deux cent cinquante-cinq selon les autres. C’est de cette vaste collection de faits généralisés, résumés, qu’il a tiré l’ouvrage politique qui nous reste. Ce qui est parvenu jusqu’à nous de toutes ses œuvres forme le tiers, tout au plus, de ce qu’il avait composé ; mais ce qui peut nous consoler, c’est que ces admirables débris sont aussi les plus importants de son édifice, sinon par l’étendue, du moins par la nature et la qualité des matériaux qui les forment. Les commentateurs grecs des cinq ou six premiers siècles ont donné beaucoup de soin à la classification des œuvres d’Aristote. Un d’eux, Adraste, qui vivait 150 ans environ après J. C., avait fait un traité spécial fort célèbre sur ce sujet, qui de nos jours en est encore un pour les érudits. On distribuait les ouvrages du maître de diverses façons, soit en les considérant simplement sous le rapport de la rédaction plus ou moins parfaite où il les avait lui-même laissés, soit en les considérant plus philosophiquement sous le rapport de la matière dont ils traitaient. Ainsi d’abord on distinguait les simples notes, les documents, les ύπομνηματικά, des ouvrages complètement mis en ordre συνταγματικά, et parmi ceux-ci on distinguait encore les acroamatiques ou ésotériques, des exotériques ; puis, en second lieu, on divisait les œuvres d’Aristote presque selon les divisions qu’il avait tracées quelquefois lui-même à la philosophie, en théorétiques, pratiques, organiques ou logiques. Ces classifications peuvent être justifiées selon le point de vue auquel on se place ; mais, pour se rendre compte comme dans une sorte d’inventaire des richesses que nous avons reçues des siècles passés, il suffit de s’en tenir à l’ordre donné par l’editio princeps des Alde, et que depuis lors tous les éditeurs, si l’on excepte Sylburge et Buhle après lui, ont scrupuleusement suivi. Voici, selon cet ordre, les divisions principales qu’on peut faire des œuvres d’Aristote :

1° La Logique, composée de six traités tous authentiques, malgré quelques doutes d’ailleurs très-réfutables, élevés dans l’antiquité et dans les temps modernes, traités qui doivent se succéder ainsi : les Catégories, l’Hermeneia, les Premiers Analytiques, en deux livres, appelés par Aristote Traité du Syllogisme ; les Derniers Analytiques, en deux livres, appelés par Aristote Traité de la Démonstration ; les Topiques, en huit livres, appelés par Aristote Traité de Dialectique, et les Réfutations des sophistes. La collection de ces traités est ce qu’on nomme habituellement l’Organon, mot qui n’appartient pas plus à l’auteur que celui de Logique, et qui vient des commentateurs grecs.

2° La Physique, en prenant ce mot dans le sens général qu’y donnaient les Grecs, et non dans le sens spécial où nous l’entendons actuellement. Elle se compose des ouvrages suivants : 1° la Physique, ou pour mieux dire les Leçons de Physique, en huit livres ; 2° le Traité du Ciel, en quatre livres ; 3° le Traité de la Génération et de la Destruction, en deux livres ; 4° la Météorologie,en quatre livres ; 5° le petit Traité du Monde, adressé à Alexandre, apocryphe ; 6° le Traité de l’Ame, en trois livres ; 7° une suite de petits traités appelés par les scolastiques : Parva naturalia : de la Sensation et des Choses sensibles, de la Mémoire et de la Réminiscence, du Sommeil et de la Veille, des Rêves et de la Divination par le sommeil, de la Longévité et de la Brièveté de la vie, de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort, et enfin de la Respiration ; 8° l’Histoire des animaux, en dix livres, dont le dernier est peut-être apocryphe ; 9° le Traité des Parties des animaux, en quatre livres ; 10° le Traité du Mouvement des animaux ; 11° le Traité de la Marche des animaux ; 12° leTraité de la Génération des animaux, en cinq livres ; 13° le Traité des Couleurs ; 14° un extrait d’un Traité d’Acoustique ; 15°le Traité de Physiognomonie ; 16° le Traité des Plantes, en deux livres, dont le texte grec a été refait à Constantinople, d’après le texte arabe et latin, en deux livres, 17° le Petit Recueil des récits surprenants, apocryphe ; 18° le Traité de Mécanique, sous forme de questions ; 19° le vaste recueil de faits de tout genre, sous forme de questions, et intitulé : les Problèmes en cinquante-sept sections ; 20° le petit Traité des lignes insécables ; 21° et enfin les Positions et les noms des vents, fragment d’un grand ouvrage sur les signes des saisons.

3° La Métaphysique, nom qui ne vient pas d’Aristote lui-même, en quatorze livres, et avec laquelle il faut classer le petit ouvrage sur Mélissus, Xénophane et Gorgias.

4° La Philosophie pratique, ou, comme le dit aussi Aristote, la Philosophie des choses humaines : la Morale, proprement dite, composée de trois traités, dont les deux derniers ne sont que des rédactions différentes des élèves d’Aristote : 1° la Morale à Nicomaque, en dix livres ; 2° la Grande Morale en deux livres ; 3° la Morale à Eudème, en sept livres ; 4° le fragment sur les Vertus et les Vices ; 5° la Politique, en huit livres ; 6° l’Economique, en deux livres, dont le second est apocryphe ; 7° l’Art de la Rhétorique, en trois livres, suivi de la Rhétorique à Alexandre, qui est apocryphe ; 8° le Traité de la Poétique, qui n’est qu’un fragment.

5° Il faudrait ajouter à tous ces ouvrages : 1° les fragments épars dans les auteurs de l’antiquité, et dont quelques-uns sont assez considérables ; 2° les poésies ; 3° enfin les Lettres, bien qu’elles ne soient pas authentiques. Jusqu’à présent aucune édition, même la plus récente, celle de Berlin, n’a donné complète cette cinquième partie des œuvres d’Aristote ; elle n’est pas cependant sans importance.

Il est impossible de donner ici, en quelques pages, une idée suffisante du vaste et profond système que renferment ces divers ouvrages, et qui a régné sans interruption, bien qu’avec des intermittences de force et de déclin, depuis Aristote jusqu’à nous, d’abord sur les écoles de la Grèce et de Rome, puis exclusivement sur toutes celles du moyen àge ; berceau de la science moderne, puis sur les écoles arabes, et qui règne souverainement encore dans les parties les plus


importantes de la philosophie, la logique entre autres, et sur les belles-lettres, la rhétorique et la poétique. Quelques observations cependant pourront faire comprendre, même en les restreignant dans d’étroites limites, comment cet empire a été et est encore légitime autant que bienfaisant.

Parmi les causes qui ont fait d’Aristote le précepteur de l’intelligence humaine, comme disent les Arabes, il faut mettre en première ligne le caractère tout encyclopédique de ses ouvrages. Nul philosophe avant lui, nul autre après lui, n’a su, doué d’un tel génie, embrasser, dans une théorie une et systématique, l’ensemble des choses. La philosophie grecque, quelque valeur qu’eussent ses recherches avant le siècle d’Alexandre, n’avait pu rien produire d’aussi complet ni d’aussi profond. Démocrite, qui, avant Aristote, a pu être appelé le plus savant et le plus laborieux des Grecs, n’avait pu entrevoir qu’une faible partie de la science. Il avait recueilli beaucoup de faits ; mais le point de vue tout matérialiste où il s’était placé ne lui avait permis de les comprendre que bien insuffisamment. Platon, dont on ne veut pas d’ailleurs rabaisser ici le mérite, et qui certainement est supérieur à son disciple par la simplicité et la grandeur morale de son système ; Platon s’était condamné, par la direction même de son génie, à ignorer une partie des faits naturels, dont il n’avait point à tenir un compte bien sérieux ; de plus, la forme de ses ouvrages ne lui permettait pas cette rigueur systématique sans laquelle une encyclopédie n’est qu’une vaste confusion, sans laquelle surtout un enseignement positif et général est impossible. Platon a, dans un sens, trouvé beaucoup mieux que cela ; il n’a pas joué le rôle de précepteur, il a joué le rôle beaucoup plus grand, beaucoup plus utile même, de législateur des croyances religieuses et des mœurs : c’est comme un prophète philosophe. Mais avant Aristote, la science éparse n’avait point été réunie en un corps ; des matériaux isolés attendaient l’architecte et ne formaient point un édifice ; c’est lui qui le construisit. Quelques historiens de la philosophie, M. Ritter entre autres, lui ont reproché d’avoir le premier introduit l’érudition dans la philosophie. La critique ne semble pas méritée. Pour composer l’œuvre totale de la science, la ranger tout entière sous une seule discipline, les forces d’un individu, quelque puissant qu’il soit, ne pourront jamais suffire. S’il ne datait que de lui seul, ce serait un révélateur ; ce ne serait plus un philosophe. Au contraire, Aristote s’est fait une gloire, et cette gloire n’appartient qu’à lui seul, d’être l’historien de ses prédécesseurs. L’odieuse accusation de Bacon est complètement fausse : loin d’égorger ses frères, comme font les despotes ottomans pour régner seuls, c’est lui qui les a fait vivre en transmettant à la postérité leurs noms et leurs doctrines. Il n’a jamais prétendu cacher tout le profit qu’il avait tiré de leurs travaux. Mais s’il doit à ses devanciers une partie des matériaux qu’il a employés, c’est à lui seul qu’il doit d’avoir su les mettre en œuvre. C’est du haut de la philosophie première, de la métaphysique dont il est le fondateur, qu’il a pu saisir, d’un regard ferme, la valeur relative de tous les faits particuliers, de toutes les notions particulières, et les classer entre elles de manière à reproduire, dans une théorie complète, l’ordre admirable de la réalité. C’est de ce faîte élevé qu’il a pu voir sans confusion, sans erreur, cette prodigieuse variété de phénomènes que l’homme et la nature présentent incessamment à l’observation du philosophe. La métaphysique fut pour lui ce que le vulgaire trop souvent ignore, la science de la réalité, la science de ce qui est, de l’être en soi. Pour Platon, la réalité des choses, l’essence des choses, était en dehors d’elles et résidait tout entière dans les idées séparées, distinctes, éternelles, immuables. Aristote, au contraire, ne vit de réalité et ne put en concevoir que dans l’individu, dont la science doit tirer les notions générales et les premiers principes qui composent ses théories et ses démonstrations. Tout être, et il n’y a que des êtres particuliers, est nécessairement l’assemblage de quatre causes dont l’une est sa forme, qui tout d’abord se révèle à nos sens ; l’autre, sa matière ; la troisième, le mouvement, qui l’a fait devenir ce qu’il est, qui l’a produit ; la quatrième enfin, la cause finale, la fin même vers laquelle il tend, qui lui assigne un but, et lui donne un sens aux yeux de la raison. Sans ces quatre causes, l’être ne se comprend plus ; il n’est rien sans elles. Les deux premières nous sont attestées par le témoignage irrécusable de notre sensibilité, les deux autres par le témoignage non moins certain de notre raison. Elles sont toujours réunies dans toute chose qui n’est pas le simple accident d’une autre. Mais l’être, produit de ces quatre causes, n’est pas seulement d’une essence stérile et purement logique ; il revêt des attributs qui le modifient et que la science peut affirmer de lui. Ces attributs, ces catégories, sont au nombre de dix, comme les causes sont au nombre de quatre. La science, en affirmant ou en niant ces attributs, fait la vérité ou l’erreur ; quant à l’être et à ses attributs, ils n’ont d’autre caractère que d’exister, et pour les connaître, c’est dans les termes simples et non dans les propositions composées qu’il faut les chercher. Les catégories sont : d’abord, celle de la substance sans laquelle les autres ne seraient pas, à laquelle elles sont toutes comme suspendues ; puis, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, la situation, la manière d’être, l’action et la passion. Les catégories sont les éléments nécessaires dont les propositions se forment, comme la réalité même : d’une part, les êtres en soi, les sujets avec cette merveilleuse diversité qu’a d’abord faite la nature, et avec celle que l’esprit de l’homme vient y joindre par l’abstraction ; et d’autre part, les attributs. Ici la seule catégorie de la substance, là les neuf autres ; les unes et les autres liées entre elles par cette notion de l’existence, la seule qui puisse unir le prédicat au sujet, et qui fournit également, soit qu’on l’affirme ou qu’on la nie, l’indispensable condition sans laquelle les deux autres n’ont ni valeur ni détermination. De là toute la théorie de la proposition, les formes diverses qu’elle peut prendre ; de là toute la théorie du syllogisme où deux propositions enchaînées l’une à l’autre par un moyen terme compris dans l’attribut et comprenant le sujet, forment une conclusion où l’attribut est uni au sujet d’une nécessité logique ; de là, enfin, toute cette théorie de la démonstration où le rapport de l’attribut au sujet repose sur la vraie cause qui met l’un dans l’autre, et qui prouve leur union d’une irréfutable manière, non plus par la seule nécessité logique, mais par cette nécessité réelle, effective, que les phénomènes mêmes portent avec eux. Mais rien ne se démontre qu’à la condition d’un indémontrable ; les causes, et par suite les moyens termes, ne sont point infinis. Dans les démonstrations, il faut s’arrêter aux axiomes, sans lesquels la démonstration ne serait pas possible, bien qu’elle ne les emploie jamais directement. Les axiomes sont les principes communs, et en tête de tous est le principe de contradiction qu’implique la notion même d’existence. Les principes propres sont ceux qui appartiennent à chaque sujet spécial que la science étudie, et sans lesquels les principes communs resteraient inféconds et stériles. L’ordre de la na-


ture et l’ordre de la science se correspondent ainsi l’un à l’autre ; la pensée n’est rien sans l’expérience, bien que l’expérience soit fort au-dessous de la pensée. Ce que la science doit faire avant tout, c’est d’observer scrupuleusement tous ces phénomènes qu’elle doit comprendre et démontrer par leurs causes, les lois générales du mouvement dont la nature entière est animée, les lois de plus en plus complexes par lesquelles l’organisation s’élève du végétal jusqu’à l’homme, et de la vie aveugle, obscure des derniers êtres, à cette vie supérieure de la pensée et de l’intelligence dans le plus parfait des êtres ; ces lois, enfin, les plus admirables, les plus elevées de toutes, qui président à la vie morale des individus et des sociétés. Et pour couronner cette œuvre de la science, il faut qu’elle monte encore un degré plus haut, il faut qu’au-dessus de la nature, où les causes sont nécessaires et fatales, au-dessus de l’homme, cause libre et volontaire, elle arrive jusqu’à la cause première, à la cause unique, au premier moteur, qui communique à tout le reste le mouvement, la vie, la pensée ; il faut qu’elle arrive jusqu’à Dieu. Tel est l’immense système qu’Aristote a tracé et qu’il a rempli. Il a fait la logique et fondé la science de la pensée de telle sorte, que depuis lui, comme le dit Kant, elle n’a fait ni un pas en avant, ni un pas en arrière ; il a fondé dans l’histoire naturelle cette admirable méthode d’observation, que personne n’a mieux appliquée que lui ; il y a tracé quelques-unes de ces lois de la vie que la physiologie comparée s’efforce encore de nos jours de constater ; il a fondé la métaphysique sur des bases qu’on ne peut plus changer ; il a fondé la psychologie, la science morale, la science politique, l’esthétique littéraire, etc. Cette magnifique encyclopédie, résumé à peu près complet de tout ce qu’avait su le monde grec, n’avait que peu de chose à enseigner à la Grèce, si on la compare à ces peuples qui, dans la suite des temps, privés de toute spontanéité scientifique, durent aller se mettre à l’école des siècles passés. Pour refaire au milieu de la barbarie l’éducation de l’esprit humain, il fallut s’adresser à la Grèce, la sage institutrice des nations, et, dans la Grèce, il n’y avait qu’un maître possible : c’était Aristote, parce que seul il pouvait enseigner et démontrer la totalité de la science. Aujourd’hui même, si par une catastrophe qui heureusement est impossible, le genre humain avait à subir la même épreuve qu’il a subie dans le moyen âge, nul doute que le choix ne fût absolument identique. Il n’est point de philosophe qui pût aujourd’hui même remplacer Aristote : Descartes, Leibniz, Kant n’y suffiraient pas. L’enseignement péripatéticien, après tout ce qu’aurait appris l’humanité, serait sans doute bien incomplet ; mais, sans contredit, il serait encore le moins imparfait de tous.

Il faut ajouter à cette première cause de la domination aristotélique, la forme même de ses livres : il avait fait des dialogues, à ce qu’atteste Cicéron ; ils ne sont pas parvenus jusqu’à nous, et l’on peut affirmer sans aucune témérité qu’en face des dialogues de son maître, cette perte ne fait point tort à sa gloire. Mais les ouvrages que la postérité a conservés, et que nous possédons, ont donné à la science cette forme didactique que, depuis lors, elle n’a point changée, et qu’elle a reçue pour la première fois des mains d’Aristote. Un ton magistral, comme s’il eût prévu le rôle qu’il devait remplir plus tard ; un style austère, sans autres ornements que la pensée même qu’il revêt ; une concision et une rigueur faites pour exciter le zèle et la sagacité des élèves, tels sont les mérites secondaires, mais non point inutiles, qui ont contribué à faire donner au disciple de Platon  la préférence sur son maître. Platon a rendu d’autres services à l’esprit humain, et le christianisme, en particulier, sait tout ce qu’il lui doit ; mais Platon, avec la divine élégance de ses formes, n’était point fait pour les labeurs de l’école. Sa mission était de charmer, de convaincre les âmes, en les purifiant. C’était à un autre d’initier les esprits aux pénibles investigations de la science. C’est qu’en effet, quand on parle de l’empire souverain exercé par Aristote, c’est surtout de sa logique qu’il s’agit ; et, pour qui se rappelle l’histoire de la scolastique, pour qui connaît la nature vraie de la logique, il n’y a pas de doute que l’Organon d’Aristote, étudié sans interruption pendant cinq ou six siècles par toutes les ecoles de l’Europe, commenté par les maîtres les plus illustres, ne pouvait être remplacé par aucun livre ; il n’y a pas de doute qu’aucun livre, si ce n’est celui-là, ne pouvait donner à l’esprit moderne et à toutes les langues par lesquelles il s’exprime cette rectitude, cette justesse, cette méthode que le génie européen seul jusqu’à présent a connues. Il est tout aussi certain que la logique était la seule science qui pût être cultivée avec cette ardeur et ce profit, sans porter atteinte aux croyances religieuses qui firent alors le salut du monde. La logique, précisément parce qu’elle ne consiste que dans les formes de la science, et qu’elle n’engage expressément aucune question, ne peut jamais causer d’ombrage. Elle ne s’inquiète point des principes, auxquels elle est complètement indifférente. C’est là ce qui fait qu’elle a pu tout à la fois être adoptée par les chrétiens et les mahométans, par les protestants et les catholiques, par les croyants et les philosophes. Où trouver rien de pareil dans Platon ? Ou trouver rien de pareil dans aucun autre philosophe ? Si la science et ses procédés étaient l’esprit humain tout entier, Aristote eût été plus grand encore qu’il n’est ; l’esprit humain n’aurait point eu d’autre guide que lui.

Mais sur les questions essentielles que Platon avait résolues d’une manière si nette et si vraie, sur la Providence, sur l’âme, sur la nature de la science, Aristote s’est montré indécis, obscur, incomplet. Le dieu de sa métaphysique n’est pas le dieu qui convient à l’homme ; Dieu est plus que le premier moteur, au sens où Aristote semble le comprendre ; il a créé le monde, comme il le protège et le maintient ; il ne peut avoir pour ses créatures cette indifférence où le laisse le philosophe, il préside au monde moral tout aussi bien qu’il meut le monde physique ; il doit intervenir dans la vie des individus et des sociétés tout aussi bien qu’il intervient dans les phénomènes naturels. Incertain sur la Providence et sur Dieu, Aristote ne l’est guère moins sur l’immortalité de l’âme et sur la vie qui doit suivre celle d’ici-bas. Il ne nie pas que l’âme survive au corps, sans toutefois l’affirmer bien positivement ; mais de ce principe il ne tire aucune de ces admirables conséquences qui ont fait du platonisme une véritable religion. Quant à la science, il ne la fait pas sortir tout entière de la sensation, comme le lui attribue le fameux axiome qu’on chercherait vainement dans ses œuvres ; mais il est sur la pente ou son maître avait voulu retenir la philosophie ; il est sur le bord de l’abîme, où tant d’autres se sont précipités en suivant ses traces, malgré les avertissements de Platon. D’ailleurs, ces lacunes si graves, et d’autres encore qu’on pourrait citer, ne devaient rien ôter à son autorité. Dans le mahométisme, comme dans le christianisme, c’était à une autre source qu’on puisait des croyances ; il n’y avait point à lui en demander, et les siennes, chancelantes comme elles l’étaient,


ne pouvaient pas blesser bien vivement des convictions contraires. Cette indécision même ne nuisait en rien à la science ; elle s’accordait fort bien avec elle, et l’Église catholique, tout ombrageuse qu’elle était, oublia bien vite les anathèmes dont jadis quelques Pères de l’Église avaient frappé le péripatétisme. On attendait et l’on tirait d’Aristote trop de services, pour qu’on pût s’arrêter à ce que dans un autre on eût poursuivi comme des opinions condamnables.

C’est une histoire qui est encore à faire, toute curieuse qu’elle est, que celle de l’aristotelisme. Les ouvrages d’Aristote, d’abord peu connus après sa mort, par suite de quelques circonstances assez douteuses qu’ont rapportées Strabon et Plutarque, ne commencèrent à être vraiment répandus que vers le temps de Cicéron ; c’est Sylla qui les avait apportés à Rome après la prise d’Athènes. Il n’est pas présumable d’ailleurs que l’enseignement d’Aristote, qui dura treize années dans la capitale de la Grèce, eût laissé ses doctrines ignorées autant qu’on le suppose en général ; mais ce qui est certain, c’est que ce n’est guère que vers l’ère chrétienne que son empire s’étendit. Ce fut d’abord, comme plus tard, la logique qui pénétra dans les écoles grecques et latines. Sans acception de systèmes, toutes se mirent à étudier, à commenter l’Organon ; les Pères de l’Église, et à leur suite tous les chrétiens, n’y étaient pas moins ardents que les gentils ; et tout le moyen âge n’a pas craint d’attribuer à saint Augustin lui-même un abrégé des Catégories, qui d’ailleurs n’est pas authentique. Boëce, au vie siècle, voulait traduire tout Aristote, et nous avons de sa main l’Organon. Les commentateurs grecs furent très-nombreux, même après que les écoles d’Athènes eurent été fermées par le décret de Justinien ; et, parmi ces commentateurs, quelques-uns furent vraiment considérables. L’étude de la logique ne cessa pas un seul instant à Constantinople ni dans l’Europe occidentale. Bède, Isidore de Séville la cultivaient au viie siècle, comme Alcuin la cultivait au viiie à la cour de Charlemagne. C’est de l’Organon que sortit, au xie siècle, toute la querelle du nominalisme et du réalisme, tout l’enseignement d’Abeilard. Vers la fin du xiie siècle, quelques ouvrages autres que la Logique s’introduisirent en Europe, ou, ce qui est plus probable, y furent retrouves ; et, dès lors, les doctrines physiques et métaphysiques d’Aristote commencèrent à prendre quelque influence. L’Ëglise s’en effraya, parce qu’elles avaient provoqué et autorisé des hérésies. Un envoyé du pape dut venir inspecter l’Université de Paris, centre et foyer de toutes lumières pour l’Occident ; et, en 1210, les livres d’Aristote autres que la Logique furent condamnés au feu ; non-seulement on défendit de les étudier, mais encore on enjoignit à tous ceux qui les avaient lus d’oublier ce qu’ils y avaient appris. La précaution était inutile, et elle venait trop tard. L’exemple des Arabes, qui, dans leurs écoles, n’avaient point d’autre maître qu’Aristote, et qui l’avaient traduit et commenté tout entier à leur usage ; les besoins irrésistibles de l’esprit du temps, qui demandait à grands cris une sphère plus large que celle où l’Ëglise avait tenu l’intelligence depuis cinq ou six siècles, la prudence même de l’Église, revenue à des sentiments plus éclairés, tout se réunit pour abaisser les barrières ; et, après quelques essais encore infructueux, et une nouvelle mission apostolique qui n’avait pas plus réussi que la première, on ouvrit la digue et on laissa le torrent se précipiter par toutes les voies, par toutes les issues. Pendant près de quatre siècles, il se répandit en toute liberté dans toutes les écoles, et il suffit à alimenter alimenter tous les esprits. Albert le Grand, une des lumières de l’Église, et l’on doit ajouter de l’Occident à cette époque, commenta les œuvres d’Aristote tout entières ; saint Thomas d’Aquin, l’ange de l’école, en expliqua quelques-unes des parties les plus difficiles ; et, à leur suite, une foule de docteurs illustres suivirent leur exemple, et bientôt Aristote, traduit par les soins mêmes d’un pape, Urbain V, et du cardinal Bessarion, devint pour la science ce que les Pères de l’Église, et l’on pourrait presque dire les livres saints, étaient pour la foi. Il est inutile de remarquer qu’ici, comme dans la religion, l’enthousiasme, la soumission aveugle dépassa bientôt les bornes. Il ne fut plus permis de penser autrement qu’Aristote, et une doctrine soutenue contre les siennes était traitée à l’égal d’une hérésie. Il suffit de rappeler le déplorable destin de Ramus, qui périt victime de sa lutte courageuse contre ce despotisme philosophique, plus encore que de ses opinions suspectes ; il suffit de se rappeler que, même en 1629, sous le règne de Louis XIII, un arrêt du Parlement put défendre, sous peine de mort, d’attaquer le système d’Aristote. Heureusement qu’alors cette défense était plus ridicule encore qu’elle n’était odieuse ; mais on ne saurait répondre que, si quelque imprudent se fût alors élevé en France contre le père de l’école, il n’eût point été frappé comme un criminel ; et l’on peut voir par cette défense même que jamais l’Eglise n’avait défendu plus énergiquement contre les hérétiques l’autorité des Évangiles. Il fallait être à Venise et sous la protection de la République pour oser attaquer Aristote comme le fit Francesco Patrizzi dans ses Discussiones peripateticœ (1571). Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le protestantisme, après quelques hésitations, avait adopté Aristote tout aussi ardemment que les catholiques. Mélanchthon l’introduisit dans les écoles luthériennes. Mais il faut ajouter que l’Aristote de Mélanchthon n’était plus celui du moyen âge et de la scolastique ; et le péripatétisme, mieux compris qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, n’avait plus rien qui dût effrayer l’esprit de liberté qui faisait le fond de la réforme. La Société tout entière de Jésus, à l’imitation de l’Église, adopta l’aristotélisme, et s’en servit avec son habileté bien connue contre tous les libres penseurs du temps, et surtout contre les adhérents de Descartes. Ce n’est que le xviiie siècle qui, victorieux de tant d’autres abus, vit aussi finir celui-là. Aristote ne régna plus que dans les séminaires, et les Manuels de philosophie à l’usage des établissements ecclésiastiques n’étaient et ne sont encore qu’un résumé de sa doctrine. La réaction alla trop loin, comme il arrive toujours : malgré les sages avis de Leibniz, représentant des écoles protestantes qui avaient compris le philosophe comme il faut le comprendre ; malgré l’admiration de Voltaire et de Buffon ; malgré les affinités certaines que les doctrines aristotéliques avaient sur tant de points avec l’esprit philosophique de ce temps, le xviiie siècle laissa le père de la logique, de l’histoire des animaux, de la politique, dans le plus profond oubli. Il fut enveloppé dans cet injuste dédain dont tout le passé fut alors frappé. Les historiens de la philosophie les plus graves, Brucker, entre autres, ne surent même pas lui rendre justice. Il n’y avait peut-être pas assez longtemps que le joug était brisé, et l’on se souvenait encore combien il avait été pesant. Aujourd’hui, Aristote a repris dans la philosophie la place qui lui appartient à tant de titres. Grâce à Kant, surtout à Hégel et à M. Brandis, en Allemagne, où d’ailleurs l’étude d’Aristote n’avait jamais tout à fait péri ; grâce à M Cousin, parmi


nous, cette grande doctrine a été plus connue et mieux appréciée. Des travaux de toute sorte ont été entrepris. On ne regarde plus Aristote comme un oracle ; mais on sait tous les services qu’il a rendus à l’humanité, et, parmi tous les grands systèmes de philosophie que la curiosité historique de notre siècle cherche à bien comprendre, on accorde à celui-là plus d’attention qu’à tout autre ; ce n’est que justice, et sans doute la philosophie de notre temps ne profitera pas moins de ces labeurs, bien qu’ils soient autrement dirigés, que n’en a profité le moyen âge. Connaître Aristote, connaître l’histoire de l’aristotélisme, c’est mieux connaître, non pas seulement le passé de l’esprit humain, mais son état actuel. Par le moyen âge, d’où nous sortons, Aristote a plus fait pour nous que nous ne sommes portés à le croire. Il y a tout avantage et comme une sorte de piété à bien savoir tout ce que nous lui devons.

Le xixe siècle, en attendant ce qui doit le suivre, aura donc ajouté un chapitre de plus à l’histoire des fortunes diverses d’Aristote ; et l’on peut douter que nos successeurs jugent un jour plus équitablement que nous la philosophie péripatéticienne. Il semble que désormais cette philosophie est classée à son vrai rang dans les destinées et les annales de l’intelligence humaine Il n’y a rien de plus vaste ni de plus fécond, mais il y a des doctrines qui sont à la fois plus profondes et plus pratiques. On a pu dire avec raison du platonisme qu’il avait préparé les voies à la morale chrétienne et même au dogme chrétien ; on n’a rien pu soutenir de pareil d’Aristote ; et si quinze siècles plus tard l’Europe l’a adopté pour maître et pour instituteur, elle n’a jamais songé à lui demander ce qu’elle devait croire, mais exclusivement ce qu’elle devait étudier et apprendre. La différence est énorme. Platon a été, à bien des égards, un initiateur, et il est toujours resté un appui si ce n’est un guide, témoin saint Augustin. Aristote, qui n’a été connu et accepté que postérieurement, a été aussi fort utile ; mais son secours a été beaucoup moins intime ; et s’il a formé les esprits, il n’a guère touché les âmes ni les cœurs. Ce n’est pas le rabaisser ni lui rien ravir de sa gloire ; mais c’est exercer envers lui, au nom de la vérité, la justice qu’il a proclamée lui-même le premier devoir du philosophe, et la plus sacrée de ses obligations. Si l’on peut un instant forcer un peu les choses afin de les faire mieux comprendre, on dirait que, dans ce partage des plus hautes qualités et des influences les plus nobles, Platon représente la morale et qu’Aristote représente la science, les deux legs inappréciables que la Grèce, notre mère vénérée, a transmis à la civilisation occidentale. Ce n’est pas à dire que la science manque tout à fait dans Platon ni que la vertu fasse défaut dans Aristote ; mais pour voir la distance qui les sépare, il suffirait de comparer le Timée à l’Histoire des animaux, et le Phédon au Traité de l’Ame. Le contraste est frappant ; et de ces œuvres prises au hasard comme mesures, l’opposition s’étend à l’ensemble des deux systèmes. C’est là ce que doit affirmer la critique de notre siècle si instruite, si sagace, si impartiale ; c’est là le verdict qu’elle doit rendre et la sentence qu’elle doit porter au nom des faits les moins contestables et de l’observation la plus attentive. Les œuvres des deux philosophes sont entre nos mains ; l’action qu’ont exercée leurs doctrines nous est également connue, et nous ne pouvons nous tromper, sauf des détails de peu d’importance, ni sur leur mérite propre ni sur la nature des enseignements qu’ils ont propagés, au grand avantage de tous ceux qui les ont reçus   et goûtés. La science ou la vertu, la vertu ou la science, l’alternative est toujours bien belle ; et quel que soit le parti qu’on adopte, ou plutôt vers lequel on penche, on ne risque guère de déchoir ni de s’égarer. Cependant la raison humaine a fait son choix ; elle incline à Socrate et à Platon plus qu’à Aristote et à Théophraste. Dans le spiritualisme de notre temps, dont M. Cousin a si longtemps et si fermement tenu le drapeau, c’est encore Platon qui occupe le plus de place ; et Aristote, tout admiré qu’il est, n’a pas reçu les mêmes hommages et ne nous a pas soufflé les mêmes inspirations. C’est que la science nous fait penser ; elle ne nous fait pas agir, malgré les illusions dont elle se berce trop souvent. Le platonisme est et restera la réelle école de la vie ; le péripatétisme est surtout l’école de la nature. Ce qui doit même un peu nous étonner, c’est que notre époque, où les sciences font tant de bruit ; et jouissent d’une telle vogue, n’ait pas poussé plus loin qu’elle ne l’a fait la réhabilitation d’Aristote. Nous sommes demeurés dans les limites quand il était si facile de les dépasser. On a vanté son génie, mais on ne s’est pas approprié ses opinions ; et de nos jours les savants suivent sa méthode sans bien se rendre compte de tout ce qu’il a fait pour eux. Par habitude, on rapporte toujours à Bacon le réveil de l’esprit moderne ; et l’on ne voit pas assez que l’esprit moderne n’a fait que reprendre absolument la trace et les exemples d’Aristote et de l’antiquité, dès que les circonstances plus favorables lui ont permis de renouer la chaîne interrompue de la tradition hellénique. Malgré ce qu’en peut croire notre vanité trop facile à se satisfaire et à s’aveugler, nous n’avons pas découvert une voie nouvelle dans les deux ou trois derniers siècles qui viennent de s’écouler. La science, que l’Orient n’a jamais connue sous aucune forme, est née dans la Grèce où elle a été cultivée comme la poésie, comme les arts, comme les lettres avec une perfection que notre amour-propre a grand’peine à s’avouer, quoiqu’elle n’ait rien d’humiliant pour nous. Nous en savons mille fois plus que la Grèce, de même que nos successeurs en sauront un jour mille fois plus que nous. Mais c’est la Grèce qui a et conservera la gloire supérieure d’avoir tout commencé et d’avoir ouvert la carrière où nous devons tous marcher. Pour sa part spéciale, Aristote est à l’apogée de la science grecque, et sans diminuer rien de ce qui est venu avant ou après lui, à cet égard il domine le monde ancien comme il a dominé le moyen âge, le plus savant des philosophes et le plus philosophe des savants. Il observe les faits aussi bien que personne ; et il sait de plus que l’observation est la condition préalable de la science, qui ne peut rien sans des matériaux exactement recueillis. Ce n’est pas le xviie siècle ni le xviiie qui ont fondé la méthode d’observation : c’est Aristote, comme ses ouvrages l’attestent quand on prend la peine de les consulter ; personne parmi les modernes n’a plus fortement ni plus fréquemment recommandé l’observation de la nature et de la réalité. L’éloge peut même être poussé plus loin ; et l’on peut ajouter encore à la louange d’Aristote qu’il a pratiqué et conseillé l’expérimentation dans la mesure où elle était possible dans ces temps reculés. La science contemporaine, si elle était plus éclairée ou plus modeste, devrait proclamer dans Aristote son glorieux ancêtre et son précurseur ; non pas qu’il ait à lui seul tout fait dans la science telle que l’a connue l’antiquité grecque, mais il en est le plus complet et le plus illustre représentant. Il clôt cette période à jamais écoulée de la pensée humaine où le domaine trop varié de la philosophie comprenait encore toutes les sciences, en les réunissant on un faisceau qui depuis lors a dû se diviser. Personne ne l’a embrassé ni étreint d’une main aussi vigoureuse qu’Aristote, et il restera comme un modèle inaccessible et impérissable. sans cesse proposé aux siècles, mais que les siècles ne reproduiront pas. Parmi ces génies souverains et inégaux, il restera le plus extraordinaire si ce n’est le plus beau. Il est autant que qui que ce soit digne de la Grèce, qui seule pouvait enfanter un tel fils ; et parmi tous ces personnages merveilleux dont elle nous a transmis les œuvres et le souvenir, celui-là est avant tout, comme le disait de lui son incomparable maître, l’entendement et l’intelligence universelle.

Pour étudier cet immense sujet, dont on n’a pu indiquer ici que les points les plus saillants, voici les principaux ouvrages qu’il faudrait consulter :

Pour la biographie d’Aristote : Diogène Laërce (liv. V), qui a fait usage des travaux spéciaux de ses prédécesseurs fort nombreux et beaucoup plus habiles que lui ; l’Anonyme publié par Ménage dans le second volume de son édition de Diogène Laërce ; puis la biographie attribuée à Ammonius et qu’on trouve habituellement à la suite de son commentaire sur les Catégories ; Nunnesius en a donné une édition spéciale in-4, Helmstædt, 1666. Buhle a réuni toutes ces biographies dans le premier volume de l’édition complète qu’il avait commencée. — Parmi les modernes on peut citer Patrizzi, dans son premier livre des Discussiones peripateticœ, si hostile contre Aristote ; — Andréas Schott, qui a écrit la vie comparée d’Aristote et de Démosthène, in-4, Augsb., 1603 ; — Buhle, et surtout M. Ad. Stahr qui a résumé tous les travaux antérieurs, dans ses Aristotelia, 2 vol. in-8, Halle, 1832 (ail.) ; le premier est consacré tout entier à la biographie. On pourrait ajouter aussi des articles de Dictionnaires, comme celui de Bayle, la Biographie universelle ; l’article de M. Zell, dans l’Encyclopédie générale (all.). La vie d’Aristote, en anglais, par M. J. W. Blakesley, 1839, et enfin les Biographies résumées des historiens de la philosophie, Brucker, Tennemann, Ritter, Zeller, etc., etc.

Pour la connaissance du système général d’Aristote, d’abord les Œuvres complètes dont la première édition a été publiée par les Alde, 5 vol. in-f°, Venise, 1495-1498 ; l’édition de Silburge, 11 vol. in-4, Francf., 1584-1587, également sans traduction, mais avec des notes courtes et substantielles ; celle de Duval, 1619, plusieurs fois reproduite ; celle de Buhle, 1791-1800, laissée inachevée au cinquième volume ; celle de l’Académie de Berlin, in-4, 1831-1837, dont il a paru quatre volumes, deux de texte, avec des variantes nombreuses, mais incomplètes, tirées des principaux manuscrits de l’Europe ; une traduction latine revue, mais non refaite de toutes pièces, et des commentaires grecs qui ne sont donnés que par extraits. Il doit paraître encore au moins un volume de commentaires. On ne sait si M. Brandis, l’un des éditeurs avec M. Bekker, y ajoutera des notes.

Enfin l’édition complète de la Bibliothèque grc que de Firmin Didot, avec une table des plus étendues et une traduction latine. Après les éditions complètes, il faut consulter les Commentaires généraux d’Averroès, traduits de l’arabe en latin, 11 vol. in-8, Venise, 1540, et d’Albert le Grand, 5 vol. in-f°, Lyon, 1651. Il n’y a jamais eu de commentaire général en grec. — Après les commentaires, les traductions complètes • en latin, du cardinal Bessarion, in-f°, Venise, 1487 ; en anglais, de Taylor, 10 vol. in-4, Londres, 1812, peu connue sur le continent, et faite, à ce qu’il semble, avec un peu trop de précipitation. Deux traductions générales, l’une en allemand, par une réunion de savants à Stuttgart, l’autre en français, par Μ. B. Saint-Hilaire, sont commencées et se poursuivent actuellement ; cette dernière comprend déjà dix-huit volumes. Enfin deux livres récents, sans parler des historiens de la philosophie, et de Hégel en particulier, peuvent contribuer à faire connaître la doctrine générale d’Aristote : l’un est en allemand, de M. Biese ; l’autre est l’Essai sur la Métaphysique, par M. Ravaisson, ouvrage très-remarquable, et le plus distingué de tous ceux qui ont été publiés sur ce sujet. M. Brandis a publié les travaux les plus étendus et les plus exacts sur Aristote et ses contemporains de l’Académie, sur son système général et sur ses successeurs. On peut consulter aussi : de Aristotelis operum serie et distinctione, par M. Titze, in-8, Leipzig, 1826, et de Aristotelis librorum ordine et auctoritate, par Μ. Valentin Rose, Berlin, 1854.

Pour la Logique, qui a fourni matière à un nombre presque incalculable de Commentaires, il faudrait consulter surtout les commentateurs grecs : Porphyre, Simplicius, Ammonius, Philopon, David l’Arménien, pour les Catégories ; Ammonius, Philopon, les anonymes, pour l' Herméneia ; Alexandre d’Aphrodise. Philopon, pour les Premiers Analytiques ; Philopon, et la paraphrase de Thémistius, pour les Derniers Analytiques ; Alexandre d’Aphrodise, pour les Topiques et les Réfutations des sophistes. Parmi les modernes, les Commentaires des jésuites de Coïmbre ; le Commentaire général de Pacius joint à son édition de l’Organon, in-4, Genève, 1605 ; celui de Lucius, in-4, Bâle, 1619 ; le Commentaire spécial de Zabarella sur les Derniers Analytiques ; et, de nos jours, la traduction allemande de M. Zell, Stuttgart, 1836 ; la traduction de Μ. B. Saint-Hilaire, en quatre volumes ; l’ouvrage de M. Franck intitulé : Esquisse d’une histoire de la Logique, précédée d’une analyse étendue de l’Organon d’Aristote, in-8, Paris, 1838, et le Mémoire de Μ. B. Saint-Hilaire, couronné par l’institut, 2 vol. in-8, Paris, 1838, avec le Rapport de M. Damiron sur le concours, dans le troisième volume des Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques ; les Elementa logices Aristot., Trendelenburg, in-8, Berlin, 1836 ; l’édition de l’Organon de M. Waitz, 1846, et l’histoire de la Logique de M. Prantl, en allemand, 1855. Il a été démontré qu’Aristote n’avait point emprunté sa logique aux Indiens, comme on l’a souvent répété : voy. dans le troisième volume des Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, le Mémoire de Μ. B. Saint-Hilaire sur le Nyâya.

Pour les Leçons de Physique, le Commentaire très-précieux de Simplicius ; celui des jésuites de Coïmbre, in-4, 1593 ; celui de Zabarella, in-f°, 1600 ; celui de Pacius avec son édition, in-8, Hanovre ; la traduction allemande et les remarques de Weisse, Leipzig, 1829 ; la traduction allemande avec le texte de M. Prantl, 1854. La Physique est un des ouvrages d’Aristote qui dans les temps modernes ont été le moins étudiés.

Pour le Traité du Ciel, le Commentaire de Simplicius, et parmi les modernes celui de Pacius ; la traduction française de M. B. Saint-Hilaire. Pour la Météorologie, les Commentaires d’Olympiodore pour les quatre livres, et celui de Philopon pour le premier ; le Commentaire des jésuites de Coïmbre, in-4, 1596, et


l’édition avec notes et commentaires de M. Ideler, 2 vol. in-8, Leipzig, 1834 ; la traduction française de M. B. Saint-Hilaire, 1863.

Pour le Traité de l’Ame, les Commentaires de Simplicius et de Philopon, la paraphrase de Thémistius, l’ouvrage d’Alexandre d’Aphrodise sur le même sujet. Parmi les modernes, l’excellente édition de M. Trendelenburg avec notes et commentaires, in-8, Iéna, 1833, et celle de M. Torstrik ; puis les deux traductions allemandes de Voigt, 1803, et de Weisse, 1829.

Pour l’Histoire des animaux, l’édition et la traduction française de Camus, 2 vol. in-4, Paris, 1783 ; la célèbre édition de Schneider, 4 vol. in-8, Leipzig, 1811. Il est à regretter que Schneider n’ait pu étendre les mêmes soins aux autres traités d’histoire naturelle et de physiologie comparée. Le texte épuré de l' Histoire des animaux a été donné par M. Piccolos, en 1865.

Pour le Traité de Mécanique, l’édition avec traduction et notes de J. S. de Capelle, in-8, Amsterdam, 1812.

Pour la Métaphysique, les Commentaires d’Alexandre d’Aphrodise, publiés pour la première fois, mais non tout entiers, dans l’édition de Berlin, et qui, au xvie siècle, avaient été traduits en latin par Sépulvéda, le précepteur de Philippe II ; le texte grec de ce commentaire a été donné par M. Hermann Bonitz, Berlin, 1847, in-8 ; le Commentaire de Philopon, traduit par Patrizzi, mais dont le texte grec n’a pas encore été publié ; celui de Thémistius, sur le douzième livre, en latin, traduit de l’hébreu : le texte grec est perdu ; les fragments du Commentaire d’Asclépius de Tralles, publiés dans l’édition de Berlin ; les fragments de ceux de Syrianus, traduits en latin au xe siècle, et dont le texte a été publié dans l’édition de Berlin, t. IV, p. 837-942. Au moyen âge, le Commentaire d’Avicenne, sans parler de celui d’Averroès ; surtout celui de saint Thomas, sans parler de celui de son maître Albert le Grand ; l’Exposition de Duval dans son édition complète d’Aristote. Et de nos jours, l’édition de M. Brandis, in-8, Berlin, 1823, et son ouvrage : de Perditis Aristotelis libris de ideis et de bono sive philosophia, in-8, Bonn, 1823 ; le Rapport de M. Cousin sur le concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques, avec la traduction des premier et douzième livres, in-8, 1836 ; et les deux Mémoires couronnés : Examen critique de l’ouvrage d’Aristote intitulé Métaphysique, par M. Michelet ; de Berlin, Paris, 1836, in-8 ; Essai sur la Métaphysique d’Aristote, par M. F. Ravaisson, ouvrage refait d’après le Mémoire qui avait obtenu le prix, in-8, t. 1, 1837, Paris, Impr. royale ; t. II, 1846, impr. Fournier ; la traduction allemande de la Métaphysique, par Hengsterberg, in-8, Bonn, 1824, publiée par M. Brandis, qui devait y joindre un volume de notes qui n’ont point paru ; la traduction française de MM. Pierron et Zévort, très-bon travail que l’Académie française a honoré d’un de ses prix, 2 vol. in-8, Paris, 1840 ; la traduction allemande avec le texte, notes et commentaires, par M. A. Schwegler, 1847-48 ; l’édition de M. H. Bonitz, 1849. À ces travaux, il faut en ajouter d’autres de moindre étendue : Théorie des premiers principes selon Aristote, par Μ. E. Vacherot, in-8, Paris, 1836 ; Aristote considéré comme historien de la philosophie, par M. A. Jacques, in-8, Paris, 1837 ; du Dieu d’Aristote, par M. J. Simon, in-8, Paris, 1840.

Pour la Morale, la traduction française de Thurot, 2 vol. in-8, Paris, 1823, d’après l’édition de Coray, in-8, Paris. 1822 ; celle de Μ. B. Saint-Hilaire, 3 vol. in-8, 1856, et l’édition de M. Michelet. de  Berlin, 2 vol. in-8, 1829-1835. Pour la Politique, l’édition de Schneider, 2 vol. in-8, Francfort-sur-l’Oder, 1809 ; l’excellente édition de Gœttling, in-8, Iéna, 1824 ; celle de M. Stahr. in-4, Leipzig, 1836-39, avec traduction allemande ; l’édition de M. Fr. Susemihl, avec la traduction de M. Guillaume de Morbeka, Leipzig, in-8, 1872 : celle de Μ. B. Saint-Hilaire. 2 vol. in-8, Paris, 1837, Impr. royale, avec traduction française. Cette édition se distingue de toutes les autres en ce que l’ordre des livres y a été changé et rétabli d’après divers passages du contexte lui-même. Dans cet ordre, le traducteur a jugé que l’ouvrage était complet, ce qu’on avait nié jusque-là. Notre langue compte, outre cette tra¬duction avec le texte, cinq autres traductions sans le texte. Celle de Nicolas Oresme, au xiv° siècle, sous Charles V, imprimée en 1489 ; celle de Louis Leroy, 1568 ; celle de Champagne, an V de la République, 2 vol. in-8 ; celle de Millon, 3 vol. in-8, 1803  ; enfin, celle de Thurot, in-8, 3824. — M. Neumannen 1827, M. Stahr, dans son édition de la Politique, et M. Valentin Rose, Aristotelis pseudepigraphus, 1863, ont donné les fragments du recueil des Constitutions.

L’édition générale de Firmin Didot donne aussi les fragments du Recueil des Constitutions, p. 219-297. de la collection des Fragments d’Aristote, par M. Em. Heitz, 1869, t. IV de l’édition générale.

Notre langue possède aussi plusieurs traductions de la Rhétorique et de la Poétique, ouvrages qui ont donné naissance à une foule de travaux philosophiques et littéraires. Les dernières traductions de la Rhétorique (1870) et de la Poétique (1858) sont celles de Μ. B. Saint-Hilaire.

L’Académie de Berlin a proposé pour sujet d’un de ses prix la collection des Fragments d’Aristote, et c’est à cet ordre d’idées que répondent les deux ouvrages de M. Valentin Rose et de Μ. E. Heitz, 1865.

Pour l’Histoire de la doctrine aristotélique : Jean Launoy, de Varia Aristot. in Academia parisiensi fortuna, avec un supplément de Jonsius, et un autre de Elswich, sur la fortune d’Aristote dans les écoles protestantes, Wittenberg, in-8, 1720. Recherches critiques sur l’âge et sur l’origine des traductions latines d’Aristote, par Jourdain, in-8, Paris, 1819, ouvrage couronné par l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; 2e édition par son fils, M. Charles Jourdain, 1843. Pour l’ Histoire de la logique en particulier, l’ouvrage de M. Franck et le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire, t. II.

Pour la distinction des livres Acroamatiques et Exotériques : la discussion spéciale de M. F. Stahr, tome II des Aristotelia, p. 239 ; celle de M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique, t. I, p. 210.

Pour la transmission des ouvrages d’Aristote, depuis Théophraste jusqu’à Andronicus de Rho¬des et la discussion des passages de Strabon, Plutarque et Suidas, il faut consulter, parmi les travaux parus de nos jours, Schneider, Epimetra, c. ii et iii en tête de son Histoire des animaux ; Brandis, dans le Musée du Rhin, t. II, p. 236-254, et p. 259-284, avec les additions de Kopp duns le troisième volume de ce recueil ; le deuxième volume de Stahr, Aristotelia. p. 1169, et aussi son ouvrage allemand, Aristote chez les Romains ; B. Saint-Hilaire, préface de la Politique ; Ravaisson, Essai sur la Métaphysique, t. I, p. 5 et suiv. ; Pierron et Zévort, traduction de la Métaphysique, t. I, p. 92. Sur ce sujet très-controversé, le travail de M. Stahr est le plus complet. B. S.-H.


ARISTOXÈNE de Tarente, disciple immé­diat, mais disciple ingrat d’Aristote. On dit que, dépité de n’avoir pas été choisi, au lieu de Tnéophraste, pour lui succéder à la tête de l’écolo péripatéticienne, il fut un de ceux qui cherchè­rent à répandre des bruits injurieux contre son maître. Quoi qu’il en soit, Aristoxène se distin­gua par son talent et par l’étendue de ses con­naissances. Fils d’un musicien, il s’occupa luimême de cet art et y appliqua les leçons qu’il avait reçues du pythagoricien Xénophylax. On a conservé de lui un traité en trois livres sur l’harmonie, publié par Meursius et Meibom avec d’autres ouvrages sur la même matièr’e. Lors­que Aristoxène se livra à l’étude de la philoso­phie, il devint disciple d’Aristote ; mais il ne nous reste aucun ouvrage touchant ses doctrines On sait seulement, par le témoignage de quel­ques anciens (Cic., Tuse., lib. I, c. x, xvm, xxn, — Sextus Emp., Adv. Mathem., lib. VI, c. i), qu’il appliquait ses connaissances musicales à la philosophie et surtout à la psychologie ; par exemple, il disait que l’âme n’est pas autre chose qu’une certaine tension du corps (intentio quae­dam corporis) ; et de même qu’en musique l’harmonie résulte des rapports qui existent en­tre les différents tons, ainsi, selon lui, l’âme est produite par le rapport des différentes par­ties du corps. On voit par là qu’à l’exemple de tant d’autres péripatéticiens il penchait vers le matérialisme. Voy. Mahne, de Aristoxeno, phi­losopho peripatetico, in-8, Amst., 1793.

ARNAULD (Antoine), né à Paris, le 6 février 1612, était le vingtième enfant d’un avocat du même nom, qui avait plaidé en 1594, au parle­ment de Paris, la cause de l’Université contre les jésuites. L’exemple de son père et ses pro­pres goûts le portaient à suivre la carrière du barreau ; mais il en fut détourné par l’abbé de Saint-Cyran, directeur de l’abbaye de PortRoyal et ami de sa famille, qui le décida à em­brasser l’état ecclésiastique. Après de fortes études de théologie, où il se pénétra des senti­ments de saint Augustin sur la grâce, il fut ad­mis, en 1643, au nombre des docteurs de la mai­son de Sorbonne. La même année vit paraître son traité de la Fréquente communion ; mais ce livre, dont l’austérité formait un contraste remarquable avec la morale indulgente des jé­suites, souleva des haines si puissantes, cjue, malgré l’appui du Parlement, de l’Universüé et d’une partie de l’épiscopat, l’auteur dut céder à l’orage, et se cacher comme un fugitif. A partir de ce moment, objet de haine pour les uns et d’admiration pour les autres, mêlé activement aux querelles théologiques que les doctrines de Jansenius provoquèrent en France, la vie d’Arnauld fut celle d’un chef de parti, et se passa dans la lutte, dans la persécution et dans l’exil. En 1656, la Sorbonne l’effaça du rang des doc­teurs, pour avoir soutenu cette proposition jan­séniste, que les Pères de l’Église nous montrent dans la personne de saint Pierre un juste à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué. Une transaction entre les partis, con­clue en 1669 sous le nom de Paix de Clé­ment Vif, lui procura quelques instants d’un repos glorieux qu’il employa à défendre la cause de l’orthodoxie catholique contre les ministres protestants Claude et Jurieu ; mais en 1679, de nouvelles persécutions de la part de l’archevê­que de Paris, François de Harlay, les rigueurs exercées contre Port-Royal, et les craintes per­sonnelles qu’il inspirait à Louis XIV, l’obligè­rent à quitter la France. 11 se rendit d’abord à Mons, puis à Gand, à Bruxelles, à Anvers, cher­chant de ville en ville une retraite qu’il ne trouvait pas, et, malgré son grand âge, ses in­firmités et les inquiétudes de cette vie errante, ne cessant pas d’ecrire et de combattre. 11 est mort à Liège, le 6 août 1694, à l’âge de quatrevingt-trois ans.

Considéré comme philosophe, Arnauld appar­tient à l’école cartésienne par l’esprit et par la méthode. Comme Descartes, il distingue la théo­logie et la philosophie, la foi et la raison, et, sans assujettir la première à la seconde, il main­tient les droits de celle-ci. Il n’accorde pas que la foi puisse être érigée en principe universel de nos jugements, ni qu’en dehors de cette règle il n’y ait pour l’esprit aucune certitude : il trouve (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 97) que « cette prétention n’est qu’un renouvellement de l’erreur des académiciens et des pyrrhoniens que saint Augustin a jugée si préjudiciable à la religion, qu’il a cru devoir la réfuter aussitôt qu’il fut converti. » Arnauld ne s’élève pas avec moins de force contre le préjugé qui attribue aux opi­nions des anciens le pouvoir de trancher les controverses scientifiques, comme si la raison d’un homme avait aucun droit sur celle d’un autre, et que tous deux n’eussent pas Dieu seul pour maître (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 92). Plus il exigeait de l’intelligence une entière soumission à l’autorité dans les matières reli­gieuses, plus, en philosophie, il faisait une large part au travail de la réflexion, au progrès du temps et de l’expérience. Sa maxime constante, le principe qui se retrouve dans tous ses ouvra­ges, c’est qu’il y a des choses où il faut croire, d’autres où on peut savoir, et qu’on ne doit ni rechercher la science dans les premières, ni se horner à la foi dans les secondes.

De tous les travaux philosophiques d’Arnauld, le plus célèbre est un ouvrage qui ne porte pas son nom, et auquel Nicole paraît avoir contri­bué, la Logique ou l’Art de penser. L’auteur l’a divisé, d’après les principales opérations de l’es­prit, en quatre parties, dont la première traite des idées, la seconde du jugement, la troisième du raisonnement, et la quatrième de la méthode. Les idées sont considérées selon leur nature et leur origine, les différences de leurs objets et leurs principaux caractères. L’étude du raison­nement est ramenée à celle de la proposition et, par conséquent, du langage, dont le rôle et l’influence, comme expression et comme auxi­liaire de la pensée, sont appréciées avec une exactitude égalée peut-être, mais non surpassée par l’école ae Locke. La théorie du raisonne­ment ne diffère que par un degré de précision supérieur de l’analyse qu’en ont donnée Aristote et les scolastiques. Pour la méthode, Arnauld s’en réfère à Descartes, qu’il a même reproduit à la lettre dans son chapitre de l’analyse et de la synthèse, comme il a la bonne foi d’en avertir le lecteur. Ce plan laisse en dehors de la logi­que la théorie de l’induction et les règles de l’expérience, si savamment exposées par Bacon, si habilement pratiquées par Galilée et Coper­nic. Mais, cette lacune si regrettable exceptée, VArt de penser est un livre parfait en son genre. On ne peut apporter dans l’exposition des arides préceptes de la logique, plus d’ordre, d’élégance et de clarté qu’Arnauld, un discernement plus habile de ce qu’il faut dire parce qu’il est né­cessaire, et de ce qu’il faut taire parce qu’il est superflu, un choix plus heureux d’exemples in­structifs, une connaissance plus rare de la nature humaine et de ce qui forme le jugement en épu­rant le cœur. Aussitôt que l’Art de penser eut paru, il devint ce qu’il est resté depuis, un ou­vrage classique que les écoles d’Allemagne et d’Angleterre ont de bonne heure emprunté à la

France, et qui peu à peu a pris dans l’enseigne­ment la place des indigestes compilations héri­tées de la scolastique.

En métaphysique, comme dans les autres par­ties de la philosophie, Arnauld est le continua­teur fidèle de Descartes sur presque tous les points ; car on ne peut considérer comme un in­dice de sérieux dissentiment les objections res­pectueuses qu’il adressa au P. Mersenne contre les Méditations ? et sur lesquelles il n’insista plus, après avoir vu la Réponse. Mais dans le sein mi me du cartésianisme, il s’est fait une place comme métaphysicien par sa théorie de la perception extérieure opposée à la vision en Dieu, de Malebranche, et à l’hypothèse ancienne des idées représentatives. Si par idées on entend des modifications de notre âme qui, outre le rapport qu’elles ont avec nous-mêmes, en ont un second avec les objets, Arnauld consent à admettre l’existence des idées ; mais si on les considère comme des images distinctes des per­ceptions, et interposées entre l’esprit et les cho­ses, il nie que rien de semblable se trouve dans la nature. Premièrement l’expérience ne nous fait découvrir aucun de ces êtres qui ne sont ni les pensées de l’intelligence, ni les corps. En second lieu, elle nous montre fort clairement que la présence locale de l’objet, et, pour ainsi dire, son contact avec l’esprit, n’est pas une con­dition indispensable de la perception, puisque celle-ci a lieu pour des choses très-éloignées comme le soleil. Troisièmement, si l’on admet que Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il a dû donner à notre âme la faculté d’apercevoir les corps le plus directement qu’il se peut, et, par conséquent, sans le secours de ces intermédiaires qui n’ajoutent rien à la con­naissance. Quatrièmement, si nous n’apercevions les choses que dans leurs images, nous ne pour­rions pas dire que nous les voyons ; nous ne saurions pas qu’elles existent. Mais ce qui paraît à Arnauld le comble de l’extravagance, c’est l’application paradoxale que Malebranche fait de ce principe, c’est l’opinion que l’esprit voit tout en Dieu. Ou chaque objet de la nature nous est représenté par une idée particulière de la pen­sée divine, telle pierre, telle plante, tel animal, par telles idées, ce qui est inadmissible, même aux yeux de Malebranche ; ou bien nous aper­cevons tous les objets dans le sein d’une étendue intelligible, infinie, ce qui ne donne pas lieu à de moindres difficultés. Car d’abord, l’existence de cette étendue intelligible que Dieu renferme seul, et qui ne se trouve pas dans l’âme, est un problème^ de plus, sa nature est assez^ difficile a déterminer, et pour peu qu’on s’égare en cherchant à la définir, on peut être conduit à se représenter Dieu sous une forme matérielle ; enfin, par cela seul qu’elle comprend tous les corps en général, elle n’en comprend spéciale­ment aucun, et n’explique pas les idées particu­lières que nous nous formons des objets indivi­duels : c’est à peu près comme un bloc de marbr*’qui ne représente rien, tant que le ciseau du sculpteur ne lui a pas donné une forme détermi­née. Ce qu’il faut reconnaître, parce que l’expé­rience nous l’atteste, c’est que l’âme atteint les corps extérieurs sans idées représentatives, sans images créées ou incréées, directement, im­médiatement, en vertu de la faculté de pen­ser que Dieu lui a départie. Telle est la conclu^ sion à laquelle Arnauld arrive dans son traité des Vraies et des Fausses idées contre ce qu’en­seigne l’auteur de la Recherche de la vérité, dans la Défense de cet ouvrage et dans plusieurs lettres à Malebranche. Appliquée à la perception extérieure, cette conclusion a du moins le mé­rite de satisfaire le sens commun, et Arnauld a heureusement devancé, dans ses recherches à ce sujet, Thomas Reid et l’école écossaise. Mais il ne s’est point arrêté là, et non-seulement contre Malebranche, mais contre Nicole, Huyghens et le P. Lami, il a soutenu, malgré l’autorité de saint Augustin, que nous ne voyons en Dieu aucune vérité, pas même les vérités nécessaires et immuables ; que nous les découvrons toutes par le travail intérieur de notre esprit, la com­paraison et le raisonnement (Œuv. compl., t. XL, p. 117 et suiv.)· Or cette seconde partie de son opinion est radicalement fausse. 11 est impossible de comprendre les premiers princi­pes, les axiomes, dans le nombre des conceptions qui s’expliquent par les procédés de l’analyse et de l’abstraction comparative : leur portée absolue dépasse infiniment les étroites limites de l’expé­rience ; faute de l’avoir reconnu, Arnauld, disci­ple de Descartes, abandonne les traditions de son école et finit par tomber dans la même er­reur que Locke. Ajoutons que l’esprit aperçoit toute vérité là où elle se trouve : l’étendue dans les corps parce qu’elle est un de leurs attributs ; les corps dans la nature parce qu’ils en font partie. Mais quel peut être le centre des vérités nécessaires et immuables, sinon une substance également nécessaire, immuable, infinie, sinon Dieu ? Il ne semble donc pas si étrange de pen­ser qu’en les découvrant l’esprit contemple les perfections divines ; et ce qui, au contraire^ est inacceptable, c’est de les isoler de la vérité incréée, et de les faire dépendre d’un rapport mo­bile entre les pensées de l’esprit humain.

La théodicée doit encore à Arnauld d’intéres­santes recherches sur l’action de la Providence divine. Dans ses Réβexions philosophiques et théologiques sur le nouveau système de la na­ture et la grâce, il établit contre Malebranche les quatre points suivants : le premier, que l’idée de Têtre parfait n’implique pas nécessairement qu’il ne doive agir que par des volontés généra­les et par les voies les plus simples ; le second, que, loin de suivre dans la création du monde les voies les plus simples, Dieu a fait une infi­nité de choses, par des volontés particulières sans que des causes occasionnelles aient déter­miné ses volontés générales ; le troisième, que Dieu ne fait rien par des volontés générales qu’il ne fasse en même temps par des volontés particulières ; quatrièmement enfin, que la trace des volontés particulières se retrouve dans la conduite même de l’homme, et, en général, dans tous les événements qui dépendent de la liberté. Des propositions aussi graves demande­raient un examen approfondi ; nous nous bor­nons à les indiquer : la discussion en viendra en son lieu.

En résumé, Arnauld, théologien de profession, philosophe par circonstance, a maintenu avec une égale énergie les droits de la raison et ceux de la foi. Par un ouvrage qui est un chef-d’œuvre, l’Art de penser, il a porté à la scolastique un dernier coup dont elle ne s’est pas relevée. Dans son traité des Vraies et des Fausses idées, il a devancé l’école écossaise par sa théorie de la perception et ses arguments contre l’hypothèse des idées représentatives. Ces titres sont suffisants pour lui assurer une place honorable à la suite des maîtres de la philosophie moderne, qu’il aurait sans doute égalés, si d’autres soucis, d’autres études, d’autres luttes n’avaient pas rempli sa vie et comme absorbé cette vigoureuse intelligence.

Les œuvres d’Arnauld, recueillies à Lausanne en 1780, forment 42 volumes in-4, auxquels il faut joindre 2 volumes de la Perpétuité de la foi de l’Êglise catholique touchant l’Eucharistie. et la Vie de l’auteur, 1 vol. Les ouvrages relatifs à la phi­losophie se trouvent aux tomes XXXVIII, XXXIX et XL ; les œuvres littéraires dans les deux tomes suivants. Il existe deux éditions récentes des Œuvres philosophiques d’Arnauld : l’une de M. J. Simon, Paris, 1843, in-12 ; l’autre de M. C. Jourdain, Paris, 1843, in-12. Toutes deux sont précédées d’introductions. Brucker, dans son Historia phi­losophica doctrinœ de ideis, in-8, Augsb., 1723, a donné un résumé fidèle de la polémique d’Ar­nauld et de Malebranche. On lira aussi avec in­térêt un chapitre de Reid (Essais sur les facultés intellect., ess. II, ch. xm), relatif à cette polémi­que, quoiqu’il n’ait pas toujours bien compris la pensée du philosophe de Port-Royal. C. J.

ARNOLD df. Villanova, philosophe contem­porain de Raymond Lulle et attaché à ses doc­trines. Ses œuvres ont été recueillies et annotées par Nie. Taurellius, Bas., 1585, in-f°.

ARRIA, femme philosophe qui embrassa les doctrines de Platon ; elle est connue surtout par l’éloge qu’en fait Galien, dont elle était contem­poraine. C’est à son instigation, dit-on, que Diogène Laërce, quoiqu’il ne lui consacre pas même une mention, a composé son recueil, si précieux pour l’histoire de la philosophie. Il ne faut pas la confondre avec Arria, femme de Pétus.

ARRIEN (Flavius Arrianus Nicomediensis), né àNicomédie en Bithynie, vers la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne, se distingua à la fois comme guerrier^ comme nistorien, comme géographe, comme écrivain militaire, et enfin comme phi­losophe. Il commença par servir dans l’armée romaine, et fut élevé ensuite, grâce à sa valeur et à ses talents, au poste important de préfet de la Cappadoce. On estime beaucoup son ouvrage sur les Campagnes d’Alexandre, son Histoire de Vlnde, et plusieurs fragments qui intéressent la navigation et l’art militaire ; mais nous n’avons à nous occuper ici que du philosophe. Arrien était un zélé disciple d’Épictète, dont les doctrines nous seraient inconnues sans lui. Il a réuni toutes les idées de son maître en un corps de doctrine auquel il a donné le nom de Manuel (Έγχειρίδιον, Enchiridion) ; c’est le fameux Manuel d’Épictète. Il a aussi rédigé en huit livres les leçons de ce philosophe pendant qu’il enseignait à Nicopolis ; mais la moitié seulement de cet ouvrage, c’est-àdire les quatre premiers livres, est arrivée jusqu’à nous. Pour les différentes éditions de ces deux écrits et pour les travaux modernes dont ils ont été l’objet, voy. l’article Épictète.

ART. Ce mot a plusieurs sens différents qui se déterminent aisément par opposition avec d’autres termes. Par opposition à la nature, l’art est le travail de l’homme. Par opposition aux métiers qui ont pour but l’utile, aux sciences qui cher­chent le vrai, les arts ont le beau pour objet et se nomment pour cette raison les beaux-arts, se distinguant encore des belles-lettres, parce qu’ils se proposent la production du beau par les formes, les couleurs, les sons, et celles-ci par le discours. Mais c’est surtout quand le mot art est opposé absolument au mot science qu’il est d’un usage plus particulièrement philosophique. La science est desintéressée, c’est un des caractères essentiels que lui assigne Aristote ; elle recherche la vérité, sans s’inquiéter de l’application qu’on en peut faire et du profit qu’on en peut tirer ; elle demeure dans les régions élevées de la pure théorie. L’art se préoccupe d’une façon générale de l’application possible des vérités théoriques, en proposant à l’esprit des méthodes de travail, et peut descendre jusqu’à la pratique même de ces règles. Par exemple, ceux qui réduisent la logique à l’étude des lois de la démonstration, dans le seul but de les connaître, comme a fait Aristote, disent que la logique n’est qu’une science, tandis que d’autres, pensant que la logique doit dicter aussi des règles pour la direction de l’esprit, enseignent les methodes qui conviennent à la recherche des différents objets de la connaissance, et que c’est surtout en vue de cette utilité qu’elle étudie les lois de l’entendement, disent qu’elle est à la fois une science et un art, surtout un art, comme les auteurs de la Logique de Porl-Royal qui l’ont intitulée l’Art de penser. Voy. Arts (Beaux-), Logique.

ARTS (Beaux-). La théorie des beaux-arts appar­tient à une des sciences qui forment le domaine de la philosophie, à l’esthétique. On essayera de donner dans cet article une idée de l’art en gé­néral, de déterminer sa nature et son but, et de montrer ses rapports avec la religion et la phi­losophie.

  1. Plusieurs opinions ont été émises sur le but de l’art ; la plus ancienne et la plus commune est celle qui lui donne pour objet, l’imitation de la nature : de là le nom d’a ?’is d’imilation, par lequel on désigne souvent les beaux-arts. Ce système, cent fois réfuté et reproduit sans cesse, ne supporte pas l’examen, il contredit l’idée de l’art et rabaisse sa dignité ; il ne peut se défendre qu’à l’aide d’une foule de restrictions et de con­tradictions ; il confond le but de l’art avec son origine. D’abord, pourquoi l’homme imiterait-il la nature ? quel intérêt trouverait-il à ce jeu puéril ? le plaisir de se révéler son impuissance, car la copie resterait toujours au-dessous de l’original. Puis, quel est l’art qui imite réelle­ment ? est-ce l’architecture ? Que l’on me montre le modèle du Parthénon ; quand il serait vrai que le premier temple ait été une grotte, et que les arceaux de la cathédrale gothique rappellent l’ombrage des forêts, on avouera que l’imitation s’est bien écartée du type primitif. Il faudrait donc, pour être conséquent, soutenir que, plus l’art s’est éloigné de son origine, plus il a dé­généré ; que c’est la pagode indienne, et non le temple grec, qui est l’œuvre classique. La sculpture elle-même, qui reproduit les belles formes du corps humain, ne se borne pas davantage à imiter. En supposant qu’il se soit trouvé un homme pour servir de modèle à l’Apollon, où le sculpteur a-t-il pris les traits qu’il a donnés au dieu ? la noblesse et le calme divins qui rayonnent dans cette figure ? 11 a, dites-vous, idéalisé la forme humaine et son expression ; je le crois comme vous ; mais qu’est-ce que l’idéal ? ce mot n’a pas de sens dans votre système. Le principe de l’imitation, qui offre quelque vraisemblance, appliqué aux arts figuratifs, perd tout à fait son sens quand il s’agit des arts qui ne s’adressent plus aux yeux, mais au sentiment et à l’imagination, à la musique et à la poésie. Ainsi, la poesie, pour ne pas s’écarter de sa loi suprême, devra se renfermer exclusive­ment dans le genre descriptif. Elle se bornera à reproduire les scènes variées de la nature et les diverses situations de la vie humaine ; de plus, comme la poésie dispose des moyens particuliers à chacun des autres arts, elle les imitera à leur tour. Le poète sera l’imitateur par excellence ; mais ce mot est un injurieux contre-sens : poëte, en effetj veut dire créateur, et non imitateur. Ce systeme méconnaît donc le but de l’art, qui n’est pas d’imiter, mais de créer, non de creer de rien, ce qui n’est pas donné à l’homme, mais de représenter, avec des matériaux empruntés à la nature, les idées de la raison. Ces idées que l’homme porte en lui-même et qui sont l’essence de son esprit, la nature les renferme aussi dans son sein ; ce sont elles qui répandent dans le monde la vie et la beauté. La nature les révèle et les manifeste, mais d’une manière imparfaite ; elles nous apparaissent également dans la vie humaine, confondues avec des particularités qui les obscurcissent et les défigurent. L’art s’en saisit à son tour et les dépose dans des images plus pures, plus transparentes et plus belles, qu’il crée librement par la puissance qui lui est propre. Représenter des idées par des symboles qui parlent à la fois aux sens, à l’âme et à la raison, tel est le véritable but de l’art ; il n’en a pas d’autre. C’est ce que fait l’architecture par des lignes géométriques, la sculpture par les formes du règne organique et du corps humain en particu­lier, la peinture par les couleurs et le dessin, la musique par les sons, et la poésie par tous ces symboles réunis. Ainsi, la nature et l’homme représentent tous deux ces idées divines, l’une fatalement et aveuglément, l’autre avec conscience et liberté. L’homme ne copie pas la nature, il s’inspire de son spectacle et lui dérobe ses formes pour en composer des œuvres qu’il ne doit qu’à son propre genie. Il lui laisse le soin de produire des créatures vivantes ; en cela, il se garderait bien de vouloir rivaliser avec Dieu ; car alors il ne parviendrait qu’à fabriquer des automates ou à représenter des êtres qui n’auraient de la vie qu’une apparence mensongère. Mais s’agit-il de créer des symboles qui manifestent la pensée aux sens et à l’esprit, qui aient la vertu de réveiller tous les sentiments de l’âme humaine, de faire naître l’enthousiasme et de nous transporter dans un monde idéal ; ici, non-seulement le génie de l’homme peut lutter avec avantage contre la na­ture, mais elle doit reconnaître en lui son maître. Il est son maître dans l’art comme il l’est dans l’industrie lorsqu’il assujettit ses forces à son empire et les plie à ses desseins, comme il l’est dans la science lorsqu’il lui arrache ses secrets et découvre ses lois, comme il l’est dans la morale lorsqu’il dompte ses passions et les soumet à la règle du devoir, comme il l’est partout par le privilège de sa raison et de sa liberté.

En résumé, l’art a pour but de représenter, au moyen d’images sensibles créées par l’esprit de l’homme, les idées qui constituent l’essence des choses ; c’est là son unique destination, son prin­cipe et sa fin ; c’est de là qu’il tire à la fois son indépendance et sa dignité. Cette tâche lui suffit, et il n’est pas permis de lui en assigner une autre. Elle fait de lui une des pLus hautes manifestations de l’intelligence humaine, car il est une révéla­tion ; il révèle la vérité sous la forme sensible. C’est en même temps ce qui lui impose des con­ditions dont il ne peut s’affranchir, et des limites qu’il ne peut dépasser.

Que l’on examine, à la lumière de ce principe, les doctrines qui donnent à l’art un autre but, par exemple, Y agrément ou Yutile, ou même un but moral et religieux. Ces systèmes confondent les accessoires avec le fait principal, les consé­quences avec le principe, l’effet avec la cause. En outre, ils ont le grave inconvénient de faire de l’art un instrument au service d’un objet étranger, et de lui ôter sa liberté, qui est son essence et sa vie. Longtemps on a méconnu l’idépendance de l’art ; aujourd’hui encore, chaque parti veut l’enrôler sous sa bannière : les uns en font un instrument de civilisation, un moyen d’éducation pour le genre humain ; d’autres de­mandent que les monuments et les œuvres de l’art offrent avant tout un caractère religieux ; enfin, le plus grand nombre ne voit dans ies productions des arts qu’un objet d’agrément. Tous repoussent ce qu’ils appellent la théorie de l’art pour l’art. Cette théorie, nous n’hésitons pas à l’admettre, mais non avec l’étroite et fausse interprétation qu’il a plu de lui donner. La maxime de l’art pour l’art ne veut pas dire, en effet, que l’artiste peut s’abandonner à tous les caprices d’une imagination déréglée, qu’il ne respectera aucun principe, et ne se sou­mettra à aucune loi, qu’il sera impunément licencieux, immoral, impie ; que, s’il lui plaît de braver la pudeur, de faire rougir l’innocence, de prêcher l’adultère, il ne sera pas permis de lui demander compte de l’emploi qu’il fait de son talent. Non ; mais la critique devra lui montrer avant tout qu’il a violé les^ lois du beau, qu’en outrageant les mœurs, il a péché contre les règles de l’art, que ses ouvrages blessent le bon goût autant qu’ils révoltent la conscience, qu’il s’est trompé s’il a cru trouver le chemin de la gloire en s’écartant du vrai, qu’il a flatté des penchants grossiers et des passions vulgaires, mais qu’il est loin d’avoir satisfait des facultés plus nobles et les besoins élevés de l’âme humaine ; que ; par conséquent, de pareilles productions sont éphé­mères, et n’iront jamais se placer à côté des chefs-d’œuvre immortels des grands maîtres de l’art, parce que cela seul est durable qui répond aux idées éternelles de la raison et aux senti­ments profonds du cœur humain. On démontre ainsi à un auteur que c’est pour n’avoir pas fait de l’art pour l’art, mais de l’art pour la fortune, pour la faveur populaire, et même pour un but plus xlevé, mais étranger à l’art, pour un but moral, politique ou religieux, qu’il a manqué le sien, et qu’il a été si mal inspiré. En tout ceci, il n’est question ni des règles du juste et de l’injuste, ni d’orthodoxie, ni d’éducation morale et religieuse. Le critérium n’est pris ni dans la religion, ni dans la morale, ni dans la logique^, mais dans l’art lui-même, qui a ses principes a lui, sa législation et sa juridiction particulières, qui veut être jugé d’après ses propres lois. Ne craignez rien ; ces lois, que le goût seul connaît et applique, ne sont point opposees à celles de la morale ; ces principes ne sont pas hostiles aux vérités religieuses. Comment la vérité, dans l’art, serait-elle l’ennemie de toute autre vérité ? le fond n’est-il pas identique ? ne sont-ce pas toujours ces mêmes idées, éternelles et divines, qui se manifestent dans des sphères et sous des formes différentes ? Elles ne peuvent ni se combattre, ni se contredire ; ce n’est pas, cependant, une raison pour confondre ce qui est et doit rester distinct. Laissez les facultés humaines se dé­velopper dans leur diversité et leur liberté, c’est la condition même de leur harmonie. La pensée religieuse, la pensée philosophique et la pensée artistique sont sœurs, leur cause est commune, et elles aspirent au même but, mais par des moyens différents, et sans s’en douter, sans s’en inquiéter, sans s’en faire un perpétuel souci. Elles suivent chacune la voie que Dieu leur a tracée, sûres qu’elles arriveront au même terme final. Après qu’on a eu tout divisé et séparé, est venue la manie de tout ramener à l’unité et de tout confondre ; rien n’est plus fastidieux que cette perpétuelle identification de toutes choses, qui efface, avec la diversité, la vie et l’originalité, qui enlève les limites, brise toutes les barrières, intervertit les rôles, fait de l’artiste, tantôt un prêtre, tantôt un philosophe, tantôt un pédago­gue, tout, excepté un artiste. Laissons à l’art son caractère et sa physionomie propres, gardonsnous de le travestir ou de l’asservir. Nous ne comprenons pis l’intolérance de ceux qui ré­clament une liberté entière pour la raison philo­sophique, et qui la refusent à l’art. Ils blâment le moyen âge de ce qu’il a fait de la philosophie la servante de la théologie. Mais l’artiste a-t-il donc moins besoin de cette liberté que la philo­sophie ? son esprit doit-il être moins dégagé de toute contrainte et affranchi de toute préoccupa­tion ? Obligé d’avoir les yeux fixés sur une vérité morale à développer, sur un dogme à représenter, sur une découverte scientifique à propager, ou sur une idée métaphysique à rendre sensible par des images, il attendra vainement l’inspiration, ses compositions seront froides, la vie manquera à ses personnages^ n’espérez pas qu’il parvienne jamais à toucher, a émouvoir, à exciter l’admira­tion et l’enthousiasme. Dans les œuvres d’où l’inspiration est absente, il ne faut pas même chercher ce que vous demandez, édification, leçon morale ou salutaire impression ; vous n’y trouverez que l’ennui.

  1. Mais essayons de déterminer d’une manière plus précise la nature et le but de l’art en mon­trant les différences qui le séparent de la re­ligion et de la philosophie, malgré les rapports qui les unissent.

Ce qui distingue d’abord essentiellement l’art de la religion, le voici en peu de mots : l’art, ainsi qu’il a été dit plus haut, a pour mission de révéler par des images et des symboles les idées qui constituent l’essence des choses. Dans toute œuvre d’art il y a donc deux termes à considérer : une idée qui en fait le fond, et une image qui la représente ; mais ces deux termes sont tellement combinés et fondus ensemble, ils forment si bien un tout unique et indivisible, qu’ils ne peuvent se séparer sans que l’œuvre d’art soit détruite L’art réside essentiellement dans cette unité Son domaine est illimité· il s’exerce au milieu d’une infinie variété d’idees et de formes ; mais il est retenu dans le monde des sens, il ne peut s’élever par la pensée pure jusqu’à l’invisible, concevoir l’idée en elle-même dégagée de ses images et de ses enveloppes. L’alliance de l’élé­ment sensible et de l’élément spirituel est donc le premier caractère de l’art.

Un autre caractère non moins essentiel, c’est que l’art est une création libre de l’esprit de l’homme. La vérité dans l’art n’est pas révélée, l’artiste ne la reçoit pas toute faite, ou s’il la reçoit, il lui fait subir une transformation ; c’est librement qu’il l’accepte et l’emploie, librement qu’il la revêt d’une forme façonnée par lui. Idée et forme sont sorties de son activité créatrice ; c’est pour cela que ses œuvres s’appellent des créations. L’artiste est inspiré, mais l’inspiration est interne, elle ne vient pas du dehors ; la Muse habite au fond de l’âme du poète. A côté de la libre personnalité se développe un principe spon­tané, naturel, qui se combine avec elle comme l’image avec l’idée. L’harmonie de ces deux principes, leur pénétration réciproque et leur action simultanée constituent la vraie pensée artistique.

La religion diffère de l’art en ce que la vérité religieuse, non-seulement est révélée, mais encore n’est pas essentiellement liée à la forme sensible. Sans doute la religion est obligée de présenter ses idées dans des emblèmes et des symboies qui parlent à la fois aux yeux et à l’esprit ; elle ap­pelle alors à son secours l’art qui traduit ses enseignements en images ; celui-ci est son inter­prète auprès des intelligences encore incapables de comprendre le dogme dans sa pureté ; mais ce n’est là qu’une préparation et une initiation. Le véritable enseignement religieux se transmet par la parole et s’adresse à l’esprit. D’un autre côté, le véritable culte est celui que l’âme rend au Dieu invisible en cherchant à s’unir à lui dans le silence de la méditation et de la prière ; c’est là le culte en esprit et en vérité ; or l’art ne saurait y atteindre. L’union mystique de l’âme avec Dieu s’accomplit dans le silence et le re­cueillement. A ce degré, l’art non-seulement est inutile, mais il opère une distraction profane. Le fidèle Îerme les yeux, il ne voit plus, n’entend plus, l’esprit s’envole dans des régions où les sens et l’imagination ne sauraient le suivre. Ainsi l’art est incapable d’atteindre la hauteur de la pensée religieuse, il n’est pour la religion qu’un accessoire et un auxiliaire ; celle-ci ne le regarde pas comme son véritable mode d’expression et son organe, ainsi qu’on l’a appelé ; elle n’accorde à ses œuvres qu’une valeur secondaire. Elle pré­fère à une belle statue, sortie des mains du plus habile sculpteur, l’image grossière vénérée des fidèles, une humble chapelle sur le tombeau d’un martyr, consacrée par des miracles, à la cathé­drale de Cologne et a Saint-Pierre de Rome. L’art, de son côté, conserve son indépendance et le témoigne de mille manières. Jamais il n’est strictement orthodoxe ; jamais il ne se plie tout à fait aux volontés d’autrui. Il ne reçoit jamais une idée toute faite ni une forme imposée sans les modifier. Il a ses conditions et ses lois qu’il respecte avant tout sous peine de n’être pas luimême. Il a de plus ses fantaisies et ses caprices qu’il faut lui passer. Lorsqu’il travaille au service de la religion, il s’écarte sans cesse du texte bi­blique, du fait historique ou du type consacré ; il transforme le récit traditionnel et la légende, et, si on ne le surveille, il finira par alterer le dogme lui-même. Vous chercherez vainement à le retenir et à l’enchaîner, il vous échappera toujours. D’ailleurs, quelque docile et soumis qu’il paraisse, n’oubliez pas que son but est de captiver les sens et l’imagination. Si vous vous abandonnez à lui, il vous enchaînera à votre tour dans les liens du monde sensible et fera de vous un idolâtre et un païen. Il vous voilera le Saint des saints et vous empêchera de communiquer en esprit avec le Dieu esprit. Enfin entre la re­ligion et l’art se manifestent non-seulement des différences réelles, mais une tendance opposée et contradictoire. Le caractère de la vérité re­ligieuse est l’immobilité. L’art, au contraire, est essentiellement mobile. Il tend, par conséquent, à altérer et à défigurer la vérité religieuse en cherchant à l’embellir et à la revêtir de formes nouvelles, en l’associant aux intérêts, aux goûts, aux idées de chaque époque et aux passions hu­maines. Aussi, après avoir marché pendant quelque temps ensemble au moyen âge, ils finissent par se séparer.

Si nous comparons maintenant l’art et la philo­sophie, nous remarquerons entre eux un rapport intime, mais aussi des différences essentielles. L’art et la philosophie ont l’un et l’autre pour objet les idées qui sont le principe et l’essence des choses ; mais l’art représente ces idées sous des formes sensibles ; la philosophie, au contraire, cherche à les connaître en elles-mêmes, dans leur nature abstraite et dégagées de tout symbole. Elle les exprime dans un langage également abstrait qui ne rappelle à l’esprit que la pensée même, et ne s’adresse qu’à la raison. La religion traverse tous les degrés du symbole pour s’élever jusqu’à l’adoration de Dieu en esprit et en vérité ; mais la pensée religieuse, même sous sa forme la plus pure, s’allie avec le sentiment ; comprendre n’est pas son but. La philosophie, au contraire, veut comprendre, et elle ne comprend réellement que quand la vérité lui apparaît nue, sans voile, environnée de sa propre lumière. Les belles formes, les images brillantes, les magnifiques emblèmes la touchent peu ; elle y voit plutôt un obstacle qu’un moyen pour contempler le vrai : aussi elle les écarte à dessein, ou bien elle en pénètre le sens ; mais alors elle détruit l’œuvre d’art qui consiste dans l’union indissoluble de l’idée et de l’image sensible. D’un autre côté, si l’art, comparé à la religion, est une création libre de l’intelligence humaine, l’inspiration est in­dépendante de la volonté ; l’artiste sent au dedans de lui-même un principe qui agit et se développe comme une puissance fatale et à la manière des forces de la nature, qui l’émeut et l’échauffe, le subjugue et le transporte. Sans doute il doit se posséder, et, jusque dans l’enthousiasme et le délire poétique, maîtriser et diriger l’essor de sa pensée. Néanmoins ce souffle divin qui l’anime ne vient pas de lui. de sa personnalité, il l’appelle sa muse ou un dieu. Il en est tout autrement du philosophe ; quoiqu’il sache bien que sa raison emane d’une source divine, et que la vérité est indépendante de lui, c’est librement qu’il la cherche, c’est par un effort volontaire de son in­telligence qu’il tend à se mettre en rapport avec elle. Dans ce travail de son esprit, il impose silence à son imagination et à sa sensibilité ; dans le calme de la méditation, il observe, il raisonne, il réfléchit. Attentif à surveiller tous les mouvements de sa pensée, il l’assujettit à une marche régulière, et la soumet aux procédés de la méthode. La philosophie est la raison hu­maine sous sa forme véritablement libre.

A son origine, la philosophie présente un rap­port avec l’art de la poésie ; mais voyez avec quelle rapidité la séparation s’opère. Les pre­miers philosophes écrivent envers, leurs systèmes sont des poëmes cosmogoniques ; quoique la poésie didactique se rapproche de la prose, cette forme est bientôt remplacée par le dialogue. Mais le dialogue est encore une œuvre d’artÿ c’est un petit drame qui a ses personnages, une ex­position, une intrigue et un dénoûment. L’en­tretien socratique le reproduit d’une manière vivante ; il est porté à son plus haut point de perfection par Platon, non moins artiste et poëte que grand philosophe. Mais vient Aristote, qui, à la savante ordonnance du dialogue platonicien, substitue l’exposition simple, crée la prose philo­sophique et enferme la pensée dans le syllogisme. Le poëme didactique. et le dialogue ont leur place naturelle et légitime à l’origine de la phi­losophie. Ils marquent les degrés de cette tran­sition par laquelle la philosophie se dégage de l’art ; ce sont des formes irrévocablement pas­sées. Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas des pensées profondes dans les créations de l’art et dans les ouvrages en particulier des grands poëtes ? Oui, sans doute ; mais si l’on entend par là que l’ar­tiste ou le poëte a eu une conscience nette de ses idées, qu’il était capable de s’en rendre compte, et d’en donner une explication philosophique, on se trompe. Homère, Hésiode ne sont point des philosophes parce qu’on a cru pouvoir dégager de leurs poëmes toute une philosophie. Hésiode ne s’est jamais douté qu’en composant sa Théo­gonie, il exposait un système cosmogonique, métaphysique et moral ; ce furent des philoso­phes qui, douze siècles après Homère, trouvèrent la Théorie des nombres de Pythagore et les idées de Platon dans sa Mythologie. On peut en dire autant de la philosophie du théâtre grec, comme on a coutume de dire aujourd’hui. Es­chyle, qui révéla les mystères d’Eleusis, aurait été probablement fort embarrassé de donner le sens philosophique de ses tragédies. Sophocle aurait-il su dégager la formule de l'Œdipe roi et faire une theorie de l’expiation ? Euripide le philosophe sur la scène, comme l’appelèrent ses contemporains, fait des contre-sens toutes les fois qu’il tire la morale de ses pièces. Jusqu’à quel point l’inspiration et la reflexion peuvent-elles se combiner pour produire une œuvre d’art ou de poésie ? c’est une question qui ne peut être tranchée en quelques mots ; il suffit de remar­quer que l’inspiration doit avoir l’initiative, et que si la réflexion intervient autrement que pour la diriger, si elle la remplace, c’en est l’ait de l’art et de la poésie. Dans les temps modernes, en Allemagne, deux grands poètes ont paru réa­liser cette alliance de la poesie et de la philoso­phie ; mais Goethe a eu raison de dire que Schiller n’avait jamais été moins poëte que quand il avait voulu être philosophe, et Schiller aurait pu renvoyer à Goethe le même reproche. La plus grande composition poético-phiiosophique que l’on puisse citer, le Faust, confirme notre opi­nion. La première partie est incomparablement plus intéressante que la seconde, et lui est supérieure comme œuvre dramatique, précisément parce que l’allégorie philosophique y joue un plus faible rôle. Le second Faust, œuvre de réflexion plus que d’inspiration, offre sans doute de grandes beautés d’ensemble et surtout de détails ; mais on ne peut nier que ce ne soit une composition froide ; elle ne peut être goûtée qu’après une longue et profonde étude ; mais dès lors elle manque l’effet que doit produire l’œu­vre d’art, une impressionsoudaine. lesentimentdu beau et l’enthousiasme que sa vue excite. Les sa­vants veulent être traités en cela comme le vul­gaire. Les artistes allemands rêvent aujourd’hui l’union de la science et de l’art ; nous ne voudrions pas nier que cette alliance ne puisse produire d’heureux effets, mais d’abord on doit reconnaître que l’idée, pour passer de la sphère philosophi­que dans celle de l’art, est obligée de subir une transformation dans la pensée de l’artiste ; il faut que celui-ci s’en soit inspiré ; ensuite il est un ordre d’idées qui échappera toujours à l’art, ce sont précisément celles qui sont vraiment philosophiques. Les artistes allemands n’ont sans doute pas songé à représenter les Antinomies de la raison et Y Impératif catégorique de Kant sur les bas-reliefs de la Valhalla ; et il ne s’est pas trouvé parmi les diseiples enthousiastes de Hegel quelque jeune poëte pour mettre sa logi­que en vers. Pour la bibliographie et pour le sujet lui-même, voy. Beau, Esthétique. C. B.

ASCÉTISME OU MORALE ASCÉTIQUE (de άσκησις, exercice ; sans doute parce que la vie ascétique était regardée comme l’exercice par excellence). On appelle ainsi tout le système de morale qui recommande à l’homme, non de gou­verner ses besoins en les subordonnant à la raison et à la loi du devoir, mais de les étouffer entiè­rement, ou du moins de leur résister autant que nos forces le permettent ; et ces besoins ce ne sont pas seulement ceux du corps, mais encore ceux du cœur, de l’im igination et de l’esprit ; car la so­ciété, la famille, la plupart des sciences, et tous les arts de la civilisation, sont quelquefois proscrits avec la même rigueur que les plaisirs matériels. Le soin de son âme et la contemplation de Dieu, c’est tout ce qui reste à l’homme ainsi abîme dans les austérités et dans le silence. Encore, la conscience de lui-même doit-elle s’anéantir peu à peu dans l’amour divin.

11 faut distinguer deux sortes d’ascétisme : l’un, fondé sur le dogme de l’expiation, n’a pas d’autre but que d’apaiser la colère divine par des souf­frances volontaires : c’est l’ascétisme religieux. dont nous n’avons pas à nous occuper ici, car il ne saurait être séparé de la théologie positive, et souvent même il fait partie du culte. L’autre espèce d’ascétisme est instituée, d’après des principes purement rationnels, pour rendre l’âme à sa vraie destination, pour développer en elle toutes ses la u 1 tés et toutes ses forces, en l’af­franchissant de la servitude du corps et des lois prétendues tyranniques de la nature extérieure : nous lui donnerons le nom d’ascétisme philoso­phique.

Nous rencontrons les premiers germes de ce système dans l’école pythagoricienne, qui, res­pectant jusque dans les animaux le principe de la vie, confondu mal à propos avec le principe spirituel, imposait à ses adeptes l’abstinence de la cliair et même des végétaux, lorsque, par leur forme, ils rappellent à l’imagination quelque être vivant. Elle demandait, en outre, le sacrifice de la volonté par l’obéissance, et son silence prover­bial devait être à la fois le résultat et la condi­tion de la vie contemplative.

Le point de vue que nous essayons de définir est déjà plus nettement prononcé dans l’école cynique ; car ici il ne s’agit plus d’un sentiment qui est déjà par lui-même un frein aux excès de la morale ascétique (nous voulons parler de ce vague respect qu’inspirait auxpythagoriciens ; partout où ilse manifeste, le principe de la vie), mais on exalte, aux dépens même de la bienséance, le senti­ment de la liberté, dont le développement inces­sant est regardé comme le fond de la moralité humaine : de là cette maxime d’Antisthène, que la douleur et la fatigue sont un bien ; que le plaisir, au contraire, est toujours un mal. Non contents d’affranchir l’homme des lois de la na­ture, les philosophes cyniques cherchaient aussi, comme on sait, à le rendre indépendant de la société ; c’est dans ce but qu’ils répudiaient les affections de famille et même l’amour de la pa­trie, si puissant chez les peuples de l’antiquité.

Les stoïciens, dont toute la morale se résume en ces deux mots, abstinence et résignation (άνέχου και άπέχου), n’ont fait que donner au principe d’Antisthène plus de dignité, en le con­ciliant avec toutes les bienséances de la vie so­ciale, et plus de valeur scientifique, en le ratta­chant à un vaste système de philosophie. Mais on reconnaît sans peine le caractère ascétique dans cette insensibilité absolue qu’ils affectaient pour tous les biens et pour tous les maux de la vie, dans leur mépris de toutes les œuvres extérieures et leur indifférence pour les intérêts, par conséquent pour les devoirs de la société. Dans leur opinion, comme dans celle de leurs devanciers de l’école d’Antisthène, le sage ne devait pas plus dépendre de ses semblables que du monde extérieur.

Mais nulle part, au moins dans l’antiquité, les principes ascétiques n’ont été portés aussi loin que dans l’école d’Alexandrie. Là, la matière étant considérée comme une simple négation, Dieu comme la substance commune de tous les êtres, et l’homme comme d’autant plus parfait qu’il abdique, en quelque sorte, sa propre existence pour se confondre dans celle de l’Être unique, siège de toute réalité et de toute perfection, il en résultait nécessairement le plus complet mépris de la nature, de la vie, de la société, de tout ce qui est limité et fini. L’âme ne devait plus seu­lement se détacher de ses liens matériels, elle devait aussi se détacher d’elle-même, renoncer à la conscience de son être individuel, et s’a­néantir, s’abîmer en Dieu. Ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, la culture même de l’intelligence, la science, devait paraître misé­rable dans ce système, parce que, au-dessus de la science, il plaçait l’intuition et l’enthousiasme, faculté toute divine, par l’intermédiaire de la­quelle disparaît la différence de notre intelli­gence bornée et de l’Être ineffable. Cette morale n’était pas seulement enseignée chez les païens, qui formaient plus particulièrement l’école néo­platonicienne ; nous la trouvons également chez Philon le juif, chez Origène le chrétien, et, longtemps avant Philon, si nous en croyons le témoignage de ce dernier, elle était mise en pratique, dans toute sa sévérité, par les théra­peutes. Aux yeux de ces hommes, les vertus ordi­naires et sociales, la moralité proprement dite, n’était qu’une préparation aux vertus solitaires de la vie contemplative, regardée comme le terme de la perfection humaine.

Si l’on juge la morale ascétique d’un point de vue purement relatif, comme un contre-poids nécessaire à des excès d’un autre genre, elle mérite assurément notre indulgence et même notre respect. Dans les temps de mollesse et de désordre, elle vient rappeler à l’homme le sou­venir de sa force et de son principe spirituel qu’elle met à nu par les plus héroïques résis­tances contre les lois du corps ; elle exagère le néant des choses de la terre, les vanités et les misères de la vie, pour élever sa pensée vers les régions de l’idéal et de l’infini. Mais, à la consi­dérer en elle-même et dans sa valeur absolue, comme le dernier terme de la moralité humaine ou comme le but même de la vie, elle renferme des conséquences aussi dangereuses peut-être ue celles du système diamétralement opposé ; e plus, elle est en contradiction avec son pro­pre principe, car elle veut la fin sans vouloir les moyens ; elle appelle la perfection de l’homme et repousse les conditions sans lesquelles il est impossible d’y atteindre. En effet, ce n’est pas par lui seul, mais c’est au sein de la société, grâce à son concours et à ses institutions, que l’homme peut arriver au complet développement, à la conscience de son être, à la connaissance parfaite de sa nature, de son principe et de ses devoirs. Donc, le perfectionnement de l’état social est tout à fait inséparable de notre perfectionnement individuel, sous quelque point de vue qu’on l’en­visage. Mais vivre dans la société, c’est vivre pour elle, c’est prendre part à ses biens comme à ses maux, c’est veiller à ses intérêts et défen­dre son existence, en un mot, c’est tout le con­traire de la vie ascétique. En second lieu, si l’état social est pour l’âme qui aspire à la perfec­tion un mal et un danger ; si l’abandon, les misères et les souffrances sont un bien, une pu­rification nécessaire, quelle pitié restera-t-il dans nos cœurs pour les douleurs de nos semblables, quel devoir nous commandera de les soulager, quelle raison aurons-nous d’interrompre nos su­blimes méditations pour rentrer dans les impu­retés de ce monde ? L’ascétisme, conséquent avec lui-même, doit donc aboutir à l’isolement de l’âme comme à celui du corps ; et cet isolement, pour être commandé par les intentions les plus pures, n’en mérite pas moins le nom d’égoïsme. Enfin, si, comme le supposent les apologistes de la vie ascétique, notre existence ici-bas est une déchéance, notre corps une prison, et tous les besoins qui en dépendent autant ae souillures, n’aurions-nous pas le droit d’accuser la bonté et l’intelligence divines, qui, pour fournir à l’homme un lieu d’épreuves, auraient tout exprès créé le mal ? Oui, sans doute, la vie est une épreuve ; mais, pour la soutenir dignement, il faut que nous développions tous les germes qu’une main divine a déposés en nous, que nous comprenions toute la grandeur et la beauté de la nature inté­rieure, que nous acceptions tous les devoirs que nous avons à remplir envers les autres et envers nous-mêmes, qu’enfin la création de l’homme soit regardee comme le chef-d’œuvre de Dieu. Voy. Ch.-L. Schmidt, de Asceseos fine el origine dissert., in-4, Caris., 1830.—Jean-B. Buddeus, de Κάόαρσει Pylhagorico-Platonica, in-4, Halle, 1701 ; et de 5Ασ/.ήσει philosophica, dans son recueil intitulé : Analecta hisloriœphilosophice, in-8, Halle, 1706 et 1724.

ASCLEPIADE de PiiuoNTE. Philosophe de l’école d’Ërétrie ; il était disciple de Stilpon et vécut au ive siècle avant J. C., connu surtout par son étroite intimité avec Ménédème, le fon­dateur de cette école : voy. Diogène Laërce, liv. II, ch. xvii. Il y eut aussi un neo-platonicien du même nom qui fut disciple de Proclus ; c’est tout ce qu’on sait de lui.

ASCLÉPIGÉNIE. Fille du néo-platonicien Plu­tarque d’Athènes, sœur d’Hiérius et femme d’Archiade ; complètement initiée à tous les mystères de la philosophie néo-platonicienne, elle put les enseigner à Proclus quand celui-ci vint à Athènes pour y suivre les leçons de Plutarque. Voy. Pro­clus et Plutarque cI’Athènes.

ASCLEPIODOTE. Néo-platonicien ; tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il fut disciple de Proclus.

ASCLEPIUS de Tralles. Un des plus anciens commentateurs d’Aristote, disciple d’Ammonius, fils d’Hermias, vivait au vie siècle après J. C. ; ses travaux n’ont pas été conservés.

ASPASIUS. Ancien commentateur d’Aristote, dont les écrits ne sont pas arrivés jusqu’à nous.

ASSENTIMENT. On appelle ainsi l’acte par lequel l’esprit reconnaît pour vraie, soit une proposition, soit une perception ou une idée. De là résulte que l’assentiment fait nécessairement partie du jugement ; car, si l’on retranche de cette dernière opération l’acte par lequel j’af­firme ou je nie, par lequel je reconnais qu’une chose est ou qu’elle n’est pas, soit absolument, soit par rapport à une autre, il ne restera plus qu’une simple conception sans valeur logique, qu’une proposition qu’il faut examiner avant de l’admettre. Le même acte est nécessaire à la perception, qui peut n’être pour nous qu’une simple apparence tant que l’esprit ne l’a pas en lui-même reconnue pour vraie. C’est ainsi qu’il a existé des philosophes qui ont révoqué en doute la réalité des objets perçus, ou qui ont cru né­cessaire de s’en convaincre par le raisonnement. L’assentiment est spontané ou réfléchi, libre ou nécessaire. Il est libre quand il n’est pas imposé par l’évidence, nécessaire quand je ne puis le refuser sans me mettre en contradiction avec moi-même. Les stoïciens sont les premiers, et peut-être les seuls philosophes de l’antiquité, qui aient donné au fait dont nous nous occupons une place importante dans la théorie de la connais­sance : tout en admettant, avec l’école sensualiste, que la plupart de nos idées viennent du dehors, ils ne croyaient pas que les images pu­rement sensibles (φαντασίαι) puissent être con­verties en connaissances réelles sans un acte spontané de l’esprit, qui n’est pas autre chose que l’assentiment (συγχατά0=σι : ).

ASSERTOIRE OU ASSERTORIQUE (assertorisch, de asserere). Mot forgé par Kant pour dé­signer les jugements qui peuvent être l’objet d une simple assertion à laquelle ne se joint aucune idée de nécessité. Leur place est entre les jugements problématiques et apodictiques. Voy. Kant, Critique de la 7’aison pure, Logique transcendantale, analytique des concepts.

ASSOCIATION DES IDÉES. Quand un voyaeur parcourt les ruines d’Athènes, la campagne e Rome, les champs de Pharsale ou de Mara­thon, la vue de ces lieux illustres éveille dans son esprit le souvenir des grands hommes qui y ont vécu et des événements qui s’y sont passés. Lorsqu’un philosophe, un astronome ou un phy­sicien entendent prononcer les noms de Descar­tes. de Copernic ou de Galilée, leur pensée aus­sitôt se reporte vers les découvertes qui sont dues à ces immortels génies. Le portrait d’un ami ou d’un parent que nous avons perdu a-t-il frappe nos regards, les vertus et l’affection de cette personne chérie se retracent dans notre âme et renouvellent la douleur que nous a causée sa perte. Quelquefois même, au milieu d’un entre­tien, un mot qui paraissait indifférent, une allu­sion détournée, suffisent pour provoquer le ré­veil soudain d’un sentiment ou d’une idée qui paraissaient endormis ; et voilà pourquoi la me­sure dans les paroles est le premier précepte de l’art de converser.

Ces exemples, que nous pourrions aisément multiplier, nous découvrent un des faits les plus curieux de l’esprit humain, une de ses lois les plus remarquables, la propriété dont jouissent nos pensées de s’appeler réciproquement. Cette propriété est connue sous le nom d’association ou de liaison des idées ; à quelques égards, elle est dans l’ordre intellectuel ce que l’attraction est dans l’ordre matériel : de même que les corps s’attirent, les idées s’éveillent, et ce second phé­nomène ne parait pas être moins général, ni avoir moins de portee que le premier.

Pour peu qu’on observe avec attention la ma­nière dont une pensée est appelée par une autre, il devient évident que ce rappel n’est pas for­tuit, comme il peut paraître à une vue distraite, mais qu’il tient aux rapports secrets des deux conceptions. Hobbes, cité par Dugald-Stewart (.Elèrn. de la Phil. de l’esprit hum., trad. de l’anglais par P. Prévost, in-8, t. I, p. 162, Ge­nève, 1808), nous en fournit un exemple remar­quable. Il assistait un jour à une conversation sur les guerres civiles qui désolaient l’Angleterre, lorsqu’un des interlocuteurs demanda combien valait le denier romain. Cette question inatten­due semblait amenée par un caprice du hasard, et parfaitement étrangère au sujet de l’entretien ; mais, en y réfléchissant mieux, Hobbes ne tarda pas à découvrir ce qui l’avait suggérée. Par un progrès rapide et presque insaisissable, le mou­vement de la conversation avait amené l’histoire de la trahison qui livra Charles Ier à ses ennemis ; ce souvenir avait rappelé Jésus-Christ, égale­ment trahi par Judas, et la somme de trente deniers, prix de cette dernière trahison, s’était offerte alors comme d’elle-même à l’esprit de l’interlocuteur.

Souvent des rapports plus faciles à reconnaître, parce qu’ils sont plus directs, unissent entre elles nos idées. Comme le nombre en est infini, nous ne prétendons pas en donner une énumération complète ; nous nous bornerons à citer les prin­cipaux, la durée, le lieu, la ressemblance, le contraste, les relations de la cause et de l’effet, du moyen et de la fin, du principe et de la con­séquence, du signe et de la chose signifiée.

1° Au point de vue de la durée, les événements sont_ simultanés ou successifs. Une association d’idées, fondée sur la simultanéité, est ce qui rend les synchronismes si commodes dans l’étude de^ l’histoire. Deux faits qui ont eu lieu à la même époque se lient dans notre esprit, et, dès que le souvenir de l’un nous a frappés, il sug­gère l’autre. César fait penser à Pompee, Fran­çois I’r à Léon X, Louis XIV aux écrivains cé­lèbres que son règne a produits. D’autres liaisons reposent sur un rapport de succession qui nous permet de parcourir tous les termes d’une longue série, pourvu qu’un seul nous soit présent. Notre mémoire peut ainsi descendre ou remonter le cours des événements qui remplissent les âges ; elle peut de même conserver et reproduire une suite de mots dans l’ordre où ils s’etaient offerts à l’esprit, et ce qu’on nomme apprendre par cœur n’est pas autre chose.

2° Que plusieurs objets soient contigus dans l’espace et n’en forment, pour ainsi dire, qu’un seul, ou bien qu’ils soient séparés et simplement voisins, leur relation locale en introduit une autre dans les idées qui y correspondent. Une contrée rappelle les contrées limitrophes ; un paysage oublié cesse de l’être, lorsque nous nous sommes retracé un de ses points de vue. Là est tout le secret de lu mémoire dite locale. Telle est aussi une des sources de la vive émotion que produit sur l’âme la vue des lieux illustres. Nous en avons donné plus haut des exemples qui nous permettent de ne pas insister.

3° Le pouvoir de la ressemblance, comme élé­ment de liaison entre les pensées, apparaît dans les arts, dont les chefs-d’œuvre ; pure imitation d’un modèle absent ou d’une idee imaginaire, nous touchent comme fait la réalité. Ce même pouvoir est le principe de la métaphore et de l’allégorie, et en général de toutes les figures qui supposent un échange d’idées analogues. 11 se retrouve même dans une foule de jeux de mots comme les équivoques, et principalement les pointes ; une parité accidentelle de consonnance entre deux termes qui n’ont pas la même signi­fication inspire ces saillies si chères aux esprits légers.

4° Souvent on pense une chose, on en dit une autre qui y est contraire, et toutefois on est compris. Ainsi, dans Andromaque, Oreste rend grâce au ciel de son malheur, gui passe son es­pérance. Les poètes ont donné aux Furies le nom d’Euménides, ou de bennes déesses. La mer Noire, funeste aux navigateurs, était appelée chez les anciens Pont-Euxin, ou mer hospita­lière. Ces antiphrases ou ironies, transition d’une idée à l’idée opposée, sont l’effet d’une associa­tion fondée sur le contraste. Les pensées con­traires ont la propriété de s’éveiller mutuelle­ment, comme les pensées qui se ressemblent ; la nuit fait penser au jour, la santé à la maladie, l’esclavage à la liberté, la guerre à la paix^ le bien au mal. Un fait aussi simple n’est ignore de personne.

5° La vie privée et la science ont de nombreux exemples de la manière dont nos idées peuvent s’unir d’après des rapports de cause et d’effet : ainsi, l’œuvre nous rappelle l’ouvrier, et réci­proquement ; ainsi, le père nous fait songer aux enfants, et les enfants à leur père. C’est par l’ef­fet d’une relation analogue que le spectacle de l’univers excite dans l’âme le sentiment de la Divinité ; on ne peut contempler un si merveil­leux ouvrage, sans qu’aussitôt, par un progrès irrésistible, l’intelligence se reporte vers son au­teur.

6° Nos conjectures sur les intentions de nos semblables, les jugements criminels dans les cas de préméditation, la pratique des arts et de l’in­dustrie, sont autant de preuves de la facilité avec laquelle on passe de la notion d’un but aux moyens propres à y conduire, et réciproquement. Un projet, avant d’être accompli, nous est révélé par les actes qui en préparent l’exécution ; et si, par exemple, un inconnu a pénétré dans un ap­partement en forçant les portes, chacun présu­mera qu’il est venu pour voler. A la vérité, l’in­duction a beaucoup de part dans ces jugements, puisqu’elle en détermine le fait capital, qui est l’affirmation ; mais ici l’affirmation a pour objet un rapport qui suppose lui-même deux termes. Or, qu’est-ce qui met ces deux termes en pré­sence, qu’est-ce qui suggère que tel acte a tel but, et que telle fin peut s’obtenir par tels moyens, sinon l’association des idées ?

Pour apprécier le rôle et la fécondité des derniers rapports signalés, ceux du principe à la conséquence, du signe à la chose signifiée, il suf­fit d’une simple remarque : l’un est la condition du raisonnement, l’autre est la condition du lanage. Que l’esprit cesse d’avoir ses idées unies e manière à découvrir facilement le particulier dans le général et le général dans le particulier, que devient la faculté de raisonner ? Qu’il nous soit interdit, d’aller, soit d’un sentiment ou d’une idée au mot qui les traduira, soit d’un signe quel­conque. aux secrètes pensées dont il est l’expres­sion, que deviennent ce pouvoir de la parole et du geste, et l’art précieux de l’écriture ?

Tous les éléments d’association que nous ve­nons de parcourir, en avouant qu’ils ne sont pas les seuls, peuvent, selon Hume (Essais philoso­phiques, ess. III), être ramenés à trois princi­paux : la ressemblance, la contiguïté de temps ou de lieu et la causalité. Une remarque ingé­nieuse et plus solide, peut-être, qui appartient à M. de Cardaillac (Étud. élcm. de Phil., in-8, t. II, p. 217, Paris, 1830), c’est que la simulta­néité est la condition commune de tous les autres rapports ; en effet, deux idées ne peuvent s’unir par un lien quelconque, si elles ne nous ont été présentes toutes deux a la fois.

Comme toutes les facultés de l’esprit, l’asso­ciation est soumise à l’influence de différentes causes qui en modifient profondément l’exercice et les lois. La première de ces causes est la constitution que chacun de nous a reçue de la nature. Unies par les liens du contraste et de l’analogie, les conceptions du poëte se tradui­sent, pour ainsi dire à son insu, en images et en métaphores ; mais les pensées du mathémati­cien, fatalement disposées d’après des rapports de conséquence à principe, auraient toujours formé une suite régulière et savante, quand bien même il n’eût jamais étudié la géométrie. Il y a ainsi entre les esprits des différences originelles que toute la puissance de l’art et du travail ne peut ni expliquer ni entièrement abolir. Tous les hommes ont un penchant plus ou moins éner­gique qui les porte, dès le bas âge, à unir leurs idees d’une certaine manière de préférence à une autre, et c’est en partie de là que la variété des vocations provient.

La volonté exerce un empire moins absolu peut-être que l’organisation, mais aussi incon­testable. Reid observe ingénieusement que nous en usons avec nos pensées comme un grand prince avec les courtisans qui se pressent en foule à son lever : il salue l’un, sourit à l’autre, adresse une question à un troisième ; un qua­trième est honoré d’une conversation particu­lière ; le plus grand nombre s’en va comme il était venu : ainsi parmi les pensées qui s’offrent à nous, plusieurs nous échappent, mais nous re­tenons celles qu’il nous plaît de considérer, et nous les disposons dans l’ordre que nous jugeons le meilleur. Cet empire de la volonté est le fon­dement de la mnémotechnie, cet art de soulager la mémoire, qui consiste à unir nos connais­sances aux objets les plus propres à nous les rap­peler

Enfin, parmi les éléments qui doivent entrer dans le fait de l’association, il faut encore pla­cer la vivacité des impressions, leur durée, leur fréquence, l’époque plus ou moins lointaine où elles se sont produites. On ne voit pas sans hor­reur l’arme qui nous a privés d’un ami, ni les lieux témoins de sa mort : une arme différente et d’autres lieux ne touchent pas. Un jour qui a souvent ramené des malheurs, est dit néfaste : la veille et lendemain n’ont pas de nom.

Si l’association des idées est soumise à l’in­fluence de la plupart des autres principes de notre nature, elle-même réagit avec force contre les causes qui la modifient, et exerce un empire se­cret et continuel sur l’esprit et sur le cœur de l’homme.

DICT. PHILOS.

Parmi les liaisons qui peuvent s’établir entre nos pensées, plusieurs, accidentelles et irrégu­lières, se forment au nasard par un caprice de l’imagination. On peut citer entre autres celles que suggèrent la ressemblance, le contraste et les rapports de temps et de lieu. Ce sont elles qui font en partie le charme de la conversation, où elles répandent la variété, la grâce et l’enjoue­ment. Tout entretien avec nos semblables devien­drait un labeur, si elles ne répandaient pas un peu de variété dans le cours ordinaire de nos conceptions. Toutefois, quand on les recherche plus qu’il ne convient, voici infailliblement ce qui arrive. Comme elles sont plus que toutes les autres indépendantes de la volonté, elles empê­chent qu’on soit maître de ses pensées. Loin que l’esprit gouverne, il est gouverné. La vie intel­lectuelle se change en une sorte de rêverie in­cohérente, où brillent des saillies heureuses, quelques éclairs d’imagination, mais qui flotte à l’aventure sans unité et sans règle. Le désordre des pensées réagit sur le caractère ; les senti­ments sont versatiles, la conduite légère et in­conséquente ; toutes les facultés, devenues re­belles au pouvoir volontaire, s’affaiblissent ou s’égarent.

Il est d’autres associations plus étroites et moins arbitraires qui supposent un effort systé­matique de l’attention^ les liaisons fondées sur des rapports de cause a effet, de moyen à fin, de principe à conséquence. Celles-ci engendrent à la longue la fatigue et l’ennui par je ne sais quelle uniformité désespérante ; mais, d’un autre côté, lorsqu’elles sont passées en habitude, elles donnent à l’esprit et de l’empire sur lui-même et de la régularité. Il acquiert cette suite dans les idées et cette profondeur méthodique d’où résulte l’aptitude aux sciences. Le jugement étant droit, le caractère l’est aussi ; l’enchaîne­ment rigoureux dans les conceptions donne plus de poids à la conduite, plus de solidité aux sen­timents ; tout ce que l’esprit a gagné profite au cœur.

Outre cette influence générale sur l’intelli­gence et sur le caractère, l’association joue un rôle essentiel dans plusieurs phénomènes de la nature humaine. Elle est, sans contredit, je ne dirai pas seulement une des parties, mais la loi même et le principe créateur de la mémoire ; car, en parcourant la variété infinie de nos sou­venirs, on n’en trouverait pas un seul qui n’eût été éveillé par un autre souvenir ou par une perception présente. Elle explique aussi pour­quoi on se rappelle plus volontiers les formes, les couleurs, les sons, ou bien un principe et sa conséquence, une cause et ses effets· pourquoi la mémoire est présente, facile et fidèle chez les uns, lente et infidèle chez les autres : ces va­riétés, fondées sur la marche des conceptions ou sur la différence de leurs objets, dépendent des rapports que nous établissons entre nos pensées, et de la manière dont elles s’appellent.

S’il est vrai, comme on l’a répété mille fois, que l’imagination, alors même qu’elle s’écarte le plus de la réalité, ne crée pas au sens propre du mot, et se borne à combiner tantôt capricieuse­ment, tantôt avec règle et mesure, des matériaux empruntés, il est bien clair que, à l’exemple de la mémoire, elle a son principe dans l’association. C’est la propriété qu’ont les idées de s’appeler et de s’unir, qui lui permet de les évoquer et de les assortir à son gré ; qui met à la disposition du peintre tous les éléments de ses tableaux ; qui amène en foule, sous la plume du poëte, les pensées bizarres ou sublimes ; qui fournit au ro­mancier tous les traits dont il compose les aven­tures fabuleuses de ses héros ; qui même suggère

8au savant )es hypothèses brillantes et les utiles découvertes.

Puisque l’association est un des éléments du pouvoir d’imaginer, elle doit se retrouver néces­sairement dans tous les faits qui dépendent plus ou moins de ce pouvoir, comme le fait de la rêverie ; la folie, les songes. Ce n’est pas ici le lieu de decrire ces divers phénomènes, dont chicun exigerait une étude approfondie et des dévelop­pements étendus. 11 suffit de faire observer qu’à part leurs différences profondes, à part les causes qui peuvent directement les produire, ils ne sont à bien prendre que des suites de pensées formées par association.

Comme dernier exemple du pouvoir de l’association, nous indiquerons la plupart de nos pen­chants secondaires. Que l’homme désire la vé­rité, la puissance, l’union avec ses semblables, la dignité de ces biens qui sont des éléments de sa destinée, en motive la recherche ou la rend né­cessaire. Mais la possession des richesses, objet des convoitises de l’avare, ne compte pas entr les fins de notre nature ; elles ne valent que par les idées qu’on y attache, comme signes des biens véritables, ou comme moyens de les obte­nir. Pourquoi cet amour que nous ressentons pour la terre de la patrie ? Parce que nous y sommes nés, que nous y fûmes élevés, et qu’elle renferme tout ce qui nous est cher, nos parents, nos amis, nos bienfaiteurs, les objets de notre culte et de notre amour. Ces souvenirs de l’en­fance, de la famille et de la religion, éveillés par le sol natal, émeuvent doucement l’àme, et com­muniquent leur attrait à un coin de terre isolé à la surlace du globe. Combien d’antipathies et d’af­fections étrangères à la nature ont ainsi pour cause un rapport souvent fortuit entre deux idéesi

Ce n’est pas ici le lieu de faire la critique des systèmes qui expliquent, par l’association des idées, quelques-uns des principes fondamentaux de la raison : par exemple celui de Hume, qui veut, par ce moyen, rendre compte du principe de cau­salité ; nous nous contenterons d’apprécier en peu de mots l’opinion de Reid et de quelques au­tres philosophes qui ont cru pouvoir faire ren­trer l’association des idées dans l’habitude. Si, comme le soutient M. de Cardaillac, partisan de cette opinion (Étud. élém. de Phil., t. II, p. 121), Lhabitude est la propriété qu’ont les phénomènes intérieurs de s’appeler l’un l’autre, l’association des idées y rentre indubitablement. Mais le mot habitude a un sens plus ordinaire dans la langue philosophique, où il désigne, en général, une dis­position produite dans l’àme par la répétition fré­quente des mêmes actes. Or, nous voyons bien comment des liaisons d’idées, qui se sont souvent répétées, se formeront à l’avenir plus facilement, et, devenues, pour ainsi dire, une seconde nature, changeront notre caractère et la tournure de notre esprit ; mais la propriété en vertu de la­quelle elles ont eu lieu une première fois, nous paraît un fait parfaitement distinct et indépen­dant de l’habitude. Le pouvoir de celle-ci peut la fortifier, mais il ne la crée pas plus qu’il n’en découle. En un mot, l’association des idées nous paraît une loi primitive et irrésistible de l’esprit humain, un fait duquel tous les faits psychologi­ques ne dépendent pas, mais qui en explique un fort grand nombre.

L’association des idées est au nombre des phé­nomènes intellectuels qui ont été le plus ancien­nement observés, comme le prouvent quelques mots d’Aristote, au chapitre deuxième de son traité de la Réminiscence ; mais elle n’a été l’ob­jet d’une élude approfondie que dans les temps modernes. Sans parler de Hobbes, qui s’y arrête seulement par occasion, la liste des philosophes qui s’en sont occupés sérieusement est fort con­sidérable. Nous citerons seulement : Locke, Es­sai sur l’Enlendement humain, liv. II, ch. xxm.

  • Hume, Essais philosophiques, ess. III. Hartley, Observations on man'2 vol. in-8, Lond., 1749. Reid, Essais sur les Fac. intell., t. IV, ess. IV. Dugald-Stewart, Élém. de la Phil. de l’esprit liu>nainJ t. II, ch. v, p. 1 et suiv. de la traduct. Iranç. citée plus haut.—Thomas Brown, Lectures cm the Philosophy of the human mind,
  1. vol. in-8, Édimb.. 1827, lect. XXXIII et sq.De Cardaillac, Études élémentaires de Philoso­phie, t. II, édition citée. Damiron, Psycholo­gie, in-8, Paris, 1837, t. I, p. 196. —P. M. Mervoyer, Elude sur l’association des idées, in-8, Paris, 1864. J. St. Mill., Logic, t. II. —Betolaud, de Consociationibus idearum, in-4, Paris, 1826. Gratacap, Théorie de la Mémoire, Pa­ris, 1866, in-8.

ast (Frédéric), né à Gotha en 1778, fit ses études et prit ses grades à l’Université d’Iéna, où il ouvrit un enseignement particulier. Il professa ensuite successivement à Landshut et à Munich. 11 s’attacha particulièrement à la philosophie de Schelling, qu’il développa avec talent, surtout dans ses applications à la théorie de l’art. C’était un esprit ingénieux et doué d’imagination. Son ouvrage sur la vie et les écrits de Platon révèle de l’érudition et un sentiment vrai de l’antiquité ; mais il s’abandonne aux conjectures et aux hypo­thèses les plus hardies. C’est ainsi qu’il regarde comme apocryphes plusieurs dialogues de Pla­ton, dont l’authenticité est le mieux établie, le Premier Alcibiade, le Ménon, les Lois, etc. Ses ouvrages sur l’esthétique ont le défaut de ne ren­fermer guère que des généralités ; ce sont des cadres et des esquisses. Les divisions et les clas­sifications sont souvent arbitraires ; cependanton trouve çà et là des vues originales, des critiques ingénieuses et fines. Le style ne manque pas de richesse et d’éclat. Les principaux ouvrages d’Ast sont les suivants : Système de la Science de l’art, in-8, Leipzig, 1806 ; Manuel d’Esthétique, in-8, Leipzig, 180ό ; Esquisse des principes de VEsthétique, in-8, Landshut, 1807 ; Es­quisse de VEslhétique, in-8, ib., 1813 ; —Prin­cipes fondamentaux de la Philosophie, in-8, ib., 1807, 1809 ; Esquisse générale de l’his­toire de la Philosophie, in-8, ib., 1807 ; Épo­ques principales de l’histoire de la Philosophie, in-8, ib.. 1829 ; —Sur la vie et les écrits de Pla­ton, in-8, Leipzig, 1816. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand.

ATHÉISME (de ά privatif et de Θίος, Dieu). On appelle ainsi l’opinion des athées ou de ceux qui ment l’existence de Dieu. Il n’entre pas dans notre plan de donner ici, soit une réfutation^ soit une histoire proprement dite de cette opinion : on la réfute par la démonstration même de l’exi­stence de Dieu, et par un examen approfondi de la nature de l’homme, par la distinction de l’âme et du corps, par une analyse exacte des principes de la raison, en un mot, par l’ensemble des doc­trines enseignées dans ce recueil ; et quant à faire de l’athéisme l’objet d’une histoire tout à fait distincte de celle des autres systèmes, cela est impossible : car l’athéisme n’est pas un système, mais une simple négation, conséquence immé­diate et inévitable de certains principes positifs. On n’est pas athée parce qu’on a voulu l’être, parce qu’on a posé en principe qu’il n’y a pas de Dieuj mais parce qu’on attribue à la matière la pensee, la vie, le mouvement, ou tout au moins une existence absolue ; parce qu’on affirme que ce monde a pu être une combinaison du hasard, ou par reflet de lelle autre hypothèse où l’on croit pouvoir se passer, dans l’explication des phéno­mènes de la nature, de l’intervention d’une cause intelligente, antérieure et supérieure au monde. Nous nous bornerons donc à déterminer les vrais caractères de l’athéisme et les limites dans les­quelles se renferme son existence. Nous remon­terons ensuite à ses causes, aux principes qui l’ont mis au jour et dont il ne peut être séparé que par une grossière contradiction ; ce qui nous con­duira naturellement à indiquer les principales formes sous lesquelles il s’est montré dans l’his­toire. Enfin, nous le considérerons dans ses con­séquences pratiques ou dans ses rapports avec la morale et avec la société.

Aucune accusation n’a été plus prodiguée que celle d’athéisme. Il suffisait autrefois, pour en être atteint, de ne point partager, si grossières, et même si impies qu’elles pussent être, les opi­nions dominantes, les croyances officielles d’une époque. Socrate, le premier apôtre dans la Grèce païenne d’un Dieu unique, pur esprit, législateur suprême et providence du monde, a été con­damné à mort comme athée. Avant lui Anaxa­gore, après lui Aristote furent sur le point de su­bir le même sort, et sans doute Platon lui-même n’eût pas été plus heureux s’il n’avait pas quel­quefois abrité la vérité sous le manteau de la fable. L’exemple de l’antiquité fut perdu pour les temps modernes. Sans parler de Vanini et de Jordano Bruno, qui éveilleraient des souvenirs trop amers, nous rappellerons que Descartes a été lui aussi accusé d’athéisme. Et pourquoi cela ? pour s’être écarté d’Aristote, qui avait subi avant lui la même accusation. Un contemporain, un ami de Descartes, le P. Mersenne, comptait de son temps, dans la seule ville de Paris, jusqu’à cinquante mille athées. Ce fut ensuite le tour de ceux qui abandonnèrent le cartésianisme, ou qui le comj rirent à leur manière, Spinoza, Locke, Kant, Fichte entendirent successivement cet éternel cri de guerre, jusqu’à ce que, le trouvant trop su­ranné, on lui substitua un jour le grand mot de panthéisme. Cependant il ne faut pas que, par un excès contraire, nous regardions l’athéisme comme une chimère qui n’a existé nulle part. Cette fu­neste maladie de l’esprit humain n’est que trop réelle ; elle date de fort loin, et les efforts réunis de la religion et de la science ne sont pas par­venus encore à la faire disparaître. Mais où com­mence-t-elle ? où finit-elle ? et quels en sont les symptômes ?

L’homme ne pouvant jamais comprendre l’infini dans l’ensemble de ses perfections, il faut laisser le nom d’athée, non pas à celui qui a une idée incomplète de la nature divine, mais à celui qui 1a. nie entièrement et qui sait qu’il la nie. Le po­lythéisme, le culte des astres étaient des reli­gions fort grossières, mais non l’absence de toute religion et de toute connaissance de Dieu. La même règle doit être appliquée aux systèmes philosophiques. Or, la nature divine se présente à notre intelligence sous deux points de vue prin­cipaux : sous un point de vue métaphysique, comme la cause première, comme la raison des choses, comme la source de toute existence, ou du moins comme le moteur suprême ; et sous un point de vue moral, comme la source du bien et du beau, comme le législateur des êtres libres, doué lui-même de conscience et de liberté, enfin comme le modèle de toute perfection, auquel l’homme et l’humanité tout entière doivent s’ef­forcer de ressembler autant que le permettent les •conditions de leur existence. Dans la réalité, c’est-à-dire dans l’essence même de Dieu, et dans le fond constitutif de notre raison, ces deux or­dres d’idées sont inséparables ; mais dans un système ou dans une croyance religieuse, l’un ou l’autre sulfira pour écarter l’athéisme ; car l’un et l’autre nous transportent au delà des bornes de ce monde, au delà de toute expérience pos­sible, dans le champ de l’invisible et de l’infini. ‘ En eftet, nier Dieu, n’est-ce pas se renfermer dans la sphère des existences finies, dont l’expérience seule peut nous donner connaissance ? N’est-ce pas s’en tenir à ce qui paraît, c’est-à-dire à la ma­tière et aux phénomènes qui lui sont propres, sans rechercher ce qui est, sans élever ses regards vers quelque puissance antérieure ou supérieure à la matière ? Sitôt, au contraire, que l’on fran­chit ce cercle étroit, c’est Dieu que l’on ren : ontre ou l’un de ses attributs, c’est-à-dire, de quelque nom qu’on l’appelle, l’essence divine considérée sous l’une de ses faces et dans l’un de ses rap­ports avec nous ; car il n’existe rien et notre in­telligence ne peut rien concevoir que Dieu et la création, que le fini et l’infini. Ainsi, pour con­server l’exemple que nous avons cité plus haut, le Sabéen qui adore dans le soleil le maître et le suprême ordonnateur du monde, lui attribue certainement de la puissance, de l’intelligence et de la bonté ; autrement, pourquoi lui adresse­rait-il des prières et des actions de grâces ? Or les qualités que l’idolâtrie rapporte au soleil ne diffèrent que dans une certaine mesure des at­tributs avec lesquels la raison nous représente la nature divine ; elles répondent au même besoin de l’intelligence et du sentiment ; celui de cher­cher au-dessus de nous, et de tous les objets pé­rissables qui nous entourent, un principe d’exis­tence plus réel et plus propre à nous rendre compte des merveilles de la nature. Seulement ces idées de bonté, d’intelligence, de force, d’é­ternité, que le philosophe conçoit en elles-mêmes comme la suprême réalité, comme l’essence vé­ritable du souverain Être, l’homme enfant veut les voir revêtues d’une forme sensible, et natu­rellement il choisit d’abord la plus éclatante, celle qui offre d’abord à ses yeux étonnés le spectacle le plus extraordinaire.

Mais quoi ! les systèmes de philosophie doivent-ils rester exclus de cette justice qui n’a jamais été refusée à la plus grossière idolâtrie ? On re­connaîtrait l’idée de Dieu dans le culte des astres, et l’on ne trouverait rien de pareil dans le sys­tème de Spinoza ? Les termes dans lesquels nous parlons ailleurs de ce philosophe (voy. l’article Spinoza) prouvent suffisamment combien nous sommes éloignés de ses doctrines. Mais, quelque distance qui nous sépare de ce noble genie, il nous est impossible d’accepter pour lui cette ba­nale accusation d’athéisme, adressée indistincte­ment à tous les systèmes nouveaux. L’on n’est pas un athée lorsqu’on croit à une substance absolue, éternelle, infinie, ayant pour attributs essentiels et également infinis, non la matière, qui n’est qu’un mode fugitif de l’étendue, mais l’étendue elle-même, l’étendue intelligible et la pensée. L’on n’est pas un athée quand on enseigne, et, ce qui est mieux encore, lorsqu’on pratique la morale la plus élevée et la plus austère, lorsqu’on reconnaît pour souverain bien et pour fin der­nière de nos actions la connaissance et l’amour de Dieu. Hoc idea Dei dictat, Deum summum esse nostrum bonum, sive Dei cognitionem et amorem finem esse ultimum, ad quem omnes actiones nostrœ sunt dirigenaœ (Tract. Theol. pol., c. iv). Quels que soient les rapports établis par Spinoza entre Dieu et le monde, il nous élève au-dessus du monde, je veux dire au-dessus du contingent, du fini, de la matière et de ses modes périssables, en nous parlant d’une substance in­finie, douée de pensée et d’intelligence. Nous n’en dirons pas autant des systèmes de Hobbes et d’Épicure. Là, quoique le nom de Dieu soit conservé, l’athéisme coule à pleins bords. En ef­fet, à commencer par Épicure, quelle part restet-il à faire à la puissance suprême, quand l’atome et le vide, c’est-à-dire quand la matière seule a suffi à tout produire, même l’intelligence ? Quel degré d’existence peut-on accorder a ces dieux relégués dans le vide, sans action sur le monde, vains fantômes qui ne sont ni corps ni esprits, et dont la seule attribution est un éternel repos ? Il est évident, comme les anciens eux-mêmes l’a­vaient déjà remarqué, que leur fonction réelle était de protéger le pnilosophe contre la haine de la multitude. L’athéisme de Hobbes n’est pas moins visible sous le voile transparent qui le couvre ; car, laissant au pouvoir politique le soin de prescrire ce qu’il faut penser de Dieu et de la vie à venir, il ôte à ces deux croyances toute va­leur réelle, il en fait un instrument de domina­tion à l’usage du despotisme, et destiné à l’agran­dir de toute la puissance que les idées religieuses exercent sur les hommes. D’ailleurs, Hobbes est franchement matérialiste comme le philosophe grec dont nous avons parlé tout à l’heure ; il re­garde comme une contradiction l’idée d’un pur esprit, ne reconnaît pas d’autres causes dans l’u­nivers que le mouvement et des moteurs maté­riels ; et quant à Dieu, il n’est pour nous que l’i­déal du pouvoir ; sa justice même ne signifie que sa toute-puissance ; tous les autres attributs que nous croyons lui donner ont un sens purement négatif, à savoir : qu’il est incompréhensible pour nous.

Nous n’admettons pas, avec certains philoso­phes, qu’il y ait des athées par ignorance, c’està-dire que l’idée de Dieu soit complètement ab­sente chez certains peuples ou chez certains hommes doués d’ailleurs d’une intelligence ordi­naire, et libres de faire usage de toutes leurs fa­cultés. Les récits de quelques obscurs voyageurs, seules preuves qu’on ait alléguées en faveur de cette opinion, ne sauraient prévaloir contre l’his­toire du genre humain et contre l’observation directe de la conscience. Or, l’histoire nous at­teste que les institutions religieuses sont aussi anciennes que l’humanité, et la conscience nous montre l’idée de Dieu, le sentiment de sa pré­sence, l’amour et la crainte de l’infini se mêlant à toutes nos autres idées, à tous nos autres sen­timents. L’athéisme, comme toute négation, sup­pose toujours une lutte dans la pensée ou un effort de réflexion pour remonter aux principes des choses : par conséquent il n’a pu commencer qu’avec l’histoire de la philosophie ; il est le ré­sultat d’une réaction naturelle de l’esprit philo­sophique contre les grossières superstitions du paganisme. Mais, comme nous l’avons déjà dit, l’athéisme n’a point d’existence par lui-même ; il n’est que la conséquence plus ou moins di­recte de certains principes erronés, de certains systèmes incompatibles avec l’idée de Dieu. Les systèmes qui présentent ce caractère ne sont qu’au nombre de deux : le matérialisme et le sensua­lisme. Sans doute il existe entre ces deux doc­trines une dépendance très-étroite ; cependant il n’est pas permis de les confondre : le matérialis­me, essayant de démontrer que tous les êtres et tous les phénomènes de ce monde ont leur ori­gine ou leurs éléments constitutifs dans la ma­tière, se place évidemment en dehors de la con­science. et se montre beaucoup plus occupé des objets de la connaissance que de la connaissance elle-même : c’est tout le contraire dans la doctrine sensualiste ; car ce qui l’occupe d’abord, ce qui l’occupe avant tout, et quelquefois d’une ma­nière exclusive, c’est un phénomène psychologi­que, c’est la sensation par laquelle elle prétend nous expliquer toutes nos idées et toutes nos con­naissances. 11 arrive de là que le partisan de ce dernier système se croit beaucoup plus éloigné de l’athéisme que le matérialiste et quelquefois, en effet, il parvient à s’y soustraire par une heu­reuse inconséquence, ou en restant dans les li­mites du scepticisme. De ce que, à tort ou à rai­son., je ne trouve dans mon intelligence nue les notions originaires de la sensation, il ne s ensuit pas immédiatement qu’il n’existe hors de moi que des objets sensibles ou matériels ; car. au point de vue où je me suis placé, les idées dont je me vois en possession, c’est à-dire les idées que me fournit l’expérience, ne sont pas nécessairement la mesure ou l’expression exacte et complète de l’existence : il peut y avoir des êtres qui ne cor­respondent à aucune donnée de mon intelligence et, par conséquent, tout différents de ceux que je comprends et que je perçois. Admettez avec cela une révélation, un témoignage extraordinaire au­quel j’accorde la puissance de changer cette sup­position en certitude, et vous aurez toute la doc­trine de Gassendi, demeuré chrétien sincère, en même temps qu’il admirait Hobbes et qu’il res­suscitait Épicure. Si, au contraire, je commence par me prononcer sur ce qui est, si j’affirme d’a­bord que rien n’existe que la matière et ses pro­priétés. la question est tranchée sans ressource.

Est-il vrai que l’athéisme, comme on le répète si souvent, soit aussi renfermé, au moins impli­citement, dans le panthéisme ? Pour répondre à cette question, il faut savoir d’abord ce que l’on entend par panthéisme. Veut-on dire qu’il n’y a pas d’autre Dieu, qu’il n’existe pas autre chose que la somme des objets et toute la série des phé­nomènes qui composent le monde ? Alors évidem­ment on sera athee ; mais à quel titre ? A titre de matérialiste et de sensualiste ; car, ôter à l’infini toute réalité pour en faire une simple abstraction ou la somme des objets finis, c’est l’application de la théorie de Locke sur la Nature et l’origine de nos idées ; c’est le sensualisme. D’un autre cô­té, ne reconnaître aucune réalité substantielle en dehors du monde visible, ou distincte des objets matériels, c’est regarder la matière comme la substance unique des choses, c’est, en un mot, le matérialisme. Veut-on affirmer, au contraire, que Dieu seul existe, c’est-à-dire une substance véri­tablement infinie, invisible, éternelle, renfermant dans son sein le principe de toute vie, de toute perfection, de toute intelligence, et que tout le reste n’est qu’une ombre ou un mode fugitif de cette existence absolue ? On pourra alors se trom­per gravement au sujet de la liberté, de la per­sonnalité humaine et des rapports de l’âme avec le corps ; mais assurément, comme nous l’avons déjà démontré pour Spinoza, on ne pourra pas être accusé d’athéisme. Quoique au fond toujours le même, l’athéisme, ainsi que les deux systèmes qui le portent dans leur sein, change souvent de forme, suivant qu’on lui oppose une idée de Dieu plus ou moins complète. Dans l’antiquité, quand l’idée de Dieu ne se montrait encore que dans les rêves de la mythologie, quand elle n’etait que la personnification poétique des éléments ou des forces de la nature, la physique la plus grossière suffisait pour la compromettre ; aussi les physi­ciens de cette époque, c’est-à-dire les philosophes de l’école ionienne et les inventeurs de l’ecole atomistique, ont-ils tous, à l’exception d’Anaxagore, essayé d’expliquer la formation du monde par les seules propriétés de la matière. L’unique différence qui les sépare, c’est que les uns, comme Thalès, Anaximène, Héraclite, font naître toutes choses des transformations diverses d’un seul élé­ment ; les autres, comme Leucippe et Démocrite, ont recours au mouvement et aux atomes. Des athées déclarés, poursuivis comme tels par leurs contemporains, sortirent également de ces deux écoles : à la première se rattache le célèbre so­phiste Protagoras ; à la seconde, Diagoras de Mé­los, le premier, je crois, qui reçut le nom d’athée. Un peu plus tard, ce n’est plus seulement au nom de la physique que l’athéisme entreprend de s’établir dans les esprits : il veut aussi avoir pour lui la philosophie morale et se montrer d’ac­cord avec la nature intérieure de l’homme. C’est ainsi qu’il se produit dans l’école cyrénaïque, qui ne reconnaît chez l’homme d’autres principes d’action que les instincts les plus matériels, que les sensations les plus immédiates, les plus gros­sières, et qui a donné naissance à deux athées fa­meux, Theodore et Evhémère. Enfin, après les deux vastes systèmes de Platon et d’Aristote, l’a­théisme dut prendre également une forme plus large, plus élevée, autant que l’élévation est dans sa nature, et, si je puis m’exprimer ainsi, plus métaphysique. Ce changement a été opéré par Straton de Lampsaque, disciple égaré de l’école péripatéticienne. En effet, repoussant la physique purement mécanique de Démocrite, Straton re­connaissait dans la matière une force organisa­trice, mais sans intelligence, une vie intérieure sans conscience ni sentiment, qui devait donner à tous les êtres et les formes et les facultés que nous observons en eux. Cette force aveugle rece­vait de lui le nom de nature, et la nature rem­plaçait à ses yeux la puissance divine (Omnem vim divinam in natura sitam esse. Cic., de Nat. Deor., lib. I, c. xm). Ëpicure, dont l’athéisme a été suffisamment établi, était le contemporain de Straton et le servile imitateur de Democrite. Tout son mérite est d’avoir épuré et développé avec beaucoup d’art la morale qui découle de cette manière de comprendre la nature des cho­ses. A partir de cette epoque, l’étude de la nature humaine se substituant de plus en plus aux hy­pothèses générales, l’athéisme prend un caractère moins dogmatique, moins tranchant, et se rattache ordinairement à une psychologie sensualiste. C’est ainsi qu’il s’offre à nous chez les modernes, même dans Hobbes, dont le matérialisme n’est guère que la conséquence d’une analyse incomplète de la théorie nominaliste de l’intelligence humaine. Mais à cette influence il faut en ajouter une autre toute négative ; je veux parler de cet esprit d’hos­tilité qui se manifesta à la fin du xvn8 et dans tout le cours du xvine siècle contre les dogmes de la religion positive. Et cet esprit à son tour ne doit pas être isolé des passions d’un autre ordre qui ont amené la rénovation de la société tout entière. Ce mouvement une fois accompli, l’a­théisme devient de plus en plus rare ; et l’on peut dire aujourd’hui, s’il en reste encore des traces dans quelques autres sciences, il a disparu à peu près complètement de la philosophie. Les progrès d’une saine psychologie en rendront le retour à jamais impossible ; car c’est par une observation exacte de toutes les facultés humaines que l’on rencontre en soi tous les éléments de la connais­sance de Dieu, et que l’on aperçoit le vice radical des deux systèmes dont l’athéisme est la consé­quence. Sans doute il y aura toujours à côté de l’idée de Dieu des mystères impénétrables, des difficultés invincibles pour la science ; mais, de ce que nous ne savons pas tout, il n’en résulte pas que nous ne sachions rien ; ae ce que nous ne voyons pas fous les rapports qui lient les deux termes, le fini et l’infini, on n’en peut pas con­clure que les termes eux-mêmes n’existent pas.

On a dépassé, et par là même on a compromis la vérité, quand on a prétendu que l’athéisme conduisait nécessairement à tous les désordres et à tous les crimes. Considéré individuellement, l’athée peut trouver, dans son intérêt même, la seule règle de conduite à laquelle il puisse s’ar­rêter, un contre-poids suffisant à ses passions : mais la société ne saurait se contenter ni d’un tel mobile, ni d’un tel frein. En fait d’intérêt, un autre n’a rien à me prescrire ; chacun juge de ce qui lui est utile d’après sa position, d’après ses moyens d’agir, et surtout d’après ses passions. Et quand on parviendrait, avec ce faible ressort, à empêcher le mal, jamais on ne ferait naître l’a­mour du bien ; car le bien n’est qu’une abstrac­tion, un mot vide de sens, s’il n’est pas confondu avec l’idée même de Dieu.

Il existe sur l’athéisme plusieurs traités spé­ciaux dont nous donnons ici les titres : Pritius, Dissert, de A theismo in se fœdo et humano ge­neri noxio, in-4, Leipzig, 1695. Grapius, an Atheismus necessario ducat ad corruptionem morum, in-4, Rostock, 1697.Abicht, deDamno Atheismi in republica, in-8, Leipzig, 1703. Buddeus, Thes. de Atheismo et Superstitione, in-8, Iéna, 1717. Stultitia et irrationabilitas Atheismi, par Jablonski, in-8, Magdeb., 1696. Leclerc, dans la Bibliothèque choisie, Histoire des systèmes des anciens athées.Müller, Atheis­mus devictus, in-8, Hamb., 1672.Theoph. Spizelii, Scrutinium Atheismi historico-theologicum, in-8, Augsb., 1663. —Heidenreich, Lettres sur VAtheisme, in-8, Leipzig, 1796 (ail).—Reimmann, Historia Atheismi et Atheorum falso et merito suspectorum, etc·., in-8, Hildesh., 1725.

  • Sylvain Maréchal, Dictionnaire des Athées, in-8, Paris, 1799.

ATHÉNAGORE d’Athènes florissait vers le milieu du IIe siècle de l’ère chrétienne, et fuf d’abord un zélé disciple de Platon, dont il a long­temps enseigné la philosophie dans son pays na­tal. S’étant converti au christianisme, il essaya de concilier dans son esprit les principes de sa foi nouvelle avec les doctrines de son premier maître. Ce mélange fait le principal caractère des deux ouvrages que nous avons conservé de lui, une apologie des chrétiens adressée à l’em­pereur Marc-Aurèle et à son fils Commode, et un traité de la résurrection des morts, Athenagorae legatio pro Christianis, et de Resurrectione mortuorum liber} grcec. et lat., ed. Adam Rechenberg, 2 vol. in-8, Leipzig, 1684. Une se­conde édition en a paru à Oxford, en 1706, pu­bliée par Ed. Dechair. Il existe une traduction française de ces deux ouvrages par Armand Duferrier, 1777, et une autre du second, par P. L. Renier, Breslau, 1753. Voy. aussi Brucker, Hist. crit. de la Phil., ch. m, et toutes les histoires ecclésiastiques. Du reste, Athénagore est très-rarement cite par les auteurs un peu anciens.

ATHénodore de Soli (Athenodorus Solen­sis), philosophe stoïcien dont on ne sait absolu­ment rien, sinon qu’il a été disciple immédiat de Zénon, le fondateur du stoïcisme. (Voy. Dio­gène Laërce, liv. VII, ch. i.)

ATHÉNODORE de Tarse (Athenodorus Tar­sensis). Il a existé deux philosophes de ce nom, tous les deux attachés à l’école stoïcienne. L’un, surnommé Cordylion, était le contemporain et l’ami de Caton le Jeune. Il était placé à la tête de la fameuse bibliothèque de Pergame, et l’on raconte de lui (Diogène Laërce, liv. VII) que, dans un ac­cès de zèle pour l’honneur de l’école dont il fai* sait partie, il essaya d’effacer des livres stoïciens tout ce qui ne lui semblait pas absolument irré­prochable ; mais cette supercherie ne tarda pas à être découverte, et l’on rétablit les passages supprimés.L’autre Athénodore est plus récent. Il porte le surnom de Cananites et a donné des leçons à l’empereur Auguste, sur qui il a exercé, dit-on, une salutaire influence. Il a publié plu­sieurs écrits qui ne sont pas arrivés jusqu’à nous.

Voy. Recherches sur la vie cl les ouvrages d’Athenodore, parM. l’abbé Sevin (Mcm. de PAcad. des inscript., t. XIII). Hoffmanni, Dissert, de Athenodoro Tarsensi, philosopho stoïco, in-4 ; Leipzig, 1732.

ATOMISME (PHILOSOPHIE ATOMISTIQUE OU COR-

pusculairk). On comprend sous ce titre général tous les systèmes qui se fondent en totalité ou en partie sur l’hypothèse des atomes. Quoique nous ayons consacré dans ce recueil une place séparée à chacun de ces systèmes, nous avons jugé utile de les examiner dans leur ensemble, dans leur commune destinée, et de suivre dans toutes ses transformations le principe qui fait leur ressem­blance.

Réfléchissant que la division des corps ne peut être illimitée, bien que cette limite échappe en­tièrement à l’expérience, on s’est représenté la matière comme la réunion d’un nombre infini d’éléments indécomposables et indivisibles, qui, par leur disposition, la diversité de leurs formes et de leurs mouvements, nous rendent compte des phénomènes de la nature. Voilà l’atomisme dans sa base. Mais, la base une fois trouvée, l’hypothèse une lois admise dans sa plus haute généralité, il restait encore à en faire l’application, à en fixer les limites, à déterminer la nature même de ces principes matériels que l’intelligence seule devait concevoir. L’univers tout entier et toutes les for­mes de l’existence peuvent-ils s’expliquer par les seuls atomes ? ou faut-il admettre encore un autre principe, par exemple une substance intelligente et essentiellement active ? Les atomes existentils de toute éternité, ou bien faut-il les considérer comme des existences contingentes, œuvre d’une cause vraiment nécessaire ? Enfin, les atomes sont-ils aussi variés dans leurs espèces que les corps et, en général, que les êtres dont ils for­ment la substance ? ou n’ont-ils tous qu’une même essence et une même nature ? Les solutions qu’on a données à toutes ces questions sont très-diverses, et constituent, provoquées comme elles le sont les unes par les autres, l’histoire même de la philo­sophie atomistique.

La doctrine des atomes n’a pas pris naissance dans la Grèce, comme on le croit généralement ; elle est plus ancienne que la philosophie grecque et appartient à l’Orient. Posidonius, à ce que nous assurent Strabon (liv. XVI) et Sextus Empiricus (Adv. Mathem.), en faisait honneur à un Sidonien appelé Moschus, qu’il affirme avoir vécu avant la guerre de Troie. Jamblique, dans sa Vie de Pythagore, nous assure qu’il a connu les suc­cesseurs de ce même Moschus. Mais aucun n’a pu nous dire en quoi précisément consistait son système, ni s’il était d’accord ou en opposition avec le dogme fondamental de toute religion. La doctrine^ aes atomes a été trouvée aussi dans l’Inde, où elle prend un caractère plus précis et plus net. Elle lait partie du système philosophi­que appelé vaisêchika et n’exclut pas l’existence du principe spirituel ; car elle ne rend compte que de la composition et des phénomènes de la matière. Kanaaa, l’auteur de ce système, recon­naît expressément une âme distincte du corps, siège de l’intelligence et du sentiment, et une in­telligence infinie distincte du monde. Mais il ne peut croire que la divisibilité de la matière soit sans bornes. Si chaque corps, dit-il, était composé d’un nombre infini de parties, il n’y aurait aucune différence de grandeur entre un grain de moutarde et une montagne, entre un moucheron et un élé­phant ; car l’infini est égal à l’infini. Nous sommes donc obligés de considerer la matière ; en général, comme un composé de particules indivisibles, par conséquent indestructibles et éternelles : tels sont les atomes. Les atomes ne tombent pas sous nos sens, autrement ils ne seraient pas de vrais prin­cipes j mais, comme tout ce qui affecte nos orga nés, ils seraient sujets au changement et à la destruction. Ainsi, la plus petite partie de matière que notre œil puisse saisir dans un rayon de lu­mière, n’est encore qu’un composé ou un agrégat de parties plus simples. Chacun des grands élé­ments de la nature comprend des atomes d’une espèce particulière, ayant toutes les propriétés des corps qui en sont formés : il y a donc des atomes terrestres, aqueux, aériens, lumineux, et d’autres qui appartiennent à l’éther. Ce n’est pas le hasard qui les réunit lorsqu’ils donnent naissance aux corps composés, ce n’est pas non plus le hasard qui les separe à la dissolution de ces mêmes corps ; ils suivent, au contraire, une progression invariable. La première combinaison est binaire ou ne comprend que deux atomes ; la seconde se compose de trois atomes doubles ou molécules binaires. Quatre molécules de cette dernière es pèce, c’est-à-dire quatre agrégats dont chacun se compose de trois atomes doubles, forment la qua­trième combinaison, et ainsi de suite. La dissolu­tion des corps suit la progression inverse.

Lorsqu’on songe que ce système est à peu près le même que celui d’Anaxagore ; quand on se rappelle que, d’après une tradition fort ancienne et très-répandue, Démocrite, l’auteur présumé de la philosophie atomistique, a été chercher en Orient ; même dans l’Inde, les éléments de sa vaste érudition ; quand on pense enfin que Pythaore a été, lui aussi, selon l’opinion commune, ans ces antiques régions, et qu’il n’y a pas un abîme entre ces atomes invisibles et l’idée des monades : alors il est absolument impossible de laisser à la Grèce le mérite de l’invention. Un disciple de Pythagore, Ecphante de Syracuse, re­gardait positivement la théorie des monades comme un emprunt fait à la philosophie atomis­tique (Stob., Ecl. i), et la manière dont le philo­sophe de Samos expliquait la génération des corps ofl’re aussi quelque ressemblance avec la progres­sion géométrique sur laquelle se fonde la doctrine indienne. Un autre pythagoricien, ou du moins un homme profondément imbu des idées de cette école, Empédocle, a fondé toute sa physique sur la théorie des atomes, à laquelle il ajoute, comme le philosophe indien, la distinction vulgaire des quatre éléments et la croyance à un principe spi­rituel. cause première du mouvement, de l’ordre et de la vie. Ce principe, c’est ïamour, qui, selon lui, vivifie et pénétré toutes les parties du sphérus, c’est-à-dire de l’univers considéré comme un seul et même être. A côté, ou plutôt au-dessous de l’amour, il reconnaît encore un principe de dissolution, ou, comme nous dirions aujourd’hui, une force répulsive qui désunit et sépare ce que l’amour a rassemblé selon les lois de l’harmonie. Anaxagore est à peu près dans le même cas ; car, lui aussi, il reconnaît deux principes également éternels, également nécessaires à la formation du monde : l’un est le principe moteur, la force in­telligente, la substance spirituelle, sans laquelle tout serait plongé dans l’inertie et dans le chaos ; l’autre, c’est la matière, composée elle-même d’un nombre infini d’éléments indécomposables, invi­sibles dans l’état d’isolement et d’abord réunis en une masse confuse, jusqu’à ce que l’intelligence vînt les séparer. Ces éléments qui, dans le sys­tème d’Anaxagore, portent le nom d’homéoméries, ne sont pas autre chose que les atomes. Seule­ment^ au lieu de les diviser en quatre classes, d’apres le nombre des éléments généralement re­connus, Anaxagore en a prodigieusement multi­plié les espèces : ainsi, les uns servent exclusive­ment à la formation de l’or, les autres à celle de l’argent ; ceux-ci constituent le sang, ceux-là lachair ou les os ; et de même pour tous les autres corps qu’on distingue dans la nature. Il y a même des homéoméries d’un caractère particulier qui composent les couleurs, et naturellement elles se partagent en autant d’espèces secondaires qu’il y a de couleurs principales. C’est un commencement de chimie à côté d’une physique toute méca­nique.

Les trois systèmes que nous venons d’esquisser, celui du philosophe indien, et ceux qui ont pour auteurs Empédocle et Anaxagore, nous représen­tent l’atomisme dans sa première forme, quand il n’exclut pas encore l’intervention du principe spirituel, quand il se réduit aux proportions d’une physique admettant à côté d’elle une métaphysi­que quelconque, ou du moins une théologie. Mais avec Leucippe et Démocrite, qu’il n’est guère possible de séparer l’un de l’autre, commence, pour ainsi dire, une nouvelle ère. La puissance spirituelle est écartée comme une machine inutile, tout s’explique dans l’univers par les propriétés des atomes, et la physique, ou plutôt la mécani­que se substitue à la totalité de la science des choses, à ce qu’on appelait alors la philosophie. En effet, pour Démocrite et pour son ami Leucippe, comme l’appelle toujours Aristote, rien n’existe que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en propre non-seulement la solidité, mais aussi le mouve­ment, ce qui rend inutile toute autre hypothèse. Les atomes se suffisent à eux-mêmes et à tout le reste ; car le vide n’est rien en soi, que l’absence de tout obstacle au mouvement. Ils se rencontrent., se réunissent ou se séparent sans dessein, sans loi et suivant les seuls caprices du hasard. L’univers tout entier n’est que l’une de ces combinaisons fortuites, et le hasard qui l’a fait naître peut aussi, d’un instant à l’autre, le détruire. Ne parlez pas de la vie ; elle n’est qu’un jeu purement mécani­que de ces petits corps toujours en mouvement : ni de l’âme, qui est un agrégat d’atomes plus légers et plus rapides. Epicure, comme l’a trèsbien démontré Cicéron, n’a rien ajouté au fond de cette doctrine ; il n’a que le mérite d’en avoir tiré avec beaucoup de sagacité toutes les consé­quences morales et d’avoir ennobli l’idée du plai­sir, sans pouvoir cependant la substituer à celle du devoir. Lucrèce lui a prêté le secours de sa riche imagination ; il a été le poëte de cette mal­heureuse ecole, comme Epicure en a été le mora­liste et Démocrite le physicien (de métaphysique, elle n’en a pas) ; mais les ressources mêmes de son génie nous sont une preuve que la poésie expire comme la vertu sous le souffle glacé du matéria­lisme. Ces trois noms, que nous venons de pronon­cer, nous représentent la doctrine des atomes sous sa seconde forme, sans contredit la plus hardie et la plus complète, lorsque, repoussant l’alliance de tout autre principe, elle essaye de constituer par elle seule la philosophie tout entière.

A partir de cette époque, nous voyons les ato­mes rentrer dans les ténèbres et se perdre dans l’oubli, jusqu’à ce que, au beau milieu du xvne siècle, un prêtre chrétien ait songé à réhabiliter Epicure. Mais gardons-nous de nous laisser trom­per aux apparences. Gassendi, en cherchant à res­taurer la philosophie atomistique, n’a pas peu contribué à l’amoindrir et à la refouler pour tou­jours dans le domaine des sciences naturelles. En effet, enchaîné par la foi, et par une foi bien sin­cère, au dogme de la création ex nihilo, il ôte aux atomes l’éternité, dont on n’avait pas songé à les dépouiller jusqu’alors, même dans les systè­mes qui reconnaissaient l’existence d’un moteur spirituel. Il les fait déchoir du rang que la matière a toujours occupé chez les anciens, du rang d’un principe non moins nécessaire que la cause intel­ligent ?  ; et, les considérant comme une œuvre de la création, comme une œuvre qui a commencé et qui devra aussi finir selon le dogme chrétien de la fin du monde, il nous les montre réellement comme des phénomènes servant à expliquer d’au­tres phénomènes plus complexes, je veux parler des corps composés. C’est à ce titre qu’ils sont en­trés dans la physique et dans la chimie moderne, et que la philosophie proprement dite les a abjurés pour toujours. Encore faut-il remarquer que, dès ce moment, leur indivisibilité même, c’est-à-dire leur existence comme substances distinctes, se trouve formellement niée par les uns et regardée par les autres comme une hypothèse. Descartes, en continuant d’expliquer les phénomènes du monde visible par la matière et le mouvement, c’est-à-dire par une physique purement mécani­que comme celle de Democrite et d’Epicure ; en appliquant le même système à la physiologie, jus­qu’au point de refuser tout sentiment à la brute ; Descartes, disons-nous, a cependant nié l’existence des atomes. « Il est, dit-il (Principes de la Philo­sophie, 2e partie, ch. xxx), très-aisé de connaître qu’il ne peut pas y avoir d’atomes, c’est-à-dire de parties des corps ou de la matière qui soient de leur nature indivisibles, ainsi que quelques phi­losophes l’ont imaginé. Nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse être au monde peut toujours être divisée, parce qu’elle est telle de sa nature. ·> Bientôt, grâce aux découvertes de Newton, un nouvel élément, un principe pure­ment immatériel pénètre peu à peu dans toutes les sciences naturelles, dans le système du monde sous le nom de gravitation, dans la physique et dans la chimie sous les noms de pesanteur, d’at­traction, de répulsion, d’affinité, et enfin dans la physiologie sous le nom de principe vital. Nous ne doutons pas que cet élément nouveau ne finisse par emporter, un jour ou l’autre, cette ombre de réalité que les atomes conservent encore. Au point où nous sommes arrivés, il n’est pas difficile de reconnaître que si la matière n’est pas vraiment quelque chose par elle-même, un principe éter­nel et nécessaire comme Dieu, elle rentre dans la classe des existences contingentes et phénomé­nales. Or un phénomène doit toujours être conçu tel que l’experience nous le montre ; car, si nous le concevons autrement, c’est-à-dire d’après les idées de la raison, d’après une base admise a priori, ce n’est plus un phénomène que nous avons, et ce n’est plus l’expérience qui est notre guide dans l’étude des choses extérieures. Mais quel est le caractère avec lequel nous percevons toujours la matière, et sans lequel elle demeure absolu­ment en dehors de la perception ? C’est la divisi­bilité. Donc la divisibilité entre nécessairement dans l’essence de la matière, et vous ne pouvez y mettre un terme qu’en niant l’existence de la matière elle-même. La divisibilité, direz-vous, est un simple phénomène : la matière aussi n’est qu’un phénomène ; elle est la forme sous laquelle je saisis dans l’espace les forces qui limitent ma propre existence, et en l’absence de laquelle ces forces ne sont plus pour moi que des puissances immatérielles, telles que la gravitation, l’affinité, le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers l’hypothèse antique et faire de la matière, en dé­pit de vos sens, une substance réelle, un prin­cipe nécessaire et indestructible ? Alors, ou vous reconnaîtrez à côté d’elle un moteur intelligent, et vous aurez à lutter contre toutes les absurdi­tés du dualisme ; ou vous la regarderez comme le principe unique des choses, et vous soulèverez contre vous les difficultés bien autrement graves du matérialisme ; vous serez forcé de nous expli­quer comment le hasard est devenu le père de la plus sublime harmonie, comment ce qui ne pense pas a produit la pensée, ce qui ne sent pas le sentiment, et comment l’unité du moi a pu sortir d’un assemblage confus d’éléments en dés­ordre ; ou enfin vous vous réfugierez dans le système de Gassendi et vous armerez contre vous les sciences physiques et la métaphysique à la fois ; en un mot, vous serez forcé de recommencer l’histoire entière de l’atomisme, pour arriver fi­nalement au point où nous en sommes, c’est-àdire à ne pas séparer l’idée de la matière du phé­nomène de la divisibilité, par conséquent, à la regarder elle-même comme un simple phéno­mène. De cette manière, l’histoire de la pnilosophie atomistique est la meilleure réfutation de ce système, et cette réfutation est en même temps celle du matérialisme tout entier. Elle nous mon­tre toutes les hypothèses imaginées jusqu’aujour­d’hui pour élever la matière au rang d’un prin­cipe absolu, se détruisant les unes les autres et abandonnant enfin, vaincues par leurs propres luttes, le champ de la philosophie. Cependant les recherches, ou, si on l’aime mieux, les inventions de tant de grands esprits n’ont pas eu seulement un résultat négatif ; la philosophie atomistique a été éminemment utile à l’étude des corps, et peutêtre aussi, comme nous l’avons avance plus naut, a-t-elle mis sur la voie de la théorie des mo­nades.

Voy. la Philosophie atomistique, par Lafaye (Lafaist), in-8, Paris, 1833, et pour les détails, les articles Empedocle, Anaxagore, Démocrite, Épicure, Gassendi, etc.

attalus. philosophe stoïcien, qui vivait dans le Ier siècle ae l’ère chrétienne ; nous ne savons absolument rien de lui, sinon qu’il fut le maître de Sénèque.

ATTENTION (de tendere ad, application de l’esprit à un objet). Nous recevons à tout instant d’innombrables impressions qui, étant très-con­fuses et très-obscures, passeraient toutes inaper­çues, si quelques-unes ne provoquaient une réac­tion de la, part de l’âme. Cette réaction, par la­quelle l’âme fait effort pour les retenir, est ce qu’on nomme attention. Je ne suis pas encore attentif lorsque, ouvrant les yeux sur une cam­pagne, j’aperçois d’un regard les divers objets qui la remplissent ; je le deviens, lorsque, attiré par un objet déterminé, je m’y attache pour le mieux connaître.

Le premier et le plus saillant des phénomènes que l’attention détermine, est l’énergie croissante des impressions auxquelles l’âme s’applique, tan­dis que les autres s’affaiblissent graduellement et s’effacent. L’état où nous nous trouvons quand nous assistons à une représentation théâtrale en est un exemple frappant. Plus nous avons les yeux fixés sur la scène, plus nous prêtons l’oreille aux paroles des acteurs, plus, en un mot, les péripé­ties du drame nous attachent, moins nous voyons, moins nous entendons ce qui se passe autour de nous. Peut-être en perdrions-nous tout à fait le sentiment si notre attention parvenait à un degré encore plus intense. Dans le tumulte d’une ba­taille, un soldat peut être blessé sans en rien sa­voir. Archimède, absorbé dans la solution d’un problème, ne s’aperçut pas, dit-on, que les Ro­mains avaient pris Syracuse, et mourut victime de sa méditation trop profonde. Reid (Essai sur les fac. actives, ess. II, ch. m) connaissait une personne qui, dans les angoisses de la goutte, avait coutume de demander Péchiquier, « comme elle était passionnée pour ce jeu, elle remarquait qu’à mesure que la partie avançait et fixait son attention, le sentiment de sa douleur disparais­sait. »

Chacun a pu remarquer aussi que l’attention permet de domêler dans les choses beaucoup de propriétés et de rapports qui échappent à une vue distraite. Comme un ingénieux écrivain l’a dit, elle est une sorte de microscope qui grossit les objets, et en découvre les plus unes nuances Lorsque nous n’avons pas été attentifs, il ne reste à l’esprit que de vagues perceptions qui se mêlent et se détruisent. Cette vue imparfaite des objets mérite à peine le nom de connaissance ; aussi quelques philosophes ont-ils pu avancer, non sans raison, que, pour connaître, il fallait être atten­tif. Toutefois, présentée sous une forme aussi ab­solue, cette proposition est exagérée. Si une notion quelconque, aussi vague qu’on le voudra, ne pré­cédait pas l’attention, comment notre âme se por­terait-elle vers des objets dont elle ne soupçonne­rait pas même l’existence ? Ignoti nulla cupido. dit le poëte, et la raison avec lui.

Un dernier effet de l’attention important à sinaler, c’est la manière dont elle grave les idées ans la mémoire. Lorsque nous avons fortement appliqué notre esprit à un objet, il est d’observa­tion constante que nous en conservons beaucoup mieux le souvenir ; l’expérience nous dit même que les faits auxquels nous sommes attentifs, sont les seuls que nous nous rappelions. « Si quelqu’un entend un discours sans attention, dit Reid (ib.), que lui en reste-t-il ? s’il voit sans attention l’é­glise de Saint-Pierre ou le Vatican, quel compte peut-il en rendre ? Tandis que deux personnes sont engagées dans un entretien qui les intéresse, l’horloge sonne à leur oreille sans qu’elles y fas­sent attention : que va-t-il en résulter ? la minute d’après, elles ne savent si l’horloge a sonné ou non. »

Étudiée en elle-même, l’attention est un phé­nomène essentiellement volontaire ; comme tous les autres phénomènes du même ordre, elle subit l’influence de divers mobiles dont les principaux sont le contraste, la nouveauté, le changement ; souvent elle est provoquée avant qu’aucune dé­cision de l’âme ait pu intervenir ; mais elle n’en demeure pas moins soumise à l’autorité supé­rieure du moi. Je la donne ou la retire, comme il me plaît ; je la dirige tour à tour vers plusieurs points ; je la concentre sur chaque point aussi longtemps que ma volonté peut soutenir son ef­fort.

Condillac (Logique, lre partie, ch. vn) pensait que toute la part de l’âme, lorsqu’elle est atten­tive, se réduisait à une sensation « que nous éprouvons, comme si elle était seule, parce que toutes les autres sont comme si nous ne es éprouvions pas. » Il est évident qu’abusé par l’esprit de système, Condillac n’avait pas reconnu la nature vraie de l’attention, qui est la dépen­dance du pouvoir personnel, opposé au rôle pas­sif que nous gardons dans les faits de la sensi­bilité.

M. Laromiguière (Leçons de Philosophie, lre partie, leçon iv) a mis dans tout son jour cette grave méprise du père de la philosophie sensualiste ; il a rappelé la différence établie par tous les hommes entre voir et regarder, enten­dre et écouter, sentir et flairer^ en un mot, pâ­tir et agir ; mais il est tombe lui-même dans une confusion fâcheuse, lorsqu’il a envisagé l’at­tention comme la première des facultés de l’en­tendement, et celle qui engendre toutes les au­tres. Puisque l’attention est volontaire, elle est aussi distincte de l’intelligence que la sensibilité ; car nos idées ne dépendent pas plus de nous que nos sentiments. Cette différence est d’ailleurs con­firmée d’une manière directe par l’observation. Ainsi que la remarque en a été souvent faite, je puis m’appliquer avec force à une vérité sans la comprendre, a un théorème de géométrie sans pouvoir le démontrer, à un problème sans pou­voir le résoudre.

Quelques philosophes se sont demandé si l’at­tention était une faculté proprement dite, ou seulement une manière d’être, un état de Pame. On vient de voir que M. Laromiguière soutenait la première opinion ; la seconde appartient à M. Destutt de Tracy (Idéologie, ch. xi). Au fond, toutes deux diffèrent moins qu’on ne croit, et peuvent aisément se concilier. Ceux qui ne voient dans l’attention qu’une manière d’être, ne prétendent pas sans doute qu’elle soit un ef­fet sans cause ; ils reconnaissent qu’elle suppose dans l’âme le pouvoir de considérer un objet à part de tout autre ; seulement ils soutiennent que ce pouvoir n’est pas distinct de la volonté. Or les partisans de l’opinion en apparence oppo­sée n’ont jamais contesté ce point ; l’attention, pour les uns et pour les autres, est une faculté ; mais elle n’est pas une faculté primitive, irré­ductible ; elle est déterminée par son objet plutôt

3ue par sa nature ; c’est un mode ; une dépenance de l’activité libre ; c’est la liberté même appliquée à la direction de l’intelligence.

L’attention présente de nombreuses variétés, suivant les individus. Faible et aisément dis­traite chez ceux-ci, elle est incapable de se re­poser deux instants de suite sur un même objet, et ne fait que passer d’une idée à une autre. Naturellement forte chez ceux-là, elle ne connaît pas la fatigue ; elle est encore éveillée au mo­ment où on croirait qu’elle sommeille, et d’une étendue égale à sa puissance, elle peut embras­ser simultanément plusieurs objets. César dic­tait quatre lettres à la fois. Un phénomène vul­gaire. inaperçu de tout autre, est remarqué par un Newton, auquel il suggère la découverte du système du monde.

Ces différences tiennent en partie à la prépon­dérance inégale du pouvoir personnel. Puisqu’au fond ce pouvoir constitue l’attention, il est natu­rel qu’il en mesure la force et la faiblesse par son énergie propre et ses défaillances ; qu’elle soit moins soutenue dans l’enfance, où il ne fait que poindre, dans le trouble de la maladie ou de la passion qui l’énervent, enfin chez tous les esprits qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes ; qu’elle le soit davantage dans l’âge mûr, dans la santé, partout où se rencontre une volonté puissante et forte.

Une autre cause de l’inégalité en ce genre est l’habitude. Comme tous les philosophes qui ne reconnaissent dans Pâme aucune disposition pri­mitive et innée, Helvétius a exagère l’influence de ce principe {de VEsprit, dise. III, ch. iv), lors­qu’il a dit que la nature ayant accordé à tous les hommes une capacité d’attention pareille, l’usage qu’ils en faisaient produisait seul toutes les diffé­rences. Toutefois il est certain que l’exercice contribue beaucoup à nous rendre plus faciles la direction et la concentration de nos facultés in­tellectuelles. Incertaine et pénible au début, l’attention, comme tout effort, devient, quand on la répète, facile et assurée. Nous apprenons à être attentifs, comme à parler, à écrire, à mar­cher. Si beaucoup de personnes ne savent pas conduire et fixer leur esprit, c’est, on peut le dire, pour ne s’y être point accoutumées de bonne heure.

L’attention appliquée aux choses extérieures constitue à proprement parler l’observation. Lors­qu’elle a pour objet les faits de conscience, elle prend le nom de réflexion. Voy. ces mots.

On peut consulter outre les auteurs cités dans le cours de cet article. Bossuet, Traité de la con­naissance de Dieu et de soi-même, ch. m, § 17, 19.

  • Dugald-Stewart, Eléments de la philos, de l’espr. humain, ch. ii ; Bonnet, Essai analytique tur l’Ame, ch. vu ; Prévost, Essais de Philoso­phie, 1" partie, liv. IV, sect. V ; et surtout M. de Cardaillac, Eludes élémentaires de Philosophie, sect.V, ch. ii. Malebranche, dans le sixième livre de la Recherche de la Vérité, a présenté des vues ingénieuses et utiles sur la nécessité de l’attention, pour conserver l’évidence dans nos connaissances, et sur les moyens de la soutenir.

C. J.

ATTICUS. Philosophe platonicien du ne siècle de Père chrétienne. Nous ne connaissons ni son origine ni ses ouvrages, dont il n’est parvenu jusqu’à nous que de rares fragments conservés par Eusèbe ; nous savons seulement que, disciple fidèle de Platon, et voulant conserver dans toute leur pureté les doctrines de ce grand homme, il s’est montré l’adversaire de l’éclectisme alexan­drin. Il repoussait surtout les principes d’Aris­tote, qu’il accusait de ne s’être éloigné des idées de son maître que par un vain désir d’innovation. Il lui reprochait avec amertume d’avoir altéré l’idée de la vertu, en soutenant qu’elle est insuf­fisante au bonheur, d’avoir nié l’immortalité de Pâme pour les héros et les démons, enfin d’avoir méconnu la Providence et la puissance divine, en rejetant:a première de ce monde où nous vi­vons, et en enseignant que la seconde ne pour­rait pas préserver l’univers de la destruction. Tous ces reproches ne sont pas également justes, mais ils témoignent de sentiments très-éleves. Mal­gré cette résistance à l’esprit dominant de son temps, Plotin avait une telle estime pour les écrits d’Atticus, que, non content de les recom­mander à ses disciples, il n’a pas dédaigné d’en faire le texte de quelques-unes de ses leçons. Voy. Porphyre, Vit. Plot., c. xiv. Eusèbe. Præpar. evang., lib. XI. c. i ; lib. XV, c. iv, vi.

  • 11 faut se garder de confondre le philosophe dont nous venons de parler avec un sophiste du même nom et de la même époque, Tiberius Claudius Herodes Atticus. On peut consulter sur ce dernier Ed. Raph. Fiorillo, Her. Attici quæ supersunt, in-8, Leipzig, 1801, et Philos­trate, Vit. sophist. cum nolis Olearii, lib. II, c. i. Quant à l’ami de Cicéron, Titus Pompo­nius Atticus, que l’on compte avec raison parmi les disciples d’Épicure, il suffit de lui accorder une simple mention.

ATTRIBUT (de tribuere ad) signifie, en gé­néral, une qualité, une propriété quelconque, toute chose qui peut se dire d’une autre (κατηγορείσΟαι, κατήγορουμ, ενον). Il faut établir une distinction entre les attributs logiques et les at­tributs réels ou métaphysiques ; nous ne parle­rons pas des attributs extérieurs, qui ne doivent occuper que les artistes et les poètes. Le seul ca­ractère distinctif des attributs logiques, c’est la place qu’ils occupent dans la proposition ou dans le jugement; c’est de se rapporter, sinon à une substance^ à un être réel, du moins à un sujet. Par conséquent, les attributs de cette nature peuvent exprimer autre chose que des qualités, si toutefois ils ne renferment pas une pure néga­tion. Ainsi, dans cette fameuse proposition de Pascal:l’homme n’est ni ange ni bête ; les mots qui tiennent la place de l’attribut ne représentent ni une qualité ni une idée positive. Les attributs métaphysiques, au contraire, sont toujours des qualités reelles, essentielles et inhérentes, nonseulement à la nature, mais à la substance même des choses. Ainsi l’unité, l’identité et l’activité sont des attributs de l’âme ; car je ne saurais les nier sans nier en même temps l’existence de l’âme elle-même. La sensibilité, la liberté et l’in­telligence ne sont que des facultés. En Dieu, il n’y a que des attributs, parce qu’en Dieu tout est divin, c’est-à-dire absolu, tout est enveloppé dans la substance et dans l’unité de l’être nécessaire.* — Dans l’école, on désignait sous le nom d’attributs dialectiques, la définition, le genre, le propre et l’accident, parce que tels sont, aux yeux d’Aristote (Top., lib. I, c. vi), les quatre points de vue sous lesquels doit être envisagée toute question livrée a la discussion philosophique.

ATTRIBUTIF, se dit de tous les termes qui expriment un attribut ou une qualité, de quelque nature qu’ils puissent être.

AUGUSTIN (Saint). Aurelius Augustinus naquit à Tagaste, en Afrique, le 13 novembre de l’année 354. Son père, d’une bonne naissance, mais d’une médiocre fortune, s’appelait Patrice, et sa mère, femme d’une grande vertu, portait le nom de Monique. C’est d’elle qu’il reçut les premiers principes de la religion chrétienne. Il étudia successivement la grammaire à Tagaste, les humanités à Madaure, et la rhétorique à Carthage. Son goût pour les poètes fut la cause principale de son ardeur pour le travail. Après avoir fréquenté le barreau à Tagaste, il retourna à Carthage en 379, et y professa la rhétorique. Il était, dès ce temps, engagé dans les erreurs des manichéens. Plus tard, il porta son talent à Rome, et de Rome à Milan, où il quitta le manichéisme. Il avait été disposé à le faire par un discours de saint Ambroise et par la lecture de Platon. La connaissance des épîtres de saint Paul acheva ce que les paroles et les écrits de ces deux grands hommes avaient commencé. L’année suivante, 387, il reçut le baptême. Peu de temps après, il perdit sa mère à Ostie. De retour en Afrique, il fut élu par le peuple, sans qu’il s’y attendît, prêtre de l’église d’Hippone. Les succès qu’il obtint en cette qualité au concile de Carthage, en 398, où il expliqua le symbole de la foi devant les évêques, et la crainte que conçut Valère, évêque d’Hippone, qu’on ne lui enlevât un prêtre si nécessaire au gouvernement de son diocèse, décidèrent le prélat africain à le choisir pour son coadjuteur. Il le fit consacrer par Megalius, évêque de Calame, primat de Numidie. Ses nouvelles fonctions le forcèrent à demeurer dans la maison épiscopale ; c’est pourquoi il quitta le monastère qu’il avait élevé à Hippone, dans lequel il vivait en communauté avec quelques personnes pieuses. Il s’adonna plus que jamais à la prédication et à la composition d’ouvrages qui intéressaient la pureté de la foi. Les Vandales, maîtres d’une partie de l’Afrique depuis l’année 428, vinrent en 430 mettre le siège devant Hippone. Ce fut pendant que sa ville épiscopale était assiégée, que saint Augustin mourut, âgé de soixante-seize ans. Il s’était mêlé depuis 411 à la querelle du pélagianisme, et à celle des donatistes depuis 393.

Parmi les nombreux ouvrages de saint Augustin, plusieurs appartiennent plutôt à la philosophie qu’à la théologie, d’autres appartiennent à l’une et à l’autre, d’autres enfin sont purement théologiques ; nous indiquerons ceux des deux premières classes. Les écrits de saint Augustin à peu près exclusivement philosophiques sont : 1° les trois livres contre les Académiciens ; 2° le livre de la Vie heureuse ; 3° les deux livres de l’Ordre ; 4° le livre de l’Immortalité de l’Ame ; 5° de la Quantité de l’Ame ; 6° ses quatorze premières lettres. Ses écrits mêlés de philosophie et de théologie sont : 1° les Soliloques ; 2° le livre du Maître ; 3° les trois livres du Libre arbitre ; 4° des Mœurs de l’Église ; 5° de la Vraie religion ; 6° Réponses à quatre-vingt-trois questions ; 7° Conférence contre Fortunat ; 8° trente-trois disputes contre Fauste et les Manichéens ; 9° traité de la Créance des choses que l’on ne conçoit pas ; 10° les deux livres contre le Mensonge ; 11° discours sur la Patience ; 12° de la Cité de Dieu ; 13° les Confessions ; 14° traité de la Nature contre les Manichéens ; 15° de la Trinité.

Les doctrines philosophiques contenues dans ces ouvrages peuvent se résumer ainsi.

Théodicée. — « Dieu est l’être au-dessus duquel, hors duquel, et au-dessous duquel rien n’est de ce qui est véritablement. Dieu est donc la vie suprême et véritable, de laquelle toutes choses vivent d’une manière vraie et suprême ; il est en réalité la béatitude, la vérité, la bonté, la beauté suprême. Tous ces attributs ne doivent point être en Dieu considérés comme ils le seraient dans l’homme, c’est-à-dire comme des qualités qui revêtent une substance ; mais ils doivent être regardés comme sa substance et son essence. La bonté absolue et l’éternité sont Dieu lui-même. Il n’y a, dans la substance divine, rien qui ne soit être, et c’est de là que vient son immutabilité. » (Soliloque i, nos 3 et 4 ; — de Trinitate, lib. VIII, c. v ; — de Vera religione, c. xlix.)

Dans toutes ces idées sur Dieu, on ne rencontre rien qui ne se retrouve dans la tradition platonicienne et aristotélicienne de la philosophie antique, et l’influence de la révélation ne s’y aperçoit pas. Il n’y avait pas lieu, en effet, qu’elle s’y exerçât ; car la révélation, supposant toujours la croyance en Dieu et la connaissance de ses attributs établies dans les esprits, n’a nulle part cru nécessaire de démontrer l’existence de la cause première et absolue.

On doit remarquer avec quel soin saint Augustin, en exposant l’ubiquité de Dieu, environnait sa définition de réserves de tout genre, dans la crainte qu’on n’en tirât quelque conséquence favorable à des hérésies qui tendaient à identifier la création et le Créateur. Il développe sa pensée dans plusieurs passages où il dit : « Dieu est substantiellement répandu partout, de telle manière, cependant, qu’il n’est point qualité par rapport au monde, mais qu’il en est la substance créatrice, le gouvernant sans peine, le contenant sans efforts, non comme diffus dans la masse, mais, en lui-même, tout entier partout. » (Épître lvii). Il ajoute ailleurs : « Dieu n’est donc pas partout comme contenu dans le lieu, car ce qui est contenu dans le lieu est corps. Quant à Dieu, il n’est pas dans le lieu ; toutes choses, au contraire, sont en lui, sans qu’il soit cependant le lieu de toutes choses. Le lieu, en effet, est dans l’espace occupé par la largeur, la longueur, la profondeur du corps : Dieu cependant n’est rien de tel. Toutes choses sont donc en lui, sans qu’il soit néanmoins lui-même le lieu de toutes choses. » (Quest. divers., no 20 ; — Soliloq. i, nos 3 et 4).

On ne peut se dissimuler sans doute que, sous le mystère de l’ubiquité divine, affirmée par ces passages, plutôt qu’elle n’est expliquée, il ne se trouve des principes d’où sortirait sans beaucoup d’efforts, en apparence du moins, une philosophie inclinant au panthéisme. Mais si ces expressions, par exemple : Dieu est substantiellement répandu partout, faiblement modifiées par ce qui suit, mettent le lecteur sur la voie de semblables conséquences, saint Augustin ne saurait être justement repris d’avoir énoncé un principe incontestable en soi. En cela, il procédait en vertu des lois de l’intelligence, et par conséquent, de toute philosophie rigoureuse, disposée à oublier l’individuel et le fini, lorsqu’elle s’arrête à la contemplation de l’immanence de la cause absolue. Quoique nous le surprenions ici obéissant à ces tendances inhérentes à l’esprit humain, et qui ne s’arrêtent que devant la connaissance des données psychologiques sous l’infuence desquel- l’homme se considère comme un être limité, créé, doué, en un mot, de qualités irréductibles dans les attributs de la cause suprême, il est certain que saint Augustin a de bonne heure porté son attention sur ces conséquences, et sur les résultats qu’elles peuvent avoir dans la pra­tique. Il est également certain qu’il les a com­battues, tantôt par sa doctrine sur la nature du mal, tantôt par le principe de la création ex ni­hilo dont il est le défenseur, quoiqu’il le réfute souvent, sans s’en rendre compte, par les efforts mêmes qu’il fait pour l’expliquer.

Entre un grand nombre de difficultés, deux principales ne pouvaient manquer ; en effet, de se présenter à cet esprit actif et pénétrant. 1“ Com­ment le mal peut-il subsister en même temps ^que la bonté suprême, absolue^ toute-puissante ? Le faire sortir de Dieu, c’eut bien été, sans doute, le lui subordonner ; mais cette origine, contradictoire à sa nature absolument bonne, ne pouvait être admise ; croire qu’il n’avait pu naî­tre de Dieu, et lui accorder cependant une exis­tence quelconque, c’était le supposer indépen­dant du principe bon, et revenir à l’opinion des manichéens que saint Augustin avait abandon­née, non sans considérer cette phase de sa vie comme un bienfait de la grâce céleste. Il crut avoir trouvé la solution de cette difficulté, et la vraie nature du mal, dans cette considération, que Dieu, étant absolument bon, n’a pu créer que des choses bonnes ; qu’il a créé toutes les substances, qu’elles sont donc toutes bonnes ; que le mal, par conséquent, doit être cherché ailleurs que dans les substances, qu’il n’existe que dans les rapports faux qui s’établissent entre les êtres, ou que les êtres établissent volontaire­ment entre eux. Cette doctrine, qui n’est dé­nuée ni de vérité ni de profondeur, est loin ce­pendant de satisfaire à toutes les exigences de la question. 2° L’autre difficulté consistait en ce que quelques-uns considéraient Dieu comme ayant tiré de lui-même la matière, substance si contraire à la sienne, ce que semblaient cepen­dant enseigner les systèmes d’émanation mis en avant par les valentiniena, les gnostiques et les manichéens, dont les opinions encore répandues excitaient saint Augustin à leur répondre. La matière ne pouvant donc être émanée de Dieu, ce qui eût supposé qu’elle faisait auparavant partie de sa substance ; ne pouvant pas non plus être admise comme une force rivale et indépen­dante de lui, les orthodoxes la considérèrent comme créée, qualification dont le sens n’impli­quait pas, aussi clairement que celui d'émaner, que la matière fût sortie de la substance divine elle-même. Cependant il était facile à des esprits peu dociles de suppléer au silence de l’étymologie, et de supposer dans l’être, créé une partici­pation réelle à l’essence de l’Être créateur. On ajouta donc au mot creavit les mots ex nihilo, autorisés par une traduction inexacte du IIe livre des Machabées (c. vu, v. 28), et saint Augustin défend cette formule, en l’appuyant, comme nous l’avons dit, d’explications qui la détruisent le plus souvent. Après s’être, dans le livre de la Vraie religion, fait cette question : Unde fecit ? et avoir repondu : Ex nihilo, il ajoute plus bas (c. xviii) : Omne autem bonum aut Deus, aut ex Deo est, et il termine cette partie de ces ré­flexions par ces mots remarquables : Jllud quod in comparatione perfectorum informe dicitur, si habet aliquid formai, quamvis exiguum, quamvis inchoatum, nondum est nihil, ac per hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex Deo.

Sans entrer ici dans le domaine de la théologie, nous, ne pouvons passer complètement sous si­lence le travail d’interprétation philosophique auquel saint Augustin a soumis l’analyse de l’es­sence divine connue sous le nom de Trinité, principalement la définition de celle des person­nes dont l’idée se retrouve dans l’antiquité grec­que, et que Platon, et, plus de trois siècles après, saint Jean, ont appele du nom de λόγος. Dans les quinze livres qu’il a consacrés à l’étude de ce mystère, saint Augustin a cherché, dans la nature et dans la constitution morale de l’homme, des similitudes qui fissent comprendre la Trinité de personnes dans l’unité de substance. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il est rarement heureux dans cette tentative ; mais il avoue luimême qu’il ne prétend qu’approcher du vrai sens du dogme, n’en donner qu’une intelligence incomplète, sachant à l’avance que le mystère ne serait plus, s’il pouvait être pénétré tout en­tier. Il y a cependant un singulier oubli des conditions du problème qu’il cherche à résoudre, dans le rapprochement qu’il fait entre la personne du Père et la mémoire, faisant passer ainsi l’es­sence éternelle sous la loi du temps, condition nécessaire de la mémoire.

Saint Augustin a raconté lui-même que, lors­qu’il était encore dans les erreurs des mani­chéens, et lorsqu’il admettait deux principes, l’un du bien, l’autre du mal, ce fut à la lecture des livres de Platon qu’il dut le premier retour à la vérité. Il s’est plu d’ailleurs a répéter, dans plusieurs de ses écrits, et principalement dans la Cité de Dieu, que Platon et ses disciples eu­rent connaissance du vrai Dieu. Ces faits explij quent comment il a toujours compris et exposé au sens platonicien, la notion du Verbe ou du λόγο :, et pourquoi nous trouvons, dans le traité de la Trinité (liv. X), sur la nécessité de conce­voir nos œuvres avant de les réaliser, des consi­dérations qu’il transporte, par induction, des faits psychologiques a l’essence divine, et qui reproduisent assez fidèlement la théorie des idées du philosophe grec. C’est surtout sous l’in­fluence de cette philosophie que la pensée de saint Augustin s’élève à l’enthousiasme ; cette partie de sa doctrine a été souvent, après lui, reproduite par les philosophes du moyen âge, par ceux principalement qui inclinaient au réa­lisme.

Saint Augustin ne s’est pas contenté^ en appli­quant la philosophie aux doctrines revélées, de pénétrer, le plus avant qu’il a pu, dans la con­naissance de l’essence divine ; il a aussi présenté Dieu comme le bien suprême et la véritable fin à laquelle l’homme doit aspirer. Dans ses deux livres contre les Académiciens ; et dans celui de la Vie heureuse, il a démontre que le doute ou l’incertitude dans lesquels vivaient les académi­ciens, en leur ôtant le terme fixe auquel nous devons tendre, ne pouvaient que troubler leur âme, et éloigner d’eux le bonheur que tout homme appelle de ses vœux, auquel toute vie aspire. Passant ensuite à l’objet de ce désir, il arrive, par l’exclusion successive des êtres im­parfaits, à Dieu lui-même, comme seul objet di­gne de tous nos efforts, seul capable de nous procurer un bonheur éternel et sans mélange. Ici, quelle que soit l’influence de la révélation chrétienne, il y a néanmoins, dans la considéra­tion de Dieu comme sagesse absolue, loi morale, terme dernier et ensemble complet de la science, quelque chose qui semble emprunté au dieu abstrait des anciens. Saint Augustin semble un instant oublier que le christianisme, par le dogme de l’incarnation, a mis Dieu en commu­nication immédiate, réelle, physique même, avec l’humanité. Toute la discussion contenue dans ces deux écrits reproduit, pour le fond et pour la forme, la philosophie antique, bien plus que les livres révélés. Quelques reflexions même ne rappellent que trop la subtilité de Sénèque.

Par suite des idées que nous venons d’expo­ser, la religion, aux yeux de saint Augustin, est le moyen de réunir à Dieu l’homme qui s’en trouve éloigné, l’acte qui nous ramène a notre véritable source. Deum, dit-il (de Civil. Dei, lib. X ; c. m) avec des expressions que leur singularité nous engage à conserver, qui fons est nostrœ beatitudinis, et omnis desiderii nostri finis, eli­gentes, imo potius religentes, amiseramus enim négligentes ; hunc, inquam, religentes, unde et religio dicta est, ad eum dilectione tendamus, ut perveniendo quiescamus.

Pour saint Augustin, le mot religio suppose donc avec raison deux termes : Dieu et l’homme. Aussi, tandis que quelques doctrines sorties du sein àe l’Église par les hérésies qui le déchirè­rent tendaient à confondre l’homme, la nature et Dieu en un seul être, et que d’autres, origi­naires de l’antiquité grecque, enfermaient Dieu dans l’univers, comme l’àme dans le corps, le vit-on distinguer soigneusement la cause et l’ef­fet, et s’élever avec force contre toute philoso­phie qui identifie la matière et l’homme avec Dieu, ou seulement qui, tout en distinguant Dieu de la matière, l’en revêt en quelque sorte, et le place au centre du monde pour en vivifier et en mouvoir les diverses parties. De pareilles aberrations lui paraissaient le comble de l’im­piété (ib., lib. IV, c. xii).

Dans l’obligation de distinguer, par une juste critique, entre les sources philosophiques et les sources révélées auxquelles puisa saint Augus­tin, il est évident pour nous que sa connaissance du platonisme, encore qu’imparfaite, lui suffi­sait pour ne pas admettre la grossière théologie des stoïciens, qui enfermaient Dieu dans son œuvre, et le réduisaient à la simple condition d’une force physique ou d’un principe moteur.

Psychologie. Dans la psychologie de saint Augustin, « la nature de l’âme est simple. Elle n’a rien’en elle que la vie et la science, car elle est elle-même la science et la vie. Aussi ne peut-elle perdre la science et la vie, pas plus qu’elle ne peut se perdre elle-même, tant qu’elle est, ou se priver d’elle-même. Elle est tout en­tière présente dans chacune des parties du corps, sans être plus dans l’une, moins dans l’autre, encore qu’elle n’opère pas les mêmes choses par­tout et dans tous les membres. C’est pourquoi le corps est une chose, la vie et l’àme une autre. La nature de l’âme étant spirituelle, l’âme ne contient aucun mélange, rien de condensé, rien de terrestre, d’humide, d’aérien ou d’igné ; elle n’a point de couleur, n’est contenue dans aucun lieu, enfermée par aucun système d’organes, li­mitée par aucun espace ; mais on doit la conce­voir et se la représenter comme la sagesse, la justice et les autres vertus créées par le ToutPuissant. » Voy. de Civitate Dei, lib. XI, c. x ; de Immortalité Animœ, et de Quantitate Ani­mez, passim.

Cette dernière partie de la définition semble exclure de l’âme l’idée de substance, pour la ré­duire à des vertus abstraites, qui ne pourraient, dans ce cas, trouver leur base substantielle que dans Dieu lui-même. Nous ne tirerons pas la conséquence extrême de ces principes, nous bornant à faire remarquer que la doctrine de saint Augustin sur l’âme n’est pas en tout point d’accord avec elle-même ; que, d’un côté, il la considère comme une substance, d’un autre, comme une qualité ; qu’il flotte entre les sys­tèmes de l’antiquité^, ou plutôt qu’il en rappro­che les divers éléments d’une manière qui n’est pas toujours heureuse. Il est cependant juste de reconnaître qu’il est plus particulière­ment platonicien. Dans la définition la plus concise qu’il ait donnée de l’âme (de Quantitate Animœ. c. xm), il s’exprime ainsi : « L’âme est une substance douée de raison, disposée pour ouverner le corps. » Cette définition rappelle la octrine de Platon, résumée de la manière sui­vante par Proclus (Comm. in Alcib.) : « L’homme est une âme qui se sert d’un corps. ■>

Ainsi définie, l’âme parcourt sept situations, s’élève successivement par sept degrés différents. Dans sa première condition, elle anime par sa présence un corps terrestre et mortel, elle en forme l’unité et le conserve ; dans la seconde, la vie se manifeste par les organes des sens ; dans la troisième, l’homme devient l’unique objet de l’attention : de là l’invention de tant de langues diverses, des arts, des jeux, des charges, des lois, des dignités, de la poésie, du raisonnement, etc. ; dans la quatrième, commence à se montrer le désir du bon : l’âme a. pour la première fois, conscience de sa dignité propre et de la fin pour laquelle elle a été créée ; elle entre ensuite dans la cinquième période, dans laquelle elle marche à Dieu avec confiance ; dans la sixième, l’âme dirige vers Dieu lui-même son intelligence, elle commence à le voir tel qu’il est ; le septième degré n’est plus même un degré de cette ascen­sion glorieuse, c’est une situation fixe et con­stante, dans laquelle l’âme jouit de Dieu, heu­reuse et éclairée de sa lumière ; la langue de l’homme ne saurait en parler dignement (de Quantitate Animœ, c. xxxni).

Quant à l’origine de l’âme, saint Augustin la trouve dans Dieu : Deum ipsum credo esse, ditil. a quo creata est (ib., c. i). Cette origine, la plus générale possible, ne l’empêche pas de re­chercher les systèmes particuliers, à l’aide des­quels on a tenté de s’en faire une idée plus précise. Il distingue quatre opinions qui lui pa­raissent également admissibles, et qu’il essaye d’accorder avec le péché originel par des rai­sonnements plus ou moins satisfaisants. La pre­mière est que les âmes sont formées par celles des parents ; la seconde, que Dieu en crée de nou­velles à la naissance de tous les hommes ; la troi­sième, que, les âmes étant déjà créées, Dieu ne fait que les envoyer dans les corps ; la qua­trième, qu’elles y descendent d’elles-mêmes (Li­ber. arbitr., lib. III, c. x). Mais ce que nous nous hâtons de constater avec plus d’intérêt que ces hypothèses, c’est que saint Augustin, fidèle à l’es­prit de la’philosophie platonicienne, regarde Dieu comme l’habitation de l’âme, et, s’il n’ex­prime pas explicitement qu’elle est déjà et tou­jours dans l’éternité par son essence, on peut l’entrevoir sous l’élévation habituelle de sa pensée.

L’âme ainsi considérée sous ces divers rap­ports, son immortalité semble une conséquence nécessaire de sa nature. Saint Augustin’a con­sacré un traité tout entier à cette question, et il y est revenu à plusieurs reprises dans d’autres parties de ses ouvrages. La science moderne pourrait sans doute, en les développant avec une meilleure méthode, en les traduisant dans le lanage de notre temps, donner quelque importance plusieurs de ses arguments ; mais, présentés comme ils le sont, avec obscurité et incertitude, ils perdent beaucoup de leur valeur. L’âme est immortelle, selon saint Augustin, parce que la science, qui est éternelle, y a établi sa demeure ; elle est immortelle, parce que la raison et l’âme ne font qu’un, et que la raison est éternelle. Les développements donnés à ces propositions ne sont ni plus précis, ni plus clairs, ni mieux démontrés.

On ne peut pas ignorer, sans doute, par quel­ques autres passages, que saint Augustin recon­naît à l’âme une existence substantielle ; cepen­dant, presque partout, les expressions qu’il em­ploie feraient soupçonner qu’il la considère plus volontiers comme la conception abstraite de la raison, de la sagesse, etc. On est même amené à croire que, dans certains passages, saint Au­gustin suppose à l’âme une éternité simplement conditionne.le : impossible, si elle s’écarte de la raison et de la vérité ; possible, nécessaire même, si elle s’y conforme de plus en plus (de Immort. Animœ, c. vi). Quoique saint Augustin rappelle à la fin du même chapitre que nous citons qu’il a déjà démontré que l’âme ne pouvait se sépa­rer de la raison, et que, de toutes ces prémisses, il conclue qu’elle est immortelle, la difficulté qui reste n’est, pas moins grande, puisqu’il est incon­testable que l’âme s’écarte souvent de la raison et rejette la vérité, et que c’est sur cette possi­bilité même que repose l’idée du péché et la doc­trine du libre arbitre. Du reste, cette incertitude se produira toujours, lorsqu’on cherchera l’im­mortalité de l’âme ailleurs que dans sa nature et son essence, lorsqu’on la placera dans certaines modifications qu’elle peut ou non recevoir, dans certaines lois auxquelles elle peut ou non se con­former. Saint Augustin admet donc ici, sur la foi de quelques anciens, principalement d’Aristote, et sans en saisir toute la portée, des principes qui par quelques-unes de leurs conséquences se rapprocheraient facilement de plusieurs doctri­nes modernes justement suspectes.

Ce n’est pas qu’il n’ait considéré l’âme sous le rapport de son existence substantielle ; mais il a moins insisté sur ce point, et là aussi, nous surprenons dans ses écrits des affirmations inat­tendues. Ainsi, dans le chapitre vm du traité de l’immortalité, il fonde l’immortalité de l’âme sur ce que, étant de beaucoup meilleure que le corps, et le corps ne faisant que se transformer sans pouvoir^ être anéanti, l’âme doit, à plus forte raison, échapper au néant. Cependant nous devons reconnaître que le principe de l'indestructibilité de la substance, ainsi que celui-ci : Rien ne se peut créer, rien ne se peut anéan­tir, n’y sont pas aussi formellement exprimés que semblent le croire plusieurs des abréviateurs ecclésiastiques de ce Père (Nouv. Biblioth. ecclés., par Ellies Dupin, t. III, p. 545.—Biblioth. portative des Pères, t. V, p. 59).

Au milieu des graves sujets que saint Augus­tin a traités, il a été plus d’une fois appelé à s’expliquer sur des questions psychologiques d’un ordre secondaire, auxquelles nous ne nous arrêterons pas. Nous signalerons seulement la théorie des idées représentatives des objets, théo­rie plus ancienne que saint Augustin, quoi­qu’elle ait traversé le moyen âge, en partie sous l’autorité de son nom et de ses écrits, avant de devenir, dans la philosophie de Locke, la base de l’idéalisme de Berkeley et de Hume, et plus tard l’objet des attaques de Reid et de Dugald-Stewart. C’est au chapitre vu du second li­vre du Libre Arbitre qu’il a établi la doctrine d’un sensorium central qui perçoit les impressions des sens, impressions transformées en idées, en images, et qui ne sauraient être les objets eux-mêmes tombant immédiatement sous l’action de nos organes.

De toutes les doctrines psychologiques de saint Augustin, la plus digne d’attention est celle qu’il a émise sur la nature du libre arbitre. Les rapports étroits qui existent entre cette question et celle de la grâce, et l’autorité dont jouit l’évêque d’Hippone dans l’Église, principalement à cause de la manière dont il a combattu les pélagiens, donnent une importance particulière à ce qu’il a écrit sur cette matière.

Le traité du Libre Arbitre, divisé en trois li­vres, fut achevé en 395, vingt-deux ans, par con­séquent, avant la condamnation de Pélage par le pape Innocent Ier, en 417. Il était dirigé con­tre les manichéens, qui affaiblissaient la liberté en soumettant l’homme à l’action d’un principe du mal égal en puissance au principe du bien. Il était naturel que, pour combattre avec succès de semblables adversaires, saint Augustin accor­dât le plus possible au libre arbitre. Aussi voit-on, par une lettre adressée à Marcellin, évêque, en 412, qu’il n’est pas sans crainte que les pélagiens ne s’autorisent de ses livres composés longtemps avant qu’il fût question de leur erreur. La philosophie ne peut donc rester indifférente au désir d’étudier de quelle manière l’auteur du traité du Libre Arbitre a pu se retrouver plus tard le défenseur exclusif de la grâce, et conci­lier ses principes philosophiques avec les don­nées de la révélation. Nous ne pouvons, toute­fois, sur ce point, présenter que de courtes ex­plications.

Dans ses livres sur le Libre Arbitre, saint Augustin reconnaît que le fondement de la li­berté est dans le principe même de nos déter­minations volontaires. Le point de départ de tout acte moral humain est l’homme seul, con­sidéré dans la faculté qu’il a de se déterminer sans l’intervention d’aucun élément étranger (de Lib. Arb. lib. III, c. ii). Dans sa manière de dé­finir le libre arbitre, le mérite de la bonne action appartient à l’homme ; rien n’a agi sur sa vo­lonté en un sens ou en un autre ; sa détermina­tion est parfaitement libre.

Saint Augustin a-t-il maintenu ces principes dans sa controverse contre Pélage ? une étude plus attentive des saintes Écritures, et princi­palement de saint Paul, ne lui a-t-elle pas fait modifier sa manière de voir ? 11 ne parait pas le croire ; mais l’examen philosophique de ses écrits ne nous semble laisser aucun doute à cet égard. Entre la doctrine de saint Paul (Philipp c. ii, v. 13), que Dieu opère en nous le vouloir et le faire (operatur in nobis et velle et perfi­cere), doctrine h laquelle plusieurs écoles de phi­losophie, l’école de Descartes en particulier, ne sont pas restées étrangères, et celle qui recon­naît un libre arbitre véritable, la conciliation ne paraît pas s’offrir d’elle-même, l’accord complet est difficile. Sans doute, nous voyons l’homme exercer tous les jours une action quelquefois heureuse, plus souvent funeste, sur la volonté des autres, et nous sommes néanmoins forcés de reconnaître que, sous l’empire de la séduction la plus adroite, comme de la menace la plus puis­sante, le libre arbitre persiste. De là il semble­rait naturel de conclure que, le pouvoir divin étant infiniment supérieur à celui de l’homme, il peut toujours agir sur notre volonté sans que le libre arbitre en soit blessé ; mais les rapports ne sont pas les mêmes dans ces deux situations. Dans la première, ce n’est toujours qu’une force humaine en face d’une force humaine, une vo­lonté humaine sous l’action d’une séduction hu­maine, deux puissances extérieures l’une à l’au­tre et de même nature, aux prises dans une lutte de leur ordre ; tandis que, dans le fait de la grâce, les déterminations de la volonté dépendent d’une action intérieure et plus profonde que celle de l’homme. Or, l’investigation philosophique, pous­sée jusqu’où elle peut légitimement aller, arrive toujours à ce résultat, que la liberté existe là seulement où la spontanéité de la volonté est intacte. Si Dieu siège en quelque sorte au cen­tre de l’homme pour régler les mouvements de son libre arbitre, quelle que soit la douceur avec laquelle il l’incline, quelle que soit l’appa­rente liberté qui se manifeste à la conscience, cette liberté n’est-elle pas une pure illusion ? et la volonté captive, sans sentir, il est vrai, le poids de ses chaînes, ne reste-t-elle pas dépen­dante d’une puissance supérieure ? Telles sont, du moins, les conséquences que donne la raison livrée à elle-même, sans que nous prétendions les défendre outre mesure. Nous ne discutons point, en effet, la doctrine de la grâce ; nous n’établissons point de préférence entre elle et la théorie purement philosophique du libre arbitre, encore moins en cherchons-nous l’accord ; nous constatons seulement que les conditions d’har­monie que saint Augustin se flattait d’avoir trouvées entre elles ne sauraient satisfaire en­tièrement l’intelligence, et nous pensons qu’il vaut mieux garder ces vérités sous le sceau du mystère, que de les compromettre par des solu­tions imparfaites.

Tels sont, parmi les questions que la philo­sophie a pour objet de résoudre, les points prin­cipaux auxquels saint Augustin s’est arrêté dans ses nombreux écrits. Si l’on ne peut refuser à la manière dont il les a traités l’élégance de la forme, et beaucoup d’aperçus de détails dont la finesse est portée quelquefois jusqu’à la subtilité, on doit reconnaître aussi que le fond appartient à l’ensemble des connaissances philosophiques transmises au monde romain par le génie des Grecs. Du reste, saint Augustin est loin de s’en défendre, et sa reconnaissance, pour les hommes dans les travaux desquels il a puisé une partie de son savoir, éclate avec enthousiasme dans plu­sieurs de ses écrits. Dans la Cité de Dieu, en par­ticulier (liv. X, ch. n), il reconnaît que les plato­niciens ont eu connaissance du vrai Dieu, et re­garde ^opinion de Platon sur l’illumination divine comme parfaitement conforme à ce passage de saint Jean (c. i, v. 9) : Luxvera quœ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Ii revient même sur une erreur par lui commise en supposant que Platon avait reçu la connais­sance de la vérité de Jérémie, qu’il aurait vu dans son prétendu voyage en Egypte. Il rétablit de bonne foi les dates, qui mettent un intervalle de plus d’un siècle entre le prophète hébreu et le philosophe grec (la Cité de Dieu, liv. VIII, c. xi) ; mais il n’en maintient pas moins ce qu’il a avancé de Platon. La seule différence qu’il trouve entre lui et saint Paul, c’est que l’apôtre, en nous faisant connaître la grâce, nous a montré, agissant et opérant, le Dieu qui, pour la philo­sophie platonicienne, n’était qu’un objet de con­templation.

Saint Augustin était trop éclairé, son érudition trop étendue, sa supériorité sur la plupart de ses contemporains trop peu contestable, pour qu’il crût avoir à redouter quelque chose de la science, ou qu’il pensât que la foi qu’il défendait dût perdre à en accepter le secours. Dans le second livre du Traité de l’Ordre, il fait voir que la science est le produit le plus digne d’ad­miration de la raison ; il la décompose dans ses divers éléments : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’as­tronomie, et il en rétablit ensuite les rapports et l’ensemble. Telle qu’elle est, il la considère comme une introduction, comme une préparation nécessaire à la connaissance de l’àme et de Dieu, qui constitue à ses yeux la véritable sagesse. Mais nulle part il n’a’exprimé son opinion sur la dignité de la science, sur le devoir pour l’esprit d’en sonder les profondeurs, aussi bien que dans le morceau suivant, où il applique à cette re­cherche le quœrite et invenietis de saint Mat­thieu : « Si croire, dit-il (de Lib. Arb., lib. II, c. n), n’était pas autre chose que comprendre, s’il ne fallait pas croire d’abord, pour éprouver le désir de connaître ce qui est grand et divin, le prophète eût dit inutilement : « Si vous ne « commencez par croire, vous ne sauriez com« prendre. » Notre-Seigncur lui-même, par ses actes et par ses paroles, a exhorté à croire ceux qu’il a appelés au salut ; mais, en parlant du don qu’il promet de faire au croyant, il ne dit pas que la vie éternelle consiste a croire, mais bien à connaître le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ qu’il a envoyé. A ceux qui croient déjà, il dit ensuite : Cherchez et vous trouverez ; car on ne saurait regarder comme trouvé ce qui est cru sans être connu, et personne n’est capable de parvenir à la connaissance de Dieu ; s’il ne croit d’abord ce qu’il doit connaître ensuite. Obéissons donc au precepte du Seigneur, et cherchons sans discontinuer. Ce que ses exhortations nous in­vitent à chercher, ses démonstrations nous le feront comprendre autant que nous le pouvons dès cette vie, et selon l’état actuel de nos fa­cultés. »

Nous ne pouvons terminer cette esquisse des doctrines philosophiques de saint Augustin, sans dire quelque chose des deux plus célèbres ou­vrages de ce Père. Nous voulons parler des Con­fessions et de lu Cité de Dieu.

Les Confessions sont l’histoire des trente-trois premières années de la vie de saint Augustin, et surtout des mouvements intérieurs qui l’agitèrent dans sa longue incertitude entre les principes du manichéisme et les dogmes orthodoxes qu’il embrassa enfin en 386. 11 ne cherche ni à dissi­muler ses fautes, ni à exagérer son repentir. L’enthousiasme qui règne dans ces récits est un enthousiasme sincère, quoique dans l’expression on retrouve quelquefois les habitudes du rhé­teur. Cette biographie se termine à la mort de sa mère, qu’il raconte à la fin du IXe livre. Les quatre derniers contiennent diverses solutions qui préoccupaient vers cette époque l’esprit de saint Augustin, et principalement l’ébauche des livres qu’il écrivit plus tard sur la Genèse contre les manichéens.

Quant à la Cité de Dieu, vantée outre mesure par des écrivains dont plusieurs semblent n’en avoir connu que le titre, cet ouvrage est loin de répondre à l’idée qu’on s’en fait. Composé pour démontrer que la prise de Rome par Alanc n’était pas un effet de la colère des dieux irrités du triomphe du christianisme, il présente quelques aperçus très-faibles sur le gouvernement tempo­rel de la Providence, et sur les côtés défectueux de la religion et de la politique des Romains. Cet examen de la supériorité du vrai Dieu sur les dieux du paganisme ne saurait être d’aucun inté­rêt pour nous, et il nous importe peu de savoir si les demi-dieux de l’antiquité sont ou ne sont pas les démons des traditions chrétiennes. Cette lutte des deux cités, ou plutôt du peuple élu avec les peuples que Dieu a laissés dans l’ignorance de la vérité, et que saint Augustin parcourt depuis l’o­rigine du monde jusqu’à la consommation des siècles, est plus remarquable par l’érudition que par l’ordre et le discernement, et ne remplit nullement l’attente de ceux qu’attire naturel­lement un titre si magnifique.

AYICÀ vie= 127 = En résumé, les ouvrages de l’évêque d’Hip­pone témoignent d’une vaste érudition, d’une connaissance, sinon très-profonde, au moins éten­due de la philosophie antique, d’un esprit facile, enthousiaste et sincère. Ce qui frappe le plus chez lui, c’est le besoin incessant de se rendre un compte raisonné de sa croyance, de pénétrer aussi avant dans l’intelligence du dogme, que le

lui permettaient son génie et les lumières dont l’esprit humain était éclairé à cette époque. On peut trouver que partout la discussion n’est pas également forte, et que trop souvent les habitu­des d’une rhétorique et d’une dialectique un peu vides ont disposé l’illustre théologien à se faire illusion sur la valeur de ses arguments mais à part ces défauts que personne ne peut méconnaî­tre, et qui appartiennent aux lettres latines en décadence, saint Augustin est un des plus beaux

énies qui aient honoré l’Église par l’étendue

e sa science, et par son ardent amour pour la vérité.

La meilleure édition des œuvres de saint Au­gustin est l’édition des Bénédictins, 10 vol. in-f°, Paris, 1677-1700, réimprimée à Paris en 183540, 11 vol. gr. in-8. Plusieurs des ouvrages de saint Augustin ont été traduits en français : la Cité de Dieu, par Lambert, 1675, et par M. E. Saisset, 1855 ; les Confessions, par Arnauld d’Andilly, 1649, et par M. P. Janet, 1857 ; les Soliloques, par M. Pellissier, 1853, etc. On pourra consulter, en outre, le Tableau de l’é­loquence chrétienne au quatrième siècle de M. Villemain ; Y Introduction à la Cité de Dieu de M. Saisset, la Psychologie de saint Au­gustin, par M. Ferraz, Paris, 1862, in-8 ; Doc­trine de saint Augustin sur la liberté et la Providence, par Μ. E. Bersot, Paris, 1843, in-8 ;

  • Sadous, Sancti Augustini de Doctrina Chris­tiana, Paris, 1847, in-8 ; Nourrisson, la Phi­losophie de saint Augustin, Paris, 1865, 2 vol. in-8.H. B.

AUTONOMIE (de αυτό ; νόμο :, être à soi-même sa propre loi) est une expression qui appartient à la philosophie de Kant. Lorsque ce philosophe proclame Yautonomie de la raison, il veut dire simplement qu’en matière de morale, la raison est souveraine ; que les lois imposées par elle à notre volonté sont universelles et absolues ; que l’homme, trouvant en lui des lois pareilles, devient en quelque sorte son propre législateur. C’est dans cette propriété de notre nature, c’està-dire, encore une fois, dans la souveraineté du devoir, que Kant fait consister le véritable ca­ractère et la seule preuve possible de la liberté. Il appelle, au contraire, du nom à’hétéronomie les lois que nous recevons de la nature, la vio­lence qu’exercent sur nous nos passions et nos besoins.

AVEN-PACE, voy. Ibn-Badja.

AVERROÈS, vov. Ibn-Roschd.

AVICEBRON. Ce nom rappelle une énigme historique aujourd’hui résolue. Il nous a été con­servé par les philosophes du moyen âge qui, depuis Guillaume d’Auvergne jusqu’à Duns Scot, ne cessent de le citer comme l’auteur d’un livre qui les intéresse au plus haut point et qu’ils nomment tantôt Fons vitœ, tantôt Fons sapien­tiae. Les uns l’invoquent comme un guide éclairé, les autres le maudissent comme un impie ; mais tous s’accordent à ignorer s’il est juif, chrétien, ou arabe, s’il est ancien ou moderne. On n’en savait pas davantage avant ces dernières années. 11 restait certain que la Source de vie, comme le fameux livre de Caus.is, avait eu le plus grand crédit dans les éGoles ; mais quel en était l’au­teur, en quelle langue et dans quel temps avaitil écrit, par quelle voie son livre était-il venu entre les mains de nos docteurs, et’quelles étaient au fond ses doctrines, à peine entrevues dans les réfutations d’Albert et de saint Thomas, voilà des questions intéressantes pour l’histoire et qui n’avaient reçu aucune réponse. M. Munk a réussi à les résoudre. Il a d’abord rétabli le nom défiguré de l’écrivain ; puis il a retrouvé et traduit de nombreux extraits de la Source de vie ; en un mot, il nous a fait connaître l’homme et la doctrine.

Il y avait à Saragosse en 1045 un poëte nommi Ibn-Gebirol, dont les hymnes mystiques écrits en hébreu, et empreints d’un ardent sentiment re­ligieux, ont été conservés jusqu’à nos jours dans la liturgie des synagogues. C’était en même temps un critique et un savant ; il avait com­menté la Bible, en donnant à ses récits un sens allégorique : il avait composé une grammaire hébraïque dont on a encore l’introduction, et avait écrit un petit traité de morale, de la Cor­rection des mœurs, qui a été traduit de l’arabe en hébreu et imprimé plusieurs fois.

M. Munk le soupçonnait déjà d’être l’auteur du Fons vitœ, quand il découvrit à la Bibliothèque nationale une traduction en hébreu d’une grande partie du texte de ce livre, d’abord écrit en arabe. Ces extraits étaient l’œuvre d’un savant israélite du xme siècle, Ibn-Falaquéra. Bientôt après il retrouvait aussi une version latine du même ouvrage, précieux moyen de contrôle pour le texte hébreu. Depuis lors M. Seyerlen en a découvert un autre exemplaire moins défectueux à la bibliothèque Mazarine. L’identité d’Avicebron avec Ibn-Gebirol est démontrée ; la tra­duction latine qui a été faite directement de l’arabe concorde avec la partie du texte hébreu que Ibn-Falaquéra a reproduite. L’histoire de la philosophie juive compte un grand nom de plus, et nous connaissons une des voies par où le néo-platonisme s’infiltra dans la scolastique.

Les extraits de la Source de vie, tels que nous pouvons les étudier aujourd’hui, comprennent des fragments des cinq livres du traité original, très-suffisants pour juger du système tout entier. Sans doute l’auteur n’a jamais entendu parler des discussions philosophiques qui, au moment où il écrit, commencent à passionner les esprits à Paris ; ni de la querelle naissante du réalisme et du nominalisme ; et pourtant son attention est fixée sur les problèmes qui préoccupent les docteurs chrétiens ; le jour où ses opinions leur seront connues, elles s’introduiront tout naturel­lement dans leurs écoles, pour y recevoir le blâme ou l’approbation : mais, en tout cas, ils n’en contesteront ni la gravité, ni l’à-propos ; elles leur paraîtront faites pour jeter une grande clarté sur quelques-uns des sujets qui les tiennent per­plexes, et principalement sur celui qui bientôt va dominer tous les autres, la question de la nature de la substance, qui renouvelle, en le continuant, le grand débat sur les universaux. Aristote analysant l’idée de l’être, en avait dégagé deux éléments étroitement unis, la matière et la forme. Cette division purement mentale corres­pondait dans son système à celle de la puissance et de l’acte, et ne peut s’entendre que par elle. Pour qu’une chose existe dans l’ordre de la nature, il faut d’abord qu’elle puisse être, et ensuite qu’elle devienne de simplement pos­sible, réelle ou actuelle : en d’autres termes, qu’elle ait une matière et une forme. Ainsi dans une sphère d’airain ou peut distinguer l’airain même qui pouvait aussi bien devenir un cylindre ou une pyramide, et la forme sphérique dont il a été revetu. Il va sans dire que l’un de ces élé­ments ne peut subsister sans l’autre, et qu’on ne peut pas plus feindre une masse d’airain sans forme qu’une forme qui ne serait la forme de rien. Ces principes de l’être se retrouvent donc partout, excepté dans la cause première qui est forme pure, activité simple. Les alexandrins trouvent le moyen de concilier cette métaphysiqu e avec celle de Platon, et Plotin, par exemple, acceptant cette proposition que tout être se com­pose d’une matière et d’une forme, en conclut

ue les principes constitutifs du monde sont’abord Dieu qui est la forme par excellence, l’unité absolue, et ensuite la matière qui n’a qu’une puissance passive, et ne peut être appelée principe au même titre que Dieu. Ibn-Gebirol s’inspire évidemment des traditions alexandrines, et son maître véritable, ce n’est pas Platon auquel il attribue parfois des idées qu’il n’a ja­mais connues ; c’est Plotin qu’il ne cite jamais, et dont il ignore peut-être le nom, mais dont les doctrines ont passé jusqu’à lui par l’intermé­diaire de livres plus ou moins authentiques, comme la Théologie attribuée à Aristote. Suivant Lui, il suffit de trois principes pour expliquer l’univers : d’un côté l’unité pure qui est Dieu, de l’autre la matière avec la forme, qui est le monde ; et entre ces deux extrémités, la volonté, qui est intermédiaire entre la cause suprême, et ses effets. Sa philosophie se réduit donc à trois sciences ; l’auteur a traité de la seconde, celle de la volonté, dans un livre qu’il men­tionne et qui est demeuré inconnu ; il ne paraît pas avoir beaucoup approfondi la première, celle de l’unité, mais il a fait sur la dernière, celle de la matière et de la forme, d’ingénieuses et pro­fondes remarques qu’il importe avant tout de recueillir.

Ibn-Gebirol est un réaliste : toute réalité, ditil, est dans les genres, et comme en définitive tous les genres quels qu’ils soient se ramènent aux deux grandes catégories de la matière et de la forme, il en résulte que ces deux abstractions deviennent pour lui les fondements de toute réalité, exception faite de la nature divine. Voici le procédé qui le conduit à cette conclusion. D’abord il y a une matière universelle, commune à la terre, au ciel, aux âmes, aux substances intermédiaires entre l’homme et Dieu. En effet, si on considère les corps, tels que nous les con­naissons ici-bas, il est clair que, malgré leurs différences, ils présentent un fond commun, qui sert de sujet à toutes les qualités corporelles, qui permet de les ranger sous une seule idée, dans l’entendement, et qu’on peut appeler, au sens le plus rigoureux, la matière. Si cette ma­tière n’existait pas, il n’y aurait entre les corps que des différences, et ce mot même de corps ne pourrait avoir de sens. Mais au-dessus des corps, il y a les âmes particulières ou universelles ; ontelles aussi leur matière, ou sont-elles de simples formes ; comme on le répétera d’après Aristote dans l’ecole thomiste ? C’est par sa réponse hardie à cette question qu’Ibn-Gebirol a surtout frappé l’attention des scolastiques et provoqué les réfutationsdu plus grand nombre. Les âmes sont compo­sées, comme tout le reste, de matière et de forme : sinon, elles ne formeraient pas un genre, et il n’y aurait entre elles que des dissemblances ; on ne pourrait pas dire de toutes réunies qu’elles sont spirituelles. Ces deux genres ne sont à leur tour que les espèces d’un genre supérieur, à savoir, la matière qui est identique dans chacun d’eux : car la matière corporelle et la matière spirituelle ne sont que des divisions, des déter­minations de la matière universelle. Il peut être choquant au premier abord d’entendre as­socier ces deux mots matière et esprit· mais on doit se rappeler que le premier a dans le langage péripatéticien un sens qu’il a perdu depuis : il désigne un des principes de l’exis­tence, et en affirmant que ce principe se retrouve partout où il y a un être, Ibn-Gebirol ne fait pas profession de matérialisme ; il constate seu­lement, suivant ses expressions, « que tous les êtres sont joints et unis ; » qu’il n’y a pas d’hia­tus dans cette immense hiérarchie de créatures, et que celle qui est au sommet a encore avec la plus infime une communauté de nature ; une seule matière, disons le mot, une seule sub­stance soutient le monde de l’étendue et celui de la pensée. Il y en a une preuve que l’auteur a considérée comme décisive, et qui rappelle certaines assertions de Spinoza. On convient généralement, dit-il, que le monde intelligible est la cause du monde sensible ; mais une cnose qui est causée par une autre a nécessairement avec elle quelque communauté dénaturé ; sms quoi elle n’en tirerait rien. Or si tout ici-bas est matière et forme, et si cette matière ne se retrouve pas dans le monde supérieur, d’où peut-elle venir, et comment dire qu’elle y a sa cause ? Il ne sert à rien d’objecter que les sub­stances spirituelles sont simples, et les autres composées, car leur simplicité est relative ; elles sont simples si l’on veut, par rapport aux sub­stances qui sont au-dessous d’elles ; mais elles sont véritablement composées par rapport à l’u­nité absolue qui est Dieu. En somme il y a une seule et même matière commune à tout ce qui existe, hormis Dieu, soutenant l’univers des âmes et celui des corps, également répandue dans les substances intermédiaires entre Dieu et le monde, et dans le monde lui-même. L’idée n’en est pas fixée avec une grande précision : elle est indéfinissable ; mais on peut la décrire : c’est une faculté spirituelle, de nature intel­ligible, et non sensible, tout à fait insaisissable à l’imagination ; une substance subsistant par elle-même, une en nombre, supportant toutes les différences, recevant toutes les formes, et donnant à tout son essence et son nom (liv. V, 29). Son être, à vrai dire, est une simple puis­sance d’être, et en même temps un éternel désir d’exister, « d’échapper à la douleur du néant. » Voilà pourquoi elle se meut pour re­cevoir la forme et pour se perfectionner. Quoi­qu’elle ne soit jamais sans forme, elle peut ce­pendant être sans certaines formes, comme on le voit à ses degrés inférieurs où elle est dénuée non pas de toute spiritualité, mais de « cette spiritualité seconde qui constitue l’essence des substances simples. » De même, quoique n’ayant pas de parties constituant un tout individuel, elle a comme deux extrémités, et par un bout elle s’élève presque à la hauteur du principe souverain, à la limite de la création, tandis que par l’autre elle descend jusqu’aux confins du non-être, à la limite de la cessation (liv. V, 30 à 45). Elle a deux propriétés, elle porte la forme, et elle est divisible et multiple ; ce n’est plus la pure unité, mais une unité qui se frac­tionne et qui devient la dyade, principe de la multiplicité (liv. IV, 18, 20). Ces explications sont un peu hésitantes : mais Spinoza lui-même ne sera guère plus intelligible dans sa doctrine de l’étendue indivisible et imperceptible au sens, qui ne diffère pas beaucoup de ce qu’Ibn-Gebi­rol appelle la matière.

9DICT. PHILOS.S’il n’y a qu’une seule matière, d’où peut pro­venir la variété des êtres ? Sans doute de la mul­tiplicité des formes ; car si toutes les choses sont composées de ces deux principes, et si chacun d’eux reste identique, et unique en es­sence, on cherchera vainement à distinguer les êtres. Mais les raisonnements, par lesquels on établit qu’une seule et même matière circule dans l’univers, s’appliquent avec plus de rigueur encore à la forme. En montant d’espèce en es­pèce, de genre en genre, on arrive à l’idée d’une forme universelle, « c’est-à-dire d’une espèce générale dans laquelle toutes les espèces ont leur principe » (liv. IV, 20). C’est elle qui est unie a la matière universelle, et constitue ainsi l’intelligence absolue, la première des choses

créées, dont on parlera plus loin. Elle seule est vraiment réelle, puisque seule elle est perceptible au sens et à la raison, et que seule elle existe en acte ; on peut la décrire, en disant qu’elle est une substance constituant l’essence de toutes les formes, une science essentiellement parfaite, et une lumière pure » (liv. V, 29). Elle est l’unité immédiatement inférieure à l’unité première, celle qui peut entrer en composition et former un nombre. Comment alors un univers composé de ces deux principes, qui à leur origine sont tous deux indéterminés, d’une matière qui est la même en toute chose, et d’une forme qui devient la qualité de toute substance, pourra-t-il comporter la diversité dans ses développements ; comment, pour parler comme Platon, fera-t-on plusieurs de un ? Le juif espagnol aborde, sans se troubler, cette difficulté et il la résout, sans recourir aux thèses obscures et profondes du Par­menide ou du Sophiste. Il place résolûment dans la matière, au risque de se contredire, le principe de la différence des êtres, ou tout au moins de l’inégalité des espèces. Quoiqu’elle paraisse d’après lui-même avoir des parties in­distinctes, comme celles de l’espace vide, il y reconnaît des parties pures et des parties so­lides, les unes supérieures, les autres inférieures ; elle a, comme on l’a déjà ditplus haut, deux extré­mités. Par l’une elle est voisine de la forme que l’on peut comparer à la lumière, et. pénétrable à ses rayons, elle les laisse passer aans son es­sence intime, et devient elle-même entièrement lumineuse ; par l’autre extrémité, elle s’épaissit à raison de la distance du foyer qui l’éclaire ; elle devient opaque, repousse les rayons qui parviennent jusqu’à elle, et ne reçoit la forme qu’en l’altérant, en ternissant son éclat. Des comparaisons font entendre cette dégradation de la lumièie primitive, qui va toujours en s’obs­curcissant, à mesure qu’elle s’éloigne de sa source et qu’elle passe par chacune des sphères dont se compose l’univers : le regard qui pénètre sans peine dans les couches d’air les plus voi­sines de l’œil, ne peut plus les percer quand elles s’étendent à l’infini entre lui et les objets ; ce n’est pourtant pas sa force qui s’est émoussée, c’est le milieu qui s’est épaissi ; l’étoffe blanche et transparente que l’on place sur un corps noir s’assombrit ; elle n’a pourtant pas perdu sa cou­leur. On conclura donc que u la forme est une seule chose à quelque extremité des êtres qu’on la prenne, mais qu’il lui arrive d’être troubleepar la matière à laquelle elle est unie, comme la couleur au corps » (liv. IV, passim). Il y a donc des degrés dans l’union de la matière et de la forme, et entre le monde que nos sens découvrent, et son principe absolu, devant qui la raison se confond, il y a des substances intermédiaires. D’abord le monde est éloigné de Dieu, sinon, ils se confondraient, et le premier serait le der­nier, en d’autres termes le parfait serait l’im­parfait et réciproquement. Cette séparation c’est « la discontinuation de la ressemblance. » Si ces deux termes extrêmes sont séparés, il y a quel­que chose entre eux, qui s’interpose, les em­pêche de se toucher et de faire une seule et même substance. Ensuite l’œuvre immédiate d’une puissance simple doit être simple, et le monde est composé ; il n’est donc pas la première effusion de la substance divine, qui cependant doit rendre nécessaire celle des substances les unes dans les autres. Le monde est en mouve­ment, c’est-à-dire qu’il tombe dans le temps ; le temps lui-même tombe dans l’éternité, et l’agent premier est au-dessus de l’éternité même, qui forme ainsi une région moyenne entre ce qui dure et ce qui ne dure pas. Donc enfin entre nous et Dieu il y a des substances simples, in­visibles aux sens, qui réunissent le corps à l’esprit, et le corps et l’esprit à l’unité (liv. III, passim) ; elles sont à la fois actives et passives, puisqu’elles reçoivent l’impression de l’unité et qu’elles transmettent la vie et le mouvement ; c’est un milieu nécessaire entre le principe qui est toute activité, et la matière terrestre qui est passivité absolue. Elles forment une hiérarchie dont voici les degrés. Au plus haut sommet, au point même où se fait sentir directement « cette impression de l’unité, » la matière universelle est jointe à la forme absolue ; à cette origine, coïncident, pour ainsi dire, dans une commune existence tous les êtres et toutes les idées ; c’est « l’intellect universel » illuminant toutes les in­telligences particulières, qui grâce à lui peuvent transformer en idées les images fournies par les sens, et passer de la puissance à l’acte. C’est le lien des esprits, cette autre sorte d’intelligence dont Aristote a parlé, qui est impassible et éter­nelle, au-dessus de laquelle il n’y a plus rien que l’unité, et qui elle-même a pour objet l’unité. Son action consiste à percevoir toutes les formes intelligibles, hors du temps et de l’espace, sans éprouver aucun désir, aucun besoin, et dans une entière perfection (liv. III, 33). Cette intel­ligence pense tout, sans rien penser de déter­miné : « Elle n’a pas de forme qui lui soit propre, sans cela elle ne pourrait percevoir les formes de toutes choses en dehors de la sienne. » Elle est l’unité de la pensée et de son objet, tout l’intelligible saisi par toute l’intelligence. C’est de là que les formes s’épanchent dans les sphères inférieures, où elles constituent, toujours unies à la matière, le principe des âmes, sub­stance universelle qui produit toutes les âmes particulières, avec leurs diverses espèces. La première en dignité, celle qui est le plus près de l’intellect suprême, c’est l’âme rationnelle, la raison universelle, à laquelle participent tous les hommes et qui est propre a recevoir la lu­mière d’en haut, sans avoir la puissance de la pro­duire elle-même. Puis viennent l’âme sensitive, et l’âme végétative, telles qu’on les admet dans l’école sur la foi d’Aristote, et qui animent, conservent et nourrissent les corps. Ce sont là, comme on voit, des idées générales qui deviennent des êtres, suivant ce principe, « que le genre est le véritable être » (liv. III, 26). Il est à peine ques­tion, dans ces élucubrations sur les substances intermédiaires, des individus, et de la façon dont ils participent à l’existence de ces principes uni­versels. Ce qui est clair pourtant, c’est qu’ils n’en sont que des formes fugitives, des modes passagers, qu’ils ont à peine une existence dis­tincte de celle des âmes universelles qui sont à la fois des âmes collectives. Au-dessous encore, en descendant un degré dans cet intermonde, se trouve la Nature, le principe des phénomènes de l’univers, substance simple d’ou émane le mouvement et l’ordre dans les choses terrestres qui ne participent pas à la vie. C’est, pour ainsi dire, l’âme des corps bruts. Après quoi on ne trouve plus que la matière proprement dite, celle que les Grecs appellent hylé, c’est-à-dire les corps, limite extrême de l’existence qui semble expirer en eux. La lumière d’en haut pénètre à peine dans ces couches profondes, et y vacille comme une flamme troublée par l’humidité. L’activité ne va pas plus loin, car elle suppose un terme sur lequel elle s’exerce, et il n’y a rien au-dessous de la substance corporelle qui puisse ^fen supporter l’action ; elle se borne et se nie elle-même et devient aussi la passivité. Eloignée de la source et de la racine du mouvement, cette substance ne peut recevoir de la faculté active de quoi devenir elle-même un principe d’action : elle supporte le mouvement, mais elle ne le donne à rien. La quantité, nombre et étendue, pèse sur elle comme un fardeau et la tient immobile. Telle est la hiérarchie des choses créées, depuis la plus noblejusqu’à la plus vile. Il n’y a pas d’hiatus dans la série : chaque terme supérieur est comme une cause pour l’inférieur, et l’inférieur comme une matiere pour le su­périeur. L’idée de cause elle-même ne rend pas un compte exact de ces rapports multiples ; concevons que chaque substance s’épanche et rayonne, qu’elle fait passer sa force dans une autre, non pas comme une chose qui lui soit étrangère, mais comme une qualité qui lui reste propre, ainsi que la chaleur reste dans le soleil tout en échauffant les corps. Peut-être même cette sorte d’émanation représente-t-elle encore faiblement les relations des substances entre elles : il vaudrait mieux dire qu’elles s’envi­ronnent, ou plutôt encore qu’elles sont les unes dans les autres, que chacune d’elles est comme un lieu, un espace pour une autre, l’intellect pour l’âme rationnelle, celle-ci pour l’âme sen­sitive, etc. Bref, et pour dire le dernier mot, « en général une substance réside dans une autre comme les couleurs dans les surfaces, les surfaces dans les solides^ ou mieux encore comme les actes de l’âme resident dans l’âme ellemême. » Ainsi tout à l’heure l’univers nous pa­raissait livré à une diversité excessive ; les êtres s’y multipliaient au gré de l’imagination du phi­losophe ; et maintenant ces fantômes auxquels il a prêté la vie s’évanouissent dans l’unité de l’être ; ces diverses substances ne sont les unes par rapport aux autres que des qualités par rapport à un sujet, ou comme le dira Spinoza, des modes par rapport à une substance. La der­nière, « celle qui environne tout et porte tout, *> c’est cette grande fiction de l’intelligence univer­selle, qui conduisit bientôt Averroès à ce système que Leibniz appelle le monopsychisme.

L’intelligence universelle est la première des substances simples ; mais n’y a-t-il rien au-dessus des substances ? Même à cette hauteur, on discerne toujours ces deux éléments de la matière et de la forme, et par conséquent on est obligé de monter plus haut jusqu’à un principe qui puisse les unir et les tenir ensemble. En d’autres termes, c’est là la limite de la nature naturée le mot n’est pas d’Ibn-Gebirol, mais on le dira dans ce sens bien avant Spinoza et il reste encore à découvrir les mystères de la nature naturante. A la rigueur on pourrait peut-être s’en dispenser ; car la ma­tière et la forme réunies ont en elles la raison même de leur existence, impliquée dans leur essence (liv. V, 30), elles sont une sorte d’être nécessaire et eternel. Mais ce qui empêche la pensée de s’j arrêter comme au premier principe, c’est précisément cette unité qui ne s’explique pas par elle-même, et qui de deux choses, à savoir la matière et la forme Spinoza dira la pensée et l’étendue fait une seule et même chose. Il y a donc quelque part une vertu unissante, qui combine en un seul tout l’idée et son objet. C’est Dieu, qui peut se définir « l’un agent, » et dont l’unité domine tout, pénètre dans tout, retient tout (liv. V, 53). On l’entrevoit à peine par delà le point où l’esprit rencontre la matière et la forme qui sont « comme deux portes fermées. » Mais celui qui les ouvre, a atteint la perfection et est devenu un être spirituel et divin, « on mouvement s’arrête et sa jouissance est perDétuelle. » Dans cette unité à laquelle on ne s’élève qu’en se séparant des choses sensibles procédé qui ressemble à l’extase dans cette unité existe « tout l’être spirituel et corporel, et réciproque­ment son essence existe en chaque chose. « La première impression qu’elle fait sur la matière et la forme, les unit ; à la rigueur, la forme est antérieure et Dieu la connaît d’abord, mais elle n’existe pas « un clin d’œil, » sans la matière. Elle y est unie éternellement, car l’acte de Dieu ne peut tomber sous le temps ; elle y est unie par « un procédé nécessaire, » de même que la matière elle-même est produite nécessairement. Entre elles et Dieu, il n’y a pas d’intermédiaire, pas plus qu’on n’en peut découvrir entre un et deux. Aussi l’union est-elle plus forte dans les sphères supérieures, elle tend à se relâcher dans les autres, et dégénère tout au bas, où commence la matière corporelle. Pourtant même à l’extré­mité inférieure, où éclate la division, on retrouve encore les traces de l’impression de l’unité, une sorte de tendance à se rapprocher, d’attraction qui pousse les individus, les espèces, les genres à s’unir, à se rassembler « au moyen d’une chose qui les met d’accord. » La matière tout entière se meut vers l’unité, qui en définitive est Dieu ; elle l’aime, elle y aspire. Mais, dira-t-on, comment le monde peut-il aimer Dieu, sans lui ressembler ?

Illui ressemble en quelque mesure, et d’ailleurs faut-il ressembler à la lumière pour se tourner vers elle et en recevoir un rayon ? Comment ce monde qui n’est pas intelligent, avant d’être uni à la forme, c’est-a-dire à l’esprit, se meut-il déjà pour la recevoir, pour la chercher ; possède-t-il le mouvement et l’amour sans avoir la connais­sance ? Ibn-Gebirol répond avec subtilité qu’avant toute chose la matière a toujours un peu de lumière, comme l’air au lever de l’aurore ; ce n’est pas la nuit absolue ; il ne lui en faut pas plus pour désirer en recevoir davantage. De là une sorte d’aspiration vers la lumière, la vie, et la perfection, qui travaille déjà les profondeurs les plus obscures du monde. La matière naturelle, c’est-à-dire la substance étendue, se meut pour atteindre la forme des quatre éléments ; puis elle aspire à prendre la forme des minéraux, plus haut encore celle des végétaux, celle des animaux, à s’imprégner enfin de raison, et à s’élever jusqu’à l’intellect universel, limite et mesure de tout ce progrès, où tout mouvement va cesser.

L’unité, la forme, Dieu d’une part, et de l’autre la matière, voilà les principes de toute réalité. Mais l’esprit religieux du philosophe israélite, imbu des préceptes de la loi mosaïque, a cherche à atténuer les conclusions d’un système qui aboutit clairement à l’unité substantielle de Dieu et du monde. Entre l’unité pure et la diversité^ il a placé un principe intermédiaire qu’il a appele la volonté. « C’est, dit-il, une faculté divine qui fait la matière et la forme et les lie ensemble, qui pénètre du haut dans le bas comme l’àme pénètre dans le corps et s’y répand ; qui meut tout et conduit tout » (liv. V, 60). Elle est comme l’écrivain, la forme est l’écriture, et la matière le tableau ou le papier. Elle produit dans la matière de l’intellect l’existence, qui est la forme des formes ; dans la matière de l’àme, la vie et le mouvement ; dans la matière de la nature, la locomotion. Toutes les substances sont mues par elle, comme notre corps par notre volonté. C’est d’elle que la forme sort, comme l’eau de sa source ; c’est d’elle que la matière reçoit la forme, comme le miroir reçoit l’image de celui qui y regarde. Elle n’est pas la même chose que la forme ; elle la meut, la mesure et la partage. Elle est infinie quant à son essence, et bornée quant à son action. Telle est la conception la plus originale de la Source de vie ; elle pénètre au milieu de ce néo-platonisme pour lequel elle n’est pas faite, et s’accorde mal avec l’ensemble de la | doctrine. Elle permet sans doute au croyant de parler de la création, et de la présenter comme un acte libre : mais elle ne peut faire oublier tant de paroles qui sont la négation la plus absolue de l’acte créateur. Non-seulement dans le monde créé il y a émanation d’une substance à l’autre, ou pour mieux dire, une seule substance diverse­ment modifiée, mais encore au-dessus même de l’intellect, la volonté elle-même ne fait que s’épancher en toute chose avec la forme qui est en elle, et qui en sort comme l’eau sort de sa source ; elle pénètre la matière, elle y fait im­pression : voilà tout son rôle ; cette matière, si elle la crée, n’est que le développement même de son essence ; si elle ne la créé pas, ce qui paraît bien l’opinion d’Ibn-Gebirol, elle est à côté d’elle un principe mal défini, coéternel à Dieu ; et dans tous les cas il n’y a là rien qui ressemble à l’idée d’un monde distinct de Dieu et tenant pourtant de lui tout ce qu’il a d’être. Étrange volonté, cause de l’intelligence sans la­quelle on ne la conçoit pas ; singulière intelli­gence produite par une puissance qui elle-même ne connaît rien ! Le philosophe ne parvient pas à combiner deux dogmes qui répugnent l’un à l’autre. A-t-il mieux réussi à sauvegarder la liberté de l’àme ? c’est le sentiment de M. Franck, dont l’autorité est grande en ces matières. 11 faut reconnaître avec lui qu’il ne témoigne nulle part cette sorte de haine de la personnalité, et cette impatience de s’absorber en Dieu, qui éclatent dans les écrits de Plotin et de Proclus. Mais quelle individualité peut-on attribuer à une âme qui est une émanation de la substance ra­tionnelle « qui pénètre le monde entier et s’y enfonce ? » Elle est en quelque sorte une idée :

« l’idée de la forme est une avec la forme de l’âme ; car l’une et l’autre sont des formes, et les formes particulières, savoir toutes les formes sensibles, se réunissent dans la forme univer­selle, c’est-à-dire dans celle qui renferme toutes les formes. Ces formes particulières se réunissent par conséquent dans la forme de l’âme, parce que la ïorme universelle qui les renferme toutes se réunit avec la forme de l’âme (liv. III, 25). » Tel est le système ; il est facile d’en marquer l’origine. On ne le rattachera pas au péripaté­tisme ; et quoique les idées et la terminologie d’Aristote y soient souvent reproduites, on n’y verra qu’une étrange corruption de cette grande doctrine. L’esprit en est plus franchement pla­tonicien, mais d’un platonisme qui a passé par Alexandrie et s’est compliqué des emprunts faits à d’autres écoles et même aux cosmogonies orientales. En un mot, les véritables maîtres du juif de Malaga ce sont Plotin et Proclus. Pour­tant il est douteux qu’il les ait jamais lus : les Arabes au milieu desquels il vivait ont peu connu le dernier, et ils ont ignoré le nom du premier, de Plotin, dont les idées se retrouvent à chaque page de la Source de vie. Comment sont-elles parvenues jusqu’à lui ? Ce n’est pas par des textes originaux, puisqu’il les attribue de bonne foi à Platon. 11 les a puisées sans doute dans ces compilations néo-platoniciennes, si multipliées vers le déclin de l’école, circulant sous les noms de philosophes anciens, et que les Arabes tradui­sirent, bien persuadés qu’elles étaient les œuvres d’Empédocle, de Pythagore, de Platon, d’Aris­tote. Il est certain que dès le ixe siècle les musulmans possédaient des versions de ces livres apocryphes^ qui gardèrent leur crédit jusqu’au moment ou AI-Farabi et Ibn-Sina firent con­naître un péripatétisme plus pur.

Quelle fut la destinée de ce système qui malgré des défauts trop visibles est un événement im­portant dans l’histoire de la pensée ? Il paraît, être resté à peu près inconnu de ceux qui pou­vaient le mieux en profiter, des Arabes et des Juifs. Le premier musulman philosophe qui ait brillé en Espagne est Ibn-Bâdja ou Avempace ; il est disciple du grand péripatéticien d’Orient, d’Avicenne, et il ne paraît connaître ni le nom ni les doctrines d’Ibn-Gebirol ; Averroès donne un grand développement à une des théories de la Source de vie, celle de l’intellect universel, mais il ne l’emprunte pas à cet ouvrage. Les juifs semblent eux-mêmes l’oublier ; son nom n’est cité ni par Maimonide, ni par les kabbalistes, quoique ces derniers aient pu le connaître et introduire dans leurs doctrines, dont les com­mencements sont bien plus anciens, quelquesunes de ses idées. Les littérateurs et les com­pilateurs sont les seuls qui gardent son souvenir, et M. Munk a reproduit quelques-unes de leurs mentions ; il y est généralement décrié comme s’étant révolté contre la communion Israélite. En revanche il s’introduit de bonne heure dans les écoles chrétiennes, sous le nom d’Avicebron, et grâce à une traduction faite par Dominique Gundisalvi, vers le milieu du xne siècle. Ses idées y causèrent une profonde émotion, qui se prolongea jusqu’au déclin de la scolastique ; il initia ces esprits curieux et hardis, malgré leur apparente soumission, à une philosophie péril­leuse qui en ramena plus d’un dans la voie où Jean Scot Érigène s’était déjà égaré. Dès le commencement du xme siècle il y a à Paris, et autour de Paris, de véritables cénacles de pan­théistes, dont les chefs les plus connus, con­damnés en 1209 avec leurs disciples, sont Amaury de Bène et David de Dinan, qui pourraient avoir lu la Source de vie. Après eux le nom d’Avicebron est répété par tous les docteurs ; Albert essaye de réfuter sa théorie de la matière universelle, et celle de l’intellect actif ; saint Thomas sunstitue aux critiques puériles de son maître une réfutation qui fait honneur à sa clairvoyance ; Roger Bacon, au contraire, adopte hardiment l’ensemble du système, tout en le corrigeant. Duns Scot ne craint pas non plus de se placer sous ce patronage suspect : Ego autem redeo ad positionem Avicebronis, s’écrie-t-il ; et il en tire les conséquences naturelles, en confondant tous les êtres comme des accidents dans l’unité la plus générale, in ratione entis. Au xvie siècle, Giordano Bruno cite, admire et interprète à son profit cet Avicebron qui, dit-il, regarde les formes comme des accidents et la matière comme la seule substance. Spinoza l’a-t-il connu ? il serait téméraire de l’affirmer ; mais il n’y a pas loin de la doctrine de l’identité de la matière et de la forme, à celle de l’union substan­tielle de la pensée et de l’étendue.

Consulter : S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1857-59, 2 vol.

Seyerlen, Annales de théologie, publiées à Tubingue, t. XV et XVI.

Ad. Franck, Études orientales, Paris, 1861, p. 361.E. C.

AVICENNE, voy. Ibn-Sina.

AXIOME. Ce terme, dont l’usage paraît trèsancien, n’a été employé d’abord que par les ma­thématiciens pour désigner les principes mêmes de leur science, ou un certain nombre de pro­positions d’une évidence immédiate et servant de base à toutes leurs démonstrations. C’est ce qui résulte d’un passage de la Métaphysique d’Aris­tote (liv. III, ch.m), où ce philosophe se demande si la science de l’être ou de l’absolu ne doit pas aussi s’occuper de ce qu’en mathématiques on appelle du nom d’axiomes. Pour lui, il donne à ce mot une signification plus étendue ; car il l’applique sans distinction à tous les principes qui n’ont pas besoin d’être démontres, et sur lesquels se fondent, au contraire, toutes les sciences ; à tous les jugements universels et évi­dents par eux-mêmes, sans lesquels, dit-il, le syllogisme ne serait pas possible (Analyt. Post., lib. I, c. 11). Mais ces divers principes sont sub­ordonnés à un seul, qui passe à ses yeux pour la condition suprême de toute démonstration et même de tout jugement : c’est le fameux prin­cipe d’identité et de contradiction ; à savoir, que le même ne saurait à la fois être et n’être pas dans le même sujet, sous le même rapport et dans le même temps (Mëtaph., lib. III, c. iii). Après Aristote, les stoïciens ont compris sous le nom d’axiome toute espèce de proposition géné­rale, qu’elle soit nécessaire ou d’une vérité con­tingente. Ce sens a été conservé par Bacon ; car, non content de soumettre ce qu’il appelle les axiomes à l’épreuve de l’expérience et des faits, ce philosophe distingue encore plusieurs sortes d’axiomes, les uns plus généraux que les autres [Νου. Organ., lib. I, aphor. xm, xvn, xix, et pass.). Le sens d’Aristote s’est maintenu dans l’école cartésienne, qui voulait, comme on sait, appliquer à la philosophie la méthode des géo­mètres. C’est ainsi que Spinoza et Wolf ont com­mencé leurs œuvres par des axiomes et des dé­finitions dont se déduisent ensuite toutes leurs théories. Kant, ayant distingué plusieurs sortes de principes, aussi différents les uns des autres par leur usage que par leur origine, a consacré le nom d’axiomes à ceux qui servent de base aux sciences mathématiques : ce sont, d’après lui, des jugements absolument indépendants de l’ex­périence, d’une évidence immediate, et qui ont pour origine commune l’intuition pure du temps et de l’espace. Par cette raison, il les appelle aussi les axiomes de Vintuition. A l’exemple d’Aristote, il néglige d’en fixer le nombre, et cherche à les subordonner à un principe su­prême qu’il formule en ces termes (Critique de la Raison pure, analyt. des principes) : « Tous les phénomènes peuvent être considérés comme des grandeurs étendues. Grâce à ce principe, les propriétés de l’espace ou de l’étendue, en dehors de laquelle nous ne pouvons rien " percevoir, c’est-à-dire les vérités et les définitions mathé­matiques, deviennent les conditions nécessaires, les formes a priori des choses elles-mêmes ou des phénomènes que nous découvrons par l’expé­rience. »

Si maintenant nous passons de l’histoire du mot à la nature même de la chose ; si nous vou­lons connaître le vrai caractère des principes mathématiques, et le comparer à celui des autres principes de l’intelligence humaine, nous serons forcés de choisir entre la proposition suprême d’Aristote et celle de Kant ; car, dans l’état actuel de la psychologie, c’est à ce choix seul que se réduit toute la question. Si, comme le prétend le philosophe grec, tous les axiomes peuvent se résoudre dans le principe de contradiction, ils ne sont plus que des jugements analytiques et même de simples formules abstraites, dont le seul résultat est de décomposer dans ses divers élé­ments une notion générale déjà présente à l’es­prit, sans enrichir notre intelligence d’aucune connaissance nouvelle. Si, au contraire, les axiomes sont de véritables principes, c’est-à-dire des connaissances intuitives, imméaiates. que ni l’expérience ni l’analyse n’ont pu nous fournir, il faut alors, avec le philosophe allemand, les regarder comme des jugements synthétiques a priori. Nous n’hésitons pas, uniquement en ce qui concerne les principes mathématiques, à nous prononcer pour l’opinion d’Aristote. En effet, quand je dis, par exemple, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, il m’est impossible de ne pas voir qu’entre le sujet et l’attribut de cette proposition, il n’y a pas seulement, comme entre l’effet et sa cause, un rapport de dépendance ou un enchaînement nécessaire, mais une véritable identité, ou au moins la relation d’un tout à sa partie ; dans l’idée que je me fais d’une ligne droite, est cer­tainement déjà comprise celle du plus court chemin d’un point à un autre ; par conséquent, il n’y a que l’analyse qui ait pu les séparer. Kant, il est vrai, en choisissant précisément le même exemple, arrive à un résultat tout op­posé:« La ligne droite, dit-il, me représente seulement une qualité ; le plus court chemin d’un point à un autre me rappelle, au contraire, une quantité ; ce n’est donc que par une vérita­ble synthèse, mais par une synthèse nécessaire, que j’ai pu réunir dans un meme jugement deux notions aussi différentes l’une de l’autre. ·> Une telle subtilité, malgré le nom qui la recom­mande, mérite à peine d’être prise au sérieux. Il est evident qu’en pensant à une ligne droite, je suis forcé de tenir compte de la quantité aussi bien que de la qualité ; car, faites abstrac­tion de la quantité, et la ligne n’aura plus d’é­tendue ; elle ne représentera plus aucune dimen­sion de l’espace ; en un mot, elle aura cessé d’exister. De plus, l’étendue d’une ligne droite, la quantité d’espace qu’elle me représente, est nécessairement telle, qu’entre ses deux extré­mités je ne saurais en concevoir une plus petite, c’est-à-dire qu’elle est le plus court chemin d’un point à un autre. Nous ne parlerons pas des autres axiomes considérés par Kant lui-même comme des applications diverses du principe de contradiction, par conséquent comme des juge­ments analytiques ; nous ferons seulement re­marquer que ce caractère n’est pas le seul qui établisse une différence entre les axiomes pro­prement dits et les véritables principes ou les connaissances intuitives de la raison. Quand je dis que la partie est moindre que le tout, ou que deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, je n’affirme rien des existences, je ne dis pas qu’il y ait quelque part un tout, des parties, une quantité et des quan­tités égales entre elles; je prétends seulement, comme il a été démontré tout à l’heure, que, dans l’un des deux termes dont se compose prin­cipalement chacun de ces axiomes, l’autre est nécessairement compris. En outre, ces deux termes, avec les idées qu’ils expriment, peuvent être l’un et l’autre empruntés à l’expérience C’est, en effet, à cette source de nos connaissan­ces, plutôt qu’à la raison, que nous devons les notions d’un tout et de ses parties. Il en est au­trement de ce principe qui est le fondement de toute morale:toutes nos actions libres sont sou­mises à une loi obligatoire, universelle et né­cessaire. Non-seulement la loi du devoir ne sau­rait être déduite par voie d’analyse de l’idée de liberté ; mais de plus, je crois à l’existence de ces deux termes, dont le premier dépasse entiè­rement les limites de l’expérience. Il ne faut donc pas confondre sous un même titre des ju­gements aussi différents les uns des autres que ceux qui servent de base aux démonstrations mathématiques, et ceux que la métaphysique et la morale sont obligées de chercher dans une analyse approfondie de la raison humaine. Les premiers sont purement analytiques, c’est-à-dire u’ils reposent sur un rapport d’identité ou celui’un tout à sa partie ; ils ont pour objet et pour attribut deux termes corrélatifs dont l’existence est hypothétique ; enfin, ces deux termes peu­vent être également empruntés à l’expérience. Les autres., au contraire sont des jugements synthétiques où deux termes complètement dis­tincts l’un de l’autre sont enchaînés par un lien nécessaire ; chacun de ces deux termes repré­sente une existence réelle; et l’un au moins est tout à fait étranger àl’experience. Il faut laisser aux premiers le nom d’axiomes, et consacrer aux autres celui de principes. Comme l’a dit avec un sens profond l’auteur de la Critique de la Raison pure (Introd.), les mathématiques n’ont pas d’autres principes que leurs définitions, car elles n’ont affaire qu’à un monde idéal:à l’aide des limites et des figures dans lesquelles elles circonscrivent librement l’espace et l’éten­due, elles· produisent elles-mêmes, elles créent en quelque sorte toutes les données qu’elles soumettent ensuite au procédé de la démonstra­tion. Voy. Principes et Mathématiques.

AXIOTHÉE de Philius, l’une des femmes qui, après avoir suivi les leçons de Platon et de Speusippe, transmettaient à leur tour la doctrine qu’elles avaient reçue. Elle passe pour avoir porté des vêtements d’homme, probablement le manteau de philosophe ; cet usage paraît avoir été adopté également par Lasthénie de Mantinée (voy. Diogène Laërce, liv. III, ch. xlvi ; liv. IV, ch. ii). _

AZAÏS. Né à Sorèze en 1766, mort en 1845, a eu pour un moment une réputation que ne justi­fient guère les ouvrages volumineux et insigni­fiants qu’il nous a laissés. Ses premières études le destinaient plutôt à l’enseignement de la mu­sique qu’à la culture de la philosophie, qu’il ne connut jamais. Admis à l’école fondée par les bé­nédictins, dans sa ville natale, il entra d’abord comme novice dans la congrégation des oratoriens, fut pendant quelque temps régent de cin­quième à Tarbes, puis secrétaire de l’évêque d’Oléron, et au moment de la révolution il em­brassa les idées nouvelles avec une ardeur qui devait bientôt se refroidir. Après le. 18 fructidor, il fut poursuivi pour avoir publié une brochure trop franchement royaliste, et condamné à la déportation. Il trouva un asile dans l’hospice des Sœurs de la Charité de Tarbes. et y écrivit son premier ouvrage où il propose aéjà son système, qu’il reproduira avec monotonie dans tous ses autres livres. Grâce à l’amitié de Mme Cottin, alors en pleine renommée, après que le danger fut passé, il eut l’honneur de fréquenter à Pa­ris quelques-uns des hommes célèbres du temps, Lacépède, Hauy, Cuvier, Laplace, qui parais­sent n’avoir pas fait grand cas de son mérite. Il vivait dans un état voisin de la misère quand il obtint les fonctions d’inspecteur de la librairie. Pendant les Cent-Jours il se prononça pour le gouvernement qu’il avait servi, et fut nommé recteur à Nancy. Après la Restauration, il retomba dans la gêne, et vécut d’une pension qui fut peu à peu réduite. Des leçons faites à l’Athénée lui avaient valu une sorte de célébrité, qui attira l’attention sur les ouvrages qu’il ne cessait de faire paraître. Cette renommée était dans tout son éclat vers 1827. Azaïs réunissait alors dans son jardin de Passy un auditoire bril­lant, et exposait dans des conférences animées son explication universelle. Cette prospérité fut cou’le, et à partir de 1830, quoiqu’il ne cessât d ; publier, il serait tombé dans l’oubli, si l’on n’avait gardé le souvenir des railleries qui ac­cueillirent son Système des compensations. Il mourut en 1845.

Dans les nombreux ouvrages qu’il a fait pa­raître de 1800 à 1840, on ne trouve guère qu’une seule idée, et elle n’est ni originale ni vraie. Il la répète sous toutes les formes, l’applique à l’homme et à la nature, au présent et au passé, à l’individu et à la société, et en fait la formule d’un optimisme banal; il y a, suivant lui, « une succession équitable dans les vicissitudes du sort de l’homme, un balancement continu dans les diverses conditions et les divers événements qui constituent sa destinée. » Voilà la grande loi des compensations, qu’on déduirait de la justice de Dieu, qui n’a pas pu traiter inégalement ses enfants, et qui se vérifie aussi par l’observation. Dans l’univers entier se joue une seule et même force qui d’un côté poursuit une œuvre de des­truction, de l’autre ne cesse de réparer ses ruines et de construire. Ces deux opérations sont soli­daires : car on ne peut détruire un édifice qui n’est pas bâti, et d’autre part il faut des débris pour réparer et réédifier ; elles sont nécessaire­ment égales l’une à l’autre : plus il y a d’ê­tres en formation plus il y a d’êtres sur la voie de la destruction, et réciproquement. Or, pour les êtres sensibles le premier acte est ce qu’on appelle un bien, et le second un mal. Chacun d’eux reçoit un plaisir pendant la durée des opérations qui le forment, ou le développent, et une douleur pendant la durée des opérations contraires. Il en résulte qu’il y a équilibre parfait entre son malheur et son bonheur : plus il lui est accordé d’avantages, plus il doit en perdre, et ses regrets, ses souffrances et son desespoir sont une rançon qu’il doit infailliblement payer et qui demeure proportionnelle aux bienfaits qu’il a reçus. A défaut des épreuves qui lui sont rare­ment épargnées, le mortel le plus fortuné doit au moins subir la mort, et c’en est assez pour que cette suprême tristesse, croissant avec le prix de la vie, compense toutes ses joies, et le rende égal au plus misérable esclave. En résultet-il qu’après avoir vécu, tous les hommes ont reçu une quantité égale de maux et de bien ? Non sans doute, et l’auteur qui hésite et se con­tredit sur ce point, se borne à soutenir qu’il y a un rapport invariable entre les deux sommes, qui peuvent d’ailleurs être très-différentes suivant les individus, tout en restant toujours égales pour un seul a’entre eux. L’homme le plus favo­risé a peu de biens, mais il a aussi peu de maux ; et les déshérités, mal pourvus des uns, sont aussi bien moins accablés des autres.

Cette loi s’applique aux sociétés, comme aux particuliers. Le sauvage que le hasard de la génération a jeté sur quelque plage inhospi­talière, au milieu d’hommes grossiers, et aux prises avec une nature ennemie, a sans doute des misères qui épargnent l’homme civilisé ; mais comme toute peine vient d’un bien et y est pro­portionnelle, l’homme policé subU à son tour mille tourments qui sont épargnés à l’autre. Aussi le système des compensations est-il destiné à adoucir* les haines sociales et à mettre fin à cette hostilité croissante entre les riches et les pauvres. Les philosophes et les théologiens qui défendent d’autres doctrines sèment la haine et la discorde : « Le principe de l’iné­galité naturelle et essentielle dans les destinées humaines conduit inévitablement au fanatisme révolutionnaire, ou au fanatisme religieux. »

Enfin, l’univers entier est l’application de cette loi de balancement : tout être « tend à être en expansion continue. » Mais par cela même il rencontre dans les forces qui l’entourent sa li­mite et son obstacle : plus il se déploie et plus il est refoulé. Quand la terre a soulevé de son sein les hautes montagnes qui la sillonnent, pour­quoi ne se sont-elles pas élevées à l’infini ? c’est, dit l’auteur, parce que sa force d’expansion est équilibrée par la nature expansive des autres globes….Tout s’explique, et l’harmonie des glo­bes, et la réciprocité de tous les actes physiques, physiologiques, politiques etc. ; équilibre con-

Itamirient invariable dans un mouvement con­stamment varié, telle est la définition de l’uni­vers. » On voit que la physique d’Azaïs ne vaut

uère mieux que sa philosophie.-Le vice inhérent

l’une et à l’autre, c’est l’ignorance. La morale douce et résignée qui accompagne ces élucu­brations banales ou creuses, et la pureté des intentions honorent le caractère d’Azaïs : mais il ne suffit pas d’avoir l’àme tendre et d’aimer les hommes pour être compté parmi les philo­sophes.

Voici la liste chronologique des œuvres les plus intéressantes d’Azaïs : du Malheur el du Bonheur, 1800 ; Introduction à l’essai sur le monde, 180ό ; —les Compensations dans les desti­nées, etc., 1808 ; —Système universel, en huit volumes, 1809 ; Cours de philosophie générale, 1821, reproduit en 1826 sous cet autre titre : Explication universelle. 11 a lui-même résumé ses idées dans l’article Compensations du Dic­tionnaire de la conversation.E. C.

  1. Dans la composition des termes numéri­ques par lesquels les logiciens désignent les différents modes du syllogisme, cette consonne indique que tous les modes des trois autres figu­res, qui ont cette initiale, peuvent être ramenés au mode de la première qui commence par la même lettre ; par exemple, Barbari et Baroco se ramènent de différentes manières au mode Barbara. Voy. Conversion, Syllogisme.

BAADER (François), un des plus éminents penseurs de l’Allemagne, étudia d’abord la méde­cine et les sciences naturelles. 11 ne se voua qu’assez tard aux spéculations métaphysiques. Il occupe dans la philosophie moderne, une place à part. Il n’a pas rédigé de corps de système. Ses idées se trouvent dispersées dans une foule d’écrits détachés. Cette exposition, déjà si peu suivie, est sans cesse brisée par des digressions. Baader est ardent à la polémique : il ne sait pas résister au plaisir d’une escarmouche, et ne perd aucune occision de faire le coup de feu contre ses adversaires. La rapidité de la pensée et de fré­quentes allusions rendent difficile la lecture de ses écrits. Les étrangetés d’un style original, embrouillé, bizarre, ajoutent encore à l’obscu­rité. On peut aussi reprocher à Baader des pué­rilités mystiques que ce viril esprit aurait dû s’interdire. Tout cela fait autour de sa vraie pen­sée un fourré que peu de gens ont le courage de traverser. Mais ceux qui l’essayent sont bien récompensés. Les écrits de Baader sont une mine des plus riches. Ils ont une grande valeur critique, et forment un arsenal précieux pour qui veut combattre les diverses écoles de l’Alle­magne. Baader en a saisi les côtés faibles avec une singulière pénétration, et de sa dialectique acérée il a frappé au défaut de l’armure tour à tour Kant, Fichte, Schelling et Hégel. Baader a profité de tous les progrès que ces grands esprits ont fait faire à la pensée ; mais il a, dès l’ori­gine, combattu leurs erreurs, quand personne encore ne les soupçonnait, et a été seul à soute­nir toujours contre eux la cause de la science chrétienne.

Baader unit la religion positive et la philoso­phie par un mysticisme qui rappelle Jacob Bœhm. Jacob Bœhm a partagé l’étonnante des­tinée de Spinoza. Ces étranges génies n’ont exercé aucune influence sur leur temps. Il a fallu deux siècles et plus à l’esprit humain pour arriver à les comprendre. Ils n’ont trouvé qu’au­jourd’hui des penseurs capables de les péné­trer ; et ils ont présidé à la révolution philoso­phique de l’Allemagne, comme Montesquieu et Rousseau à la révolution politique de la France. Schelling, dans son premier système, el

Hégel, relèvent de Spinoza ; ils se réclament aussi de Jacob Bœhm, mais c’est à tort ; ils l’ont mal compris. Baader est son véritable descen­dant. Les mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont, sainte Thérèse, Mme Guyon. Swédenborg, Pascalis, et surtout Saint-Martin, étaient également familiers à Baader.

Lorsque le roi de Bavière voulut faire de l’uni­versité de Munich le centre d’une réaction reli­gieuse contre les idées nouvelles, Baader fut appelé à y professer la philosophie. 11 finit par être assez mal vu. Le roi voulait restaurer le moyen âge plus encore que le christianisme, et Baader avait une libéralité de vue qui s’accor­dait mal avec ses projets. Nous avons parlé de bizarreries mystiques ; mais toutes les fois qu’il sait s’en préserver, il retrouve le bon sens du génie. 11 se distingue même entre les penseurs de l’Allemagne par son esprit pratique. 11 s’est fort occupé de politique, et toujours avec indé­pendance. En 1815, il conseilla à la SainteAlliance de légitimer sa cause par un grand acte de justice, la restauration de la nationalité polonaise. A la même époque, il signalait avec un coup d’œil prophétique le besoin qu’avait donné la révolution française de réaliser socia­lement les principes évangéliques de justice et de charité. Après 1830, il s’occupa le premier, dans son pays, des prolétaires, et ce fut avec un esprit généreux. Tout cela ne le mettait pas en faveur auprès du roi, moins encore ses idees sur l’Église. Baader s’est détaché de Rome ; il s’est prononcé avec force contre la suprématie du pape. Il voulait d’un catholicisme régi par les conciles et démocratiquement constitue. L’Eglise grecque répondait le mieux à son idéal ; et dans son dernier écrit, peu de temps avant sa mort, il cherche à établir la suprématie de cette Église sur celle de Rome.

La théorie de la liberté est ce qu’il y a de ca­pital dans Baader. La philosophie allemande est venue aboutir au panthéisme. Hégel est l’inévi­table conclusion de Kant. On a compris alors que la logique seule menait à un Dieu universel, à un monde nécessaire, et que, pour échapper au panthéisme, il fallait la dépasser et réhabiliter la liberté. Tout l’effort des adversaires intelligents de Hégel porte sur ce point. Baader a suivi cette tactique bien avant les autres. Il a donné le si­gnal et le plan de l’attaque, et a beaucoup con­tribué au changement de Schelling et au discré­dit du panthéisme en Allemagne.

Il faut, d’après Baader, distinguer trois mo­ments dans l’histoire de l’homme. Dieu le crée innocent ; mais cette pureté originelle n’est pas la perfection. L’homme est créé pour aimer Dieu. Or l’amour n’est pas cet instinct primitif du bien imposé par la nature ; il suppose le consente­ment, il est le libre don de soi-même. Mais la li­berté n’est pas le libre arbitre, le choix du bien ou du mal. Le bien seul est la liberté. Le mal est l’esclavage ; car la volonté coupable est sous la servitude des attraits qui la dominent, et des lois divines qui répriment ses désordres, la frappent d’impuissance et la paralysent. Le libre arbitre n’est donc pas la liberté ; il est le choix entre elle et l’esclavage. Il n’est pas la perfection ; il n’en est que la possibilité. Il n’est pas l’amour ; il n’en est que la porte. Il doit donc être franchi et dé­passé. Mais si la liberté est une charité immua­ble, éternelle, une vie divine dont on ne peut dé­choir, elle n’en présuppose pas moins le libre arbitre. Pour se donner librement, il faut pou­voir se refuser. Il y a donc un momentoù l’homme est appelé à se donner ou à se refuser à Dieu ; l’alternative est offerte : il choisit. Après l’inno­cence, avant l’amour, le libre arbitre ou l é­preuve. La tentation est donc pour l’homme, et généralement pour toutes les creatures libres, une nécessité, mais non point la chute. Unies d’abord fatalement à Dieu, sans conscience propre, elles doivent se distinguer de lui. Mais cette distinction n’est point nécessairement une contradiction ou une révolté ; c’est ce que le panthéisme mécon­naît. Il distingué aussi dans l’histoire de l’homme trois moments, mais le second est la chute, au lieu d’être, comme l’exige la pensée, la tentation qui peut avoir deux issues.

Le choix fait ne peut être prévu. Il ne se con­naît pas a priori ; car le contraire était égale­ment possible. On ne le connaît donc que par l’événement. C’est l’expérience, et non la raison, qu’il faut interroger ; elle trouve ainsi sa place dans toute philosophie qui reconnaît la liberté.

Or le mal est entré dans le monde : l’expé­rience le témoigne. Quelle devait être la suite de cette chute ? Le choix accompli, le libre arbitre cesse aussitôt. 11 n’est ni le bien ni le mal ; il le précède ; il est l’égale possibilité de l’un et de l’autre. L’homme devait demeurer à jamais fixé dans la décision prise. Or le mal n’est que néant et douleur ; car Dieu est la vie. La conséquence de la chute était pour le monde l’éternel néant et l’universelle douleur : ce n’est pas ce qui a lieu : la chute a donc été réparée. Mais l’homme déchu ne pouvait recevoir la vie que si Dieu, le prin­cipe de vie, s’associait de nouveau à lui. Dieu de­vait descendre pour cela dans les abîmes où nous a précipités le mal ; il devait partager nos dou­leurs, porter le faix de nos peines, s’abaisser à toutes nos humiliations, se faire entièrement sem­blable à nous, connaître même la mort. Le sacri­fice du Calvaire pouvait seul sauver une race dé­chue. Le but de ce grand holocauste était d’élever l’homme à l’amour éternel dont il s’était exclu ; mais ce ne pouvait être l’effet immédiat. Cetamour exige la coopération du libre arbitre, le libre arbitre devait donc être rendu. L’homme a été replacé, par la vertu de l’expiation divine, dans la position où il se trouvait à l’heure de l’épreuve, libre de choisir, avec une différence toutefois. Il avait alors l’instinct du bien, il a maintenant celui du mal. Il doit mourir à lui-même s’il veut renaître à Dieu. La croix est pour l’homme et pour Dieu le seul moyen de réunion depuis la chute.

Le déisme et le panthéisme pallient le mal : l’un et l’autre n’y voient que l’inévitable imper­fection du fini ; mais le mal est si peu le fini, qu’il est. au contraire, l’effort du fini à se poser comme l’infini, de la créature à se faire le centre de tout, à usurper le droit de Dieu. Il n’est point d’ailleurs le contraire seulement du bien, comme le fini l’est de l’infini ; il en est la contradiction.

Le manichéisme regarde le mal comme positif ; mais il a le tort d’en faire une substance, un principe éternel. Or, le dualisme est incompa­tible avec l’idée de Dieu. Ce système d’ailleurs, qui semble exagérer le mal, en atténue la gravité non moins que les précédents. En faisant du mal un principe éternel, il en fait un principe néces­saire : c’est l’absoudre. Ces trois systèmes, à les prendre rigoureusement, sont donc unanimes à nier la liberté et la responsabilité du mal : ils en méconnaissent la nature.

Ici se présente une grande difficulté. On peut dire : Le mal est impossible ; il ne saurait exis­ter : ce que l’on appelle de son nom, ou n’est rien, ou n’est qu’une forme du bien, un de ses déguisements. Le bien seul peut exister ; car Dieu est l’Être. On ne peut donc supposer quel­que chose qui soit hors de lui, qui soit contre lui : ce serait un non-sens. D’autre part, si l’on ne veut pas nier le libre arbitre, il faut accepter la possibilité du mal. Or, , nier le libre arbitre, c’est nier l’experience, la conscience, tomber dans le fatalisme et avec lui dans le panthéisme. Voilà deux exigences également impérieuses. La contradiction, heureusement, n’est pas inso­luble.

Dieu est l’Être, donc hors de lui il n’y a que néant. L’homme est libre, donc il peut vouloir contre Dieu. Seulement alors sa volonté est néant. Il ne peut la réaliser, il trouve l’opposé de ce qu’il cherche, et son œuvre le trompe. La vo­lupté ruine les sens, l’orgueil amène l’abaisse­ment, l’égoïsme est l’ennemi de notre intérêt : le mal se tourne toujours contre lui-même ; il est châtié par une divine ironie qui lui fait faire perpétuellement le contraire de ce qu’il se pro­pose. Il obéit donc malgré lui, et son impuis­sante révolte est aussi bien soumise que la plus fidèle obéissance. Le mal manifeste Dieu comme le bien, seulement d’une autre manière : par son néant il proclame que Dieu seul règne et seul est. L’effet, étant toujours le contraire de ce que vsut la volonté coupable, est divin. Le mal n’existe que subjectivement ; il essaye en vain de se réaliser, il ne peut se donner l’existence ob­jective. 11 y a dualité dans les volontés, non pas dans leurs actes : toutes, elles exécutent les des­seins éternels. Les créatures, qu’elles le veuillent ou non, n’accomplissent jamais que les ordres divins. Fata volentem ducunt, nolentem tra­hunt.

Contemplée de ce point de vue, l’histoire se montre à nous sous un jour tout nouveau. L’homme, malgré les obstinés égarements de sa liberté, ne fait jamais que suivre la route tracée par la Providence ; il est inhabile à troubler l’u­niverselle harmonie ; il exécute toujours la pen­sée divine. Et quelle est cette pensée ? Pour notre race déchue, il n’y en a qu’une, la ré­demption. Elle est l’œuvre miséricordieuse, l’é­vénement magnifique dont les siècl*6 se transmet­tent l’accomplissement. Au milieu de l’histoire, s’offre le sacrifice qui sauve l’humanité : le chris­tianisme est fondé. Tout jusqu’alors le prépa­rait ; tout, depuis son apparition, concourt à son établissement universel. Il est la puissance qui entraîne le monde à un progrès incessant, et le provoque infatigablement à la justice, à l’unité, à l’amour. On ne peut connaître d’avance la vo­lonté de l’homme : on peut prévoir celle de Dieu, que l’homme a deux manières, à son choix, d’ac­complir. On n’est plus dans le fatalisme, cet in­sipide lieu commun des modernes philosophies de l’histoire ; mais on demeure dans un ordre d’autant plus majestueux que le désordre même finit par l’établir.

A cette théorie, que Baader a développée en plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment dans le premier cahier de la Dogmatique spécu­lative, se rattache encore une idée importante. Le bien et le mal donnent à toutes nos facultés, à l’imagination, à la pensée, au sentiment, aussi bien qu’à la volonté, une direction différente. Les passions asservissent tout notre être. L’homme, sous leur empire, ne voit plus les choses sous leur véritable aspect, et il en est incapable. Le mal obscurcit, trouble, égare l’entendement, le frappe de folie et de sophisme : le bien l’illu­mine et le rectifie. La volonté a donc sur l’intel­ligence une décisive influence. Dans l’ordre mo­ral, les convictions dépendent de la pratique. Une vie sensuelle et égoïste mène à d’autres croyances qu’une vie chaste et dévouée. Les âmes médio­cres ont une autre philosophie que les cœurs tour­mentés de la noble ambition de l’infini. Tous les hommes, à l’origine, ont sans doute un principe commun : ils entendent d’abord un même ordre de la conscience ; mais, selon qu’ils obéissent ounon, leur conscience s’altère ou garde sa pureté, leur entendement s’obscurcit ou s’éclaire. Il y a action de la pensée sur la volonté, et réaction de la volonté sur la pensée ; elles ne sont point iso­lées : l’homme est un. Il faut donc, dans la re­cherche de Dieu, se ceindre d’obéissance, selon l’expression du poëte oriental. Tout ceci peut être regardé comme vrai. L’expérience montre que notre conduite exerce un grand empire sur notre pensée. La raison enseigne que le vrai et le bon sont un. L’homme n’est donc pas dans la vérité, tant qu’il demeure dans le mal. 11 peut avoir d’elle alors une image abstraite et morte ; il ne possède pas la vérité vivante et réelle. Pour bien penser, il faut bien vivre.

Baader s’est, dans la philosophie de la nature, aussi nettement séparé du panthéisme que dans la théorie de la liberté. Les poètes, inspirés par leur génie divinatoire, ont vu dans les tristesses et les joies de la nature, dans ses fêtes et ses deuils, dans ses voluptés et ses fureurs, l’image de nos espérances et de nos regrets, de notre bonheur et de notre infortune, de nos amours et de nos haines, l’image de l’homme tombé. Les religions sont unanimes à expliquer par une chute les fléaux de la nature, et par le péché la mort. Que doit penser la philosophie ? On trouve ici les mêmes solutions que pour la liberté. Le déisme et le panthéisme voient dans la mort comme dans le mal une institution nécessaire à l’économie du fini. Mais la mort n’est pas plus nécessaire que le mal. Nous avons au dedans de nous le type d’une nature idéale, dont les formes sont d’une irréprochable correction · elle ne con­naît ni souffrance, ni laideur^ ni déclin ; elle a l’éternelle jeunesse de ce qui est parfaitement beau. La raison enseigne qu’il doit y avoir har­monie de l’idéal et du réel. Cette harmonie n’existe pas dans l’ordre présent de la nature ; il n’est donc pas l’ordre divin, l’ordre légitime, l’ordre primifif. La nature souffrante, infirme, périssable, est une nature déchue. La mort est donc la suite du mal, et n’affligeait pas le monde avant le péché. Baader arrive ici à une hypo­thèse aventureuse. La mort, selon lui, était avant l’homme ; l’histoire des révolutions du globe le prouve : il y a donc eu une chute antérieure à celle de l’homme, et la création de la terre est en rapport avec cette ancienne catastrophe. Le chaos de la Genèse n’est que les ruines confuses de la région céleste que gouvernait Satan et que troubla sa révolte. Le travail des six jours a eu

Sour fin d’ordonner et de réparer cette grande estruction. Ce ne fut qu’au terme de l’œuvre que la puissance du mal fut domptée. La mort était emprisonnée ; la désobéissance de l’homme lui ouvrit de nouveau les portes.

La nature, Isis voilée, semble vouloir punir les audacieux qui osent tenter ses mystères. Baader s’est permis dans la philosophie de la nature d’é­tranges aberrations. Il revient aux élucubrations de Jacob Bœhm et de Paracelse. Il est à regret­ter aussi qu’il ait donné dans son système, aux merveilles du somnambulisme, une place qu’elles n’ont pas dans la nature. S’il est frivole de ne négli­ger aucun fait, il est téméraire de trop vite les expliquer ; il faut d’ailleurs toujours garder la juste proportion, et l’univers ne s’explique pas par une crise nerveuse. Baader a suivi avec grande attention la fameuse voyante de Prévorst, qui a tant occupé toute l’Allemagne sa­vante et rêveuse, etjusc[u’à Strauss lui-même ; il est fâcheux qu’il ait jete par là quelque défaveur sur sa philosophie, qui renferme, du reste, tant de précieux aperçus.

Baader n’a pas en Allemagne toute la réputa­tion qu’il mérite. On ne lui a pas encore par­donné le dédain qu’il avait de l’appareil systcmatique dont on a si fort la superstition au delà du Rhin. Il a dérouté les habitudes do lourde méthode qu’affectionne la science allemande. Baader, au lieu de faire un gros livre, a dispersé ses idées dans une multitude de brochures, et l’on a bien quelque peine à réunir en un même corps tous les membres de son système. Mais on sent toujours chez lui l’intime harmonie qui coor­donne tous les détails. Baader n’en a pas moins exercé une grande influence : par sa polémique surtout, si incisive et si spirituelle, il a beaucoup contribué à la réaction contre le panthéisme. 11 compte ses partisans les plus nombreux parmi les mystiques et les théologiens philosophes. Ju­lius Mulier, entre autres, a » écrit d’après ses principes un livre remarquable sur la chute et la rédemption. Hoffmann a publié, pour servir d’introduction à la philosophie de Baader, un volume facile et agréable, die Vorhalle zu Baader.

Il paraîtra peut-être paradoxal, après tout cela, de dire que Baader est un des philosophes allemands dont l’étude pourrait avoir le plus d’attrait et de profit pour nous. Nous croyons qu’il en est ainsi pourtant. Baader aimait l’es­prit français, et le savait comprendre. Il avait même pour lui une prédilection qui lui a donné la fantaisie d’écrire un jour en français (et quel français 1) deux petits traités, qui feraient prendre de ce penseur une idée bien fausse à ceux qui ne le connaîtraient pas autrement. Malgré toutes ces excentricités et de fâcheuses préoccupations, il y a dans Baader une verve, une originalité, un rapide et libre mouvement que nous suivons plus volontiers que les lentes évolutions d’une métaphysique d’école. Sa pensée est profonde et difficile, mais, sauf les abus de mysticisme, pré­cise, nette, bien déterminée. Surtout, ce ne sont point chez Baader de vaines abstractions ; c’est l’homme, trop visionnaire sans doute et trop en­touré de spectres, mais enfin l’homme vivant et réel, qu’il s’efforce d’étudier et de faire con­naître. Baader a semé ses ouvrages d’une foule d’aperçus ingénieux, de vues nouvelles et d’idées fécondes. Il y a plus de bonne psychologie chez lui que dans aucun autre philosophe allemand. Ce n’est souvent qu’un trait, une saillie, quelque­fois une boutade, toujours une vive lumière.

Voici la liste des principaux ouvrages de Baader ; dont une édition complète vient d’être pu­bliée sous ce titre : Œuvres complètes de Fr. Baader publiées par Fr. Hoffmann, Leipzig,

  1. 15 vol. in-8 ; —Extravagance absolue de la liaison pratique de Kant, lettre à Fr. H. Jacobi, in-8, 1797 (ail.) ; Considérations sur la philosophie élémentaire, en opposition au traite de Kant intitulé : Principes élémentaires de la Science de la nature, in-8, Hamb., 1797 (ail.) ;
  • Mémoire sur la Physiologie élémentaire, in-8, Hamb., 1799 (ail.) ; sur le Carré des pythagoriciens dans la nature, in-8, Tubingue, 1799 (ail.) ; Mémoire de Physique dyna­mique, in-8, Berlin, 1809 (ail.) ; Démonstra­tion de la morale par la physique, in-8, Munich, 1813 ; et dans ses Ecrits et Compositions philo­sophiques, 2 vol. in-8, Munster, 1831 et 1832 ; de l’Eclair, comme père de la lumière (dans le même recueil) ; Principes d’une Théorie des­tinée à donner une forme et une base à la vie humaine, in-8, Berlin, 1820 (ail.) ; Fermenta cognitionis, 3 cahiers in-8, Berlin, 1822-1823 ; de la Quaaruplicité de la vie, in-8, Berlin, 1819 ;,
  • Leçons sur la Philosophie religieuse en oppo­sition avec la Philosophie irréligieuse dans les temps anciens et modernes, in-8, Munich, 1827 (ail.) ; Leçons sur la Dogmatique spéculalive, in-8, Stuttgart etTubingue ; 1828, et Munster, 1830 ; Quarante propositions d’une erotique religieuse, in-8, Munich, 1831 ; de la Bénédiction et de la Malédiction de la créature, in-8, Strasb., 1826 ; delà Révolution du droit positif, in-8, Munich, 1832 ; Idée chrétienne de l’immortalité en opposition avec tes doctrines non chrétiennes, in-8, Wurtzb., 1836, —Leçons sur une théorie future du sacrifice et du culte, in-8, Munich, 1836. Nous ne parlons pas de ses écrits purement politiques ou théologiques. X.

BACON (Roger) naquit probablement en 1214 dans le comté de Sommerset, non loin d’Ilchester. Sa famille était noble et possédait une grande fortune, qui fut compromise dans les guerres civiles du temps. Destiné à l’état ecclésiastique, il alla étudier à l’université d’Oxford ; il y rencontra des maîtres alors célèbres, unis entre eux par l’amitié, par un goût com­mun pour des sciences suspectes et dedaignées, et par l’indépendance de leur caractère. C’é­taient Robert Bacon, Richard Fisacre, Adam Marsh, Edmond Rich, et surtout Robert GrosseTête, qui devint évêque de Lincoln, et resta jusqu’à sa mort l’ami et le protecteur de Ro­ger. L’école d’Oxford a alors son originalité propre ; elle est indocile au joug de la discipline scolastique, et encourt souvent les arrêts du pouvoir ecclésiastique. Ses docteurs, si on les compare aux autres, sont presque de libres pen­seurs. Leurs leçons et leurs exemples ne furent pas perdus pour le jeune clerc, dont le caractère était par lui-même peu traitable, et dès l’an­née 1233, première date certaine de son histoire, il se signalait par des paroles audacieuses adres­sées au roi Henri III, réduit à subir publique­ment les remontrances de ses barons et des membres du clergé. Bientôt après, il passa en France, et vint, comme tous les savants du temps, demander aux écoles de Paris le titre de docteur. Il arriva dans cette ville au moment où la scolastique y jetait le plus vif éclat ; mysti­ques, péripatéticiens, panthéistes, averroïstes et sceptiques s’agitaient autour des chaires de l’universi té et des ordres mendiants. Au lieu de pren­dre parti au milieu de ces débats, Roger Bacon, fuyant une agitation qu’il jugeait stérile, choisit pour maître non pas un de ces philosophes dont l’histoire a conservé le nom, mais un person­nage obscur dont lui-même nous a fait connaî­tre l’intéressante figure. C’est un solitaire, nous dit-il, qui redoute la foule et les discussions, et se dérobe à la gloire ; il a l’horreur des que­relles de mots et une grande aversion pour la métaphysique ; pendant qu’on disserte bruyam­ment sur l’universel, il passe sa vie dans son la­boratoire, à fondre les métaux, à manipuler les corps, à inventer des instruments utiles à la guerre, à l’agriculture, aux métiers des artisans. Il n’est pas ignorant pourtant ; mais il puise sa science a des sources fermées au vulgaire : il a des ouvrages grecs, arabes, hébreux, chaldéens ; il cultive l’alchimie, les mathématiques, l’opti­que, la médecine ; il apprend à son disciple les langues et les sciences méconnues, et par-des­sus tout il lui donne le goût et l’habitude d’ob­server, de ne rien dédaigner, d’interroger les simples d’esprit, et de se servir de ses mains autant que de son intelligence. Pour tout dire, c’est le maître des expériences, dominus experi­mentorum, le plus grand génie de son temps, le seul qui puisse diriger l’esprit moderne à la re­cherche de la vérité. Bacon nous apprend qu’il est Picard, qu’il s’appelle Pierre de Maricourt ; nous avons de bonnes raisons de croire que ce grand homme ignoré est l’auteur d’un petit traité imprimé, de Magnete, souvent remarqué par les savants, et que son nom est bien celui qu’on lit en tête de cet opuscule, Pierre Péregrin. Pendant qu’il se forme auprès de ce maître, Ba­con reste simple clerc, sans entrer dans l’un ou l’autre des deux grands ordres mendiants, pour lesquels il n’a jamais dissimulé son mépris. Un peu plus tard, un événement mal connu le dé­cide à prendre la robe des franciscains ; il de­vait cruellement s’en repentir.

Vers 1250 il retourne à Oxford, et y acquiert par ses travaux « t son enseignement une renom­mée qui a laissé un souvenir durable dans les légendes populaires. Il y a là pour lui cinq ou six années qui sont les plus belles et les plus tranquilles de sa vie. Mais peu à peu, ses har­diesses, son dédain pour ses confrères, son mé­pris pour les autorités du siècle, et son zèle à réformer l’enseignement, soulèvent contre lui les défiances et bientôt l’animosité de ses supérieurs. Le général de l’ordre était alors Jean de Fidanza, le mystique auteur de Y itinerarium, l’homme le moins disposé à comprendre Bacon, et à lui pardonner son indocilité. En 1257 il force Bacon à quitter Oxford, où son influence devenait dangereuse, et lui impose une retraite, ou même un emprisonnement dans le cou­vent des Mineurs à Paris. Pendant dix an­nées on y exerça sur lui une persécution dont il nous a laissé le lamentable récit. La disci­pline tracassière du cloître, avec ses rigueurs aggravées pour punir un rebelle, fut appliquée sans pitié à ce puissant esprit : défense d’écrire, d’enseigner, d’avoir des livres, et à chaque dés­obéissance, les châtiments réservés aux écoliers mutins, le jeûne au pain et à l’eau, la prison et la confiscation. Pendant ce temps, il n’eut qu’une consolation : il se prit d’affection pour un novice pauvre et ignorant, et par ses leçons, il en fit, assure-t-il, un des grands savants du siècle, parmi lesquels on cherche vainement son nom. Mais il y avait alors dans l’Église un prélat, tour à tour soldat et légiste, avant d’être prêtre, et plus éclairé que ces moines implacables : c’é­tait Guy de Foulques, archevêque, cardinal, et légat du pape en Angleterre. Quelques amis de Bacon implorèrent son assistance, et l’intéressè­rent au sort du savant religieux ; il lui écrivit avec bonté, l’encouragea ; mais son bon vouloir échoua contre la règle du cloître, et valut à son protégé un redoublement de rigueur. Bacon semblait à jamais condamné à la réclusion, lorsque, en 1265, Guy de Foulques devint pape, sous le nom de Clément IV. Dès l’année sui­vante, il écrivait au prisonnier une lettre dont on a le texte, et sans oser exiger qu’on le mît en liberté, il l’affranchissait du silence qu’on lui avait imposé, et lui ordonnait, « nonobstant toute injonction contraire de quelque prélat que ce soit, » de composer un ouvrage où il expose­rait ses idées, et de le lui envoyer. La haine des franciscains n’en fut que plus irritée, et, sans désobéir ouvertement aux ordres du souve­rain pontife, ils prirent à tâche de mettre leur victime hors d’état d’en profiter. Pour travailler à ce livre, qui pouvait le sauver et faire triom­pher ses idées, Bacon aurait eu besoin d’une bi­bliothèque ; il lui fallait des aides pour ses ex­périences et ses calculs ; on lui refusait tout, jusqu’au parchemin pour écrire. Il était sans ressources ; il avait épuisé le peu d’argent qu’il tenait de sa famille ; il fut réduit à mendier, au­près de son frère aîné, qui, ruiné par la guerre civile, ne put l’assister ; auprès de grands per­sonnages qui le rebutèrent, quoiqu’il leur mon­trât l’ordre du pape ; il dut épuiser la bourse de quelques amis, pauvres comme lui, et qu’il se désespérait de condamner à la gêne. Voilà quel fut le douloureux enfantement de VOpus majus, qui en 1267 fut confié à son disciple bien-aimé, pour qu’il le remît lui-même entre les mains du souverain pontife. Comme le voyage était long et dangereux, comme la réponse du pape se fai­sait attendre, Bacon le fit suivre de deux autres ouvrages considérables, VOpus minus et VOpus tertium, où se trouve, en guise d’épître dédicatoire, le touchant récit de ses infortunes, qu’on a justement comparé à VHistoria calami­tatum d’un autre persecuté. Enfin, le pape, sans doute frappé d’admiration pour ce courage et ce génie, usa de son autorité souveraine ; Bacon fut libre ; il put quitter Paris et retourner à Oxford ; il avait un protecteur puissant, décidé à seconder ses projets de réforme, et il songeait avec son aide à donner à l’enseignement une impulsion qui changerait la face du siècle. Mais ce rêve fut court ; dès 1268, Clément IV mourut, et les grands projets de Bacon n’eurent plus d’appui.

Il restait donc seul en face des rancunes de ses ennemis ; et rien n’indique qu’il se soit soucié de ne pas les braver. On le perd de vue pendant quelques années. Mais, en 1278, le suc­cesseur de saint Bonaventure, Jérôme d’Ascoli, esprit étroit et disposé à la tyrannie par carac­tère autant que par politique, convoque un cha­pitre général de l’ordre, y condamne Jean d’Olive, et, après lui, « Roger Bacon, Anglais, maître en théologie, » et le fait jeter en prison. Bacon y resta cette fois quatorze années. Il n’est pas dif­ficile de découvrir les motifs de cette sentence. Bacon est un révolté ; il n’aime ni son ordre ni son temps· il raille sans révérence Alexandre de Halès, la grande gloire des franciscains, ra­baisse Albert et Thomas, dont les dominicains étaient si fiers, et confond dans un commun mépris les chefs des deux ordres. Il s’attaque à l’Église, reproche à la curie romaine ses mœurs dissolues, son avidité, ses scandales ; au clergé, son ignorance ; il n’épargne pas même les pou­voirs politiques et les légistes alors si puissants, et enfin il soulève contre lui le peuple haineux des écoles dont il condamne la science stérile. Il est le vrai précurseur de la Réforme, l’un des promoteurs de ce mouvement de liberté, qui a ses origines jusque dans les profondeurs du moyen âge, et qui commence au moins à GrosseTête, pour aboutir à Wiclef. Mais à tous ces griefs il faut joindre un prétexte qu’on saisit avec empressement. Non-seulement Bacon croit à l’astrologie qui n’y croit pas au xiua siècle ?

  • mais il complique cette erreur d’une doctrine, particulièrement odieuse à PÉglise, qui l’a tou­jours poursuivie, qui la condamna encore en 1303 dans la personne de l’averroïste Jean d’Abano, et qu’il avait empruntée à l’Arabe Albumazar. Il croyait, avec cet astronome el avec Averroès, qu’il y a des rapports nécessaires en­tre les conjonctions des planètes et l’apparition des religions, dont il rattachait ainsi l’origine aux phénomènes réguliers de la nature. Voilà quelle fut la cause apparente de sa condamna­tion, prononcée, dit l’historien de l’ordre, prop­ter quasdam novitates suspectas.

A partir de ce moment, Bacon disparaît ; il est enseveli dans quelque cachot d’un couvent d’Angleterre ou de France, et jusqu’en 1292 il n’écrit plus une ligne. Cette année, Jérôme d’Ascoli, devenu pape sous le nom deNicolasIV, vient à mourir ; Raymond Gaufredi tient à Pa­ris un grand chapitre de l’ordre, pour réparer les sévérités de l’assemblée de 1278. Jean d’Olive est renvoyé en paix et Bacon rendu à la li­berté. Il en profite pour commencer, à soixantedix-huit ans, un grand ouvrage, dont on trouve des fragments manuscrits, et qui probablement ne fut jamais achevé. 11 n’y dément pas la foi de toute sa vie ; mais une sorte de mélancolie a remplacé la fougue de ses premiers écrits. On ignore l’année de sa mort, qu’on peut placer avec vraisemblance vers 1294. La haine s’acharna sur sa mémoire : ses ouvrages proscrits lurent dis­persés ou anéantis ; on en trouve des débris épars dans plusieurs bibliothèques. L’imaginanation populaire lui fut plus clémente ; elle l’a­dopta en l’accommodant à son goût pour le mer­veilleux, et le philosophe hardi fut transformé en magicien occupé de sortilèges.

Si on consulte les bibliographes, tels que Baie, Pits, Wadding, on est étonné du nombre prodigieux des écrits attribués à Roger Bacon. En interrogeant les manuscrits conservés en An­gleterre et en France, on découvre qu’ils ont multiplié les textes au gré de leur fantaisie, et changé de simples chapitres en traités de lon­gue haleine. Somme toute, l’œuvre capitale du « docteur admirable » se compose de cinq gran­des compositions qui souvent se répètent, qui toujours se complètent, et qui renferment toute l’encyclopédie des sciences, telle qu’il la conce­vait. Ce sont : 1° VOpus majus en sept parties, qui forment autant de traites sur les causes des erreurs, la dignité de la philosophie, la gram­maire, les principes des mathématiques, la pers­pective, la science des expériences et la morale ; 2° VOpus minus avec six parties, une introduc­tion, un traité d’alchimie pratique, un résumé de l’0/n<s majus, un opuscule sur" les sept dé­fauts de la théologie, un essai d’Alchimie spé­culative, et d’Astronomie ; VOpus tertium en cinq sections, une épître à Clément IV, un traité des langues, de logique, de mathématiques, de physique et enfin de métaphysique et de mo­rale. Plusieurs de ces parties, et entre autres la quatrième, où se trouve toute la philosophie de Bacon, ont été conservées à peu près intactes ; il reste quelques débris des autres. Ces trois pre­miers ouvrages ont été écrits pendant les années 1267 et 1268 ; 4° Compendium philosophice (1272), en six parties, qui répètent souvent les ouvrages précédents:toutefois l’introduction est d’un grand intérêt. Bacon y attaque violemment les universités, l’Ëglise, les légistes et même les souverains; 5° Compendium studii theologice (1292), le dernier ouvrage de Bacon, dont il reste quelques fragments. Outre ces vastes com­positions, il faut citer des commentaires sur la physique et la métaphysique d’Aristote, dont le manuscrit est à Amiens, et des traités sur le ca­lendrier. On a imprime de lui plusieurs opus­cules : de Mirabili potestate artis et naturæ : de Retardandis senectutis accidentibus ; Perspec­tiva, simple extrait de VOpus majus. On doit à Jebb une belle édition de ce dernier ouvrage (Londres ; 1733, réimprimé à Venise en 1750), que l’éditeur anglais a défiguré en y introdui­sant un traité qui appartient à VOpus tertium, en mutilant la troisième partie, et en suppri­mant la septième dont il existe pourtant des ma­nuscrits. On a publié à Londres en 1859 un pre­mier volume des Œuvres inédites de Roger Bacon ; cette publication, entreprise par ordre du Parlement, a été faite sans critique et avec une connaissance imparfaite des manuscrits. La suite s’en fait attendre depuis quatorze ans.

Ces ouvrages permettent de rendre à Roger Bacon la place qui lui appartient parmi les plus grands philosophes du χιιΓ siècle, dont il se dis­tingue par sa singulière originalité. Son mérite éminent n’est pas dans une doctrine nouvelle, mais plutôt dans une critique des méthodes et des doctrines de son temps. C’est un homme de la Renaissance perdu parmi les scolastiques : il a les passions, les préjugés, les illusions mêmes du xvie siècle ; il y joint le génie d’un réforma­teur ; il ne lui a manqué que le succès. Sur un seul point important, il semble d’accord avec ses contemporains : il professe que la philosophie et la théologie sont une seule et même science, et ne diffèrent que comme la main ouverte de la main fermée ; mais en cela même, il a son sentiment propre, qui ne ressemble en rien à celui qui domine. C’est une alliance et non pas un esclavage qu’il propose à la philosophie ; il veut la rendre plus respectable sans rien lui ôter de sa liberté. Dans ce but, il emprunte à Averroès, en la modifiant toutefois, sa théorie de l’intelligence active : il y a une raison uni­que qui communique le mouvement à tous les esprits et les fait passer de la puissance à l’acte ; c’est Dieu lui-même qui éclaire toutes les intel­ligences comme la lumière éclaire tous les yeux. Il y a donc une vraie révélation qui instruit en tout temps et en tous lieux les sages et les sa­vants ; elle ne manque pas à ceux qui ignorent ou refusent celle qui s’est transmise par les li­vres saints ; et elle a aussi des vérités sacrées, habet sacratissimas veritates. Tout ce qui est raisonnable est donc divin ; la science et la reli­gion ne sont que deux rayons de la même clarté, una sapientia in utraque relucens, et Platon, Aristote, voire même Avicenne et Albumazar, des précurseurs ou des interprètes de ce christianisme universel. Les philosophes se sont parfois trompés, mais les saints ne sont pas non plus infaillibles. Bacon a pour la science tant d’enthousiasme, que, non content de la rat­tacher à une origine divine, il la confond avec la vertu, et soutient cette proposition qu’assuré­ment il n’a pas trouvée chez Aristote : que le méchant n’est qu’un ignorant, et que le vrai c’est le bien. Il ne comprend donc pas tout à fait la philosophie comme les docteurs de l’é­cole ; il accepte encore moins la méthode qu’ils y appliquent.

Cette méthode, on le sait, a pour principe l’au­torité de quelques livres, et pour procède le rai­sonnement par déduction. Bacon n’admet la tra­dition et le syllogisme qu’avec beaucoup de réserve, et préfère à l’une et à l’autre la sim­ple expérience. D’abord où trouver une autorité qui soit incontestable ? Les livres saints sont-ils bien compris, bien traduits ? Les Pères de l’Êglise sont-ils toujours d’accord, et saint Augus­tin et saint Jérôme n’avouent-ils pas qu’ils se sont trompés, ne se rétractent-ils pas ? Parmi les philosophes, il y en a trois qui dépassent de beaucoup tous les autres, Aristote, Avicenne, Averroès. Est-il défendu de les contredire ? Mais Aristote enseigne parfois des erreurs, et d’ail­leurs qui peut se reconnaître dans ses ouvrages mutilés, défigurés par d’ineptes traductions : « Il vaudrait bien mieux qu’ils ne fussent jamais ve­nus aux mains des Latins, et quant à moi, s’il m’était permis d’en disposer, je les ferais tous brûler : car ils ne servent qu’à faire perdre le temps, à embrouiller l’esprit et à propager l’i­gnorance. » Avicenne et Averroès sont des gui­des bien moins sûrs encore : de l’un, on n’a que sa philosophie populaire, et non pas son grand traité de la Philosophie orientale, le seul où il ait divulgué sa pensée· et quant à l’autre, il commet des erreurs si prodigieuses, gu’on ne sait où il a pu trouver les grandes vérités qu’il y mêle. Il resterait donc, pour régenter la pensée, les docteurs modernes, les chefs des franciscains et des dominicains, un Alexandre de Halès dont la Somme pourrit aans la bibliothèque des Pères mineurs, un Albert qui ignore les langues sa­vantes, n’entend rien à la physique, et dont on résumerait les gros volumes en quelques pages ; ou enfin un Thomas qui est devenu maître avant d’avoir été élève. Voilà les gens à qui il faut soumettre sa pensée, et donner plus de cré­dit qu’on n’en a jamais accordé au Christ ! Sans doute la foule les admire ; mais la foule est stupide, entichée de préjugés, rebelle à toute nouveauté, et prompte à maudire ceux qui la servent ; c’est elle qui après avoir été éclairée pendant deux ans par les prédications de Jésus, l’abandonna et s’écria : Crucifiez-le ! Le consen­tement du peuple, c’est la marque certaine de l’erreur. Ces protestations, Bacon les répète pendant vingt-cinq ans avec une constance qui tourne à la monotonie : quand il énumère, avant son homonyme, les causes de l’erreur, il en signale quatre, toujours les mêmes : la fausse autorité, la routine, la stupidité du vulgaire, et le sot orgueil des savants ; il connaît le mal de son siècle, il l’a nommé et flétri de toute façon, et quand il parle froidement, en philosophe, il juge l’autorité d’un seul mot décisif : elle n’a pas de valeur, si on ne la justifie pas, non sapit nisi datur ejus ratio.

Le raisonnement n’a pas les mêmes défauts, mais il est incomplet par lui-même. Il convainc sans instruire, et souvent il établit l’erreur avec la même rigueur que la vérité ; enfin ses conclusions les plus certaines ne sont pour­tant que des hypothèses si on ne les vérifie pas. L’expérience seule supplée à ces lacunes, et de plus elle se suffit à elle-même, tandis que ni l’autorité ni le raisonnement ne peuvent se passer d’elle. Rien n’est au-dessus d’elle : lorsque Aris­tote affirme que la connaissance des raisons et des causes la dépasse, il parle de l’expérience vulgaire et inférieure, qui est à l’usage des ar­tisans, qui ne connaît ni sa puissance ni ses procédés : celle dont il est ici question est pro­pre aux savants, ou plutôt elle est la science maîtresse, et « elle s’étend jusqu’à la cause qu’elle découvre par l’observation. » Elle a, par rapport aux autres sciences, trois grandes pré­rogatives : elle les contrôle en vérifiant leurs conclusions ; elle les complète en leur fournis­sant des principes, auxquels elles ne peuvent at­teindre ; elle les dépasse parce qu’elle embrasse le passé et l’avenir. En un mot, hœc est domina scientiarum omnium et finis totius speculatio­nis. Voilà donc un fait mémorable dans l’histoire de l’esprit humain : c’est la première fois qu’on signale avec précision cette expérience savante, « qui s’étend jusqu’aux causes, » et qu’on la pro­pose comme une puissance plus féconde que l’interprétation d’un texte ou un raisonnement abstrait.

La scolastique est jugée depuis longtemps, et il n’y a pas grand mérite aujourd’hui à en dé­couvrir les défauts. Bacon les a aperçus, comme s’il avait eu d’autres lumières que ses contem­porains, et d’avance il a tracé le programme d’une réforme aujourd’hui consommée. Il ne se borne pas à dénigrer son temps, il voudrait remplacer ce qu’il blâme, et passionner les es­prits pour l’idéal qu’il entrevoit. D’abord il nous révèle, en la combattant, la prodigieuse illusion de cette génération qui de bonne foi croyait avoir achevé la philosophie et la science, et at­teint la dernière limite du vrai et du bien. Il la rappelle à la modestie, et essaye de lui prouver qu’elle ne sait rien, que « les Latins » n’ont ja­mais rien produit d’excellent ; et qu’il n’y a eu dans le monde que trois civilisations fécondes, celle des Hébreux, des Grecs et des Arabes.

« Voilà, dit-il, nos vrais ancêtres ; nous devons être leurs fils et leurs héritiers. » Non pas qu’il

faille s’arrêter au point où ils ont cessé de tra­vailler : ils ont planté l’arbre de la science, c’est à d’autres à lui faire produire tous ses rameaux et tous ses fruits ; la tâche est infinie, « et quand un homme vivrait pendant des milliers de siè­cles, il apprendrait toujours sans parvenir à la perfection de la science. » Les anciens sont donc nos maîtres, à condition qu’on les dépasse, et, en réalité, « ce sont les derniers venus qui sont les anciens, puisqu’ils profitent des travaux de ceux qui les ont précédés. » Ainsi, il propose à des esprits satisfaits de leur immobilité la perspective du progrès, et en trouve une for­mule presque aussi nette que celle de Pascal. Mais, en attendant, il comprend qu’il faut faire sortir de son isolement la civilisation chrétienne, exposée à mourir d’inanition, depuis qu’elle a brisé la chaîne des traditions de l’antiquité. Il veut la retremper aux sources du génie grec, hébreu, arabe, lui faire connaître tant d’ouvra­ges, écrits dans des idiomes qu’elle ne comprend pas, lui rendre avec un Aristote authentique les philosophes de la Grèce, et tous les Juifs, et tous les Arabes qui ont traduit, commenté ou déve­loppé leurs doctrines. Lui-même a appris l’hébreu, le chaldéen, l’arabe, le grec ; il a fait chercher partout des livres ; mais il faudrait pour cette œuvre la richesse et la puissance d’un roi ou d’un pape ; il y a là des trésors que l’Orient ré­serve aux peuples latins, et Bacon se désespère de l’indifférence qui en fait négliger la recher­che. Qu’on ouvre des écoles, qu’on cherche des maîtres, qu’on l’emploie lui-même, et qu’on inscrive surtout au premier rang parmi les étu­des obligatoires « celle des langues savantes. » Il pressent donc et il appelle la révolution que le xvie siècle consommera en retrouvant, par de­là les ténèbres du moyen âge, les grandes lu­mières du génie antique.

On ne peut adresser à la scolastique aucun autre reproche que Bacon ne lui ait déjà fait, souvent en l’exagérant. Les scolastiques se dé­fient des mathématiques, qu’ils confondent vo­lontiers avec la magie ; il les exalte, et dans son plan d’études, il leur donne la première place après la connaissance des langues. Ils ont le culte de la logique abstraite ; il la dédaigne, estime que l’homme le plus simple en remontrerait aux raisonneurs de profession, et va jusqu’à mettre au-dessus de tout VOrganon d’Aristote, ses deux traités de la Rhétorique et de la Poétique, qui sont, dit-il, sa véritable et pure logique. Le même contraste entre leur pensée et la sienne éclate dans l’idée qu’il se fait de l’usage des sciences : il les apprécie surtout, en véritable Anglais, parce qu’elles contribuent au bien-être et aux agréments de la vie. La métaphysique, qu’il a pourtant approfondie, lui paraît devoir etre une sorte de philosophie des sciences, « com­prenant les idées qui leur sont communes, et propre à leur donner leur forme, leurs limites et leur méthode. » A la physique générale, celle d’Aristote et de l’école, il préfère l’alchimie, non pas seulement celle qui poursuit la transmuta­tion des métaux, mais celle qu’il appelle théo­rique, qui traite aes combinaisons des minéraux, de la structure des tissus des animaux et des végétaux, et qui est profondément ignorée dans les universités. En toute chose il tient en honneur les sciences qu’on dédaigne, et qui peuvent s’appli­quer à la construction des villes et des mai­sons, à la fabrication de machines destinées à augmenter la puissance de l’homme, à l’art de cultiver la terre et d’élever des troupeaux, à la connaissance et à la mesure du temps ; on peut même dire, sans forcer sa pensée, qu’il de­vine quel essor elles peuvent donner à l’industrie

humaine. Bref, il est, comme on l’a écrit, un positiviste à sa manière. 11 a pourtant le senti­ment de la forme littéraire ; il fait des efforts, le plus souvent inutiles, pour retrouver en écri­vant les traditions de l’antiquité ; il déplore le langage barbare des auteurs, sans pouvoir en employer un beaucoup meilleur ; il gémit de leur dédain pour la « beauté rhétorique, » se raille du mauvais goût des prédicateurs et de la gros­sièreté des chants d’eglise. L’antiquité, si peu qu’il l’ait connue, réveille en lui cette délica­tesse, et il n’est pas moins révolté de la pau­vreté de la forme que de la stérilité du fond.

Ses doctrines philosophiques, il est facile de le prévoir, sont surtout remarquables par leur caractère critique : il semble moins desireux de résoudre les questions alors agitées que de les supprimer, ou du moins de les simplifier. Il ne manque pas de subtilité ni de profondeur, mais il n’a pas le génie de saint Thomas ou de Duns Scot. Ses opinions l’inclinent naturelle­ment vers le nominalisme, mais il a des retours imprévus vers l’autre doctrine, et généralement il prend le contre-pied des théories thomistes. Voici, du reste, un court exposé de ses idées sur l’universel, sur la matière et la forme, sur la connaissance.

Les idées universelles sont l’objet de la science ; si elles sont de simples mots, la science n’est qu’une combinaison de paroles ; si elles sont de pures conceptions, elle n’a pas de valeur hors de l’esprit, et Bacon repousse ces deux opinions qui la détruisent. D’un autre côté, il est con­vaincu que l’individu seul est réel ; il a même le vif sentiment de la personnalité, et l’exprime d’une manière qui n’est pas commune en son temps. Il veut, dit-il, se fonder sur la dignité de l’individu, super dignitatem, individui. Le monde a été fait pour des individus et non pour l’homme universel ; ce sont des personnes et non des universaux qui ont été rachetées par un Dieu, et quand il n’y en aurait qu’une seule, elle vaudrait mieux que tous les universaux du monde. L’espèce et le genre ne sont-ils donc que des abstractions ? Non ; l’individu est dou­ble, et il y a en lui deux sortes de caractères : les uns lui sont propres, constituent son unité et son identité, et subsisteraient encore quand même il serait seul ; les autres lui sont pour ainsi dire extérieurs et résultent de sa ressem­blance avec d’autres êtres ; les uns ont en euxmêmes une existence fixe et absolue ; les autres, sans être tout à fait des accidents, ne sont pas cependant l’essence même des choses auxquelles ils appartiennent ; en d’autres termes, d’un côté il y a un être, et de l’autre un rapport. Les universaux sont des rapports ; mais des rapports entre des choses réelles sont très-réels ; ce n’est pas l’esprit qui les crée, en les connaissant ; ils subsistent aussi bien que les termes qu’ils re­lient.

Mais, parmi les idées universelles, il en est deux qui préoccupent toutes les écoles depuis qu’elles connaissent la physique et la métaphy­sique d’Aristote. Les docteurs y ont lu que toute substance est composée de matière et de forme, et que, par exemple, pour réaliser une sphère d’airain, il faut la matière, c’est-à-dire l’airain lui-même, et la forme qui la fait passer de la puissance à l’acte. Voilà des universaux bien plus mystérieux que ceux de Porphyre, et une belle occasion pour les philosophes de poser des « ques­tions » et de satisfaire leur penchant à réaliser des abstractions. Y a-t-il une ou plusieurs matières, une ou plusieurs formes, l’un de ces éléments subsiste-t-il sans l’autre, l’âme les rôunit-elle, et comment se combinent-ils pour former un indi­vidu ? Bacon soutient contre les thomistes que dans la réalité, il n’y a ni matière ni forme, mais seulement des substances composées de l’une et de l’autre : il n’y en a pas d’autres ni sur la terre, ni dans le ciel, ni dans l’âme humaine, qui elle-même, si elle est quelque chose, est à la lois matière et forme. Séparer ces deux éléments l’un de l’autre, et tous deux de la substance, c’est isoler la toile, les couleurs et le tableau. Il professe donc avec Avicebron qu’il y a une matière spirituelle, comme il y en a une corpo­relle ; et il n’y a aucune contradiction dans ces termes, si on prend le mot de matière au sens où il l’entend. Maintenant, chaque substance a en elle un principe d’individualité et de diffé­rence, et il n’y a de commun entre elles toutes, que l’unité du genre et non celle de l’être. Si l’on soutient qu’il y a en toutes choses un élé­ment identique qui persiste malgré d’apparentes diversités, on est obligé de choisir entre l’opi­nion d’Avicebron et d’Averroès, et celles des thomistes. Les uns appellent matière ce prin­cipe universel qui se retrouve le même dans chaque être, qui dès lors devient infini, éternel, et par suite égal à Dieu ou Dieu lui-même ; les autres confondent tous les êtres dans l’unité d’un même principe formel, qui est Dieu luimême, qui sans cesse fait passer la matière de la puissance à l’acte, ou, pour mieux dire, est l’acte de la matière, s’engendre et périt avec chaque corps, de façon que l’univers n’est que l’acte de Dieu. La vérité c’est que toutes les choses créées ont en elles-mêmes leurs principes d’existence, tous individuels, et que tous les phénomènes naturels s’expliquent par leurs pro­priétés absolues. Hors d’elles, il n’y a que la cause première, la cause efficiente qui n’est ni la forme, ni la matière du monde, mais l’arti­san et l’exemplaire qui dirige les opérations de la nature vers une fin que Dieu seul connaît, et réalise par elle. C’est dans le monde lui-meme qu’il faut chercher le secret de ses lois. Ces con­clusions ne tendent à rien moins qu’à ruiner la théorie des formes substantielles, et des causes occultes, dont Bacon se moque ouvertement, à simplifier les questions de la science en les sé­parant des hypothèses métaphysiques, et à sup­primer les spéculations de l’ecole sur les sub­stances séparées, et sur le principe d’individuation. On sait quelles disputes a soulevées ce dernier problème, avant et après Bacon. Pour lui, il n’existe pas. Ce qui constitue l’individu, ce n’est pas la matière, comme l’enseigne saint Thomas, ni la forme, comme Boèce l’a prétendu : l’individu est à lui-même sa propre cause après Dieu ; il est tel parce qu’il existe, parce que l’existence est individuelle ; se demander pour­quoi, c’est chercher pourquoi il y a quelque chose, c’est vouloir forcer la pensée à remonter au delà de l’être, « c’est remuer une question absurde. » Cette solution sera celle d’Ockam, celle de Fénelon lui-même. En admettant qu’elle ne soit pas la bonne, il est certain qu’on n’en a trouvé guère de meilleure, même après les dis­sertations des scotistes sur Vhacceilè.

La doctrine des idées représentatives, ou des espèces, qui n’est guère contestée au moyen âge, n’a pas" trouvé grâce devant Bacon, et ses tra­vaux sur ce sujet mériteraient d’être plus con­nus. Les scolastiques admettent, bien persuadés de suivre Aristote, qu’entre l’âme et les objets connus il y a des intermédiaires, qui représententleschoses, etsont le terme immédiat de la con­naissance, que la forme seule est perceptible et non la matière. On sait déjàce que Bacon pense de cette distinction de la forme et de la matière qui em­brouille toute la philosophie. Pour lui, il n’y a que des substances qui toutes sont actives, om­nis substantia est activa, et des rapports entre elles, fixes, immuables et généraux, comme des lois. Ces relations que la science peut détermi­ner avec une rigueur mathématique, s’établis­sent d’un corps à un autre, ou à un autre es­prit, ou même entre les esprits eux-mêmes. Tout ce que nous appelons phénomène dans l’ordre physique ou moral est un cas particu­lier de cette loi universelle des actions récipro­ques. Quand elles ont lieu entre un corps et no­tre entendement, par l’intermédiaire des nerfs et du cerveau, il en résulte une idée. Sa con­naissance s’ajoute à l’effet primitif ; elle ne pro­vient donc pas de l’objet, mais de l’âme, et si on l’appelle une idée, l’idée sera une action de l’âme provoquée par une action de l’objet. Elle n’est dont pas un intermédiaire entre l’une et l’autre, ou, comme le dit saint Thomas, un moyen de connaître:elle est la connaissance elle-même. S’il fallait un tiers à l’objet pour agir sur l’esprit, pourquoi ne pas imaginer un nouveau ministre à ce tiers, et ainsi de suite jus­qu’à l’infini ? il y aura toujours un moment ou le sens et les choses extérieures seront en rapport, pourquoi ne pas commencer par reconnaître cette communication. Bacon, dans une théorie qui forme à elle seule un long traité, devance le jugement d’Ockam et celui d’Arnauld ; il ne faut pas sans doute chercher chez lui l’explica­tion vraie de la connaissance des corps, mais une critique singulièrement forte d’une fausse explication.

Roger Bacon a donc découvert quelques-unes des erreurs dont on ne s’est débarrassé que long­temps après lui ; il a même deviné quelques vé­rités qui auraient pu abréger pour l’humanité la longue et dure épreuve du moyen âge. Peutêtre n’a-t-il été que l’écho d’un petit groupe d’hommes, demeurés inconnus, et il n’est pas probable qu’il ait été le seul à avertir une so­ciété qui se fourvoyait. En tout cas, il a, devancé son temps, comme il est possible, par des vues générales qu’un génie inventif peut tirer de son propre fonds et soustraire à l’empire des préju­gés régnants ; mais il ne lui a pas été donné de s’élever beaucoup au-dessus de lui par ses con­naissances. Les découvertes merveilleuses qu’on lui prête, outre qu’elles sont une erreur histo­rique, seraient la négation de la loi du progrès, qui ne comporte pas ces soudaines anticipations. Bacon n’a inventé ni les lunettes, ni le téles­cope, ni la cloche à plongeur, ni les aérostats, ni les locomotives, ni la boussole, pas même la poudre à canon; il a pourtant proposé quelques idées nouvelles dans les sciences, et il serait juste de les lui restituer. Mais ses prétendues inventions, ou bien appartiennent à d’autres, ou bien ne sont que les prévisions d’une imagina­tion puissante, qui conçoit les progrès futurs de l’étude de la nature, en décrit d’avance les ef­fets, et, parmi beaucoup d’illusions, rencontre parfois les résultats où la science n’arrivera qu’après de longs efforts. Les erreurs étranges où il se complaît, ses rapprochements puérils, ses croyances superstitieuses, sa crédulité, et sia foi au merveilleux et aux sciences occultes, té­moignent, aussi vivement que ses critiques, con­tre un siècle où le génie ne pouvait se défendre de pareilles aberrations.

On a cité plus haut les ouvrages imprimés de Roger Bacon. Pour sa vie et ses œuvres, on peut consulter:Victor Cousin, Fragments phi­losophiques, philosophie du moyen âge, Paris,

  1. E. Saisset, Précurseurs el disciples de Descartes, Paris, 1862. E. Charles, Roger Ba­con, sa vie, ses œuvres el ses doctrines, Paris, 1861. — G. Lewes, Histoire de la philosophie (en anglais), Londres, 1871, t. XI, p. 77. E. C.

BACON (François) célèbre philosophe anglais, regardé comme le père de la philosophie expé­rimentale, naquit à Londres le 22 janvier 1560. Il était fils de Nicolas Bacon, jurisconsulte distingué, garde des sceaux sous Élisabeth, et d’Anna Cook, femme d’une grande instruction et d’un rare mérite. Il se fit remarquer, dès son enfance, par la vivacité de son esprit et la pré­cocité de son intelligence, et fut envoyé à treize ans au collége de la Trinité, à Cambridge, où il fit de rapides progrès. Il n’avait pas encore seize ans qu’il commença à sentir le vide de la philo­sophie scolastique ; il la déclara dès lors stérile et bonne tout au plus pour la dispute. C’est ce que nous apprend le plus ancien de ses biogra­phes, le révérend W. Rawley, son secrétaire, qui le tenait de lui-même. Destiné aux affaires, il fut envoyé en France, et attaché à l’ambassade d’An­gleterre ; mais il perdit son père à vingt ans, au moment même où un tel appui lui eût été le plus utile. Laissé sans fortune, il abandonna la car­rière diplomatique, revint dans sa patrie et se mit à étudier le droit afin de se créer des moyens d’existence. Il ne tarda pas à devenir un avocat habile, et fut nommé avocat au conseil extraor­dinaire de la reine, fonctions honorifiques plu­tôt que lucratives; il se vit aussi, vers le même temps, chargé par la Société de Gray’s Inn de professer un cours de droit. Ses nouvelles études ne lui faisaient pourtant pas perdre de vue l’in­térêt de la philosophie, qui avait toutes ses pré­dilections:on le voit a. l’âge de vingt-cinq ans tracer la première ébauche de l’Instauratio magna dans un opuscule auquel il donnait le ti­tre ambitieux de Temporis partus maximus (La plus grande production du temps).

Afin de concilier son amour pour la science avec le soin de sa fortune, Bacon sollicitait un emploi avantageux qui lui laissât du loisir. Il s’attacha pour réussir à des personnages in­fluents, notamment à William Cécil et à Robert Cécil, ministres tout-puissants ; mais ceux-ci, quoique étant ses parents, ne firent rien pour lui. Il se tourna ensuite vers le comte d’Essex, favori de la reine, qui, avec plus de bonne vo­lonté, ne put rien obtenir. Mieux traité par ses concitoyens, il fut nommé, en 1592, membre de la Chambre des communes par le comté de Middlesex.

C’est à trente-sept ans seulement que Bacon débuta comme auteur. Il fit paraître à cette époque (1597) des Essais de morale et de poli­tique, écrits originairement en anglais, et qu’il mit plus tard en latin sous le titre de Sermones fideles, sive Interiora rerum (1625), ouvrage rempli de réflexions justes, de conseils d’une utilité pratique qui lui fit prendre rang parmi les premiers écrivains de son pays comme parmi les plus profonds penseurs. Il composa aussi vers le même temps, sur des matières de juris­prudence et d’administration, divers ouvrages qui n’ont vu le jour qu’après sa mort, et il con­çut le vaste projet de refondre toute la législation anglaise ; mais ce projet, auquel il revint plusieurs fois par la suite, resta sans exécution.

Lorsque le malheureux comte d’Essex, poussé au désespoir, eut tramé la plus folle des conspi­rations, Élisabeth exigea que Bacon, en sa qua­lité de conseiller extraordinaire de la reine, as­sistât le ministère public dans l’instruction du procès, et le courtisan consentit à devenir un des accusateurs de celui dont il avait recherché la protection. Malgré cette lâche complaisance, il n’obtint rien tant que vécut Élisabeth.

Plus heureux sous Jacques Ier, il plut par sa vaste instruction et son esprit à ce prince qui avait de grandes prétentions à la science, et sut bientôt se concilier toute sa faveur, soit en dé­fendant avec chaleur auprès de la Chambre des communes l’important projet que le roi avait formé de réunir l’Angleterre et l’Écosse, soit en travaillant par ses écrits à faire cesser les dis­sensions religieuses, soit en publiant sous les auspices du roi un ouvrage qui devait honorer son règne : nous voulons parler du traité of thie Proficience and Advancement of learning divine and human (1605), que l’auteur refondit plus tard en le mettant en latin sous ce titre : de Dignitate et Augmentis scientiarum (1623). Dans ce livre, qui est le premier fondement de sa gloire comme philosophe, il s’attachait à mon­trer le prix de l’instruction en repoussant les ac­cusations des ennemis des lumières, et passait en revue toutes les parties de la science, afin de reconnaître les lacunes ou les vices qu’elle pou­vait offrir, et d’indiquer les moyens d’accroître ou de perfectionner les connaissances humaines. En même temps qu’il méritait ainsi la faveur du roi, il ne dédaignait pas de se concilier son in­digne favori, Villiers, duc de Buckingham, et il obtenait ses bonnes grâces en lui rendant avec un empressement obséquieux des services qui faisaient pressentir ce qu’on pourrait attendre de sa complaisance s’il arrivait un jour au pou­voir.

Jacques Ier, qui, dès son avénement (1603), avait créé Fr. Bacon chevalier, ne tarda pas à accumuler sur lui les faveurs. En 1604, il lui donna le titre de conseil ou avocat ordinaire du roi, au lieu de celui de conseil extraordinaire, qu’il avait porté jusque-là, l’appelant ainsi à un service plus actif auprès de sa personne ; il lui accorda en même temps une pension de 100 livres sterling. En 1607, il le nomma sollicitor général ; en 1613, attorney général ; en 1616, membre du Conseil privé ; en 1617, garde du grand sceau ; enfin, lord grand chancelier (1618) ; en outre, il le créa baron de Vérulam (1618), puis vicomte de Saint-Alban (1621), et le dota d’une riche pension.

Tout en remplissant avec zèle les diverses fonc­tions qui lui furent confiées successivement, Bacon trouvait encore des loisirs pour se livrer à ses étu­des favorites : ainsi, en 1609, il publia l’ingénieux opuscule de Sapientia veterum (de la Sagesse des anciens), où il voulut montrer que les véri­tés les plus importantes de la philosophie, aussi bien que de la morale, étaient cachées sous les fables que l’antiquité nous a transmises, s’effor­çant de propager ainsi à l’aide de l’allégorie les principaux dogmes d’une philosophie nouvelle. En 1620, il fit paraître, sous le titre de Novum Organum, sive Indicia vera de interpretatione naturæ et regno hominis, un ouvrage qu’il mé­ditait depuis bien des années, et dont il avait déjà tracé plusieurs ébauches (notamment l’opus­cule intitulé Cogitata et visa de interpretatione naturæ, sive de Inventione rerum et artium, rédigé dès 1606, mais resté inédit). Dans ce li­vre, qui devait commencer la révolution des sciences, Bacon se propose, comme l’indique le titre même, de substituer à la logique scolasti­que, au célèbre Organon d’Aristote, une logique toute nouvelle, un Organon nouveau. L’auteur l’écrivit en latin, afin que ses conseils pussent être lus et mis en pratique par tous les savants de l’Europe ; il le partagea en aphorismes afin que les préceptes qu’il contenait fussent plus frappants et pussent se graver plus facilement dans la mémoire.

La gloire de Bacon comme savant, son crédit et sa puissance comme homme d’État étaient au lorsqu’il se vit attaqué dans son hon­neur par une accusation flétrissante, et précipité du faite des grandeurs par le coup le plus inat­tendu. Pour se conserver les bonnes grâces du roi, ainsi que celles de Buckingham, il avait prêté son concours à des mesures vexatoires, et avait, par une complaisance servile, appose le sceau royal à d’injustes concessions de privilèges et de monopoles, qui pouvaient remplir les cof­fres du roi et de son favori, mais qui irritaient la nation. En outre, le grand chancelier, peu scrupuleux sur les moyens de s’enrichir ou d’en­richir les siens, avait, avec une coupable facilité, accepté lui-même des plaideurs, ou laissé rece­voir par ses gens, des dons qu’on pouvait regar­der comme des arrhes d’iniquité.

Au commencement de l’an 1621, un nouveau parlement, élu sous l’influence du mécontente­ment universel, résolut de mettre un terme à tous ces abus. Bacon, dénoncé à la Chambre des com­munes par des plaideurs déçus, fut accusé par celle-ci, devant la Chambre des lords, de corrup­tion et de vénalité. Sur le conseil du roi, qui craignait lui-même d’être compromis si une dis­cussion s’engageait, Bacon renonça à toute dé­fense, et s’avoua humblement coupable. Il fut, par une sentence du 3 mai 1621, condamné à perdre les sceaux, à payer une amende de 40 000 livres sterling, et a être enfermé à la tour de Londres.

Sans aucun doute, le chancelier n’était pas in­nocent ; mais la haine et l’envie furent pour beau­coup dons sa condamnation : longtemps, ses prédécesseurs avaient reçu des présents sans être inquiétés ; il est d’ailleurs certain que Bacon ne fut, pour ainsi dire, qu’une victime expiatoire ; ce ne fut pas, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres, sur les plus grands coupables que tombèrent les ruines de Silo. Le roi. pour lequel il s’était dévoué, ne tarda pas à lui rendre sa liberté et à le décharger des peines portées contre lui : mais il n’osa le rappeler au pouvoir.

Rentré aans la vie privée, Bacon se remit avec plus d’ardeur que jamais à ses études, se félici­tant de pouvoir enfin suivre librement l’impul­sion de son génie. Après avoir terminé une his­toire de Henri VII, qu’il n’avait rédigée que pour plaire au roi Jacques, issu de ce prince, il revint à sa grande entreprise de la restauration des sciences. Sentant que pour travailler efficace­ment à l’avancement de la philosophie, il devait donner l’exemple comme il avait donné le pré­cepte, il se mit lui-même à l’œuvre, et s’imposa l’obligation de traiter chaque mois quelqu’un des sujets qui lui semblaient avoir le plus d’im­portance ; c’est ainsi qu’il rédigea, dès 1622, Y Histoire des Vents, Y Histoire de la Vie et de la Mort, et, dans les années suivantes, Yllistoire de la Densité et de la Rareté ; de la Pesan­teur et de la Légèreté ; Y Histoire du Son, et qu’il entreprit des recherches sur la chaleur, la lumière, le magnétisme, etc. Dans ces essais, qui ne sont guère que des tables d’observations, on trouve quelques expériences curieuses, et le germe de précieuses découvertes. En même temps, il recueillait et consignait par écrit, à mesure que l’occasion les lui présentait, les faits de toute espèce qui pouvaient avoir quel­que intérêt pour la science : c’est ce qui com­pose le recueil que William Rawley, son secré­taire, publia après sa mort sous le titre de Sylva sylvarum, sive Historia naturalis (la Foret des forêts, ou Histoire naturelle) ; on y trouve mille observations distribuées en dix centuries. A la même époque, il révisait, éten­dait et mettait en latin, avec le secours d’habi­les collaborateurs, parmi lesquels on remarque

Hobbes, Herbert et Ben-Johnson, son traité de VAvancement des sciences ; ses Essais moraux, son Histoire de Henri VII, et quelques opus­cules.

Accablé par tant de travaux, et déjà affaibli par une maladie épidémique qui avait régné dans Londres en 1625, Bacon ne tarda pas à suc­comber. Au commencement de 1626, il fut saisi d’un mal subit pendant qu’il faisait des expé­riences en plein air. Il expira le 9 avril 1626, âgé de soixante-six ans. Il avait été marié, mais n’eut pas d’enfants. Dans son testament, qui of­fre plusieurs dispositions remarquables, il lègue sa mémoire aux discours des hommes charita­bles, aux nations étrangères, et aux âges futurs. Il créait, par le même acte, diverses chaires pour l’enseignement des sciences naturelles ; mais le peu de fortune qu’il laissa ne permit pas de remplir ses intentions.

Pour apprécier complètement Fr. Bacon, il faudrait distinguer en lui l’homme, le juriscon­sulte, le politique, l’orateur, l’historien, l’écri­vain et le philosophe. Devant surtout ici nous occuper du philosophe, nous nous bornerons à dire que, comme jurisconsulte, Bacon a laissé des travaux qui lui assignent le rang le plus éminent, et que, portant partout son génie ré­novateur, il voulut réformer et refondre les lois de l’Angleterre ; que, comme politique, il mon­tra de la souplesse et de l’habileté, qu’il accueil­lit toutes les idées grandes, et concourut de tout son pouvoir à une mesure de laquelle date la puissance de la Grande-Bretagne, l’union de l’Ecosse avec l’Angleterre ; qu’en écrivant son Histoire de Henri VII, il aonna à son pays le premier ouvrage qui mérite le nom d’histoire ; que, comme orateur et écrivain, il n’eut point d’égal en son siècle ; qu’à la force, à la profon­deur, il unit l’éclat, et qu’il n’a d’autre défaut que de prodiguer les images et les métaphores ; que, comme homme, il nous apprend, par son ingratitude, par ses lâches complaisances et ses

Erévarications, jusqu’où peut aller la faiblesse umaine, et nous offre un affligeant exemple du divorce trop fréquent des qualités du cœur et des dons de l’esprit ; ajoutons cependant que, au témoignage de ses contemporains, il avait toutes les qualités qui rendent un homme aimable ; il était affable, bon jusqu’à la faiblesse, généreux jusqu’à la prodigalité.

Comme philosophe ; Fr. Bacon a attaché son nom à une grande révolution. Frappé de l’état déplorable dans lequel se trouvaient la plupart des sciences, il reconnut qu’il fallait reprendre l’édifice par la base, et il tenta d’accomplir cette œuvre immense. C’est là que tendent tous ses travaux scientifiques, sous quelque titre et à quelque époque qu’ils aient été publiés. Tous ne sont que des fragments de Ylnstauratio ma­gna, vaste ouvrage divisé en six parties, dont nous allons tracer le plan.

I. L’auteur sent avant tout le besoin de réha­biliter dans l’opinion publique les sciences qui étaient tombées dans un grand discrédit, de re­connaître les vices de la philosophie du temps pour les corriger, de signaler les lacunes afin de les combler. C’est là l’objet d’une première par­tie de Ylnstauratio ; on la trouve exécutée dans le traité de Dignitate et Augmentis scientiarum, qui est comme l’introduction et le vestibule de tout l’édifice. II. Le mal connu, il fallait en indiquer le remède : ce remède se trouve dans l’emploi d’une meilleure méthode, dans la sub­stitution de l’observation à l’hypothèse, de l’in­duction au syllogisme. Une seconde partie de Ylnstauratio est consacrée à l’exposition de la méthode nouvelle : c’est le Novum Organum.* III et IV. Ce n’était pas encore assez d’avoir trouvé la méthode, si l’on n’enseignait la ma­nière de s’en servir : pour cela, il fallait d’abord, avec le secours de l’observation et de l’expé­rience. rassembler le plus grand nombre de faits possible, c’est l’objet de la troisième partie, ïllistoire naturelle et expérimentale ; puis, tra­vailler sur ces faits de manière à s’élever gra­duellement, par une sorte d’échelle ascendante, de la connaissance des faits singuliers à la dé­couverte de leurs causes et de leurs lois, ou à redescendre par une marche inverse de ces lois générales à leurs applications particulières ; ce travail est l’office d’une quatrième partie que Bacon appelle YÈchelle de l’entendement (Scala intellect us). V et VI. Il semblait qu’après ces recherches il n’y eût plus pour constituer la science qu’à recueillir et ordonner en un corps régulier les vérités découvertes par l’application de la méthode ; mais Bacon, pensant avec raison que le moment n’était pas encore venu de don­ner des solutions définitives, fait précéder la vraie philosophie d’une science provisoire dans laquelle il consigne les résultats obtenus par les méthodes vulgaires. De là encore deux parties qui complètent Ylnstauratio ; l’auteur appelle la cinquième Avant-coureurs ou Anticipations de la philosophie (Prodromi sive Anticipationes philosophice), et la sixième, Philosophie seconde (par opposition à la philosophie provisoire ou préliminaire), Science active (c’est-à-dire propre a l’action, à la pratique), Philosophia secunda sive activa.

De ces six parties, l’auteur a, comme on l’a dit, exécuté la première dans le de Augmentis ; il a écrit aussi la portion la plus importante de la deuxième : en effet, il ne manque guère au No­vum Organum, pour être une exposition com­plète de la nouvelle méthode, que les préceptes sur l’art de redescendre du général au particu­lier, et d’appliquer la théorie à la pratique ; la troisième et la quatrième partie ont été à peine ébauchées par l’auteur dans ses diverses histoires (Historia Densi et Rari, Historia Ventorum, Historia Vitœ et Mortis, Sylva sylvarum), ainsi que dans les morceaux qui ont pour titres : To­pica inquisitionis de luce et lumine, Inquisitio de forma calidi, etc., qui offrent quelques es­sais informes de l’application de l’induction à la recherche des causes et des essences. A la phi­losophie provisoire, qui forme la cinquième par­tie, appartiennent plusieurs mémoires sur di­vers points de la science, que Bacon a laissés manuscrits ; tels sont ceux qui ont pour titres : Cogitationes de natura rerum, de Fluxu, Thema cœli, de Principiis et Originibus. Quant à la sixième partie, c’est un monument dont il pouvait tout au plus tracer l’ordonnance, mais dont il laissait la construction aux siècles futurs. En effet, l’édifice n’a pas tardé à s’élever : il a été promptement avancé par ceux qui ont su manier le nouvel instrument, par les Boyle, les Newton, les Franklin, les Lavoisier, les Volta, les Linné, les Cuvier.

Il nous faut maintenant entrer dans quelques détails sur ce qu’il y a de plus important dans la réforme tentée par Bacon, à savoir : son but, sa méthode et ses résultats.

Son but, c’est l’utilité pratique de la science, c’est le bien de l’humanité. Bacon voulut qu’au lieu de se livrer à d’oiseuses et stériles spé­culations, la science ne visât qu’à des applications pratiques ; qu’au lieu de nous apprendre à com­battre un adversaire par la dispute, elle tendît à enchaîner la nature elle-même·, et à établir l’empire de l’homme sur l’univers ; qu’au lieu de dépendre d’heureux hasards le progrès des arts et de l’industrie fût assuré par le progrès de la science ; c’est duns ce sens qu’il répète sans cesse : « Savoir, c’est pouvoir ; Ce qui est cause dans la spéculation, devient moyen dans l’industrie ; —Pour dompter la nature, il faut s’en faire l’esclavo, etc. » Scientia et poten­tia humana in idem coincidunt, quia igno­ratio causœ destituit effeelum ; Λ alura non nisi parendo vincitur ; Quod in contem­platione instar causœ est, id in operatione instar regulœ est (Nov. Org., lib. I. c. m). C’est par les mêmes motifs que, dans le deuxième titre du Novum Organum} à ces mots : sive de Interpretatione naturœ, il ajoute ceux-ci : cl regno hominis, et qu’il donne à la science défi­nitive vers laquelle doivent tendre tous nos efforts le nom de scientia activa. Les innom­brables applications qu’on a faites de la science à l’industrie, les merveilleuses découvertes qui, depuis deux siècles, sont nées de ce concert et qui ont centuplé la puissance de l’homme en augmentant ses jouissances, prouvent surabon­damment combien ce grand homme avait vu juste sur tous ces points. Ainsi, sous ce rapport, la révolution dont il avait donné le signal a été pleinement consommée.

Sa méthode, c’est l’observation, soit pure, soit aidée de l’expérimentation, et fécondée par l’in­duction. Il voulut, en effet, qu’au lieu de se con­tenter, comme on l’avait fait jusque-là, d’hypo­thèses gratuites, la science ne s’appuyât que sur l’observation qui recueille les révélations spon­tanées de la nature, ou sur des expériences ha­biles et hardies qui mettent, pour ainsi dire, la nature à la question pour lui arracher ses se­crets ; qu’au lieu de débuter, comme la scola­stique, par de vaines abstractions, par des pro­positions générales admises sans contrôle, la philosophie commençât par le particulier et le concret, et qu’elle soumît à un examen rigoureux tout ce qui avait été regardé jusque-là comme un axiome incontestable ; qu’au lieu de préten­dre découvrir la vérité parla seule force du syllogisme, et en la tirant par déduction d’un petit nombre de principes abstraits, on ne procédât à la recherche des causes des phénomènes et des lois de la nature qu’avec le secours d’une induc­tion légitime. Ces recommandations sont cent fois répétées. L’induction de Bacon, pour em­ployer une comparaison qui lui est familière, est’une échelle double par laquelle on s’élève des effets aux causes, des faits particuliers aux lois générales de la nature, pour redescendre en­suite des causes aux effets, des lois générales aux applications particulières. Afin de découvrir par cette induction la véritable cause, la véritable loi d’un phénomène, la véritable essence d’une propriété (ce que Bacon appelle sa forme, en con­servant une expression de la scolastique dont il change le sens), il faut, après avoir recueilli par l’observation tous les faits qui précèdent ou qui accompagnent le phénomène en question, con­fronter tous ces faits avec le plus grand soin, re­jeter ou exclure tous ceux en l’absence desquels le phénomène peut se produire, noter ceux en présence desquels il se produit toujours ; recher­cher parmi ces derniers ceux qui varient en de­gré, c’est-à-dire qui croissent ou décroissent avec lui ; c’est à ces caractères que l’on reconnaît la véritable cause ; la manière dont cette cause agit constamment en est la véritable loi. Qn appli­quera ensuite la : même méthode à la recherche du principe de cette première cause, de la loi de cette première loi, et l’on s’élèvera ainsi graduel­lement aux causes suprêmes, aux lois univer­selles.

BACO= 3AU0 = Bacon ne se contente pas de ces vues généra­

les ; il institue un nouvel art logique qui le dis­pute presque en complication à la logique scola­stique. Il réglemente et la méthode expérimen­tale et la methode inductive. Pour la première, il passe en revue tous les procédés de l’observa­tion, tous les genres d’expérience ? et indique le parti que l’on peut tirer de certains faits qu’il nomme privilégies (Prærogativæ instantiarum). Pour l’induction, il veut que l’on fasse sur cha­que sujet une sorte d’enquête, et que l’on dresse trois tables : une Table de présence ( Tabula præsentiœ), qui réunira tous les faits où se trouvent les causes présumées ; une Table d’absence (Ta­bula absentiæ), où seront consignés les cas dans lesquels l’une de ces causes aura manqué ; une Table de degrés (Tabula graduum), où l’on indi­quera les variations correspondantes des effets et des causes. C’est dans le deuxième livre du No­vum Organum que cette méthode est exposée en détail.

Peut-être Bacon a-t-il trop donné à la méthode d’induction, maltraitant fort le syllogisme (au­quel cependant il sait, faire sa part), et connais­sant peu les procédés de transformation et d’a­nalyse qu’emploie le mathématicien ; peut-être aussi trouverait-on quelques points obscurs, quelques détails inapplicables dans l’exposé de sa méthode, mais, ces réserves faites, on doit reconnaître qu’ici encore il a vu la vérité, et qu’il a obtenu un plein succès. Les fausses méthodes qu’il a signalées ont été peu à peu abandonnées ; la méthode nouvelle qu’il préconisait a été par­tout proclamée, a partout triomphé. Quand New­ton. dans ses Principes de la Philosophie natu­relle et dans son Optique, expose la marche qu’il a suivie, que fait-il autre chose que reproduire les règles de méthode tracées par Bacon ?

Dans l’examen des résultats de la méthode baconienne, il faut distinguer ce que Bacon a fait lui-même et ce qu’ont fait ses successeurs. On doit à ce philosophe un assez grand nombre de découvertes et d’aperçus qui suffiraient pour le placer parmi les premiers physiciens de son siècle :

ilinvente un thermomètre (Nov. Org., lib. II, aph. 13) ; il fait des expériences ingénieuses sur la compressibilité des corps, sur leur densité, sur la pesanteur de l’air et son efficacité ; il soup­çonne l’attraction universelle et la diminution de cette force en raison de la distance (aph. 35, 36 et 45) ; il entrevoit la véritable explication des marées (aph. 45 et 48), la cause des couleurs, qu’il attribue à la manière dont les corps, en vertu de leur texture différente, réfléchissent la lumière, et mérite ainsi d’être appelé le prophète des gran­des vérités que Newton est venu révéler aux hom­mes. D’un autre côté, il est tombé dans de graves erreurs, et a eu le tort de combattre le système de Copernic ; de sorte que si l’on voulait juger sa méthode par les seuls résultats qu’il a obtenus lui-même, on pourrait la juger assez défavora­blement, ou même lui refuser toute valeur, comme l’a fait Joseph de Maistre. Mais il ne serait pas équitable de procéder ainsi. Bacon luimême répète en vingt endroits que son but est moins de faire des découvertes que d’en faire faire, se comparant tantqt à ces statues de Mer­cure qui montrent le chemin sans marcher ellesmêmes, tantôt au trompette qui sonne la charge sans combattre. En outre, il déclare formellement, en donnant son opinion sur certains points de la science, qu’il ne prétend point en cela appliquer sa méthode, et qu’il n’offre encore que des résul­tats provisoires obtenus par la méthode vul­gaire.

10DICT. PHILOS.Mais si. au lieu de considérer Bacon, on con­sulte ses disciples et ses successeurs, on voit bien­tôt l’arbre porter tous ses fruits. Grâce à la me­thode nouvelle, les sciences prennent un rapide essor, et font en deux cents ans plus de progrès qu’il n’en avait été fait en trente siècles. C’est à tort que Bacon a été accusé d’être l’adversaire des sciences métaphysiques ; sa méthode s’appli­que aux recherches psychologiques aussi bien qu’aux sciences physiques et naturelles, et c’est du progrès des recherches ainsi conduites qu’il fait dépendre la découverte de moyens efficaces pour aider ou réformer l’esprit humain. La gloire de l’école écossaise a été d’appliquer la méthode baconienne à la science de l’esprit humain, et de donner ainsi à la psychologie une base solide.

Toutefois, en attribuant à la méthode expéri­mentale et inductive les rapides progrès des sciences, nous ne prétendons pas, avec les parti­sans fanatiques de Bacon, qu’avant lui on n’avait rien su, et que c’est à lui seul qu’on doit faire honneur de tout ce qui s’est fait depuis. Bien des découvertes isolées s’étaient faites avant le xvne siècle ; dans le temps même de Bacon plusieurs hommes de génie, Galilée à leur tête, travaillaient à l’avancement de la science ; enfin depuis Bacon, bien des recherches ont été entreprises avec suc­cès par des hommes qui peut-être ne connais­saient nullement 1 & Novum Organum. Ce qui est vrai, c’est qu’avant Bacon, on n’avait pas compris toute l’importance de la méthode expérimentale et inductive, et que personne n’avait songé à la réduire en art ; ce qui est vrai encore, c’est que tous les travaux de quelque valeur entrepris de­puis ont été exécutés d’après les règles posées par Bacon, qu’on le sût ou qu’on l’ignorât. En proclamant comme la seule voie de salut la mé­thode expérimentale et inductive, Bacon expri­mait un besoin qui commençait à se faire géné­ralement sentir ; et comme tous les grands hom­mes, il ne faisait que résumer son siècle, et aider à la marche des temps, en accomplissant une révolution qui était mûre.

Après la grande question de la méthode, un des objets auxquels le nom de Bacon est resté atta­ché, c’est la division des sciences, ou plutôt des produits de l’esprit humain. Il fonde cette division sur la différence même des facultés que l’esprit applique aux objets après qu’ils ont été saisis par lessens : de la mémoire, il fait naître l’histoire (qui comprend l’histoire naturelle comme l’histoire ci­vile) ; de l’imagination, la poésie, dans laquelle il fait entrer tous les arts ; de la raison, la philosophie (qui embrasse, avec la science de la nature, celle de Dieu et de l’homme). Cette classification, re­produite au dernier siècle avec de nouveaux dé­veloppements en tête de l’Encyclopédie, acquit alors une grande célébrité, et elle a donné lieu depuis à de nombreuses critiques et à plusieurs essais de remaniement. Mais Bacon n’y attachait qu’une importance fort secondaire ; placée en tête du de Augmentis, cette division n’etait pour lui qu’un cadre propre à recevoir les conseils de ré­forme qu’il adressait à chaque science.

On a élevé contre la philosophie de Bacon d’as­sez graves accusations. On a fait de ce philosophe le père du sensualisme moderne. Si par là on a voulu dire qu’il conseille à la science de viser à des applications utiles, commodis humanis in­servire, on a raison ; mais si on prétend qu’il for­mula et défendit cette doctrine qui fait dériver toutes nos idées des sens, on se trompe : nulle part il ne soutient cette opinion ; il ne se pose pas même la question, et ne paraît pas l’avoir soupçonnée. Il est vrai que, dans la Philosophie naturelle} il recommande de ne s’appuyer que sur l’experience, de se défier des axiomes gra­tuits qu’on admettait aveuglément ; mais s’en­suit-il qu’il niât ou qu’il fît dériyer des sens les idées et les vérités absolues sur lesquelles la lutte

s’est depuis engagée entre les idéalistes et les sensualistes ? 011 serait tout uu plus là-dessus ré­duit à des conjectures.

On l’accuse aussi d’avoir condamné les causes finales, et par là d’avoir affaibli les preuves de l’existence de Dieu. Joseph de Maistre, dans un ouvrage posthume, qui n’est qu’un pamphlet virulent, va bien plus loin encore ■ parce que le nom de Bacon a été invoqué par les encyclopé­distes, il fait de ce philosophe le père de toutes les erreurs, il accumule sur lui les imputations d’athéisme, d’immoralité, d’impiété ; il en fait le véritable antechrist. Tout au contraire, loin de proscrire les causes finales, B ; icon en recommande l’usage comme un des objets spéciaux de la théo­logie naturelle, et comme fournissant les plus belles preuves de la sagesse divine ; mais il ne veut pas qu’on les introduise dans la physique, qu’on les substitue aux causes efficientes, et que l’on croie avoir tout expliqué quand 011 a dit, en 11e consultant que son imagination, à quelle fin chaque chose peut servir dans l’ordre de la créa­tion. Quant à l’accusation d’athéisme, comment a-t-on pu l’adresser sérieusement à celui qui, dans ses Essais, a écrit un si beau morceau contre les athées, à l’auteur de cette belle pensée (Senn. fid., 16) tant de fois répétée : « Un peu de philo­sophie naturelle fait pencher les hommes vers l’athéisme ; une connaissance plus approfondie de cette science les ramène à la religion. « L’im­putation d’irréligion n’est pas mieux fondée ; il suffit pour la détruire de renvoyer aux Méditations sacrées de Bacon, et à sa Confession de foi, trou­vée dans ses papiers, confession tellement ortho­doxe qu’on s’étonne que celui qui l’a écrite ap­partienne à la religion réformée. L’auteur du Christianisme de Bacon, le pieux et savant abbé Eymery, ancien supérieur de Saint-Sulpice, était loin de soupçonner l’impiété du philosophe an­glais, lui qui a composé un livre tout exprès pour opposer la foi de ce grand homme à l’incrédulité des beaux-esprits du xvni’siècle.

Les œuvres de Bacon, dont une partie seule­ment avait vu le jour de son vivant, n’ont été réunies qu’un siècle après sa mort. Les éditions les plus estimées qui en aient été faites sont celle de 1730, publiée à Londres par Blackbourne, en 4 vol. in-fol. ; celle de 1740, Londres, 4 vol. in-1 ", due au libraire Millar ; celle de 1765, Lon­dres, 5 vol. in-4, magnifique et plus complète que les précédentes (elle est due aux soins de Robert Stephens ; John Locker et Thomas Birch), et celle qui a été donnée à Londres, de 1825 à 1836, en

  1. vol. in-8, par Bazil Montagu, la plus complète de toutes, avec une traduction anglaise des œu­vres latines et avec des éclaircissements de tout genre. M. Bouillet a donné une édition des Œuvres philosophiques de Bacon, 3 vol. in-8, Paris, 1834-1835 ; c’est la première qui ait paru en France ; elle est accompagnée d’une notice sur Bacon, d’introductions, de sommaires de chacun des ouvrages, et suivie de notes et d’éclaircisse­ments.

Plusieurs des ouvrages de Bacon avaient été traduits, de son vivant même, en français ou en d’autres langues ; à la fin du dernier siècle, Ant. Lasalle, aide des secours du gouvernement, fit paraître, de l’an VIII à l’an XI (1800-1803), en 15 vol. in-8, les Œuvres de F. Bacon, chancelier d’Angleterre, traduites en français, avec des notes critiques, historiques et littéraires. Celte traduc­tion si volumineuse est loin d’être complète, et elle n’est pas toujours fidèle, le traducteur s’étant permis de retrancher les passages favorables à la religion. On a reproduit dans le Panthéon litté­raire (1 vol. grand in-8 ? 1840) et dans la collec­tion Charpentier (2 vol. in-12, 1842) la traduction des Œuvres philosophiques de Bacon avec de légères variantes ; cette dernière publication est due à M. F. Riaux, qui l’a fait précéder d’un in­téressant travail sur la personne et la philosophie de Bacon, et y a joint des notes, empruntées pour la plupart au travail de M. Bouillet.

La vie de Bacon a été écrite par le révérend William Rawley. qui avait été son secrétaire et son chapelain (il la donna en 1658, en tête d’un recueil d’œuvres inédites de son ancien maître) ; par W. Dugdal, dans le Baconiana de Th. Tenison, 1679 ; par Robert Stephens, Londres, 1734 ; par David Mallet, en tête de l’édition de 1740 (cette vie a été traduite en français par Pouillot, 1755, et par Bertin, 1788) ; par M. de Vauzelles, 2 vol. in-8, Paris. 1833 ; et par M. Bazil Montagu, en tête de la belle édition de Londres, 1825, que nous avons déjà citée : cette dernière n’est guère qu’une apologie.

La philosophie de l’auteur de la Grande Réno­vation et scs doctrines ont été aussi l’objet d’un assez grand nombre de travaux, parmi lesquels nous citerons : l’Analyse de la philosophie de Bacon> par Deleyre, 2 vol. in-12, Paris, 1755 ; le Precis de la philosophie de Bacon, par J. A. Deluc, 2 vol. in-8, Genève, 1801 ; le Christianisme de Bacon, par l’abbé Eymery, 2 vol. in-12, Paris, 1799 ; l’Examen de la philosophie de Bacon, ouvrage posthume du comte Joseph de Maistre,

2 vol. in-8, Paris, 1836, factum dicte par une haine aveugle contre toute philosophie, et dont nous avons déjà fait connaître la valeur ; de Baconis Verulamii philosophia, par M. Huet, in-8, Paris, 1838 ; Bacon, sa vie, son temps, sa phi­losophie, parM. Ch. de Rémusat, Paris, 1857, in-8 ; elle a encore été l’objet de plusieurs articles dans diverses Revues, parmi lesquels on distingue un article de la Revue d’Edimbourg, de juillet 1837, dû à la plume de M. Macaulay ; ce morceau a été en partie traduit en français dans la Revue bri­tannique du mois d’août suivant, et a donné lieu à une savante réplique de M. Benjamin Lafaye, insérée dans la. Revue française et étrangère. Sur quelques points particuliers, on pourra consulter une thèse de M. Jacquinet, F. Baconi de re lit­teraria judicia, Paris, 1863, in-8. Enfin l’exposi­tion et l’appréciation de cette philosophie occu­pent une grande place dans plusieurs ouvrages importants, tels que la Logique de Gassendi ; les Lettres sur les Anglais, de Voltaire ; l'Histoire d’Angleterre de Hume (cet historien établit un parallèle entre Bacon et Galilée, et donne la su­périorité au grand physicien de l’Italie) ; le dis-+ cours préliminaire de Y Encyclopédie ; Y Essai sur les Connaissances humaines, de Condillac ; la Logique de Destutt de Tracy (Discours prélimi­naire), et dans toutes les histoires de la philoso­phie.N. B.

BALDINOTTI (César), philosophe italien de la fin du siècle dernier. Son premier ouvrage est de 1787 et en 1820 il enseignait encore à Padoue : il y avait pour élève Rosmini. qui plus d’une fois embarrassa son maître par les objections qu’il opposait à sa doctrine sensualiste. Baldinotti reconnaît pour maîtres Gassendi, Locke, Condillac et Bonnet ; mais il fait des efforts louables pour concilier l’empirisme avec les vérités religieuses et morales que ce système semble exclure. 11 ne confond pas l’acte de la conscience avec la perception, et distingue surtout l’idée, sous sa forme universelle et abstraite, de la sensation, d’où elle est dégagée par un acte rationnel. Aussi après avoir critiqué ce que les philosophes appel­lent les principes, et montré que ce sont des propositions steriles, il proclame qu’il y a pour­tant des vérités nécessaires, celles qui concernent les idées universelles, qui sont l’œuvre de notre esprit, mais ont leur fondement dans la réalité des choses. Bref, il appartient à cette famille d’esprits éclairés, qui par prudence se défient de tout ce qui dépasse l’expérience, mais qui sont perpétuellement tentés de sortir des limites où ils se sentent trop à l’étroit. On connaît de Baldi­notti deux ouvrages : 1 ° da Recta humanœ mentis institutione, Pavie, 1787, in-8, sans nom d’au­teur. C’est un livre clair, un peu superficiel, comprenant d’abord une revue sommaire de l’his­toire de la philosophie, puis quatre livres qui traitent de la connaissance considérée dans ses éléments, en elle-même, dans ses instruments et dans ses sources. 2° Tenlaminum metaphysicorum, lib. III, Padoue, 1807, in-8. Le progrès de la pensée est visible d’un ouvrage à l’autre.

E. C.

BALLANCHE (Pierre-Simon), né à Lyon en

  1. mort à Paris en 1847. Après des études qui araissent avoir été assez superficielles, il emrassa d’abord la profession de son père, dont il dirigea l’imprimerie pendant trois ans. Il était dès lors disposé à la rêverie, recherchait la solitude, et prenait des habitudes méditatives. La révolution, et les épreuves qu’elle infligea à sa ville natale, l’obligèrent à fuir à l’étranger avec sa mère ; il ne revint en France qu’après le 9 thermidor, et les événements dont il avait été le témoin et, jusqu’à un certain point, la victime, contribuèrent à développer ses disposi­tions mélancoliques, et à affaiblir une constitu­tion déjà maladive, sans altérer le fonds de bonté et de douceur qui fut toujours la vertu dominante de son caractère. C’était une âme tendre, pas­sionnée pour les choses divines, et portée à chercher les causes secrètes et les raisons in­visibles des événements ; mais son esprit qui n’avait pas l’appui d’une science solide, et où l’imagination avait plus de force que la raison, le rendait plus propre à inventer des concep­tions poétiques qu’à découvrir des vérités phi­losophiques. Il s’essaya d’abord dans un récit épique du siège de Lyon, dont le manuscrit a disparu ; puis il publia en 1801 : du Sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature el les beaux-arts, œuvre très-imparfaite qu’il a prudemment retranchée de sa collection. Il eut en arrivant à Paris, à vingt-cinq ans, la bonne fortune de mériter l’amitié de Chateaubriand, et d’être admis parmi les hommes d’élite ; que l’esprit et la beauté de Mme Récamier reunis­saient en une sorte de cénacle, et qui ne cessèrent de le protéger^ et de le vanter peut-être avec un peu d’exageration. Lui-même ne résista pas au charme que tant d’autres ont subi, et ses Fragments d’élégies sont des confidences d’amour pur pour cette femme qu’il appelle sa Béatrice, et qui, dit-il, fut douce à ses souffrances. En 1814 il publia 1 Antigone, sorte de poëme en prose, qu’un biographe trop indulgent compare au Télémaque. Il faut beaucoup de bonne volonté pour découvrir dans ces pages prolixes, et d’un style sans naturel, des idées philosophiques cachées sous d’obscurs symboles. Il n’y en a pas davan­tage dans lEssai sur les institutions sociales (Paris, 1817), dont on peut louer du reste la politique modérée et généreuse. Tout au plus y démêlerait-on l’esquisse d’une théorie du lan­gage, qui prétend concilier les doctrines de de Bonald et celles des idéologues sur cette question alors vivement débattue. Suivant Ballanche, la parole à l’origine était, non pas le signe de l’idée, mais l’idée elle-même formant avec son expres­sion un tout indivisible, l’idée ayant sa forme avec elle-même. Mais peu à peu cette synthèse subit une décomposition ; la pensée se sépare 4es signes qui y sont inhérents, qui dès lors sont comme des formes vides, perdent leur force, et se matérialisent pour s’écrire et s’imprimer. De son côté la pensée tend à s’isoler, à se suffire à elle-même, et il devient possible à l’homme de penser sans parole. On voit que la rigueur et la clarté ne sont pas les qualités saillantes de cette conception. Il n’y a pas non plus grand profit à tirer pour la science de quelques pro­ductions de courte haleine : le Vieillard et le jeune homme, l’Homme sans nom, l’Élégie. La phi­losophie de l’auteur, ou plutôt les inventions mystiques qu’on a decorées de ce nom, sont tout entières réservées à son grand ouvrage, la Palingénésie sociale, qui, suivant M. de Laprade, « est peut-être le monument le plus original, lé plus entièrement à part dans les lettres fran­çaises. » Cette vaste composition devait être une trilogie dont les parties auraient reçu ces titres : Orphée, la Formxde, la Ville des expiations, et auraient dû former ce que l’auteur appelle une « théodicée de l’histoire. » Ses œuvres complètes, publiées en 4 vol. (Paris, 1830) et réimprimées sans additions en 5 vol. (Paris, 1833), ne contien­nent que la première partie et des fragments des deux autres, entre autres un morceau de forme apocalyptique, intitulé la Vision d’Hébal, que ses admirateurs déclarent « étrange et gran­diose. » Les qualités littéraires de ces écrits, réelles sans doute puisqu’elles ont recueilli des suffrages considérables, avaient valu à Ballanche un fauteuil à l’Académie française en 1841. Il mourut en 1847, en laissant une mémoire chère à ses amis, et une renommée qui ne paraît pas destinée à s’accroître. Deux volumes qu’il a laissés manuscrits n’ont pas été publiés. On éprouve un grand embarras quand on a le devoir de faire con­naître les opinions philosophiques de Ballanche : ses amis affirment qu’il a un système « homogène comme sa vie et son style, » une profonde érudi­tion, et un génie métaphysique de premier ordre ; mais ils se dispensent d’en donner des preuves, et ne peuvent s’empêcher d’avouer qu’il y a dans ses ouvrages, d’ailleurs incomplets, du vague et de l’obscurité. Le plus bienveillant d’entre eux l’appelle d’un nom qui semble bien appliqué : « l’illustre théosophe. » En réalité, il y a peu de philosophie dans ces compositions solennelles, et si on en trouve, elle ressemble à celle que Montaigne appelle « de la poésie sophistiquée. » Des formules ambitieuses et de froides allégories dissimulent mal des idées creuses, et une igno­rance complète de l’histoire de la philosophie. La méthode est celle d’un inspiré, c’est-à-dire une sorte de divination, qui procède par oracles et néglige les preuves ; celle dont les sciences font usage est tenue pour pernicieuse, et doit céder la place « à une méthode synthétique et inspirée. » Les meilleures idées ainsi séparees de toutes leurs raisons ne sont plus que des vues plus ou moins ingénieuses, sans aucune valeur scientifique ; il y en a sans doute dans la Palingénésie sociale ; mais elles ne se prêtent pas à l’analyse, et d’ailleurs concernent l’histoire, la po­litique et la religion, plutôt que la métaphysique ou la psychologie. Ces remarques sont faites pour expliquer l’indigence du résumé qui suit.

Pour prendre les choses à l’origine, il faut remonter à Dieu, qui est avant toutes choses. La création est d’abord en lui-même, mais à l’état de possibilité, et non pas en acte ; plus tard elle en émane. Pourquoi ? « Dieu avait-il besoin de rayonner en dehors de lui, de se manifester dans les choses et les existences ? avait-il besoin d’être contemplé, d’être adoré, d’être aimé ? avait-il besoin de s’assurer de sa puissance de réalisa­tion ? ne lui suffisait-il pas d’être ? » Devant ces questions redoutables l’auteur ne trouve que cette explication : « il ne faut pas lui demander compte de ses œuvres ; il lui a p ! u de sortir de son repos. » C’est son Verbe qui crée, « sa parole est le moule qui donne à notre planète une forme sphérique. » Pour ne parler que de l’homme, il en détache l’essence de l’intelligence universelle, il lui communique un pouvoir propre, et de sa propre volonté il détache aussi des volontés individuelles. Naguère encore la Providence avait une action irrésistible ; maintenant les volontés isolées ou concourant ensemble vont lui opposer une sorte de force des choses, un véritable destin, et in­troduire dans le monde le mal et le desordre, qui ne peuvent cesser que par un suprême et définitif accord de la Providence et de la liberté humaine, « une conlarréation universelle. » Mais avant ce retour à l’unité de volonté, il y a de longs siècles de malheur. Dieu ne peut tolérer la révolte, la lutte du fatum humain contre la volonté divine ; d’autre part il ne peut non plus se démentir, se repentir d’avoir créé des forces libres, ni les abolir. Il faut donc à la fois qu’il frappe l’humanité et qu’il la sauve, et que du même coup l’homme soit déchu et réhabilité. Les hommes n’avaient primitivement tous en­semble qu’une seule volonté, et par son unité même elle avait plus de puissance pour s’opposer à la Providence. Dieu brise ce pouvoir unique en une infinité de morceaux, et les éparpille dans chaque individu, pour diminuer la résistance primitive. De là les divisions, les discordes, une humanité coupée en tronçons, variant avec les nations, les familles, les individus ; de là des castes et des sexes différents. Car Dieu voulut séparer l’une de l’autre ces deux facultés cou­pables, l’intelligence et la volonté, et donna l’une a l’homme et l’autre à la femme « qui est l’ex­pression volitive de l’homme. » Mais il y aura une palingénésie qui ramènera tout à l’unité (l’auteur ne dit pas si elle réalisera l’androgyne de Platon), et pour cette « nouvelle génération » Dieu a initié l’homme par sa parole, et lui a ordonné le retour à la loi. Cette révélation, mieux entendue de certains hommes, les élève à la dignité d’initiateurs ; ce sont les chefs des nations, les magistrats et les patriciens ; mais le christianisme fait la révélation égale pour tous : il est le but de toute l’évolution historique. Son règne doit assurer à l’homme, non pas le bonheur de l’homme, qui n’est passa vraie destinée, mais la grandeur. Toute créature, après une série d’é­preuves qui ne se termine pas avec la vie, mais qui doit se poursuivre, suivant les besoins de chaque âme, jusqu’à l’expiation définitive, arri­vera à la perfection de sa nature. La bonté uni­verselle, voilà le terme de cette ascension, et le but vers lequel tous les progrès convergent.

On peut consulter sur Ballanche, outre l’étude que Sainte-Beuve lui a consacrée : de Laprade, Ballanche, sa vie et ses écrits, Paris, 1848. J. J. Ampère, Ballanche, Paris, 1848. E. C.

BALMÈS (Jacques-Lucien), philosophe espa­gnol, naquit à Vich en Catalogne, le 28 août 1810. Il entra dans les ordres, et s’etant voué à l’ensei­gnement, il fut attaché au collège de sa ville na­tale comme professeur de mathématiques. Il prit part aux luttes politiques et religieuses de son pays, protesta contre la vente des biens du clergé et fut exilé par Espartero. Après la chute du ré­gent, il vint fonder à Madrid un journal hebdo­madaire : el Pensamienlos de la nacion, destiné à combattre les idées libérales. Il a laissé de nombreux ouvrages, parmi lesquels la philosophie peut réclamer en tout ou en partie les quatre suivants : Corso de filosofia clemental, Madrid, 1837, in-8 ; el Critcrio, Barcelone. 1845, in-8 : P’ilosofia fondamental, Barcelone, 1846, 4 vol.in-8 ;

el Protestantisme compar ado con cl Catolicismo en sus relaciones con la civilisacion Europea, Madrid. 1848, 3 vol. in-8. Les trois derniers ont été traauits en français, par M. l’abbé Edouard Monec : Art d’arriver au vrai, 1 vol. ; Philoso­phie fondamentale ? 3 vol. ; le Protestantisme comparé au Catholicisme dans ses rapports avec la civilisation européenne, 3 vol., Paris, Auguste Vaton, plusieurs éditions, in-8etin-18.

L’Espagne, qui tient une si grande place dans l’histoire des lettres et des arts, comme dans l’histoire politique des temps modernes, n’en a, pour ainsi dire, aucune dans l’histoire de la phi­losophie. Suarez n’y représente que le dernier ef­fort de la scolastique expirante. Raymond Lulle, Raymond de Sebonde. Michel Servet ne lui ap­partiennent que par leur naissance. Si, de nos jours, elle a voulu avoir une philosophie, elle n’a su s’approprier que la moins philosophique des écoles contemporaines, l’école néo-catholique.

Balmès a été, en Espagne, le métaphysicien de cette école. C’est un homme de parti en poli­tique et en religion. De là, dans l’exposition de ses idées, quelque chose de plus vivant, le fruit souvent amer, mais presque toujours plein de suc, d’une expérience personnelle. Il aime à prendre dans la politique ses exemples de logi­que, et il décrit avec finesse, en homme qui les a observées de près et qui n’en a pas été la dupe, les erreurs et les contradictions de l’esprit de parti. Mais il lui est plus facile de les signaler que de s’y soustraire. Dans son antipathie pour les idées démocratiques, il cite à plusieurs repri­ses, comme un exemple d’équivoque, l’idée de l’égalité, et il ne s’aperçoit pas qu’il y introduit lui-même la confusion dont il se plaint. L’égalité devant la loi ne lui paraît pas moins chimérique et moins injuste que l’égalité physique et l’éga­lité des biens : car, dit-il, une même loi appliquée au fort et au faible, au riche et au pauvre, au sa­vant et à l’ignorant ne saurait produire des effets égaux. Or la chimère et l’injustice consisteraient précisément, pour l’égalité devant la loi, à tenir compte des différences de forces, de fortune ou d’éducation qui peuvent exister entre les hom­mes ; elle n’est un principe éminemment juste que parce qu’elle fait abstraction de ces différen­ces inévitables, pour assurer à tous les droits, chez tous les individus, un égal respect.

C’est surtout au point de vue religieux que Balmès se laisse égarer par l’esprit de parti. Non contente de proclamer, comme la philosophie chrétienne du xvii® siècle, la conformité néces­saire de la raison et de la foi, ou, comme la sco­lastique, la subordination de la première à la se­conde, l’école à laquelle il appartient confond les deux domaines ; elle ne se sert de la raison que comme d’un instrument de polémique au profit de la foi. Confusion pleine de périls et pour la philosophie et pour la théologie elle-même ! Mieux vaut renoncer à interroger la raison que de lui demander des réponses toutes faites, non pour se convaincre soi-même, mais pour convaincre ses adversaires. D’un autre côte, c’est faire bon marché de la foi que de mettre la raison à sa place, même pour assurer son triomphe. Balmès n’évite pas ce double écueil. Il fait entrer dans sa logique toute une démonstration de la religion catholique réduite aux points suivants : une révé­lation surnaturelle est possible ; elle est néces­saire ; elle a besoin, pour se conserver et pour se transmettre, d’une Église infaillible ; l’Ëglise ca­tholique peut seule s’attribuer ce caractère d’infaillibilite ; l’autorité de l’Église une fois recon­nue, toutes ses décisions exigent par elles-mêmes une soumission sans examen. Le rôle des apolo­gistes serait bien simpli fié si quelques pages d’unedémonstration purement rationnelle pouvaient leur suffire. Mais, quand on accorderait à Balmès tous les points qu’il croit avoir si aisément éta­blis, il n’éviterait pas l’examen particulier de tous les dogmes ; car il reconnaît lui-même que la raison ne peut souscrire qu’aux dogmes où elle ne rencontre pas une impossibilité absolue. Aussi, sans se borner à invoquer l’infaillibilité générale de l’Église, il entraîne plus d’une fois la philosophie sur le terrain théologique ; et bien qu’il se montre dans ces excursions moins témé­raire que plusieurs philosophes de la même école, elles sont loin de lui avoir porté bonheur. Il voit, dans le mystère de la Trinité, « le type sublime de la distinction nécessaire du sujet et de l’objet au plus profond de l’intelligence. » Si les trois personnes divines sont à la fois unies et distinctes comme le sujet et l’objet dans la connaissance, ou bien elles constituent des êtres différents, c’est-à-dire autant de dieux, ou bien leur unité se manifeste dans l’identité au sujet et de l’objet, c’est-à-dire dans l’identité universelle du pan­théisme. Sur le mystère eucharistique, Balmès n’est pas plus heureux. Il fait revivre, pour l’ex­pliquer, une des distinctions les plus subtiles et les plus obscures de la scolastique, celle de deux sortes de rapports entre les parties de l’étendue, les unes intrinsèques (ordo ad se), les autres sub­ordonnées à une certaine situation dans l’espace (ordo ad locum). Il oublie qu’il a ruiné d’avance cette distinction en identifiant l’étendue et l’es­pace : si l’espace occupé par un corps n’est que l’abstraction de son étendue même, que devien­nent ces rapports intrinsèques, dans lesquels se conserverait, sous les apparences d’un autre corps et en plusieurs lieux à la fois, tout ce qui consti­tue l’etendue réelle du corps divin ?

Comme tous les philosophes de la même école, Balmès a, pour la scolastique, une admiration de parti pris, qui l’entraîne non-seulement à faire revivre des theories justement condamnées, mais souvent aussi à les dénaturer pour les concilier avec ses propres doctrines. C’est ainsi qu’après avoir combattu par d’excellents arguments le sen­sualisme moderne, il accepte le sensualisme scolastique comme faisant la part de l’activité propre de l’âme, grâce à l’intervention de Vin­tellect agent. Or lui-même reconnaît ailleurs que l'intellect agent n’est qu’un intermédiaire inutile, suscité par la fausse hypothèse des espèces intelligibles. Il se montre juste, en gé­néral, pour les grands philosophes de l’antiquité et des temps modernes ; mais, à partir du xvme siècle, il apporte dans ses jugements toute la partialité de son école. Il ne voit que des monu­ments de déraison dans les constructions de la métaphysique allemande, et il n’est pas même désarme par le bon sens timide des Écossais. Quant à notre école spiritualiste et éclectique, il refuse d’y voir autre chose que le panthéisme germanique : « Si les philosophes universitaires sont, en France, les humbles disciples de M. Cou­sin, M. Cousin lui-même, à son tour, qu’est-il autre chose que le successeur de Hegel et de Schelling ? »

L’injustice de ce dernier jugement est d’autant plus manifeste que Balmès, dès qu’il se maintient sur un terrain philosophique, se rattache, par tout l’ensemble de ses théories, au spiritualisme fran­çais du xixe siècle. Sa méthode est la méthode psychologique, éclairée par le sens commun et par l’étude comparée des systèmes, et, dans cette étude, il professe un véritable éclectisme. « Quand tous les philosophes discutent, dit-il, c’est, en quelque sorte, le genre humain qui discute. » Et ailleurs : « En général, il est dangereux de traiter légèrement une opinion que des intelligences de premier ordre ont défendue ; si ces opinions ne sont pas toutes la vérité, il est rare qu’elles n’aient pas en leur faveur de fortes raisons et au moins une portion de la vérité. » Son éclectisme a d’ailleurs les mêmes antipathies et les mêmes préférences que l’éclectisme français. La polémi­que contre l’école de Condillac tient une grande place dans ses écrits philosophiques, et, après les scolastiques, dont il est le sectateur plutôt que le disciple, les philosophes qu’il cite le plus sou­vent et avec l’admiration la plus sympathique, sont les grands métaphysiciens du xviie siècle, Descartes, Malebranche et Leibniz.

Si l’on pouvait séparer dans Balmès le philo­sophe de l’homme de parti, le premier ne méri­terait guère (jue des éloges. C’est un esprit judi­cieux et éleve, qui sait honorer la raison et l’hu­manité. lia même une certaine impartialité gé­nérale, trop souvent démentie malheureusement dans ses jugements particuliers. « Je suis loin de confondre, dit-il, l’esprit philosophique du der­nier siècle avec l’esprit du siècle présent ; à mes yeux, le panthéisme moderne n’est point un ma­térialisme pur, et jusque dans l’athéisme qui déshonore les doctrines de certaines écoles, il m’est doux de signaler des tendances spiritualistes. »

La Philosophie fondamentale contient toute la doctrine philosophique de Balmès. L’Art d’ar­river au vrai ou le Critérium n’est qu’un ma­nuel de logique pratique, entremêlé, comme la Logique de Port-Royal, de réflexions morales. Des pensées ingénieuses, parfois profondes, pres­que toujours dictées par un bon sens élevé, y sont développées dans un style élégant, mais un peu diffus. L’auteur y suit le mouvement de sa pen­sée, sans s’attacher à un ordre didactique. Un chapitre sur le choix d’une carrière se place entre une théorie de l’attention et des considérations métaphysiques sur la possibilité et sur l’existence. Nulle question n’est approfondie dans ses princi­pes, et si quelques pages affectent un caractère spéculatif et abstrait, elles ne servent qu’à relier entre eux, souvent d’une façon peu heureuse, les conseils et les exemples pratiques auxquels l’ou­vrage emprunte tout son prix.

Balmès a suivi, dans la Philosophie fonda­mentale, l’ancienne division de la philosophie en Logique, Métaphysique et Morale. Il traite, dans le premier livre, de la certitude, dans les sui­vants, des sensations, de l’étendue et de l’espace, des idées, de l’idée de l’être, de l’unité et du nombre^ du temps, de l’infini, de la substance, de la nécessité et de la causalité. Le dernier li­vre se termine par des principes de morale, rat­tachés à l’idée de causalité libre. Il n’y a point de place spéciale pour la psychologie, mais elle rem­plit et anime en réalité toutes les parties de l’ou­vrage.

Balmès pose la certitude comme un fait, qu’il s’agit non d’établir, mais d’expliquer. Repoussant un critérium unique, il distingue trois sources de certitude : la conscience, pour les faits inté­rieurs ; l’évidence, pour les vérités idéales ; et Vinstinct intellectuel, pour le passage des faits de conscience et de l’ordre.idéal aux réalités ex­térieures. La conscience et l’évidence sont réunies dans le Cogito de Descartes, que Balmès analyse et justifie avec une certaine profondeur, mais au­quel il reproche, comme Maine de Biran, de mê­ler deux principes distincts : un simple fait de conscience, et une proposition idéale, a savoir le rapport universel et nécessaire de la pensée avec l’existence. Quant à l’instinct intellectuel, il est aisé d’y reconnaître, bien que Balmès n’en dise rien, le sens commun et les principes constitutifs de l’entendement des Écossais

La théorie de la perception est également tout écossaise, sauf une tentative assez malheureuse pour attribuer à la vue la perception complète de l’étendue, dans le but de faciliter l’explication de l’Eucharistie, en écartant de l’essence de la matière l’idée d’impénétrabilité. Sur l’espace et le temps, sur la nature des corps, sur les idées innées, Balmès suit en général les traces de Leibniz. Il ne voit dans l’espace et dans le temps que des rapports de coexistence et de succession, soit dans l’ordre réel, soit dans l’ordre idéal. Sous ces rapports, il incline à placer, quoique avec une certaine hésitation, des forces simples ou des monades. Il rejette l’expression d’idées innées ; mais il admet dans l’intelligence une activité innée, inhérente à tous les esprits et qui consti­tue la raison universelle, et il lui donne pour objet propre l’idée de Dieu, à laquelle il ramène toutes les conceptions idéales. Son ontologie a, dans la forme, quelque chose d’hégélien. Elle se résume dans les combinaisons des idées d’être et de non-être, par lesquelles il explique les idées de nombre, de temps, d’infini et de fini, de sub­stance et d’attribut, de cause et d’effet. Mais son bon sens ne se perd pas dans l’abstrait ; il revient promptement à l’observation psychologique, et elle lui fournit une excellente démonstration de la substantialité et de la causalité du moi, et une réfutation non moins solide du panthéisme.

La morale de Balmès est celle de Malebranche. Elle a pour principe l’amour de Dieu et de toutes les choses que Dieu aime, dans l’ordre même où il les aime, c’est-à-diie suivant leurs degrés de perfection tels qu’ils sont représentés dans l’en­tendement divin : théorie très-élevée, mais qui a le tort de faire reposer le devoir sur un senti­ment, l’amour de Dieu, et de le subordonner à la connaissance toujours incomplète de l’ordre uni­versel.

Balmès, on le voit, n’a point édifié un système original. Sa philosophie ne se compose guère que d’emprunts à tous les philosophes spiritualistes. Elle n’en tient pas moins une place très-honora­ble dans le mouvement philosophique du xrx6 siè­cle, comme le plus remarquable effort qui ait été tenté en Espagne depuis la Renaissance, pour y ranimer les études métaphysiques. Quoique peu sympathique à l’état présent de sa patrie, Bal­mès se plaisait à y reconnaître des symptômes évidents de renaissance : « Malgré le trouble du temps, disait-il, il s’opère dans mon pays un dé­veloppement intellectuel dont on connaîtra plus tard la portée. »

On peut consulter sur la philosophie de Balmès une étude de M. de Blanche-Raffin : Jacques Balmès, sa vie et ses ouvrages, Paris, 1860, et un article de M. Emile Beaussire [Revuemoderne du 10 décembre 1869).Ém. B.

BARALIPTON. Terme de convention mné­monique, par lequel les logiciens désignaient un des modes indirects de la première des trois fiures du syllogisme reconnues par Aristote. La ernière syllabe de ce mot n’a aucun sens, elle est ajoutée pour la mesure du vers mnémonique, usité dans l’École :

Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton. Voy. la Logique de Port-Royal, 3° partie, etl’articie Syllogisme.

BARBARA. Terme mnémonique de conven­tion dans lequel les logiciens désignaient un des modes de la première figure du syllogisme, le plus parfait et le type de tous les autres. Voy. la Logique de Port-Royal, 3* partie, et l’article Syl­logisme.

BARBARI. Terme de convention mnémoni­que. par lequel les logiciens désignaient un des moues de la quatrième figure du syllogisme.

Voy. la Logique de Port-Royal, 3* partie, et l’article Syllogisme.

BARBEYRAC (.Tean), né à Bcziers en 1674, d’une famille calviniste, est un de ces réfugiés français dont la révocation de l’édit de Nantes enrichit les pays protestants, la Suisse, la Hol­lande et surtout la Prusse. Il professa les belles lettres au collège français de Berlin, l’histoire et le droit civil à Lausanne, le droit public à Groningue. Il mourut dans cette dernière ville en 1744. Il était membre de l’Académic royale des sciences de Prusse. Il a rendu service à l’une des branches de la philosophie, le droit naturel, par ses traductions de Grotius, île Pufendorf, de Cumberland, de Noot (voy. ces noms), et par les pré­faces et les notes dont il les a accompagnées. La préface qu’il a mise en tête du traite de Pufen­dorf, du Droit de la nature et des gens, est un véritable ouvrage, dans lequel il passe en revue tous les systèmes de morale anciens et modernes, avec un grand luxe de citations, mais peu de critique. Les Pères de l’Église y sont juges avec une sévérité, que Barbeyrac dépassa encore dans son célèbre traité de la Morale des Pères. Quel­ques vues théoriques se mêlent à ces considéra­tions historiques. Il suit, en général, les prin­cipes de Locke plutôt que ceux de Descartes, bien qu’il emprunte à ce dernier une de ses théories les moins heureuses, celle qui fait ren­trer le jugement dans la volonté. Il repousse les idées innées, et^ comme Locke, il ramène les idées morales a des rapports de convenance, fondés sur la nature des actions humaines. Ces rapports constituent le bien et le mal, mais non la loi morale ; car il ne s’y attache un caractère obligatoire qu’en vertu d’un commandement di­rect de la volonté divine, naturellement révélé à la conscience. Barbeyrac insiste dans presque tous ses écrits sur cette théorie de l’obligation, dont le germe se trouve dans Pufendorf et dans Locke lui-même, mais confusément et avec des contra­dictions manifestes. Il l’a défendue contre Leib­niz dans un écrit spécial, qui est le meilleur de ses titres comme philosophe. Leibniz avait vive­ment attaqué le système de Pufendorf, dans une lettre à Gérard Molanus, publiée d’abord sans nom d’auteur. Barbeyrac traduisit cette lettre, et il l’inséra, avec ses propres remarques, à la suite de sa traduction du petit traité de Pufendorf, des Devoirs de l’homme et du citoyen. Il ac­corde à Leibniz que l’obligation est toujours con­forme aux principes de la raison. Il reconnaît que le bien et le juste n’ont rien d’arbitraire, et il les dégage de toute considération d’utilité, soit personnelle, soit sociale. Mais il distingue entre l’idée et le fait même de l’obligation. Si l’idée de l’obligation est une conception de la raison, ou plutôt de la conscience, le fait de l’obligation consiste dans un commandement, qui ne peut être que l’acte d’une volonté. Or la seule volonté à laquelle toutes les volontés particulières soient soumises, et dont tous les ordres soient nécessai­rement l’expression de la droite raison, c’est la vo­lonté de Dieu. En vain objecte-t-on qu’il y a des règles de morale reconnues et observées par les athées ; ce ne peut être qu’une morale très-im­parfaite, fondée sur des idées de convenance plus ou moins exactes, mais sans caractère obli­gatoire. Barbeyrac aurait pu répondre plusjustcment qu’on peut reconnaître l’obligation sans la rapporter à sa véritable source, de même qu’on ne nie pas l’existence des choses, parce qu’on re­fuse d’admettre un Dieu créateur. Quant au fond de sa théorie, elle ne se sépare qu’en apparence d-s doctrines philosophiques qui ont repoussé avec le plus de force la volonté divine comme fondement de l’obligation morale ; car ces doc­trines n’ont en vue qu’une volonté arbitraire, qui détruirait la distinction absolue du bien et du mal. Leibniz lui-même, dans la lettre que Barbeyrac a prétendu réfuter, proclame que les hommes forment une seule société sous le gou­vernement de Dieu. Kant définit l’obligation un impératif de la raison pure, considérée comme pratique, c’est-à-dire comme investie de la fa­culté de commander, ce qui l’assimile à la vo­lonté, et, quand il a établi l’existence de Dieu, comme un postulat nécessaire de la raison pra­tique, il n’hésite pas à rapporter le devoir à la volonté divine, qui seule y attache une sanction. Si Barbeyrac maintient la dépendance de la mo­rale à l’egard de la religion naturelle, il exclut cependant de la considération de l’obligation l’idée de l’immortalité de l’àme et des peines à venir. Il distingue, avec une netteté dont on ne rouverait guère d’exemple avant Kant, entre le devoir lui-même et les mobiles qui peuvent en­gager à l’accomplir. L’immortalité de l’âme est un de ces mobiles ; mais, lors même qu’on l’écarterait, l’obligation ne perdrait rien de sa force. Il devance aussi une autre distinction de Kant : celle des devoirs de droit, bornés aux actes exté­rieurs, et des devoirs de vertu, qui ne regardent que le for intérieur, et qui échappent à toute sanction civile. Cette distinction indiquée dans sa réponse à Leibniz, est développée dans deux discours sur la permission et sur le bénéfice des lois, qu’il a insérés également à la suite de sa traduction de l’abrégé de Pufendorf. Il y établit que les lois ne sont pas la mesure du juste, nonseulement parce qu’elles peuvent être injustes, mais parce qu’elles n’embrassent que les devoirs qui intéressent l’ordre social. Il ne faut donc pas se prévaloir, contre le témoignage clair et posi­tif de la conscience, des permissions qu’elles ac­cordent et des droits qu’elles confèrent.

Dans les notes qu’il a jointes aux ouvrages de Grotius et de Pufenforf, Barbeyrac a éclairé plu­sieurs questions de droit naturel, entre autres celle de la propriété, qu’il fonde, non pas sur le fait physique de l’occupation et ae la possession, mais sur l’acte moral de la volonté, par lequel l’homme s’empare de ce qui n’est à personne, pour en faire un usage intelligent et libre. Il re­pousse l’assimilation féodale entre la propriété et la souveraineté politique. Cette dernière n’est fondée que sur le consentement exprimé ou ta­cite des peuples, et il leur appartient d’en modi­fier les conditions, et d’en empêcher l’abus, dus­sent-ils recourir à l’insurrection, à défaut de garanties légales. Le consentemeut des peuples lui paraît nécessaire, même en cas de conquête : autrement la prise de possession du pays conquis n’est que la continuation de l’état de guerre, et elle autorise toujours tous les moyens de ré­sistance que les vaincus ont encore en leur pou­voir. Enfin il rejette, avec Pufendorf, le droit des gens arbitraire, admis par Grotius et par Leibniz : les principes du droit des gens sont ceux du droit naturel, et, quant aux conventions ou aux traités, leur force est tout entière dans les maximes du droit naturel qui défendent de violer un engagement librement contracté. Sa théorie de la famille est moins acceptable. Il fait dé­river les devoirs du mariage des engagements arbitraires des époux ; d’où il infère la légitimité du divorce par consentement mutuel et de la polygamie elle-même. Il ne conteste pas aux pères le droit de vendre leurs enfants. Il ne faut pas oublier que l’esclavage est admis par Leib­niz lui-même, ainsi que par presque tous les au­teurs qui ont traité du droit naturel jusqu’au mi­lieu du xvme siècle.

Barbeyrac montre en général un esprit net, judicieux, libéral, suffisamment versé dans les matières philosophiques et leur faisant une larye part dans les études spéciales auxquelles il a consacré sa vie. Son style est clair, mais peu élégant et d’une prolixité souvent fastidieuse.

Les meilleures éditions des traductions de Barbeyrac sont : 1-pour le traité du Droit de la nature et des gens, de Pufendorf, celles d’Amsterdam, 1720 et 1734, 2 vol. in-4, et de Londres, 1740, 3 vol. in-4 ; 2° pour l’abrégé de Pufendorf, avec les opuscules qu’y a joints le traducteur, celle de 1741, 2 vol. in-12 ; 3° pour le traité de Grotius, du Droit de la paix et de la guerre, celles d’Amsterdam, 1724 et 1729, et de Bâle, 1746, 2 vol. in-4.

On peut consulter sur la philosophie de Barbey­rac une thèse de M. Beaussire, du Fondement de l’obligation morale, Grenoble, 1855. Ém. B.

BARCLAY (Jean). Il naquit eii 1582, à Pont-àMousson, où son père, l’Écossais Guillaume Bar­clay, enseignait avec distinction le droit, après avoir quitté son pays par suite de la chute de Marie Stuart, sa bienfaitrice. Les jésuites, sous la di­rectio a desquels il fit ses premières études dans le collège de sa ville natale, ayant remarqué en lui des facultés peu communes, essayèrent de le gagner à leur ordre ; mais, voyant leurs offres repoussées, leur faveur se changea bientôt en persécutions. En 1603, le jeune Barclay partit avec son père pour l’Angleterre, où il ne tarda pas à attirer sur lui l’attention de Jacques Ier. Il mourut à Rome en 1621. Les ouvrages sur les­quels se fonde principalement sa réputation ap­partiennent à la politique et à l’histoire ; mais il est aussi l’auteur d’un écrit philosophique inti­tulé Icon animarum (in-12, Londres, 1614). Dans ce petit livré, d’ailleurs plein de fines ob­servations et composé dans un latin assez pur, on chercherait en vain quelque chose qui res­semblât à de la psychologie. 11 ne contient qu’une sorte de classification des intelligences et des peintures de caractères, d’après des consi­dérations purement extérieures. L’auteur veut prouver que nos facultés intellectuelles et mo­rales varient suivant les âges, les pays, les grandes époques de l’histoire, les constitutions individuelles et les positions sociales. Dans ce but il passe en revue les différentes physiono­mies par lesquelles se distinguent entre eux les peuples anciens et modernes, et celles que nous présentent les individus dans les diverses classes de la société, dans les professions les plus importantes. Voici la liste des autres ouvra­ges de Jean Barclay : Euphormionis Satyricon, in-12, Lond., 1603 ; Histoire de la conspiration des poudres, in-12, Lond., 1605 ; Argents, Paris, 1621. Le premier de ces trois écrits est, sous la forme d’un roman, une satire politique principalement dirigée contre les jésuites. Le dernier est une allégorie politique sur la situa­tion de l’Europe, et particulièrement de la France au temps de la Ligue.

BARDESANE D’ÉDESSE, VOy. GNOSTICISME.

BARDILI (Christophe-Godefroi), né à Blaubeuren en 1761, d’abord répétiteur de théologie, puis professeur de philosophie dans plusieurs éta­blissements. Il mourut en 1806.11 eut la préten­tion de réformer la philosophie en la ramenant à une sorte de logique mathématique qui rap­pelle les idées de Hobbes sur ce sujet, mais qui fait surtout pressentir la logique de Hégel. Il at­taque avec une extrême violence les doctrines de Kant, de Fichte et de Schelling ; il prétend que la philosophie allemande est très-malade, et ne voit d’autre moyen de la sauver que l’analyse raisonnée de la pensée. Voici les principaux ré­sultats de son travail.Le principe suprême de toute science, de toute philosophie, est le principe d’identité logique ou de contradiction, principe qui doit servir aussi de pierre de touche pour reconnaître la vé­rité d’une proposition quelconque. D’où il suit’deux choses : la première, qu’il n’y que des • vérités logiques, c’est-à-dire des vérités qui ne concernent que le rapport des idées entre elles, et non point le rapport des idées aux choses ; à moins toutefois que l’identité logique ne puisse être convertie en une identité reelle ou méta­physique. L’autre conséquence de ce principe, c’est que tout ce qui n’implique pas contradic­tion est vrai. Mais si l’identité logique n’est pas la même que l’identité ontologique ou réelle, l’absence de toute contradiction ne permettra de conclure qu’une vérité logique, et point du tout une vérité réelle. Or une vérité logique, par opposition à une vérité réelle, n’est pas autre chose qu’une pure possibilité, et même une possi­bilité subjective ou formelle, et non une possibi­lité intrinsèque ou tenant de la nature même des choses, de leur essence la plus intime. Bardili a fort bien aperçu la difficulté, et, comme il ne peut se résigner à reconnaître que des vérités de l’ordre logique, il applique aussi son principe aux vérités métaphysiques, et en déduit cet autre principe moins élevé, à savoir, que rien de ce qui implique contradiction n’existe, et que tout ce qui n’implique pas contradiction (tout ce qui est possible) existe réellement.

Il n’est pas nécessaire de relever ce qu’il y a d’erroné dans une semblable assertion. Mais nous ferons remarquer que cette erreur a son origine dans le point de départ purement logique de l’auteur, dans la prétention de faire du prin­cipe de contradiction le critérium de toute vé­rité.

Bardili a cru pouvoir s’élever de l’identité lo­gique à l’identité métaphysique, en faisant con­sister toutes les fonctions" de la pensée dans la conception du rapport qui unit les deux termes des jugements, et que nous exprimons par le verbe être. Il prouve bien que, considéré en luimême, ce rapport est constant, universel ; mais il conçoit en même temps que par lui seul il ne constitue pas la connaissance proprement dite, et que, d’un autre côté, admettre les termes du ju­gement parmi les données de l’intelligence, c’est tomber dans le variable, le contingent ; c’est sortir de la ligne qu’on s’était tracée en voulant faire dériver toute la philosophie du principe d’identité. En deux mots, si Bardili reste fidèle à son principe d’identité, il n’a qu’une forme vide, sans réalité, et la théorie de la connaissance est impossible ; si, au contraire, il tient compte de la matière déterminée, diverse, ou des termes va­riables de nos jugements, il s’écarte de son prin­cipe et des conséquences qui en découlent. C’est ce dernier parti que prend l’auteur, mais en fai­sant pille efforts pour dissimuler sa marche in­conséquente. Cette doctrine n’est donc pas^ comme le croyait Reinhold, qui s’y était laisse prendre, un réalisme rationnel, mais tout sim­plement un idéalisme qui dégénère, par incon­séquence, en réalisme. Cette transition vicieuse s’est opérée au moyen d’une double confusion:l’être logique a été converti en un être réel, et la matière de la pensée en une matière véritable. Celle-ci s’est ensuite déterminée en minéral, en plante, en animal en homme, en Dieu.

Bardili prétend prouver la réalité de l’espace et du temps, par la raison que les animaux, dont sans doute il suppose l’âme exempte de certaines lois de notre faculté perceptive, ont aussi les no­tions de temps et d’espace.

Les ouvrages laissés par Bardili sont · Époques

des principales idées philosophiques, in-8, lro partie, Halle, 1788 ; Sophylus, ou Mora­lité et nature considérées comme les fondements de la philosophie, in-8, Stuttgart, 1794 ; Phi­losophie pratique générale, in-8, Stuttgart, 1795 ; des Lois de l’association des idées, Tubingue ; 1796 ; Origine des idées de l’im­mortalité et de la transmigration des âmes, Revue mensuelle de Berlin, 2° liv., 1792 ; de l’Origine de l’idée du libre arbitre, in-8, Stuttgu-t, 1796 ; Lettres sur l’origine de la métaphysique} in-8, Altona, 1798 ; Philosophie élémentaire, in-8, 2° cahier, Landshut, 18021806 ; Considérations critiques tur l’état ac­tuel de la théorie de la raison, in-8, Landshut, 1803 ; Correspondance de Bardili el de Rcinhold sur l’objet de la philosophie et sur ce qui est en dehors de la spéculation, in-8, Munich, 1804. Son principal ouvrage est l'Esquisse de la logique première, purgée des erreurs qui l’ont généralement défigurée jusqu’ici, particu­lièrement de celles de la logigue de Kant ; ou­vrage exempt de toute critique, mais qui ren­ferme une Medicina mentis} destinée principale­ment à la philosophie critique de l’Allemagne, in-8, Stuttgart, 1800.J.T.

BAROCO. Terme mnémonique de convention, par lequel les logiciens désignaient un des modes de la seconde figure du syllogisme. C’est de ce terme qu’a été formé vraisemblablement le mot baroque. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e par­tie, et l’article Syllogisme.

BASEDOW (J. Bernard), né à Hambourg en 1723, mort en 1790, philanthrope et pédagogue, auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il propose comme critérium pratique du vrai ou de la vraisemblance, le bonheur; l’assentiment intérieur et l’analogie:Philaléthie ou nouvelles considérations sur la vérité el la religion ra­tionnelle jusqu’aux limites de la révélation, Altona, 1764, in-8 ; Système métaphysique de la saine raison, ibid., 1765, in-8; Philosophie pratique pour toutes les conditions de la so­ciété, Dessau, 1777, 2 vol. in-8. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand.

BASILIDE. On connaît trois philosophes de ce nom:un épicurien, qui vécut vers la fin du ine siècle avant J. C. ; un stoïcien, contemporain de Dion Chrysostôme et de Sénèque; un gnostique d’Alexandrie, au ne siècle après J. C.

BASSUS AUFIDIUS est un [philosophe épi­curien contemporain de Sénèque, qui seul nous a transmis son nom dans une de ses lettres [epist. xxx), il nous fait l’éloge le plus pom­peux de sa patience et de son courage en pré­sence de la mort. Quant aux opinions parti­culières de Bassus, si toutefois il a été autre chose qu’un philosophe pratique, elles nous sont totalement inconnues.

BATTEUX (Charles), écrivain français, né en 1713, mort en 1780, est surtout connu par des ouvrages de rhétorique qui après avoir été en grand crédit sont aujourd’hui très-oubliés. Mais il a composé plusieurs traités qui touchent à la philosophie. Sans parler de la Morale d’Épicure tirée de scs propres écrits, Paris, 1758, on doit mentionner son Histoire des causes premières, exposé sommaire des pensées des philosophes sur le principe des êtres, Paris. 1769, et les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, 1746. Ces deux écrits sans prétention ne sont pas absolument sans mérite. Dans le premier, l’abbé Batteux divise en trois époques toute l’aistoire de la philosophie, et se propose dans ses courtes notices de fournir « des espèces de précis ou de résultats pour ceux qui veulent savoir à peu près. » Dans ces limites, on peut dire qu’il a réussi autant qu’on le pouvait alors : il est curieux de voir comment un homme instruit se représentait en ce temps le système de Platon ou celui d’Aristote, et, franchement, Batteux ne les entend pas trop mal. Il a parfois des ré­flexions qui ne manquent pas de profondeur, et il comprend assez exactement l’enchaînement des doctrines. Un esprit tout à fait médiocre n’aurait pas écrit cette pensée : « Otez au Dieu de Zénon l’intelligence et le sentiment, qui dans le fait lui étaient inutiles pour la formation et la conservation des êtres, et vous avez le natu­ralisme de Straton. » La doctrine qui s’accuse dans ces pages est celle d’un spiritualisme tem­péré, qui a peur des hypothèses, mais non pas de la liberté, et qui ne veut pas « se perdre dans l’abîme des causes métaphysiques. » Dans le second ouvrage, que l’on appellerait main­tenant un traité d’esthétique, Batteux soutient que les arts ne subsistent que par l’imiîation ; mais il se demande où ils trouveront leur modèle. Dans la nature sans doute, mais à condition de ne pas la copier, c’est-à-dire suivant sa trèsjuste expression, dans la belle nature : « Ce n’est pas le vrai qui est, mais le vrai qui peut être, le beau vrai, qui est représenté, comme s’il existait réellement et avec toutes les perfections qu’il peut recevoi". » Mais pour se le représenter ainsi, il faut être inspiré, et outre les dons de l’esprit, posséder « surtout un cœur plein de feu noble, et qui s’allume aisément à la vue des objets. Voilà la fureur poétique ; voilà l’enthou­siasme, voilà le Dieu ! » Sans doute il n’y a en tout cela rien de bien original ; mais un livre qui contient des analyses exactes, exposées en style simple et clair, est toujours bon à lire, et peutêtre a-t-on trop définitivement jugé que Batteux a vieilli, et qu’il n’y a dans ses œuvres que des lieux communs de littérature.E. C.

BAUMEISTER (Frédéric-Chrétien), né en 1708, mort en 1785, recteur à Gœrlitz. Il suivait la philosophie de Leibniz et de Wolf, tout en re­gardant l’harmonie préétablie comme une hypo­thèse. Il présenta les raisons qui la défendent et les objections qu’elle soulève d’une manière assez complète et assez impartiale. Ses ouvrages élémentaires ont été utiles. Il donnait beaucoup de définitions, les expliquait et les éclaircissait par des exemples généralement bien choisis. Comme Wolf, il eut le tort de vouloir tout dé­montrer. C’était la méthode du temps et de l’école. Ses écrits, maintenant peu recherchés, sont:Philosophia definitiva, h. e. Definitiones philosophicae ex systemale libri baronis a Wolf in unum collectas, in-8, Wittemb., 1735 et 1762 ;

  • Historia doctrinae de mundo optimo, in-8, Gœrlitz. 1741 ; Institutiones metaphysicæ me­thodo Wolfii adornatae, in-8, Wittemb., 1738,
  1. 1754.

'BAUMGARTEN (Alex.-Gottlieb), né en 1714 à Berlin, étudia la théologie et la philosophie à Halle, où il enseigna lui-même. Il occupa ensuite une chaire de philosophie à Francfort-sur-l’Oder, et mourut dans cette ville en 1762. Baumgarten fut un disciple de Leibniz et de Wolf. Il se montra, plus encore que Wolf, partisan déclaré de la monadologie et de l’harmonie préétablie. Seulement il chercha à concilier cette dernière hypothèse avec celle de l’influx physique, ce qu’il ne fit pas sans mériter le reproche de con­tradiction. 11 montra d’ailleurs un talent assez remarquable de combinaison logique. Le prin­cipal service qu’il a rendu à la philosophie, c’est d’avoir le premier séparé la théorie du beau des sciences philosophiques, avec lesquelles elle avait été confondue jusqu’alors, et d’en avoir fait une science indépendante. Il essaya d’en tracer le plan et d’en expliquer les parties prin­cipales ; mais son travail est resté incomplet. On a eu tort de regarder Baumgarten comme le fondateur, de l’esthétique. Ce titre est acquis et doit rester à Platon. Sans doute, l’auteur de Phèdre et de 1 Hippias a eu tort d identifier le beau avec le bien ; mais il n’en a pas moins fait de l’idée du beau l’objet d’une étude spéciale, et il a pénétré dans cette analyse à une profondeur qui laisse bien loin derrière lui Baumgarten, et tous les autres disciples de Wolf qui se sont occupés du même sujet. La faiblesse du point de vue de Baumgarten se trahit déjà dans la dénomination même qu’il donne à la science du beau. Il l’appelle esthétique, parce qu’il con­sidère le beau comme une qualité des objets qui s’adresse aux sens, et que, pour lui, l’idée du beau se réduit à une perception confuse, c’est-àdire à un sentiment. Dans le système de Wolf, la clarté n’appartient qu’aux idées logiques. Le sentiment du beau n’est donc pas susceptible d’être déterminé par des règles fixes. Il se trouve ainsi que cette science nouvelle, qui vient d’être tirée de la foule, n’a été, pour ainsi dire, éman­cipée que pour être placee dans une condition inférieure, et se voir refuser jusqu’à son titre même de science. Le formalisme de Wolf a em­pêché Baumgarten de comprendre la véritable nature de l’idée du beau et la dignité de la science qui la représente. On sait que la morale de Wolf repose sur l’idée du perfection­nement. Baumgarten applique ce principe à l’es­thétique ; mais en même temps il le modifie. Autrement, ce n’était pas la peine d’avoir séparé la théorie du beau de celle du bien; l’esthétique rentrait de nouveau dans la morale, l’ancienne confusion subsistait. Voici la différence qu’établit Baumgarten:la perfection, selon Wolf, consiste dans la conformité d’un objet avec son idée (par idée il faut entendre la conception logique qui sert de base à la définition). La perfection ne peut donc être saisie que par l’entendement, qui contient toutes les hautes facultés de l’inteiligence ; elle échappe aux sens. Or le beau, c’est la perfection telle que les sens peuvent la per­cevoir, c’est-à-dire d’une manière obscure et confuse. Une pareille perception ne peut produire une connaissance rationnelle (c’est la perception confuse de Leibniz et de Wolf). Les facultés qui sont en jeu dans la considération du beau sont donc d’une nature inférieure, et Baumgarten va jusqu’à définir le génie, les facultés infé­rieures de l’esprit portées à leur plus haute puis­sance.

Il est facile de découvrir une première contra­diction dans cette théorie. Si la perfection con­siste dans un rapport de conformité entre l’objet et son idée, l’idée, ainsi que le rapport, ne peu­vent être saisis que par une opération de l’esprit qui sépare les deux termes et s’élève jusqu’à la notion abstraite. Alors la perception cesse d’être confuse ; mais le beau disparaît, il rentre dans le bien. En second lieu, la beauté n’est pas réelle­ment dans les objets, elle n’est que dans notre esprit. Ce n’est pas une qualité de l’objet, mais une manière de voir du sujet qui le considère. Baumgarten, pour échapper à ces conséquences, admet une perfection sensible ; mais c’est une autre contradiction ; il ne peut y avoir de perfec­tion pour les sens, puisque ceux-ci sont incapa­bles de saisir l’idée. Dans le système de Wolf, la différence entre le fond et la forme, l’idée et sa manifestation extérieure, n’existe pas non plus au sens que l’on a donné depuis à ces termes. La perfection sensible n’est donc pas la manifesta­tion sensible d’une idée qui constitue l’essence d’un objet beau ; il faut seulement supposer qu’en percevant un objet par les sens, nous songeons vaguement à son idee. Ainsi, en analysant l’idée du beau, on trouve une conception obscure mê­lée à une perception sensible ; mais c’est une sim­ple concomitance. Le lien qui unit les deux ter­mes de la pensée n’est pas mieux marqué que le rapport de l’élément sensible et de Pélemcnt idéal dans l’objet. D’ailleurs, l’idée n’est qu’une abstraction logique. Les successeurs de Baum­garten, comme il arrive lorsqu’un principe est vague et mal déterminé, essayèrent de le préci­ser ; les uns les firent rentrer dans celui de la conformité à un but. Kant a démontré la faus­seté de cette définition (voy. Beau). D’autres s’attachèrent à l’élément sensible ; dès lors il ne fut plus question que de beauté sensible ou cor­porelle. La beauté spirituelle se trouve exclue de la science du beau ; néanmoins, la théorie de Baumgarten n’est pas complètement fausse; il a entrevu la vraie définition du beau, lorsqu’il a reconnu que le beau se compose de deux élé­ments combinés dans un rapport que la raison seule ne peut saisir, et qui exige le concours des sens. Il a ainsi frayé la voie à des théories plus profondes et plus exactes.

Les principaux ouvrages de Baumgarten sont:Philosophia generalis, cum dissertatione proœmiali de dubitatione et certitudine, in-8, Halle, 1770 ; Metaphysica, in-8, Halle, 17*39 ; Ethica philosophica, in 8, Halle, 1740 ; ■Jus naturœ, in-8, Halle, 1765 ; de Nonnullis ad Poema pertinentibus, in-4, Halle, 1735; Æsthetica, 2 vol. in-8, Francfort-sur-l’Oder, 1750 et 1759. Ce dernier ouvrage est resté ina­chevé.C. B.

BAUTAIN (Louis-Eugène-Marie, abbé) naquit à Paris le 17 février 1796. Entré à l’École nor­male en 1813, il eut pour maître M. Cousin, de quatre ans plus âgé que lui, et pour condisciples Jouffroy et Damiron. Il partageait toutes les idées qui faisaient la base de l’enseignement philoso­phique de 1 École normale, quand il entra en 1816 dans l’a carrière de l’enseignement pu­blic. Nommé d’abord professeur de philoso­phie au collège de Strasbourg, il ne tarda pas à être appelé avec le même titre à la Faculté des lettres de cette ville. Il occupa simultané­ment les deux chaires jusqu’en 1830. Dans l’une et l’autre il exerça sur la jeunesse un grand as­cendant par l’éloquence de sa parole et la variété de ses connaissances. M. Bautain, profitant de son séjour^ dans une ville qui réunissait toutes les Facultés, avait ajouté à son titre de docteur es lettres le doctorat ès sciences, en médecine, en droit et en théologie.

Gagnépar le mouvement religieux qu’avaient provoqué en France, sous la Restauration, les écrits de de Maistre, de de Bonald et de Lamennais, Bau­tain se détacha des opinions de M. Cousin et de toute doctrine philosophique indépendante des dogmes de la foi. Mais il ne se contenta pas de se soumettre à l’autorité de l’Église, il voulut de­venir un de ses ministres et de ses apôtres. Il entra dans les ordres en 1828, signala son zèle par d’éclatantes conversions, notamment celles de plusieurs Israélites appartenant aux familles les plus distinguées de Strasbourg, et sans quit­ter ses fonctions universitaires, fut nommé cha­noine de la cathédrale et directeur du petit sé­minaire. A toutes ces dignités il joignit en 1838 celle de doyen de la Faculté des lettres. Il se dé­mit de ce titre en 1849 et fut nommé vicaire gé­néral du diocèse de Paris. En 1853, après avoir obtenu de grands succès comme prédicateur, après avoir fait à Notre-Dame des conférences très-suivies sur la religion et la liberté, il fut chargé du cours de theologie morale à la Fa­culté de théologie de Paris. 11 est mort le 18 oc­tobre 1867.

En renonçant au libre usage de la raison, Bautain n’a pas entendu renoncer à la philoso­phie. Il s’est efforcé, au contraire, de justifier par des arguments et des spéculations philosophiques son adhésion à tous les dogmes religieux et à l’enseignement traditionnel de l’Église. C’est au nom même de la raison qu’il a abaissé la raison devant la révélation. Il s’est fait un système où la philosophie et la théologie, absolument con­fondues, ne forment plus qu’un seul corps de doctrine. Voici les traits essentiels de ce sys­tème tel qu’il est exposé dans les trois princi­paux ouvrages de l’abbé Bautain : la Philoso­phie du Christianisme (2 vol. in-4, Strasbourg,

  1. ; la Psychologie expérimentale (2 vol. in-8, Strasbourg, 1839) ; rééditée plus tard sous un au­tre titre : l’Esprit humain et ses facultés (2 vol. in-8, Paris, 1859) ; et la Philosophie morale (2 vol. in-8, Paris, 1852).

« Ce qu’on veut bien appeler ma philosophie, dit Bautain dans la dédicace de sa Psychologie expérimentale, n’est que la parole chrétienne scientifiquement expliquée. » Voilà le but qu’il se propose indiqué en quelques mots ; mais ces mots appellent un éclaircissement que l’on trou­vera dans les lignes suivantes : « La parole sa­crée doit fournir au vrai philosophe les princi­pes, les vérités fondamentales de la sagesse et de la science ; mais c’est à lui qu’il appartient de développer ces principes, de mettre ces vérités en lumière ; en d’autres termes, de les démon­trer par l’expérience en les appliquant aux faits de l’homme et de la nature, donnant ainsi à l’intelligence l’évidence de ce qu’elle avait d’a­bord admis de confiance ou cru obscurément (Discours préliminaire, p. 88). » C’est la géné­ralisation systématique de ces paroles de saint Anselme de Cantorbery : Fides gueerens intellec­tum.

Et pourquoi faut-il procéder de cette façon ? Pourquoi devons-nous chercher les principes et les vérités fondamentales de la philosophie dans les livres saints au lieu de les chercher en nousmêmes, au lieu de les demander à la raison ? Parce que la raison, comme nous l’apprend Kant, dont l’abbé Bautain tient la doctrine pour parfaitement démontrée dans les limites où il la croit utile à son propre système ; la raison ne nous apprend rien des choses en elles-mêmes ; elle nous donne seulement les lois suivant les­quelles nous pouvons observer, juger et classer dans notre entendement les phénomènes de la nature et de la conscience. Voilà donc le scepti­cisme pris pour base du dogmatisme, et, qui plus est, d’un dogmatisme chrétien.

Cette difficulté, ou pour l’appeler de son vrai nom, cette contradiction, Bautain croit l’écarter en supposant l’existence d’une faculté supérieure à la raison, et que seul il investit du privilège de nous mettre en communication avec Dieu et. les purs esprits. A cette faculté transcendante, il donne le nom d’intelligence. Le philosophe ita­lien Gioberti, en reconnaissant une faculté ana­logue, , l’appelle plus justement la surintelligence (sovrintclligcnza).

Si l’intelligence, telle que Bautain l’imagine et la définit^ avait par elle-même le don de nous faire connaître le monde spirituel et les plus hautes vérités de l’ordre moral et métaphysique, nous n’aurions pas besoin des livres saints ; la philosophie pourrait encore se rendre indépen­dante de la religion ; mais telle n’est pas la pen­sée de Bautain : il admet dans l’intelligence des germes d’idées, non des idées complètes ; et pour féconder ces germes, pour les changer en con­naissances et en principes de connaissances, il nous faut une lumière supérieure même à cette faculté qui est supérieure à la raison, il nous faut la lumière surnaturelle de la révélation conservée dans les Écritures (Philosophie du Christianisme, t. I, p. 193, 221, 222 et suiv.).

Ainsi la raison ne compte pour rien en philo­sophie, puisqu’elle ne peut démontrer que sa propre impuissance. La faculté imaginaire qu’on place au-dessus d’elle sous le nom d’intelligence compte pour peu de chose, puisque, ne conte­nant que des germes ou des embryons d’idées, elle appelle le concours d’une autre puissance, tout extérieure à l’homme, à savoir : la révéla­tion. Au moins peut-on dire que la parole révé­lée, que le texte des livres saints offre un appui solide ? Non, puisqu’il s’agit de Pexpiiquer d’une manière philosophique, de lui imposer un sens qu’on n’v trouve pas naturellement, et de la convertir" en système à l’aide d’une faculté autre que la raison, par conséquent affranchie des lois de la logique. Aussi rien de plus arbitraire, de plus chimérique et de plus incohérent que la doctrine que Bautain a édifiée, nous ne disons pas en prenant pour base, mais en prenant pour prétexte de pareilles prémisses. Cela ressemble au gnosticisme combiné avec l’alchimie et relevé de loin en loin par quelques observations tirées de la science moderne. Comme il ne s’agit de rien moins que de nous faire comprendre l’es­sence et les mutuels rapports de la nature, de l’âme et Dieu, nous allons résumer les principa­les propositions qui ont trait à ces trois objets de nos connaissances.

Bautain distingue entre la nature et le monde. La nature, c’est le principe qui nous re­présente la forme des êtres, le principe de leur organisation et la simple capacité de la vie, car par elle-même la nature est passive, elle n’a pas la propriété d’engendrer, mais de concevoir. Le monde, c’est la nature passée à l’état objectif ou de manifestation. Pour que ce passage ait lieu, il faut l’intervention d’un principe actif, à la fois supérieur à la nature et supérieur au monde. Ce principe, c’est l’esprit de la nature. L’esprit de la nature se divise en deux : l’esprit psychique et l’esprit physique, qui, lui-même, se partage en esprit animal, en esprit végétal et en esprit minéral. Enfin, outre l’esprit psychique et l’esprit physique de la nature, il y a Vesprit du monde, produit par l’union des deux précé­dents esprits.

Sans nous attacher aux attributions distinc­tives de ces cinq entités, nous dirons qu’on les retrouve dans la constitution de l’homme, parce que l’homme, selon la doctrine du microcosme et du macrocosme, est un abrégé et une image fidèle de l’univers. Or, la nature humaine nous offre d’abord une âme et un corps qui répondent à la nature et au monde. Puis viennent trois es­prits : un esprit de l’âme ou psychique, un es­prit du corps ou physique, et un esprit moyen qui résulte de la combinaison des deux premiers. Deux substances et deux esprits, cinq d’un côté et cinq de l’autre ; rien ne manque au parallé­lisme. L’esprit, psychique, c’est l’intelligence, par laquelle nous sommes mis en relation avec le monde invisible. L’esprit physique remplace chez Bautain les esprits animaux de la vieille physiologie et le principe vital de l’école de Montpellier. L’esprit mixte, produit par l’union de l’intelligence et de l’esprit physique, c’est ce que nous appelons la raison. Semblable à l’esprit ilu monde, elle ne règne que sur des phénomè­nes et ne pénètre point jusqu’aux principes.

11 ne faut pas croire que la raison, l’intelli­gence et ce qui lui lient lieu de principe vital soient pour Bautain de simples facultés de l’âme ou des propriétés diverses d’un seul et même être ; non, ce sont de véritables esprits, dans le sens du gnosticisme, c’est-à-dire des émanations, des effluves, une sorte d’excroissance métaphy­sique tout à fait distincte de l’âme et du corps, quoiqu’elle ne puisse pas se séparer de ces deux substances.

Non content de nous montrer dans l’homme un abrégé et une image de l’univers, Bautain veut aussi que chaque fonction, chaque partie de notre corps et notre corps tout entier soit à nos yeux comme un symbole des mystères les plus cacfés de l’âme. Selon lui, « l’âme et le corps se pénétrant sans cesse par leurs esprits, il y a en­tre eux une correspondance continue qui suppose une grande analogie dans leurs fonctions et doit établir une sorte de parallélisme dans leur dé­veloppement (Psychologie expérimentale, t. II, p. 267 et 268). » De là les rapprochements les plus arbitraires entre les phénomènes de la vie physique et ceux de la vie morale. Il n’y a pas jusqu’aux dogmes religieux, entre autres le pé­ché originel, dont Bautain ne cherche à trouver la preuve dans la conformation de nos organes. « Le corps humain, dit-il (ubi supra, p. 232), est une croix désharmonisée ; ce qui peut nous faire pressentir pourquoi tout a dû être restauré par le mystère de la croix. »

Ainsi que de Bonald, Saint-Martin, et l’on peut dire ainsi que tous les mystiques, Bautain attri­bue une origine et un rôle surhumains à la pa­role. Sans elle l’intelligence, toute divine qu’elle est par son objet et son principe, nous serait absolument inutile, parce qu’elle resterait inac­tive. » La parole, pour lui, est la manifestation la plus pure du divin par l’humain, de l’absolu par le relatif, de Dieu par l’homme" [ubi supra, t. II, p. 251). Non-seulement la parole dans son ensemble, mais chacun de ses éléments con­sidéré à part et principalement les voyelles, présentent à son esprit des mystères insonda­bles. Il n’y aurait aucun intérêt à le suivre sur ce terrain ; mais après avoir résumé ses opinions sur l’univers et sur l’homme, il nous reste à dire quelle idée il se fait de Dieu.

Réduisant les notions de cause et de substance, comme toutes les autres idées que nous tenons de la raison, à n’être que de simples formes sans réalité, ou de simples lois de la pensée, Bautain ne peut concevoir Dieu ni comme une substance ni comme une cause ; par conséquent, ni comme la substance absolue ni comme la cause pre­mière. « La loi de la substance, dit-il [Psycholo­gie expérimentale, t. II, p. 363), qui affirme qu’il n’y a pas de qualité sans substance, n’est applicable que là où la substance se manifeste et se distingue par des qualités. Appliquée à Dieu, elle n’a plus de sens, parce que Dieu est celui qui est, qu’en lui il n’y a qu’être et sub­stance, rien d’accidentel, de contingent, de phénoménique. La loi de causalité qui dit : tout ce qui existe a une cause, s’arrête impuissante de­vant 1’tre, principe de tous les êtres, au delà duquel il n’y a plus de cause. »

Mais si Dieu n’est pas la cause de l’univers, comment donc a-t-il produit l’univers ? Comment en est-il le créateur ? Bautain pensecomme Saint-Martin, que le monde est la pensée divine devenue visible : « en sorte qu’en affirmant que Dieu a créé l’univers, nous entendons dire qu’il a divinement exprimé son idée, qu’il a parlé l’univers [Philosophie du Christianisme, t. II, p. 243). » En réalité, quand on se rappelle tous les esprits qui, dans la métaphysique, nous pourrions dire dans la théosophie de Bautain, s’interposent entre Dieu et le dernier degré de l’ existence, on a le droit de penser que l’auteur, ou plutôt le restaurateur de cette doctrine, dont le berceau est dans l’Inde brahmanique, est plus près du système de l’émanation que de la créa­tion ex nihilo. Il ne serait même pas difficile de trouver dans la Philosophie du Christianisme (t. II, p. 276) des passages où le dogme de la création est formellement répudié.

Aussi le clergé catholique a-t-il accueilli avec défiance une philosophie qui contenait de telles propositions et qui, sous prétexte d’interpréter l’Écriture, la livrait à la discrétion de l’esprit de système. L’évêque de Strasbourg, M. de Trévern, a cru devoir la condamner publiquement dans un écrit qui a pour titre : Avertissement sur l’enseignement de M. Bautain (Strasbourg,

  1. . Une commission ecclésiastique, appelee un peu plus tard à donner son avis sur la même question, justifie la sévérité du prélat. Elle re­proche à l’abbé Bautain « des théories insoute­nables où tout se réduit à un dangereux mysti­cisme qui nous ferait prendre l’illusion de l’ima­gination pour des oracles du Saint-Esprit, et les rêveries d’un esprit malade pour des vérités de la foi (Rapport à Mgr l’évcque de Strasbourg sur les écrits de M. l’abbé Bautain, Stras­bourg. 1838). Obligé de se rétracter, l’abbé Bau­tain l’a fait, dans la préface de sa Philosophie morale, en termes assez équivoques pour laisser subsister le fond de ses opinions.

Aux écrits philosophiques de Bautain qui vien­nent d’être cités et analysés, il faut ajouter sa thèse en médecine : Propositions générales sur la vie, présentées à la Faculté de, médecine de Strasbourg j 1826 ; la Morale de l’Évangile com­parée à la morale des philosophes, in-8, Stras­bourg, 1827. et Paris, 1855 ; Lettre à Mgr de Trévern, in-8, Strasbourg 1838 ; la Conscience, ou la Règle des actions humaines, in-8, Paris, 1860 ; Manuel de Philosophie morale, in-18, Paris,

  1. Sous le titre suivant : la Religion et la Li­berté considérées dans leurs rapports, in-8, Paris, 1848, on a réuni ses conférences à Notre-Dame.

BAYER (Jean), né près d’Épéries, en Hongrie, dans la première moitié du xvie siècle, étudia la philosophie, la théologie et les sciences à Toul, où il ne tarda pas à enseigner. Rappelé dans son payrs pour y diriger une école, il fut ensuite reçu pastèur et en exerça les fonctions. Ennemi de la philosophie d’Aristote, qu’il ne croyait propre qu’à faire naître des discussions sans pouvoir en terminer aucune, il s’appliqua d’une manière particulière à une sorte de physique spéculative, et suivit en partie les doctrines de Coménius. Voulant arriver à une théorie physique de la nature, en prenant surtout Moïse pour guide, Bayer, ainsi que Coménius, admet trois prin­cipes : la matière, l’esprit et la lumière. Par an­tipathie pour la nomenclature d’Aristote, il évite le mot matière, se sert de celui de masse mo­saïque (massa mosaica), et lui reconnaît deux états successifs : celui d’une première création, c’est alors la matière universelle ; celui d’une seconde création, état en vertu duquel elle devient telle ou telle espèce de matière. Le pre­mier de ces états ne dura qu’un jour, et il n’en reste plus rien aujourd’hui. Le second fut l’effet de la création pendant les jours suivants ; il subsiste encore maintenant sous les différentes espèces et les différents genres des choses. Sui­vant que la matière revêt l’un ou l’autre de ces deux états, elle est primordiale ou séminale, native ou adventice, permanente ou passagère. La génération des choses exige l’union de la matière, de l’esprit et de la lumière. L’esprit, qui intervient dans la formation de toutes choses, n’est pas seulement Dieu, mais c’est encore un esprit vital, plastique ou formateur (mosaicus plasmator). Parmi les agents extérieurs, les uns sont des causes efficientes solitaires, c’est-à-dirc assez puissantes pour produire leurs effets par elle-mêmes ; les autres ne sont que des causes concurrentes, incapables d’agir efficacement si elles ne sont pas aidées par d’autres causes. L’es­prit vital tire son origine de l’Esprit saint, qui l’a créé pour qu’il réalisât les idées dans les choses corporelles, en faisant celles-ci à l’image des premières. Cet esprit vital se divise et se sub­divise à l’infini ; ou plutôt il prend des noms divers selon les effets qu’il produit et selon la sphère dans laquelle son action se manifeste. Il donne aux corps la forme et le principe qui les anime ; il donne à l’univers physique le mou­vement et l’harmonie. C’est à lui qu’est due la fermentation, qui est une de ses principales fonctions. Il est le principe actif, et la matière le principe passif. La lumière est le principe aux i liaire ; elle tient une sorte de milieu entre la matière et l’esprit, et son intervention est né­cessaire pour achever l’œuvre de la création. Bayer distingue une lumière primitive ou uni­verselle, et une lumière adventice ou carac­térisée, et en fait consister le mode d’action dans le mouvement, l’agitation, la vibration : ce mou­vement s’accomplit ou à la surface des corps ou à leur centre, deux circonstances qui expliquent le chaud et le froid. Bayer distingue une foule de points de vue dans la lumière, et fait naître à chaque instant de nouvelles entités, telles que la nature dirigeante ou l’idée, principe plastique ou formateur des qualités des choses ; la nature figu­rée (natura sigillata), d’où résultent les caractè­res distinctifs des corps et leurs différentes formes. La forme a cependant une autre raison encore : c’est la configuration de la matière première, ou la concentration des esprits, et le degré sous lequel se montre la lumière (temperamentum lucis). Bayer fait de la plupart des propriétés ou des qualités des choses autant de principes. Ainsi, l’étendue, la limite, la figure, la conti­nuité, la juxtaposition, la situation sont des na tures ou des principes. D’autres propriétés ou natures procèdent de l’esprit : ce sont la vie, la connaissance, le désir, la force, l’effort, l’acte. L’esprit peut revêtir la’substance corporelle de toutes ces propriétés ; d’où il suit que la matière peut penser et vouloir. Ce n’est pas tout encore. La combinaison de ces principes divers donne naissance à d’autres propriétés, qualités ou na­tures. C’est de là que procèdent l’entité par excellence ou l’être, la subsistance, le nombre, le lieu, etc. L’amour, la haine, le désir, l’a­version ont une nature et une origine sembla­bles. Brucker, et avant lui Morhof, ont-ils eu tort de perdre patience devant toutes ces fictions ontologiques, et de les appeler des subtilités sans valeur et sans ordre ?

Bayer a laissé les ouvrages suivants : Ostium vel atrium naturœ iconographice delinealum, id est Fundamenta interpretationis et administrationis generalia, ex mundo, mente et scripturis jacta, in-8, Cassov., 1662 ; Filo labyrinthi, vel Cynosura seu luce mentium universali, cognoscendis, expendendis et com­municandis universis rebus accensa, in-8, Leip­zig, 1685.J. T.

BAYLE (Pierre) naquit, en 1647, à Carlat, dans le comté de Foix. Son père, ministre cal­viniste, se chargea de sa première éducation, et lui enseigna lui-même le latin et le grec. Plus tard, le jeune Bayle est envoyé à Puylaurens, où il continue ses études avec autant d’ardeur que de succès. Sa rhétorique achevée dans cette aca­démie, il va, en 1669, àToulousejchez lesjésuites, faire son cours de philosophie. Là, embar­rassé par quelques objections élevées contre ses croyances religieuses, il abjure en faveur du catholicisme, qui lui parut un moment plus ra­tionnel que le calvinisme, auquel de nouvelles réflexions et les instances de sa familje le ra­mènent bientôt. A peine rattaché à PÉglise réforméej il se rend à Genève, s’y familiarise avec le cartésianisme, auquel il sacrifie le péripaté­tisme scolastique qu’il avait appris des jésuites, et y contracte avec les célèbres professeurs en théologie Pictet et Léger, et surtout avec un jeunG homme qui se fît remarquer dans la suite comme écrivain et ministre du saint Évangile, avec Basnage, une de ces liaisons que la mort seule peut rompre. Puis nous le voyons, grâce à l’active amitié de Basnage, entrer successive­ment, comme précepteur, dai s la maison de M. de Normandie, à Genève ; dans celle du comte Dohna, à Coppet ; et enfin à Paris, dans celle de M. de Beringhen. En 1675, une chaire de philo­sophie, vacante à l’Académie de Sedan, est mise au concours. Pressé par Basnage, qui achevait alors dans cette ville ses études théologiques, et qui avait gagné à son ami l’appui de Jurieu, son maître, Bayle vient disputer la place et l’obtient. Il occupait ce poste depuis six ans, à la satisfac­tion de tout le monde et de Jurieu lui-même, qui, malgré son caractère envieux, n’avait pu lui refuser son estime, lorsqu’en 1681. cinq ans avant la révocation de l’édit de Nantes, l’université cal­viniste de Sedan fut supprimée. Bayle passe avec Jurieu à Rotterdam, ou M. de Paets fait créer pour eux VÉcole illustre. L’enseignement dont Bayle y fut chargé comprenait la philosophie et l’histoire. Ses leçons et surtout ses publi­cations, remarquables à tant de titres, attirent bientôt sur le professeur de Rotterdam l’attention générale ; ses relations s’étendent ; tous les sa­vants de l’Europe correspondent avec lui ; la reine Christine lui écrit de sa main. Mais il faut un nuage à nos plus belles journées. La haine et l’envie vinrent tourmenter cette heureuse exi­stence. Jurieu poursuit avec un acharnement odieux son trop célèbre rival. Il le dénonce comme athée au consistoire, comme conspirateur à l’autorité^ politique. Ses menées, après avoir longtemps échoué, à la fin réussirent. Bayle per­dit sa chaire et sa pension. Cette perte né parait l’avoir affecté qu’en ce qu’elle donnait gain de cause à son adversaire. D’ailleurs le philosophe se félicitait vivement d’avoir échappé aux cabales et aux entremangeries professorales, si commu­nes dans les académies, et de pouvoir vivre pour lui-même et les muses, sibi et musis. Il se trou­vait si bien de cette indépendance, malgré les poursuites de Jurieu et celles de Jaquelot et de Leclerc, qui se liguèrent pour inquiéter ses der­nières années, qu’en 1706, le comte d’Albemarle lui ayant demandé comme une grâce de venir habiter sa maison à la Haye, Bayle refusa. Mais déjà il souffrait de la maladie qui devait l’em­porter. Une affection de poitrine à laquelle quelques-uns de ses parents avaient succombé, et qu’il refusait de soigner, faisait chez lui des progrès rapides qu’il observait avec un calme imperturbable. Son activité n’en fut pas un in­stant ralentie ; ses travaux se poursuivaient comme par le passé ; et la mort, une mort sans douleur, sans agonie, le surprit, le 28 décem­bre 1706, comme dit son panégyriste, la plume à la main ; il avait cinquante-neuf ans.

On connaît peu d’existences littéraires aussi bien fournies que celle de P. Bayle. Depuis l’âge de vingt ans il s’était à peine accordé quelques instants de repos. A ceux qui s’étonnaient de la rapidité avec laquelle ses publications se succé­daient, il pouvait répondre ce qu’on lit dans la préface du tome II ae son Dictionnaire histori­que et critique : « Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations nécessaires a quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont point mon fait ; je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux soins domestiques, ou à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires… Avec cela, un auteur va loin en peu d’années. »

Il écrivait avec une extrême facilité, et il reve­nait rarement sur son premier travail. « Je ne fais jamais, dit-il quelque part, l’ébauche d’un article ; je le commence et l’achève sans discon­tinuation. » Ce qu’il cherche surtout dans les for­mes dont il revêt sa pensée, c’est la clarté, et son style est plutôt vif et coulant qu’élégant et châtié.

Son érudition était immense, et elle ne man­quait pour cela ni d’exactitude ni de profondeur. Il avait d’ailleurs autant de logique que de science ; c’était un de ces hommes rares chez les­quels la mémoire ne semble pas nuire au raison­nement. Malheureusement toutes ces forces sont dépensées en pure perte au profit du paradoxe et du scepticisme.

Toutes les questions importantes que la philo­sophie se propose de résoudre se hérissent, selon Bayle, d’inextricables difficultés. Cette proposi­tion, il y a un Dieu, n’est pas d’une évidence incontestable. Les meilleures preuves sur les­quelles on a coutume de s’appuyer, comme celle qui conclut de l’idée d’un être parfait à son exi­stence, soulèvent mille objections. Il peut même y avoir, touchant l’existence divine, une invinci­ble ignorance. À la rigueur, tous les hommes pourraient encore se réunir dans une croyance commune à l’existence de Dieu ; mais il leur sera difficile de s’entendre sur sa nature ; car jamais ils ne pourront accorder son immutabilité avec sa liberté, son immatérialité avec son immensité. Son unité est loin d’être démontrée. Sa prescience et sa bonté ne se concilient pas aisément, l’une avec les actes libres de l’homme, l’autre avec le mal physique et moral qui règne sur la terre et les peines éternelles dont l’enfer menace le péché. Ses décrets sont impénétrables, ses jugements incompréhensibles. Nous n’avons que des idées purement négatives de ses diverses perfections (Œuvres diverses, passim).

Qu’est-ce que la nature ? « Je suis fort assuré (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) qu’il y a très-peu de bons physiciens dans notre siècle qui ne soient convenus que la nature est un abîme impénétrable, et que ses ressorts ne sont connus qu’à celui qui les a faits et les dirige. » Bayle ne voit aucune contradiction à ce que la matière puisse penser (Object. in libr. secund., c. m).

« L’homme est le morceau le plus difficile à digérer qui se présente à tous les systèmes. Il est l’écueil du vrai et du faux ; il embarrasse les na­turalistes, il embarrasse les orthodoxes… Je ne sais si la nature peut présenter un objet plus étrange et plus difficile à pénétrer à la raison toute seule, que ce que nous appelons un animal raisonnable. Il y a là un chaos plus embrouillé que celui des poètes. »

Que savons-nous de l’essence et de la destinée des âmes ? On établit également, avec des argu­ments qui se valent, leur matérialité et leur im­matérialité, leur mortalité et leur immortalité. Notre liberté ne nous est garantie que par des raisons d’une extrême faiblesse ; et les principes sur lesquels la morale s’appuie sont encore moins assurés que ceux qui donnent aux scien­ces physiques leur base chancelante et leur mo* bile fondement. Quoi qu’il en soit, l’homme peut, sans avoir la moindre idée d’un Dieu, dis­tinguer la vertu du vice. Souvent même un athée portera plus loin qu’un croyant la notion et la pratique du bien ; et, sous ce rapport, l’athéisme semble infiniment préférable à la superstition et à l’idolâtrie (Œuvres diverses, passim).

Que résulte-t-il pour l’esprit humain des incer­titudes dans lesquelles il tombe quand il médite ces grandes questions ? Bayle nous dira bien des lèvres que la suite naturelle de cela doit cire de renoncer à prendre la raison pour guide, et d’en demander un meilleur à la cause de toutes choses ; il nous donnera le conseil hypocrite de captiver notre entendement à l’obéissance de la foi (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) ; mais il ne nous aura pas plutôt amenés à sacrifier la science à la croyance, la raison à la révélation, qu’il se hâtera de briser sous nos pieds le pré­tendu support sur lequel ses artifices nous auront attirés. « Qu’on ne dise plus que la théologie est une reine dont la philosophie n’est que la ser­vante ; car les theologiens eux-mêmes témoi­gnent par leur conduite qu’ils regardent la phi­losophie comme la reine, et la théologie comme la servante… Ils reconnaissent que tout dogme qui n’est point homologué, pour ainsi dire, véri­fié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut être que d’une autorité chancelante et fragile comme le verre (Comment, philos, sur ces paroles, etc., Impartie, ch. i). » Non, Bayle n’a point, il nous l’affirme lui-même, une arrière-pensée dogmati­que. « Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au P. Tournemine), que Jupiter assemble-nues ; mon talent est de former des doutes, mais ce ne sont pour moi que des doutes. » Son scepticisme enveloppe tout.

Mais comment fera-t-il ces ruines ? Bayle n’est pas un lâche, à coup sûr ; et ses intérêts maté­riels lui demanderaient en vain une bassesse. Ce n’est pas non plus un enthousiaste ; il n’y a en lui ni un héros ni un martyr. Il n’attaquera donc pas directement, ouvertement, les dogmes contre lesquels il conspire. Sa méthode, qui sa­tisfera à la fois et son érudition et sa prudence, opposera à un système qui soutient telle ou telle assertion quelque système ancien ou moderne qui la nie, broiera ainsi l’une par l’autre les doc­trines contradictoires, et ensevelira sous leurs débris les vérités, ou du moins les opinions que leur désaccord compromet.

D’où venaient chez Bayle ces dispositions sceptiques ? Il faut d’abord faire, pour la for­mation et la constitution de ce caractère, une large part à l’esprit des temps nouveaux, dont les libres penseurs devaient être les premiers pénétrés, et auquel le protestantisme était plus particulièrement accessible. A cette cause gé­nérale, des causes spéciales étaient venues se joindre. À vingt ans, c’est-à-dire à l’âge où l’in­telligence se prête avec le plus de docilité aux doctrines qui lui sont prêchées, nous le trouvons lisant sans cesse et relisant Montaigne. Pus tard, sa double apostasie, et la honte accompagnée de remords dont elle l’accabla, lui inspira une aver­sion profonde pour cette légèreté avec laquelle les hommes, en général, se rendent à ce qui leur présente le masque de la vérité ; et sans doute il a sacrifié outre mesure à une disposition dont il s’accuse dans une lettre datée du 3 avril 1675, « à la honte de paraître inconstant ; » le meilleur moyen de ne se jamais mettre en contradiction avec soi-même, c’est de ne jamais rien affirmer.

Les principaux ouvrages de Bayle sont : lu les Pensées diverses sur la comète qui parut en 1680 ; 2° les Nouvelles de la République des f.cttres, journal fondé en 1684, et qui eut jus­qu’en 1687, où il finit, un succès prodigieux : 3" un Commentaire philosophique sur ces pa­roles de l’Évangile: Contrains-les dentier ; 4° Objectiones in libros quatuor de Deo, anima et malo; 5° les Réponses aux questions d’un provincial. Tous ces ouvrages forment le recueil des Œuvres diverses, 4 vol. in-8, la Haye, 17251731:6° le plus important de tous les ouvra­ges de Bayle, c’est son Dictionnaire historique cl critique. 11 a eu douze éditions, dont les deux meilleures sont celles de Dcs-Maiseaux, avec la vie de Ba^Ie par le même, 4 vol. in-f°, Amsterdam et Leyde, 1740, et celle de M. Beuchot, 16 vol. in-8, Paris, 1820. On consultera avec fruit sur Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui ont consacrés dans leurs travaux sur l’histoire générale de la philosophie, un Mémoire sur Bayle el ses doctrines, par M. P. Damiron, Pa­ris, 1850, in-4, une Étuaesur Bayle, par M. Le­nient, Paris, 1855, in-8; Lefranc, Leibnitii judicium de nonnullis Baylii sententiis, Parisiis, 1843, in-8.

BEATTIE (James) naquit en 1735 à Lawrencekirk, dans le comté de Kincardine, en Écosse. Il fit ses études dans l’université d’Aberdeen, fut placé ensuite comme maître d’école à Fordoun, dans le voisinage de Lawrencekirk, et y composa des vers qui lui valurent une assez grande répu­tation. En 1758, il fut nommé professeur dans une école de grammaire à Aberdeen, et obtint, en 1760, la chaire de logique et de philosophie mo­rale du collège Maréchal. Après plusieurs années d’un brillant enseignement, Beattie se fit suppléer par son fils, de 1787 à 1789. La mort de ce fils, en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le jetèrent dans une mélancolie inconsolable. Il se fit donner un remplaçant, s’enferma dans la so­litude et mourut en 1803.

Beattie est presque aussi célèbre en Écosse par ses ouvrages de poésie et de littérature que par ses écrits philosophiques. Le plus vanté de ses poëmes, IcMénestrel ou leprogrèsdu génie, paraît avoir été imité dans les premiers vers ae lord Byron. C’est du moins l’opinion exprimée par M. de Chateaubriand (voy. l'Essai sur la littéra­ture anglaisé). Nous n’avons à examiner ici que les ouvrages philosophiques de Beattie.

Beattie a écrit sur toutes les parties de la phi­losophie, sur la psychologie, la logique, la théodicée, la morale, la politique même, ainsi que l’esthétique. Il suffit de parcourir la liste de ses livres, que nous donnons plus bas, pour s’assurer qu’il n’y a pas une question philosophique un peu importante à laquelle il n’ait touché. Mais si l’on veut rechercher parmi ces questions celles qui reviennent le plus souvent dans les ouvrages de Beattie, celles qui ont le plus préoccupé sa pen­sée et le plus contribué à lui faire un nom dans la philosophie écossaise, on trouve qu’à l’exem­ple de Reid il a particulièrement insisté sur les points suivants :

1u Disti nction des vérités du sens commun et de celles de la raison, les unes qui sont évidentes par elles-mêmes et sans démonstration, les autres qui le deviennent à l’aide du raisonnement. Beattie ne néglige rien pour établir fortemenl cette distinction qui joue un si grand rôle dan} le système des philosophes écossais. Le sens com mun pour lui est « cette faculté de l’esprit, qu perçoit la vérité ou commande la croyance par une impulsion instantanée, instinctive, irrésisti­ble, dérivée non de l’éducation ni de l’habitude, mais de la nature. » En tant que cette faculté agit indépendamment de notre volonté, toutes les fois qu’elle est en présence de son objet, et con­formément à une loi de l’esprit, Beattie trouve qu’ qu’à proprement parler, elle est un sens (c’est précisément la raison qu’alléguait Hutcheson pour donner le nom de sens à la faculté morale et à la faculté qui nous fait saisir le beau). En tant qu’elle agit de la même manière dans tous les hommes, il croit qu’elle peut s’appeler sens commun. Quant à la raison, il la définit (Essai sur la nature et l’immutabilité de la vérité) : « la faculté qui nous rend capables de chercher, d’après des rapports ou des idées que nous connaissons, une idée ou un rapport que nous ne connaissons pas, faculté sans laquelle nous ne pouvons faire un pas dans la découverte de la vérité au delà des premiers principes ou des axiomes intuitifs. »

2o Polémique contre le scepticisme spiritualiste de Berkeley, contre le scepticisme universel de Hume, enfin contre Descartes, que Beattie, de même que Reid, accuse d’avoir produit le scepticisme moderne en cherchant à tout démontrer. Beattie traite impitoyablement les sceptiques. Le titre même de son meilleur ouvrage (Essai sur la nature et l’immutabilité de la vérité, en opposition aux sophistes et aux sceptiques) indique assez la place que cette polémique occupe dans ses écrits. Il analyse la philosophie sceptique ; il la considère surtout dans les temps modernes, et la suit depuis sa première apparition dans les œuvres de Descartes, jusqu’à son développement le plus complet dans les écrits de Hume. Il montre qu’elle admet des principes entièrement opposés à ceux qui ont dirigé les recherches des mathématiciens et des physiciens, qu’elle substitue l’évidence du raisonnement à celle du sens commun, et qu’elle aboutit à des conclusions qui contredisent les principes les plus légitimes et les plus universels de la croyance humaine.

Tels sont les points les plus saillants de la philosophie de Beattie. On voit assez combien il se rapproche de Reid, dont il avait été l’ami et le collègue à Aberdeen, et dont il reproduit presque constamment les doctrines. En dehors des questions que nous venons d’indiquer, et toutes les fois que Beattie n’a pas à revendiquer contre le scepticisme les principes du sens commun, ses opinions ont peu d’intérêt. Nous avons remarqué toutefois, dans sa morale, une coïncidence assez frappante entre l’idée générale qu’il se fait du bien et du devoir, et l’idée que s’en faisaient les stoïciens. On sait que les stoïciens fondaient la morale sur ces deux principes : a vivre conformément à la nature ; vivre conformément à la raison, » et qu’ils ramenaient ces deux principes à un seul, en ce sens que, la nature de l’homme étant éminemment rationnelle, obéir à la nature et obéir à la raison leur paraissaient une seule et même chose. C’est par un raisonnement analogue que Beattie arrive à identifier l’idée de l’accomplissement de la fin de notre nature et l’idée de l’accomplissement des lois de la conscience morale. Voici sa conclusion : « … De ce que la conscience, ainsi qu’il vient d’être prouvé, est le principe par excellence, le mobile régulateur de la nature humaine, il suit que l’action vertueuse est la fin suprême pour laquelle l’homme a été créé. Car la vertu, c’est ce que la conscience approuve… C’est donc agir d’après la fin et la loi de, la nature, que d’agir d’après la conscience. » (Éléments de science morale, 1re partie, ch. i).

Au fond, la philosophie de Beattie manque de profondeur et d’originalité. On peut citer des opinions célèbres et durables que l’histoire a enregistrées sous les noms de Hutcheson, de Smith, de Reid, de Ferguson ; on en citerait difficilement une qui appartienne en propre à Beattie. C’est par la clarté et l’élégance de son style, par l’autorité attachée à sa réputation littéraire, que Beattie a servi la philosophie écossaise, beaucoup plus que par la nouveauté ou la fécondité de ses idées.

Les ouvrages de philosophie de Beattie sont intitulés : Essai sur la nature et l’immutabilité de la vérité, en opposition aux sophistes et aux sceptiques, in-8o, Edimbourg, 1770. Cet ouvrage a été réfuté en même temps que la Recherche sur l’esprit humain, de Reid, et l’Appel au sens commun, d’Oswald, par le docteur Priestley : Essai sur la Poésie et la Musique, sur le Rire, sur l’utilité des Études classiques, in-4o, Édimbourg. L'Essai sur la Poésie et la Musique a été traduit en français, in-8o, Paris, 1798. Dissertations morales et critiques sur la Mémoire et l’imagination, sur les Rêves, sur la Théorie du Langage, sur la Fable et le Roman, sur les Affections de famille, sur les Exemples du sublime, in-4o, Londres, 1783 ; Éléments de science morale, publiés à Édimbourg, le premier volume en 1790, le deuxième en 1793, et traduits en français par Mallet, 2 vol. in-8o, Paris, 1840. Il faut ajouter à cette liste plusieurs lettres relatives à la philosophie qui se trouvent dans le livre du W. Forbes sur la vie et les ouvrages de Beattie. Enfin on a de ce philosophe un traité sur {’Évidence du Christianisme, publié en 1786, et réimprimé en 1 vol. in-8o, Londres, 1814. On peut consulter un mémoire de M. Mallet sur la vie et les écrits de James Beattie dans le tome LXVI du compte rendu de l’Académie des sciences morales et politiques, année 1863.
A. D.

BEAU. Dans cet article nous nous attacherons d’abord à distinguer l’idée du beau des autres notions de l’esprit humain avec lesquelles on serait tenté de la confondre. Nous essayerons ensuite de la caractériser en elle-même et de la définir. Nous terminerons en indiquant ses formes principales.

I. L’idée du beau diffère essentiellement de celle de l'utile ; pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’il y a des objets utiles qui ne sont pas beaux et des objets beaux qui ne sont pas utiles. S’il y a des objets à la fois utiles et beaux, nous ne confondons pas en eux ces deux points de vue. Le laboureur qui contemple une riche moisson et le voyageur qui admire un paysage ne voient pas la nature du même œil. Il y a plus, pour jouir du beau, il faut faire abstraction de l’utile ; ces deux sentiments se contrarient loin de se fortifier. Le plaisir du beau est d’autant plus vif et plus pur qu’il est plus dégagé de toute considération d’utilité et d’intérêt. L’idée de l’utile est purement relative, elle exprime le rapport entre un moyen et un but ; l’objet utile n’est rien par lui-même ; le but atteint, le besoin satisfait, le moyen perd sa valeur. Au contraire, l’objet beau est beau par lui-même, indépendamment de l’avantage qu’il procure, du plaisir que sa vue excite et de son rapport avec nous. Une belle fleur n’est pas moins belle dans un désert que dans nos jardins. Si on prétend que l’objet beau est utile puisqu’il nous fait éprouver du plaisir, c’est faire une pétition de principe. Pourquoi le beau nous plaît-il ? est-ce parce qu’il est utile ou parce qu’il est beau ?

L’utilité, si toutefois on peut se servir ici de ce mot, vient alors de la beauté, et non la beauté de l’utilité. En d’autres termes, le beau n’est pas beau parce qu’il nous est agréable, mais il est agréable parce qu’il est beau. Ceux qui ont confondu l’agréable et le beau, ont donc pris l’effet pour la cause. D’ailleurs la jouissance que nous fait éprouver la vue du beau est d’une nature toute particulière et n’a rien de commun avec celle que nous procure l’utile : l’une est intéres­sée, l’autre ne l’est pas ; l’une est accompagnée du désir de posséder l’objet utile et de le faire servir à notre usage, l’autre est dégagée de tout semblable désir ; elle laisse l’objet subsister tel qu’il est, libre et indépendant, ce qui fait dire que le désir de l’utile tend à consommer et à dé­truire, tandis que le sentiment du beau aspire à la conservation et à l’union. Enfin les deux actes de l’esprit par lesquels nous saisissons le beau et l’utile sont différents ; nous voyons, nous contem­plons le beau ; nous concevons l’utile. Pour aper­cevoir l’utilité d’un objet, il faut le comparer avec son but ou sa fin ; or ce jugement, qui suppose une comparaison, est un acte réfléchi ; la per­ception du beau, au contraire, est immédiate : c’est une intuition. Aussi, quand un objet est à la fois utile et beau, sa beauté nous frappe avant que nous ayons pu souvent deviner son utilité.

L’idée du beau est également distincte de celle du bien. Plusieurs philosophes ont identifié le beau et le bien. C’est la théorie de Platon ; il est possible que ces deux idées soient identiques dans leur principe, mais pour l’esprit de l’homme elles sont différentes. D’abord l’idée du bien comme celle de l’utile implique la conception d’une fin. Le bien pour un être est l’accomplissement de sa fin. Le bien général, l’ordre, est l’accomplisse­ment de toutes les fins particulières dans leur rapport avec une fin totale. Or il est évident que l’idée du beau ne renferme pas la conception d’un but ou d’une fin propre à chaque existence. Lors­que je contemple la beauté d’un objet, je ne songe nullement à sa destination ni à celle de chacune des parties qui le composent. Ce juge­ment supposerait d’ailleurs une comparaison ; or nous avons vu que la perception du beau est immédiate et intuitive. Aussi, pour le dire en pas­sant, le sentiment du beau précède l’idée du bien comme celle de l’utile. La jouissance qui accom­pagne la vue du bien est infiniment plus noble que celle de l’utile, mais nous ne la confondons pas avec le plaisir au beau. Ainsi que l’a fait re­marquer Kant, elle n’est pas non plus désintéres­sée, en ce sens qu’elle ne nous laisse pas indif­férents à l’existence réelle de l’objet. Que l’objet beau existe réellement ou ne soit que la repré­sentation du beau, le plaisir n’en est pas moins vif ; souvent même l’image nous plaira plus que la réalité. Il n’en est pas de même du bien ; la volonté est loin d’être indifférente à son accomplissement et à sa réalisation, elle veut que le bien soit pratiqué et en fait une obligation a tout être raisonnable. Celui-ci, quoique moralement libre, apparaît soumis à une loi. Or toute idée de dépendance doit être écartée de la considération du beau. Le même philosophe démontre que l’idée du beau ne peut rentrer dans celle de per­fection, qui d’ailleurs se confond avec l’idée de bien. La perfection consiste à posséder en soi tous les moyens de réaliser sa fin. Dans l’utile, le but est en dehors du moyen  ; dans le parfait, les moyens et le but sont inséparables. L’être par­fait est donc celui à qui rien ne manque et qui jouit de la plénitude de ses facultés. Mais la con­ception d’une fin et d’un rapport entre les moyens et la fin n’en est pas moins comprise dans l’idée de perfection.

On établit une corrélation entre les trois idées du beau, du bien et du vrai. Nous devons donc montrer la différence de cette dernière avec l’idée du beau. Le vrai est la parfaite identité de l’idée et de son objet. Il est évident dès lors que le vrai s’adresse à la raison seule, et suppose la conception pure des idées de la raison, dépouillées de toute forme, de toute manifestation sensible ; or le beau se voit, se contemple et ne se conçoit pas ; il diffère donc du vrai, en ce qu’il est insé­parable de la manifestation sensible. Le beau et le vrai au fond sont identiques ; mais pour s’identifier avec le vrai, le beau doit se dégager de sa forme : ce qui par là même l’anéantit comme beau.

II. Nous nous trouvons ainsi conduits à la vé­ritable définition du beau. Sans entrer dans une analyse que ne comporte pas cet article, nous dirons, en nous appuyant sur ce qui précède, que l’idée du beau renferme la notion fondamentale d’un principe libre indépendant de toute relation, qui est à lui-même sa propre fin et sa loi, et qui apparaît dans un objet déterminé, sous une forme sensible. Le beau nous offre donc les deux termes de l’existence, l’invisible et le visible, l’infini et le fini, l’esprit et la matière, l’idée et la forme, non isolés et séparés, mais réunis et fondus en­semble de manière que l’un est la manifestation de l’autre. Cette harmonieuse unité est l’essence du beau qui peut se définir : la manifestation sen­sible du principe qui est l’âme et l’essence des choses.

Il est facile d’expliquer à l’aide de cette défini­tion les caractères de l’idée du beau et du senti­ment qu’il nous fait éprouver. En effet, s’il est vrai que le beau nous présente réunis dans le même objet les deux éléments de l’existence, le spirituel et le sensible, le fini et l’infini ; il s’a­dresse à la fois aux sens et à la raison, à la rai­son par l’intermédiaire des sens. À travers la forme sensible, l’esprit atteint l’invisible, c’est une révélation instantanée, soudaine, qui ne sup­pose ni comparaison ni réflexion ; ce n’est ni une conception pure, ni une simple perception, mais une intuition qui renferme dans un acte complexe les deux termes de toute connaissance, comme elle saisit les deux principes de toute existence. On voit donc en quoi, sous ce rapport, le beau diffère de l’utile, du bien et du vrai ; l’utile nous retient dans la sphère bornée du monde sensi­ble, dans le cercle des besoins de notre nature finie. Le beau nous révèle l’infini, non en soi, mais dans une image et sous une forme sensi­ble. Le bien nous fait concevoir la fin des êtres et le but auquel ils tendent ; mais dans le bien la fin est distincte des êtres eux-mêmes ; elle est placée en dehors d’eux ; ils y aspirent, ou ils doivent l’accomplir. Dans le beau, la fin et les moyens sont identiques ; la fin se réalise d’elle-même par un développement naturel, libre et har­monieux.

Puisque le beau nous offre l’image d’un être au sein duquel toute opposition est effacée et se dé­veloppant harmonieusement et librement, la con­templation du beau doit éveiller dans notre âme une jouissance délicieuse qui n’a rien de commun avec celle que fait naître la satisfaction des be­soins physiques, jouissance pure et désintéressée qui se suffit à elle-même, et n’est accompagnée d’aucun désir de faire servir l’objet à notre usage, de nous l’approprier ou de le détruire. Nous nous sentons seulement attirés vers la beauté par la sympathie et l’amour.

Nous pouvons distinguer aussi l’idée du beau de celle du sublime, et les deux sentiments qui leur correspondent. Le beau, c’est l’harmonie par­faite des deux principes de l’existence, de l’infini et du fini. Dans le sublime, cette proportion n’existe plus ; l’infini dépasse à tel point la ma­nifestation sensible, que celle-ci apparaît comme incapable de le contenir et de l’exprimer. D’un côté, l’infini se révèle dans sa grandeur et son infinité ; de l’autre, le fini s’efface, disparaît, ou ne manifeste que son néant ; dès lors l’équilibre, qui dans le beau maintenait le rapport et l’har­monie des deux principes, est rompu. La sensi­bilité bilitée est refoulée sur elle-même ; l’homme, comme être fini, sent sa petitesse et son néant ; il est accablé par cette mystérieuse puissance de l’absolu et de l’infini dont le spectacle lui est of­fert. Un sentiment de terreur et d’épouvante s’em­pare de son âme ; mais en même temps, la partie de son être qui se sent infinie prend d’autant mieux conscience de sa grandeur, de son indé­pendance et de son infinité. Aussi, le sentiment du sublime est mixte ; à la tristesse, à la frayeur, se mêle une joie intime et profonde et un attrait puissant qui s’exerce particulièrement sur les âmes fortes.

III. Dieu est le principe du beau, comme il est celui du vrai et du bien. Où trouver, en effet, l’idée du beau complètement réalisée, sinon dans le seul être au sein duquel la contradiction, l’op­position et le désaccord n’existent pas, dont l’in­telligence, la volonté et la puissance se développent dans une éternelle harmonie et ne rencon­trent aucun obstacle, dans l’être qui agit et crée sans effort et dont la félicité est inaltérable ? Dieu, qui est le type de la liberté absolue, est donc aussi la beauté suprême ; toute beauté dérive de lui. La beauté du monde est une image et un reflet de la beauté divine.

Parcourons les principaux degrés de l’existence, nous verrons le beau suivre dans la création le même progrès que l’intelligence, la vie et la spi­ritualité. La beauté n’est pas dans la matière, celle-ci ne devient belle que par l’arrangement et la disposition de ses parties, et par le mouve­ment qui lui est communiqué. Une forme régu­lière, des mouvements qui s’exécutent selon des lois fixes, la lumière et la couleur, voilà ce qui constitue la beauté des êtres inanimés, celle du système astronomique et du règne minéral ; or il est évident qu’elle est empruntée à l’intelligence. Qu’est-ce que la régularité, l’harmonie, que sont les lois du mouvement, sinon la manifestation d’une force intelligente ? Qu’est-ce que l’ordre, sinon la raison visible ? Ce que nous trouvons à ce premier degré de l’existence, c’est la beauté ma­thématique ; à elle peut s’appliquer cette défini­tion du beau : l’unité dans la variété, la propor­tion, la convenance des parties entre elles. Mais cette formule ne peut être générale ; appliquée aux êtres vivants et à la beauté spirituelle, elle devient trop abstraite, elle est vide et insigni­fiante. Dans la beauté physique elle-même, un élément lui échappe, la couleur qui nous plaît indépendamment de ses combinaisons et possède déjà le caractère symbolique. Dans le règne or­ganique, l’exactitude et la simplicité des lignes géométriques font place à des formes plus riches et plus variées, qui annoncent une plus grande liberté et un commencement de vitalité. Les forces qui animent la plante, se déploient sous des for­mes et par des phénomènes qui se dérobent à la mesure précise et au calcul. En outre, la plante jouit de l’expression symbolique à un degré plus élevé que le minéral. Par son aspect extérieur, par la disposition et la direction de ses branches et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime des idées et des sentiments qui répondent aux affections de l’âme : la grâce, l’élégance, la mé­lancolie, etc. Aussi, nous commençons à sympa­thiser vivement avec ces êtres, quoiqu’ils ne pos­sèdent pas les qualités dont ils nous offrent l’em­blème ou le symbole. Le règne animal nous pré­sente une beauté d’un ordre supérieur, et dont il est facile de suivre les degrés a travers le pro­grès des espèces. L’animal possède, outre les propriétés qui appartiennent à la plante, c’est-à-dire l’organisation et la vie, des facultés qu’elle n’a pas, la sensibilité, le mouvement spontané, l’instinct ; il a des organes appropriés à ces fonctions et qui non-seulement servent à les accom­plir, mais les manifestent au dehors. La plante est enracinée au sol, immobile et muette ; quoique doué d’une intelligence qui n’a pas conscience d’elle-même, et d’une activité qui ne se possède pas, l’animal se meut et agit en vertu de déter­minations intérieures, en apparence volontaires et libres. Son caractère, ses mœurs et ses habi­tudes nous donnent l’image des qualités morales qui appartiennent à l’âme humaine ; la laideur et la difformité sont ici bien plus fortement pronon­cées que dans le règne précédent ; mais cela tient à la détermination même des formes et à la su­périorité de l’expression. Les dissonances doivent être plus choquantes, les mélanges offrir un as­pect bizarre et monstrueux, et à côté des qualités qui nous plaisent, la légèreté, la grâce, la dou­ceur, la force, la finesse, le courage, apparais­sent la lenteur, la stupidité, la férocité. Mais que peut être la beauté dans le règne animal, si on la compare à la beauté dans l’homme ? « L’âme seule est belle, » a dit Plotin ; aussi nous avons vu que dans les êtres inférieurs a l’homme, ce sont encore l’intelligence, la vie et l’expression des qualités morales qui font leur beauté ; mais l’âme vérita­ble, c’est l’âme humaine, le corps est fait pour elle, et il n’est pas seulement sa demeure, il est son image. Tout annonce dans le corps humain, dans ses proportions, dans la disposition des mem­bres, dans la station droite, dans les attitudes et les mouvements, une force intelligente et libre. La surface n’est plus recouverte de végétations inanimées, d’écailles, de plumes ou de poils ; la sensibilité et la vie apparaissent sur tous les points ; enfin la figure humaine est le miroir dans lequel viennent se refléter tous les sentiments et toutes les passions de l’âme. Qui pourrait dire tout ce qu’il y a de puissance d’expression dans le regard, dans le geste et dans la voix humaine ? L’homme possède en outre un moyen de manifes­ter sa pensée qui lui est propre : la parole. Enfin il se révèle tout entier dans ses actes. Les actions humaines ne sont pas seulement utiles ou nuisi­bles, bonnes ou mauvaises ; elles sont aussi belles ou laides, selon qu’elles expriment les qualités de l’âme en harmonie avec son essence, l’intelligence, la noblesse, la bonté, la force, ou leur opposé : l’ignorance, la stupidité, la bassesse, la faiblesse et la méchanceté, selon qu’elles annon­cent une nature richement douée, dont le déve­loppement facile est conforme à l’ordre, ou une âme pauvre, bornée, misérable, comprimée dans le développement de ses tendances, folle et désordonnée dans ses mouvements.

Telles sont, grossièrement indiquées sans doute, les principales manifestations du beau dans la nature et dans l’homme, c’est-à-dire dans le monde réel ; mais le spectacle de la nature et de la vie humaine est loin de nous offrir une réa­lisation de l’idée du beau, capable de nous satis­faire ; partout le laid à côté du beau ; le hideux et le difforme, le chétif, l’ignoble forment con­traste avec la beauté, l’obscurcissent et la défi­gurent, partout, dans la vie réelle, la prose est mêlée à la poésie ; aussi l’homme sent le besoin de créer lui-même des images et des représen­tations plus conformes à l’idée du beau, que conçoit son intelligence, et de reproduire cette beauté idéale qu’il ne trouve nulle part autour de lui. Alors naît l’art, dont la destination est de représenter l’idéal (voy. Arts).

Nous reconnaissons donc trois formes princi­pales de l’idée du beau : le beau absolu, le beau réel, et le beau idéal ; le premier n’existe que dans Dieu, le second nous est offert dans la na­ture et dans la vie humaine, et le troisième est l’objet de l’art.

Les ouvrages que l’on peut consulter particu­lièrement sur le beau sont : d’abord quelques dialogues de Platon, tels que le Grand Hippias, le Phèdre, le Banquet et la République. — Plotin, Traité sur le Beau, dans le VIe livre de la 1re ennéade, et dans le VIIIe livre de la 5e ennéade. — Spiletti, Saggio sopra la Bellezza, in-8o, Rome, 1756. — Crouzas, Traité du Beau, Amsterdam, 1724. — Le P. André, Essai sur le Beau, Paris, 1763. — Diderot, Traité sur le Beau, dans le recueil de ses œuvres. — Marcenay de Ghuy, Essay sur la Beauté, in-8, Paris, 1770. — Hutcheson’s Inquiry into the original of our ideas of Beauty and Virtue, Lond., 1753. — Donaldson’s Eléments of Beauty, Lond., 1787. — Hogarth’s Analysis of Beauty, etc., Lond., 1753, trad. en français par Jansen, Paris, 1805. — Van Beek Calkoen, Euryales ou du Beau, en hollandais. — Kant, Traité du Beau et du Su­blime ; Critique du Jugement, dans le recueil de ses œuvres. — Heydenreich, Idées sur la Beauté et la Politesse. — Ferd. Delbrück, le Beau, in-8o, Berlin, 1800. — Bouterwelk, Idées sur la métaphy­sique au Beau, Leipzig, 1807. — Adam Müller, de l’Idée de Beauté, in-8, Berlin, 1808. — Staeckling, de la Notion du Beau, in-12o, Berlin, 1808. — Vogel, Idées sur la théorie du Beau, in-4o, Dresde, 1812 (all.). — Solger, Quatre dialogues sur le Beau et sur l’Art, in-8o, Berlin, 1815. Krug, Calliope et ses sœurs, ou Nouvelles leçons sur le Beau dans la nature et dans l’art, in-8o, Leipzig, 1805. — Ch. Lévêque, la Science au Beau étudiée dans son principe, dans ses applications et dans son histoire, Paris, 1861, 2 vol. in-8o. — Chaignet, Principes de la science du Beau, Paris, 1860, in-8o. — Lamennais, de l’Art el du Beau, Paris, 1865, in-12o. — Voy., pour le complément de la bibliographie du beau, l’article Esthétique.

Les idees sur le beau contenues dans le précé­dent article ont été développées par l’auteur dans son livre : Questions de Philosophie, section V (Esthétique), 2e édit., Paris, 1872.
C. B.

BEAUSOBRE (Isaac de) naquit à Niort, le 8 mars 1659, d’une famille noble et ancienne, qui professait le culte réformé. Son père le des­tinait à la magistrature, où, comptant sur la protection de Mme de Maintenon, avec laquelle il avait quelque lien de parente, il espérait le voir parvenir bientôt à une position élevée. Le jeune Beausobre préféra les fonctions ecclésias­tiques. Il s’y prépara à l’Académie de Saumur, fut nommé pasteur en 1683, et envoyé en cette qualité à Châtillon-sur-Indre. Mais peu de temps après son installation, la révocation de l’édit de Nantes et les persécutions exercées contre les protestants l’ayant forcé de quitter son pays, il alla chercher un refuge à Rotterdam, passa de là à Dessau en qualité de chapelain de la prin­cesse d’Anhalt, et se fixa définitivement à Berlin, où il occupa plusieurs postes importants. Il mourut en 1738, ayant près de quatre-vingts ans, et récemment marié à une jeune femme dont il eut plusieurs enfants. Beausobre est un théo­logien, un controversiste, et n’appartient à ce recueil qu’à cause du service rendu à l’histoire de la philosophie, surtout de la philosophie religieuse des premiers temps du christianisme, par son Histoire critique de Manichée et du Manichéisme (2 vol. in-4o, Amst., 1734). Ce travail n’est pas écrit tout entier de la main de Beau­sobre ; le deuxième volume a été rédigé par Formey ; d’après les notes de l’auteur, et il de­vait meme être suivi d’un troisième, qui n’a jamais paru. L'Histoire critique du Manichéis­me sera consultée avec fruit par tous ceux qui voudront connaître l’état des esprits en Orient pendant les premiers siècles qui ont suivi l’avénement du christianisme. Il y règne une pro­fonde connaissance de l’antiquité ecclésiastique, beaucoup de critique et de sagacité. Malheureusement, toutes ces qualités sont gâtées par l’es­prit de secte. De plus, comme on ne connaissait alors ni les Védas, ni le Zend-Avesta, ni le Code Nazaréen, les faits exposés dans l’ouvrage dont nous parlons ont dû nécessairement souffrir de cette lacune. Nous ne parlons pas des œuvres purement théologiques de Beausobre, où règne toute la passion du sectaire persécuté.

BEAUSOBRE (Louis de), fils du précédent, naquit à Berlin en 1730, quand son père venait d’atteindre sa soixante et onzième année. Adopté par le prince royal de Prusse, plus tard Frédéric le Grand, il fut élevé au collège français de Berlin, et acheva ses études à l’université de Francfort. Après avoir voyagé en France pen­dant quelques années, il retourna dans la capi­tale de la Prusse, où il fut nommé membre de l’Académie des sciences et conseiller privé du roi. Il mourut en 1783. Louis de Beausobre était un homme d’esprit, doué de connaissances très-variées, mais dépourvu d’originalité et de pro­fondeur. Il a laissé divers écrits philosophiques, où l’on retrouve, sous une forme assez vulgaire, les idées sceptiques et sensualistes du xviiie siècle. En voici les titres : Dissertations philoso­phiques sur la nature du feu et les différentes parties de la philosophie, in-12o, Berlin, 1753 ; le Pyrrhonisme du sage, in-8o, Berlin, 1754 ; — Songe d’Èpicure, in-8o. Berlin, 1756 ; Essai sur le Bonheur, introduction à la statistique, introduction générale à la statistique, etc., 2 vol. in-8o, Amst., 1765.

BECCARIA (César Bonesana, marquis de), né à Milan en 1735, fut nommé professeur d’éco­nomie politique en 1768, dans sa ville natale, et remplit cette chaire avec beaucoup de distinc­tion jusqu’à la fin de sa vie, arrivée en 1793. Il avait eu le projet de faire un grand ouvrage sur la législation ; mais les critiques injustes dont son Traité des Délits et des Peines fut l’objet l’empêchèrent de donner suite à cette idée. Ses leçons n’ont été imprimées qu’en 1804. Il avait commencé sa carrière d’écrivain en 1764, par la publication d’un journal littéraire et philosophi­que intitulé le Café. Les ouvrages de Montes­quieu, particulièrement les Lettres persanes et l’Esprit des lois, déterminèrent sa vocation de publiciste et de philosophe. Son Traité des Délits et des Peines (in-8o, Naples, 1764) lui a fait une très-grande réputation. Cet ouvrage, à l’influence duquel est due en très-grande partie la réforme du droit criminel en Europe, particulièrement en France, est l’expression de la philosophie et des sentiments philanthropiques du siècle der­nier. L’auteur s’élève avec force contre les vices de la procédure criminelle, contre la torture en particulier ; il pose les véritables principes du droit pénal, en détermine l’origine, les limites, la fin ; les moyens. Il termine son livre par ce théorème général, théorème très-utile, ajoute-t-il, mais peu conforme aux usages législatifs les plus ordinaires des nations : « C’est que, pour qu’une peine quelconque ne soit pas un acte de violence d’un seul ou de plusieurs contre un ci­toyen ou un particulier, elle doit être essentiel­lement publique, prompte, nécessaire, la plus légère possible eu égard aux circonstances, pro­portionnée au délit, dictée par les lois. » Il n’est pas partisan du droit de grâce, du moins sous l’empire d’une législation pénale qui serait ce qu’elle doit être. « À mesure, dit-il, que les peines deviennent plus douces, la clémence et le pardon deviennent moins nécessaires. Heureuse la nation dans laquelle l’exercice du droit de grâce serait funeste ! » La pénalité a perdu pour la première fois, dans le livre de Beccaria, le caractère de la passion et de la vengeance^ pour revêtir celui de la raison et de la moralité. Elle n’est plus, à ses yeux, qu’un régime moral pour le coupable, et un effroi salutaire pour les mé­chants. Le germe des systèmes pénitentiaires avait donc été déposé dans le livre des Délits et des Peines. L’auteur se prononce aussi avec force contre la peine de mort. Rousseau, dans son Contrat social, n’a fait que reproduire les argu­ments du publiciste italien sur cette grave ques­tion. Kant a répondu à tous deux. L’esprit du Traité des Délits et des Peines a aussi inspiré Filangieri, Romagnesi, et beaucoup d’autres. Cet ouvrage a été traduit en français plusieurs fois ; la première traduction en fut faite par l’abbé Morellet en 1766, sur l’invitation de Malesherbes ; celle de Collin de Plancy, 1823, con­tient les commentaires de Voltaire, de Diderot, etc. ; la plus récente est de M. Faustin Hélie, Paris, 1856, in-12. On a aussi de Beccaria : Recherches sur la nature du style, in-8, Milan, 1770. Mais ce dernier ouvrage est tombé dans l’oubli. On peut consulter sur Beccaria les Publicistes modernes, par M. Baudrillart, Paris,

  1. in-8.X.

BECCHETTI, évêque de città délia Pieve, faisant alors partie de l’État ecclésiastique, a écrit en 1812 un livre où se trouve inscrit le nom de la philosophie : Philosophie des anciens peuples… en réponse à l’ouvrage de M. Dupuis, Pérouse, 1812, in-12. C’est une composition con­fuse, sans méthode et sans érudition, combinant en proportions inégales la théologie qui a le premier rang et la philosophie, représentée sur­tout par les indiens, les persans, les gnostiques. Le tout a pour but de réfuter la doctrine du livre de l'Origine des Cultes, et voici la con­clusion : la religion n’a rien d’allégorique, et Jésus-Christ n’est pas un mythe.X.

BECK (Jacques-Sigismond), né à Lissau, près de Dantzig, vers 1761, successivement professeur de philosophie à Halle et à Rostock, s’est distin­gue comme interprète de laphilosophie de Kant. Mais cette interprétation fut un progrès vers l’idéalisme de Fichte. Pour lui, « la chose en soi, ou le noum’ene de Kant, n est qu’une œu­vre d’imagination. »

Mécontent du scepticisme de Schulze, qui n’est qu’une espèce de dogmatisme empirique ; peu satisfait de la fausse manière dont Reinhold avait compris et présenté la philosophie criti­que, Beck entreprit de mettre cette philoso­phie sous son veritable jour, et de porter un jugement définitif sur sa valeur. Mais il n’abou­tit, comme le remarque très-bien M. Michelet de Berlin, qu’à un scepticisme idéaliste. En effet, malgré ses efforts apparents pour sortir du doute, Beck ne tient pas essentiellement à conserver à nos connaissances une valeur objective ; car, pour lui, le degré le plus élevé de la science, la philosophie transcendantale, n’est que l’art de se comprendre soi-même.

Partant de l’acte primitif de la représentation, c’est-à-dire du fait constitutif de l’intelligence, comme d’un principe suprême, Beck donne à la philosophie un caractère expérimental et exclu­sivement psychologique, c’est-à-dire qu’il ne laisse plus rien debout que les représentations mêmes de notre esprit, distinguées les unes des autres par les différents degrés de la réflexion. Ainsi, l’espace, le temps, les catégories de notre entendement, ne sont pas quelque chose de réel, mais les représentations primitives de notre in­telligence. La catégorie de la quantité, par exemple, est une synthèse par laquelle nous réunissons divers éléments homogènes en un seul tout ; et ce tout, au yeux de Beck, n’est pas autre chose que l’espace lui-même. Seu­lement il établit une distinction subtile entre l’espace, tel qu’il vient de nous l’expliquer, et la représentation de l’espace. Le premier est le produit d’une synthèse spontanée, sans aucun mélange de réflexion ; on l’appelle, pour cette raison, une intuition. La seconde, c’est-à-dire la notion de l’espace ; car ce n’estplus un produit spon­tané ou intuitif. Quand j’ai la notion d’une ligne, je la perçois, je ne la crée point ; au contraire, je la crée, je la produis par une synthèse spontanée, lorsque je la tire. Il y a donc ici toute la diffé­rence qui sépare la spontanéité de la réflexion.

Outre l’acte primitif de la représentation, Beck en admet un autre en rapport avec le premier, et qu’il appelle l’acte de la reconnaissance pri­mitive. C’est à peu près ce que Kant a appelé le schématisme transcendantal. La synthèse pri­mitive, jointe à la reconnaissance primitive, pro­duit l’unité objective ; synthétique et originelle des objets (Seul point de vue possible, etc., p. 140-145).

Un point essentiel par lequel Beck est séparé de Kant, c’est qu’il n’accorde au noumène, à la chose en soi, qu’il appelle l’inintelligible, qu’une existence purement subjective, tandis que le fondateur de la philosophie critique en faisait la véritable objectivité. 3’affirme de la manière la plus absolue, dit-il, que l’existence, tout comme la non-existence des choses en soi, n’est absolu­ment rien (Ib., p. 248, 250, 252, 265 et 266). Ce concept est donc complètement dépourvu de matière, rien pour nous ne lui est adéquat. Beck n’a cependant pas le courage de rejeter entière­ment le monde réel. Il regarde la liberté mo­rale comme un fait et un acte original. Quant à la foi morale en Dieu et à l’immortalité, elle n’est pour lui qu’un certain état de la réflexion chez l’homme de bien (Ib., p. 287, 298).

On a de Beck : Extraits explicatifs des ou­vrages critiques de Kant, Riga, 1793-1796, 3 vol. in-8 (le troisième volume de cet ouvrage porte aussi ce titre particulier : Seul point de vue possible d’où la philosophie critique doit être envisagée) ; Esquisse de la philosophie criti­que, in-8, Halle, 1796 ; Commentaire de la métaphysique des mœurs de Kant, lre partie (le Droit), in-8, Halle, 1798 ; Propédeutique à toute étude scientifique, in-8, Halle, 1799 ; Principes fondamentaux de la législation, in-8, Leipzig, 1806 ; Manuel de la logique, in-8, Rostock et Schwer., 1820 ; —Manuel du droit naturel, in-8, Iéna, 1820.On lui attribue aussi l’écrit anonyme suivant : Exposition de l’amphibolie des concepts de réflexion, , avee un essai de réfutation des objections d’Enésidème (Schulze), dirigées contre la philosophe élémen­taire de Reinhold, in-8, Francfort-sur-le-Mein ; 1795.J. T.

BECKER ou BEKKER (Balthazar), né en 1634 à Metslawier dans la Westfrise, fut long­temps persécuté, et finit par être retranché du sein de l’Église réformée, dont il était ministre. Il fut coupable, aux yeux de ses ennemis^ de nier l’action des esprits sur les hommes, et d’être attaché au cartésianisme. Ces deux chefs d’accu­sation se tiennent plus étroitement qu’il ne le paraît au premier abord. En effet, si l’esprit fini n’a aucune action possible sur la matière, comme le soutenaient les cartésiens, le démon ne peut agir sur le corps humain. L’intervention divine ne serait donc pas moins nécessaire ici que pour opérer l’action et la réaction entre l’âme et le corps. Becker niait aussi la magie et la sorcel­lerie, l’homme ne pouvant pas plus agir sur lesesprits, que les esprits sur l’homme. Il a laissé les ouvrages suivants : Candida et sincera ad­monitio de philosophia cartesiana, in-12 ; Wesel, 1668. Cette philosophie ayant paru héterodoxe, il en fit une Apologie, qui ne fut pas plus goûtée que son Explication du catéchisme de Heidelberg. Le Monde enchanté, en holl., in-4, 4 vol., Leuwarden, 1690 ; Amst., 1691-1693 : ouvrage qui a été traduit en français, en italien, en es­pagnol et en allemand. Becker publia cet ou­vrage à l’occasion de la grande comète de 1680, la même qui fixa l’attention de Bayle. Ces deux philosophes furent également persécutés pour avoir voulu rassurer leurs contemporains contre les vaines frayeurs que leur inspirait l’appari­tion de cette comète, et pour avoir voulu les délivrer de quelques superstitions funestes. On peut voir sur sa polémique : 0. G. H. Becker, Schediasma criticolitterarium de controversiis \ praecipuis B. Beckero motis, in-4, Kœnigsb. et Leipzig, 1721. Schwager a écrit la vie de B. Becker, in-8, Leipzig, 1780.

BECKER (Rodolphe-Zacharie), né à Erfurt en 1786, précepteur à Dessau, puis professeur privé à Gotha, a popularisé la philosophie mo­rale, par ses Leçons sur les droits et les devoirs des hommes, in-8, 2 parties, Gotha, 1791-1792.

  • Un Mémoire couronné par VAcadémie de Berlin, sur la question de savoir s’il y a des manières de tromper le peuple qui lui soient avantageuses. Cet ouvrage a aussi paru en fran­çais, in-4, Berlin, 1780.Du Droit de propriété en matière d’ouvrages d’esprit ; in-8, Francfort et Leipzig, 1789.

BÈDE. surnommé le Vénérable, naquit en 672 ou 673, dans un village du diocèse de Durham.

A l’àge de sept ans, ses parents le confièrent aux soins des moines, depuis peu établis à Weremouth et à Jarrow ; à dix-neuf ans, il fut ordonné diacre, prêtre à trente ans, et le premier asile de son enfance devint le séjour où sa vie entière s’écoula. En 701, le pape Sergius l’ayant, dit-on, mandé à Rome, il avait refusé, malgré les vives instances du pontife, de quitter sa solitude et son pays. Au milieu des devoirs aussi nombreux que pénibles de la profession monastique, innu­mera monasticæ servitutis retinacula, comme il les appelle, son esprit laborieux et vaste se livra assidûment à l’étude de toutes les bran­ches des connaissances humaines qui étaient alors cultivées, et il acquit une instruction bien supérieure à celle de ses contemporains. Dans le catalogue des livres qu’il avait composés, et dont la plupart nous sont parvenus, on trouve des introductions élémentaires aux différentes sciences, des traités sur l’arithmétique, la phy­sique, l ! astronomie et la géographie, des ser­mons, des notices biographiques sur les abbés de son monastère et sur d’autres personnages éminents, des commentaires sur PËcriture sainte, enfin une Histoire ecclésiastique des AngloSaxons, qu’il rédigea sur des documents en­voyés de tous les diocèses d’Angleterre et même de l’Église de Rome. La tradition lui attribue un recueil d’axiomes tirés des ouvrages d’Aris­tote, et M. Barthélémy Saint-Hilaire en a tiré la conclusion qu’ilavaiteu sous les yeux la Politique du philosophe grec (Polit. d’Aristote, préf.) : mais d’habiles critiques pensent que ce recueil est plus ancien, et que Bède, comme les doc­teurs scolastiques des siècles suivants, jusqu’au xm®, n’a connu d’Aristote que 1 'Organum (Rech. sur l’âne et l’origine des trad. d’Aristote, par C. Jourdain, in-8, 2e édit., p. 21). Boëce, Cicéron et les Pères, sont les autorités qu’il suit le plus fréquemment ; et comme il leur emprunte à peu près tout ce qu’il avance, on ne doit chercher

dans ses ouvrages ni un système régulier, ni des théories qui lui soient propres ; ce sont de labo­rieuses compilations dont l’utilité fut inappré­ciable au vin’siècle, mais qui aujourd’hui n’of­frent pour nous que fort peu d’intérêt. Bède mourut en 735, comme il avait vécu, au milieu de travaux littéraires, et dans la pratique de la dévotion. Quelques auteurs reculent sa mort, sans aucune vraisemblance, jusqu’à l’année 762 ou même 766. Les œuvres de Bède ont eu plusieurs éditions. La dernière et la plus com­plète est celle de Cologne, 1688, en 8 volumes in-fol., dont les deux premiers comprennent, les ouvrages sur les sciences humaines· les Élé­ments de philosophie, qui forment le second, sont de Guillaume de Conches. Il faut y joindre divers opuscules publiés par Wharton ( in-4, Londres, 1693) ; Martenne, Thésaurus Anecdotorum, t. V ; Mabillon, Analecta. L’Histoire des Saxons, traduite, dit-on, en saxon, par Alfred le Grand, a été souvent réimprimée à part. On peut consulter sur la vie et les ouvrages de Bède : Oudin, Comm. de Scriptoribus ecclesiasticis, t. I ; Dupin, Bibliothèque des auteurs ecclés., t. VI ; Mabillon, Acta sanct. ord. S. Benedicti, t. III, p. 1 ; et parmi les écrivains plus récents, Lingard, Antiquités de l’Eglise saxonne, dans les Preuves de l’Histoire d’Angleterre. C. J.

BENDAVID (Lazare), philosophe israélite, d’un esprit très-distingué, et disciple zélé de Kant, qui en parle dans ses ouvrages avec la plus haute estime. Né à Berlin, en 1762, de parents très-pauvres, il exerça d’abord un métier, celui de polir le verre, tout en faisant lui-même sa première éducation. Il ne fut pas plutôt par­venu à s’assurer une petite position contre le besoin, qu’il se rendit à Goëttingue pour y suivre les cours de l’Université. Ses goûts le portèrent d’abord vers l’étude des mathématiques, qu’il cultiva pendant quelque temps avec un grand succès. Mais la philosophie de Kant commençant alors à faire beaucoup de bruit en Allemagne, Bendavid voulut la connaître et s’y attacha d’une manière irrévocable. De retour à Berlin, en 1790, il fit des leçons publiques sur la Critique de là Raison pure. Il se rendit ensuite à Vienne, où il exposa le système entier de la philosophie criti­que, à la satisfaction générale de tous les esprits éclairés. Le gouvernement autrichien, dans ses préjugés étroits, lui ayant interdit l’enseignement public, Bendavid fut accueilli dans la maison du comte de Harrah, où pendant quatre ans il con­tinua ses leçons devant un auditoire choisi. Cependant, de sourdes persécutions l’obligèrent enfin à regagner sa ville natale, où, par ses cours et par ses écrits, il rendit de grands services à la nouvelle école. Il prit aussi part à la rédaction d’un journal politique, qui se publiait à Berlin pendant l’invasion française, et montra jusqu’à la fin de sa vie le plus grand zèle pour l’instruc­tion de ses coreligionnaires. Il mourut le 28 mars 1832, sans avoir apporté la moindre modification à ses opinions purement kantiennes. Voici les titres de ses écrits philosophiques, tous publiés en allemand : Essai sur le Plaisir, 2 vol. in-8, Vienne, 1794 ; Leçons sur la critique de la Raison pure, in-8, Vienne 1795, et Berlin, 1802 ;

  • Leçons sur la critique de la Raison pratique, in-8, Vienne 1796 ; Leçons sur la critique du Jugement, in-8, Vienne, Π96 ; —Matériaux pour servir à la critique du Goût} in-8, Vienne, 1797 ;
  • Essai d’une théorie du Gout, in-8, Berlin, 1798 ;
  • Leçons sur les princijies métaphysiques des sciences 7iaturelles, in-8, Vienne, 1798 ; Essai d’une th oriedu droit, in-8, Berlin, 1802 ; de l’Originede nos connaissances, in-8, Berlin, 1802. Ce dernier ouvrage est un Mémoire adressé à

l’Académie d s sciences de BerJin ; sur une ques­tion mise au concours.

BENTHAM (.Jérémie), né à Londres en 1748, l’un des jurisconsultes et des publicistes philo­sophes les plus distingués de notre siècle. Il se destinait d’abord à la profession d’avocat ; mais, en voyant le chaos de la législation anglaise, l’inconstance et l’arbitraire de la jurisprudence, il ne put se décider à faire partie active d’un corps où l’on porte des toasts à la glorieuse incertitude de la loi. 11 comprit que le plus grand service à rendre à son pays, était de provoquer la réforme des abus dans la législation et l’ad­ministration de la justice. 11 consacra donc toute sa vie à des travaux de ce genre. Il était lié avec le conventionnel Brissot, connaissait la France qu’il avait visitée plus d’une fois, et reçut même de la Convention le titre de citoyen français. Ennemi des préjugés et des abus, deux choses qui ont d’aillt’urs une liaison si étroite, Bentham ordonna par son testament que son corps fût livré aux amphithéâtres d’anatomie. Il mourut en 1832.

Bentham voulait que la justice ne fût rendue au nom de personne, ne voyant dans l’habitude de la rendre au nom du roi qu’un reste de la barbarie féodale. Tout tribunal doit être, suivant lui, universellement compétent. Du reste, il croit que certains tribunaux d’exception sont néces­saires. Un seul juge par tribunal, avec pouvoir de délégation, lui semble offrir plus de garantie que plusieurs. Il ne veut point de vacances pour les tribunaux. Les autres points principaux des réformes qu’il propose sont : l’amovibilité des iuges ; une accusation et une défense publiques ; la fusion des professions d’avocat et d’avoué, et l’abolition du monopole ; pas de jury en matière civile ; enfin une codification qui permette de savoir au juste quelles sont les lois en vigueur, quelles lois régissent chaque matière, et comment elles doivent être entendues. Bentham s’est beau­coup occupé de la constitution, des règlements et des habitudes des assemblées législatives. Il expose très au long ce qu’il appelle les Sophismes politiques et les Sophismes anarchiques. Il intitule aussi ce dernier traité : Examen critique des diverses déclarations des droits de l’homme et du citoyen. Toute cette logique parlementaire est fort curieuse.

Pour se faire une juste idée du système et des opinions de Bentham, il faut, dit M. Jouffroy, lire son Introduction aux principes de la mo­rale el de la législation ; c’est là qu’il a cherché à remonter aux principes philosophiques de ses opinions. Habitue, comme légiste, à n’envisager les actions humaines que par leur côté social ou leurs conséquences relatives à l’intérêt général, Bentham finit par en méconnaître le côté moral ou individuel. C’est ainsi qu’il a été conduit à croire et à poser en principe que la seule dif­férence possible entre une action et une autre, réside dans la nature plus ou moins utile ou plus ou moins nuisible de ses conséquences, et que l’utilité est le seul principe au moyen duquel il soit donné de la qualifier. Aux yeux du publiciste anglais, toute action et tout objet nous seraient parfaitement indifférents, s’ils n’avaient la propriété de nous donner du plaisir et. de la douleur. Nous ne pouvons donc chercher ou éviter un objet, vouloir une action ou nous y refuser, qu’en vue de cette propriété. La recherche du plaisir et la fuite de la douleur, tel est donc ie seul motif possible des déterminations hu­maines, et par conséquent l’unique fin de l’homme et tout le but de la vie. Tel est le principe moral et juridique suprême de Bentham, principe égoïste, base du système d’Épicure el de la phi­losophie pratique de Hobbes. Il n’est donc pas aussi nouveau que l’auteur avait la simplicité de le croire. Seulement, Épicure et Hobbes le pré­sentent comme une déduction des lois de notre nature, tandis que Bentham le pose tout d’abord comme un axiome qui n’aurait d’autre raison que sa propre évidence.

Bentham, après avoir ainsi naïvement posé son principe, le prend pour base de ses défini­tions et de ses raisonnements. L'utilité est pour lui cette propriété d’une action ou d’un objet qui consiste à augmenter la somme de bonheur, ou à diminuer la somme de misère de l’individu ou de la personne collective sur laquelle cette action ou cet objet peut influer. La légitimité, la justice, la bonté, la moralité d’une action, ne peuvent être définies autrement, et ne sont que d’autres mots destinés à exprimer la même chose, l’utilité : s’ils n’ont pas cette acception, dit Bentham, ils n’en ont aucune. D’après ces principes, l’intérêt de l’individu, c’cst évidem­ment la plus grande somme de bonheur à la­quelle il puisse parvenir, et l’intérêt de la société, la somme des intérêts de tous les individus qui la composent.

Sa doctrine ainsi établie, Bentham cherche quels peuvent être les principes de qualification opposes à celui de Futilité, ou simplement distincts de ce principe, et il n’en reconnaît que deux : l’un qu’il appelle le principe ascétique ou l’ascétisme, l’autre qu’il nomme le principe de sympathie et d’antipathie. Le premier de ces principes qualifie bien les actions et les choses, les approuve ou les désapprouve d’après le plaisir ou la peine qu’elles ont la propriété de produire ; mais, au lieu d’appeler bonnes celles qui pro­duisent du plaisir, mauvaises celles qui produi­sent de la peine, il établit tout l’opposé, appelant bonnes celles qui entraînent à leur suite de la peine, et mauvaises celles qui conduisent au plaisir. Le second de ces principes opposés à celui de l’utilité, le principe de sympathie et d’antipathie, comprend tout ce qui nous fait déclarer une action bonne ou mauvaise, par une raison distincte et indépendante des conséquences de cette action. Bentham cherche ensuite à ré­futer ces principes, différents du sien.

C’est dans les conséquences de ce système que l’originalité de l’auteur se montre plus parti­culièrement. Un des principaux titres de gloire de Bentham, c’est d’avoir essayé de donner une mesure pour évaluer ce qu’il appelle la bonté et la méchanceté des actions, ou la quantité de plaisir et de peine qui en résulte. 11 commence donc son arithmétique morale par une énuméra­tion et une classification complète des différentes espèces de plaisirs et de peines. Vient ensuite une méthode pour déterminer la valeur com­parative des différentes peines et des différents plaisirs : opération délicate et qui consiste à peser toutes les circonstances capables d’entrer dans la valeur d’un plaisir. Ces circonstances sont déterminées en envisageant un plaisir sous ses rapports principaux : ceux de l’intensité, de la duree ; de la certitude, de la proximité, de la fécondité, enfin de la pureté. La même méthode s’applique évidemment aux peines. Ce n’est qu’après avoir envisagé les plaisirs et les peines qui résulteront de deux actions sous tous ces rapports, qu’on peut décider avec assurance laquelle est réellement la plus utile ou la plus nuisible, la meilleure ou la pire, et mesurer la différence qui existe entre elles. Il faut aussi tenir compte des différences qui existent entre les agents, différences qui se distinguent en deux ordres, dont le premier comprend les tempéra­ments, les divers états de santé ou de maladie, les degrés de force ou de faiblesse du corps, de fermeté ou de mollesse du caractère, les habitudes, les inclinations, le développement plus ou moins grand de l’intelligence, etc., etc. Bentham ne se contente pas de dresser un catalogue exact de toutes ces circonstances, il entre sur chacune d’elles dans des développements pleinsde sagacité.

Mais le législateur ne peut tenir compte de tous ces détails ; il est obligé de procéder d’une manière générale et, par conséquent, de se guider d’après des vues d’ensemble, d’après les grandes classifications dans lesquelles se répartissent les individus ; ce sont ces vues qui nous fournissent les circonstances du second ordre, où les pre­mières se trouvent naturellement comprises. Telles sont celles qui résultent du sexe, de l’âge, de l’éducation, de la profession, du climat, de la race, de la nature du gouvernement et de l’opinion religieuse. De là une conséquence lé­gislative : c’est que, pour qu’il y ait égalité dans la peine infligée à un coupable/il faut que cette peine ne soit pas matériellement la même pour tous les sexes, pour tous les âge s, enfin pour toutes les circonstances dont nous venons de parler.

Mais les peines et les plaisirs ne se bornent pas tous à un seul individu ; il en est qui s’étendent à un grand nombre. De là un troisième élément du calcul moral, élément que Bentham a analysé avec le plus grand soin. Les résultats de cette analyse sont peut-être ce que son système offre de plus original et de plus utile. Le calcul de tout le mal ou de tout le bien que fait une action à la société, par delà l’individu qui la subit directement, et les lois suivant lesquelles se ré­pandent et se multiplient les effets de ce bien ou de ce mal, voilà ce que nous offre l’ingénieuse analyse de Bentham.

Pour apprécier une action au moyen de ces données, il faut envisager comparativement ses bons et ses mauvais effets ; c’est uniquement d’après le résultat de cette comparaison qu’il sera permis de la qualifier de bonne ou de mauvaise. On décidera de la même manière quelle est, de deux actions, celle qu’il faut juger la meilleure ou la pire. On résoudra enfin par un pro édé analogue la question de savoir quel est le degré de bonté ou de méchanceté d’une action déterminée faisant partie d’un certain nombre d’autres actions.

Pour savoir maintenant si le législateur doit ériger en délits certaines actions et leur infliger des peines, il faut rechercher si la peine peut empêcher le délit, ou du moins le prévenir sou­vent ; et. en supposant qu’elle le puisse, si le mal de la peine est moindre que celui de l’action. Ben­tham examine ensuite quels sont les meilleurs moyens à employer par le législateur pour porter les hommes à faire le plus d’actions utiles, et les détourner le plus efficacement des actions nuisibles à la communauté. Il se livre ici à une nouvelle étude du plaisir et de la peine, envisa­gés comme leviers entre les mains au législateur, et en distingue quatre sortes : 1° les plaisirs et les peines qui résultent naturellement de nos ac­tions, et que Bentham appelle, pour cette raison, la sanction naturelle ; 20 ceux qui viennent de la sanction morale, c’est-à-dire de l’opinion publi­que ; 3° ceux qui ont pour cause la sanction legale ; et 4” enfin ceux qui ont leur origine dans la sanc­tion religieuse. La sanction légale peut seule être appliquée par le législateur ; mais il doit prendre garde de se mettre en opposition avec les trois autres. Bentham trace à ce sujet la ligne de dé­marcation qui sépare le droit et la morale. Il montre très-bien, et par des raisons très-sages, ce qui avait été démontré mille fois, mais jamais peut-être avec la même évidence, jusqu’oii p&ut aller la législation, et jusqu’où elle ne doit pas pénétrer. Après cela, Bentham entre dans la lé­gislation elle-même, et jette les bases du Code civil et du Code pénal. Il divise les différents re­cueils de lois en Codes substantifs et en Codes adjectifs, suivant qu’ils sont principaux ou ac­cessoires. Nous ne le suivrons pas dans les der­nières conséquences de sa philosophie pratique ; elles appartiennent plutôt à la science de la lé­gislation qu’à celle de la philosophie. Nous ne ré­futerons même pas ce qu’il peut y avoir de faux et de dangereux dans la philosophie que nous venons d’esquisser. Cette réfutation se trouve faite par cela seul qu’on reconnaît dans l’homme un autre principe d’action que l’intérêt.

Les principaux ouvrages de Bentham sont : In­troduction aux principes de morale et dejurisprudence, in-8, Londres, 1789 et 1823 ; Traités de législation civile et pénale, in-8, Paris, 1802 et 1820 ; Théorie des peines et des récompenses, in-8, Paris, 1812 et 1826 ; Tactique des as­semblées délibérantes et des sophismes politiques, in-8, Genève, 1816 ; Paris, 1822 ; Code consti­tutionnel, in-8, Londres, 1830-1832 ; Déontolo­gie ou Théorie des devoirs (œuvre posthume), in-8, Londres, 1833 ; —Essai sur la nomencla­ture et la classification en matière d’art et de science, publié parle neveu de l’auteur en 1823 ;

  • Défense de l’usure, in-8, Londres, 1787 ; Panoptie ou Maison d’inspection, in-8, Londres, 1791 ; Chrestomathie. in-8, Londres, 1718. Pour l’exposition générale et la critique du sys­tème de Bentham, voy. particulièrement Jouffroy, Cours de Droit naturel, t. II, leç. xiv. J. T.

BÉRARD 'Frédéric), né à Montpellier en 1789, et professeur d’hygiène à l’école de cette ville, a bien mérité de la philosophie spiritualiste par son livre intitulé : Doctrine des rapports duphysique et du moral (in-8, Paris, 1823). Il reconnaît que l’étude de l’homme ne peut être bien faite qu’à ia condition de l’envisager tout à la fois sous les points de vue physiologique et psychologique : c’est le moyen, ait-il, de ne tomber ni dans le matérialisme ni dans le spiritualisme outré. La sensation est inexplicable par le mouvement, soit vital, soit chimique ; elle ne l’est pas davantage par le galvanisme et l’électricité, ou par tout autre fluide impondérable. Ce ne sont point les nerfs qui sentent, et le cerveau lui-même n’est pas in­dispensable pour qu’il y ait sensation. Il est plus raisonnable d’admettre que l’âme sent dans la partie du corps à laquelle la sensation est rap­portée que de penser qu’elle sent ailleurs. Le temps pendant lequel le sentiment persiste après la décapitation varie suivant les différentes clas­ses d’animaux, et suivant la manière de faire l’opération. Les mouvements des animaux déca­pités présentent les mêmes caractères que les mouvements volontaires. Ni le jugement, ni la mémoire, ni l’imagination ne s’expliquent par la sensation, quoiqu’il y ait, suivant l’auteur, des sensations actives. Le moi n’est pas toujours en­tièrement passif dans les rêves. L’instinct luimême appartient au moi, comme modification des sentiments ; il est actif sous certains rapports, et se combine avec les données de la réflexion. Les langues sont aussi le produit de l’activité du moi : l’esprit est tout à la fois actif et passif dans le somnambulisme. La personnalité morale, l’exis­tence substantielle d’un être simple en nous èt son immortalité, sont aussi établies dans le livre estimable du docteur Bérard. Il n’était point par­tisan du système de Gall ; il l’a réfuté dans le Dic­tionnaire des Sciences médicales, article Craniométrje. Bérard a fait, dans cet ouvrage, plu­sieurs autres articles importants. On a encore de lui. Doctrine médicale de Vécole de Montpellier, et comparaison de ces principes avec ceux des autres écoles de l’Europe.

BÉRENGER. né à Tours, au commencement du xr siècle, de parents riches et distingués, étu­dia les arts libéraux et la théologie sous Fulbert de Chartres, un des maîtres les plus fameux de ce temps. Revenu dans sa patrie en 1030, il fut choisi pour écolàtre, magister scholarum, du mo­nastère de Saint-Martin, et remplit ces fonctions jusqu’en 1039, où il devint archidiacre d’Angers. Un point qui touche au fond même du christia­nisme, celui de savoir quel est le sens du sacre­ment eucharistique, soulevait alors de vifs débats. Déterminé, dit-on, par une rivalité d’école, Bérenger soutint contre Lanfranc dePavie, supérieur de l’abbaye du Bec et son émule ; que /•’eucharis­tie n’était qu’un pur symbole, opinion déjà émise par Scot Ërigène. Divers conciles tenus en 1030, à Rome, à Verceil, à Brienne, en Normandie, et à Paris, condamnèrent la doctrine de Bérenger, et^ celui de Paris le priva même de ses bénéfices. Bérenger ? qui s’était vigoureusement défendu, pensa qu’il devait céder à l’orage et abjurer. Mais a peine se fut-il rétractéj en 1055, devant le concile de Tours, qu’il revint a son premier sentiment, et désormais sa vie offrit, pour tout spectacle, de continuelles variations. Une seconde abjuration devant le concile de Rome, en 1059, fut aussitôt suivie d’une nouvelle rechute. En 1078, il abjura une troisième fois aux pieds du pape Gregoire VII, et deux années plus tard l’incertitude de son or­thodoxie obligea encore de le citer devant le con­cile de Bordeaux, où il confirma ses précédentes rétractations. Quelques auteurs pensent que sa conversion fut sincère et définitive ; d’autres le contestent, entre autres Oudin, Cave, et la plu­part des écrivains protestants. Il mourut en 1088. Un chroniqueur cité par Launoy (de Scholis cele­brioribus liber) loue les connaissances de Béren­ger en grammaire, en philosophie et en nécro­mancie. Hildebertae Lavardin, son disciple, dans une épitaphe qu’il lui a consacrée^ dit que son génie a embrassé tous les objets aécrits par la science, chantés par la poésie, quidquid philoso­phi, quidquid cecinere poetœ. Sigebert de Gembloux parle de son talent pour la dialectique et les arts libéraux (de Script. Eccles., c. 111)3 tous les historiens le représentent comme versé profondé­ment dans les sciences humaines. Ceux de ses ouvrages qui nous sont parvenus portent, en ef­fet, l’empreinte d’une érudition assez variée, et qui, au xic siècle, était peu commune. Lanfranc, son adversaire, lui reprochait ses réminiscences profanes, et ce n’était pas sans motifs ; car, dans un de ses opuscules, il cite cinq fois Horace. Cette préoccupation de l’antiquité classique s’allie, chez Bérenger, comme chez tant d’autres, à un esprit d’indépendance, attesté d’ailleurs par l’histoire entière de sa vie. Il ne récusait pas l’autorité ; mais il a écrit ces mots que beaucoup de philo­sophes d’une époque plus éclairée n’auraient pas désavoués (de Sacra cœna, p. 100) : « Sans doute, il faut se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu’on ne puisse nier, sans absurdité, ce fait évident, qu’il est infiniment supérieur de se servir de la raison pour découvrir la vérité. » Ailleurs, dans son élan pour la dialectique, il s’écrie que Dieu lui-même a été dialecticien, et à l’appui de cette étrange assertion il cite quelques raisonnements tirés de l’Évangile. On ne saurait donner au droit de discussion, comme le dit in­génieusement M. J.-J. Ampère, une plus haute garantie. Telle est donc la physionomie générale sous laquejle Bérenger se présente : il a conti­nué Scot Érigène et prépare Abailard. Inférieur à tous deux, par le génie et par l’influence, il s’est trompé comme l’un et l’autre en appliquant la dialectique aux objets de la foi ; mais de son entreprise échouée il est resté un ébranlement profitable sous quelques rapports à l’esprit hu­main, qui, au commencement du xie siècle, se mourait de langueur et d’immobilité.Quelques opuscules de Bérenger sont épars dans les œu­vres de Lanfranc (in-f°, Paris, 1648), et diverses collections bénédictines. En 1770, Lessing, ayant retrouvé dans la Bibliothèque de Brunswick un manuscrit de son livre de Sacra cœna, en publia quelques fragments sous le titre de Berengarius Turonensis, in-4. Depuis, l’ouvrage complet a été imprimé par les soins de M. Fred. Vischer, in-8, Berlin, 1834. On peut consulter, en outre : Oudin, Dissert, de vita, scriptis et doctrina Berengarii, ap. Comment, de Script. Eccles., t. II, p. 622 ; Histoire littéraire de France, t. VIII ;

  • M. Ampère, Histoire littéraire de France avant le xir siècle.C. J

BÉRENGER (Pierre), natif de Poitiers et dis­ciple d’Abailard, écrivit après le concile de Sens une Apologétique où il essayait de justifier son maître. Le fond de cette défense, qui est semée de beaucoup de réminiscences profanes, est moi­tié plaisant, moitié sérieux, et la forme en est généralement très-acerbe. Les Pères du concile y sont représentés sous les figures les plus grotes­ques, préparant, au milieu des désordres d’une orgie, une sentence de condamnation, arrachée par la crainte et la vengeance. Mais c’est surtout à saint Bernard que l’impitoyable champion d’A­bailard prodigue le sarcasme et l’outrage. Il con­teste son éloquence ; il nie jusqu’à son ortho­doxie ; il lui reproche de se payer de jeux de mots et d’abuser les esprits par des frivolités puériles ou par des erreurs que l’Église réprouve. Ce pamphlet est une œuvre de la jeunesse de l’auteur, qui n’en publia que la première partie. Plus tard, tout en refusant de le désavouer, Bé­renger se défendit, dans une lettre à l’évêque de Mende, d’admettre les opinions imputées à Abai­lard, et d’avoir voulu attaquer la personne de saint Bernard. « J’ai mordu,’dit-il, je l’avoue ; mais ce n’est point le béat contemplatif, c’est le philosophe ; ce n’est point le confesseur, mais l’é­crivain. J’ai attaqué non pas l’intention, mais la langue ; non pas le cœur, mais la plume. » VApologétique et la lettre à l’évêque de Mende ont été imprimées à la suite des œuvres d’Abailard et d’Héloïse, soit dans l’édition d’Abiilard don­née par Amboise, soit dans celle de M. Cousin, in-4, Paris, 1614.C. J.

BERG (François), né en 1753, dans le royaume de Wurtemberg, professeur d’histoire ecclésias­tique et conseiller ecclésiastique à Wurtzbourg, fut un des plus ardents adversaires de Schelling. Il publia contre lui, sous le titre de Sextus, un traité de la connaissance humaine, où le dogma­tisme le plus absolu, celui que professait M^ de Schelling avant sa seconde apparition sur la scène philosophique, est combattu par le scepticisme. Cet écrit provoqua une réponse anonyme, qui re­çut le nom à’Ant i-Sextus. Berg essaya plus tard, dans un second ouvrage intitulé : Épicritique de la philosophie, de poser les bases de son propre système, où la volonté appliquée à la pensée, la volonté logique, ainsi qu’il la nomme, ^ est re­gardée comme le seul moyen d’arriver à la con­naissance de la réalité. Il pense que le principe unique de toute erreur en philosophie consiste en ce qu’on ne songe pas à s’entendre sur le point de la question à éclaircir. Le premier remède à cet inconvénient serait, selon lui, de donner un Organon à la philosophie, ainsi que Kant l’avait voulu faire. L’Épicritique est la philosophie destinée à combler cette lacune, et elle doit, en se conformant rigoureusement à la nouvelle mé­thode, soumettre à l’examen toutes les solutions possibles du problème fondamental, jusqu’à ce qu’on ait enfin trouvé l’unique solution capable de répondre à toutes les difficultés. Les faits in­tellectuels, en tant qu’objets de ce problème, doi­vent être expliqués sous le triple point de vue de l’expérience, de la connaissance, el surtout de la réalité. Cette tentative sans originalité et sans profondeur passa tout à fait inaperçue. Berg mou­rut en 1821, ne laissant que les deux ouvrages dont nous venons de faire mention. Le Sextus a été publié à Nuremberg, en 1804, in-8, et Y Épicritique àArnstadt et Rudolstadt, en 1805, in-8.

BERGER (Jean-Eric de), philosophe danois, né en 1772, et mort en 1833 à Kiel, où il était professeur de philosophie et d’astronomie. Il s’es­saya d’abord sur divers sujets de morale et de politique ; puis, se vouant entièrement à la phi­losophie, il publia les écrits suivants ; qui ne manquent pas d’une certaine originalité : Expo­sition philosophique du système de l’univers, in-8, Altona, 1808 ; Esquisse générale de la science, in-8, Altona, 1817-1827. Cet ouvrage, écrit en allemand comme le précédent, se compose de quatre parties, dont chacune a son titre particu­lier : la l, e s’appelle Analyse de la faculté de connaître ; la 2e, de la Connaissance philosophi­que de la nature ; la 3e, de l’Anthropologie el de la Psychologie ; la 4e traite de la morale, du droit naturel et de la philosophie religieuse.

BERGER (Jean-Godefroy-Emmanuel), théolo­gien-philosophe très-distingué, né à Ruhland, dans îa haute Lusace, le 27 juillet 1773, et mort le 20 mai 1803. Ses écrits, tous en allemand, sont remarquables par la liberté de ses opinions et l’élévation de sa morale. Voici les titres de ceux qui intéressent particulièrement la philoso­phie : Aphorismes pour servir à une doctrine philosophique de la religion, in-8, Leipzig, 1796 ;

  • Histoire de la philosophie des religions, ou Tableau historique des opinions et de la doctrine des philosophes les plus célèbres sur Dieu et la religion, in-8, Berlin, 1800 ; Idées sur la phi­losophie de l’histoire des religions, dans le Re­cueil de Stauedlin, 5 vol. in-8, Lubeck, 17971799, t. IV, n° 5.

BERGIER (Nicolas-Sylvestre), théologien, philologue et apologiste du christianisme, mérite une place dans ce recueil par la lutte qu’il soutint contre J. J. Rousseau et les autres philosophes du dernier siècle. Né à Darnay, en Lorraine, le 31 décembre 1718, il fut successivement curé dans un village de la Franche-Comté, professeur de théologie, principal du collège de Besançon, chanoine de Notre-Dame de Paris, et confesseur du roi. Il est mort à Paris le 9 avril 1790. Après avoir débuté dans la carrière d’écrivain par dif­férents travaux d’érudition et une traduction d’Hésiode assez estimée de son temps, il s’attaqua aux philosophes, alors tout-puissants sur l’opi­nion. Les seuls de ses ouvrages qui se fondent sur la raison, et qui, laissant de côté les dogmes révélés, présentent un caractère purement phi­losophique, sont les deux suivants : le Déis­me réfuté par lui-même, 2 vol. in-12, Paris, 1765, 1766, 1768. C’est 1 examen des principes religieux, et une réfutation purement personnelle de Rousseau ; 2" Examen du matérialisme, ou Réfutation du système de la nature, 2 vol. in-12, Paris, 1771. On lui attribue aussi des Principes métaphysiques, imprimés dans le Cours d’études à l’usage de l’Ecole militaire. On remarque dans ces écrits de l’ordre, de la netteté, d » e la suite, m iis rien de distingué dont la science puisse faire son profit.

bergk (Jean Adam), né en 1769 prés de Zcitz, dans le gouvernement de Mersebourg en Prusse, et mort à Leipzig, en 1834, fut principalement occupé des rapports de la philosophie et du droit ; mais il publia aussi quelques ouvrages de philo­sophie pure, conçus dans le sens des idees de Kant. Voici les titres de ses principaux écrits, qui d’ailleurs ne se distinguent par aucune origina­lité:Recherches sur le droit naturel des États et des peuples, in-8, Leipzig, 1796 ; Lettres sur les principes métaphysiques du droit, de Kant, in-8, Leipzig et Géra ; 1797 · Réflexions sur les principes métaphysiques ae la morale de Kant, in-8, Leipzig, 1798 ; VArt de lire, in-8, Iéna, 1799 ; VArt dépenser, in-8, Leipzig, 1802 ; VArt de philosopher, in-8 ; Leipzig, 1805 ; Phi­losophie dv, droit^pénal, in-8, Meissen, 1802 ; Théorie delà législation, in-8, Meissen, 1802 ; Moyens j/sychologiques de prolonger la vie, in-8, Leipzig, 1804 ; Recherches sur l’âme des bêtes, in-8, Leipzig, , 1805 ; Quel est le but de l’État et de l’Église, quels sont leurs rapports, etc., in-8, Leipzig, 1827 ; la Vraie Religion; recommandé à l’attention des rationalistes et destiné à la guérison radicale des super-natu­ralistes, des mystiques, etc., in-8, Leipzig^ 1828. Ces deux derniers ouvrages furent publies sous le pseudonyme de Jules Frey. Défense des droits des femmes, Leipzig, 1829. Bergk a pu­blié aussi, accompagnée de notes et d’éclaircis­sements, une traduction allemande de l’ouvrage de Beccaria sur les Délits et les Peines (Leipzig, 1798), et plusieurs autres petits écrits de droit.

  • Dans tous ces ouvrages, comme il est facile de le voir par les titres, règne l’esprit du xviu· siècle.

BÉRIGARD OU BEAUREGARD (Claude Guitlermet, seigneur de), naquit à Moulins, selon les uns en 1578, en 1591 selon les autres. Il acheva la plus grande partie de ses études à l’Académie d’Aix en Provence, où il s’appliqua particulière­ment à la philosophie et à la médecine. Il se ren­dit ensuite successivement à Paris, à Lyon et à Avignon, et se fit partout une telle réputation, que le grand-duc de Florence l’appela à l’univer­sité de Pise, avec la mission d’enseigner ses deux sciences de prédilection. Douze ans plus tard, en 1640, le sénat de Venise lui confia les mêmes fonctions dans l’université de Padoue, à laquelle il resta attaché jusqu’à sa mort. Il est l’auteur de deux ouvrages, dont l’un:Dubitationes in dialogos Galilœi pro terræ immobilitate (in-4, 1632), a été publie sous le pseudonyme de Galilœus Lincœus. C’est, comme le titre l’indique, une critique du nouveau système du monde. L’autre, intitulé Circulus Pisanus, seu de vete­rum et peripatetica philosophia Dialogi (in-4, Udine, 1641 et 1643; Padoue, 1661), a eu beau­coup plus de réputation, grâce aux colères qu’il a soulevées parmi les théologiens. Sous la forme d’un dialogue entre un disciple d’Aristote et un partisan de l’ancienne physique des ioniens, sur­tout de celle d’Anaximandre, l’auteur met sous nos yeux les deux hypothèses entre lesquelles son esprit semble balancer:l’une où la formation du monde est expliquée simultanément par les pro­priétés d’une matière première, éternelle, et l’ac­tion d’une cause motrice, d’un Dieu sans provi­dence ; l’autre où tout s’explique par la seule puissance des éléments matériels, des atomes ou des homéoméries (voy. Anaxagore). et où l’exis­tence de Dieu est regardée comme inutile. Peutêtre aussi, comme Tennemann le soutient avec beaucoup d’esprit (Histoire de la Philosophie), son dessein était-il de miner sourdement l’auto­rité d’Aristote, en lui opposant avec avantage des doctrines plus anciennes ; cir, l’attaquer en face était impossible à Bérigard, dont les fonctions consistaient à enseigner officiellement la philo­sophie péripatéticienne. A propos et sous le nom d’Aristote. il fait aussi la critique des opinions erronées ae son temps, par exemple de la théorie des causes occultes, qu’il compare à des lambeaux cousus sur le vêtement des philosophes pour ca­cher leur nudité, c’est-à-dire leur ignorance. Ce­pendant, quand on considère l’impuissance à la­quelle il réduit la raison, il n’est guère permis de voir en lui autre chose qu’un sceptique. Il ne pense pas que, sans le secours de la révélation, nous puissions résoudre aucune des questions qui touchent à la religion et à la morale ; il ne nous accorde pas même la faculté de savoir par nous-mêmes s’il y a un Dieu, encore moins de démontrer son existence et de pénétrer dans les secrets de la nature (Circulus Pisanus in prio­rem librum physices, p. 24). Les contemporains de Bérigard ne se sont pas mépris sur le sens de ces protestations, en apparence si favorables à l’autorité religieuse.

BERKELEY (Georges) naquit à Kilkrin en Irlande, en 1684, et mourut à Oxford en 1753. Les années de son adolescence et de sa jeunesse se passèrent à Kilkenny, l’une des villes les plus considérables de l’intérieur de l’Irlande. C’est là que fut commencée son éducation, qui reçut son achèvement au collège de la Trinité, à l’université de Dublin, dont il devint associé en 1707. Après une série de voyages en France, en Italie, en Sicile, il fut nommé au doyenne de Derry, ri­che bénéfice, qui semblait devoir le retenir et le fixer dans sa patrie, lorsque, cédant à un mouvement tout à la fois d’humeur aventureuse et de prosélytisme religieux, il partit pour RhodeIsland, avec le projet d’y créer, sous le nom de collet7e cle Saint-Paul, un établissement qui, moyennant une instruction fondée sur des prin­cipes évangéliques, devait devenir un foyer de civilisation pour les sauvages d’Amérique. Ce dessein échoua. De retour en Angleterre, Ber­keley fut, en 1734, promu à l’évêché de Cloyne, qu’il refusa plus tard de quitter pour un béné­fice deux fois plus considérable. Il était venu à Oxford pour y surveiller l’éducation de son fils; il y mourut presque subitement en 1753. Il avait été l’ami de Steele, de Swift, de lord Péterborough, du duc Grafton et de Pope. Il laissait un grand nombre d’écrits, réunis par lui et publiés en un recueil, sous le titre de Traités divers, à Oxford, en 1752, un an avant sa mort.

Parmi les ouvrages de Berkeley, il en est qua­tre qui, au point de vue philosophique, sont particulièrement importants. Ce sont : 1" la Théo­rie de la vision, publiée en 1709 ; le Traité sur les principes de la connaissance humaine, publié en 1710, c’est-à-dire à une époque où Ber­keley n’avait encore que vingt-six ans ; 3“ les Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs, pu­bliés en 1713 ; 4° l’Alciphron, ou le Petit Phi­losophe, publié en 1732. Les Dialogues ont été traduits en français par l’abbé du Gua de Malves (in-12, Amsterdam, 1750), et Y Alciphron par de Joncourt (2 vol. in-12, la Haye, 1734).

Alciphron, ou le Petit Philosophe (the Minute Philosopher), est un traité tout à la fois de théodicee, de logique et de psychologie, mais surtout de morale. L’Essai sur l’entendement humain avait donné naissance à une foule de théories matérialistes, fatalistes, sceptiques. L’objet général du livre de Berkeley est la réfu­tation de ces doctrines. Toutefois, Y Alciphron paraît plus spécialement dirigé contre les écrits de Mandeville, qui, dans sa Fable des abeilles et autres ouvrages, avait prétendu que ce qu’on appelle la vertu n’est qu’un produit artificiel de la politique et de la vanité. Berkeley adopta dans cet ouvrage la forme du dialogue, dont il s’était déjà servi dans plusieurs autres écrits. Les principales questions relatives au devoir, au libre arbitre, à la certitude, à la nature de l’âme et de Dieu, s’y trouvent, les unes-traitées en détail, les autres sommairement examinées, et les unes et les autres y sont résolues dans le sens des croyances universelles.

Le livre intitulé Théorie de la vision (Theory of vision) contient en germe le scepticisme en matière de perception extérieure, qui devait, quelques années plus tard, se produire sous des formes plus complètes et plus hardies dans les Principes de la connaissance humaine et dans les Dialogues entre Hylas el Phiionoüs. Le sys­tème de Berkeley sur la non-réalité du monde matériel n’était-il pas encore parfaitement arrêté dans son esprit, ou l’auteur jugea-t-il préférable de ne le produire que graduellement ? Ce sont là deux hypothèses qui ont l’une et l’autre leur probabilité. Quoi qu’il en soit, la Théorie de la vision contient d’excellents aperçus sur les opé­rations des sens. La distinction que, plus tard, l’école écossaise, avec Reid et Stewart, devait établir entre les perceptions naturelles et les perceptions acquises du sens de la vue, s’y trouve déjà présentée par Berkeley. Cette distinc­tion était d’autant plus importante, qu’elle était rendue plus difficile par la longue et presque invincible habitude où nous sommes dès les premiers jours de notre enfance d’associer les unes aux autres dans une étroite union les opé­rations de nos divers sens.

Le Traité sur les principes de la connais­sance humaine (Treatise on the principies of human knowledge), et les Trois Dialogues en­tre Hylas et Philonoüs (Three Dialogues belwen Hylas and Philonoüs), malgré la différence de la forme dans laquelle ils sont écrits, ont un seul et même objet, qui est de contester la réa­lité objective de nos perceptions. « Il est, dit Berkeley (Théorie des principes de la connais­sance humaine, § 6), des vérités si près de nous et si faciles à saisir, qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour les apercevoir, et au nombre des plus importantes me semble être celle-ci, que, la terre et tout ce qui pare son sein, en un mot, tous les corps dont l’assemblage compose ce ma­gnifique univers, n’existe point hors de nos es­prits. » Ainsi, point de réalités matérielles. Les seules existences réelles sont les êtres incorpo­rels, les esprits, c’est-à-dire Dieu et nos âmes.

Deux causes principales paraissent avoir dé­terminé chez Berkeley l’adoption d’une telle doctrine. La première, d’un caractère tout per­sonnel, se trouve dans les dispositions religieu­ses du pieux évêque de Cloyne. Nous pouvons, sur ce point, recueillir son propre aveu:« Si l’on admet (dit-il dans sa Préface aux Trois Dialogues) les principes que je vais tâcher de répandre parmi les hommes, les conséquences qui, à mon avis, en sortiront immédiatement, seront que l’athéisme et le scepticisme tombe­ront totalement. » Berkeley croyait donc, par la négation de la matière, servir la cause du spi­ritualisme. L’école de Locke avait converti en une négation hardie le doute timide du maître à l’en­droit de la spiritualité, et Berkeley répondait à cette école par la négation de la substance ma­térielle. 11 ne s’attendait pas qu’un jour vien­drait où le scepticisme, par la main de Hume, saisirait l’arme dont il venait de frapper le monde matériel, et la tournerait contre le monde des esprits.

La seconde cause, il faut la chercher dans le caractère fondamental de la théorie, qui, tout bsurde qu’elle fût, régnait alors souveraine­ment en philosophie relativement au mode d’ac­quisition de la connaissance. Nous voulons parler de la théorie de l’idée représentative. D’après cette théorie, la connaissance et l’idée étaient deux choses distinctes. L’idée n’était qu’un moyen de connaissance et non la connaissance même. L’idée était une sorte d’intermédiaire entre l’objet et le sujet. L’idée était pour le sujet l’image ou la représentation de l’objet ; et l’exactitude de la connaissance se mesurait sur le plus ou le moins de conformité de l’image, avec l’objet qu’elle représentait. Cette théorie, d’abord imaginée pour expliquer la formation de nos connaissances sensibles, avait graduellement acquis plus d’extension, et, à l’époque à laquelle apparut Berkeley, elle servait à rendre compte de la formation de toutes nos connaissances. Berkeley l’adopta, mais cependant avec restric­tion. Ainsi que paraît l’avoir fait Malebranche à la même époque, il n’attribua à l’intervention de l’idée représentative que la formation d’un certain ordre de connaissances, à savoir celles qui ont pour objet le monde extérieur. Quant aux notions qu’a notre âme de son propre être et de ses modifications, Berkeley en regarde l’acquisition comme s’opérant par un simple acte d’aperception intérieure, et sans qu’il soit besoin d’aucune image ou idée à titre d’inter­médiaire entre l’objet et le sujet. Cette dis­tinction explique comment Berkeley affirme à la fois l’existence de l’esprit et nie celle de la matière. En effet, l’esprit se saisissant lui-même par une aperception immédiate, son existence ne saurait être mise en question ; tandis qu’il en est tout autrement des objets corporels, qu’il ne nous est jamais donné d’atteindre di­rectement à cause de la présence de cette idée, qui vient toujours s’interposer entre notre âme et la réalité extérieure, et rendre ainsi cette réalité à jamais insaisissable. C’est, assurément, par cette voie que Berkeley fut conduit à pré­tendre que les objets que nous regardons comme constituant le monde extérieur ne sont que des idées de notre esprit. Cet idéalisme, poussé par la logique à ses conséquences dernières, ne tar­derait pas à aboutir à un absolu égoïsme. Car, la doctrine de Berkeley une fois adoptée, rien ne me garantit plus l’existence extérieure d’êtres semblables à moi, et je reste seul dans l’univers, ou plutôt je constitue l’univers à moi seul, avec mon esprit et mes idées, les seules choses qui, dans un idéalisme conséquent, puissent échap­per à la négation et au doute. Berkeley n’a pas formellement avoué cette conclusion; mais elle s’impose irrésistiblement à sa doctrine.

On peut consulter sur Berkeley, indépendam­ment. des écrits de ce philosophe dont les titres ont été mentionnés plus haut, et des historiens généraux de la philosophie, un ouvrage allemand intitulé : Collection des principaux écrivains qui nient la, réalité de leur propre corps et du monde matériel tout entier, contenant les Dia­logues de Berkeley entre Hylas et Philonoüs et la Clef universelle de Collier, avec des notes qui servent à la réfutation du texte, et un sup­plément dans lequel on démontre la réalité des corps, par J. Clir. Eschenbach, in-8, Rostock,

  1. C. M.

BERNARD de Chartres, dit Sylvestris, écri­vain du xii® siècle, enseigna dans les écoles de Chartres. Jean de Sarisbéry, qui l’appelle le meilleur des platoniciens de son temps, perfec­tissimus inter platonicos hujus sœculi, lui at­tribue deux ouvrages : l’un où il cherchait à concilier Platon et Aristote, l’autre où il prou­vait l’éternité des idées, justifiait la Providence, et montrait que tous les êtres matériels, étant de leur nature soumis au changement, doivent nécessairement périr (Metalog., lib. ! V ; c. xxxv). Ces deux ouvrages sont aujourd’hui perdus ; mais plusieurs bibliothèques possèdent encore, sous le nom de Bernard Sylvestris, un traité philosophique en deux parties, Mcgacosmus et Microcosmus, le Grand et le Petit monde, nui en effet est empreint d’une forte teinte de pla­tonisme. L’auteur y reconnaît deux éléments des choses : la matiere et les idées. La matière est privée de toute forme et susceptible de les recevoir toutes. Les idées résident dans l’enten­dement divin ; elles sont les exemplaires de la vie, le principe immuable de ce qui doit être, et toutes choses résultent de leur union avec la matière. Créé à l’image du monde intelligible, le monde sensible a toute la perfection de son modèle. Il est complet, parce que Dieu est com­plet ; il est beau, parce que Dieu est beau ; il est éternel dans son exemplaire éternel. Le temps a sa racine dans l’éternité et il retourne dans l’éternité. En lui l’éternité paraît se mou­voir et il paraît se reposer en elle. 11 gouverne le monde, gouverné lui-même par l’ordre. A l’exposition de ces principes qui sont évidem­ment empruntés du Timée, un des monuments de la philosophie ancienne que le xne siècle a le mieux connus, succède, dans le Microcosme, une théorie de l’nomme. Bernard reconnaît la distinction du corps et de l’âme ; il admet la préexistence de celle-ci, et semble adopter l’hy­pothèse de la réminiscence. Les détails physio­logiques occupent d’ailleurs la plus grande place dans cette partie de l’ouvrage. M. Cousin a publié à la suite des Œuvres inédites d’Abailard quelques extraits du Megacosmus et du Micro­cosmus, avec des fragments d’un Commentaire de Bernard de Chartres sur le VIe livre de YÊnéide. Voy. aussi : Fragments de philosophie du moyen âge, par V. Cousin ; et un article étendu de YHistoire littéraire de France, t. XII.

  1. J.

BERNARD (Saint), abbé de Clairvaux, né en 1091, mort en 1153, est certainement une des figures les plus imposantes du xne siècle. Mais on n’a pas à rappeler ici ses vertus, ses talents, sa fermeté à maintenir l’ordre dans les esprits et la discipline dans les mœurs, ni son éloquence qui envoya des foules en terre sainte, ni même ses écrits qui touchent de plus près à la religion qu’à la science. 11 n’a guère abordé la philosophie que pour exprimer combien il la dédaignait ; et les philosophes qui ont attiré son attention, comme Abailard et Gilbert de la Porrée, n’ont pas eu à s’en louer. L’histoire de ces débats se trouve ailleurs (voy. Abailard, Gilbert de la Porrée). On doit seulement indiquer ici qu’en poursuivant ses adversaires, saint Bernard ne les a jamais attaqués sur le terrain de la philosophie : il a voulu réprimer les excursions qu’ils faisaient en pleine théologie, non sans porter dommage à plus d’un dogme. Abailard est très-maltraité dans les cinq lettres envoyées contre lui au pape Innocent : c’est un autre Goliath, un lion, un dragon gu’il faut fouler aux pieds ; et dans douze autres epîtres à divers personnages, toujours contre le même Abailard, il le représenté comme le précurseur de l’antechrist et comme un fabricateur de mensonges. Mais toujours et partout ce sont des hérésies formelles qu’il lui impute à tort ou à raison : a Quand il parle de la trinité, dit-il, on croirait entendre Arius ; il pense sur la grâce comme Pélage, sur la personne du Christ comme Nestor… et tout en s’évertuant à faire de Platon un chrétien, il prouve que lui-même est païen. » Quant à Gilbert de la Porrée, en distinguant d’une part la divinité et de l’autre les trois personnes qui en sont revêtues, il com­promettait le dogme de la trinité. Ces luttes ne permettent donc pas de préjuger les opinions philosophiques de saint Bernard, et l’examen de ses écrits donne à penser qu’il n’en a pas eu de bien suivies. Il parle avec un certain dédain de Platon et d’Aristote, et ne choisit pas entre les arguties de l’un et le bavardage de l’autre : Arislotelicæ subtilitatis facunda quidem sed infecunda loquacitas (Sermons, édit. Martène, p. 21). Cependant il incline vers le platonisme.

« Les idées, dit-il, ne sont pas seulement des idées, mais leur être est l’être vrai, puisqu’elles sont immuables et éternelles, et que tout ce qui est, de quelque manière qu’il soit, n’arrive à l’existence que par leur participation » (deQuœstionibus, etc., quæstio 46). Ces idées ont leur substance dans le Verbe, ou l’homme saint les contemple après la vie. Mais dès à présent il s’y prépare par l’amour. La première aurore de cette passion divine c’est le sentiment de Dieu : « Ce n’est pas la langue, c’est l’onction de la grâce qui enseigne ces choses ; elles sont cachées aux grands et aux sages du siècle ; mais Dieu les révèle aux petits (Sermon lxxxv). » Mais il y a toute une hiérar­chie d’amours, et au dernier degré la volonté qui aime et l’intelligence qui contemple sont confondues, et s’unissent entre elles et avec Dieu. Toutefois cette union est d’affection et de sen­timent, sans qu’elle abolisse la différence des substances. « Dieu est l’être de toutes choses, non que toutes choses soient un même tout avec lui ; mais elles sont de lui, en lui, et par lui. Il en est le principe et non la matière, principium causale non materiale (Sermon iv). » Saint Bernard est sur la pente du mysticisme où va s’engager l’école de saint Victor. Mais il ne dé­passe pas la limite où s’est arrêté saint Augustin. L’amour qu’il place au-dessus de la science n’est pas mercenaire, et comme il le dit avec délicatesse, liabet prœmium, sed id quod amatur (de Deo diligendo). La grâce qu’il oppose à la liberté ne la détruit pas : « Sans le libre arbitre, il n’y a rien à sauver ; sans la grâce, il n’y a rien qui puisse sauver ; Dieu est l’auteur du salut, le libre arbitre est seulement capable d’être sauvé. La grâce fait tout dans le libre arbitre, et le libre arbitre fait tout par la grâce. » Les œuvres com­plètes de saint Bernard ont été publiées par Mar­tène, Venise, 1567, et depuis souvent réimprimées. Elles renferment des lettres, des sermons et des traités. Parmi les lettres, il y en a vingt-six qui traitent de matières plus ou moins philosophi­ques ; on en trouvera les numéros dans Y Histoire littéraire, t. XIII, p. 148 ; quelques sermons (il y en a trois cent quarante) renferment des passages intéressants ; enfin parmi les traités on consultera ceux de l’amour de Dieu et de la grâce et du libre arbitre. De nombreux travaux, entre autres ceux de Néander, de MM. Ratisbonne et de Montalembert, ont illustré la figure de saint Bernard ; mais, sauf erreur, on ne s’est pas inquiété par­ticulièrement de sa philosophie, qui n’a ni ori­ginalité ni étendue.E. C.

BERNIER (François), voyageur, médecin et philosophe, naquit le 25 ou 26 septembre 1620, à Joué, aujourd’hui commune de Joué-Étiau, près d’Angers, et mourut à Paris le 22 septembre 1688. Éleve par les soins d’un curé de campagne ; son oncle paternel, il fut, encore très-jeune, mis en relation avec Gassendi, alors prévôt de la cathé­drale de Digne. Gassendi, après plusieurs voyages à Paris, s’étant décidé à y demeurer, Bernier ne tarda pas à l’y joindre et fut admis à suivre ses leçons de philosophie et d’astronomie. Il enseigna lui-même ces deux sciences au jeune de Mer­veilles, qui, chargé plus tard d’une mission di­plomatique, l’emmena avec lui en Allemagne et en Italie. Reçu docteur en médecine en 1652, il fit servir l’autorité que lui donnait ce titre pour défendre son maître contre les attaques pas­sionnées de Morin. En 1656, après la mort de Gassendi, dont il entoura la vieillesse d’une sol­licitude toute filiale, il s’embarqua pour l’Orient. Il passa plusieurs années dans l’Inde, à la cour d’Aureng-Zeyb, dont il fut le médecin, et ne re­vint en Europe qu’en 1669, après avoir visité la Palestine, l’Êgypte, la Perse et la Turquie. Les Mémoires, qu’il publia peu de temps après son retour sur les événements dont il fut témoin pen­dant son séjour dans la presqu’île hindoustanique, le rendirent promptement célèbre (Mé­moires du sieur Bernier sur l’empire du Grand Mogol, 4 vol. in-12, Paris, 1670-1671).

Lié d’amitié avec Chapelle, Boileau, Racine, la Fontaine et Molière, son compagnon d’étude à l’école de Gassendi, il fut mêlé indirectement à la littérature du xvne siècle. On suppose qu’il a fourni à Molière plusieurs traits satiriques contre les médecins et à la Fontaine les sujets de quelques-unes de ses fables. Il a contribué avec Racine et Boileau à la rédaction de YArr’t bur­lesque, et fut un des collaborateurs les plus actifs des journaux scientifiques et littéraires de l’époque. Mais les ouvrages par lesquels il mérite surtout d’occuper une place dans ce recueil sont les suivants : Abrégé de la philosophie de Gas­sendi (8 vol. in-12, Lyon, 1678 et 1684) ; Doutes de M. Bernier sur plusieurs chapitres de son Abrégé de Gassendi (in-12, Paris, 1682) ; Éclair-

  1. cissements sur le livre de M. de la Ville (le P. le
  1. Valois) intitulé : Sentiments de M. Descartes j touchant l’essence et les propriétés des corps ; j Traité du libre et du volontaire, in-12, Amster­dam, 1685 ; Mémoire sur le Quiétisme des Indes, dans YHistoire des ouvrages des Savants, de Basnage, septembre 1688. Voici les titres des deux autres écrits où M. Bernier défend contre Morin la doctrine et la personne de son maître : Anatomia ridiculi muris, hoc est dissertatiunculœ J. B. Morini astrologi, adversus ex­positam a P. Gassendo philosophiam, in-4, Paris, 1651 ; Favilla ridiculi Muris, etc., in-4, Paris, 1653.Consulter sur Bernier la notice que lui a consacrée M. de Lens dans le Dictionnaire historique, géographique et biologique de l’Anjou.

BERTRAND (Alexandre), né à Rennes en 1790, mort en 1831, élève de l’École polytechnique, docteur en médecine, a étudié en physiologiste et en philosophe les phénomènes du somnambu­lisme et particulièrement ceux qu’on a attribués au magnétisme animal.

Dans un ouvrage intitulé Traité du Somnam­bulisme (Paris, 1823, in-8), il distingue quatre espèces de somnambulisme : 1° le somnambu­lisme essentiel, se produisant pendant le sommeil chez des individus qui paraissent jouir d’ailleurs d’une santé parfaite ; 2° le somnambulisme symp­tomatique, apparaissant dans le cours de certaines maladies dont on peut le considérer comme une crise ou un symptôme ; 3° le somnambulisme artificiel, que font naître à volonté chez certains sujets les pratiques des magnétiseurs ; 4“ le som­nambulisme extatique, résultat d’une exaltation morale exagérée, contagieux par imitation, celui des possédés au moyen âge. Il pense que toutes ces espèces de somnambulisme sont de la même nature, mais que l’étude des deux dernières peut éclairer la science sur les phénomènes du som­nambulisme, d’autant mieux que l’observateur peut entrer en communication avec les somnam­bules de ces deux genres. Voici le résumé de sa théorie. Il y a dans l’homme deux vies, lavie organique intérieure et la vie extérieure ou de relation. Dans le sommeil, la vie de relation est plus ou moins complètement sus­pendue : au contraire, la vie intérieure de­vient plus intense, selon l’aphorisme d’Hippocrate : In somno motus intra ; somnus labor visceribus. Dans le sommeil, les fibres cérébrales produisent par leurs mouvements spontanés une foule d’impressions et d’images qui affectent le dormeur comme feraient des perceptions vérita­bles : ce sont les rêves. Lorsque la vie de relation n’est pas assez entièrement suspendue pour en­lever la possibilité des mouvements musculaires, lorsque quelques sens demeurent en activité, le dormeur devient somnambule. L’état de somnam­bulisme, dans quelques circonstances qu’il se produise, consiste surtout en deux choses : 1° dans le reflux de la vie vers les organes intérieurs ; 2° dans la surexcitation du cerveau. Cette con­centration de la vie vers les organes internes rend perceptibles au somnambule les impressions qui se rapportent à ces organes et qu’il ne perçoit pas en temps ordinaire. De là des faits d’appa­rence merveilleuse : la prévision des accidents pathologiques qui doivent s’accomplir en lui, le développement de l’instinct des remèdes, l’ap­préciation de la durée, l’apparition des symptômes morbides de personnes étrangères. La surexcita­tion du cerveau explique des phénomènes d’un autre ordre : le perfectionnement de la mémoire, l’activité extraordinaire de l’imagination, l’oubli au réveil, la communication des pensées et des volontés étrangères, enfin la puissance du som­nambule sur les phénomènes de la vie inté­rieure.

On voit que le docteur Bertrand accepte tous ou presque tous les faits que l’on dit se produire chez les somnambules extatiques ou chez les sujets des magnétiseurs, mais il ne discute pas quelle est la cause qui produit l’état de ces derniers ; c’est pourquoi il appelle leur somnam­bulisme artificiel et non magnétique. Il les prend dans cet état et cherche à expliquer physiologi­quement les phénomènes qu’ils présentent. On peut trouver qu’il met quelque complaisance et même un peu de crédulité dans la simple ac­ceptation de tous ces faits ; mais, comme la théorie qu’il expose est purement scientifique, elle mérite déjà d’être discutée par les médecins et les philosophes. Cependant, malgré le soin qu’il apporte à ne pas s’expliquer sur la nature de la cause qui produit le somnambulisme arti­ficiel et à refuser à celui-ci le nom de magné­tique, il est évident qu’il admet l’existence a’un fluide parti ulier dont le magnétiseur dirigerait à son gré les effluves vers le somnambule. En effet, dans un autre ouvrage dont il sera ques­tion tout à l’heure, il reconnaît avoir partagé avec une foi profonde les principales croyances des plus chauds partisans du magnétisme animal et avoir envoyé en 1821, pour un concours ouvert à Berlin, un mémoire où il défend la cause commune. Le Traité du Somnambulisme n’est même que le résumé, très-atténué, comme on l’a vu, de leçons publiques faites par le docteur Bertrand sur le magnétisme animal et en sa faveur, au milieu des railleries des incrédules.

Dans un traité intitulé : du Magnétisme animal en France et des jugements qu’en ont portés les sociétés savantes, suivi de Considéra­tions sur l’apparition ae l’extase dans les traitements magnétiques (Paris, 1826, in-8), de nouvelles lumières se font dans l’esprit du docteur Bertrand. 11 se sépare des partisans absolus du magnétisme, en déclarant que le magnétisme animal n’existe pas, qu’il n’y a pas de fluide magnétique, que la volonté du soi-disant ma­gnétiseur n’est pour rien dans la production du somnambulisme artificiel ; mais il se sépare à la fois de ses adversaires également exagérés, en maintenant la réalité des faits du somnambu­lisme, seulement comme des effets étrangers au prétendu magnétisme animal et procédant d’une tout autre cause. Le somnambulisme artificiel n’est plus à ses yeux qu’une variété de l’extase, et il propose de remplacer le premier met par le second. Du reste il définit assez vaguement l’extase, « un état particulier, qui n’est ni la veille, ni le sommeil, un état qui est naturel à l’homme, en ce sens qu’on le voit constamment apparaître, toujours identique au fond, dans certaines cir­constances données. » La plus puissante de ces circonstances qui produisent l’extase, est une exaltation morale portée à un haut degré. Ce second ouvrage diffère donc du premier en ce seul point, que le magnétisme animal admis dans celui-ci, au moins comme possible et tacitement comme réel, est décidément repoussé dans celuilà. Mais les faits du somnambulisme artificiel, devenus ceux de l’extase, demeurent les mêmes et conservent la même explication.

Puisque le docteur Bertrand, débarrassé par la seule puissance de son bon sens de la croyance temporaire au fluide magnétique, ramenait à l’extase tous les faits du somnambulisme, quelles que fussent les causes déterminantes de cet état, il devait être conduit naturellement à étudier l’extase de plus près, d’autant plus qu’il la dé­clarait être un état réel, historique et toujours actuel, mais inconnu à la science ; il devait en donner une théorie scientifique qui expliquât les phénomènes d’apparence merveilleuse à la réalité desquels il ne cessait d’accorder sa croyance. En effet, il se proposait, dit-on, de composer un volumineux ouvrage sur l’extase. Ce projet n’a pas été exécuté dans ces vastes proportions ; le docteur Bertrand a seulement écrit pour Y Encyclopédie progressive un petit traité de cinquante-six pages intitulé : Extase ; de l’état d’extase considéré comme une des causes des effets attribués au magnétisme animal (1826, 8e traité). Dans ces pages qui ne sont en partie que le résumé de l’ouvrage précédent, le docteur Bertrand ne s’occupe que de l’extase produite par l’exaltation morale, dont le somnambulisme, dit magnétique, est un cas particulier. Après avoir rappelé l’in­fluence si puissante que le moral exerce sur le physique et les phénomènes physiologiques qui en résultent et qui ont souvent passé pour des miracles, il place l’état d’extase au nombre de ces effets, comme un fait d’autant plus surprenant qu’il ne se produit pas seulement chez des in­dividus isolés, mais qu’il se propage à la façon d’une épidémie. L’histoire a enregistré plusieurs de ces épidémies singulières, par exemple, celle qui éclata parmi les religieuses de Loudun et dont Urbain Grandier fut la victime. Le somnam­bulisme, dit magnétique, serait une épidémie de plus. Parmi les phénomènes qu’on observe chez les extatiques, A. Bertrand prend à part ceux qu’il appelle du nom général d'inspiration. Il définit l’inspiration : l’acquisition d’idées et de notions que l’intelligence n’a pas la conscience d’avoir formées ou acquises, la manière dont l’extatique prétend qu’elles lui sont inspirées n’étant qu’une circonstance accessoire. De l’inspiration ainsi définie il donne l’explication suivante. Quand nous faisons un raisonnement, soit : tout homme est mortel, Pierre est homme, donc il est mortel, après avoir considéré atten­tivement les deux prémisses, nous ne pouvons nous refuser à admettre la conclusion, et notre seule participation active à l’acquisition de cette conclusion est l’attention que nous avons donnée aux aux prémisses ; la conclusion elle-même s’impose par son évidence. Si donc les idées que notre attention rapproche ainsi avec effort naissaient de notre cerveau sans exercice de notre volonté, la conclusion nous en paraîtrait révélée. C’est précisément ce qui arrive aux extatiques : leur cerveau surexcite suscite et rapproche une foule d’idées à la production et à la comparaison desquelles ils ne participent pas : la conclusion leur en tombe dans l’esprit et ils cherchent, ils rêvent une cause qui en explique l’apparition.

Le mérite du docteur Bertrand est, outre une parfaite sincérité, d’avoir, le premier ou l’un des premiers, su tenir un juste milieu vraiment philosophique entre les opinions extrêmes de ceux qui acceptaient sans contrôle le magnétisme animal avec tous ses miracles et de ceux qui rejetaient indistinctement avec le magnétisme les faits, incontestables et naturels quoique étonnants en apparence, du somnambulisme et de l’extase ; mérite d’autant plus grand qu’il avait tout d’abord abondé dans l’erreur. Toutefois on peut lui reprocher encore d’être trop peu sévère dans l’acceptation et dans l’explication de certains faits, même après avoir abjuré le magnétisme. Ces reproches s’adressent en particulier à son second ouvrage ; les excellentes quoique très-courtes considérations que renferme son petit traité de l’Extase donnent peut-être lieu de croire que, s’il eût vu le jour, son grand ouvrage les eût réduits à néant.

A. Bertrand a encore publié des Lettres sur les révolutions du globe, Paris, 1824, in-18, et des Lettres sur la physique, Paris, 1825, 2 vol. in-8, où il a essayé de vulgariser les découvertes de la science. Enfin il a rédigé pendant plusieurs années la partie scientifique du journal le Globe. A. L.

BESSARION (Jean), un de ceux qui ont le plus contribué à répandre en Occident la connaissance des lettres et de la philosophie grecques. Né à Trébizonde en 1389, selon quelques-uns en 1395, il entra d’abord dans l’ordre de Saint-Basile, et passa vingt et un ans dans un monastère du Péloponnèse, occupé de l’étude des lettres, de la théologie et de la philosophie, à laquelle il fut initié par le célèbre Gémiste Pléthon. En 1438, il accompagna en Italie, avec d’autres Grecs de distinction, l’empereur Paléologue se rendant au concile de Ferrare pour opérer la réunion de l’Église grecque et de l’Église latine. S’étant prononcé pour les Latins, et ayant fait prévaloir son opinion dans l’esprit de Paléologue, le pape Eugène IV l’en récompensa en le nommant cardinal-prêtre du titre des Apôtres. Dès lors, soit pour se conformer aux exigences de sa nouvelle dignité, soit pour échapper aux troubles qu’excita dans son pays le projet de réunion arrêté à Ferrare, Bessarion se fixa en Italie, où sa maison devint le centre du mouvement intellectuel qui s’opérait alors en faveur des lettres antiques. Les successeurs d’Eugène IV le traitèrent avec la même faveur. Nicolas Ier le nomma archevêque de Siponto et cardinal-évêque du titre de Sabin. Pie II lui conféra le titre de patriarche de Constantinople. Il remplit successivement différentes missions diplomatiques de la plus haute importance ; deux fois même il faillit être élu souverain pontife. Enfin il mourut à Ravenne, le 19 novembre 1472.

Les écrits philosophiques de Bessarion se rapportent tous à la querelle qui s’éleva de son temps et au milieu de ses compatriotes habitant l’Italie, entre les partisans d’Aristote et de Platon. Gémiste Pléthon, dans un petit écrit sur la Différence de la philosophie de Platon et de celle d’Aristote, avait attaqué ce dernier avec assez de violence. Le chef du Lycée fut défendu par Gennadius et Théodore de Gaza. Bessarion, consulté sur la question, essaya de concilier les deux partis, en montrant que Platon et Aristote ne sont pas aussi divisés qu’on le pense, et qu’il faut les vénérer également comme les deux plus grands génies de l’antiquité. Ce fut alors que George de Trébizonde vint ranimer la dispute, en publiant, sous le titre de Comparaison entre Platon et Aristote (Comparatio Platonis et Aristotelis), une longue et amère diatribe contre Platon. Bessarion publia à cette occasion deux écrits, qui ne servirent pas peu à préparer les voies à une manière plus large d’étudier la philosophie et à une connaissance plus approfondie des monuments originaux : l’un (Epistola ad Mich. Apostolium de Præstantia Platonis præ Aristotele, gr. et lat., dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. III, p. 303) est adressé sous la forme d’une lettre au jeune Apostolius, qui, sans rien entendre au sujet de la discussion, avait écrit contre Aristote un véritable pamphlet ; l’autre, beaucoup plus considérable, est dirigé contre George de Trébizonde, et a pour titre : In calumniatorem Platonis (in-f°, Venise, 1503 et 1516 ; in-f°, Rome, 1469). Bessarion démontre très-bien à son adversaire qu’il n’entend pas les écrits du philosophe contre lequel il se déchaîne avec tant de violence. Mais, quant à sa propre impartialité, il ne faut pas qu’elle nous fasse illusion ; le disciple de l’enthousiaste Gémiste Pléthon ne pouvait pas tenir la balance égale entre les deux princes de la philosophie ancienne. Dans son opinion, Platon est beaucoup plus près de la vérité quand il nous décrit la nature du ciel, celle des éléments et les diverses figures des corps. Que pense-t-il donc de sa théologie et de sa morale ? Il n’hésite pas à les regarder comme parfaitement orthodoxes, et il va même jusqu’à les présenter comme la plus grande preuve qu’on puisse donner de la vérité de la religion, comme le moyen le plus efficace d’y ramener les esprits sceptiques et incrédules. Pour lui, oser attaquer Platon, c’est se révolter contre l’autorité des Pères de l’Église et contre la religion elle-même ; car, ainsi qu’il cherche à le démontrer avec beaucoup d’esprit et d’érudition, tout ce que Platon a enseigné sur la nature divine, sur la création, sur le gouvernement du monde, sur la liberté et la fatalité, sur l’âme humaine, a été consacré par les dogmes du christianisme. On conçoit que de telles opinions, malgré la réserve avec laquelle elles furent exposées, aient pu, non-seulement achever la ruine déjà commencée de la scolastique, mais préparer de loin l’indépendance de la philosophie moderne, en élevant la raison humaine au niveau de la révélation.

Outre les ouvrages que nous venons de mentionner, Bessarion a publié aussi une traduction latine des Memorabilia de Xénophon, Louvain, 1533, in-4 ; de la Métaphysique d’Aristote, avec le fragment attribué à Théophraste, Paris, 1516, in-4 ; et, dans un écrit intitulé : Correctorium interpretationis librorum Platonis de Legibus, il releva les fautes commises par son adversaire George de Trébizonde dans la traduction des Lois de Platon. — Voy. Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, 3 vol. in-8, Paris, 1846-51.

BEURHUSIUS (Frédéric), philosophe allemand, contemporain de Ramus dont il adopta la doctrine avec ardeur. Il n’admettait pas même qu’il pût y avoir quelque erreur dans sa dialectique et soutenait qu’elle était parfaite, perfectam omnibus moclis Rami dialecticam, nous dit Elswich. Lorsque Schegk eut donné le signal de la résistance a cette réforme, et que Cornelius Martini eut publié contre Ramus une violente diatribe, Beurhusius, de concert avec ses amis Hoddée et Buscher, recteurs des académies de Gœttingue et de Hanovre, écrivit une défense du ramisme, en trois dissertations qui parurent réunies en 1596 à Lemgow. Voy. Elswich, de Varia Aristotelis in scholis protestantismis for­tuna, Wittemberg, 1720, p. 55 et 62.

BIAS, l’un des sept sages de la Grèce, naquit à Priène, une des principales villes de l’Ionie, vers l’an 570 avant J. C. Il fut principalement occupé de morale et de politique, comme tous ceux qu’on honorait alors du titre de sages. Il avait, en quelque sorte, condamné à l’avance les spéculations philosophiques, en disant que nos connaissances sur la Divinité se bornent à savoir qu’elle existe, et qu’on doit s’abstenir de toute recherche sur son essence. Il fit une étude particulière des lois de sa patrie, et consacra les connaissances qu’il avait acquises en cette matière à rendre service à ses amis, soit en plaidant pour eux, soit en se faisant leur arbitre. Il refusa toujours l’appui de son talent à l’injustice, et l’on avait coutume de dire, pour désigner une cause éminemment droite : c’est une cause de l’orateur de Priène. Possesseur d’une grande fortune, il la consacrait à de nobles actions, tout en la dédaignant pour son propre usage ; on sait à quelle occasion il prononça le mot célèbre : <* Je porte tout avec moi. » Bias passa toute sa vie dans sa patrie, où il mourut dans un âge fort avancé, en plaidant pour un de ses amis. Les Priéniens lui firent des funérailles splendides, et consacrèrent à sa mémoire une enceinte, qu’on appelait du nom de son père, le Tentamium. A défaut d’ouvrages, nous citerons quel­ques maximes de Bias : « Il faut, disait-il, vivre avec ses amis comme si l’on devait les avoir un jour pour ennemis. » « Il vaut mieux être pris pour arbitre par ses ennemis que par ses amis ; car, dans le premier cas, on peut se faire un ami ; dans le second, on est sûr d’en perdre un. »

  • Voy. Diogène Laërce, liv. I, ch. v ; une excel­lente biographie de Bias par M. Clavier, dans le IVe vol. delà Biographie universelle ; la Morale dans l’antiquité, par A. Garnier, Paris, 1865, in-12j la Morale avant les philosophes, par L. Menard, Paris, 1860, in-8 ; l’article Sages (les Sept).

BICHAT (Marie-François-Xavier), né en 1771 à Thoirette, département de l’Ain, mort à 31 ans en 1802, anatomiste et physiologiste du premier ordre, ne mérite d’être compté au nombre des philosophes que pour ses idees sur la vie et la sensibilité. Il admettait deux sortes de vies : l’une animale, l’autre organique. La première a pour instruments les organes au moyen desquels l’être vivant se trouve en rapport avec le monde entier : c’est par cette raison que la vie animale s’appelle aussi vie de relation. La vie organique a pour but le développement, la nutrition et la conservation de l’animal : les organes spécia­lement consacrés à cette triple fonction sont placés dans les profondeurs du corps ; mais ils communiquent avec ceux de la vie externe ou de relation, parce que ces deux vies sont réel­lement subordonnées l’une à l’autre et ne forment que deux aspects différents d’un même système. La fonction de la reproduction, destinée à la conservation de l’espèce, se classe mal dans l’une et l’autre espèce de vie ; elle appartient’très-visiblement à toutes deux. Bichat reconnaît deux sensibilités : l’une animale, source des plaisirs et de la douleur et dont nous avons par­faitement conscience ; l’autre organique, sur le » phénomènes de laquelle la conscience est muette. La vie organique est donc renfermée dans le » limites de la matière organisée et a pour effet de la rendre sensible aux impressions. De là deux sortes de contractilité : l’une animale ou volontaire, l’autre organique et involontaire. Bichat rapporte toutes les fonctions de l’intel­ligence à la vie animale, et toutes les passions à la vie organique. En plaçant la sensation dans les organes eux-mêmes, en réduisant toutes les fonctions intellectuelles à cette sensibilité or­ganique, Bichat a favorisé le matérialisme con­temporain. Ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort, publiées en 1800, ont été plu­sieurs fois réimprimées.J. T.

BIEL (Gabriel), philosophe et théologien al­lemand, né à Spire vers le milieu du xv® siècle, se fit d’abord remarquer à Mayence comme pré­dicateur. Lorsque l’université de Tubingue fut fondée par Eberhard, duc de Wittemberg, en 1477, il y fut appelé comme professeur de théo­logie. Vers la fin de ses jours, il se retira dans une maison de chanoines réguliers, où il mourut en 1495. Biel est un des plus habiles défenseurs du nominalisme d’Occam, qu’il exposa, d’une manière très-lucide, dans l’ouvrage suivant : Collectorium super libros sententiarum G. Occami, in-f°, 1501. Il a laissé aussi quelques ou­vrages de théologie plusieurs fois réimprimés.

BIEN. Tous les êtres capables de quelque degré d’activité, on pourrait dire simplement tous les êtres, puisque l’inertie absolue équivaut au néant ; tous les êtres tendent à une fin, vers laquelle se dirigent tous leurs efforts et toutes leurs facultés. Cette fin, sans laquelle ils n’a­giraient pas, c’est-à-dire n’existeraient pas, c’est ce qu’on appelle le bien. Le bien, dans sa géné­ralité, qu’il ne faut pas confondre avec son unité et sa perfection, c’est donc le but proposé à l’ac­tivité des êtres, c’est la fin dans laquelle ils cherchent la plénitude de leur existence, et, quand ils sont doués de sensibilité, de leur bienêtre.

Il résulte de cette définition, la seule qui s’ac­corde avec le sens universellement attribué au mot défini, qu’il y a autant d’espèces de bien, qu’il y a d’espèces d’êtres. Mais ce serait faire violence au langage et à la pensée que de parler du bien des minéraux, des liquides et des gaz, en un mot, des corps bruts, simples ou com­posés. Les corps bruts ne sont pas, à vrai dire, des êtres ; ce ne sont que des phénomènes. Ils n’ont en propre aucun bien parce qu’ils ne ten­dent vers aucune fin déterminée. Ils servent d’instruments et de moyens à des existences moins incomplètes dans la recherche des biens qui leur appartiennent. Le bien directement in­telligible pour nous ne commence qu’avec l’or­ganisation et la vie. Il y a certainement un bien pour les végétaux, quoiqu’ils soient privés de sentiment et de connaissance. Ce bien, vers lequel ils tendent par le concert de leurs organes et de leurs propriétés actives, c’est d’abord leur complet développement conformément à un type plus ou moins arrêté, ensuite leur conservation, et enfin leur reproduction ou la conservation de leur espèce. Tout ce qui favorise ce triple résultat leur est bon· tout ce qui l’empêche leur est mauvais. Les idées du bien et du mal leur sont donc parfaitement applicables.

Quand on passe du règne végétal au règne animal, le bien est encore plus facile à apercevoir, et il devient plus manifesta à mesure qu’on monte plus haut sur l’échelle des êtres animés. Comme pour les plantes, le bien consiste d’abord dans le développement, la conservation et la reproduction des êtres, c’est-à-dire dans l’exer­cice des facultés essentielles de la vie sous une forme déterminée, quoique plus ou moins va­riable. A l’exercice des facultés essentielles de la vie vient se joindre la sensibilité, qui change le bien en bien-être et le mal en souffrance ; qui fait rechercher, on pourrait presque dire qui fait aimer l’un par la puissance du désir, et fait fuir ou haïr l’autre par la force de l’aversion. A la sensibilité elle-même s’ajoute un degré de plus en plus élevé de perception, sinon de con­naissance, et une activité instinctive qui a quel­que ressemblance éloignée avec la volonté. L’a­nimal n’est pas réduit à sentir son bien ; il en a une représentation intérieure puisqu’il est ca­pable d’imagination et de souvenir. Il ne se borne pas à le poursuivre et à l’accomplir par le mouvement, purement physique de ses organes ; il le désire et jusqu’à un certain point il le veut.

Mais c’est dans l’homme que le bien se dé­couvre à nous sous une forme éclatante et admet une variété d’expression, par conséquent une étendue dont il n’est pas susceptible dans les êtres inférieurs. Le bien, dans l’homme, nous présente au moins trois caractères qui répondent à trois ordres de facultés. Le bien physique, re­présenté à son plus haut degré par le dévelop­pement et la conservation de son corps, ou pour le désigner d’un seul mot, le bien-être, est la fin à laquelle tendent les propriétés actives ou les énergies multiples de ses organes, secondées et dirigées non-seulement jiar la perception et la sensation, mais par la reflexion et la volonté, facultés étrangères à l’animal. Le bien intel­lectuel, c’est la fin à laquelle tendent toutes les facultés de l’esprit, toutes les forces et toute l’ac­tivité de la pensée. Il se résume dans la vérité, ou pour parler plus exactement dans la connais­sance de la vérité, dans la science. Le bien moral, c’est le but que poursuit ou la règle à laquelle obéit la volonté éclairée par la raison ; c’est la fin que doit atteindre ou au moins se proposer tout être raisonnable et libre, sous peine de se rendre indigne de la raison et de la liberté ! Cette fin, c’est le devoir, et le devoir accompli se nomme la vertu.

Le bien-être, tel que nous venons de le définir, compris comme la satisfaction du corps et des facultés qui dépendent directement des sens, est étroitement lié à la satisfaction des besoins et des facultés de l’âme. Il est certain que nos forces et notre santé déclinent quand nos affec­tions sont blessées, ou comme on dit vulgai­rement, quand notre cœur est en souffrance, quand le mépris nous poursuit, quand l’inquié­tude nous accable, quand le remords nous dé­chire. Si, au contraire, le corps et l’âme sont satisfaits en même temps, alors ce n’est pas du bien-être que nous sommes en possession, mais du bonheur.

Ces trois biens de l’homme : le bonheur, la science et la vertu, ou le bonheur, la vérité et le devoir, devraient être par leur nature insé­parables et ne former qu’un bien unique. On ne comprend pas, en effet, qu’un être intelligent, qui a reçu en même temps la faculté et le be­soin de connaître la · vérité, puisse trouver le bonheur, un bonheur complet et digne de lui, en dehors de la science. On ne comprend pas da­vantage que le bonheur se passe de la vertu, puisque la vertu est l’accomplissement habituel des lois les plus élevées et des conditions les plus nécessaires de la nature de l’homme, con­sidéré comme un être raisonnable et libre. Estil admissible qu’un être quelconque soit heureux ou trouve la satisfaction de tous ses besoins en dehors des conditions essentielles de son exis­tence ? Enfin, s’il est vrai que les principes sur lesquels repose la vertu ne soient que les lois les plus élevées de la nature humaine, il est im­possible de supposer que ces lois ne s’accordent pas avec toutes celles qui déterminent le but et qui règlent l’exercice de nos facultés ; par con­séquent la vertu ne devrait pas pouvoir se dis­joindre du bonheur.

C’est cette union de tous les biens, au moins de ceux que conçoit la raison et que poursuit l’activité de l’homme, en un bien unique et in­divisible, que les anciens ont appelé le souverain bien. En dehors, ou ce qui revient au même, audessous du souverain bien, ils ne reconnaissaient que des biens secondaires.

Que cette unité existe dans la nature des choses, dans la nature du bien, cela est incon­testable. Mais quand on tient compte des limites diverses dans lesquelles s’arrêtent les désirs, les efforts et les conceptions habituelles de l’homme, on rencontre inévitablement la multiplicité et la division. Combien y en a-t-il qui, en recherchant soit le bonheur, soit la vertu, les demandent complets ou même sont en état de comprendre les conditions sous lesquelles l’objet de leurs vœux atteint cette perfection ? L’immense majo­rité d’entre eux se contente d’un bonheur relatif ou d’une vertu relative. Peu leur importe que toutes les facultés et tous les besoins de leur être soient satisfaits ; il leur suffit que quelques-uns le soient. Ils accepteraient volontiers le bonheur avec l’ignorance et avec les désordres de l’immoralite, jusqu’à ce que l’expérience leur ait démontré que le bonheur n’existe pas à ce prix. De même, quand ils se flattent de marcher dans les sentiers de la vertu, ils n’ont le plus souvent d’autre but que d’échapper aux rigueurs de la loi ou au mépris de leurs semblables, que de vivre en paix avec eux-mêmes et avec les autres ou d’échapper aux peines d’une autre vie.

Quand le souverain bien, le bien unique, qui consiste dans la perfection de notre être, se trouve ainsi divisé et mutilé par l’ignorance, la faiblesse ou les passions humaines, alors il faut établir une hiérarchie entre les éléments, les buts partiels, les principes multiples dans lesquels il se décompose. Il est évident que le bonheur ne dépendant plus que de nos facultés secondaires ; ne représentant plus que des biens particuliers et variables, tels que le plaisir, l’intérêt, le pou­voir, doit être subordonné^ et quand cela est nécessaire, doit être sacrifie à la loi du devoir, qui commande à nos facultés supérieures ; qui est la règle et la condition de la liberté ; qui, imposé par la raison, participe à son unité, à sa perpétuité et à son universalité. La vertu, c’està-dire l’accomplissement du devoir, devient alors le bien absolu ; le bonheur n’est plus qu’un bien relatif, et la science, revêtue du même carac­tère, est un moyen d’atteindre à tous les deux.

De même que les biens de l’homme, les biens de tous les êtres qui sont susceptibles d’en avoir un. ou qui possèdent un certain degré de vie et d’individualité, se réduisent à un bien unique. Tous les êtres, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés, sont soumis à des lois générales qui, se coordonnant les unes avec les autres, forment ce qu’on appelle Je plan de la création ou l’ordre universel. Hors de ce plan rien n’existe, rien ne peut exister, parce que rien n’échappe aux lois, c’est-à-dire aux con­ditions de son existence, et que ces conditions elles-mêmes seraient impossibles si elles ne s’ac­cordaient entre elles sous l’empire d’une loi com­mune, d’un ordre souverain qui s’impose éga­lement au monde physique et au monde moral.

à la nature et à la conscience. C’est cet ordre absolu qui est le bien unique et indivisible de tous les êtres. Selon Platon et les philosophes de l’école d’Alexandrie, le bien unique, indivisible, universel, qui se communique, dans une cer­taine mesure, à tous les êtres, se confond avec l’intelligence divine, avec Dieu lui-même, qu’on ne peut séparer de son intelligence. Voilà pour­quoi, dans leurs écrits, Dieu s’appelle le Bien. Mais il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à cette identification pour concevoir le bien dans son universalité et son unité suprême.

L’idée du bien, quand nous jugeo s les actions humaines, ou quand nous voulons leur prescrire une règle commune, étant souvent substituée à l’idée du devoir, il n’est pas sans intérêt de re­chercher jusqu’à quel point cette substitution est légitime ou quel est exactement le rapport des deux idées qui prennent ainsi, dans les ha­bitudes de notre esprit et de notre langage, la place l’une de l’autre.

Le devoir est nécessairement compris dans le bien, mais le bien n’est pas tout entier compris dans le devoir. Celui-ci est moins étendu que celui-là, et les rapports qui existent entre eux peuvent être représentés sous la figure de deux sphères concentriques qui, ayant le même centre, difiereni par leurs circonférences. Qu’est-ce, en effet, que le devoir ? C’est cette loi écrite en nous-mêmes à laquelle un être libre, un être raisonnable ne peut faillir sans se rendre indigne de la raison et de la liberté, par conséquent sans déchoir du rang qui lui est assigné par sa nature, sans encourir son propre mépris et celui de ses semblables. Cela revient à dire que le devoir s’impose à nous absolument, et que celui qui le viole avec intention, se plaçant en dehors ou plutôt au-dessous de l’numanité et de la so­ciété, donne à la société et à l’humanité le droit de le répudier, de le rejeter de leur sein. Il est hors de doute que ce que la raison nous com­mande avec ce caractère d’impérieuse obligation est essentiellement bon. Mais tout ce qui est bon, tout ce qui est conforme aux lois de la raison, tout ce qu’admire et applaudit la conscience mo­rale, ne saurait passer pour obligatoire et être compté au nombre de nos devoirs.

Le bien, même quand on le considère dans les seules limites de l’humanité, est donc plus que le devoir, quoique le devoir soit une des formes du bien. Le devoir, c’est la limite audessous de laquelle il ne nous est pas permis de descendre, sans perdre, dans l’ordre moral, notre qualité d’homme. Le bien, c’est le but le plus élevé que puissent se proposer les efforts réunis de toutes nos facultés ; c’est l’ordre éternel, l’ordre suprême, auquel, par les attributs dis­tinctifs de notre nature, nous sommes appelés à concourir dans la mesure de notre intelligence et de nos forces ; c’est plus qu’une simple loi de notre existence ou une perfection relative, c’est la perfection même, vers laquelle nous portent à la fois la raison et le sentiment, la reflexion et de sublimes instincts, et dont il est en notre pouvoir d’approcher de plus en plus sans l’at­teindre jamais.

11 n’est pas une œuvre philosophique de guelque valeur et de quelque importance ou la question du bien ne soit traitee avec plus ou moins d’étendue. Celles-là mêmes où elle est examinée séparément sont encore trop nom­breuses pour être citées. Nous nous contenterons de rappeler parmi ces dernières celles qui portent les plus grands noms de l’histoire de la phi­losophie : la République de Platon ; la Morale à Nicomaque, la Morale à Eud&nc et la Grande Mo aie d’Aristote ; le de Finibus bonorum et

malorum de Cicéron ; le de Summo bono contra Manichœos de saint Augustin ; le IV* et le V* livre de la Recherche de la Vérité, les Médita­tions chrétiennes, et le Traité de l’amour de Dieu de Malebranche ; la Critique de la raison pratique et la Métaphysique des mœurs de Kant ; Méthode pour arriver à la vie bienheu­reuse de Fichte ; Philosophie du droit de Hé­gel· Cours de Droit naturel el Mélanges philo­sophiques de Jouffroy ; du Vrai, du Beau el du Bien de V. Cousin.

BILFINGER ou BULFFINGER (Georges-Bernard), né le 23 janvier 1693, à Canstadt, dans le Wurtemberg, s’est distingué à la fois comme physicien, comme théologien, comme homme d’ütat et comme philosophe. Il est, sans con­tredit, l’un des esprits les plus remarquables qui soient sortis de l’école de Leibniz, et le petit royaume qui lui donna le jour le compte encore aujourd’hui parmi ses plus grands hommes. Se destinant à l’état ecclésiastique, il entra d’abord au séminaire théologique de Tubingue ; mais les livres de Wolf étant tombés entre ses mains, il en fut tellement charmé, qu’ii se voua entiè­rement à la philosophie leibnizienne. Revenu plus tard à la théologie, il voulut du moins la mettre d’accord avec ses études de pré­dilection. C’est dans ce but qu’il composa son traité intitulé : Dilucidationes philosophicœ de Deo, anima humana, mundo et generalibus rerum affectionibus (in-4, Tubingue, 1725, 1740 et 1768). Cet ouvrage eut un grand succès et fit nommer l’auteur prédicateur du château de Tu­bingue et répétiteur au séminaire de théologie ; mais Bilfinger, éprouvant le besoin d’aller puiser à sa source la doctrine dont il s’était épris, ne tarda pas à se rendre à l’Université de Halle, où Wolf enseignait alors avec beaucoup d’autorité le système de son maître. Il fut nommé ensuite, par l’entremise de Wolf, professeur de logique et de métaphysique à Saint-Pétersbourg. Pendant qu’il occupait ce poste, l’Académie des sciences de Paris mit au concours le fameux problème de la cause de la pesanteur des corps. Bilfinger entra dans la lice et remporta le prix. C’est alors, c’est-à-dire vers 1731, que le duc de Wurtemberg songea à le rappeler comme une des gloires de son pays. Il fut élevé successivement au rang de conseiller privé, de président du consistoire et de secrétaire du grand ordre de la Vénerie. Bilfinger se servit de son crédit pour opérer des réformes utiles dans l’administration des affaires publiques et dans l’organisation des études ; car, aux différentes dignités que nous venons de mentionner, il joignait celle de curateur de l’Université. Il mourut à Stuttgart en 1750. Sans doute Bilfinger n’a rien ajouté, pour le fond, au système qu’il reçut des mains de Leibniz et de Wolf comme le dernier mot de la sagesse hu­maine ; mais il l’a exposé et développé avec une rare intelligence, dans les ouvrages suivants Disputatio de triplici rerum cognitione, his­torica. philosophica et mathematica} in-4, Tu­bingue, 1722 ; Disputatio de harmonia prœstabilita, in-4, Tubingue, 1721 ; Commentatio de harmonia animi et corporis humani, maxime prœstabilita, ex mente Leibnisii, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1723, et Leipzig, 1735 ; Epistolœ amœbeœ Bulfingeri et Hollmanni de har­monia prœstabilita, in-4, 1728 ; Commetitatio philosophica de origine el permissione mali, prœcipue moralis, in-8, Francfort et Leipzig, 1824 ; Prœcepta logica, curante Vellnagel, in-8, léna, 1729. Le plus important de tous ces ou­vrages est celui que nous avons mentionné plus haut : Dilucidationes philosophicœ, etc.

| Nous citerons aussi, quoiqu’ils se rapportent

moins directement à la philosophie, deux autres écrits, l’un sur les Chinois : Specimen doctrinœ veterum Sinarum moralis et politicæ, in-4, Francfort, 1724 ; l’autre sur le Tractatus theo­logico politicus de Spinoza : Notœ breves in Ben. Spinozæ methodum explicandi scripturas, in-4, Tubing., 1733.

BION de Borysthene, ainsi appelé parce qu’il naquit à Borysthène, ville grecque sur les bords du fleuve de ce nom, aujourd’hui le Dniéper. Il était, comme il le dit lui-même à Antigone Gonatas, auprès de qui il était en grande faveur, fils d’un affranchi et d’une courtisane. Vendu comme esclave avec toute sa famille, il tomba entre les mains d’un orateur à qui il eut le bon­heur de plaire et qui lui laissa, en mourant, tous ses biens. Bion les vendit pour aller à Athè­nes étudier la philosophie. Il s’attacha d’abord à Cratès et à l’école cynique, puis il reçut les le­çons de Théodore l’Athée, et finit enfin par se passer de maître, sans échapper cependant à l’in­fluence qu’il avait subie jusque-là. Ii fut lui-même accusé d’athéisme, si l’on en croit une tradition se­lon laquelle il aurait regardé comme indifférentes toutes les questions relatives à la nature des dieux et à la divine Providence. On cite de lui plusieurs paroles qui prouvent au moins son in­crédulité à l’égard du paganisme. Diogène Laërce le regarde comme un sophiste ; Ératosthène disait qu’il avait le premier revêtu de pourpre la phi­losophie. Bion a beaucoup écrit ; mais il ne nous reste de ses ouvrages que quelques fragments disséminés dans Stobée.

Il a existé un autre Bion, désigné également sous le titre de philosophe, et à qui nous ne pou­vons assigner aucune époque précise dans l’his­toire. C’était un mathématicien d’Abdère et de la famille de Démocrite. Selon Diogène Laërce, il est le premier qui ait enseigné qu’il y a des con­trées de la terre où l’année ne se compose que d’un seul jour et d’une seule nuit dont la durée est également de six mois. Il connaissait donc la sphéricité de la terre et l’obliquité de Pécliptique. Il est malheureux que nous ne sachions pas à quel temps remonte cette découverte. Voy. Diogène Laërce, liv. IV, ch. vu.—Rossignol, Frag­menta Bionis Borystenithæ philosophi, e variis scriptoribus collecta, in-4, Paris, 1830.

BOCARDO. Terme mnémonique de convention par lequel les logiciens désignaient un des modes de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo­gique de Port-Royal, 3e partie, et l’article Syllo­gisme.

12DICT. PHILOS.BODIN (Jean) naquit à Angers en 1520, et, sans rien savoir de précis sur sa famille, on peut présumer pourtant que son père était juriscon­sulte, et que sa mère appartenait à la religion israélite pour laquelle Bodin s’est toujours montré respectueux et bienveillant. Il étudia le droit à Toulouse, où plus tard il professa cette science, et arriva à Paris vers l’âge de quarante ans. Il avait déjà publié un opuscule sur l’éducation, et un traité de jurisprudence, qu’il détruisit en­suite. Mais sa véritable carrière commence en 1566 avec sa Méthode pour connaître l’histoire, et deux écrits de peu d’étendue sur les monnaies et l’enchérissement de toutes choses. Ses idées, assez neuves pour le temps, le mirent en grande réputation, et après avoir été attaché au duc d’Alençon en qualité de conseiller, il obtint la faveur assez précaire de Henri III. Il ne parut pas en avoir tiré grand profit pour sa fortune. Il était avocat du roi à Laon, lorsqu’en 1576 il fut en­voyé comme député du tiers aux États de Blois. Il y montra un grand zèle à soutenir les droits de l’assemblée, et défendit la religion réformée contre les violences dont on la menaçait ; aussi encourut-il lui-même le soupçon d’hérésie, qui faillit lui être fatal dans la nuit de la Saint-Barthélemy. Après un voyage en Angleterre à la suite du duc d’Alençon, devenu duc d’Anjou, il revint à Laon en qualité de procureur général. Il ne devait plus quitter cette ville. Malgré son res­pect pour la liberté de conscience, et ses prédi­lections pour la monarchie, il embrassa le parti de la Ligue, entraîna par son exemple la ville de Laon, et quand il Voulut calmer le peuple et s’op­poser à ses violences, il excita contre lui sa dé­fiance et sa haine. Sa personne fut en butte aux outrages, sa maison saccagée, ses livres brûlés. Aussi fut-il un des premiers à se déclarer pour Henri IV. Il mourut de la peste en 1596.

Dans sa longue carrière, outre les ouvrages que l’on a cités, il avait composé les six livres de la République, la Démonomanie, un traité en latin intitulé : Universas Naturœ theatrum, elun long dialogue sur la religion, Heptaplomeres, sive colloquium de sublimium rerum abditis. La République a eu du vivant même de l’auteur un nombre considérable d’éditions et a été traduite dans toutes les langues de l’Europe. Le Théâtre de la nature, « œu-vre de pure spéculation et trop souvent d’imagination, dit M. Franck, où la métaphysique et la physique, associées ensemble, ne servent qu’à se nuire réciproquement, » a été traduit en français, mais c’est un livre qui est resté rare. Quant à Y Heptaplomeres, Bodin l’avait laissé en manuscrit. Les trois premiers livres en ont été publiés en latin et les deux autres en al­lemand par M. Guhraueren 1841. Il en existe un manuscrit à la Bibliothèque nationale, n° 6564.

Ces ouvrages assurent à leur auteur une place éminente parmi les hommes de la Renaissance, dont il a les qualités et les défauts, beaucoup dé hardiesse et d’activité dans la pensée, peu de sû­reté dans le jugement, rien de médiocre ni dans le vrai ni dans le faux. Faisons, , pour n’y plus revenir, la part du mal. L’érudition du xvie siècle n’est pas contestable, et Bodin est de la famille de ces grands lettrés dont le savoir nous étonne ; mais sa science est confuse et sans critique ; il accepte de toutes les mains les témoignages qui peuvent lui être utiles, sans s’inquiéter de leur valeur, et parfois sans se mettre en peine de les concilier. La littérature hébraïque, l’antiquité, les Pères de l’Église, les ouvrages authentiques ou apocryphes de tous les temps et de tous les pays lui fournissent d’inépuisables citations qui étouffent sa pensée, loin de la rendre plus vive. Les idées ne sont pas moins discordantes que les textes : l’auteur paraît parfois arrivé à cette in­dépendance d’esprit qu’on appelle la libre pensée, et dégagé de toute religion positive ; puis on dé­couvre qu’il est imbu des superstitions les plus étranges ; il croit à peine au Christ, mais il est persuadé des folies de l’astrologie, donne une théorie formelle de la prophétie, et croit aux ma­léfices et aux sortilèges. Ces préjugés se glissent dans les parties les plus sérieuses de son œuvre et les corrompent. L’homme qui, on va le voir tout à l’heure, fonde la science politique et la philosophie de l’histoire, explique les révolutions des États par des mouvements planétaires, « les conjonctions, éclipses, et regards des basses pla­nètes et des étoiles fixes ; » il établit entre les événements et les combinaisons de nombres des analogies puériles et compliquées ; il écrit tout un livre sur la sorcellerie, et ce n’est pas pour éclairer ses compatriotes sur cette maladie men­tale, c’est pour donner des armes aux juges qui la poursuivent comme une impiété, et leur indi­quer à quels signes certains ils pourront recon­naître les vassaux de Satan, et par quelles tor­tures leur arracher l’aveu de leur sacrilège. LaDcmonologie.est comme le code de ces procédures détestables dont le bûcher était presque toujours le dénoûment. Ces aberrations, il est vrai, étaient communes à toute cette génération ; la concor­dance des événements d’ici-bas avec les phéno­mènes astronomiques avait été enseignée par tous les averroïstes, les plus savants peut-être des philosophes du moyen âge, et la sorcellerie pou­vait bien être prise au sérieux par un homme qui l’avait entendu confesser par ses adeptes.

Cet esprit asservi à de misérables préjugés est pourtant un esprit hardi. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés ; ils le désignent comme un novateur ; ils l’associent à tous ceux qui ont laissé une renommée suspecte, aux ennemis de toutes les religions, aux athées. Huet le désigne, en plein xviie siècle, comme un écrivain dangereux, et plus tard encore, Morhof rapproche son nom de celui de Vanini et signale « ses opinions monstrueuses. » Les théories politiques de la République ne suf­fisent pas pour justifier cette réputation ; mais elle s’explique à la lecture de ses dialogues inti­tulés Heptaplomeres. Les personnages représen­tent toutes les religions, et de plus l’épicurisme et la philosophie. Leur discussion ne conclut pas, et il semble que l’auteur ait voulu comme Car­dan renvoyer toutes les religions dos à dos, et les détruire l’une par l’autre, pour établir la néces­sité d’une tolérance universelle. Quant à la phi­losophie qui à son tour prend la parole, il serait difficile de la caractériser ; elle respire d’un côté le sentiment très-décidé de la liberté humaine, de l’autre elle ne s’élève à Dieu que par l’inter­médiaire d’un nombre infini de créations imagi­naires, qui comblent l’intervalle entre lui et la nature, anges, archanges, esprits de toute sorte bons ou mauvais, exerçant tous leur empire sur la nature et sur l’homme, et prenant part à la production des événements. Il y a là quelque chose qui ressemble à l'échelle d’Averroës, à cette hiérarchie de principes qui transmettent à l’uni­vers l’action de l’unité divine. Au milieu de ces rêveries, qui sentent le mysticisme, on remarque les premiers essais de critique religieuse d’après l’examen des textes. Bodin n’est pas un incrédule, mais il est tiède ou même indifférent pour les religions positives, sauf le judaïsme envers lequel il laisse percer assez de prédilection, pour que Guy Patin ait écrit : « qu’il était juif en son âme et que tel il mourut. » En lui se réunissent tant bien que mal les deux esprits qui se heurtent au xvie siècle : la foi et le doute ; mais sa foi est plu­tôt philosophique que religieuse, et son doute ne le défend pas de la superstition. Il suffit cepen­dant à lui inspirer le goût, et à lui découvrir les vrais procédés de l’exégèse religieuse, qui, au témoignage de M. Baudrillart, paraît dans cet ouvrage armée de toutes pièces. Ce mystique singulier est donc le précurseur des rationalistes allemands, et des critiques français du xvme siè­cle. « Il réunit en lui, dit M. Franck, avec la connaissance la plus approfondie du texte sacré le spiritualisme traditionnel de la Miscbna, la subtile dialectique du Talmud, le platonisme al­légorique de Philon, le mysticisme de la Kabale, le demi-rationalisme de Moïse Maimonide, s’éman­cipant plus d’une fois jusqu’à la pure philosophie. »

Le vrai titre de gloire de Bodin n’en reste pas moins son traité sur l’État. ou, pour parler comme lui au sens antique, son livre de la République. Il aurait pu, avec plus de raison que Montes­quieu, y mettre cette épigraphe : proies sine maire creata. Non pas qu’il n’ait été précédé dans cette carrière, ni qu’il ignore les travaux de scs devanciers : il connaît les dialogues de Platon, il sait mieux encore la Politique d’Aristote, a laquelle il fait de nombreux emprunts ; il a lu

Machiavel et essaye dès sa préface une juste cri­tique de l’écrivain « qui n’a jamais sondé le gué de la science politique, qui ne gist pas en ruses tyranniques ; » et du livre qui « rehausse jus­qu’au ciel et met pour un parangon de tous les lois le plus desloyal fils de prestre qui fut onques. » Mais sa doctrine reste originale ; il la puise dans ses principes philosophiques, dans l’étude de l’histoire et dans l’expérience des choses de son temps ; elle n’a rien d’artificiel ni de com­mun et elle contient des parties d’une puissante originalité. En voici l’esquisse. Le souverain bien de l’État est le même que celui de l’individu. L’homme de bien et le bon citoyen sont tout un,

« et la félicité d’un homme et de toute la répu­blique est pareille. » Or chaque homme en par­ticulier trouve son bien dans la pratique de la vertu, dans l’obéissance à la raison ; mais la rai­son règle les appétits et ne peut les supprimer ; il faut donc qu’ils soient satisfaits, que la vie et la sécurité de chacun soient assurées. Le prin­cipe de la communauté n’est donc pas le bonheur, mais ne peut être non plus exclusif du bonheur, ou contraire au bien-être. Les anciens avaient tort de définir la république une société d’hom­mes assemblés pour bien et heureusement vivre. « Ce mot heureusement n’est point nécessaire, autrement la vertu n’aurait aucun prix, si levent ne soufflait toujours en poupe. » En résumé, l’É­tat le mieux ordonné est celui qui rend le plus facile la satisfaction des besoins et l’accomplisse­ment des devoirs. Il implique des sujets ayant des intérêts communs, et une souveraineté. Les sujets ce sont les « mesnages » ou la famille, « vraye source et origine de toute république. » La souveraineté c’est la volonté même de ces fa­milles, qui forment ce qu’on appelle un peuple, personne collective, qui ne meurt jamais. Cette volonté est l’origine de la loi ; elle est indépen­dante de tout autre pouvoir, excepté de la raison, et de ses règles absolues qui sont les ordres du « Grand Dieu dénaturé. » Ces souverains peuvent déléguer leur autorité à des personnes chargées de l’exercer, et constituer ainsi un gouvernement qui n’a d’autre droit que celui qu’il tient de ce mandat, de cette « commission. » Mais il a toutes les prérogatives que cette délégation implique, pour tout le temps qu’elle les lui a conférées ; il peut la retenir à jamais si on la lui a confiée à cette condition : il peut la transmettre à ses des­cendants, la donner à son tour « sans autre cause que sa libéralité. » Ainsi Bodin admet à la fois la souveraineté populaire ; il la déclare perpétuelle, indépendante ; et d’autre part il estime qu’elle peut être aliénée à jamais entre les mains d’une seule personne. Il arrive presque au même excès que Hobbes, et l’on ne voit pas ce qu’il reste de droits à ces «  mesnages », du jour qu’ils ont ab­diqué au bénéfice d’un chef ; non-seulement ils se sont dépouillés, mais ils ont d’avance stipulé la servitude de leurs descendants, qui naîtront sans rien exercer de cette souveraineté qu’on leur accorde nominalement. Bodin, au milieu des trou­bles qui déchiraient la France et en menaçaient l’unite, ne voyait le salut que dans la monar­chie absolue, indépendante a la fois de la foule aveugle, de la noblesse avide, et de l’Église into­lérante. C’est son excuse : il en a d’autres, meil­leures encore, dans les limites qu’il assigne à ce pouvoir, qu’on aurait pu croire illimité. 11 trouve sa borne, non pas précisément dans le droit in­dividuel, auquel Bodin ne s’attache pas assez ? mais dans celui de la famille et de la propriété qui en est la condition. Ce sont là des choses saintes, inviolables par nature, des droits que nulle loi n’a dictés, que nulle loi ne peut effacer. Il n’y a pas de souverain qui y puisse porter at­teinte ; les républiques de Platon, de Morus, des anabaptistes sont à la fois des conceptions in­sensées et criminelles. Aussi dans un « droit gou­vernement » la loi fondamentale comprend deux prescriptions essentielles : l’autorité du père de famille restera entière, et s’exercera sur sa femme et sur ses enfants, comme une véritable souve­raineté qui ne peut se déléguer, et d’une manière si absolue qu’elle entraîne le droit de vie et de mort, et la licence de tester à son gré. Le prince ne pourra porter atteinte à la propriété, garantie de la famille, ni même lever aucun impôt sans le consentement de la nation, ou de ses délégués les états généraux. L’esprit de l’auteur oscille sans cesse du droit des sujets à celui du souve­rain et les sacrifie et les relève tour à tour : on ne peut le critiquer sévèrement pour n’avoir pas résolu un problème si épineux : à vrai dire il ne l’a pas même posé, puisque sans descendre j usqu’à l’individu qui est l’élément actif et vivant de la société, il s’arrête à la famille et concentre en son chef toute la liberté. Pourtant il est une pré­rogative qu’il lui refuse ; il n’aura pas d’esclaves, l’esclavage est odieux et dangereux tout à la fois.

  1. est un outrage à la justice et se tourne à la perte de ceux qui semblent en profiter. 11 faut l’abolir et préparer par l’éducation l’affranchis­sement de ces êtres dégradés. Aucune voix chez les anciens, ni, il faut le dire avec regret, chez les écrivains sacrés, ne s’était encore élevée avec tant de force contre cette honteuse institution.

Quelle est maintenant la forme du gouverne­ment qui répond le mieux à ces principes, et d’a­bord y en a-t-il quelqu’une qui vaille mieux que les autres ? Avec un sens très-rare, Bodin se garde d’une solution trop absolue et ne paraît pas per­suadé qu’il y ait telle ou telle constitution par­faite, capable de procurer le bonheur du peuple.

Ilsent qu’à part les principes qui tiennent de la morale leur fixité, la politique est chose d’expé­rience et peut varier avec les temps et les hom­mes. Aussi il se souvient à temps de cette maxime de sa Méthode historique : « La philosophie mour­rait d’inanition si elle ne vivifiait ses préceptes

fiar l’histoire. » Les nations ne sont pas partout es mêmes, et dans chacune d’elles il peut même y avoir des différences entre les habitants de di­verses provinces : il faut tenir compte de cette diversité, et l’expliquer. Elle tient surtout au cli­mat et à la configuration géographique, peut-être même à la race. Cette influence, déjà indiquée

[tar Platon et surtout par Aristote, au livre IV de a Politique, si souvent marquée depuis Montes­quieu et Herder, fait varier les caractères, la for­tune, les mœurs, les occupations ; et elle rend les hommes si dissemblables qu’ils ne peuvent sup­porter les mêmes institutions. On peut les ranger en trois catégories : les peuples du Midi, ceux du Nord et les « mitoyens. » Leurs qualités et leurs défauts sont analysés avec sagacité, mais peut-être avec un peu de partialité pour ceux des régions moyennes : il les juge plus propres à res­pecter les droits et les lois, et à combiner les œuvres de l’intelligence avec celles de la force. Ainsi les Français sont supérieurs aux Allemands « qui font grand état du droit des Reistres, qui n’est ni divin, ni humain, ni canonique ; ainsi c’est le plus fort qui veut qu’on fasse ce qu’il commande. » Il faudra donc accommoder la répu­blique à ces humeurs, par exemple, elle sera théocratique dans le Midi et dans 1 Orient, mili­taire dans le Nord, et libre dans les contrées moyennes. Quant aux diversités qui distinguent une province d’une autre, il n’en faut pas tenir compte^ et Bodin réclame l’unité de législation qui déjà avait été demandée par le tiers, aux Etats de 1560. Ces sages considérations ne l’em­pêchent pourtant pas de classer et de comparer les diverses formes de gouvernement qu’il réduit à trois, suivant que le pouvoir est exercé par un seul, par tous ou par quelques-uns. Il y en a bien une quatrième que l’antiquité a prônée et qui lui arrive recommandée par Platon, Aristote, Polybe, Cicéron, c’est le gouvernement mixte, formé d’un mélange savant de la monarchie, de l’aristocratie, de la démocratie, et qui devait avoir plus tard des destinées si variables. Bodin n’en est pas enthousiaste ; il juge qu’en théorie il est impossible de comprendre comment l’équilibre se maintiendra entre ces éléments ennemis ; et remarque qu’en fait l’histoire n’en donne aucun exemple encourageant. Parfois il semble réfuter Cicéron et le de Republica qu’on cherchait vaine­ment au xvie siècle ; parfois aussi il a des argu­ments qu’on croirait empruntés aux polémiques de nos jours, et qui pourraient être embarrassants pour les partisans de la monarchie constitution­nelle. Surtout il se refuse à avouer la moindre ressemblance entre ce système et la monarchie française, qu’il déclare monarchie absolue. Entre les trois formes simples, il n’exagère pas les dif­férences et comprend que le nombre des per­sonnes qui exercent l’autorité n’est pas d’une extrême conséquence pour l’ensemble des insti­tutions : il accorde qu’il peut y avoir quelque chose de semblable à la démocratie sous le nom de monarchie, et qu’il est fréquent de dé­couvrir la tyrannie sous le régime démocratique. Mais les principes de ces trois constitutions n’en sont pas moins très-différents. La démocratie re­pose sur l’égalité, c’est là son mérite ; elle « cher­che une égualité et droiture en toutes loix ; sans faveur ni acception de personne ; » mais en même temps c’est sa faiblesse et sa ruine. Car son prin­cipe ne peut être maintenu sans violer celui de la justice qui exige quelque degré de dignité, parce qu’il y a des degrés de vertu, d’intelligence, de travail. L’aristocratie est fondée sur la modé­ration, parce qu’elle est une sorte de milieu entre les deux extrêmes ; mais cette modération est à la fois nécessaire et impossible. Reste la monar­chie, qui peut être tyrannique, seigneuriale, c’est-à-dire féodale, ou simplement royale. La dernière seule est « la plus seure république et la meilleure de toutes. » La seconde n’est qu’une transition, et la première est si odieuse, que le meurtre d’un tyran est un acte légitime. Si l’on demande à quel signe on reconnaît un ty­ran d’un roi et qui sera le juge, Bodin répond en énumérant les institutions dont il entoure le pouvoir royal, et qui le limitent de toutes parts^ tout absolu qu’il est nominalement : nécessité d’obtenir le consentement de la nation pour per­cevoir les impôts, pour lever les soldats ; convo­cation fréquente des États généraux, création d’un sénat inamovible, sorte de conseil d’État, qui parfois devient une cour de justice, et d’assem­blées provinciales chargées de représenter les in­térêts de chaque région ; indépendance des ma­gistrats et des officiers qui ne doivent obéir qu’à la loi, voilà les précautions à prendre pour ar­rêter la monarchie sur la pente du despotisme^ et partout où elles existent, on est sous l’autorité d’un roi et non sous le despotisme d’un tyran. Ce ne sont pas des garanties illusoires destinées à dissimuler la servitude : on ne peut confondre celui qui les propose avec les défenseurs du droit absolu des monarques ; d’autant moins qu’il y ajoute les conséquences ordinaires des gouverne­ments libres, l’égalité devant la loi, le droit de parvenir à toutes les charges, à tous les honneurs, reconnu à tous les citoyens sans distinction de naissance, de caste ; une pénalité équitable et personnelle, des impôts qui n’épargnent que les indigents, le pouvoir de s’associer, de former des communautés et la liberté de conscience. Il cite souvent cette parole de Théodoric qui sert aussi de conclusion à Γ Heptaplomeres : « La religion ne s’impose pas, car personne ne peut être forcé de croire malgré lui. » Outre l’article du diction­naire de Bayle, excellent pour la biographie, on consultera avec profit le livre de M. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, Paris, 1853, et celui de M. Ad. Franck : Réformateurs et publicistes de l’Europe, Paris, 1864. C’est à ce dernier ou­vrage qu’on a emprunté la substance de cette notice.E. C.

BOËCE (Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius ou Boethius) naquit à Rome, en 470, d’une famille noble et riche. Son père avait été trois fois consul. Boëce obtint le même honneur sous le règne de Théodoric. Ce prince faisait le plus grand cas de son génie et de ses lumières. Il exerça sur le roi barbare l’influence la plus heureuse, jusqu’à ce que, l’âge ayant altéré le caractère de Théodoric, les Goths, flattant ses idées sombres et soupçonneuses, éloignèrent de lui les Romains et en firent leurs victimes. Boëce, en­fermé à Pavie, périt dans d’affreux tourments le 23 octobre 526, après six mois de captivité. Les catholiques enlevèrent son corps, et l’enterrèrent religieusement à Pavie même. Les bollandistes lui donnent le nom de saint, et il est honoré comme tel dans plusieurs églises d’Italie.

Les travaux philosophiques de Boëce n’ont rien d’original ; il porta presque exclusivement son attention sur les divers traités d’Aristote qui composent la logique péripatéticienne, ou 1 'Orga­num : 1° le Traité des Catégories ; 2° celui de l’interprétation ; 3° les Analytiques ; 4° les To­piques ; 5° les Arguments sophistiques ; il com­menta les uns, traduisit les autres, et composa quelques traités particuliers qui se rapportent au même sujet. L’exposition de sa doctrine se con­fond nécessairement avec celle de la doctrine d’Aristote, qu’elle reproduit fidèlement, et n’a ! d’intérêt que pour cette période de l’histoire qui sert, en quelque sorte, de transition entre la philosophie ancienne et le renouvellement des études au moyen âge. Sous ce rapport, Boëce a exercé une incontestable influence sur les siècles qui l’ont suivi. Cette influence a été d’autant plus facile, d’autant plus naturelle, que le res­pect pour sa qualité de saint, et presque de mar­tyr, recommandait ses écrits au sacerdoce catho­lique, avide de trouver quelque part les con­naissances logiques et dialectiques nécessaires à l’exposition et à la défense du dogme, et de puiser aux sources aristotéliciennes, auxquelles saint Augustin lui-même n’avait pas craint de re­courir. Deux choses, cependant, empêchaient d’étudier Aristote dans les textes originaux : la difficulté où l’on était de se le procurer, et l’igno­rance, presque universelle alors, de la langue grecque. Les écrits de Boëce étaient donc d’autant plus précieux, que seuls ils pouvaient fournir les renseignements désirés. Aussi en peut-on suivre la trace dans les siècles suivants, au moins jus­qu’au XIIIe.

Boëce a aussi commenté la traduction faite par le rhéteur Victorinus de Ylsagoge de Porphyre, considéré alors comme une introduction à l’é­tude d’Aristote. Une circonstance particulière ajoute encore à l’importance de ce travail. On sait qu’une phrase de cet ouvrage devint, plu­sieurs siècles après, l’occasion de la querelle des réalistes et des nominalistes, qui tentèrent, par des voies différentes, de donner une solution au problème qu’elle posait dans les termes suivants :

« Si les genres et les espèces existent par euxmêmes, ou seulement dans l’intelligence ; et, dans le cas où ils existent par eux-mêmes, s’ils sont corporels ou incorporels, s’ils existent sépa­rés des objets sensibles, ou dans ces objets et en faisant partie. » Porphyre, à la suite de ce pas­sage, reconnaît la difficulté, et se hâte de decla­rer qu’il renonce, au moins pour le moment, à résoudre cette question. Mais le commentaire supplée à ce silence de l’auteur, et expose rapi­dement des considérations que nous allons ana­lyser, comme le premier monument de la dis­cussion à laquelle furent soumis les universaux.

« Nous concevons, dit Boëce (In Porphyrium a Victorino translatum, lib. I, sub fine), des choses qui existent réellement, et d’autres que nous formons par notre imagination, et qui n’ont point de réalité extérieure. A laquelle de ces deux classes doit-on rapporter les genres et les espèces ? Si nous les rangeons dans la première, nous aurons à nous demander s’ils sont corporels ou incorporels, et s’ils sont incorporels, il faudra examiner si, comme Dieu et l’âme, ils sont en dehors des corps, ou si, comme la ligne, la sur­face, le nombre, ils leur sont inhérents. Or le genre est tout entier dans chacun de ces objets ; il ne saurait donc être un, et, n’étant pas un, il n’est pas réel ; car tout ce qui est réellement, est en tant qu’individuel · on peut en dire autant des espèces. De là cette alternative : si le genre n’est pas un, mais multiple, il faut de nécessité qu’il se résolve dans un genre supérieur, et successi­vement de genre supérieur en genre supérieur, en remontant toujours sans limite et sans terme ; si, au contraire, il est un, il ne saurait être commun à plusieurs ; il n’est donc véritablement pas. Sous un autre point de vue, si le genre et l’espèce sont simplement un concept de l’intelli­gence, comme tout concept est ou l’affirmation ou la négation de l’état d’un sujet, d’un être qui est soumis à notre perception, tout concept sans un sujet est vain, le genre et l’espèce viennent d’un concept fondé sur un sujet, de manière à le reproduire fidèlement, ils ne sont pas alors seulement dans l’intelligence, ils sont encore dans la réalité des choses. Il faut aussi chercher quelle est leur nature. Car si le genre^ emprunté à l’objet, ne les reproduisait pas fidelement, il semble qu’il faudrait abandonner la question, puisque nous n’aurions ici ni objet vrai, ni con­cept fidèle d’un objet. Cela serait juste, s’il n’é­tait pas d’ailleurs inexact de dire que tout con­cept emprunté à un sujet, et qui ne le reproduit pas fidèlement, est faux en lui-même ; car ; sans nous arrêter aux conceptions fantastiques, incon­testablement vraies en tant que conceptions, nous voyons que la ligne est inhérente au corps, et qu’elle n’en saurait être conçue séparée. C’est donc l’âme qui, par sa propre force, distingue entre ces éléments mêlés ensemble, et nous les présente sous une forme incorporelle, comme elle les voit elle-même. Les choses incorporelles, telles que celles que nous venons d’indiquer, possèdent diverses propriétés qui subsistent, même lorsqu’on les sépare des objets corporels auxquels elles sont inhérentes. Tels sont les genres et les espèces ; ils sont donc dans les ob­jets corporels, et aussitôt que l’âme les y trouve^ elle en a le concept. Elle dégage du corps ce qui est de nature intellectuelle, pour en contempler la forme telle qu’elle est en elle-même ; elle ab­strait du corps ce qui est incorporel. La ligne que nous concevons est donc réelle, et, quoique nous la concevions hors du corps, elle ne peut pas s’en séparer. Cette opération accomplie par voie de division, d’abstraction ; ne conduit pas à des résultats faux ; car l’intelligence seule peut aborder véritablement les propriétés. Celles-ci sont donc dans les choses corporelles, dans les objets soumis à l’action des sens ; mais elles sont conçues en dehors de ces objets, et c’est la seule manière dont leur nature et leurs propriétés puissent être comprises. Les genres et les espè­ces en tant que concepts de l’intelligence, sont formés de la similitude des objets entre eux ; par exemple l’homme, considéré dans les propriétés communes à tous les hommes, constitue l’espèce humaine, l’humanité, et, dans un degré supé­rieur de généralité, les ressemblances des espè­ces donnent le genre. Mais ces ressemblances que nous retrouvons dans les espèces et dans les enres, existent avant tout dans les individus ; e sorte que, en réalité, les universaux sont dans les objets, tandis qu’en tant que conçus, ils en sont distincts et séparés. Ainsi donc le parti­culier et l’universel, l’espèce et le genre ont un seul et même sujet, et k différence consiste en ce que l’universel est pensé en dehors du sujet, le particulier senti dans le sujet même où il existe. »

Telles sont les considérations indiquées par Boëce sur les universaux. Nous n’en ferons point la critique, et nous ne tenterons pas de distin­guer les aperçus ingénieux des notions confuses qui s’y rencontrent. Le lecteur verra facilement que toutes les difficultés résultent de l’incerti­tude où l’on était encore, en partie, sur la véri­table nature de l’idée abstraite. Il n’est pas sans intérêt de savoir qu’il a fallu à l’intelligence hu­maine plusieurs siècles de discussion pour en re­trouver la connaissance précise. Boëce, à la suite d’un passage de ses écrits que nous venons d’ana­lyser, ajoute : « Platon pense que les universaux ne sont pas seulement conçus, mais qu’ils sont réel­lement, et qu’ils existent en dehors des objets. Aristote, au contraire, regarde les incorporels et les universaux comme conçus par l’intelligence, et comme existant dans les objets eux-mêmes. » Boëce, comme Porphyre, renonce à décider en­tre ces deux philosophes, la question lui parais­sant trop difficile : Altioris enim est philoso­phice, dit-il.

Quoi qu’il en soit, ces lignes constatent qu’à son point de départ, la querelle du réalisme et du nominalisme se présente sous deux faces principales : la face platonicienne et la face aris­totélicienne. Non qu’elles s’opposent absolument l’une à l’autre : la doctrine platonicienne, il est vrai, caractérise, à l’exclusion de toute autre, une des formes du réalisme ; mais en dehors d’elle ; dans le cercle même du peripatétisme renouvele par la scolastique, il y eut des réalistes et des no­minaux. Ce sont les arguments péripatéticiens pour et contre que Boëce vient de nous faire con­naître. La lutte s’est continuée sous les mêmes influences ; toutefois la face platonicienne s’est montrée plus rarement, la face aristotélicienne a rédominé, et cette prédominance devait contriuer à la victoire du nominalisme.

Le livre qui fait le plus d’honneur à Boëce, et dont la forme élégante et le style varié le placent au rang des écrivains les plus distingués de Rome chrétienne, c’est le Traité de la Consola­tion, en cinq livres, qu’il écrivit dans sa capti­vité de Pavie. Cet opuscule, composé alternati­vement de vers et de prose, est l’expression d’une âme éclairée par une saine philosophie qui supporte ses maux avec patience, parce qu’elle a mis son espoir dans une Providence qui ne saurait la tromper. « Ce n’est pas en vain que nous espérons en Dieu, dit-il en terminant, ou que nous lui adressons nos prières ; quand elles partent d’un cœur droit, elles ne sauraient demeurer sans effet. Fuyez donc le vice, et cul­tivez la vertu ; qu’une juste espérance soutienne votre cœur, et que vos humbles prières s’élèvent jusqu’à l’Éternel ! Il faut marcher dans la voie droite, car vous êtes sous les yeux de celui aux regards duquel rien n’échappe. ·> Ce petit traité a été souvent réimprimé. La meilleure édition est celle de Leyde, cum notis variorum, in-8, 1777. Il a été souvent traduit. La plus ancienne traduction française est attribuée à Jean de Meun, auteur du roman de la Rose, in-f°, Lyon, 1483. Elle passe pour la première traduction du latin en français. La meilleure et la plus com­plète édition des œuvres de Boëce est celle de Bâle, in-f®, 1570, donnée par H. Loritius Glareanus. Indépendamment des commentaires et des traductions que nous avons indiqués, on y trouve encore des traités d’Arithmétique, de Musique et de Géométrie. L’abbé Gervaise a publié en 1715 une Histoire de Boëce. Voy. Thesis philo­sophica de Boethii consolationis philosophicœ libro, par M. Barry, Paris, 1832, in-8. H. B.

BŒHM ou BOËHME (Jacob), communément appelé le Philosophe teutonique, un des plus grands représentants du mysticisme moderne et de cette science prétendue surnaturelle que les adeptes ont décorée du nom de théosoptiie. Il naquit, en 1575, dans le Vieux-Seidenbourg, vil­lage voisin de Gorlitz, dans la haute Lusace, d’une famille de pauvres paysans qui le laissa, jusqu’à l’âge de dix ans, privé de toute instruc­tion et occupé à garder les bestiaux. Mais déjà alors, si l’on en croit ses biographes^ il se fit re­marquer par une vive imagination, a laquelle se joignait la dévotion la plus exaltée. Après avoir été initié, dans l’école de son village, à quelques connaissances très-élémentaires, il fut mis en apprentissage chez un cordonnier de Gorlitz, et il exerça cette profession dans la même ville jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce n’était là que le côte matériel de son existence ; dans le monde spirituel, Boehm se voyait, par un effet de la grâce, élevé au comble de toutes les grandeurs. Les querelles religieuses, les subtilités théologi­ques de son temps, et plus tard l’influence de la philosophie de Paracelse, jointe à son exaltation naturelle, entraînèrent vers le mysticisme sa riche et profonde intelligence. Dès lors, prenant son amour de la méditation pour une vocation d’en haut, et les confuses lueurs de son génie pour une révélation surnaturelle, il ne douta pas qu’il n’eût reçu la mission de devoiler aux hom­mes des mystères tout à fait inconnus avant lui. bien qu’ils soient exprimés sous une forme sym­bolique à chaque page de l’Écriture. Boehm nous raconte lui-même qu’avant de se décider à prendre la plume, il a été visité trois fois par la grâce, c’est-à-dire qu’il a eu trois visions séparées l’une de l’autre par de longs intervalles : la pre­mière vint le surprendre quand il voyageait en qualité de compagnon ; et n’avait pas encore atteint l’âge de dix-neuf ans. Elle laissa peu de traces dans son esprit, quoiqu’elle eût duré sept jours. La seconde lui fut accordée en 1600, au moment où il venait d’atteindre sa vingt-cin­quième année. Il avait les yeux fixés sur un vase d’étain quand il éprouva tout à coup une vive impression, et au même instant il se sentit rav* dans le centre même de la nature invisible ; sa vue intérieure s’éclaircit ; il lui semblait qu’il li­sait dans le cœur de chaque créature, et que l’essence de toutes choses était révélée à ses re­gards. Enfin, dix ans plus tard, il eut la dernière vision, et c’est afin d’en conserver le souvenir qu’il écrivit, sous l’influence même des impres­sions extraordinaires qui le dominaient, son pre­mier ouvrage intitulé : Aurora ou l'Aube nais­sante. Ce livre avait déjà fait l’admiration de quelques enthousiastes, amis de l’auteur, quand il fut publié en 1612. Il fut moins gcûté d’un cer

lain Jean Richter, pasteur de Gorlitz, lequel, croyant la religion gravement compromise par cette production étrange, attira sur Boehm une petite persécution dont le seul résultat fut de l’entretenir dans son fanatisme et d’accroître son Importance. Cependant, soit pour obéir à une défense de l’autorité, soit par l’effet d’une réso­lution tout à fait libre, Boehm garda le silence jusqu’en 1619. C’est alors seulement que parut son second ouvrage, la Description des vrais principes de l’essence divine, et. tous les autres, à peu près au nombre de trente, suivirent sans interruption. Il n’y a que l’ignorance et la cré­dulité la plus aveugle qui aient pu prétendre que Boehm ne connaissait pas d’autre livre que la Bible ; il suffit de jeter un coup d’œil sur ses écrits, même le premier, pour y reconnaître à chaque pas le langage et les idées de Paracelse. Il connaissait certainement les écrits de Wagenseil, théosophe et alchimiste de son temps, et il vivait habituellement dans la société de trois médecins pénétrés du même esprit, Balthazar Walther, Cornelius Weissner et Tobias Rober. Ces trois enthousiastes, dont le premier avait voyagé en Orient pour y chercher la sagesse et la pierre philosophale, formèrent autour de no­tre cordonnier-prophète le noyau d’une secte nouvelle, qui ne tarda pas à compter dans son sem des hommes très-distingués par leur savoir ou par leur naissance. Boehm mourut en 1624, au retour d’un voyage à Dresde, où il avait dé­fendu avec succès, devant une commission de théologiens, l’orthodoxie de ses principes.

Le but que poursuit Boehm dans tous ses écrits, ou plutôt le don qu’il croit avoir obtenu de la faveur divine, c’est la science universelle ou ab­solue, c’est la connaissance de tous les êtres dans leur essence la plus intime et dans la totalité de leurs rapports. Ce don surnaturel, il le communi­que à ses lecteurs comme il prétend l’avoir reçu, sans ordre, sans preuves, sans logique, dans un langage inculte, dont l’Apocalypse et l’alchimie font les principaux frais, entremêlé de déclama­tions fanatiques contre toutes les églises établies et traversé de loin comme par des éclairs de génie qui ouvrent à l’esprit des horizons sans fin. Il repousse les procédés ordinaires de la réflexion pour les autres comme pour lui-même, regardant la grâce, les inspirations du Saint-Esprit comme la source unique de toute vérité et de toute science. Son unique souci est de se mettre d’ac­cord avec PÉcriture ; mais cela n’est pas difficile avec la méthode arbitraire des interprétations symboliques, qui fait sortir des livres saints tout ce qu’on est résolu d’y trouver. Cependant, une fois qu’on a traversé cette grossière enveloppe du mysticisme, on aperçoit dans les ouvrages de Boehm un vaste système de métaphysique dont un panthéisme effréné fait le fond, et qui, par sa construction intérieure, par sa prétention à réu­nir dans son sein l’universalité des connaissances humaines, ne ressemble pas mal à quelques-unes des doctrines philosophiques de l’Allemagne con­temporaine. Nous allons maintenant faire con­naître ce système dans ses résultats les plus essentiels et dans un ordre approprié à sa na­ture.

Dieu est à la fois le principe, la substance et la fin de toutes choses. En créant le monde, il n’a fait autre chose que s’engendrer lui-même, que sortir des ténèbres pour se produire à la lumière, que secouer l’indifférence d’une éternité immo­bile pour donner carrière à son activité, à son in­telligence infinie, et ouvrir en lui toutes les sour­ces de la vie. Il est donc indispensable, pour bien le connaître, de le considérer sous un double aspect : tel qu’il est en lui-même, caché dans les profondeurs de sa propre essence ; et tel qu’il se montre dans la nature ou dans la création.

Dieu, considéré en lui-même en dehors ou audessus de la nature^ est un mystère impénétrable à toutes nos facultés, qui ne peut être défini par aucune qualité ni par aucun attribut. Il n’est ni bon ni méchant, il n’a ni volonté ni désir, ni joie ni douleur, ni haine ni amour. Le bien et le mal, les ténèbres et la lumière sont confondus dans son sein ; il est tout, et en même temps il n’est rien. Il est tout ; car il est l’origine et le principe des choses, dont l’essence se confond avec son essence. Il n’est rien ; car la matière n’existe pas encore, c’est-à-dire qu’il y a absence de vie, de forme, de qualité, de tout ce qui lui donne de la réalité à nos yeux (de Signatura rerum, lib. III, c. ii). C’est cet être sans conscience et sans per­sonnalité, comme nous dirions aujourd’hui, ou, comme dit Boehm, cet abîme sans commence­ment ni fin, où régnent la nuit, la paix et le si­lence, qui occupe le rang de Dieu le Père. Dieu le Fils, c’est la lumière qui luit dans les ténè­bres ; c’est la volonté divine qui d’indifférente qu’elle était a un objet, mais un objet éternel et infini. Or, l’objet de la volonté divine, c’est cette volonté elle-même se réfléchissant dans son pro­pre sein, ou se reproduisant à sa ressemblance, c’est-à-dire se connaissant par le Verbe, par l’é­ternelle sagesse. Enfin l’expansion, la manifesta­tion continue de la lumière, l’expression de la sagesse par la volonté, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’exercice même des facultés divines, c’est le Saint-Esprit, dont on a raison de dire qu’il procède à la fois du Père et du Fils. Pour mieux nous faire comprendre cette explication du dogme de la Trinité ; Boehm nous engage (Description des trois principes, liv. VII, ch. xxv) à jeter un coup d’œil sur notre propre nature. « Prends une comparaison en toi-même. Ton âme te donne en toi : 1° l’esprit par où tu penses ; cela signifie Dieu le Père ; 2’la lumière qui brille dans ton âme, afin que tu puisses connaître ta puissance et te conduire ; cela signifie Dieu le Fils ; 3° la base affective qui est la puissance de la lumière, l’expansion de la lumière par laquelle tu régis le corps ; cela signifie Dieu PEsprit-Saint. » Tel est Dieu considéré en lui-même et dans sa sainte Trinité, c’est-à-dire dans la totalité infinie de ses perfections, dans la plénitude de son existence et de son amour. Voyons maintenant ce qu’il devient dans la nature.

Selon Jacob Boehm, il y a deux natures, qu’il faut se garder de confondre, quoique toutes deux sortent de la même source : l’une est éternelle, invisible, directement émanée de Dieu, formée par la réunion de toutes les essences qui entrent dans la composition des choses et qui, par la di­versité de leurs rapports, donnent naissance à la diversité des êtres : véritable intermédiaire entre Dieu et la création, espèce de démiourgos, d’ar­tisan invisible mis au service de l’éternelle sa­gesse ; ce que, dans la langue de Spinoza, on ap­pellerait la nature nalurante. L’autre, c’est la nature visible et créée, l’univers proprement dit.

Voici comment du sein de l’unité divine sortent toutes les essences, toutes les qualités fondamen­tales ou, comme nous dirions aujourd’hui, toutes les forces dont l’ensemble constitue la nature éternelle. Elles existent d’abord confondues et identifiées dans l’essence suprême, c’est-à-dire dans la volonté ou dans la puissance divine, que Boehm nous représente comme Dieu le Père. Mais la volonté divine se regardant à la lumière de l’éternelle sagesse, et se voyant dans sa perfection infinie, conçoit pour elle un amour, ou plutôt un désir irrésistible, par l’effet duquel elle se trouve en quelque sorte divisée en deux et mise en op­position position avec elle-même. Or ce qu’il y a de plus parfait, c’est la lumière, et ce qui est en opposition avec la lumière, ce sont les ténèbres. Ces deux principes, ou plutôt ces deux aspects de la nature divine, se divisent à leur tour, et ainsi se distinguent, les unes des autres, les sept essences, ou, comme les appelle Saint-Martin, les Sources-Esprits qui constituent le fonds commun de toute existence finie et de l’univers tout entier.

La première de ces essences, c’est le désir, qui engendre successivement l’âpre, le dur, le froid, l’astringent, en un mot tout ce qui résiste. C’est le désir qui a présidé à la formation des choses et les a fait passer du néant à l’existence.

La seconde, c’est le mouvement ou l’expansion dont résulte la douceur, la force qui a pour attribut de séparer, de diviser, de multiplier, comme le désir de condenser et de réunir. C’est par cette seconde puissance que tous les éléments sont sortis du mysterium magnum, c’est-à-dire du chaos.

La troisième est celle qui donne un but et une direction à l’expansion. Dans le monde physique elle se produit sous forme de l’amertume ; dans le monde moral elle engendre à la fois la sensibilité et la volonté naturelle, c’est-à-dire les instincts, les passions et la vie des sens. Ces trois premières qualités ou essences sont le fondement de ce que Boehm appelle colère ; car, lorsqu’elles ne sont pas tempérées par les qualités suivantes, elles n’engendrent que le mal : elles donnent naissance à la mort, et à l’enfer et à l’éternelle damnation (Aurora, c. xxiii, § 23).

La quatrième, c’est le feu spirituel au sein duquel doit se montrer la lumière ; c’est l’effort, l’énergie qui résulte des trois qualités précédentes, l’énergie de la volonté instinctive et de la vie elle-même. Joignez-y la lumière, c’est-à-dire la sagesse, ce sera l’amour ; mais qu’on la laisse abandonnée à elle-même, elle ne sera qu’un instrument de destruction, un feu dévorant, le feu de la colère.

La cinquième qualité ou essence, c’est la lumière qui change en amour le feu de la colère, la lumière éternelle qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura pas de fin, celle qu’on appelle le Fils de Dieu (ubi supra, § 34-40).

La sixième, c’est le son ou la sonoréité, c’est-à-dire l’entendement, l’intelligence finie, qui est comme un écho, un retentissement de la sagesse éternelle et la parole par laquelle elle se révèle dans la nature.

Enfin la septième émane du Saint-Esprit comme les deux précédentes émanent du Fils. Elle est représentée, tantôt comme la forme, comme la figure qui donne à l’existence son dernier caractère (ubi supra, c. xliii), tantôt comme l’Être lui-même, comme la substance au sein de laquelle se combinent entre elles toutes les autres essences ; car de même qu’elles sont sorties de l’unité, elles doivent y rentrer et former dans leur ensemble un seul principe que Boehm, dans son langage alchimique emprunté de Paracelse, appelle souvent du nom de teinture (voy. Aurora, c. xxiii. — Clef et explication de plusieurs points, nos 25-73). Aussi a-t-il soin de nous dire que la destruction de ces sept qualités ou productions premières, quoique nécessaire pour donner aux hommes une idée de la nature éternelle, est en elle-même sans réalité. « De ces sept productions aucune n’est la première et aucune n’est la seconde, la troisième ou la dernière ; mais elles sont toutes sept chacune la première, la seconde, la troisième, la quatrième et la dernière. Cependant je suis obligé de les placer l’une après l’autre, selon le mode et le langage créaturel, autrement tu ne pourrais me comprendre ; car la Divinité est comme une roue, formée de sept roues l’une dans l’autre, où l’on ne voit ni commencement ni fin. » (Aurora, c. xxiii, § 18.)

Au-dessous de la nature éternelle, nous rencontrons la nature visible, ou, comme dirait encore Spinoza, la nature naturée, qui est une émanation et une image de la première. Tout ce que contient celle-ci dans les conditions de l’éternité, l’autre nous le présente sous une forme créaturelle, c’est-à-dire que dans son sein les essences se traduisent en existences et les idées en phénomènes. Les corps qui nous environnent, les éléments et les étoiles, ne sont qu’un écoulement, une effluve, une révélation du monde spirituel, et, malgré leur diversité apparente, ils sont tous sortis du même principe, tous ils participent de la même substance. « Si tu vois une étoile, un animal, une plante ou toute autre créature, garde-toi de penser que le créateur de ces choses habite bien loin, au-dessus des étoiles. Il est dans la créature même. Quand tu regardes la profondeur, et les étoiles, et la terre, alors tu vois ton Dieu, et toi-même tu as en lui l’être et la vie. » (Aurora, c. xxiii, § 3, 4, 6.) Il ne faut donc point prendre à la lettre le dogme de la création ex nihilo ; mais ce néant, ce rien dont on nous apprend que Dieu a tiré tous les êtres, ce n’est pas autre chose que sa propre substance avant d’avoir revêtu aucune forme. Aux yeux de Boehm la nature est le corps de Dieu, un corps qu’il a tiré de lui-même et dont les éléments, les diverses parties ont d’autant plus de durée et de perfection qu’elles sont plus rapprochées de leur centre commun, c’est-à-dire de l’unité. Au contraire, plus elles s’éloignent de ce centre, plus elles sont grossières et fugitives (Signatura rerum, c. vi, § 8).

Si Dieu est la substance commune de tout ce qui existe, il est aussi la substance, ou du moins le principe du mal, et le mal, le démon, l’enfer, sont en lui comme le reste. Boehm ne recule pas devant cette monstrueuse conséquence. « Il est Dieu, dit-il en parlant du premier être, il est le ciel, il est l’enfer, il est le monde (2° Apologie contre Tilken, no 140). Le vrai ciel où Dieu demeure est partout, en tout lieu, ainsi qu’au milieu de la terre. Il comprend l’enfer où le démon demeure et il n’y a rien hors do Dieu. » (Descript. des trois principes, ch. vii, § 21.) En effet, nous avons déjà vu précédemment comment le souverain Être, épris d’amour pour sa propre perfection, se met en opposition avec lui-même : on le conçoit sous deux aspects dont l’un représente la lumière et l’autre les ténèbres. Eh bien, les ténèbres ne sont pas autre chose que le mal, sans lequel il serait impossible, même à l’intelligence divine, de dire, de concevoir et d’aimer le bien. Cependant, il ne faudrait pas seulement regarder le mal comme une pure négation, à savoir l’absence du bien et de la perfection absolue ; il forme aussi une puissance positive, il est la force, l’énergie, la volonté et le désir séparés de la sagesse, il est ce feu de la colère dont nous avons parlé un peu plus haut ; il est aussi l’enfer, car il n’existe point d’angoisse comparable à celle de ce désir séparé de son objet et brûlant dans les ténèbres (Signatura rerum, c. xvi, § 26).

La nécessité du mal est plus évidente encore dans la nature ; car le désir, les obstacles et la souffrance sont les conditions mêmes des biens qui nous arrivent, tant dans l’ordre moral que dans l’ordre physique. S’il n’existait, dit Boehm, aucune contradiction dans la vie, il n’y aurait pas de sensibilité, pas de volonté, pas d’activité, pas d’entendement, pas de science ; car une chose qui ne rencontre pas de résistance capable de la provoquer au mouvement, demeure immo­bile (Contemplation divine, liv. I, ch. ix). Si la vie naturelle ne rencontrait pas de contradiction, elle ne s’informerait jamais du principe dont elle est sortie, et de cette manière, le Dieu ca­ché demeurerait inconnu à la vie naturelle (ubi supra). On démontre par un raisonnement sem­blable que sans la douleur nous ne connaîtrions pas la joie, que la jouissance sort toujours des angoisses et des ténèbres du désir. Aussi Boehm, dans son langage inculte, mais plein d’imagina­tion, a-t-il appelé le démon, c’est-à-dire le mal personnifié, le cuisinier de la nature ; car, dit-il en continuant la métaphore, sans les aromates, tout ne serait qu’une fade bouillie (Mysterium magnum, c. xvm).

Avec les éléments que nous possédons déjà, il est facile de deviner le rang que ce système donne à la nature humaine. L’homme nous offre en lui une image et un résumé de toutes choses ; car ii appartient à la fois aux trois sphères de l’existence que nous venons de parcourir. Il tient à Dieu par son âme, dont le principe se confond avec l’essence divine ; c’est la lumière divine qui fait le fond de notre intelligence, et c’est Dieu lui-même qui est notre vie et notre savoir. L’esprit qui est en nous est celui-là même qui a assiste à la création ; il a tout vu et il voit tout à la lumière suprême (Description des trois principes, ch. vu, § 6). Par l’essence de son corps ; l’homme tient à la nature éternelle, source et siege de toutes les essences. Enfin, par son corps proprement dit, il appartient à la nature visible. Ainsi s’explique la faculté que nous avons de connaître Dieu et l’univers tout entier. Car, dit-il (ubi supra), « lorsqu’on parle du ciel et de la génération des éléments, on ne parle point de choses éloignées, ni qui soient à dis­tance de nous ; mais nous parlons de choses qui sont arrivées dans notre corps et dans notre âme, et rien n’est plus près de nous que cette géné­ration au sein de laquelle nous avons la vie et le mouvement, comme dans notre mère. »

Avec une pareille métaphysique, toute morale devient un non-sens. Cependant Boehm en a une sur laquelle nous n’insisterons pas, car elle est commune à tous les mystiques : ne s’attacher à rien dans ce monde, ne penser ni au jour ni au lendemain, se dépouiller de la volonté et du sentiment de son existence personnelle, s’abîmer dans la grâce, et hâter par la contemplation et par la prière l’instant où l’âme doit se réunir à Dieu, en un mot, s’efforcer de ne pas être, tel est, selon lui, le but suprême de la vie.

Ce système est le fruit des idées protestantes sur la grâce, mêlées à l’alchimie et à certains principes cabalistiques très-répandus au xvie siè­cle. Ce que nous ne comprenons pas ? c’est que des hommes qui se croient des chrétiens ortho­doxes, aient partagé cet engouement, ce respect presque religieux pour ce chaos informe, ou le panthéisme coule à pleins bords.

Les œuvres de J. Boehm, toutes écrites en allemand, ont été réimprimées plusieurs fois. 11 en a paru à Amsterdam quatre éditions : la pre­mière, chez Henri Betcke, in-4, 1675 ; la seconde, beaucoup plus complète, a été publiée par Gichtel, un sectateur de Boehm, en 10 vol. in-8, 1682 ; la troisième, 2 vol. in-4, a paru en 1730, sous le titre de Theologia revelata ; enfin la quatrième, en 6 vol. in-8, est de la même année. En 1831, un autre sectaire de Boehm, Scheibler, a com­mencé à Leipzig, la publication d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Jacob Doelim, in-8. Les œuvres de Boehm ont été traduites en anglais par Guillaume Law, 4 vol. in-4, Lon­dres, 1765, et 5 vol. in-4, 1772. Saint-Martin a traduit en français les trois ouvrages suivants : 1° l'Aurore naissante, 2 vol. in-8, Paris, an VIII ; 2° les Trois Principes de l’essence divine, 2 vol. in-8, Paris, an X ; 3° le Chemin pour aller à Christ, 1 vol. in-12, Paris, 1822. On avait com­mencé, en 1684, une traduction italienne qui n’a pas eu de suite. Il existe aussi, sur Jacob Boehm, plusieurs écrits biographiques, apologé­tiques et critiques dont voici les principaux : Histoire de Jacob Boehm, ou Description des événements les plus importants, etc., in-8, Hamb., 1608, et dans le premier volume de l’é­dition de 1682 (ail.).Joh. Ad. Calo, Disputatio sistens historiam Jac. Boehmii, in-4. Wittem­berg, 1707 et 1715. Just Wessel Raupaeus. Dissertatio de Jac. Boehmio, in-4, Soest, 1714.

  • Ad. Sig. Bùrger, Disputatio de sutoribus fa­naticis. in-4, Leipzig, 1730. Jacob Boehm, Essai biographique, in-8, Dresde, 1802 (ail.).Introduction à la connaissance véritable et fon­damentale du grand mystère de la Béatitude, etc., 1 vol. in-8, Amsterdam, 1718 (ail.). De la Motte Fouquet, Essai biographique sur J. Boehm, 1 vol. in-8, Greiz, 1831. Henrici Mori, Philosophice teutonicæ censura, dans le tome I de ses œuvres, Londres, 1679, p. 529.

BŒHME (Christian-Frédéric), théologien-phi­losophe, né en 1766, à Risenberg, professeur au gymnase d’Altenberg, pasteur et inspecteur à Luckau, docteur en théologie et membre du consistoire. Il appartient à l’école de Kant, dont il a défendu les doctrines contre l’idéa­lisme de Fichte. Voici les titres de ses ouvrages philosophiques : de la Possibilité des jugements synthétiques a priori, in-8, Altenb., 1801 ; Com­mentaire sur et contre le premier principe de la science d’après Fichte, suivi d’un Epilogue sur le système idéaliste de Fichte, in-8, ib., 1802 ; —Eclaircissement et solution de celle question : Qu’est-ce que la vérité ? in-8, ib., 1804. A ces trois ouvrages, écrits en allemand, il faut ajouter celuici, qui s’est publié en latin : de Miraculis Enchi­ridion, 1805. Les écrits suivants appartiennent à la philosophie et à la théologie : la Cause du supernaturalisme rationnel, in-8, Neusl. s. PO., 1823 ; de la Moralité du Mensonge, dans le cas de nécessité.

BOËTHIUS (Daniel), philosophe suédois, at­taché à la doctrine de Kant qu’il enseignait à l’Université d’Upsal pendant les premières an­nées de ce siècle. Mais, comme écrivain, il s’est appliqué principalement à l’histoire de la philo­sophie, qui lui doit les ouvrages suivants : Diss. de philosophice nomine apud veteres Romanos inviso, in-4, Upsal, 1790 ; Diss. de idea histo­ria philosophice rite formanda, in-4, ib. ; 1800 ;

  • Diss. de praecipuis philosophice epochis, in-4, Londres, 1800 ; de Philosophia Socratis, Up­sal, 1788.

BOÉTHUS. Ce nom, qu’il ne faut pas confon­dre avec celui de Boëthius, appartient à la fois à quatre philosophes de l’antiquité : le premier est un stoïcien dont le souvenir nous a été transmis par Cicéron et par Diogène Laërce, liv. VII, ch. i. 11 n’admettait pas. avec les autres philosophes de son école, que le monde fût un animal, et, au lieu de deux motifs de nos juge­ments, il en connaissait quatre, à savoir : l’esprit, la sensation, l’appétit et l’anticipation. Il avait composé une Physique et un traité du Destin en plusieurs livres. Le second est un péripatéti­cien, disciple d’Andronicus de Rhodes et origi­naire de Sidon. Strabon, son condisciple, le cite (liv. XVI) au nombre des philosophes les plus distingués de son temps, ce qui veut dire, sans doute, de son école, et Simplicius ne craint pas delui donner l’épithète d’admirable. Ses travaux, aujourd’hui perdus pour nous, paraissent avoir été connus jusqu’au vic siècle, car ils sont cités, à cette époque, par Ammonius (in Categ., fol. 5, a) et David l’Arménien. Ils consistaient en un commentaire sur les Catégories d’Aristote et un ouvrage original, destiné à soutenir la théorie du relatif selon Aristote, contre la doctrine stoï­cienne. Le troisième philosophe du nom de Boéthus est un autre péripatéticien, Flavius Boéthus, de Ptolémaïs, disciple d’Alexandre de Damas et contemporain de Galien. Enfin, le qua­trième est un épicurien et un géomètre cité par Plutarque, qui en a fait un des interlocuteurs de son Dialogue sur l’oracle de la Pythie.

BOÉTIE (La), né à Sarlat en 1530 et mort en 1563, serait sans doute peu connu, malgré quel­ques écrits ébauchés pendant le cours d’une vie prématurément terminée et consacrée aux de­voirs de la magistrature, si Montaigne ne s’était chargé de recueillir ses travaux, et surtout de rendre son nom immortel en rappelant souvent, et avec des traits qu’on n’oubliera jamais, leur commune amitié. Ce n’est pas à ce titre qu’il mérite une brève mention d.ms ce recueil, et quoiqu’il ait traduit une partie de l’Économique, attribuée à Aristote, et la Mesnagerie de Xénophon, rien n’autorise à penser qu’il ail étudié particulièrement la philosophie ; mais une élo­quente déclamation de quelques pages contre la tyrannie lui assure une place parmi les publicistes du xvie siècle. Comment un grave magis­trat, toujours soumis au pouvoir et d’opinion très-modérée, fut-il conduit à écrire cette véhé­mente philippique qu’on appelle le traité de la Servitude volontaire^ ou le Contr’un ? D’Aubigné insinue qu’il obéit a un mouvement d’amourpropre froissé ; Montaigne, qui est un peu confus de la vivacité de son ami, et qui n’ose publier son opuscule, de peur qu’il ne donne des armes « à ceux qui cherchent à troubler et à changer l’estat de notre police, » avance qu’il le composa « dans son enfance, par manière d’exercilation seulement. » De Thou, qu’il vaut peut-être mieux croire en ce point, assure que le spectacle de la ville de Bordeaux en proie aux fureurs du con­nétable de Montmorency, exécuteur de la ven­geance royale, arracha du cœur de I.a Boétie ce cri d’indignation. Quoi qu’il en soit, cette œuvre, pour être courte, n’est pas à dédaigner : l’anti­quité y respire, non pas en ses doctrines, mais en ses sentiments et à son langage, également passionnés contre la tyrannie ; et la politique, dégagée de toute théorie, s’y appuie sur le bon sens et la justice. On réduirait facilement ces pages à ces trois idées : l’opposition de la liberté naturelle et de la servitude politique, et le moyen de se débarrasser de celle-ci pour retour­ner à celle-là. Les hommes sont libres par la vo­lonté de Dieu, « subjects à la raison et serfs de personne. » En cela tous sont égaux, « tous faicts de mesme forme, et comme il semble, à mesme moule, afin de nous entrecognoistre tous pour compaignons, ou plutost frères. ·> La société n’a pas d’autre but que de maintenir cette libre éga­lité, de resserrer les liens de la fraternité, et de faire « une communion de nos volontés. » Si la nature répartit parfois ses dons d’une manière inégale, ce n’est pas pour envoyer ici-bas les plus forts comme dans une forêt où ils attaque­ront les plus faibles ; c’est pour donner lieu à une mutuelle affection, « ayant les uns puissance de donner aide, et les autres besoing d’en recevoir, et ne peut tomber en lTentendement de per­sonne que nature ayt mis aulcuns en servitude, nous ayant tous mis en compaignie. » Voilà le dioit naturel ; mais comme il est en contra­diction avec l’état social ! il s’est trouvé des hommes, des « meschants princes » de diverses espèces^ tous intéressés à avilir les peuples, à leur faire perdre l’amour inné de la liberté, à transformer la servitude en une sorte d’habitude qui fait leur sécurité. La Boétie flétrit les tyrans au nom de la justice, au nom de l’histoire, et répète contre eux les imprécations des écrivains de l’antiquité, depuis Platon jusqu’à Cicéron. Il les dépasse en montrant à quel degré d’avilisse­ment descend sous ce régime la nature humaine ; comment les esprits y semblent privés de tout commerce et comme dénués « de ce grand pré­sent de la voix et de la parole, » comment il n’y a plus de ressort à l’activité, plus d’honneur dans les mœurs, et comment enfin le sentiment reli­gieux lui-même est corrompu dans sa source, parce que le tyran prend la religion pour com­plice, « et se la met devant comme garde corps. » Quant au remède, il n’est pas dilficile à indi­quer, et encore moins à employer. Cette servi­tude qui opprime les citoyens, ce sont eux-mê­mes qui l’ont nourrie, fortifiée, et qui la maintiennent. « Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. » Il n’y faut pas grands ef­forts ni combats périlleux ; il suffit de consentir à ne pas se donner beaucoup de peine pour s’im­poser un maître : « Je ne veulx pas que vous le poulsiez ny l’esbranliez ; mais seulement ne le soubstenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a desrobé la base, de son poids même fondre en bas et se rompre. » Voilà le fond de ce « discours. » Il est difficile de n’y pas reconnaître l’esprit républicain de l’antiquité : on peut sans doute distinguer entre la tyrannie et la royauté, et soutenir que les reproches adressés a l’une sont même une façon détournée de louer l’autre ; mais La Boétie ne paraît pas avoir eu cette arrière-pensée. Aussi les protes­tants qui rêvaient la république ont-ils fait grand accueil à sa dissertation ; et Montaigne, qui de­vait en savoir long sur les opinions de son ami, ne permet pas à la critique d’hésiter : « Je ne fays nul doubte, dit-il, qu’il ne creust ce qu’il escrivait ; car il estait assez conscientieux pour ne mentir pas mesme en se jouant ; et say da­vantage que s’il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu’à Sarlat ; et avecques raison. »

Les œuvres de La Boétie ont été publiées par Montaigne en 1571 ; mais le discours de la Ser­vitude volontaire ne figure pas dans cette édi­tion. Il circula longtemps manuscrit et sans nom d’auteur, et fut imprimé pour la première fois dans un recueil, Mémoires de l’Estat de France, en 1576. Au xvne siècle, c’était un livre rare. Coste l’a inséré dans son édition des Essais de Montaigne, et son exemple a été imité. M. de Lamennais l’a publié à part en 1835. E. C.

BOLINGBROCKE (Henri Saint-Jean, vicomte) fut un des hommes les plus célèbres et les plus influents du xvme siècle. Il naquit en 1672 à Bittersea, près Londres, d’une famille ancienne f-.t considérée. Doué des qualités les plus heux*euses, d’un esprit prompt et facile, d’une ima­gination vive et féconde, d’une certaine grâce mêlée de fermeté qui savait séduire et subju­guer tout à la fois, il ne résista pas à l’ivresse de ses premiers succès, et sa jeunesse se passa dans tous les genres de dérèglements. Il venait d’atteindre sa vingt-troisième année, quand son père, espérant le ramener à une vie plus sage, obtint de lui qu’il se mariât à une femme non moins distinguée par ses qualités personnelles que par sa fortune et par sa naissance ; mais le remède fut impuissant, et les jeunes époux ne tardèrent pas à se séparer pour toujours. La politique eut un resultat plus heureux que le ma­riage. Entré à la Chambre des communes peu de temps après cette rupture, Bolingbrocke y développa tous les talents qu’il avait reçus de la nature ; son éloquence, la solidité de son ju­gement, la profondeur de son coup d’œil en fi­rent tout d’abord un personnage politique de la plus haute importance. Il s’engagea dans le parti des torys et fut successivement secrétaire d’État au département de la guerre, puis minis­tre des affaires étrangères. C’est en cette qua­lité qu’au milieu des plus graves obstacles, et malgré tous les partis déchaînés contre lui, il amena la conclusion de la paix d’Utrecht. Mais après la mort de la reine Anne, tout changea de face : les whigs furent les maîtres, et Bolingbrocke, sur le point d’être mis en accusation pour crime de haute trahison, se réfugia en France, où il accepta, près du prétendant Jac­ques III, les fonctions de ministre. Toute espé­rance étant ruinée aussi de ce côté, et se voyant abandonné par le prétendant lui-même, Boling­brocke sollicita de Georges Ier la permission de retourner en Angleterre. Il l’obtint, après bien des difficultés, en 1723 j mais la carrière des af­faires lui resta fermee. Bolingbrocke tourna alors son activité vers l’étude et vers la presse, où il fit une vive opposition au gouvernement. Huit ans s’écoulèrent ainsi lorsque, après un se­cond voyage en France, il prit le parti de vivre entièrement dans la retraite entre Swift et Pope, ses deux amis. Il mourut en 1751, laissant un assez grand nombre de manuscrits qui furent publiés deux ans plus tard par le poëte David Mallet.

Bolingbrocke, comme on vient de le voir par ce rapide résumé des événements de sa vie, fut principalement un publiciste et un homme d’É­tat. Cependant, durant les années qu’il passa dans la retraite, il s’occupa aussi de philosophie. Il embrassa avec chaleur les opinions de son siècle. Dans un de ces écrits posthumes dont nous venons de parler, examinant la nature ; les limites et les procédés de l’intelligence, il se déclare hautement pour le système de la sensa­tion, tel que Locke l’avait conçu, et pour l’em­ploi exclusif de la méthode expérimentale. Tous les systèmes qui se sont succédé depuis Platon jusqu’à Berkeley lui paraissent de pures chimè­res, des rêveries plus ou moins poetiques qu’on a décorées mal à propos du nom de philosophie, et qui pourraient être supprimées sans aucun préjudice pour la science. Il pense que le corps fait partie de l’homme, aussi bien et au même titre que l’esprit ; que ce dernier n’est pas l’ob­jet d’une science distincte, mais qu’il est, comme le premier, du ressort ae la physique ou de l’histoire naturelle. Pour les connaître l’un et l’autre, il n’est pas d’autre moyen que d’obser­ver scrupuleusement tous les faits qui se pas­sent en nous depuis l’instant de la naissance jusqu’à celui de la mort. Viser plus haut, c’est de la folie ; et les métaphysiciens proprement dits lui semblent, comme à Buchanan, des hom­mes qui prennent la raison elle-même pour complice oo leur délire : Gens ratione furens.

Cependant, par une inconséquence dont il n’offre pas le seul exemple, Bolingbrocke ne re­fuse pas à l’homme la connaissance de Dieu ; mais c’est uniquement par l’expérience et par l’analogie qu’il prétend démontrer son exis­tence. Quelque chose existe maintenant ; donc il a toujours existé quelque chose ; car le nonêtre n’a pas pu devenir la cause de l’être, et une série do causes à l’infini est chose tout à fait in­concevable. Ce n’est pas encore tout : parmi les phénomènes de la nature nous rencontrons l’in­telligence ; or, l’intelligence ne peut pas avoir été produite par un être qui serait lui-même prive de cette faculté ; donc la première cause des êtres est une cause intelligente. De là ré­sulte que nier l’existence de Dieu, c’est se met­tre dans la nécessité logique de nier sa propre existence. Mais les convictions religieuses de Bolingbrocke ne vont pas plus loin. Il s’arrête au déisme, à un déisme inconséquent, et traite les religions révélées à la façon de ceux qu’on appelait alors les philosophes. Toute autorité en matière de croyance est illégitime à scs yeux, et il n’admet l’intervention du témoignage hu­main que pour les faits de l’ordre naturel et historique. Un tel homme devait beaucoup plaire à Voltaire, qui en parle, en effet, avec la plus haute admiration dans la plupart de ses ou­vrages philosophiques.

Tous les écrits de Bolingbrocke qui intéres­sent la philosophie portent le titre d'Essais et remplissent à peu près le troisième et le qua­trième volume de ses Œuvres complètes, pu­bliées après sa mort par Mallet (5 vol. in-4, Londres, 1753-1754), et condamnées par le grand jury de Westminster comme hostiles à la reli­gion, aux bonnes mœurs, à l’État et à la tran­quillité publique.

William Warburton, évêque de Glocester, a écrit, en 1775, un Aperçu de la philosophie de Bolingbrocke. On peut aussi consulter sur Bo­lingbrocke de Rémusat, l’Angleterre au dixhuitième siècle, 1 vol. in-8, Paris, 1856 ; 2 vol. in-18, Paris, 1865.

BONALD (Victor-Gabriel-Ambroise, vicomte de), né en 1753 à Monna, près Milhau, départe­ment de l’Aveyron, émigra en 1791. Après s’être montré peu de temps à l’armée de Condé, il se retira à Heidelberg, et bientôt après à Constance. La tranquillité rétablie en France^ et consolidée par le sacre de Napoléon, le décida à rentrer dans sa patrie, où sa réputation littéraire et l’influence de ses amis le firent nommer conseil­ler titulaire de l’Université. En 3815, la Restau­ration lui fournit l’occasion de jouer le rôle po­litique auquel semblait l’appeler la nature de ses écrits. Député de 1815 à 1822, pair de France de 1822 à 1830, il refusa de prêter serment au gouvernement établi parla révolution de juillet. Il est mort en 1840, le 23 novembre, dans le lieu de sa naissance, où il s’était retiré.

La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont pour but la solution de questions sociales : VEssai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ia Législation primitive, le traité du Divorce sont les écrits d’un publiciste, plus en­core que ceux d’un philosophe. Cependant l’au­teur a éprouvé le besoin de rattacher à des principes abstraits le système politique qu’il a développé ; il a cherché la justification de ses vues dans une philosophie qui lui est propre.

La philosophie de M. de Bonald repose en grande partie sur ce principe : l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Nous ne nous arrêterons qu’un moment pour faire remarquer l’obscurité de la première partie de cet axiome : l’homme pense sa parole. La pensée, d’après l’auteur, ne se manifestant, chez l’homme indi­viduel, qu’à l’instant où la parole se prononce dans son esprit, tout acte antérieur reste insai­sissable, et les expressions que nous venons de citer, alléguant une opération inobservable dans les données mêmes du système, ne présentent dans le fait aucun sens.

Nous sommes loin assurément de méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la théorie de M. de Bonald ; mais, comme il n’arrive que trop sou­vent, la considération exclusive d’une idée juste, peutêtre le désir secret de donner à cette idée une portée sociale, en a altéré l’exactitude. Il n’est personne qui méconnaisse le rapport étroit qui unit la pensée à la parole. Les philosophes les plus spiritualistes, Leibniz, par exemple, aussi bien que ceux qui ont tout rapporté à la sensation, comme Condillac, ont unanimement reconnu que le langage exerce* la plus grande influence sur la pensée. Nul doute que par sa clarté et sa précision une langue ne puisse être, plus qu’une autre, favorable au développe­ment de l’intelligence ; nul doute que, dans le travail individuel de la pensée, l’es mots qui nous la figurent et nous la présentent, n’en soient les corrélatifs, et ne contribuent à l’éclairer ou à la modifier. Mais partir de ces faits pour établir, entre la parole et la pensée, une dépendance tellement rigoureuse que l’homme ne voie jamais dans sa pensée que ce qui est contenu dans sa parole ; que celle-ci circon­scrive les données pures de l’intelligence de ma­nière à les empêcher, dans tous les cas, de fran­chir ce cercle étroit, c’est faire sortir a’un fait, vrai en lui-même, des conséquences forcées et inacceptables.

Et d’abord, la conscience de notre existence propre, qui seule rend possibles nos autres con­naissances, précède incontestablement en nous la présence de toute espèce de signes. A cette raison décisive peuvent se joindre d’autres con­sidérations qui démontrent la même vérité : il est certain, par exemple, que la pensée se prête à un nombre beaucoup plus considérable de nuances, que la parole n’en saurait exprimer. De là le tra­vail de l’écrivain qui essaye, en quelque sorte, les mots à ses idées, rejette l’un, adopte l’autre, crée une expression nouvelle, ou modifie l’ex­pression déjà connue par la place qu’il lui donne, par les expressions secondaires dont il l’entoure. Pour que cette opération puisse avoir lieu, il faut qu’il conçoive, chacun à part, la pensée et le mot dont il veut la revêtir ; il faut qu’il lui soit possible d’apercevoir l’idée en elle-même, d’en sentir toutes les nuances, pour constater ensuite par comparaison que le mot choisi les exprime fidèlement, ou se décider à en cher­cher un autre. Sans doute la pensée ne reste­rait pas longtemps dans l’intelligence à cet état purement abstrait : fatigués d’une contempla­tion difficile, nous la laisserions s’évanouir, et nous avons besoin que le langage vienne à no­tre secours ; mais la psychologie constate facile­ment la mesure d’indépendance qui appartient à l’esprit sous ce rapport, indépendance qui s’ac­croît de plus en plus, selon le degré de culture et la puissance d’abstraction qu’il acquiert par l’exercice.

On voit dès l’abord le parti que M. de Bo­nald, défenseur des gouvernements traditionnels et absolus, dut tirer de cette théorie pour ap­puyer ses vues sociales. Si, en effet, l’homme n’a dans sa pensée que ce que sa parole lui ré­vèle, il est enfermé sans retour dans les condi­tions de la langue qu’il parle : il ne saurait con­cevoir autre chose que les idées transmises, que les formes politiques, les maximes religieu­ses, morales, déjà en vigueur. Cependant il nous semble résulter de cette doctrine une con­séquence que M. de Bonald aurait désavouée, nous n’en doutons pas, car elle est en contra­diction avec le désir de donner une base immua­ble aux institutions sociales. L’homme n’aspire pas à la connaissance d’une vérité relative ; il tend à la vérité elle-même, à la vérité en soi. Le christianisme (Jean, ch. xiv, v. 16) et la phi­losophie sont d’accord sur ce point. Or, la vérité, avec son caractère éternel, ne saurait dépendre de certaines conditions finies, changeantes, re­latives du langage. Son siège est l’intelligence et la pensée. C’est là, dans le silence des sens et dans l’absence de leurs images, que nous devons la chercher. La parole n’est donc et ne doit être que son instrument ; et si la puissance tradition­nelle des langues est assez grande pour agir sur notre intelligence, malgré sa liberte et sa sponta­néité, nous ne devons pas oublier que l’effort de l’esprit humain tend chaque jour à nous affran­chir de plus en plus des liens de cette autorité contestable. L’influence exclusive du langage, telle que l’entend M. de Bonald, ne saurait donc produire qu’une vérité restreinte et relative, bonne peut-être pour garantir la stabilité d’un ordre social déterminé, et assurer la sécurité des classes qui le constituent ce qu’il est ; mais elle détournerait certainement l’homme et la société du terme qui leur est assigné : la pos­session de la vérité considérée en elle-même, et placée à ce titre au delà des conditions et des formes qui servent à l’exprimer et à la faire connaître.1 On pourrait répondre, sans doute, pour justifier M. de Bonald, que ce sont surtout les lois générales abstraites du langage, sa con­nexion etroite et nécessaire avec les formes de l’intelligence, qui constituent le point de départ des considérations qu’il a développées, et que, de ce point de vue, l’influence de la langue sur l’intelligence est incontestable, puisque c’est l’intelligence elle-même qui se traduit sous ces formes. Tout en admettant, en partie, cette rec­tification, nous répondrons à notre tour que les lois de la pensée préexistent à celles du langage, qu’elles en sont la raison et les produisent, loin de les subir, et que, vouloir qu’il en soit autre­ment, c’est nier la puissance spontanée de l’es­prit ; c’est, sans descendre, il est vrai, jusqu’au sensualisme^ compromettre cependant, en les soumettant a des conditions extérieures, son ac­tivité et son indépendance. On serait disposé à croire que telle fut en réalité la pensée de M. de Bonald, lorsqu’on examine la définition qu’il avait donnée de l’homme d’après Proclus, mais en l’altérant : « L’homme, dit-il, est une intelligence servie par des organes. » L’activité de l’âme nous paraît plus précisément réservée dans les paroles du philosophe grec : Anima utens corpore (ψυχή σώμ.ατι χρωμένη). Quoi qu’il en soit, nous regardons plutôt la conséquence que nous venons de signaler, comme une ten­dance indéterminée du système de l’auteur, que comme une conséquence avouée et réfléchie.

M. de Bonald a encore affaibli la part de vérité que renferme sa théorie de la parole, en considé­rant le langage comme un don spécial de Dieu, comme une faveur miraculeuse de sa toute-puissancè. Sans doute il est impossible de croire, comme quelques philosophes l’ont soutenu, que l’homme a inventé le langage, si l’on entend par le mot inventer un acte fortuit, un effort de génie, tels que ceux qui ont conduit à découvrir l’imprimerie, ou la force de la vapeur. Non, l’homme n’a pas inventé le langage de cette manière. Mais il n’est pas plus juste de considérer le don du langage comme distinct de celui auquel nous devons nos autres facultés, comme ajouté, en quelque sorte, par surcroît à l’organisation déjà complète de la créature. Dieu a crée l’homme pensant et sociable, et lui a donné dans la parole un moyen de se rendre compte à lui-même de ses propres pensées et de les communiquer aux autres ; l’action de cette faculté, que nous étudions dans le développement régulier des langues considérées soit dans leur unité, soit dans leur variété, porte en elle tous les caractères d’une loi providentielle, et n’a pas besoin, pour qu’on en apprécie l’importance, de se produire sous la forme d’un miracle, lorsque son universalité, sa régularité s’opposent à ce qu’on la considère comme un fait surnaturel.

Nous ne soumettrons qu’à une critique som­maire quelques autres parties de la philosophie de M. de Bonald, où, par un abus des expressions parole, penser sa parole, parler sa pensée, il semble réduire à de véritables jeux de mots la solution de plusieurs problèmes importants. De ce que le mot verbe signifie en latin parole, et qu’il a servi à traduire le mot λόγος de l’Évangile de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction en traduction, on puisse, sans confusion, établir, entre la parole humaine et l’essence divine, des similitudes qui ne sauraient exister entre des êtres si différents. Nous ne saurions admettre la légitimité de ces rapprochements, purement apparents, pas plus que l’introduction, dans la métaphysique et la théologie, de la langue de sciences qui leur sont étrangères. Lorsque, par exemple, M. de Bonald, pour caractériser à sa manière le dogme de l’incarnation, énonce cette proposition : Dieu est à l’homme Dieu, comme l’homme Dieu est à l’homme ; quel lecteur ne s’aperçoit que ce langage arithmétique ne pré­sente aucun sens admissible, et que ce serait le comble de la témérité que de vouloir faire su­bir, à cette étrange proportion, les transforma­tions régulières que la science enseigne à opé­rer sur les chiffres ?

Nous ferons encore une seule réflexion sur ces passages, dans lesquels M. de Bonald, établissant la nécessité d’un terme moyen entre le terme extrême Dieu et le terme extrême homme, passe insensiblement à l’idée de médiateur, et identifie ce terme moyen avec la personne du Verbe in­carné, comme il a identifié la parole divine avec la parole conçue ou articulée. Nous croyons que l’orthodoxie ne saurait accepter un système qui, regardant la venue de Jésus-Christ comme une suite nécessaire de la création de l’homme et de l’univers, enlève à la doctrine de la rédemption la libre détermination de la miséricorde divine, pour en faire le développement rigoureux d’une

loiprovidentielle, qui n’aurait pas même attendu la chute de l’homme pour rendre nécessaire l’intervention du Rédempteur. Mais nous n’avons pas à nous occuper d’accorder M. de Bonald avec l’Église ; nous dirons seulement que l’originalité de cette idée appartient à Malebranche. Indiquons maintenant, en peu de mots, le caractère général de la théorie sociale que l’auteur coordonne avec ces principes.

A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint un principe général par lequel il considère tous jes objets comme entrant dans les trois catégories de cause, moyen, effet. Ces termes, Dieu, mé­diateur et homme, ainsi devenus, dans le monde physique, cause ou premier moteur, mouvement, effets ou corps, se transforment dans sa théorie sociale en pouvoir, ministre, sujet, dont on nous montre l’application jusque dans la famille, où le pouvoir est l’époux, le ministre, la femme, le sujet, l’enfant. Nous pourrions nous arrêter à faire remarquer que l’époux est, dans ce qui concerne la famille, aussi souvent au moins mi­nistre que la femme, dont les fonctions ont été, par la nature, renfermées dans un cercle assez étroit ; mais de Bonald ne met pas dans l’obser­vation des faits une rigoureuse exactitude, et il renferme toute l’organisation politique de la so­ciété dans ces trois termes. Est-il nécessaire de fuire remarquer qu’il ne peut sortir de cette conception que le despotisme ? Nous lisons, en effet, dans la Législation primitive (liv. I, ch. ix) : « Le pouvoir veut, il doit être un ; les ministres agissent, ils doivent être plusieurs ; car la vo­lonté est nécessairement simple, et l’action né­cessairement composée. », On voit que les mi­nistres responsables des Etats modernes n’ont point de place dans cette doctrine.

Il serait parfaitement inutile de suivre M. de Bonald à travers les rapports forcés, les défini­tions inattendues, dont se compose l’exposition de ses idées ; car partout nous rencontrerions la même formule, appuyée sur des considérations et des faits qui, tous, fléchissent et se modifient, afin de se prêter plus facilement à une conclu­sion évidemment préconçue. Pour ne citer qu’un exemple de ces définitions où personne ne sau­rait reconnaître, dans les mots, le sens connu et admis par tous, nous demanderons si la diffé­rence qui existe entre la religion naturelle et la religion révélée a jamais été conçue telle que l’auteur la présente, dans le passage suivant (ib., liv. I, ch. vin) : « L’État purement domestique de la société religieuse s’appelle religion natu­relle, et l’état public de cette société est, chez nous, la religion révélée…. Ainsi, la religion naturelle a été la religion de la famille primi­tive, considérée avant tout gouvernement, et la religion révélée est la religion de l’État. » Une des conclusions immédiates de cette définition arbitraire, c’est la consécration de l’intolérance, et l’identification de la loi religieuse et de la loi politique. Ces principes expliquent facilement plus d’un vote de l’auteur en faveur des lois réactionnaires de la Restauration. Nous ajoute­rons que M. de Bonald ne recule pas devant la conséquence des principes qu’il a posés, et que c’est même là un des traits caractéristiques de cette doctrine, où la politique s’unit à la philo­sophie.

Nous reconnaissons cependant que l’origina­lité de la pensée, la fermeté et la précision, du moins apparente, du style ont, à juste titre, mé­rité à M. de Bonald l’enthousiasme de nombreux lecteurs. En cherchant., dans une philosophie qui lui est propre, la raison des mystères du christianisme, il s’est peut-être écarte quelque­fois des définitions orthodoxes de l’Église ; il a néanmoins rendu à la religion un véritable ser­vice ; car il en réhabilitait la philosophie, en même temps que M. de Chateaubriand vengeait des dédains du xviii’siècle le côté sentimental et poétique du christianisme. Quelles que soient les erreurs qu’aient pu soutenir quelques-uns de ses disciples ; et quoique son école, vouée à la tâche ingrate de défendre l’absolutisme reli­gieux et politique, soit à peu près demeurée stérile, M. de Bonald n’en a pas moins disposé les esprits à rattacher à des considérations ra­tionnelles l’étude des lois, de la politique et de la théologie, et apporté sa part dans le mouve­ment qui a fait, de la philosophie de l’histoire et de celle de la religion, une des préoccupa­tions particulières à notre âge.

Indépendamment de la théorie du langage, que l’on peut considérer comme la base de ses écrits, M. de Bonald a développé, dans ses Recherches philosophiques, des considérations qui ne sont pas sans intérêt, sur la cause première, sur les causes finales, sur l’homme considère comme cause seconde, sur les animaux, etc. Il a tenté de démontrer l’existence de Dieu, en se fondant sur ce principe qu’une vérité connue est une véritée nommée. C’est, en d’autres termes, la preuve par le consentement des nations, dans laquelle l’au­teur a reproduit sa théorie des rapports de la parole et de la pensée. 11 a aussi défendu le système de la préexistence des germes, contre ceux qui ne voyaient, dans l’apparition du règne animal, qu’une transformation de la matière, devenue vivante par ses altérations successives. 11 a ingénieusement démontré la spiritualité de l’âme et son indépendance du corps, par le fait du suicide, acte que la nature animée ne présente que dans l’homme, et qui suppose à un haut degré dans l’âme, la faculté de s’abstraire du corps, et de le condamner à périr comme un être qui lui est étranger. Il nous suffira de mention­ner l’essai où l’auteur, reproduisant ce qu’il a dit du don gratuit du langage, a tenté de dé­montrer que l’écriture a été également révélée à l’homme par un moyen surnaturel. Les argu­ments, à l’aide desquels il a soutenu cette thèse, pourraient s’appliquer à une foule d’autres su­jets, avec une égalé apparence de justesse, et l’on pourrait réduire, de cette manière, à une suite de révélations miraculeuses le plus grand nombre des inventions qui constatent et honorent la spon­tanéité créatrice de l’intelligence humaine.

Diverses éditions des ouvrages de M. de Bonald ont paru de 1816 à 1829 et années suivantes, chez Adrien Leclère. On a réimprimé sa Théorie du pouvoir social, 3 vol. in-8, Paris, 1843 : la pre­mière édition ae cet ouvrage, publiée en 1796, avait été détruite par ordre du Directoire. Voy. Examen critique des opinions de M. de Bonald, composé en 1818, publié pour la première fois dans le troisième volume des Œuvres inédites de Maine de Biran. Paris, 1859, in-8. H. B.

BONAVENTURE (Saint). Jean de Fidanza, plus connu sous le nom de saint Bonaventure, naquit en 1221, à Bagnarea, en Toscane. Les

  1. prières de saint François d’Assise l’ayant, à ; l’âge de quatre ans, guéri d’une maladie grave,
  1. et le saint s’étant écrié à cette vue : 0 buona ventura, ce surnom resta à l’enfant miraculeu| sement sauvé. 11 entra en 1243 chez les Frères mineurs, et fut envoyé à Paris pour étudier sous Alexandre de Haies. Il professa successivement ! la philosophie et la théologie, et fut reçu docteur en 1255. Devenu, l’année suivante, général de son ordre, il y rétablit la discipline. Élevé, en 1273, par Grégoire X, au siège épiscopal d’Albano et à la dignité de cardinal, il mourut en 1274, le 15 juillet, pendant le second concile de Lyon, auquel il avait été appelé par le pontife. Il fut canonisé en 1482 sous le pontificat de Sixte IV, et reçut de Sixte V le surnom de Doctor seraphicus. Ce surnom semble nous annoncer à l’avance que nous devons le ranger parmi les théologiens mystiques.

Indépendamment de son caractère général, le mysticisme de saint Bonaventure se rattache, sous certains rapports, à saint Augustin, mais plus particulièrement au prétendu Denys l’Aréopagite, qu’il suit de près, dans un traité de Ecclesiastica hierarchia, dont il lui a emprunté le titre. Nous en dirions autant de sa Théologie mystique, dans l’introduction de laquelle il rap­pelle celle de l’Aréopagite, si quelques critiques n’avaient pas douté que ce traité dut lui être at­tribué. On peut encore s’assurer de cette filiation en constatant les rapports qui existent entre le traité des Noms divins de l’auteur dont nous parlons, et les idées développées dans la distinc­tion xxixe du livre I du Commentaire de saint Bo­naventure sur les Sentences de Pierre Lombard, où est traitée la question suivante : de Nominum differentia quibus utimur loquentes de Deo.

Le fait qui sert de point de départ au mysti­cisme de saint Bonaventure est le péché originel. L’homme avait été créé pour contempler la vérité directement, sans trouble et sans travail ; mais la faute d’Adam a rendu pour lui cette contem­plation immédiatement impossible, et entraîné j sa postérité dans les mêmes ténèbres (Itiner. nantis in Deum, c. i). L’ignorance actuelle de l’homme n’est pas le résultat de sa nature vé­ritable, mais celui d’une révolution qui s’est accomplie dans son être ; elle n’est pas la con­dition nécessaire de l’état de ses facultés intel­lectuelles, telles que Dieu les lui a données, mais l’état de ses facultés est l’effet de la faute dont se sont rendus coupables les premiers pa­rents du genre humain. Ce n’est donc pas à une culture intellectuelle, toujours laborieuse et in­complète, qu’il faut demander la connaissance du vrai en toute chose, mais au rétablissement de la pureté la plus parfaite dans le cœur, au retour de l’homme aux véritables conditions qui l’unissaient à Dieu dont il est maintenant sé­paré. C’est là une œuvre toute pratique, et qui ne peut s’accomplir que par une vie pure, par la prière, par l’ardeur soutenue de l’amour, et par de saints désirs (loco cit.).

Les phases successives de ce retour de l’âme à Dieu sont présentées par saint Bonaventure comme les trois degrés d’une échelle, image fa­milière aux saintes Écritures. « Dans notre con­dition actuelle, l’universalité des choses est l’é­chelle par laquelle nous nous élevons jusqu’à Dieu. Dans les objets, les uns sont les vestiges de Dieu, les autres en sont les images ; les uns sont temporels, les autres éternels ; ceux-là cor­porels, ceux-ci spirituels ; et, par conséquent, les uns hors de nous, les autres en nous. Pour par­venir au principe premier, esprit suprême et éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides les vestiges de Dieu, ves­tiges temporels, corporels et hors de nous ; cet acte s’appelle être introduit dans la voie de Dieu. Il faut ensuite que nous entrions dans notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en nous : c’est là entrer dans la vérité de Dieu ; mais il faut encore qu’au delà de ce degre, nous atteignions l’Éternel, le spirituel suprême, au-dessus de nous, contemplant le principe premier ; c’est là se réjouir dans la connaissance de Dieu, et l’adoration de sa ma­jesté. »

A ces trois degrés répondent, selon saint Bo­naventure, trois faces de notre nature : la sensi­bilité, par laquelle nous percevons les objets matériels extérieurs, que le docteur séraphique, par une heureuse image, appelle les vestiges de Dieu ; l’intelligence, qui, à la vue de ces objets, en atteint l’origine ? en conçoit ! e développement successif, en prévoit et en marque le terme ; la raison enfin, qui, s’élevant plus haut encore, arrive à considérer Dieu dans sa puissance, dans sa sagesse, dans sa bonté, le concevant comme existant, comme vivant, comme intelligent, pu­rement spirituel, incorruptible, intransmutable.

Ces passages, fidèlement résumés ou traduits, suffisent pour démontrer la prédominance du mysticisme dans les travaux philosophiques et théologiques de saint Bonaventure, et le caractère biblique dont se revêt son langage. Ce mysti­cisme, en effet, ne consiste pas, comme le mys­ticisme philosophique, à faire à la spontanéité de l’intelligence une part plus large qu’à ses autres facultés ; il rappelle l’homme à la science par la foi et la vertu, qui seules peuvent le ra­mener à son premier état.

Cependant, en constatant l’importance du rôle que joue le mysticisme dans les écrits^ de saint Bonaventure, nous devons reconnaître qu’il n’est pas exclusif. La distinction observée dans les divers degrés d’ascension de l’homme à Dieu, établit différents points dont les dévelop­pements constitueraient une théorie de la per­ception sensible, une théorie des opérations inductives et déductives de la raison, et même une sorte de philosophie transcendantale (Opor'tel diam, nos transcendere ad spiritualissimum, etc., Itiner., c. i). Ainsi la philosophie ration­nelle se joint, dans saint Bonaventure, au mys­ticisme révélé, et ses nombreux ouvrages mon­trent que, malgré sa prédilection pour la vie contemplative, il était très-familier avec la dia­lectique et toute la culture philosophique du moyen âge. Cette connaissance se remarque sur­tout dans ses vastes commentaires sur les Qua­tre livres des Sentences} dans lesquels Pierre Lombard semble avoir rédigé à l’avance le pro­gramme de la philosophie des xne, xme, xive et xve siècles. 11 est facile cependant de voir que, retenu par l’unité et la grandeur de son point de départ, il ne se perd pas dans les mille subtilités où l’école mettait sa gloire ; son argumentation a plus de largeur et de fermeté que celle de la plupart des scolastiqses, ses contemporains et ses successeurs.

Appuyé, d’une part, sur les principes mys­tiques de la foi chrétienne, versé, de l’autre, dans la philosophie d’Aristote, il a, comme saint Augustin avant lui, comme Scot Erigène et d’autres encore, tenté d’unir le rationalisme au supernaturalisme. Son petit traité intitulé de Reductione artium ad theologiam, en don­nerait une preuve irrécusable, s’il n’était pas facile de le reconnaître même dans ses autres écrits. Dans ce résumé de quelques pages, il distingue quatre sources de la connaissance na­turelle, parmi lesquelles la plus importante et la plus élevée est la lumière de la connaissance philosophique. Les prenant ensuite l’une après l’autre, et les plaçant en regard des ensei­gnements de la religion, il montre leur confor­mité de but et d’objet avec les saintes Écritures, base de la théologie spéculative. Il n’y a sans doute là qu’une ébauche. Ni l’état des esprits alors, ni la science de l’auteur ne comportaient un meilleur résultat ; mais l’essai même n’en pouvait être fait que par un esprit profond et éclairé.

Cette mesure à la fois dans la soumission et dans l’indépendance, cette prudente appréciation des forces relatives de la croyance et de l’intel­ligence, ont, sans doute, motivé le jugement favorable que Gerson porta sur les ouvrages de [ saint Bonaventure, près de deux siècles après sa mort. Ce jugement nous a paru assez remaruable, pour mériter d’être cité : « Si l’on me emande, dit Gerson (de Exam. doct.), quel est, entre les docteurs, celui des écrits duquel on peut retirer le plus grand profit, je réponds que c’est saint Bonaventure, solide, sûr, pieux, juste, plein d’une dévotion sincère dans tout ce qu’il a écrit. Exempt d’une curiosité inquiète, ne mêlant point à la religion des emprunts étrangers, ne se livrant pas sans réserve à la dialectique du siècle, comme le font beaucoup d’autres, et ne couvrant pas les principes physiques de termes de théologie, il ne cherche jamais à éclairer l’esprit, sans rapporter ses efforts à la piété, à la religion du cœur. C’est pour cela qu’un trop grand nombre de scolastiques, ennemis de la vé­ritable piété, ont négligé ses écrits, quoique au­cune autre doctrine ne soit, pour les théolo­giens, plus sublime, plus divine, plus salutaire, plus douce que la sienne. »

Nous résumerons, en terminant, quelques-uns des principes les plus importants et les plus féconds entre ceux que présentent les travaux philosophiques de saint Bonaventure.

1° Le négatif n’est connu que par le positif ; notre intelligence ne serait point capable d’at­teindre à la connaissance parfaite d’un objet créé quelconque, si elle n’était pas encore éclairée par l’idée do la pureté, de la réalité, de la per­fection de l’essence absolue. La connaissance de l’imparfait, sans celle de la perfection suprême, n’est pas possible. L’intelligence contient ainsi l’idée de l’essence divine ; elle ne peut être fer­mement convaincue d’une vérité, elle ne peut atteindre à aucune connaissance nécessaire, si elle n’est éclairée par une lumière immuable, n’étant pas immuable elle-même (Itiner., c. m).

2° La réflexion et le jugement ne sont pos­sibles qu’à la même condition. Celui qui ré­fléchit a, pour objet médiat ou immédiat de sa réflexion, le bien suprême. Il ne pourrait le faire s’il n’avait pas lui-même une idée de ce bien ; il a donc en soi-même l’idée du bien su­prême, c’est-à-dire l’idée de Dieu. Celui qui juge, juge nécessairement en vertu d’une règle qu’il regarde comme véritable, mais il ne peut etre convaincu de la vérité de cette règle^ que parce qu’il reconnaît qu’elle est conforme a une autre règle qui existe dans l’infini (ubi supra).

3° Le rien n’est qu’une conception en oppo­sition à celle de quelque chose, qui doit être pensé d’abord par nous. De même, le possible ne saurait être conçu par notre esprit, que nous n’ayons auparavant conçu l’actuel. L’être absolu, par conséquent, est l’idée fondamentale par laquelle seule nous pouvons penser le possible ; cet être est Dieu (loco cit., c. v).

4° Le fondement de l’individualité et des dif­férences des êtres est l’union de la matière et de la forme, d’un élément modifiable et d’une force moaifiante. La matière donne à la forme le fondement de l’être, la forme donne à la matière son essence (in II Lib. Sentent., dist. m, memb. 2, quæst. 3, 4).

5° Il n’est pas nécessaire d’admettre une âme générale du monde ; chaque être est animé par sa propre forme et son activité intérieure (loco cit., dist. xiv).

6·* Si Dieu donne à chaque chose la forme qui la distingue des autres et la propriété qui l’in­dividualise, il faut qu’il y ait en lui une forme idéale, ou plutôt des formes idéales (in Hexaem., serm. VI).

7° Toute âme raisonnable est destinée au bon­heur suprême ; personne n’en doute, tout le monde l’éprouve. Il suit donc que l’âme est immortelle ; car elle ne goûterait pas le bonheur suprême si elle pouvait craindre de le perdre (in II Lib. Sentent., dist. xix, art. n, quæst. 1).

8° Aucune bonne action ne demeure sans ré­compense, aucune mauvaise sans punition. Les choses, il est vrai, ne se passent pas ainsi dans celte vie ; la connaissance que nous avons de la justice de Dieu nous conduit donc nécessairement à admettre une autre vie (ib.).

9° Lorsqu’un homme meurt, comme il le doit, plutôt que de commettre une mauvaise action, si l’âme n’était point immortelle, que deviendrait la justice de Dieu, puisque, dans cette cir­constance, une action irréprochable produirait le malheur de celui qui l’aurait accomplie (<6.) ?

ÎO” Tous les vrais philosophes ont adoré un seul Dieu ; de là le destin de Socrate. Comme il défendait de sacrifier à Apollon, et qu’il n’adorait qu’un seul Dieu, il fut mis à mort (in Ilcxaem., serm. V).

11" La métaphysique s’élève à la considération des rapports du principe premier avec la totalité des choses dont il est la source. En ce point, elle se confond avec la physique, à laquelle il appartient d’étudier l’origine des choses. La mé­taphysique s’élève encore à la contemplation de l’Etre éternel, et en ce point, elle se confond avec la philosophie morale, qui ramène toutes choses à une seule fin, au bien suprême, soit qu’elle ait pour but la félicité pratique, ou la félicité spéculative, et qu’elle considere le bonheur comme la fin dernière, encore qu’elle ne con­naisse pas la vraie félicité. Mais en tant que la métaphysique considère l’être premier comme l’exemplaire absolu et le type de toutes choses, elle n’a rien de commun avec les autres sciences ; c’est là où elle est vraiment elle-même, où elle est purement la métaphysique (in Hexaem., serm. I).

Les œuvres de saint Bonaventure ont été re­cueillies pour la première fois, à Rome, 158896, par l’ordre de Sixte-Quint et par les soins du P. Buonafoco Farnera, franciscain, 7 vol. in-f° ; c’est sur cette édition que fut faite celle de Lyon in-f°, 1668. Il en a paru une plus récente àVenise, 1752-56, 14 vol. in-4. Voy. aussi Histoire abrégée de la vie, du culte et des vertus de saint Bona­venture, in-8, Lyon, 1747 ; Essai sur la philo­sophie de saint Bonaventure, par de Margerie, Paris, 1855, in-8.H. B.

BONNET (Charles), né à Genève en 1720, est mort en 1793. Il n’a pas quitté la Suisse pendant le cours d’une vie paisible et tout entière consa­crée à l’étude et à la méditation. Avant d’étudier l’homme, Bonnet a étudié la nature ; il est à la fois naturaliste et philosophe. Ses premiers travaux eurent pour objet la botanique et l’ento­mologie ; mais il apporte un caractère particu­lier dans l’étude de la nature. A la patiente sagacité de l’observateur, il joint la sensibilité et l’imagination du poëte, en même temps que des idées philosophiques sur l’ensemble des êtres. L’univers est pour lui comme un temple sacré, où Dieu de toute part se révèle. Il aper­çoit dans toutes ses parties la sagesse adorable^ la puissance infinie qui en a conçu et exécute le plan ; il l’aperçoit jusque dans le dernier des végétaux et le dernier des insectes, où se dé­couvrent à lui de merveilleuses harmonies. Des élans d’amour et de reconnaissance s’échappent à chaque instant de son âme pénétrée de la beauté et de la grandeur de l’œuvre de Dieu et donnent à ses ouvrages une sorte de poésie qui ne nuit pas toujours à la rigueur de sa mé­thode. Ses deux principaux ouvrages d’histoire naturelle ont pour titres : Considérations sur les corps organisés et Contemplation de la nature. La methode et la profondeur de ces deux ouvrages ont été louées p ? r les plus grands na­turalistes de notre époque, jntre autres par Cuvier. Il a consacré à l’etude de l’homme deux autres grands ouvrages : l’Essai analytique sur le5 facultés de l’âme et la Palingénésie philoso­phique.

Comme philosophe, Charles Bonnet appartient à l’école sensualiste ; mais le sentiment religieux dont il est pénétré, ses spéculations sur l’enchaî­nement des êtres, sur l’état futur de l’homme et des animaux, son attachement à quelques prin­cipes de la philosophie de Leibniz, le distin­guent profondément des autres philosophes de cette école et lui donnent une physionomie tout à fait originale. La psychologie de Bonnet est contenue dans l’Essai analytique des facultés de l’âme. Le plan de l’ouvrage est le même que celui du Traité des Sensations qui parut à peu près à la même époque. Bonnet, comme Con­dillac, imagine une sorte de statue vivante dont il ouvre ou ferme, pour ainsi dire, chaque sens à volonté, afin d’étudier la série d’impressions, d’idées qui découlent de chacun de ces sens iso­lés ou combinés ensemble. Mais l’Essai ana­lytique se distingue du Traité des Sensations par le mélange de la physiologie avec la psy­chologie. L’homme, selon Bonnet, est un être mixte, un composé de deux substances, l’une immatérielle, l’autre corporelle. L’homme n’est pas une certaine âme, il n’est pas non plus un certain corps, mais le résultat de l’union d’une certaine âme à un certain corps. Pour connaître l’homme, il faut donc l’étudier dans son âme et dans son corps. Mais comment peut-on l’étudier dans son âme ? Selon Bonnet, on ne peut étudier l’âme en elle-même, parce que l’âme ne peut ni se voir ni se palper. Nous ne pou­vons rien savoir de ce qui se passe dans l’âme que par l’étude du jeu et du mouvement des organes qui nous le représente. « J’ai mis dans mon livre beaucoup de physique et assez peu de métaphysique ; mais en vérité que pou­vais-je dire de l’âme considérée en elle-même ? nous la connaissons si peu ! L’homme est un être mixte, il n’a des idées que par l’intervention des sens, et ses notions les plus abstraites dé­rivent encore des sens. C’est sur son corps et par son corps que l’âme agit. 11 faut donc tou­jours en revenir au physique comme à la pre­mière origine de tout ce que l’âme éprouve ; nous ne savons pas plus ce que c’est qu’une idée dans l’âme, que nous ne savons ce qu’est l’âme elle-même ; mais nous savons que nos idées sont attachées à certaines fibres ; nous pouvons donc raisonner sur ces fibres, parce que nous les voyons ; nous pouvons étudier un peu leurs mouvements, les résultats de leurs mou­vements et les liaisons qu’elles ont entre elles. » (Préf. de l’Essai analytique sur les facultés de l’âme.)

Toutes les idées viennent des sens ; les idées ne peuvent être étudiées que dans les fibres qui en sont les organes : tels sont les deux grands principes de la psychologie de Charles Bonnet. Les fibres nerveuses jouent le rôle le plus im­portant dans cette psychologie. C’est par l’action des fibres nerveuses qu’il entreprend de rendre compte de tous les phénomènes de la pensée sans exception. Toutefois, il n’identifie pas l’ac­tion de la fibre nerveuse avec la pensee ; c’est l’action de la fibre qui éveille la pensée, mais elle ne se confond pas avec elle. Comment l’é­branlement d’une fibre peut-il produire la pensée ? Bonnet n’a pas la prétention de l’expli­quer ; il déclare cette action de deux substances opposées l’une sur l’autre un mystère profond qu’en vain l’intelligence tenterait d’éclaircir. Mais si nous ignorons comment l’ébranlement de la fibre produit la pensée, nous savons très-bien que cet ébranlement est la condition indispensable de l’existence des idées. Puisque les idées considérées en elles-mêmes échappent à notre observation, ce sont les mouvements des fibres qui les produisent que le psychologue doit observer et étudier. Si les fibres ne sont pas nos idées elles-mêmes, elles sont les organes, les signes de nos idées, et c’est seulement en étu­diant les rapports du mouvement de ces fibres, qu’on peut saisir les rapports et la génération de nos idees.

L’erreur de Charles Bonnet est d’avoir mé­connu le fait si évident de la conscience immé­diate de ce qui se passe au dedans de nous, le fait du moi se sachant et s’observant lui-même, sans l’intermédiaire d’aucune espèce d’organe. Néanmoins, on ne peut l’accuser de matérialisme, puisqu’il soutient la distinction de la fibre et de l’idée, la distinction de l’âme et du corps.

L’Essai analytique est rempli d’ingénieuses hypothèses de physiologie sur la mécanique des sens, pour me servir d’une expression de Char­les Bonnet. Chaque nerf, selon lui, se compose d’une multitude de fibres infiniment déliées qui toutes viennent aboutir au cerveau. Non-seulement la structure de ces fibres varie pour cha­que sens, mais encore dans chaque espèce de sens il y a des fibres de structure diverse pour chaque espèce de sensation : ainsi ce n’est pas la même fibre qui conduit au cerveau l’odeur d’œillet et l’odeur de rose. Un objet quelcon­que venant à faire impression sur l’une de ces libres, un changement survient dans l’âme à l’occasion de ce changement survenu dans la fi­bre. L’objet agit par impulsion sur les fibres ner­veuses ; les fibres sont ébranlées et communi­quent au cerveau leur ébranlement. Mais l’âme n’est pas bornée à sentir par le ministère des sens ; elle a encore le souvenir de ce qu’elle a senti, et voici comment Bonnet prétend expli­quer la condition organique de la mémoire.

L’état d’une fibre qui a déjà été mue par l’im­pression d’un objet extérieur n’est pas le même que celui d’une fibre qui n’a encore été mue par aucune espèce d’action. Les objets extérieurs meuvent les fibres qui ne peuvent être mues une seule fois sans qu’un changement durable survienne dans leur état. Une fibre déjà mue a contracté une tendance à reproduire le mou­vement déjà imprimé. Cette tendance est un degré de mobilité, de flexibilité plus grand ac­quis par la fibre qui a été mue. Lors donc que le même objet, la même couleur, la même odeur, etc., viendra une seconde fois agir sur cette même fibre, il ne la trouvera pas dans le même état, et, en conséquence, cette seconde impression aura un caractère qui la distinguera de la première. Une fibre qui est ébranlée pour la première fois offre une certaine raideur, une certaine résistance qui est l’indice auquel l’âme reconnaît qu’elle éprouve cette sensation pour la première fois ; mais lorsque le même objet vient une seconde fois agir sur la même fibre, il la trouve plus mobile. Or, c’est le sentiment attaché à cette augmentation de souplesse et de flexibilité de la fibre ébranlée pour la seconde fois qui est la condition de la réminiscence.

Après avoir considéré l’âme comme passive et modifiée par l’action des objets extérieurs, Bonnet la considère comme active. 11 définit l’âme : une force, une puissance, une capacité de produire certains effets. L’âme étant une force, est douée d’une activité qui s’exerce sur ellemême et sur le corps. Ce qui met en jeu l’acti­vité de l’âme, c’est le plaisir et la douleur. Sans le plaisir et la douleur, l’âme demeurerait inac­tive ; Dieu a subordonné l’activité de l’âme à sa sensibilité, sa sensibilité au jeu des fibres, et le jeu des fibres à l’action des objets. Bonnet distingue entre la liberté et la volonté ; il donne le nom de liberté à l’activité de l’âme considérée en elle-même, indépendamment de toute déter­mination et application ; et celui de volonté aux déterminations de l’activité. La volonté est sou­mise à la_ faculté de sentir ou de connaître. Moins un être a de connaissances et moins il a de motifs de vouloir, et, au contraire, plus il a d’idées et plus il a de motifs de vouloir, et plus, en conséquence, il peut déployer de liberte.

Bonnet appelle reflexion la réaction de l’âme contre les objets extérieurs, l’intervention de la volonté dans l’acquisition et la combinaison des idées sensibles. C’est la réflexion qui ? s’appli­quant aux idées sensibles, produit les idées ab­straites et les idées générales, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevées. A mesure que, par le travail de la réflexion, l’abstraction s’é­tend et s’élève, à mesure aussi elle s’éloigne da­vantage des idées sensibles qui en ont été le point de départ. Cependant, quelque éloignées que soient de l’expérience certaines idées ab­straites et générales, elles en dérivent néan­moins comme toutes les autres.

Nos idées les plus abstraites, les plus spiritualisées, suivant l’expression de Bonnet, dérivent des idées sensibles comme de leur source natu­relle. 11 en donne pour exemple l’idée de Dieu, qui est la plus spiritualisée de toutes nos idées et qui cependant tient manifestement aux sens. C’est de la contemplation des faits, de la succes­sion des êtres, que l’esprit déduit la nécessité de cette première cause qu’il nomme Dieu. Des traits de puissance, de bonté, de sagesse qui sont répandus dans le monde, et qui sont trans­mis à l’âme par les sens. Il en est de même, selon lui, de toutes les idées abstraites ou mo­rales sans exception, et toutes ne sont que des espèces d’esquisses des objets sensibles.

Telles sont les principales idées contenues dans VEssai analytique sur les facultés de l’âme et sur la mécanique de ses facultés. Nous ne reprochons pas à Bonnet d’avoir cher­ché à déterminer les conditions organiques de l’exercice de ces facultés, des sens, de la mé­moire, de la réflexion ; mais nous lui reprochons de n’avoir pas reconnu que ces facultés pouvaient être directement étudiées en elles-mêmes par la conscience, et d’avoir ainsi confondu la psy­chologie avec la physiologie. Nous nous borne­rons également à signaler cette autre erreur fondamentale de la psychologie de Bonnet, qui consiste à faire dériver toutes les idées des sens et du travail de la réflexion sur les données des sens.

Il y a un rapport remarquable entre la psy­chologie de l’Essai analytique et celle de [Pis­sai sur l’entendement humain. Charles Bonnet, comme Locke, reconnaît l’existence de deux sources d’idées, la sensation et la réflexion ; com­me Locke, il fait intervenir l’activité de l’esprit dans la formation de nos idées. Il reproche, non sans raison, à Condillac d’avoir confondu deux faits profondément distincts, sentir et être at­tentif. Mais si, de ce côté^, il se rapproche de Locke, d’un autre il s’en éloigné. Locke, fidèle en général à la vraie méthode psychologique, étudie l’âme avec la conscience et la réflexion ; Bonnet, au contraire, affirme qu’on ne peut sai­sir et étudier l’âme en elle-même, et qu’on n’ob­serve ses divers phénomènes que dans les mou­vements du cerveau et des fibres qui en sont les instruments et les conditions.

Donnons maintenant une idée de sa Palingcnésie philosophique. Palingénésie veut dire re­naissance, résurrection. En effet, dans cet ou­vrage, Bonnet traite exclusivement de la renais­sance, de la résurrection, de l’état futur des hommes et des animaux. Que devient l’homme à la mort ? Quels changements doivent s’opérer dans son àme et dans son corps ? Comment, dans sa condition nouvelle, gardera-t-il le sou­venir de sa condition passée ? Quel sera son nouveau séjour ? Voilà les questions auxquel­les Bonnet a cherché une réponse dans sa Palingénésie. C’est dans cet ordre de questions qu’il s’est inspiré de Leibniz, pour lequel il professe la plus vive admiration. Il proclame, applique et développe cette grande loi de conti­nuité, posée par Leibniz : Rien ne se fait dans la nature par bond et par saccade, tous les êtres se tiennent et s’enchaînent les uns aux autres par des différences presque insensibles. De ce principe il déduit, comme Leibniz, la survi­vance de toutes les âmes et leur union perpé­tuelle à des organes.

L’homme est immortel ; mais, selon Bonnet, son âme ne doit pas cesser d’étre unie à un corps. Croire que l’âme, à la mort, doive se sé­parer tout à coup d’un corps pour exister à l’é­tat d’esprit pur, c’est croire que, dans l’enchaîncmeni des existences les unes aux autres, il y a des lacunes et des abîmes, c’est croire que la vie nouvelle ne sera pas reliée à la vie passée, c’est aller contre la loi de continuité. Donc l’homme tout entier, donc notre âme et notre corps doivent survivre à cette vie. La mort, suivant l’expression de Bonnet, est une prépara­tion à une sorte de métamorphose qui doit faire jouir l’homme tout entier d’une vie nouvelle et meilleure. Mais quel est ce corps auquel l’âme doit demeurer attachée dans une autre vie ? Serace le corps actuel diversement modifié, ou bien un corps nouveau ? Selon Bonnet, ce sera un corps nouveau qui existe déjà en germe dans le corps actuel, et que la mort ne fait que dégager et développer. Quel est ce germe et où est-il placé ? Les physiologistes s’accordent, en géné­ral, à mettre le siège du sentiment et de la pen­sée dans le cerveau et plus spécialement dans ce qu’ils appellent le corps calleux. Or, selon Bon­net, le corps calleux ne serait pas l’organe im­médiat de l’âme, mais seulement l’enveloppe de cette machine organique nouvelle à laquelle l’âme doit êlre unie dans une vie nouvelle. Cet organe immédiat de l’âme doit être d’une pro­digieuse mobilité et d’une nature analogue à celle du feu ou du fluide électrique. A la mort, cette petite machine éthérée n’est nullement at­teinte par l’action des causes qui dissolvent le corps actuel. Le moi y demeure attaché et il garde dans son existence nouvelle le souvenir de son existence passée, parce que la machine éthé­rée, eu communication avec le corps grossier, pendant cette vie, a gardé des traces de ses im­pressions et de ses déterminations. Alors se dé­velopperont des organes nouveaux, en rapport avec le nouveau séjour que l’homme transformé doit aller habiter, abandonnant ici-bas la pre­mière place au singe et à l’éléphant. Toutefois, dans cette vie nouvelle, les conditions ne seront pas égales ; les progrès que chaque homme aura laits dans la connaissance et dans la vertu dé­termineront le point d’où il commencera à se développer et à se perfectionner, en même temps que la place qu’il occupera dans la vie fu­ture. D après la loi de continuité, nous ne pas­sons jamais d’un état à un autre sans raison ; l’état qui suit doit avoir sa raison suffisante dans l’état qui l’a précédé ; donc le châtiment et la récompense dans une autre vie sont le ré­sultat d’une loi naturelle et non d’une interven­tion miraculeuse de Dieu.

Bonnet embrasse aussi, dans ses spéculations, les destinées des animaux qu’il croit appelés également à participer, en un certain degré, à ce perfectionnement qui doit élever indéfiniment l’espèce humaine dans l’échelle des êtres. 11 suppose que l’âme de l’animal, comme l’âme de l’homme, est unie à une petite machine de ma­tière éthérée. Lorsque l’animal sera séparé du corps grossier par la mort, alors se dévelop­peront aussi, dans cette petite machine orga­nique, des organes nouveaux qui y étaient con­tenus en germe dès le jour de la création. Ces organes nouveaux seront en rapport avec le monde transformé, comme ceux du vieil animal étaient en rapport avec le vieux monde. Selon Bonnet, les révolutions du globe coïncident avec les évolutions des espèces vivantes qui l’habitent. Avant la dernière révolution que le globe a subie, les animaux qui l’habitaient étaient bien moins parJaits qu’ils ne le sont aujourd’hui, et nul sous sa forme primitive n’aurait reconnu l’animal qui depuis, en se perfectionnant, est de­venu le singe ou l’éléphant. Mais l’animal pri­mitif impartait contenait déjà en germe l’animal plus parfait qui a paru sur le globe à sa der­nière révolution. Dieu, en effet, pour accomplir

DICT. PHILOS.

l’œuvre de la création, ne s’est pas mis plusieurs fois à l’ouvrage. Tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera dans l’univers, découle d’un acte unique de sa volonté toute-puissante. 11 a créé chaque être contenant en lui-même, dès l’origine, le germe de toutes les évolutions, de toutes les métamorphoses qu’il devait accomplir dans la suite des temps. Les âmes unies à des corps se sont développées en même temps que les corps, et les corps se sont développés en mémo temps que les âmes, par suite d’une virtualité déposée en eux par le Créateur. L’animal actuel contient le germe de l’animal futur, de mémo que la chenille contient en elle le germe du pa­pillon, dans lequel elle doit se métamorphoser un jour. Bonnet considère les animaux comme étant encore dans un état d’enfance et il espère qu’en vertu de cette perfectibilité dont ils sont doués, ils s’élèveront un jour jusqu’à l’état d’êtres pen­sants, jusqu’à la connaissance et l’amour de celui qui est la source de vie. Dans ce grand réve de perfectibilité il comprend les plantes elles-mêmes : il conjecture qu’elles pourront s’élever un jour jusqu’à l’animalité, comme les animaux jusqu’à l’humanité. Ainsi, dans la création, il y a un avancement perpétuel de tous les êtres vers une perfection plus grande. A chaque évolution nou­velle, chaque être s’élève d’un degré, et le der­nier terme de la progression, l’être le plus parfait de tous les êtres créés, s’approche d’un degré de plus de la perfection souveraine. « 11 y aura, dit Bonnet, un flux perpétuel de tous les individus de l’humanité vers une plus grande perfection ou un plus grand bonheur, car un degré de perfection acquis conduira par luimême à un autre degré ; et parce que la distance du fini à l’infini est infinie, ils tendront conti­nuellement vers la souveraine perfection, sans jamais y atteindre. »

Voilà, en résumé, les principales hypothèses sur l’état futur de l’homme et des animaux, dé­veloppées par Charles Bonnet dans sa Palingcnésie philosophique. Il a emprunté à Leibniz les deux idées fondamentales de l’union perpétuelle et indissoluble de l’âme, avec des organes, et du progrès continuel des êtres dans une séné indéfinie d’existences successives. Mais il a donné à ces deux idées des développements qui ne se trouvent pas dans Leibniz, sans s’arrêter là où l’observation refuse tout point d’appui à l’induc­tion et au raisonnement. Dans l’Essai analy­tique sur les facultés de l’âme, Bonnet refuse de traiter la question du rapport de l’ébranle­ment de la fibre avec l’idée de la communica­tion de l’âme avec le corps, parce que c’est une question insoluble, un profond mystère que ja­mais l’intelligence humaine ne pourra éclaircir. Comment n’a-t-il pas reconnu que la plupart des questions qu’il agite dans la Palingénésie étaient de même nature ? Nous ne suivrons donc pas Charles Bonnet dans un monde qui n’est plus ce­lui de la science, et nous nous garderons des brillantes conjectures et des aventureuses hypo­thèses dans lesquelles s’est égarée son imagina­tion.

Voici la liste des principaux ouvrages de Char­les Bonnet : Traité d’Inseclologie, 2 parties in-8, Paris, 1745 ; Recherches sur l’usage des feuil­les, in-4, Goëttingue et Leyde, 1754 ; Consi­dérations sur les corps organisés, 2 vol. in-8, Amst. et Paris, 1762 et 1776 ; Contemplation de la Nature, 2 vol. in-8, Amst., 1764 et 1765 ;

  • Essai de Psychologie, in-12, Londres, 1754 ;
  • Essai analytique sur les facultés de l’âme, in-8, Copenhague, 1760 ; Palingénésie philoso­phique, 2 vol. in-8, Genève, 1770 ; —Recherches philosophiques sur les preuves du christianisme,

13in-8, ib., 1770. Ses œuvres complètes ont paru à Neulchàtel, de 1779 à 1783, en 8 vol. in-4, ou 18 vol. in-8. —Voy. aussi Mémoire pour servir à l’hisloire de la vie et des ouvrages de Bonnet, par Jean Trembley, in-8, Berne, 1794 ; Tableau de la littérature française au xvme siècle, par M. Villemain, 19eleçon·"—Ch. Bonnet de Genève, philosophe et naturaliste, par A. Lemoine. Pa­ris, 1850, in-8.F. B.

BONSTETTEN (Charles-Victor de) naquit en 1745, à Berne, d’une noble et ancienne famille. Après avoir commencé ses études dans sa ville natale, il les continua à Yverdun et à Genève, où il fit connaissance de plusieurs hommes du plus haut mérite, entre autres Voltaire et Char­les Bonnet. Mais ce fut ce dernier qui exerça sur son esprit le plus d’influence, et dont il resta toute sa vie le disciple et l’ami. Après avoir passé quelques années à Genève, Bonstetten, toujours dans l’intérêt de son instruction, se rendit suc­cessivement à Leyde, à Cambridge, à Paris, puis il visita aussi une grande partie de l’Italie. De retour en Suisse, il fut nommé membre du con­seil souverain de Berne, puis bailli de Sarnen. Pendant qu’il exerçait les mêmes fonctions à Nyon, il se lia d’amitié avec le poëte Matthison et avec le célèbre historien Jean de Muller. Les troubles de son pays l’ayant forcé de fuir, il se rendit de nouveau en Italie, puis à Copenhague, où il resta trois ans chez un de ses amis. Enfin il passa le reste de sa vie à Genève, où il mourut au commencement de 1832.

Malgré l’influence exercée sur son esprit par les écrits de Leibniz et de Bonnet, Bonstetten ne manque pas d’originalité. Il règne dans quel­ques-uns de ses ouvrages une profonde connais­sance des hommes, une rare finesse d’aperçus, des vues neuves, élevées, des sentiments tou­jours nobles et généreux, et un remarquable ta­lent d’observation. Mais il y a deux hommes à considérer dans Bonstetten:le moraliste et le philosophe. C’est au moraliste qu’appartiennent toutes les qualités que nous venons d’énumérer ; le philosophe proprement dit est beaucoup moins bien partagé ; et lorsqu’on le considère uniquement sous ce dernier point de vue, Bon­stetten est bien au-dessous de sa réputation. Ses analyses psychologiques manquent d’exactitude et de profondeur ; ses idées, en général, se sui­vent sans ordre et sont développées sans nulle rigueur ni méthode. On retrouve dans son lanage les défauts de sa pensée. Son style est plein’images, de chaleur et quelquefois d’élégance; mais il manque de précision et de clarté, et ne saurait satisfaire ceux qui ont le besoin ou l’ha­bitude de s’entendre avec eux-mêmes. Ses prin­cipaux ouvrages sont:Recherches sur la nature cl les lois de l’imagination, 2 vol. in-8, Genève, 1807 ; Études de l’homme, ou Recherches sur les facultés de senlir et de penser. 3 vol. in-8, Genève et Paris, 1821 ; Sur l’Education na­tionale, 2 vol. in-8, Zurich, 1802 ; Pensées sur divers objets de bien public, in-8, Genève, 1815 ;

  • l’Homme du midi el l’Homme du nord, in-8, Genève, 1814. Ce dernier ouvrage, d’ailleurs plein d’intérêt, avait été composé en 1789. De­puis cette époque, l’auteur avait revu l’Allema­gne et l’Italie, et il déclare qu’au moment où il publie son ouvrage, les idées qu’il y exprime se sont beaucoup modifiées avec les laits eux-mêmes. Néanmoins il semble toujours laisser la préférence à l’homme du nord sur l’homme du midi. On a aussi de Bonstetten plusieurs re­cueils de lettres dont la lecture ne manque pas d’attrait.J. T.

BORDAS (Jean), philosophe français, né en 1798 au hameau de la Bertinie, arrondissement de Bergerac, et plus connu sous le nom deBordas-Démoulin, qu’il adopta par caprice. Or­phelin de bonne heure, recueilli et élevé pieu­sement par une tante, il fut envoyé à l’âge de quinze ans au collège de Bergerac, où il montra peu de goût pour les lettres et une aptitude plus grande pour les mathématiques. 11 était médiocrement instruit, lorsqu’il arriva en 1819 à Paris, sans autre dessein que d’y travailler à son esprit. Il était alors préoccupé et hésitant entre deux passions ordinairement inconcilia­bles, l’enthousiasme pour le christianisme, et le dévouement à la révolution française ; ses au­teurs étaient à la fois de Bonald, de Maistre et Condorcet ; il mêlait de profondes études de théologie et de droit canonique à la lecture des philçsophes et des mathématiciens; et déjà se préparait la grande conviction qui a été l’origi­nalité et l’unité de sa vie, celle de l’harmonie profonde du christianisme et de la civilisation moderne. Au bout de quelques années, il avait dévoré son patrimoine, et ne s’était créé aucune ressource. Insouciant de ses intérêts, ombra­geux et sauvage, il souffrit toutes les extrémités de la misère, pendant six années qui laissèrent en lui une longue impression de tristesse. Em­ployé d’abord comme homme de peine chez un libraire, puis contrôleur d’omnibus, il finit par rester sans place, sans argent. Souvent contraint de garder le lit toute la journée, il quittait le soir sa mansarde de la rue des Postes, et se risquait dans les rues pour y respirer, parfois même pour y chercher quelque vieille paire de souliers. Il était résolu à se laisser mourir, quand sa destinée s’adoucit un peu, sans jamais lui devenir clémente : quelques leçons, quelques articles dans les journaux ou dans les revues le mirent à l’abri de la faim. Mais il n’était pas de ceux qui savent forcer la fortune à les favoriser. Penseur isolé et peu compris, il était suspect au clergé qui l’accusait de jansénisme et d’hé­résie, et aux philosophes qui blâmaient juste­ment en lui le mélange du dogme et de la science. Il avait d’ailleurs un orgueil immense, au-dessus même de son mérite très-réel, et un caractère intraitable et violent. En 1834, il pu­bliait une Lettre sur l’Ècleclisme et le Doctrinarisme, où il critiquait avec amertume l’école alors florissante de M. Cousin, et reprochait à son chef « son intolérance, son irréligion et son hypocrisie. » Quelques années plus tard il re­courait à la bienveillance de son adversaire pour obtenir l’impression dans les Mémoires de l’Académie des sciences morales d’un article sur Platon. L’homme qu’il avait violemment attaqué se montra bienveillant et empressé pour lui, et ne cessa depuis de lui donner des marques d’intérêt. Mais Bordas ne lui pardonna pas de ne pas s’être rendu à ses objections et d’avoir résisté aux séductions de « la philosophie des idées. » Son amour-propre fut cruellement froissé, lorsque, dans le concours de 1840, l’Académie partagea entre lui et M. Fr. Bouillier le prix destiné à une histoire du cartésianisme : ce suc­cès, qu’il obtint encore plus tard dans les mêmes conditions à l’Académie française, pour un éloge de Pascal, lui parut un déni de justice et une offense à son génie. Vers le même temps, il se brouillait brusquement avec un homme géné­reux qui Pavait soutenu et nourri pendant de longues années, l’abbé Sénac, aumônier du col­lège Rollin, et auteur du Christianisme consi­déré dans scs rapports avec la civilisation mo­derne (Paris, 1837), ouvrage auquel Bordas a sûrement collaboré. 11 avait peu a amis ; encore moins de disciples, et l’on n’en citerait qu’un seul qui lui soit resté fidèle, le regrettable

M. Fr. Huet. Ses ouvrages avaient peu de succès, et ne paraissaient que grâce au dévouement d’un éditeur désintéressé. Il avait pourtant la con­science très-vive de son mérite, croyait passion­nément à la vérité de ses idées en politique, en religion, en philosophie, et était persuadé qu’il devait renouveler la face du monde. Il est cer­tain du moins que sa gloire fut beaucoup audessous de son talent, et que ses contemporains n’ont pas assez rendu justice, sauf quelques rares exceptions, à cet esprit original et pro­fond. Il mourut à l’hôpital le 24 juillet 1839. Pour terminer l’esquisse de cette vie malheu­reuse, il est juste de reconnaître que si Bordas eut à se reprocher quelques travers et une hu­meur peu sociable, il s’est rendu digne de respect et d’admiration par ses mœurs exemplaires, sa fidélité obstinée à ses croyances, et son amour constant pour la liberté, la religion et la science.

Ses ouvrages traitent tous de questions reli­gieuses et philosophiques, et il n’en est pas un seul qui soit à négliger pour la connaissance de sa doctrine. En voici la liste chronologique : le Cartésianisme, 2 vol. in-8, Paris, 1843, avec une préface de Fr. Huet, et deux très-remarqua­bles mémoires sur la Substance et sur l’infini ;

  • Mélanges philosophiques et religieux, 2 vol. in-, 8, Paris, 1846 ; les Pouvoirs constitutifs de l’Église, in-8, Paris, 1855 ; —Essais sur la réforme catholique, en collaboration avec Fr. Huet, Paris, 1856 ; Œuvres posthumes, Paris, 1861, 2 vol. in-8. Les opuscules ou les articles disséminés de côté et d’autre se retrouvent dans ces ouvrages qui renferment tout ce que Bordas a écrit. Voici l’exposé sommaire de la doctrine qui s’y trouve répetée, abstraction faite des vues historiques qui sont parfois neuves et profondes, et des théories religieuses, qui n’intéressent pas ce re­cueil.

Bordas relève à la fois de Platon et de Des­cartes, mais il ne se borne pas à combiner leurs doctrines, il les corrige et les complète. A l’un il emprunte sa théorie des idées ; à l’autre celle de la substance et de l’infini ; et pourtant son système ne peut recevoir le nom de platonisme ni de cartésianisme. Pour lui, les idees sont les principes régulateurs de toute pensée, et les philosophes ont assez exactement reconnu le rôle qu’elles jouent dans nos opérations intellec­tuelles. Mais que sont-elles en elles-mêmes ? A cette question on a répondu de trois façons dif­férentes : suivant les uns, les idées constituent l’essence même de Dieu, et ses perfections ; se­lon les autres, ce sont de simples formes de l’entendement, et enfin il en est qui les définis­sent l’acte de l’esprit, quand il connaît. La pre­mière solution est celle des platoniciens, la se­conde appartient à Kant, et la troisième aux Écossais et à leurs disciples français. Mais elles sont toutes ou incomplètes ou fausses : les idées sont bien quelque chose de réel, comme le pense Platon, mais cette réalité n’a pas son centre unique et son unique substance en Dieu ; elle rayonne partout, vivifie tout, et se retrouve dans l’âme, qui a ses idées, et dans la nature elle-même. Ce ne sont pas non plus de simples conceptions, comme le dit Kant, mais des forces agissantes, de véritables êtres. Enfin, préten­dre, comme les Écossais, qu’elles n’existent qu’au moment où elles se montrent, c’est ré­duire l’intelligence à des pensées fugitives, qui commencent sans s’achever, l’éparpiller en mo­ments distincts qui ne se tiennent pas, en faire un phénomène variable et intermittent, nier le progrès dans l’esprit et la suite dans les raison­nements et même rendre la mémoire impossi­ble. Que peut-il y avoir dans la pensée alors que l’idée s’évanouit ; que devient-elle pendant ses éclipses ? Ce qui change et comporte des in­termittences, ce n’est pas l’idée, mais son appli­cation particulière, c’est-à-dire notre connais­sance : les idées préexistent à chaque percep­tion, et survivent après elle ; elles ne peuvent être acquises ni perdues, et il n’y a de variable dans l’esprit que les combinaisons où elles se trouvent engagées, comme les lettres de l’al­phabet suffisent à une multitude de mots sans cesser d’être les mêmes. Il faut donc conclure que l’esprit est en lui-même l’ensemble des idées, qui toutes se tiennent, se mêlent, se super­posent, et forment un tout indivisible qui est à la fois unité et pluralité ; tout au moins faut-il reconnaître que les idées sont les propriétés es­sentielles, ou mieux encore l’essence de l’esprit. Depuis Descartes il est constant que « philosopher c’est rappeler la pensée à soi-même ; » or quel est ce fond immuable que la pensée contemple en se saisissant ? ce sont les idées ; et comme elle ne peut rien tirer que d’elle-même, chaque fois qu’elle se tourne vers elles, c’est elle-même qu’elle aperçoit dans son fond le plus intime, et dans sa vraie substance. Ce qui est vrai de l’homme, l’est aussi pour les mêmes raisons de Dieu lui-même ; seulement les idées qui forment l’essence du premier sont inférieures à celles qui ont une essence divine, comme le particu­lier est au-dessous de l’universel ; elles en dé­pendent, mais elles en sont distinctes. Bref, « l’esprit humain est constitué par des idées gé­nérales dépendant immédiatement d’idées géné­rales supérieures constitutives de Dieu ou de l’esprit incréé. » (Cartésianisme, t. II, p. 358.)

BORDBORD= 1S6 = Analyser les idées c’est donc pénétrer au fond de la nature humaine ; du même coup, on at­teint la nature divine, et indirectement l’uni­vers matériel lui-même, que nous ne pour­rions nous représenter, s’il n’avait rien d’analogue à nous-mêmes. Or cette analyse a déjà été com­mencée, sinon achevée, par Malebranche, qui distingue excellemment des rapports de perfec­tion et des rapports de grandeur ; les uns exis­tent d’après lui entre les idées des êtres ou des manières d’être de nature différente, comme entre le corps et l’esprit, le plaisir et la dou­leur ; ils ne peuvent être mesurés ; les autres, au contraire, s’établissent entre les choses sembla­bles, et qui comportent une mesure. Cette dis­tinction n’est pas tout à fait exacte, puisqu’il peut y avoir des rapports de perfection entre des êtres de même nature, par exemple entre deux esprits ; mais, sauf cette correction, elle doit être conservée et étendue. « Quant à la dif­férence entre les idées de perfection et les idées de grandeur, à leur fondement respectif, à la constitution de la substance, Malebranche seul a quelques vues ; mais il ne considère que Dieu. Les autres confondent et dénaturent tout : cette théorie qui était encore à faire, je l’ai faite. » (’Cartésianisme, t. II, p. 359.) Grandeur et per­fection, voilà donc les deux catégories qui con­tiennent toutes les idées : mais la grandeur c’est aussi bien la quantité, le nombre, l’étendue, la pluralité ; et le vrai nom de la perfection c’est la vie, la force, l’unité. S’il est constant que les idées sont la vraie substance de l’âme, il est donc prouvé que dans l’âme se trouvent réunis ces deux éléments qu’un faux spiritualisme a séparés, et qui ne peuvent subsister l’un sans l’autre. L’âme enferme à la fois la force et l’é­tendue, la vie et la quantité ; d’un côté elle a les idées de grandeur, et de l’autre celles de per­fection. Dans les unes, il s’agit de grand et de petit, d’égal et d’inégal ; dans les autres, d’a­chevé ou d’inachevé, d’accompli ou d’inaccom­pli. Il faut insister sur ce point décisif. L’éten­due ne peut subsister sans la force ; elle serait alors une collection sans unités, une pluralité sans terme, se divisant et se subdivisant tou­jours et s’évanouissant dans l’infini. Le nombre indéterminé n’est qu’une chimère, s’il n’a aucun rapport avec l’unité ; la perfection, qui est l’unite, est nécessaire à l’étendue : car sans elle, l’idee de l’être qui est sa forme principale, dis­paraît et emporte tout avec elle. Veut-on substi­tuer à ces mots de perfection et d’unité ceux de vie et de force, qui en sont les équivalents^ on dira que, sans la force ou la vie, la quantité n’a plus rien qui retienne ses parties, et les empê­che de se dissoudre : elle est un pur néant. Ainsi, une substance ne peut être purement éten­due, divisible, et le matérialisme enferme une contradiction insoluble ; il reconnaît le nombre, et nie l’unité sans laquelle il n’y a pas de nom­bre. Réciproquement, la vie, la force, l’unité ne peuvent se séparer de l’étendue} de la quan­tité, du nombre. « Sans quantité ; la vie n’a point de règle et ne peut se determiner, ni comme pluralité, puisque de soi elle est indivi­sible, ni comme unité, puisque l’unité implique à la fois union et mesure ; or si la vie est le principe de toute union, elle ne l’est pas de la mesure, qui ne vient que de la quantité. » (Car­tésianisme, t. II, p. 371.) Si les substances sont des forces pures, il faudra comme les Éléates, et même comme Leibniz, s’il était conséquent’se les représenter sous la forme de l’unité sans rapport avec le nombre, unité vide et fausse qui n’a rien à unir, rien à mesurer. Descartes est donc tombé dans une erreur égale à celle des matérialistes, quoique très-différente : il a érigé en choses distinctes et se suffisant par ellesmêmes les éléments indissolubles d’une seule et même substance : la force qui lie la quantité, et la quantité qui détermine la vie. En les réunis­sant, on ne confond pas pour cela la matière et l’esprit ; on n’ôte pas à l’homme son âme, et l’on p’en donne pas une à la matière. Malebranche a-t-il fait de Dieu un être corporel en lui attri­buant l’étendue intelligible ? Qu’importe qu’il y ait et dans l’âme et dans la nature, à la fois et partout, de la force et de l’étendue, si la force matérielle est différente de celle de l’esprit, et si l’étendue de l’âme n’a rien de commun avec celle des corps ?

On s’est donc trompé sur la nature de la substance, et pour réformer cette erreur il faut restaurer u l’antique doctrine des idées. » Par le même moyen on verra clair dans la question de l’infini « qui est resté encore inconnu jusqu’à moi, » dit Bordas. La querelle du dynamisme et du mécanisme à propos de l’âme, se reproduit ici sous une autre forme, et doit être conciliée de la même façon. Les philosophes considèrent l’infini comme l’unité, et les mathématiciens le placent dans le nombre. Tous deux se trompent ; comme Platon l’a bien compris. L’infini n’est ni l’unité, ni lenombre, maisces deux choses àla fois.

En effet considérons cette série : + \ + 5, etc.

  1. 4 o

A-t-elle un dernier terme ? Bernouilli répondrait qu’elle en a un qui est infiniment petit, ce qui est absurde ; Leibniz soutiendrait qu’elle n’en a pas. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est indéterminée, et par conséquent incompatible avec l’infini. Mais elle n’existe pas seule, elle n’est qu’un membre d’une égalité dont l’autre terme est l’unité :

  1. = 2 + + g) etc. Le second nombre est égal

au premier, non pas par la somme de ses termes, car l’addition est impossible, mais par la loi de génération qui les fait sortir l’un de l’autre, son essence est de pouvoir s’approcher infiniment de l’unité sans l’atteindre jamais. Ainsi l’unité du premier membre est le principe de l’ensemble indivisible des termes du second ; et à son tour cet ensemble épuise l’unité du premier. Voilà l’infini : il est comme la substance, puisque c’est la substance par excellence, à la fois unité et nombre, force et quantité. « La substance est, voilà son unité ; elle ne peut être sans être d’uné certaine manière, c’est-à-dire déterminée, voilà son nombre ; sa détermination l’embrasse tout entière, répond à tout ce qu’elle est, voilà l’égalité de son nombre et de son unité : le tout pris en­semble, triple et indivisible. Voilà où est l’infi­ni. >’(Cartésianisme, t. II. p. 430.) L’infini montre donc sa fécondité par le nombre ; il est l’unité concentrée, comme le nombre est l’unité dé­veloppée, et il est l’ensemble indivisible de l’un et du multiple unis par un rapport d’égalité par­faite. Il n’est pas seulement l’absence de bornes, de limites ; car alors il serait le nombre indéter­miné, le second membre de l’égalité qu’on a eue tout à l’heure ; il faut de plus qu’il ne reste pas sans mesure, et que cette mesure soit encore lui-même, et que cette unité soit parfaitement égale au nombre. « Le nombre de l’infini déter­mine son unité ; ce sont ses attributs tous divers, tous réels ; et son unité est la source de son nombre ; c’est l’être qui se trouve tout entier et le même en chaque attribut. Le nombre est égal à l’unité, quoiqu’il ait un autre genre d’existence qu’elle. » En définitive, l’infini est la vraie substance ; il est partout ; il est le mode universel d’existence. En effet toute substance a une quantité divisible à l’infini, parties après parties, sans qu’on arrive jamais au néant de l’étendue qui lui est propre ; elle a aussi une force individuelle, il est vrai, mais ayant une infinité de degrés, jouissant de propriétés diffé­rentes, et correspondant à l’infinité des parties de la quantité, et ainsi de suite degrés par degrés. Où trouvera-t-on le fini ? A la rigueur il n’est nulle part, si on le cherche dans le réel et le positif des créatures ; elles sont toutes in­finies, en tant qu’elles sont des êtres ; elles sont finies seulement parce qu’elles n’ont pas la plé­nitude de l’être, et participent plus ou moins du néant. Il y a en effet, comme le soutient Male­branche, des infinis de diverses sortes : « Ces infinités d’infinités de degrés et de parties de­là force et de la quantité, forment des infinités d’infinités d’ordres dans les substances, qui sont ce que j’appelle leur manière d’être particulière, leur nombre. Dans chacune il y a un infini prin­cipal, que l’on peut considérer comme leur unité, et qui comprend une infinité d’infinis inférieurs, par lesquels il est nombre, rapport, raison. » (Cartésianisme. t. II, p. 430.) Cela est vrai de l’homme et de la nature ; et vrai encore de chacune de nos idées universelles. Que l’on considère par exemple l’idée d’homme : elle a son unité indivisible, qui peut être possédée par une infinité d’étres sans qu’elle s’y épuise ; et le nombre de ces êtres, tout en restant égal à l’unité, n’a pas de terme, puisqu’il comprend tous les hommes passés, présents, et possibles. Ainsi se termine le vieux débat des scolastiques sur les universaux : le particulier est en germe dans l’universel, et l’universel soutient et porte le particulier, sans jamais se séparer d’un élément individuel. Si l’on accuse cette doctrine de res­sembler au panthéisme, Bordas répondra que Spinoza et scs disciples donnent à Dieu pour nombre l’univers qui par suite lui devient égal ; tandis que lui fait de l’univers une substance à part ayant son nombre et son unité, et consti-tuant un infini relatif qui ne se confond pas avec Dieu, seul absolument infini. Il est bien loin d’attribuer à l’univers les attributs de la divinité : il n’a pour lui que des paroles méprisantes : la somme d’être, dit-il, n’est pas plus grande après la création qu’avant ; l’être créé ne peut entrer en ligne de compte avec son créateur, et son infini est néant devant celui de Dieu : Substantia mca tanquam nihilum, ante te. Cependant tout chétif qu’il est, l’être créé perçoit directement l’in­fini dans les idées qui appartiennent à son enten­dement ; il les distingue de celles qui constituent l’entendement divin, et se pose ainsi comme une réalité, comme une personne. Maine de Biran se trompe quand il dit : « Nous apercevons le moi actuel de la conscience, mais le moi ab­solu, l’âme, substance ou chose pensante, nous échappe. » Tout au contraire le moindre juge­ment implique l’affirmation de notre être, et rien de nous-mêmes n’échappe à notre percep­tion : notre substance, ce sont nos idées.

La « philosophie des idées » s’applique à la nature comme à l’homme et à Dieu : la substance de l’univers matériel est constituée par les mêmes éléments que celle de l’homme et de Dieu ; il y a en elle quelque chose de semblable aux idées, un fond intelligible, analogue à celui que nous reconnaissons en nous-mêmes. Le monde et nous nous sommes faits de la même étoffe. La force et l’étendue y sont indissolublement unis. Ce qui frappe d’abord l’attention ce sont les rapports de grandeur et de quantité, plus saillants, plus aisés à saisir que les idées de perfection et de force. Aussi la première métaphysique de la nature est-elle un mécanisme matérialiste qui réduit l’univers à des atomes sans vie, sans spontanéité, simples corpuscules à la fois étendus et indivisibles, ce qui implique contradiction. Le dynamisme est une erreur déjà plus savante. Mais en ramenant l’idée de la substance à celle de la force, Leibniz ne peut expliquer les notions de division, d’organisme, dénombré ; une pensée qui est une simple force ne peut les puiser en elle-même ; elle ne peut non plus les tirer du dehors puisque ces forces prétendues n’agissent pas les unes sur les autres. Il risque donc de confondre toute réalité dans l’unité immobile des lîléates. Sans doute on peut à la rigueur expliquer la constitution des corps par des forces mo­léculaires agissant avec des intensités et des directions différentes. Mais d’où proviennent ces différences de degré ou de nature dans le mou­vement, sinon de la figure qui les détermine ; on retrouve ici comme partout l’alliance indis­soluble de la force et de l’étendue, de l’unité et du nombre. Seulement ce n’est plus la même force, ni la même étendue que chez l’homme ou chez Dieu ; ni le même rapport entre l’une et l’autre. On ne confondra pas la grandeur pure, Yëtendue spirituelle, qui convient seulement a Dieu et aux êtres pensants, et la quantité ma­térielle qui est inhérente au corps ; il faudra même faire entre ces deux extrémités une di­vision particulière pour les animaux et les végé­taux. De plus, en remontant du corps brut jusqu’à Dieu, on voit changer les relations respectives de la force avec la grandeur : dans le règne inorga­nique la force est avec la grandeur « dans un rap­port rigoureux » ; elle prédomine à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres. De là cette consé­quence que le mécanisme n’est calculable que dans les limites de la nature brute, là où toute la force se déploie suivant la quantité. Il y aura donc deux ordres de sciences bien distinctes : d’un côté la métaphysique, la théologie, la morale, la politique, la medecine^, la zoologie, la botanique, et de l’autre les mathématiques ; il y a entre ces deux parties du savoir humain des barrières in­franchissables, et rien ne doit passer de l’une à l’autre. Sans doute dans la première comme dans la seconde on mesure, on compte, on parle de petit et de grand, de plus et de moins, etc. ; mais ces idées de grandeur sont ici de simples moyens, et n’entrent dans nos opérations que pour aider à se produire les idées de perfection qui sont alcrs les objets vrais de la pensée. Le contraire a lieu dans les mathématiques. Pytha­gore et Platon ne sont pas les seuls qui aient confondu ces deux règnes, le nombre idéal et le nombre mathématique. La prétention de tout soumettre au calcul se reproduit à chaque instant.

« elle n’est ni matérialiste, ni spiritualiste ; elle est destructive de toute substance. » Les ma­thématiques ne peuvent s’appliquer aux autres sciences ; l’extension qu’on a voulu donner aux applications du calcul des probabilités « est une des plus grandes exti avagances qui soient tombées dans l’esprit humain. » De même la logique qui affecte parfois des allures mathématiques, est l’ennemie la plus acharnée de la philosophie. Elle repose sur cette hypothèse imaginaire que les idees de perfection s’expriment exactement par les mots, comme les idées de grandeur par les symboles mathématiques ; elle traite donc la pensée comme s’il n’y avait en elle que des idées de quantité. De là un duel à mort entre la logique et la philosophie : « elles s’excluent comme la mort et la vie. » Les logiciens ont une pensée qui agit hors d’elle-même, les philosophes voient en eux-mêmes l’idée de leur propre nature, la force, la perfection. Aussi y a-t-il une lutte sans cesse renaissante entre les uns et les autres. Aristote, ce grand logicien, « a exterminé la phi­losophie, » fondée par Platon. La logique à son tour, succombe sous les coups de Plotin et de saint Augustin, se ranime encore. « s’ébat dans les vastes et profondes ténèbres du moyen âge ; » pour être anéantie par Descartes, et ressuscitee de nouveau par Wolf, Kant et Hégel, ces derniers destructeurs de la philosophie. « La logique est impossible aux philosophes. »

On n’a pas interrompu cet exposé par des cri­tiques qui auraient pu le compliquer. Quand un système est peu connu, sans disciples pour le soutenir, il est plus utile de le reconstruire que de le réfuter. Celui de Bordas-Démoulin est certainement, malgré son réalisme excessif, et ses contradictions insolubles, un des plus puis­sants efforts de la philosophie au xix’siècle On ne peut s’y méprendre : cette pensée vigou­reuse qui approfondit sans se lasser une seule idée féconde, et ramène à son unité, parfois non sans violence, tout un ensemble de vérités, est celle d’un vrai métaphysicien ; et c’est justice de décerner à cet homme méconnu et malheureux ce titre si rarement mérité en notre temps et en notre pays.

Outre les ouvrages cités plus haut on peut consulter : Fr. Huet : Histoire de la vie et des ouvrages de Bordas-Dëmoulin, Paris, 1861. L’auteur a été le disciple et l’ami fidèle de Bordas ; il est mort récemment après avoir eu la tristesse de confesser que l’idée d’une conci­liation entre la philosophie et la religion était une chimère.E. C.

BORN (Ferdinand-Gottlob), professeur de phi­losophie à Leipzig, où il était né en 1785, est principalement connu comme auteur d’une tra­duction latine des œuvres de Kant (3 vol. in-8, Leipzig, 1796-1798). Mais il a aussi publié, dans le sens de la philosophie critique, plusieurs ou­vrages originaux dont voici les titres : Essai sur les principes fondamentaux de la doctrine de la sensibilité, ou Examen de divers doutes, etc., in8, Leipzig. 1788 (ail.) ; Recherches sur les premiers fondements de la pensée humaine, in-8, Leipzig, 1789 (ail.), réimprimé en 1791 sous ce titre : Essai sur les conditions primiti­ves de la pensée humaine et les limites de notre connaissance. Il a également travaillé avec Abicht au Nouveau Magasin philosophique, consacré au développement du système de Kant. 11 vol. in-8, Leipzig, 1789-1791 (ail.).

BOSCOVÎCH (Roger-Joseph), delà compagnie de Jésus, naquit à Raguse, le 18 mai 1711. Il an­nonça de bonne heure des dispositions si heu­reuses, qu’avant même d’avoir terminé le cours de ses études, il fut nommé professeur de ma­thématiques et de philosophie au collège Romain. Une dissertation sur les taches du soleil (de Ma­culis solaribus), qu’il publia en 1736, le plaça au rang des astronomes les plus distingués de l’Italie. Elle fut suivie d’opuscules nombreux et de quelques grands ouvrages sur toutes les bran­ches des sciences mathématiques et physiques, qui accrurent d’année en année la réputation de l’auteur, non-seulement en Italie, mais dans l’Europe entière. Diverses missions scientifiques et diplomatiques furent confiées par des pontifes et par des princes à l’habileté de Boscovich ; la Société royale de Londres l’accueillit parmi ses membres, et il a même rempli pendant quelque temps enFrance la place de directeur de l’opti­que de la marine. Il est mort à Milan en 1787.

Boscovich était partisan des idées de Newton, et son rôle comme physicien et mathématicien a consisté principalement à appuyer, par ses ob­servations et ses calculs, le système de la gravi­tation universelle. Considéré comme philosophe, il a attaché son nom à une théorie de la sub­stance matérielle qui offre quelques analogies avec l’hypothèse des monades, mais qui touche de plus près encore à l’idéalisme. Suivant Bos­covich, les derniers éléments de la matière et des corps seraient des points indivisibles et iné­tendus, placés à distance les uns des autres et doués d’une double force d’attraction et de ré­pulsion. L’intervalle qui les sépare peut aug­menter ou diminuer à l’infini, mais sans dispa­raître entièrement ; à mesure qu’il diminue, la répulsion s’accroît ; à mesure qu’il augmente, elle s’affaiblit, et l’attraction tend à rapprocher les molécules. Cette double loi suffit à expliquer tous les phénomènes de la nature et toutes les qualités du corps, soit les qualités secondaires, soit les qualités primaires. L’étendue et l’impé­nétrabilité qu’on a rangées à tort parmi celles-ci, non-seulement n’ont rien d’absolu, mais ne sont pas même des propriétés de la substance corpo­relle que nous devons considérer uniquement, comme une force de résistance capable de con­trarier la force de compression déployée par no­tre puissance physique. Il est aisé de voir le vice de cette théorie ingénieuse, mais hypothétique, qui altère la nature de la matière, puisqu’elle nie les propriétés fondamentales du corps, et qui ne mène pas à moins qu’à en révoquer en doute l’existence. Boscovich y est revenu dans plusieurs de ses ouvrages, parmi lesquels nous nous bor­nerons à indiquer les suivants : Dissertationes duæ de viribus vivis, in-4, 1745 ; de Lumine, in-4, 1748 ; de Continuitatis lege, in-4, 1754 ;

  • theoria philosophice yiaturalis reducta αα unicam legem virium in natura existentium, in-4, Vienne, 1758 ; Venise^ 1763. A la fin de cet ouvrage se trouve une liste étendue de tous les travaux publiés par l’auteur jusqu’en 1763. (In doit aussi à Boscovich une excellente édition du poëme de Stay sur la philosophie de Newton : l’Inlosophiœ recentioris a bencdicto Slay versi­bus traditœ libriX, cum adnotationibus et sup­plementis, 3 vol. in-8, Rome, 1755-1760. L’astro­nome Lalande a publié dans le Journal des Sa­vants, février 1792, un éloge de Boscovich. Voy. aussi Dugald-Stewart, Essais philosophiques, trad. par Ch. Huret, in-8, Paris, 1828, p. 157 et suiv.

BOSSUET (Jacques-Bénigne), évêque de Meaux, un des plus grands théologiens et le plus grand orateur sacré dont s’honore la France, né à Dijon en 1627, mort à Paris en 1704, a sa place marquée dans l’histoire de la philosophie, pour le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et la Logique, ouvrages excellents qui suffiraient à la renommée d’un écrivain ordinaire, et que Bossuet composa pour l’édu­cation du Dauphin. Bossuet est un de ces es­prits pénétrants qui, dans les discussions théo­logiques, ne s’enferment point dans l’aride nomenclature des textes ; il répand la lumière à flots sur toutes les questions, parce qu’il puise sans cesse au plus profond de la nature humaine. S’il est vrai, selon saint Augustin, que les hé­résies sont transportées dans l’Église du sein des écoles philosophiques, l’Église, à son tour, guérit par la philosophie les blessures que la philosophie lui a faites. Dans sa lutte contre les diverses communions protestantes Bossuet discute les droits et les limites respectifs de l’autorité et de la raison ; avec les molinistes, il sonde les mys­tères du libre arbitre et de la grâce ; en réfutant les quiétistes, il détermine, en psycnologie et en morale, les rapports de l’amour avec l’intelligence et la volonté. Aussi à l’aise avec Leibniz qu’avec Richard Simon et Tournemine, s’il n’a point de système proprement dit, c’est qu’il avait donné toute sa pensée à l’Église ; mais il abonde en vues profondes et étendues, dont les philosophes peuvent faire leur profit/ Ce qui le distingue partout, c’est une sortè de dédain pour la spé­culation pure, et une direction constante et sûre vers la pratique, disposition admirable, quand elle se rencontre unie à tant de grandeur dans les idées et d’élévation dans les sentiments. Bos­suet était un esprit et une âme fermes, et de cette trempe particulière qui fait qu’on peut viser au plus haut sans jamais se perdre.

L’esprit de rigueur et d’opiniâtreté que montra Bossuet dans l’affaire du pur amour, s’accorde à merveille avec les dispositions conciliatrices qu’il apporta dans les querelles du protestantisme. Si l’on tient compte d’un peu d’aigreur personnelle, dont on ne saurait disculper sa mémoire à l’é­gard de Fénelon, il fut dirigé dans les deux cas par le même génie pratique. Le pur amour n’allait à rien moins qu’à la destruction du dogme et de la discipline ; il était, au contraire, de l’intérêt de la religion et de celui de l’Etat de faire des concessions aux communions protes­tantes, pour détruire le schisme et éviter des collisions nouvelles. Rien n’est plus admirable que la tentative de fusion des deux églises dans laquelle Bossuet a joué le principal rôle avec Leibniz. C’est une grande leçon pour ces esprits étroits qui font consister l’intégrité de la foi dans des points d’une importance secondaire, et aiment mieux perdre la moitié du monde que de reculer sur un point où leur orgueil est engagé plutôt que leur croyance. Bossuet montra la même liberté d’esprit et la même modération dans la détermination des rapports de la religion et de la philosophie. 11 ne crut pas que toute re­ligion devenait impossible si on laissait à la pensee humaine la liberté de croire ce qui serait une fois démontré par des raisons solides à la suite d’un mûr et consciencieux examen. Il ad­met sans hésiter l’infaillibilité de la raison, lors­qu’elle prononce clairement sur les matières queJa foi catholique n’a point réglées, et ne tombe jamais dans la funeste contradiction de ceux qui rendent d’abord l’esprit humain incapable de comprendre et de croire, pour lui imposer en­suite la foi à un dogme révélé. Le scepticisme philosophique de Huet, qui ne fut connu tout en­tier qu’après sa mort, par la publication d’un ouvrage posthume, fut pour lui un objet de dou­leur et de scandale, parce qu’il n’admettait pas de scepticisme philosophique qui ne fût néces­sairement suivi du scepticisme religieux. Il par­tageait sur tous ces points la doctrine de Des­cartes et d’Arnaud ; et s’il y trouve quelque chose à blâmer, c’est l’excès des scrupules que Des­cartes faisait paraître. Sa doctrine, qui est celle de l’école, peut se résumer par ce mot de saint Augustin, qui dit en parlant de la raison : Et omnibus communis est, et singulis casta est.

Pour bien apprécier l’opinion de Bossuet sur le libre arbitre et la grâce, il faut distinguer les faits eux-mêmes, et l’explication qu’il en a don­née. Bossuet a démontré philosophiquement l’exi­stence de la liberté humaine ; il n’a jamais varié ni vacillé dans cette conviction, et ceux même ui ne reconnaissent aucune influence divine ans la direction des conseils humains, ne sont pas plus que lui fermes et inébranlables dans leur croyance au libre arbitre. En même temps, il admet la grâce, et toute la doctrine de saint Augustin : question difficile et délicate, et dans laquelle la théologie s’avance au delà des limites de la lumière naturelle ; mais si la raison ne va pas jusqu’à établir la nécessité de la grâce pour le salut, elle démontre aisément, par les rela­tions de Dieu avec ses créatures, par la création, par la Providence, elle vérifie et, constate par les faits, la présence intérieure de Dieu conçu comme souverain intelligible et comme principe béatifiant, et ne permet pas plus de nous isoler de Dieu dans notre vie et notre activité, que dans notre être et notre substance. La solution de Malebranche. si habile et si philosophique pour la grâce générale, et si défectueuse pour les grâ­ces spéciales, ne suffisait pas à Bossuet, qui s’at­tachait davantage à l’esprit des Ecritures et ne voyait pas la Providence à travers les nécessités d’un système.

Dans tous ses ouvrages, et en particulier dans un passage célèbre, passage du Mémoire sur la Bibliothèque ecclésiastique de M. Dupin, Bossuet se montre préoccupé de la discipline, de la pra­tique du culte, de la prière, de l’amour de Dieu, et ne consent jamais à sacrifier ni notre dépen­dance ni notre liberté.

Il s’est moins occupé, et avec moins de succès, de la conciliation de ces deux principes en appa­rence opposés. Pourvu qu’il tînt les deux bouts de la chaîne, comme il le dit, il admettait sur la foi de la toute-puissance divine que des liens existaient entre eux, quoiqu’il ne vît pas « le milieu par où l’enchaînement se continuait. » Quant à la théorie de la force motrice, Bossuet va presque aussi loin que Malebranche, et met­tant, comme lui, toutes les forces de la nature dans la main de Dieu, il semble ne point admet­tre de causes secondes dans l’ordre de la physio­logie et de la physique. Cette doctrine aurait pu le conduire aux causes occasionnelles. Il faut no­ter cependant cette différence capitale, que, sui­vant lui, l’homme se détermine spontanément, quoique sous l’influence de la grâce.

Pour qui sait reconnaître toute la force d’un principe et les liens qui unissent les questions diverses, Bossuet est le même quand il juge en­tre l’amour pur et l’amour de Dieu comme objet béatifiant, et quand il prononce entre la philoso­phie et la religion, entre la liberté et la grâce.

Partout il fait sa part au mysticisme en élevant au-dessus le côté raisonnable de la nature hu­maine. Il ne voulait ni livrer l’homme à sa propre intelligence ; ni le courber sous un joug qui ren­drait son intelligence inutile ; ni lui donner cette liberté d’action qui isole ses destinées de celles de l’univers et le rend indifférent à son Dieu ; ni la réduire à la condition des êtres aveugles et sourds qui subissent la loi de la Providence et concourent à ses desseins sans les comprendre. Il ne voulait pas enfin laisser le cœur humain s’égarer dans des aspirations vagues, sans règle, sans frein, sans boussole, ni le resserrer dans l’aridité de la pratique et le restreindre à l’a­mour intéressé qui le dégrade et l’avilit. Il a tenu le milieu entre les doctrines qui détruisent la liberté et la raison individuelle, et celles qui les exaltent jusqu’à oublier Dieu ; et c’est pour cela qu’il est toujours dans la vérité.

Il nous reste à ajouter quelques mots sur les ouvrages purement philosophiques de Bossuet, la Connaissance de Dieu et de soi-même et" la Logique. Le premier, publié sous le titre d’in­troduction à la philosophie, se compose de cinq chapitres où l’auteur traite successivement de l’âme, du corps, de l’union de l’âme et du corps, de Dieu, et de l’extrême différence entre l’homme et la bête. L’esprit, la méthode et les principes de Descartes dominent dans cet admirable ou­vrage ; cependant sur la question de la nature des animaux, Bossuet ne se prononce pas ouver­tement en faveur de la philosophie cartésienne et paraît pencher pour l’opinion de saint Thomas, qui accorde aux bêtes une âme sensitive. La Logique, divisée en trois livres, d’après les trois opérations de l’entendement, concevoir, juger, raisonner, expose avec précision et clarté les règles données par les anciens logiciens. Quelques préceptes généraux, placés à la fin de chaque livre, résument la doctrine qui y est développée. Les exemples sont nombreux et choisis avec cet habile discernement qui a tant contribué au succès de la Logique de Port-Royal. C’est bien à tort que l’authenticité de cette Logique a été quelquefois contestée ; la plume du grand écrivain s’y reconnaît à chaque page.

Il existe plusieurs éditions des Œuvres de Bossuet: 20 vol. in-4, Paris, 1743-53 ; 19 vol. in-4, ib., 1772-88 ; 43 vol. in-8, Versailles, 1815-19 ; 43vol. in-8, Besançon, 1828-30; 12 vol. grand in-8, Paris, 1835-37. Les Œuvres philosophiques ont été publiées séparément par MM. Jules Simon, de Lens et Jourdain, 1 vol. in-12.

On peut consulter:Monty, de Politica Bossuetii doctrina, Paris, 1844 ; Bonnel, de la Con­troverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme, Paris, 1850 ; Nourrisson, Essai sur la philosophie de Bossuet, Paris, 1852 ; Delondre, Doctrine phi­losophique de Bossuet sur la connaissance de Dieu, Paris, 1855 ; Fr. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, 1869, t. II, ch. ix ; Datniron, Essai sur l’histoire de la philosophie en France au dix-septième siècle. Paris, 1846, t. II, liv. VII. _J. S.

BOUCHITTÉ (Louis-Firmin-Hervé), écrivain français, né à Paris en 1795, se destina d’abord à l’élat ecclésiastique; mais il quitta le séminaire pour entrer à l’École normale. 11 en sortit en 1817 et professa les lettres et l’histoire dans deux collèges de province, et fut nommé inspecteur d’Académie en 1845 et recteur d’une Académie départementale en 1849. Il est mort à Versailles en 1866. Quoique son enseignement dût le tenir un peu loin des questions de la philosophie, il y fut toujours attiré par un goût naturel. On lui doit quelques travaux sérieux sur divers points d histoire. Le plus intéressant à coup sûr, c’est le

Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle, Paris, 1842. L’auteur y donne une traduction des deux ouvrages si connus de saint Anselme, et de l’opuscule de Gaunilon, le Liber pro insipiente, et dans une longue introduction il explique le sens des démonstrations de saint Anselme et les compare à celles que d’autres grands philosophes ont proposées. Du reste l’histoire des preuves de l’existence de Dieu était pour lui un sujet de prédilection. On le trouve traité dans plusieurs Mémoires insérés dans le recueil des savants étrangers de l’Académie des sciences morales et politiques. On trouvera dans la même collection un Mémoire sur la notion de Dieu dans ses rapports avec l’imagination et la sensibilité (t. II, 1847), et un autre intitulé:de la Per­sistance de la personnalité après la mort. Dans ces divers écrits M. Bouchitté défend les vérités religieuses, comme l’école spiritualiste à laquelle il se rattache ; malgré une extrême circonspection, il ne manque pas de l’indépendance nécessaire au philosophe; des juges rigoureux estiment qu’il manque plutôt de méthode et de concision. Il a donné plusieurs articles à la première édition de ce dictionnaire.

bouddhisme. On désigne sous ce nom une doctrine philosophique et religieuse, sortie du sein du brahmanisme indien, à une époque qui remonte, selon les autorités chinoises, à mille ans avant notre ère, et selon les autorités in­diennes, ou d’origine indienne, à cinq ou six cents ans seulement avant la même époque.

Le fondateur de cette doctrine, qui est répan­due aujourd’hui, sous deux formes, sur la vaste surface de l’Asie, Indien d’origine et de nais­sance, appartenait à la famille royale de Magadha, aujourd’hui partie méridionale de la province du Béhar. Cette famille, selon le Vichnou-Pourâna, était celle à’Ikchwakou, dans laquelle le fondateur du bouddhisme porta le nom de S’âkya, ce qui l’a fait considerer, par quelques écrivains, comme ayant appartenu à la race des Saces ou Scythes.

Le nom de Bouddha signifie en sanscrit : celui qui a acquis la connaissance absolue des choses. Le célèbre encyclopédiste chinois Mathouan-lin, en parlant de Bouddha, dit : « qu’il quitta sa maison pour étudier la doctrine ; qu’il réçla ses actions et fit des progrès dans la purete, qu’il apprit toutes les connaissances et qu’on l’appela Fo (ou Bouddha). Ce mot étranger, ajoute-t-il, signifie la connaissance absolue, l’intelligence pure, l’intelligent par excellence. » Selon les traditions et les légendes, S’âkya Bouddha se sentit poussé à sa mission de réformateur du brahmanisme, par la vue du spectacle des mi­sères humaines et par une immense commiséra­tion pour les souffrances du peuple. Il se retira un grand nombre d’années dans le désert pour méditer et préparer sa nouvelle doctrine dans laquelle il repoussa formellement l’autorité des Védas ; ensuite il alla avec quelques disciples la prêcher dans les principales villes de l’Inde, entre autres à Bénarès, où sont établis, depuis la plus haute antiquité, les grands collèges des Brahmanes ; ceux-ci enseignaient alors et en­seignent encore la distinction imprescriptible de dillérentes castes parmi les hommes, dont l’une, la plus éminente, celle des Brahmanes, est destinée, par sa nature, à la suprématie intel­lectuelle et religieuse ; dont l’autre, celle des Kcliatriyas, ou guerriers, · est destinée, par sa nature, au métier des armes et au commande­ment militaire ; dont la troisième, celle des Vais’yas, est destinée, par sa nature, au com­merce et à l’agriculture, et dont la quatrième^ celle des S’oudras, est destinée, par sa nature, à servir les trois premières. A l’époque où parut Bouddha, le brahmanisme indien, essentiellement fondé sur cette distinction des castes et soumis à toutes les pratiques religieuses prescrites dans les Védas et dans les anciennes lois de Manou, était dominant, exclusivement dominant, dans l’Inde. Cependant, autant que les monuments connus jusqu’ici peuvent permettre de le con­jecturer, il s’était déjà manifesté plus d’une protestation philosophique contre l’intolérant en­seignement des brahmanes. La secte des Djaînas, qui a dû peut-être à cette circonstance d’être restée longtemps à l’état de spéculation philo­sophique, la faveur d’être tolerée dans l’Inde, tandis que le bouddhisme passé à l’état de re­ligion essentiellement propagandiste, en a été violemment expulsé, dans le ve et le vie siècle de notre ère ; la secte des Djaînas, disons-nous, dont la doctrine philosophique a tant d’analogié avec celle des bouddhistes, existait déjà dans l’Inde lorsque Bouddha parut, et un passage du Bhâgavata Pourâna, cité par Μ. E. Burnouf (Journal Asiat., t. VII, p. 201), ferait croire que ce grand réformateur appartenait à cette secte philosophique. Voici ce passage :

« Alors, dans la suite du temps, à une époque de confusion et de trouble causés par les ennemis des dieux, un fils de Djina (un Djâina), du nom de Bouddha, naîtra parmi les Kikât’as (habitants du Magadha). »

Les sectateurs de Bouddha, comme ceux de Lao-tseu, ont cru rehausser le mérite et les vertus de ces deux personnages historiques en leur attribuant une origine céleste et en entourant de prodiges leur vie terrestre. Ce n’est point ici le lieu de rapporter tout ce que les légendes bouddhiques déjà connues racontent sur k nais­sance et la vie de Bouddha. Notre devoir, au contraire, est de dégager de ces légendes les seuls traits qui peuvent être considérés comme historiques, et de faire connaître en quoi le bouddhisme a droit de trouver place dans un Dictionnaire des sciences philosophiques.

Ayant atteint sa dix-neuvième année, S’âkya Bouddha, selon ces légendes, désira quitter sa famille et toutes les jouissances d’une demeure royale pour se consacrer tout entier au bien des hommes. Il réfléchit sur le parti qu’il devait prendre. Il vit aux quatre portes par où il pouvait passer, c’est-à-dire au levant, au midi, au couchant et au nord, régner les quatre degrés de la misère humaine, et son âme en fut pénetrée de douleur. Au milieu même des joies de son âge, il ne pouvait s’empêcher de penser aux maux nombreux qui affligent la vie : à la vieillesse, aux maladies, à la mort et à la destruction finale de l’homme.

Il séjourna de trente à quarante ans dans les forêts de l’Inde, peuplées alors de religieux pé­nitents et de philosophes de toutes sectes (au nombre desquels étaient ceux que les Grecs du temps d’Alexandre appelèrent Gymnosophistes, ou philosophes nus). Là, Bouddha chercha à s’instruire, à constituer sa doctrine, à l’enseigner à un certain nombre de disciples et ensuite à la propager par son enseignement. Il essaya même, comme nous l’avons dit précédemment, de con­vertir les Brahmanes, qui soutinrent avec lui de longues controverses auxquelles assistèrent, diton, des mages ou sectateurs de Zoroastre venus de la Perse pour l’entendre et le combattre. Mais ses prédications eurent peu de succès, si l’on s’en rapporte aux légendes mêmes ; car il sentit la nécessité de communiquer sa doctrine complète à quelques-uns de ses disciples en leur donnant la mission de la propager après sa mort par tous les moyens qui seraient en leur pouvoir. Il s’adressa ainsi à son disciple favori Manà Kàçyapa ( le grand Kâçyapa) : « Prends le kia-li (habit ecclesiastique a broderies d’or), je te le remets pour que tu le conserves jusqu’à ce que Yaccompli se montre comme Bouddha, plein de compassion pour le monde ; ne permets pas qu’il le gâte ou qu’il le détruise. » Le disciple ayant entendu ces paroles, se prosterna aux pieds de son maître, la face contre terre, en disant : « 0 très-excellent maître ! j’obéirai à tes ordres bienveillants. »

Bouddha se rendit dans une grande assemblée, où, après avoir exposé de nouveau sa doctrine, il dit : « Tout m’attriste, et je désire entrer dans le Nirvâna, c’est-à-dire dzxisY existence dépouillée de tout attribut corporel, et considérée comme la suprême et éternelle béatitude. » 11 alla ensuite sur le bord d’une rivière où, après s’être couché sur le côté droit, et avoir étendu ses pieds entre deux arbres, il expira. « Il se releva ensuite de son cercueil, ajoute la légende, pour enseigner les doctrines qu’il n’avait pas encore transmises. »

Il est difficile, dans l’etat actuel de nos con­naissances, de savoir avec exactitude quelle fut la véritable doctrine que Bouddha enseigna à ses disciples, et que ceux-ci transmirent à la postérité dans des écrits que l’on croit subsister encore parmi les livres sanskrits, si nombreux, conservés au Népâl, et dont on possède main­tenant en Europe plusieurs copies. Cependant, on peut déjà conjecturer, par l’examen de divers écrits bouddhiques, ainsi que par la forme et le développement de ces écrits chez les diffé­rents peuples de l’Asie où le bouddhisme a pénétre (en Chine, dans le Thibet et dans la Mongolie), que la partie philosophique de cette doctrine a suivi, comme la partie religieuse sans doute, une marche progressive, et qu’elle n’est plus dans les écrits modernes, ce qu’elle était dans ceux du fondateur ou de ses disciples im­médiats. D ins les écrits de ces derniers, tous les principes que les écrivains bouddhiques posté­rieurs ont portés jusqu’aux plus extrêmes limites de la subtilité, c’est-à-dire jusqu’à l’extrava­gance (comme dans la distinction de dix-huit espèces de vides), n’existent quelquefois qu’en germe dans les écrits des fondateurs de la doc­trine. Il en est résulté que des interprétations diverses ont pu être données au même texte ; de là plusieurs écoles qui ont eu cbac"iî“’ « η » chef. Colebrooke (Philosophie des Hinâôiiè, lîaduct. lranç. de l’auteur de cet article, p. 222) en distingue quatre, dont il expose les principes fondamentaux.

  1. Quelques-uns soutiennent que tout est vide (sarva soûnya), suivant, à ce qu’il parait, une interprétation littérale aes soûlras ou axiomes de Bouddha. Cette école est considérée comme tenant le milieu (mâdhyamika) entre toutes celles qui sont nées de l’interprétation philoso­phique de la doctrine primitive.
  2. D’autres bouddhistes exceptent du vide universel la sensation interne ou l’intelligence qui perçoit (vidjnâna), et soutiennent que tout le reste est vide. Ils maintiennent seulement l’existence éternelledu sens qui donne la con­science des choses. On les nomme Yôgâtchâras, livrés ou adonnés à l’abstraction.
  3. D’autres, au contraire, affirment l’existence réelle des objets externes, non moins que celle des sensations internes ; considérant les objets externes comme perçus par les sens, et les sen­sations internes, la pensée, comme induites par le raisonnement.
  4. Quelques autres enfin reconnaissent la per­ception immédiate des objets extérieurs, d’autres une conception médiate de ces mêmes objets par le moyen d’images ou formes ressemblantes présentées à l’intelligence ; les objets, disentils^ sont induits, mais non effectivement ou im­médiatement perçus. De là deux autres branches de la secte de Bouddha, dont l’une s’attache littéralement aux Soûtras, l’autre aux commen­taires de ces Soûtras. Mais comme ces deux dernières branches ont un grand nombre de principes communs, elles sont généralement con­fondues et considérées comme une seule secte dans les controverses soutenues avec leurs ad­versaires.

Les différentes écoles bouddhiques établis­sent deux grandes divisions de tous les êtres. La première comprenant tous les êtres exter­nes, et la seconde tous les êtres internes. A la première appartiennent les éléments (bhoûta), et tout ce qui en est formé (bhautika) ; à la seconde appartient la pensée ou l’intelligence (tchitta), et tout ce qui en dépend (tchaitta). Ces écoles reconnaissent quatre éléments à l’état d’atomes. Ce sont la terre, Yeau, le feu et l’air. Les atomes terreux sont durs ; les aqueux, li­quides ; les ignés, chauds ; les aériens, mobiles. Les agrégats de ces atomes partagent ces carac­tères distincts. Ces différentes écoles soutiennent l’agrégation atomique indéfinie, regardant les substances composées comme étant des atomes primordiaux conjoints ou agrégés.

Les bouddhistes ne reconnaissent pas Yélément éthéré (âkasa), admis dans presque tous les autres systèmes philosophiques de l’Inde, ni une âme individuelle vivante et distincte de l’intelligence ou phénomène de la pensée, ni aucune substance irréductible aux quatre éléments ci-dessus men­tionnés.

Les corps qui sont les objets des sens sont des agrégats d’atomes, étant composés de la terre et des autres éléments. L’intelligence, qui habite dans le corps, et qui possède la conscience indi­viduelle, perçoit les objets et subsiste comme étant elle-même ; et sous ce point de vue seu­lement elle est elle-même ou âme (âtman).

Quelques bouddhistes prétendent que les agré­gats, ou les corps composes des éléments primitifs, ne sont perçus par les organes des sens (qui sont pareillement des composes atomiques) qu’à l’aide des images ou des représentations de ces objets extérieurs : ce sont les Saâtruntikas ou adhé­rants stricts aux axiomes de Bouddha. D’autres i^oüiUlssent la perception directe des objets extérieurs : ce sont les Vaibhâchikas ou adhé­rents aux Commentaires. L’une et l’autre de ces sectes pensent que les objets cessent d’exister dès l’instant qu’ils ne sont plus perçus : ils n’ont qu’une courte durée, comme la lueur d’un éclair, n’existant pas plus longtemps que la perception qui les fait connaître. Alors leur identité n’est que momentanée : les atomes ou les parties com­posantes sont dispersées, et l’agrégation était seulement instantanée.

C’est cette doctrine qui a porté les adversaires philosophiques des bouddhistes à les désigner comme soutenant que toutes choses sont sujettes à périr ou à se dissoudre (Poûrna ou Sarvavaînâsikas).

Voilà pour le monde extérieur, ou pour la première division ontologique. Quant au monde intérieur, c’est-à-dire Yintelligcnce et tout ce qui lui appartient, qui est la seconde division onto­logique, elle consiste en cinq catégories, qui sont :

1° La catégorie des formes, comprenant les organes des sens et leurs objets considérés dans leurs rapports avec la personne, ou la faculté sensible et intelligente qui est impressionnée par eux. Les couleurs et les qualités sensibles, ainsi que tous les corps perceptibles, sont externes, et comme tels, ils sont classés sous la seconde série de la première division ontologique ; mais comme

objets de la sensation et de la connaissance, ils sont regardés comme étant internes, et, par con­séquent, ils sont classés dans la seconde division ontologique.

2° La catégorie de la cognition, consistant dans l’intelligence, ou la pensée (tchitta), qui est identique avec la personnalité (âtma, soimême) et avec la connaissance (vidjnâna). C’est la connaissance des sensations ? ou le cours con­tinu de la cognition et du sentiment. Il n’y a pas d’autre agent, d’être à part, ou distinct, qui agisse et qui jouisse ; il n y a pas, non plus, une âme éternelle, mais une pure succession de pen­sées, accompagnée d’une conscience individuelle qui réside dans le corps.

3° La catégorie des impressions, comprenant îe plaisir, la peine ou l’absence de l’un et de l’autre, et les autres sentiments excités dans l’es­prit par les objets agréables ou désagréables.

4° La catégorie des connaissances admises, comprenant la connaissance provenant des noms, ou mois du langage, comme bœuf, cheval, etc., ou d’indications particulières, de signes figuratifs, comme une maison indiquée par un pavillon, un homme par son bâton.

5° La catégorie des actionSj comprenant les passions, comme le désir, la haine, la crainte, la joie, le chagrin, etc., en même temps que l’il­lusion, la vertu, le vice et toute autre modification de la pensée ou de l’imagination. Tous les sen­timents sont momentanés.

Le cours apparent, mais non réel, des évé­nements, ou la succession mondaine, externe et interne, ou physique et morale, est décrite comme étant un enchaînement de causes et d’effets qui opèrent dans un cercle continu.

La cause prochaine et la cause occasionnelle concomitante sont distinguées l’une de l’autre.

L’école bouddhique, ainsi que la plupart de celles qui ont une origine indienne, propose, comme le grand objet auquel l’homme doit as­pirer, l’obtention d’un état de bonheur final, d’où le retour aux conditions de ce monde est impossible.

^ L’obtention de cette félicité finale parfaite s’exprime par le terme général d'émancipation, de délivrance, d’affranchissement (moukti ou mokcha). Le terme que les bouddhistes affection­nent plus particulièrement, mais qui n’est pas employé exclusivement par cette ecole, est le mot nirwâna (calme profond). La notion qui est attachée à ce terme, dans son acception philoso­phique, est celle de apathie parfaite. C’est une condition de bonheur tranquille et sans mélange, ou d’extase mentale, regardée comme le suprême bonheur. Cet état de l’homme accompli après la mort, n’est point, comme dans l’école des Vi­dant ins indiens, la réunion finale avec l’Ame suprême, obtenue par une discontinualion de l’individualité ; ce n’est pas, non plus, une an­nihilation, comme on l’a prétendu, c’est un repjos absolu, une cessation de tout mouvement, une négation de tous modes d’être et de sentir.

L’accusation d’athéisme ne pouvait manquer d’atteindre un pareil système de pliilosopnie. Aussi, trouve-t-on déjà cette accusation dans cer­taines recensions du Bamâijâna, le plus ancien poeme épique de l’Inde, où il est dit :

« Comme apparaît un voleur, ainsi est apparu Bouddha ; sache que c’est de lui que l’athéisme est venu. »

Le mot que nous traduisons par athéisme (nâs'tikam) signifie littéralement la doctrine du nonêtre. 11 est composé de na, négation, et de asti (est) j c’est donc plutôt la négation de l’être, que la négation de la Divinité. Cependant, comme les bouddhistes n’admettent pas, en dehors des quatre éléments, d’Être supreme qui aurait créé le monde, on ne peut disconvenir qu’ils ne soient athées dans le sens habituel du mot.

L’esquisse précédente de la philosophie boud­dhique, d’après l’exposition de Colebrooke, re­présente principalement l’ancienne doctrine. Cette doctrine paraît s’être modifiée sur plusieurs points dans les temps modernes, ainsi que le font connaître les Mémoires que M. Hodgson, résident anglais du Népàl, a publiés sur le boud­dhisme (Voy. Nouv. Journal Asiat., t. VI, p. 81), après avoir recueilli leur contenu de la bouche même de plusieurs savants bouddhistes. Selon cette dernière autorité, le bouddhisme se divise en quatre principales sectes, ou systèmes distincts d’opinions sur l’origine du monde, la nature de la cause première, la nature et la destinée de l’âme. Les sectateurs du premier système, nom­més Swâbhâvikas, nient l’existence de ïimma­térialité. Ils affirment que la matière est la substance unique, et ils lui donnent deux mo­des : l'action ou l’activité, et le repos ou l’i­nertie (en sanscrit pravritti et nirvritti). La révolution, ou la succession de ces deux états, est éternelle, et embrasse la naissance et la destruction de la nature, ou des formes corporelles palpables. Ils affirment que l’homme peut ac­croître ses facultés à l’infini jusqu’à la parfaite identification de sa nature avec celle qui existe dans l’état de repos.

Les sectateurs du second système, nommés Aiswarikas, ou théistes, ^reconnaissent l’essence immatérielle, c’est un Être suprême, infini et immatériel, que quelques-uns d’entre eux consi­dèrent comme la cause unique de toutes choses, tandis que d’autres lui associent un principe matériel égal et coéternel. Quoique tous ceux qui professent ce second système admettent l’im­matérialité et un Dieu suprême, ils nient sa providence et son autorité sur les êtres.

Les sectateurs du troisième système, les Karmikas, ceux qui croient aux effets des œuvres (karma), aux actions morales ;

Et les sectateurs du quatrième système, les Yâtnikas (deyatna ; effort), ceux qui "croient aux effets des austérités physiques dans une vue morale, ont modifié le quiétisme absolu des premiers systèmes, et donnent plus à l’empire des bonnes actions et de la conscience morale en reconnaissant la libre volonté de l’homme.

Quant à la destinée de l’âme, tous admettent la métempsycose et l’absorption finale. Mais en quoi l’âme est-elle absorbée ? C’est là un grand sujet de controverse parmi les bouddhistes. On ne pourra connaître d’une manière un peu com­plète l’ensemble de la philosophie bouddhique, que lorsque les principaux monuments de cette philosophie auront été mis à la portée de l’in­vestigation européenne ; mais ce que l’on en connaît déjà peut suffire pour en avoir une idée. Μ. E. Burnouf, auquel la science indo-arienne devait déjà tant, a publié également l’un des principaux traités bouddhiques venus du Népâl:le Lotus de la bonne loi, in-4, Paris, 1852 ; et l’introduction au bouddhisme indien, in-4, Paris, 18ô2. Voy. Barth. Saint-Hilaire, le Boud­dha et sa religion, Paris, in-8 ; le Lalita-Vistara, traduit par Pli.-Ed. Foucaux, Paris, 1848 ; the Life or leoend of Gaudama the Budha of the Burmcsc, by llev. P. Bigander, Rangoon, 1866 ; a Manual of Budhism, by R. Spence Hardy, London, 1853 ; Histoire du bouddha Sakga-Mouni, par Mme Mary Summer, in-18, Paris, 1874.G. P.

bouillet (Marie-Nicolas), philosophe fian­çais, né en 1798 à Paris, entra en 1816 à l’École

normale où il put entendre les leçons de Cousin « t de Jouflroy. Nommé ensuite suppléant de la chaire de philosophie du collège de Rouen, il dut, comme beaucoup d’autres, renoncer à l’ensei­gnement public lors du mouvement de réaction qui entraîna le licenciement de l’École normale en 1821. Il obtint néanmoins le titre d’agrégé, et professa plusieurs années au collège RoUin^ qui était alors une instituttion particulière. Apres la révolution de 1830, il exerça les mêmes fonctions aux collèges Saint-Louis, Charlemagne, Henri IV, et fut nommé en 1840 proviseur du collège Bour­bon, puis membre du Conseil royal de l’instruc­tion publique, inspecteur de l’Académie de Paris et enfin inspecteur général; il est mort en 1864. Ses titres philosophiques, sans être éclatants, sont recommandables:il a publié dans la collection Lemaire les œuvres philosophiques de Cicéron et celles de Sénèque, avec des notes qu’il aurait sans doute perfectionnées, s’il avait pu reprendre ce travail dans sa maturité ; il a donné une excel­lente édition des œuvres philosophiques de F. Bacon, la meilleure, sans contredit, que nous possédions. Enfin il a employé une bonne partie d’une vie laborieuse^ et distraite par d’autres tra­vaux bien connus, a traduire les Ennéades de Plotin (1857, 3 volumes in-8). La tâche était diffi­cile; elle exigeait la connaissance de la langue et celle des systèmes:M. Bouillet l’a accomplie avec succès. Ces cinquante-quatre livres, hérissés de passages obscurs, ont été traduits en un lan­gage exact et qui s’anime quand le texte devient éloquent ; les difficultés en ont été signalées, discutées, souvent éclaircies ; des notes remar­quables, de vraies dissertations ont fait connaître, non sans une certaine surabondance de rensei­gnements, tout ce que Plotin doit à ses devan­ciers et tout ce que ses successeurs lui ont em­prunté; et le traducteur s’est si bien passionné pour son auteur qu’il voudrait non-seulement imposer sa doctrine, mais encore la justifier, et la laver du reproche de panthéisme. E. C.

BOULAINVILLIERS (Henri, comte de), né à Saint-Laire, en Normandie, en 1658, d’une an­cienne famille nobiliaire, et mort en 1722, em­brassa d’abord le parti des armes, qu’il quitta bientôt pour consacrer le reste de ses jours aux affaires de sa famille et aux travaux de la pen­sée. Sa réputation se fonde principalement sur ses œuvres historiques, où il soutient, entre autres paradoxes, que le gouvernement’féodal est le chef-d’œuvre de l’espril humain. Mais il appartient aussi à l’histoire de la philosophie par quelques écrits, les uns imprimés, les autres manuscrits, où se décèle un esprit inquiet, flot­tant entre la superstition et l’incrédulité. Sous prétexte de rendre plus facile la réfutation de Spinoza en mettant ses opinions à la portée de tout le monde, Boulainvilliers a eu réellement

Ipour but de propager le système de ce philo­sophe, en dissimulant toutes les difficultés dont il est hérissé, et en substituant au langage aus­tère du métaphysicien hollandais une forme simple et pleine d’attraits. Tel est le véritable caractère du livre intitulé : Réfutation deserreurs de Benoît de Spinoza, par M. de Fénelon, ar­chevêque de Cambrai, par le P. Lami, béné­dictin, et par M. le comte de Boulainvilliers, etc., in-12, Bruxelles, 1731. Ce même ouvrage, avant d’être imprimé, était aussi connu sous ce titre : Essai de métaphysique dans les principes de B. de Sp., et c’est à tort que la Biographie de Michaud en fait un ouvrage distinct. Quoique l’auteur déclare, avec cette hypocrisie devenue plus tard si commune chez Voltaire, que la Pro­vidence ne manquera pas de se susciter des dé­fenseurs, et que si les années n’avaient déjà

affaibli sa vivacité, il aurait lui-même pris part à la réfutation du plus dangereux livre qui ait été écrit contre la religion (ouvr. cité, Préfacé), ses intentions ne sauraient échapper à personne.

11 a écrit dans le même esprit, comme il nous l’apprend lui-même (ubi supra), une analyse du Traité théologico-politique, imprimée à la suite des Doutes sur la religion (in-12, Londres, 1767). Le Traité des trois Imposteurs, qu’on lui attribue également (in-8, sans nom de lieu, 1775, de

  1. p.), n’est qu’un extrait du livre intitulé : la Vie et l’Esprit de Spinoza% in-8, Amst., 1799, ou plutôt de la deuxième partie de ce livre, l’Esprit de Spinoza. Enfin Boulainvilliers est l’auteur d’un ouvrage demeuré manuscrit sous le titre de : Pratique abrégée des jugements astrologiques sur les nativités (3 vol. in-4. n ! * 569 et 570 dans la bibliothèque de M. Jariel de Forge ? dont le fonds provenait de celle de Boulainvilliers). Il avait réuni plus de 200 vo­lumes sur la philosophie hermétique et les scien­ces occultes. Les écrits philosophiques de Bou­lainvilliers ont aujourd’hui perdu toute leur valeur. La prétendue Réfutation du système de Spinoza est une exposition très-faible et.très-incomplète de la doctrine contenue dans Y Éthique, et n’offre plus d’autre intérêt que celui de la rareté. Voy. Œuvres de Spinoza publiées par Μ. E. Saisset.

BOURDIN (Pierre), jésuite français, né à Mou­lins en 1595, enseigna la rhétorique et les ma­thématiques à la Flèche et à Paris, où il mourut en 1653. Il a laissé quatre ou cinq ouvrages de mathématique. Mais son nom serait profondément inconnu, s’il n’avait opposé aux méditations de Descartes les septièmes objections qu’on lit à la suite de cet ouvrage, et si Descartes ne lui avait fait l’honneur de lui répondre. Bourdin avait commencé par écrire en 1640 quelques traités contre les idées de Descartes surtout en matière d’optique ; puis il en composa des thèses qu’il fit imprimer « et qu’il soutint, dit Descartes, pendant trois jours avec une pompe et un appareil extra­ordinaires. » Enfin il redigea contre les Médi­tations une longue et lourde dissertation, remar­quable seulement par la mauvaise foi des interprétations et la grossièreté des critiques. Descartes prit la peine de se défendre, et de se justifier du reproche de scepticisme, qui résume tous les arguments du P. Bourdiii. Il eut la faiblesse d’accuser auprès du P. Dinet, pro­vincial des jésuites, son indigne adversaire et son écrit « conçu en termes si pleins d’aigreur qu’un particulier même et qui ne serait tenu par aucun vœu solennel de pratiquer la vertu plus que le commun des hommes, ne pourrait avec bienséance se donner la licence d’écrire de la sorte. » (Lettre au Père Dinet, Œuvres complètes de Descartes, édition Cousin, t. IX, p. 1.) Les seuls détails biographiques qu’on ait trouvés sur le P. Bourdin sont contenus dans une courte notice de la Bibliotheca scriptorum societatis Jesu. On n’y parle pas de sa querelle avec Des­cartes.E. C.

BOURSIER (Laurent-François), docteur de Sorbonne, né à Ecouen en 1679, mort à Paris en

  1. fut un des chefs du parti janséniste, et prit en cette qualité une part active aux querelles religieuses des premières années du règne de Louis XV. 11 mérite une place dans l’histoire de la philosophie par son ouvrage De l’action de Dieu sur les créatures, traité dans lequel on prouve la prémotion physique par le raison­nement, et où l’on examine plusieurs questions qui ont rapport à la nature des esprits et à la grâce, 2 vol. in-4, Paris, 1715. Boursier est un disciple de Malebranche qui exagère la théorie

des causes occasionnelles au point de soutenir que, pour toute action, « nous avons besoin d’un secours actuel et prédéterminant. » Malebranche, dont il ne partageait pas les opinions sur la grâce, écrivit contre lui ses Réflexions sur la promotion physique. Boursier a eu aussi pour adversaire, le P. Dutertre, qui l’a réfuté durement. Voy. Histoire de la philosophie cartésienne, par M. Bouillier, Paris, 1854, 2 vol. in-8 ; Essai sur l’histoire de la philosophie en France au dixseptième siècle, par M. Damiron, Paris, 1846,

  1. vol. in-8.

BOUTERWECK (Frédéric) n’est pas seu­lement connu comme philosophe ; il était aussi poëte. et surtout fort bon critique. Né à Oker dans le Hartz. en 1776, il étudia d’abord le droit, et finit par s’adonner exclusivement à la litté­rature et à la philosophie. Il professa cette der­nière science à Goëttingue, où il termina sa carrière en 1828.

D’abord partisan des doctrines de Kant, mais bientôt mecontent de l’idéalisme qui en est le dernier mot, et effrayé des conséquences cjue Fichte semblait en avoir rigoureusement tirees, il finit par se jeter dans une sorte de mysticisme philosophique analogue à celui de Jacobi. Il retourne contre les sceptiques leurs propres ar­guments, et les met au défi de prouver que la certitude est impossible. C’est peut-être leur demander plus qu’ils ne sont tenus de donner, les sceptiques pouvant fort bien borner leurs prétentions à soutenir qu’il n’y a rien de certain, pas même ceci : que nous ne savons rien.

Quoi qu’il en soit, Bouterweck, soutenant que le sceptique est tenu d’établir l’impossibilité de la science philosophique, le place par là même sur le terrain du dogmatisme, puisque toute preuve exige un principe, un point de départ certain. Tel est le principe commun entre les sceptiques et les dogmatiques, principe qui doit servir à ruiner la thèse des premiers. Le but de YApodictique, ou Traité de la certitude dé­monstrative, publié par l’auteur en 1799, est de trouver ce point de départ certain, ce principe générateur de la science ; que cette science doive être positive, comme le veulent les dog­matiques, ou qu’elle doive être négative, comme le prétendent les sceptiques. Et, de peur de ren­contrer un principe qui ne serait pas suffisam­ment large pour garantir toutes les croyances humaines primitives contre les atteintes du s epticisme, Bouterweck commence par recon­naître les grandes manifestations de la vie in­tellectuelle, la pensée, la connaissance etYaction. De là trois parties dans Y Apodictique. Dans la première, on examine s’il y a un principe possible de vérité pour la sphère de la pensée pure et simple ; c’est l’objet de Y Apodictique logique. Dans la seconde, on recherche l’existence et la portée de ce même principe en fait de science ; c’est Y Apodictique transcendantale. Dans la troisième, il s’agit également d’établir le fonde­ment de la certitude pratique, et d’en déterminer la sphère d’application ; c’est Y Apodictique pra­tique.

Le résultat de Y Apodictique logique est que la pensée elle-même suppose la connaissance, et par conséquent la réalité. En effet, les jugements n’ont pas simplement pour objet de pures for­mules, mais encore quelque chose que nous connaissons. En ne les considérant d’abord que sous le point de vue logique, on n’y trouve rien de plus, ce semble, que le fait de la pensée même : Je pense. Mais, outre que ce fait est incontestable, il implique en outre un principe supérieur, celui-ci : Je sais que je pense. La pensée suppose donc réellement le savoir ; elle le suppose même à un double titre, puisqu’il y a là deux choses connues, le sujet de la pensée, et le fait de la pensée.

Mais il s’agit ae savoir maintenant quel est le principe de la connaissance ou du savoir. Si ce n’est pas la chose en soi, comme le veut Kant, ni le moi. comme le prétend Fichte, qu’est-ce donc ? Tel est le problème de Y Apodictique transcendantale. L’idée fondamentale la plus élevée que l’homme puisse avoir est celle d Vire, de quelque chose en général. On peut très-bien appeler cet être Yabsolu. Or, en fait, l’existence de l’idée en nous est incontestable. Nous nous sentons attachés, dans notre nature la plus in­time, à quelque chose d’innommé, qui, loin d’opprimer notre liberté, en est, au contraire, comme le principe secret, le sujet dernier. Mais à ce sentiment se joignent aussi ceux de la né­cessité et de la vérité, qui sont subordonnés à l’idée de l’absolu, idée qui accompagne toute pensée. Le scepticisme, tout aussi bien que le dogmatisme, ne peut se dispenser de partir de cette idée, de l’idée de l’être en général ; son doute, autrement, n’aurait ni sens ni raison. Le sceptique, il est vrai, demande qu’on lui prouve que l’idée de l’absolu, dont il reconnaît la né­cessité dans le raisonnement, est quelque chose de plus qu’une idée ; mais, quoiqu’il ne puisse pas dire ce qu’il entend par là, il le sent cependant et l’appelle réalité. L’idée de l’absolu n’a donc pas, pour le sceptique lui-même, une valeur purement logique ou idéale, mais encore une valeur ontologique ou réelle.

Reste à savoir comment nous parvenons à l’absolu, comment nous pouvons légitimement lui donner une valeur ontologique, et ne pas en faire simplement un principe régulateur de la pensée, comme le voulait Kant. On ne peut ré­soudre cette question, dit Bouterweck, qu’en réfléchissant à l’origine de l’idée de l’absolu. L’être étant impliqué dans toute pensée, il ne peut être le produit de la pensée. Donc il est quelque chose d’imaginaire et de chimérique, ou bien il doit y avoir une faculté de connaître absolue, fondement de la raison même, et qui ait pour fonction la découverte de l’être. L’être se trouve aussi au fond du sentiment ; c’est à lui que le sentiment est rapporté. La faculté absolue de connaître n’est donc pas la même chose que le sentiment. Celui-ci suppose la réalité connue par celle-là. Enfin, l’être véritable, réel, n’est pas plutôt découvert par la faculté absolue de connaître, que l’entendement le conçoit identique avec l’idée de l’absolu, en sorte que l’être réel et l’être absolu idéal sont une seule etmême chose. La faculté absolue de connaître produit donc immédiatement et simultanément l’idée de l’ab­solu comme principe régulateur de la raison, et la reconnaissance réelle de l’être comme principe ontologique ou constitutif des choses. Cette fa­culté est donc supérieure à la sensibilité et à la raison.

Mais la réalité se présentant sous deux faces, comme sujet et comme objet, Bouterweck est conduit à désigner, dans la faculté absolue de connaître, la réflexion absolue et le jugement absolu. La première donne les deux aspects d* la réalité absolue, le sujet et l’objet ; le second en donne l’essence invisible, la réalité absolue sans distinction. Du reste, le sujet ne se pose pas lui-même, comme le pense Fichte ; il enl moins encore un produit ae l’objet, comme lo prétend le réalisme vulgaire ; mais le sujet et l’objet se posent simultanément, à titre de réalités opposées, lorsque la réflexion absolue vient à redoubler la réalité absolue. On n’explique pas, du reste, la possibilité de la réflexion absolue.Ce résultat de Y Apodictique transcendantale est appelé par Buhle un spinozisme négatif. Il ne le juge guère plus avantageusement sous le rapport logique, puisqu’il ne le croit pas plus fort contre le scepticisme que le système de Kant et de Fichte. De nos jours, M. H. Fichte n’y voit qu’une hypothèse, une sorte de dogmatisme ré­trograde, déjà mis justement à l’écart par Kant et par G. Fichte. Un autre historien contemporain de la philosophie allemande ne trouve de neuf dans Bouterweck que le mot de virtualité, qui ne lui paraît pas d’un heureux emploi. Ces juge­ments, le dernier surtout, sont un peu sévères. Revenons à l’analyse de la troisième partie de

  • Apodictique.

La volonté ne peut être conçue que par le principe de la liberté ; celui qui veut quelque chose doit pouvoir aussi ne pas le vouloir. Mais au-dessus de la liberté, se conçoit· la force vi­vante qui en est le fondement. Le moi idéal qui s’évanouit, aux yeux de la philosophie théorique, dans l’Être infini, prend, dans la philosophie pratique, le caractère d’une réalité individuelle. L’unilé des points de vue théorique et pratique résulte de ce que la réalité pratique de l’individu doit être reconnue par un seul et même jugement absolu, en même temps que la réalité absolue en général. La réalité et l’individualité se réunissent donc, au moyen de la faculté absolue de con­naître. en une réalité unique, qui n’est que la réalite pratique en général, c’est-à-dire réalité par puissance et résistance ; c’est cette réalité que Bouterweck appelle virtualité. La virtualité est donc l’unité absolue de forces contraires et qui n’existent, ou du moins ne s’exercent, qu’à cause de leur opposition mutuelle. La virtualité est le fondement réel de toute Y Apodictique. En sorte qu’on pourrait très-bien appeler ce système du nom propre de virtualisme. Le moi n’est que par la virtualité ; c’est une force relative qui s’appuie sur la force absolue, et n’existe qu’en elle. 11 ne constitue pas l’opposition ou la résistance, comme le pense Fichte, mais il coexiste avec elle et la suppose.

Suivant Y Apodictique, il n’y a pas une raison pratique opposée à la raison theorique ; il n’y a qu’une laculté absolue de connaître, qui ne contient ni intuition sensible, ni concept logique, mais la pensée théorique pure de l’être, de la réalité, et la pensée pratique pure de la puis­sance et de la résistance, ou de la virtualité, de l’individualité de la personne et de la loi morale. Cette loi n’est pas un principe primitif, quoique l’entendement lui prête ce caractère. Elle n’est d’abord qu’un sentiment, et agit comme tel. Mais dès qu’une fois l’entendement a développé la matière de ce sentiment, les deux idées morales pures, celles de droit et de devoir, se révèlent à lui. Le droit est la liberté en présence d’ellemême ; le devoir, la liberté en face de la né­cessité. Ce sont deux corrélatifs inséparables, qui résultent tous deux d’une loi morale, la­quelle n’est, par conséquent, ni celle de droit, ni celle de devoir, mais la loi pure de la moralité en général.

Les conséquences métaphysiques de YApodictique relativement à l’àme, au monde et à Dieu, sont les suivantes : 1° Notre savoir se fonde sur notre existence subjective dans une réalité infinie. Dès qu’une fois nous existons, et à titre d’êtres libres et vivants surtout, nous n’avons plus aucune raison de penser que nous puissions cesser d’être à la mort du corps. Étant une partie constitutive de la réalité infinie, nous pouvons espérer une existence subjective éter­nelle. 2° Le monde, l’univers, est l’ensemble des choses. Il peut être conçu de deux manières : ou comme monde sensible, le monde des corps ; ou comme monde insensible, le monde des mondes, celui des choses en soi. Tous deux sont donc, comme mondes, l’ensemble de tout ce qui est. Mais il y a une réalité absolue, qui n’est composée ni d’atomes ni de monades, qui est virtualité, c’est-à-dire qui résulte incessamment de l’action et de la réaction de principes profon­dément inconnus à tous les mortels. En d’autres termes, la philosophie n’a pas de chapitre pour le monde, la cosmologie n’est pas une science possible. 3° Pour ce qui est de la Divinité, toute la tâche de la philosophie consiste purement et simplement à rectifier les fausses idées que se fait l’homme de l’Être infini. Dieu n’est pas un être qu’on se puisse représenter. Et si l’on s’entend soi-même en parlant de Dieu, on ne peut le con­cevoir que comme la réalité infinie, principe de tout ce qui est fini.

Dans son dernier ouvrage, la Religion de la raison, Bouterweck a modifié le système que nous venons d’esquisser. Il essaye d’abord de montrer que, dès qu’une fois la réflexion a mis en regard l’une de l’autre la représentation et la chose représentée (l’idée et son objet), le doute concernant la réalité de la chose représentée est inévitable. En vain l’on prétend sortir de la re­présentation, s’élever au-dessus d’elle, atteindre la chose même ; il y a là contradiction. « Lorsque je crois atteindre la chose, dit-il, je ne saisis encore que la représentation que j’en ai, repré­sentation qui est l’intermédiaire entre la chose et moi. » C’est l’ancienne proposition si connue de G. Fichte, que « la conscience, dans tout savoir, dans toute représentation, ne connaît immédiatement que son état propre. » En vain l’on voudrait regarder comme ayant une valeur objective les conceptions qui sont accompagnées du sentiment de la nécessité ; même dans ce cas, nous ne franchissons pas les limites de notre conscience. La vérité est toujours ce que nous devons nous représenter d’une certaine manière, par cela seul que nous sommes hommes (p. 73). De là une sorte de scepticisme absolu, fruit de la réflexion, mais auquel Bouterweck oppose la foi, dans le sens le plus large du mot, entendant par là une confiance immediate à notre savoir. La foi, dit-il, est l’état de l’esprit, dans lequel le doute est, ou entièrement anéanti, ou du moins partiellement dissipé par Yadhésion de l’esprit à une représentation déterminée (p. 77). La foi est le principe de tout savoir, et le fondement de l’intuition sensible, comme des idées les plus hautes. Sans la foi, l’absolue réalité ne serait toujours qu’une représentation subjectivement nécessaire. La théorie de Bouterweck n’est, comme on voit, qu’une affirmation tendant à rassurer l’esprit contre les résultats de l’analyse du fait de connaître ; mais cette affirmation, qui rappelle aussi la seconde période de la philosophie de G. Fichte, ne nous semble être qu’une fai­blesse et une inconséquence. Aussi voit-on flotter Bouterweck entre la foi et la réflexion, entre le doute et l’affirmation, et toujours il menace de tomber dans la négation. Ainsi placé entre la foi spontanée et primitive de la raison, et les ré­sultats obtenus par la réflexion, trouvant toujours ces deux puissances en lutte, partout Bouterweck décide sentencieusement ou d’autorité, mais sans aucune preuve en faveur de la foi. Cette foi, qui n’est autre chose qu’un instinct, une loi de notre nature, ne prouve donc absolument qu’elle-même.

Bouterweck a laissé un grand nombre d’ou­vrages, entre autres : Aphorismes d’après la doctrine de Kant, etc., in-8, Goëttingue, 1793 ;

  • Paulus tSeptimus, ou le Dernier mystère du prêtre d’Éleusis, in-8, 2 parties, Halle 1795 ( roman philosophique) : —Idée d’une apodictique universelle, 2 vol. in-8, Halle, 1799 ; Éléments de la philosophie spéculative, in-8, Goëttingue, 1800 ; les Époques de la raison, d’après l’idée d’une apodictique, in-8, ib., 1802 ; Intro­duction à la philosophie des sciences naturelles, in-8, ib., 1803 ; Nouveau Muséum de philo­sophie el de littérature, in-8, ib., 1803 ; Esthé­tique, Leipzig, 1806, 1815, Goëttingue, 1824-25 ;
  • Idées sur la Métaphysique du beau, in-8, Leipzig, 1807 ; Aphorismes pratiques, ou Principes pour un nouveau système des sciences morales, ib., 1808 ; Manuel des connaissances philosophiques préliminaires, contenant une Introduction générale, la Psychologie et la Lo­gique, in-8, Goëttingue ; 1810, 1820 ; Manuel des Sciences philosophiques, exécuté d’après un nouveau système, in-8, 2 parties, ib., 1815, 1820 ;
  • Religion de la raison, idée concernant l’avan­cement d’une religion philosophique durable, in-8, ib., 1824 ; de Primis philos, græcorum decretis physicis dans les Comment. Soc. Goelt. recent., vol. II, 1811 ; Philosophorum alexandrinorum ac neoplatonicorum recensio accura­tior ; Comment, in Soc. Goelt. habita, in-4, 1821.
  • Son Histoire de la poésie et de l’éloquence depuis la fin du treizième siècle, 9 vol. in-8, Goëttingue, 1801-12, contient aussi plusieurs notices qui intéressent la philosophie. Une par­tie de cet ouvrage a été traduite en français sous le titre d'Histoire de la poésie espagnole,
  1. vol. in-8, Paris, 1812.J. T.

bredenburg (Jean), de Rotterdam, contem­porain de Spinoza, a d’abord combattu ce philo­sophe dans un petit écrit intitulé : Enervatio tractatus theologico-politici, una cum demon­stratione geometrico ordine disposita naturam non esse Deum, etc. (in-4, Rotterdam, 1675). Mais plus tard, revenant sur ce petit traité, il en fut de plus en plus mécontent, il relut les écrits de son illustre adversaire, et, ayant fini par se con­vertir à ses doctrines, il composa en flamand une réfutation de ses propres objections, ce qui ne l’empêcha pas de rester sincèrement attaché au christianisme jusqu’à la fin de sa vie. C’est contre ce second ouvrage, aujourd’hui complètement tombé dans l’oubli, qu’est dirigé le petit écrit d’Orobio, imprimé à la suite de la prétendue Réfutation de Boulainvilliers, sous le titre sui­vant : Refutatio demonstrationum Joh. Breden­burg et B. D. Spinozœ. Voy. les Œuvres de Spinoza, publiées par Μ. E. Saisset.

BROUSSAIS (François-Joseph-Victor), mé­decin, philosophe, naquit à Saint-Malo, le 17 dé­cembre 1772 ; son bisaïeul avait été médecin dans le pays, ^ son grand-père pharmacien, et son père s’était établi, comme médecin, au village de Pleurtuit, non loin de Saint-Malo. La première éducation de Broussais fut très-négligée. A douze ans il fut envoyé au collège de Dinan, et ne s’y fit guère remarquer, dit-on, que par la fermeté de son caractère et l’activité de son esprit. En 1792, il s’enrôla dans une compagnie franche ; mais une maladie assez grave le força bientôt de revenir près de ses parents. Cédant aux sollici­tations ae sa famille, il se décida à embrasser la profession médicale, et entra comme élève à l’hô­pital de Saint-Malo et à celui de Brest. Broussais s’embarqua ensuite, comme chirurgien, à bord de la frégate la Renommée ; il passa bientôt après, comme chirurgien-major, sur la corvette l’Hirondelle et le corsaire le Bougainville. En 1799, Broussais vint, pour la première fois, à Paris, où Bichat enseignait alors avec tant d’éclat l’anatomic et la physiologie ; Broussais fut un des élèves les plus assidus de ce grand maître ; il suivait en même temps les leçons de Pinel, et adoptait de tout point des doctrines contre les­quelles il devait s’élever plus tard avec tant de force et de retentissement. En 1803, Broussais se fit recevoir docteur-médecin ; il avait pris pour sujet de thèse la fièvre hectique ; dans cette dis­sertation il allait au delà des idées de Pinel luimême, en lui reprochant de chercher à localiser une fièvre, ou plutôt une affection, essentiel’lement générale. Après avoir essayé, mais en vain, de se former une clientèle à Paris, Brous­sais reprit du service dans l’armée de terre ; il fut nommé médecin aide-major dans la division des côtes de l’Océan ; du camp de Boulogne il suivit nos soldats dans les Pays-Bas et en Alle­magne ; attaché ensuite à l’hôpital d’Udine, dans le Frioul, il y rassembla les matériaux de son meilleur ouvrage, le Traité des Phlegmasies chroniques, qui ne fut publié qu’en 1808. De 1809 à 1814, Broussais fut employé, comme mé­decin principal, d’abord en Espagne, puis dans le midi de la France. Nommé en 1814 second pro­fesseur à l’hôpital militaire du Val-de-Gràce, Broussais put se livrer exclusivement à l’ensei­gnement clinique de la pathologie ; il ouvrit en même temps des cours particuliers dans un am­phithéâtre de la rue des Grès, et ensuite à l’Hospice de perfectionnement. Cet enseignement eut un remarquable succès : les élèves assiégeaient les portes de cette étroite enceinte ; c’est que Broussais se posait alors comme une sorte de tribun en médecine. A l’issue de ses leçons, en­touré d’un groupe d’élèves, on le voyait traverser la place de l’École-de-Médecine, déclamant avec véhémence contre les professeurs de l’ancienne Faculté, qu’il appelait des hommes à robe et à rabat : sans avoir le talent de l’improvisation ni même celui de la parole réfléchie, il était cha­leureux, toujours acerbe et sans mesure, sans ménagement pour ses adversaires ; aussi, tant qu’il se trouva placé dans ce rôle d’opposition, ses leçons eurent un remarquable succès. Mais comment se fit-il que de médecin Broussais vou­lut tout à coup devenir philosophe ? Comment se fit-il que, livré jusque-là à l’enseignement de la pathologie, il essaya de lutter avec les repré­sentants de la nouvelle philosophie ? C’est ce que nous aurons à examiner tout à l’heure ; disons seulement ici que c’est en 1828 qu’il fit paraître la première édition de son Traité de l’irritation et de la Folie : peu de temps avant sa mort, il se proposait d’en publier une seconde édition, édi­tion augmentée et surtout modifiée ; car de l’é­cole de Cabanis il avait passé dans l’école de Gall. Cette seconde édition a été publiée depuis, et avec toutes les additions. En 1831, le nouveau gouvernement, pour ne pas laisser en dehors de l’enseignement officiel de la Faculté une aussi grande renommée médicale, créa une chaire de pathologie et de thérapeutique générales, et cette chaire fut confiée à Broussais. Mue par les mê­mes sentiments, c’est-à-dire par le désir de s’ad­joindre un grand nom, la cinquième classe de l’institut, nouvellement reconstituée, ouvrit ses portes à Broussais ; mais, aussi bien dans cette paisible enceinte que dans le bruyant amphi­théâtre de la Faculté, tout prestige était tombé, et Broussais, qui pouvait lutter a armes égales avec ses adversaires en philosophie comme en médecine, Broussais, en quelque sorte épuisé par son ancienne guerre d’opposition, vécut, pour ainsi dire, sur sa renommée, sans exercer au­cune influence sur la nouvelle génération. Doué d’une vigueur do constitution peu commune, Broussais avait résisté à toutes les fatigues de la vie militaire ; mais vers la fin de 1837 sa santé parut s’altérer profondément ; en 1838, on recon­nut en lui un mal toujours au-dessus des res­sources de l’art, et qui le minait sourdement de jour en jour : il succomba à cette cruelle mala­die le 17 novembre de la même année, à l’âge de soixante-six ans.

Comme médecin, comme pathologiste, Brous­sais a occupé, sans contredit, un rang fort émiqent dans la science ; mais ce n’est pas à ce titre nu’il doit nous occuper ici : c’est comme philo­sophe que nous devons le faire connaître ; c’est son système tout matérialiste que nous devons rappeler en peu de mots, ainsi que la polémique qu’il a soutenue avec les représentants de la phi­losophie spiritualiste.

Pour apprécier à leur juste valeur les idées de Broussais en philosophie, il faut, pour un mo­ment, nous reporter aux doctrines qu’il avait adoptées en physiologie ; car, comme l’a fort bien dit M. Jlignet (Eloge, de Broussais), Broussais a été conduit par la marche de ses études premiè­res à rattacher l’homme moral à l’homme physi­que, et il a ainsi appliqué ses théories physiologi­ques aux actes intêllectuels.

Mais ces théories ne lui appartenaient pas, il les avait empruntées à Bichat : à l’exemple de ce physiologiste, il avait supposé que, sous l’in­fluence de certaines causes, il s’établit dans les tissus vivants un état particulier désigné sous le nom d'irritation ; et cette irritation était deve­nue la base de toutes ses doctrines ; sauf quel­ques variantes, qui, suivant lui, ne changeaient rien au fond des choses. Ainsi il disait indiffé­remment stimulation, excitation, ou irritation, ou incitation ; et il faisait jouer un rôle à ces mêmes états pour rendre raison de tous les actes de l’économie et de tous les phénomènes de la pensée.

La définition que Broussais donnait de ces états d’irritation, de stimulation, etc., n’était pas, non plus, tout à fait celle de Bichat : Brous­sais supposait que tous les tissus sont formés de fibres ; or, disait-il, quand ces fibres se contrac­tent naturellement, il y a excitation ; si leur con­traction est portée au delà de certaines limites, il y a irritation…. Puis, à l’aide de son excita­tion ou de sa contraction normale des fibres, Broussais prétendait expliquer tous les actes in­tellectuels. Donnons une idée de ces prétendues explications.

Broussais se propose d’abord de rendre compte des phénomènes de perception. Suivant lui, ces phénomènes sont fort simples, tout se borne alors à une excitation de la pulpe cérébrale ; et notez qu’il dira la même chose pour la comparaison, pour le jugement, les voûtions, etc., etc. 11 n’est pas même fidèle ici à son langage, il voulait bannir de son dictionnaire, comme autant d’en­tités, les mots âme, esprit, intelligence ; et par la force des choses, ces mots reviennent sans cesse sous sa plume. Que fait-il alors ? ceci pa­raîtra presque une naïveté, il s’arrête, comme mécontent de lai-même, il interrompt sa phrase, ajoute quelques points… puis, pour maintenir son divorce avec les substantifs abstraits, il es­saye de délayer la même idée dans une phrase un peu plus longue.

Je vais en citer un exemple qui a trait préci­sément à la perception. Broussais commence par dire : Les objets sont perçus par notre intelli­gence. Mais tout à coup" il s’aperçoit que lui aussi vient de donner de la réalité à ce qu’il ap­pelle une entité, qu’il vient de reconnaître in­volontairement l’existence d’un principe imma­tériel ; il s’arrête alors, et se reprend de la manière suivante:Je veux dire que nous per­cevons les objets ! Et il croit avoir ainsi échappé à cette nécessité de personnifier l’intelligence, ou le moi, et il se montre tout satisfait d’avoir corrigé sa façon de parler de manière à ne plus dire que c’est le moi qui perçoit, mais bien le nous.

Arrivant ensuite aux émotions, Broussais trouve qu’on les a distinguées à tort en morales et en physiques ; elles sont toutes physiques suivant lui; mais comment, pour énoncer ce fait, va-t-il s’y prendre ? Il faut citer encore ici ses expres­sions, car il aura de nouveau à se débattre avec les difficultés de son propre langage:Les émo­tions, dit-il, viennent toujours d’une stimulation de l’appareil nerveux du percevant ! Mais qu’est-ce que ce percevant qui a, qui possède un appareil nerveux, et qui se distingue ainsi de ce même appareil ? Et comment ce percevant peut-il avoir la conscience de la prétendue stimulation qui se passerait dans son appareil nerveux ? C’est là ce que Broussais ne s’est pas demandé. Quant aux phénomènes relatifs au jugement, Broussais ne les a pas même abordés; on le con­çoit parfaitement:ce sont des questions qu’il voulait considérer au seul point de vue de la sen­sation ou plutôt de la stimulation; il ne pouvait donc en concevoir ni l’importance ni l’étendue. Il accepte néanmoins ici toutes les propositions des psychologues, lui qui écrivait un livre pour les combattre : avec eux il reconnaît que quand l’homme a satisfait ses premiers besoins, il se met à analyser ses propres perceptions ; qu’il se perçoit lui-même percevant. Cet aveu nous suffi­rait" pour prouver que Broussais, arrivé à ce point des opérations intellectuelles, a été obligé de mettre de côté tout son attirail organique, toutes ces prétendues stimulations envoyées du cerveau aux viscères et des viscères au cerveau.

Il semble, au reste, qu’il ait reconnu lui-même l’incompétence des physiologistes pour ces sortes de questions ; il n’a rien analysé, rien appro­fondi ; il n’a donné qu’un sommaire, une énon­ciation générale. 11 s’était fait fort, à l’exemple de son maître Cabanis, de prouver que le moral chez l’homme n’est encore que le physique con­sidéré sous un certain aspect ; mais, après avoir matérialisé tant bien que mal les sensations, une fois arrivé aux actes de l’esprit, le voici arrêté court et obligé de changer jusqu’à son langage. Comme les psychologues, il est forcé de recon­naître et l’activité et l’initiative de l’esprit ; seu­lement au mot esprit il substitue le mot homme ; il dit : l’homme perçoit les émotions qui se passent dans son cerveau, l’homme compare ces émo­tions, l’homme les juge, se détermine, etc., etc.

Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux psychologues une objection sans réplique, en leur disant que, pour rendre compte des actes intel­lectuels, ils en étaient réduits à placer dans le cerveau un être doué de toutes les qualités d’un homme, faisant de cet être une espèce de musi­cien placé devant un jeu d’orgues, Broussais fait précisément ici cette supposition : à qui vient-il, en effet, d’attribuer la faculté de percevoir les objets, si ce n’est à ce qu’il appelle l’homme ? à qui viént-il de reconnaître la faculté de comparer et la faculté de juger, si ce n’est encore à l’homme ? Et quand on le presse de s’expliquer sur ce qu’il entend ici par homme, il se borne à dire que c’est le cerveau percevant, le cerveau percevant qu’il perçoit, le cerveau jugeant ses perceptions ! De sorte que, dans son langage prétendu positif, qui dit homme, dit cerveau. Mais d’où vient qu’après avoir tant parlé du cer­veau quand il s’agissait des impressions et des sensations venues du dehors, lorsqu’il a fallu parler des actes de l’intelligence et de la part qu’y prend l’esprit, d’où vient que Broussais n’a pas fait intervenir le cerveau, mais son entité homme ? C’est que la force des choses l’emportait sur les nécessités d’un mauvais système, c’est qu’après avoir invoqué le rôle des organes, des viscères, des nerfs et de l’encéphale pour tout ce gui est relatif aux sensations, Broussais, ar­rive aux phénomènes intellectuels proprement dits, a été obligé de laisser le cerveau dans la passivité de ses ébranlements, de ses stimulations et de faire intervenir, pour tout ce qui a trait aux forces mentales, à l’activité de la pensée, de faire intervenir, dis-je, un principe nouveau, un principe autre que le cerveau, et qu’il a désigné, pour ne pas trop se compromettre, sous le nom d’homme. Il nous reste maintenant à nous ré­sumer en peu de mots sur le système de Brous­sais.

Ce système, nous l’avons vu, est étroitement lié aux systèmes de Cabanis et de Gall. Ceci est tellement vrai, que Broussais s’était d’abord donné comme le continuateur de Cabanis, et. que, vers la fin de sa vie. il a embrassé avec chaleur toutes les idées de Gall. Mais, tout en adoptant ainsi les principes de ces deux physiologistes, il avait voulu entrer plus avant dans l’explication des phénomènes de l’intelligence : Cabanis s’était efforcé de rattacher ces phénomènes au jeu des organes encéphaliques ; Gall avait voulu les loca­liser dans le sein de ces mêmes organes ; Brous­sais a voulu nous dire quel est positivement l’état de la masse cérébrale ou de la portion de cette masse dévolue, selon lui, , à la production de ces mêmes phénomènes.

Ses prédécesseurs n’avaient exigé pour cela qu’un certain développement, une structure ré­gulière de ces parties, Broussais a pensé que cela ne suffisait pas, et de là sa supposition d’un certain état de la fibre nerveuse, état caractérisé, suivant lui, par l’excitation ou la stimulation, c’est-à-dire par le raccourcissement de cette même fibre. Comme en cela Broussais dénonçait un état matériel directement observable, il a suffi d’en appeler aux recherches de tous les anatomistes pour prouver que sa fibre contractile n’existe dans aucune portion du système nerveux, et que, partant, il n’y a pas d’état organique qui puisse offrir les caractères de la stimulation.

Ceci une fois prouvé, tout le système^ tout l’é­chafaudage organique de Broussais, s’écroulait ; il n’en restait plus rien ; et s’il y a quelque chose aujourd’hui qui puisse exciter notre étonnement, c’est que le livre où se trouvent amassées tant de suppositions, tant d’erreurs et de mauvais raisonnements, ait suscité, lors de son apparition, une aussi vive émotion parmi les philosophes et les médecins ; il le devait sans doute à ses for­mes, à cette polémique si ardente, si impétueuse qui en remplit presque toutes les pages. On se demandera peut-être ici d’où venaient cette colère de Broussais, ces attaques si véhémentes. C’est que ses premiers maîtres avaient été remplacés, comme le dit M. Mignet (Éloge de Broussais), par les savants et brillants introducteurs des théories psychologistes et idéalistes, —récemment professées en Écosse et en Allemagne ; c’est que les chefs de cette nouvelle école attiraient autour d’eux la jeunesse par la beauté de leur parole, et qu’ils avaient fondé en France une philo­sophie décidément spiritualiste. Broussais ne pouvait leur pardonner leur succès et l’éclat de leur enseignement : de là la violence de ses at­taques, ces reproches continuels d’ontologie, ces prétendues entités qui reviennent sans cesse sous sa plume.

^ « Ces philosophes, disait-il, sont des rêveurs ; c’est dans un genre particulier de rêverie qu’ils ont découvert cjue le principe de l’intelligence est un être indépendant de l’appareil nerveux ; principe qu’ils ont comparé à un clher, à un gaz, etc. » Broussais a fait souvent parler ainsi ses adversaires, il a même organisé avec eux, dans son livre, des espèces de dialogues ; il les tance, il les gourmande et parfois même les réduit au silence, toujours dans son livre bien entendu. Ici, par exemple, il monte en chaire et se met à prouver sérieusement qu’un gaz, qui est un corps inerte {sic) et qui n’a jamais donné de marque d’intelligence, ne peut produire des opérations in­tellectuelles, ou les faire exécuter au système nerveux.

Ce n’était pas là cependant caque prétendaient les adversaires de Broussais : ils avaient reconnu que la science des phénomènes intellectuels doit avoir ses véritables fondements dans l’otservation ; mais qu’il y a différentes voies, différents modes d’observation. Puisqu’il y a deux ordres de faits également certains relatifs à l’homme, l’histoire de l’homme est double, disaient-ils ; ce serait en vain que les naturalistes prétendraient la faire complète avec les seuls faits du domaine des sens, et les philosophes avec les seuls faits de conscience ; ces deux ordres de faits ne pour­ront jamais se confondre.

Rien de plus conciliant que ces prétentions ; eh bien, Broussais. qui vient lui-même de citer ces paroles, n’en va pas moins répéter qu’on veut dépouiller les médecins de ce qui leur appartient véritablement ; que les psychologues : n’ont rien à faire ici. « Il n’a qu’un regret, dit-il, c’est que les médecins qui cultivent la physiologie ne ré­clament qu’à demi-voix la science des facultés intellectuelles, et que des hommes qui n’ont point fait une étude spéciale des fonctions, veu­lent s’approprier cette science sous le nom de psychologie. » (De l’irritation et de la Folie, t. II, p. 10.)

Cinq ou six mois avant sa mort, Broussais avait cru devoir consigner sur un carré de papier, déposé aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, quelques réflexions portant pour suscription : Développement de mon opinion et expression de ma foi. Nous nous sommes fait représenter cette pièce, qui ne porte ni date ni signature, et, après l’avoir lue, nous nous sommes demandé ce qui a pu engager Broussais à écrire cette es­pèce de testament philosophique. Était-ce dans l’intention d’imiter Cabanis, qui, après avoir professé pendant toute sa vie que l’âme est une sécrétion du cerveau, a fini, dans sa lettre à M. Fauriel. par déclarer que, de toute nécessité, il faut admettre un principe immatériel ? ou bien était-ce, comme le pretend M. Montègre, pour répondre aux lettres que de toutes parts on lui adressait sur l’étendue de sa foi ?

Quoi qu’il en soit, et bien que Broussais, dans cette pièce, se déclare déiste, ses opinions sont à peu près les mêmes que celles qu’on trouve dans le traité De l’irritation el de la folie ; seulement il veut bien reconnaître qu’une intel­ligence a tout coordonné dans l’univers : ajoutons qu’il n’en peut conclure qu’elle ait créé quelque chose.

Quant à Y âme, il ne fait aucune concession ; il reste bien convaincu que Yâme est un cerveau agissant et rien de plus ; et quelles sont les raisons qui l’ont engagé à persister dans cette opinion ? les voici telles qu’il les a rappelées dans cette expression de sa foi :

Des que je sus, dit-il, par la chirurgie, que du pus accumulé à la surface du cerveau détruit nos facultés, el que l’évacuation de ce pus leur permet de reparaître, je ne fus plus maître de les concevoir autrement que comme des actes d’un cerveau vivant !

On ne voit pas trop pourquoi Broussais avait réservé cette pièce pour ses amis, pour ses seuls '(unis ( mots écrits de sa main en tête de ce testament philosophique) ; on croirait lire une page détachée de son Traité de l’irritation. Sauf ce singulier aveu : qu’il sent comme beaucoup d’autres, qu’une intelligence a tout coordonné, on ne voit rien de compromettant, rien même qui soit en désaccord avec ses anciennes doctrines.

Au reste, c’est probablement ce que ses amis, ses seuls amis ont parfaitement compris, puisque, tout en déposant religieusement cette expression de foi dans les archives de 1a, Bibliothèque, ils se sont hâtés de lui donner îa plus grande pu­blicité. Voy., outre l’Éloge de Broussais, par M. Mignet, Broussais philosophe dans l’ouvrage intitulé : l’Ame et le Corps, par A. Lemoine, Paris, 1862, in-12.F. D.

BROWN (Pierre), évêque de Corke et de Ross, contemporain et adversaire de Locke, a écrit contre lui les ouvrages suivants : the Procédure, exlent and limits of human understanding, in-8, Londres, 1729, continué sous ce titre : Tliings divine and supernatural conserved by analogy witli Things natural and human, in-8, ib., 1733 ;

  • Two dissertations concerning sense and ima­gination with and essay on consciousness, in-8, ib., 1628. C’est contre le premier de ces écrits que Berkeley a publié son Alciphron. L’opinion de Brown est que nous ne savons rien de Dieu ni du monde spirituel que par analogie avec les objets sensibles ; que, par conséquent, toutes les connaissances que nous pouvons acquérir sur les sujets importants sont vagues et incertaines, et qu’il nous faut recourir aux lumières de la ré­vélation. Brown a laissé encore d’autres écrits purement théologiques, qui donnent une haute idée de son érudition. Il est mort dans son palais épiscopal de Corke en 1735.

BROWN (Thomas), philosophe écossais, né en 1778 à Kirkmabreck, près d’Edimbourg, était fils d’un ministre presbytérien. 11 perdit son père de bonne heure, fut élevé avec le plus grand soin par sa mère, se fit remarquer par sa précocité, prit, dès l’âge de quinze ans, un goût très-vif pour la philosophie en lisant les Éléments de la Phi­losophie de l’esprit humain de Dugald-Stewart ; suivit bientôt après les leçons de cet illustre pro­fesseur, qui ne tarda pas à le distinguer, et lui accorda dès lors son amitié ; étudia la medecine, et même pratiqua cet art avec assez de succès, mais sans s’y donner tout entier, et partagea ses loisirs entre deux études qui avaient plus d’attrait pour lui, et qui sont bien rarement unies : la poésie et la philosophie.

Nous laisserons le poëte, dont les œuvres ne sont cependant pas sans mérite (elles ont été réunies après sa mort en 4 vol. in-8, Edimbourg, 1821-22), pour ne nous occuper que du philosophe.

Brown avait, dès l’âge de dix-huit ans, composé une réfutation de la Zoonomie de Darwin, qui avait attiré l’attention (1796). L’un des fondateurs de la Revue d’Èdimbourg, il y donna des articles remarquables sur la philosophie, notamment une Exposition de la philosophie de Kant (janvier 1803), une des premières tentatives faites en Écosse pour faire connaître les nouvelles doctrines de l’Allemagne. En 1804, à l’occasion d’une con­troverse assez animée, qui s’était élevée à Edim­bourg sur les doctrines de Hume, il publia un Examen de la Théorie de Hume sur la relation de cause et d’effet, où il prit en main la défense du philosophe sceptique, et voulut montrer que si sa théorie n’est pas irréprochable en métaphy­sique, elle est loin d’entraîner les conséquences funestes qu’on lui attribuait. Cet ouvrage, qui eut trois éditions (la troisième, publiée en 1818, a pour titre : Recherches sur la relation de cause et d’e/]el), lui fit prendre rang parmi les méta-

DICT. PHILOS.

physiciens. En 1808, Dugald-Stewart, se jentant affaibli par l’âge, lui confia le soin de le suppléer. Deux ans après, Brown fut régulièrement nommé professeur adjoint de philosophie morale à l’Université d’Edimbourg ; il fit le cours avec un grand succès jusqu’à sa mort, arrivée prématurément en 1820. Il venait de commencer l’impression d’un ouvrage qui devait servir de manuel à ses élèves ; cet ouvrage, quoique resté incomplet, fut publié sous le titre de Physiologie de l’esprit humain (in-8, Edimbourg, 1820). Il avait aussi rédigé avec soin tout son cours, en cent leçons ; ce cours parut après sa mort sous le titre de Leçons sur la Philosophie de l’esprit humain (4 Vol. jn-8j Edimbourg, 1822), et fut souvent réimprimé, a Edimbourg, à Londres et aux ÉtatsUnis. C’est là son principal titre philosophique.

Brown est, comme on l’a dit avec vérité, un disciple infidèle de l’école écossaise. Il est en révolte ouverte contre ses maîtres, contre Reid surtout ; et sur plusieurs questions capitales, il prend le contre-pied de ses prédécesseurs. Reid et Stewart avaient laborieusement rassemblé les faits el décrit scrupuleusement les phénomènes sans vouloir faire de systèmes ni même de clas­sifications systématiques ; ils avaient été conduits par là à multiplier les principes ; Brown blâme cette timidité ; il veut simplifier, systématiser les faits, et les ramener au plus petit nombre de causes ou de classes possibles (Leçon 13e ; et Physiol., sect. III, ch. i). Reid avait cru découvrir que tout le scepticisme moderne est né de l’hypo­thèse gratuite d’idées, ou images intermédiaires entre l’âme et le corps, et il avait dirigé contre cette hypothèse tous les efforts de sa dialectique ; Brown prétend que si cette hypothèse a pu sé­duire quelques philosophes parmi les anciens, elle a été rejetee par la plupart des modernes, excepté peut-être Malebranche et Berkeley, et qu’en l’attribuant à Descartes, Arnauld, HobLes, Locke, etc., Reid a été dupe d’un langage in­correct, et a pris pour une doctrine sérieuse ce qui n’était qu’une métaphore (Leçons 18° et 31e ; Physiol., sect. II, ch. vi). Reid enseigne l’existence d’une faculté spéciale de perception, au moyen de laquelle nous connaissons immédiatement et directement les corps extérieurs ; Brown rejette cette assertion, comme gratuite, comme n’expli­quant rien et, par conséquent, antiphilosophique ; il rend compte de la connaissance des corps par la sensation de résistance, et la conception d’une cause qui excite cette sensation (ib. ; et Physiol., p. 109). Reid avait paru faire de la conscience, ou sens intime, une faculté à part, s’appliquant aux opérations de l’àme^ comme l’œil aux objets extérieurs ; Brown démontré longuement que la conscience ne peut être séparée des opérations de l’âme dont elle nous instruit, qu’elle en fait partie intégrante et n’en est qu’une face, un point de vue (11e Leçon). Reid avait combattu à outrance les doctrines de Hume, surtout son paradoxe re­latif à la causalité, que Hume réduit, à la succes­sion ou à la connexion ; Brown s’efforce, soit dans ses Leçons (Leçons 6e et 7e), soit dans sa Recherche sur la relation de cause el d’effet, de réhabiliter Hume, et expose une doctrine qui ressemble fort à celle du célèbre sceptique, tout en déclinant les funestes conséquences qu’on en voudrait tirer. Il s’efforce également d’atténuer le scepticisme de Hume relativement au monde extérieur ; et prétend que Reid et Hume diffèrent de langage bien plus que d’opinion, l’un criant à tue-tête qu’on doit croire à l’existence de ce monde, mais avouant qu’on ne peut la prouver ; l’autre soutenant, avec non moins de force, qu’on ne peut prouver l’existence des corps, mais con­fessant tout bas qu’il ne peut s’empêcher d’y

14croire (Leçon 28e ; et Physiol., sect. II, ch. v, p. 143). Enfin, et c’est là certainement le point le plus grave, Reid et Stcwart avaient reconnu et décrit de la manière la plus claire l’activité, la volonté, la liberté ; ils l’avaient nettement distinguée du désir, phénomène passif, fatal. Brown, sans oser combattre ouvertement la doc­trine que ses maîtres, d’accord avec le genre humain, avaient professée sur ce point, supprime purement et simplement cette grande faculté, sœur de l’intelligence et de la sensibilité, cette faculté si importante que de profonds métaphy­siciens ont cru pouvoir réduire l’homme a la puissance active, en le définissant une force libre. Dans ses Leçons, il se borne à garder le silence sur cette question capitale 5 comprenant sans doute qu’on ne pouvait guere enseigner à la jçunesse une doctrine qui avait des conséquences si funestes ; mais il s’explique clairement dans la Physiologie de l’esprit humain (p. 165), et plus encore dans son Traité de la relation de cause et d’effet : là, le disciple caché de Hume proclame, presque dans les mêmes termes que Condillac, que la volonté, sur laquelle, dit-il, on a tant divagué, n’est qu’un désir avec l’opinion que l’effet va suivre (voy. lre partie, sect. III, p. 39-43).

Pour achever de faire connaître un philosophe dont les écrits sont peu répandus en France, nous indiquerons brièvement le plan de ses leçons et les idées qui sont propres à l’auteur.

Brown divise la philosophie en quatre parties : Physiologie de l’esprit humain, Morale, Poli­tique, Théologie naturelle. Il emprunte à la médecine cette dénomination de Physiologie de l’esprit humain, ce qui indique assez la tendance de son esprit. Il ne fait pas de la logique une cinquième partie, mais il la remplace soit par des observations qui se trouvent répandues dans son analyse de l’intelligence (surtout dans les leçons 48, 49 et 50), soit par une longue intro­duction sur la Méthode, dans laquelle, assimilant les sciences philosophiques aux sciences natu­relles, il établit que dans les unes comme dans les autres il ne s’agit jamais que d’observer des rapports de coexistence et des rapports de suc­cession, de décrire des phénomènes complexes et de reconnaître des effets et des causes.

Dans la Physiologie de l’esprit humain, il di­vise tous les phénomènes psychologiques en états externes et états internes de l’âme, rapportant à la première classe les sensations, à la seconde les phénomènes intellectuels et les phénomènes ■moraux qu’il nomme émotions.

États externes. Il traite avec étendue des sen­sations et des rapports qu’elles ont avec les objets extérieurs, et réfute longuement ce que Reid avait enseigné sur la théorie des idées et la per­ception.

États internes. Il commence par l’intelligence, et, au lieu de cette diversité de facultés intellec­tuelles que l’on admet ordinairement, il ramène tous les faits à deux : la reproduction d’idées d’objets absents, qu’il nomme suggestion simple, et la perception des rapports entre les idées, qu’il nomme suggestion relative. A la premiere il rapporte la conception, l’imagination, la mémoire, l’habitude ; à la deuxième, le jugement, le rai­sonnement, l’abstraction, la généralisation ; en traitant de l’abstraction et de la généralisation, il combat à la fois les réalistes et les nominaux, et se rapproche du conceptualisme en demandant la permission de créer pour rendre son opinion le mot de relationaliste (Physiol., p. 295).

Dans l’étude des émotions il range les senti­ments en diverses classes, selon qu’ils se rap­portent au présent, au passé ou à l’avenir, et les nomme omettons immédiates, rétrospectives ou prospectives (ces dernières comprennent le désir et les passions qu’il engendre). Chacune de ces trois grandes classes se subdivise d’après la di­versité des objets qui excitent le sentiment, et selon que le sentiment implique ou non quelque idée morale. On y trouve une énumération com­plète et une analyse assez approfondie des passions ainsi que des sentiments du beau, du sublime, du bien moral, et une critique des diverses ex­plications qui en ont été proposées.

Les parties qui suivent, la Morale et la Théo­logie naturelle, offrent peu d’idées originales ; nous ne nous y arrêterons pas. Quant à la Po­litique, l’auteur ne l’aborde pas, et la renvoie à un enseignement d’un autre ordre.

Brown a pu faire aux philosophes écossais qui l’ont précédé quelques reproches de détail qui ne sont pas sans fondement, et qui d’ailleurs leur avaient été déjà souvent adressés, notamment par Priestley, comme de trop multiplier les prin­cipes, de ne pas faire de classifications scientifi­ques, d’avoir pris trop à la lettre, dans la question de la perception extérieure, certaines expressions peu rigoureuses de leurs prédécesseurs ; mais, en voulant éviter ces défauts, il est tombé dans un mal bien pire : il a fait des classifications arbitraires et artificielles ; il a, en croyant simpli­fier, supprimé ou dénaturé plusieurs des facultés de l’âme et, avant tout, la volonté ; sur les points les plus importants, notamment sur les questions de la causalité, de la perception des corps, il a compromis les résultats obtenus par ses maîtres ; et s’il n’a pas ouvertement professé le scepticisme et le fatalisme, il a mis la philosophie sur le bord de ces deux abîmes.

Du reste, si ses Leçons ne sont pas d’un pro­fond métaphysicien, elles attestent un homme d’esprit, un littérateur distingué, et offrent des descriptions exactes, des analyses délicates. Le style en est fleuri, poétique^ éloquent même parfois, bien que souvent diffus et vague. Elles ont obtenu une vogue extraordinaire dans la Grande-Bretagne et dans l’Amérique anglaise. Comme elles offrent un ensemble complet en apparence, elles sont devenues, dans la plupart des écoles, le manuel de l’enseignement.

La philosophie de Brown a été diversement jugée par ses compatriotes. Mackintosh, qui, il est vrai, était son ami, en fait le plus grand éloge, et s’appuie de son autorité pour confirmer sa propre theorie sur le fondement de la morale (vov. Histoire de la Philosophie morale, p. 370 de la trad. de M. Poret). Hamilton, au contraire, le juge très-sévèrement, et, prenant contre lui la défense de Reid dans la question de la per­ception et des idées, il soutient que les erreurs combattues par le philosophe de Glascow ne sont que trop réelles, et que c’est Brown qui n’a rien compris à la question qu’il traitait (voy. un long art. de M. Hamilton dans la Revue d’Edimbourg, octobre 1830, traduit en français par M. Peisse dans les Fragments de philosophie par William Hamilton, in-8, Paris, 1840). Quoi qu’il en soit, les doctrines de Brown ont acquis de l’autre côté du détroit une telle importance, que tout homme qui écrit sur les matières philosophi­ques, croit devoir les discuter et compter avec elles.

David Welsh, professeur d’histoire ecclésias­tique à Edimbourg. On peut consulter : Notice sur la vie et les écrits de Th. Broton, in-8, Edimb., 1825, qui fait connaître à fond l’homme, mais où le philosophe est jugé avec trop de fa­veur ; Rhétoré, Critique de la philosophie de Th. Brown, in-8.N. B.

BRUCE (Jean), publiciste et philosophe écos­sais, né en 1744, et mort le 15 avril 1826. Il des­cendait de l’ancienne dynastie écossaise de Bruce, et joua un assez grand rôle dans la presse, comme organe de la politique de lord Melville. En échange de ses services, lord Melville l’écrasa littéralement d’honneurs et de riches sinécures. Comme philosophe, il ne s’écarte pas de l’esprit général de l’école écossaise ; mais il n’y a rien dans ses écrits qui le distingue personnellement. Il n’y a que deux de ses ouvrages qui méritent d’être cités ici : les Premiers principes de Phi­losophie, in-8, Édimb., 1870, et les Eléments de Morale, in-8, 1786.

BRUCKER (Jean-Jacques), né à Augsbourg en 1696, fit ses études à Iéna. Il exerça les fonctions de pasteur, et se distingua dans la pré­dication. Ses études se tournèrent de bonne heure vers l’histoire de la philosophie, et il pu­blia divers écrits qui seryirent de préparation à son grand ouvrage intitulé : Historia critica philosophice a mundi incunubilis ad nostram usque œtatem deducta. Un abrégé qui parut en 1747 et qui eut plusieurs éditions du vivant même de l’auteur, a servi de base à l’ensei­gnement dans les universités allemandes jusqu’à la publication du Manuel de Tennemann. Bruc­ker est mort à Augsbourg, en 1770.

L’histoire de la philosophie est une science moderne, et Brucker en est le premier repré­sentant sérieux. Aristote n’est pas un historien de la philosophie, parce qu’ordinairement, avant d’exposer ses propres doctrines, il passe en revue et apprécie celles de ses devanciers ; Diogène Laërce n’est qu’un biographe et un compilateur. On doit en dire autant de tous ceux qui nous ont laissé des documents sur la vie et les écrits des philosophes de l’antiquité. Au milieu du xvne siècle, Stanley publia, il est vrai, une his­toire de la philosophie {the History of philosophy, 4 parties en 1 vol. in-f°, Londres, 165960) ; mais elle comprend seulement les écoles et les sectes de la philosophie ancienne ; elle repose d’ailleurs sur cette idée fausse, que la philosophie est exclusivement païenne et que ses destinées sont achevées à l’apparition du christianisme. D’autres travaux de Hornius, Grævius, Heinsius et autres sont également incomplets et insufsants. Si on veut indiquer les vrais fondateurs de l’histoire de la philosophie, c’est à Bayle et à Leibniz que ce titre doit être décerné. Le pre­mier a mis au monde la critique, et le second a tracé le plan de la nouvelle science ; Brucker a eu l’honneur de lui élever son premier mo­nument.

On ne doit pas s’attendre à trouver dans un ouvrage qui représente une science à son début les qualités qu’on serait en droit d’exiger à une époque plus avancée. Quand on songe d’ailleurs à toutes les conditions, si difficiles à remplir, auxquelles doit satisfaire l’historien de la philo­sophie, il faut savoir gré à celui qui est entré le premier dans la carrière d’en avoir réuni quelques-unes à un degré éminent. Certes, ce n’était pas une intelligence commune que celui dont le livre, après les travaux accumules depuis deux siècles et tant de recherches récentes, est encore aujourd’hui consulté même par les savants, et dont la lecture est obligée pour quiconque se livre à l’étude sérieuse des systèmes philoso­phiques. Brucker possédait une érudition im­mense. Il avait exploré le vaste champ des opi­nions et des systèmes. Il avait fait une étude consciencieuse de tous les monuments qui figu­rent dans cette histoire qui commence avec le monde et finit au xvme siècle. Chose rare ! il a su tout embrasser sans être superficiel. On voit qu’il a compulsé les écrits des philosophes dont il retrace la doctrine, ou il n’en parle que d’après les autorités les plus respectables. Il discute l’au­thenticité de leurs ouvrages. Sa critique est saine et judicieuse ; de plus, les écoles et les systèmes ne sont pas entassés sans ordre et dis­tribués au hasard dans son livre : il les range selon la méthode chronologique, et il établit entre eux une certaine filiation. La biographie des philosophes est traitée avec le plus grand soin. Il n’omet aucune circonstance qui peut jeter quelque lumière sur le développement de leurs idées. Quant à l’exposition des systèmes, il ne se contente pas de quelques maigres aperçus ou d’un résumé général : chaque système est analysé dans toutes ses parties avec une étendue proportionnée à son importance. Ses points fon­damentaux sont présentés dans une série d’ar­ticles classés avec ordre et symétrie. Dans l’ap­préciation et la critique, Brucker se montre pénétré de l’esprit d’indépendance qui caractérise la philosophie moderne et le xvne siècle ; cet esprit se trahit dans le titre même du livre : His­toria critica. Disciple de Bacon et de Descartes, Brucker ne s’en laisse imposer par aucune au­torité ; il est, pour lui emprunter ses propres expressions, aussi éloigné d’un excessif respect pour l’antiquité, que d’un amour peu raisonné de la nouveauté. On reconnaît dans ses jugements un sens droit et solide qui ne manque pas de sagacité et de pénétration. A ces qualités de l’esprit, joignez celles qui tiennent au caractère et qui ne sont pas moins essentielles à l’historien de la philosophie qu’au philosophe : l’amour de la vérité, la sincérité, la candeur, la modestie, la réserve dans les jugements, qualités que per­sonne n’a possédées à un degré plus éminent que Brucker, et qui le font aimer et vénérer comme un sage des temps anciens. Sans doute il a ses préjugés ; il est de son siècle, il appartient à une école, celle de Leibniz et de Wolf, et il est théologien ; mais toutes ces dispositions sont dominées par l’amour du vrai, le désir d’être juste avant tout, et une certaine bienveillance universelle qui l’élève comme malgré lui jusqu’à l’impartialité. On ne doit pas craindre de dé­passer la vérité en disant que chez lui on re­marque un vif respect pour l’esprit humain et ses productions ; ce qui lui fait consacrer de longues et patientes recherches à des ouvrages et des hommes qu’il ne pouvait ni comprendre ni même beaucoup estimer. Cette impartialité qui n’étonne pas dans Leibniz, doit nous faire d’autant plus admirer celui qui n’était pas doué du même génie compréhensif et conciliateur. Brucker est souvent plus impartial que bien des historiens qui professent la tolérance pour tous les systèmes et qui les mutilent pour les faire entrer dans des classifications et des théories a priori.

Tels sont les mérites que l’on doit reconnaître dans le père de l’histoire de la philosophie ; son ouvrage doit être classé parmi les plus grands travaux de l’érudition et de la science ; si nous en signalons les défauts, c’est moins qu’il soit nécessaire de porter un jugement absolu, que de montrer les progrès que devait faire l’histoire de la philosophie pour sortir de son berceau et s’avancer vers son but idéal.

1° Brucker n’a pas une idée bien nette de l’objet de la philosophie ; il résulte de là, qu’il est incapable de tracer les véritables limites de son histoire, d’en marquer le point de départ, de distinguer ses monuments de ceux qui appar­tiennent à d’autres histoires spéciales. Il s’enfonce dans les origines ; il fait la philosophie contem­poraine des premiers jours de la création ; son histoire commence au berceau du genre humain (a mundi incunabulis). La philosophie est antépieure au déluge, Philosophia antediluviana ; il va la chercher sous la tente des patriarches et les chênes des druides, et jusque parmi les peu­plades à moitié sauvages de l’Amérique, Philosaphia barbarica ; il interroge les codes des premiers législateurs, de Minos, de Lycurgue et de Solon, les poëmes d’Homère et d’Hesiode, Philosophia homerica ; il confond ainsi l’his­toire de la philosophie avec celle de la religion, de la mythologie, de la poésie et de la politique. Mais quand on voit la même confusion systéma­tiquement introduite de nos jours dans l’histoire de l’esprit humain, il faudrait être bien injuste pour ne pas pardonner à Brucker d’avoir été trop scrupuleux et d’avoir voulu faire un ouvrage complet.

2U Confondre, ce n’est pas saisir les rapports, mais les supprimer. Aussi Brucker ne comprend pas les véritables rapports qui unissent l’histoire de la philosophie avec les autres histoires parti­culières, ni l’influence exercée sur le dévelop­pement de la pensée philosophique par les évé­nements qui appartiennent à l’histoire religieuse, politique et littéraire, etc. Il ne peut marquer la place de la philosophie parmi les autres éléments de la civilisation ; mais cette pensée n’était pas de son siècle.

3° Brucker suit la méthode chronologique, mais d’une manière tout extérieure : il ne sait pas déterminer les grandes époques de l’histoire de la philosophie d’après les phases qu’a par­courues dans son développement la pensée hu­maine et la réflexion. Il emprunte à l’histoire générale ses divisions matérielles. Une première époque renferme avec la philosophie orientale, la philosophie grecque, et s’arrête à l’ère chré­tienne ; la seconde commence avec l’empire romain et s’étend jusqu’à la renaissance des let­tres : de sorte que l’école d’Alexandrie et la sco­lastique se trouvent comprises dans la même époque. Le xvne siècle forme à lui seul la troi­sième. Pour faire l’histoire des écoles qui figurent dans chacune de ses grandes périodes, Brucker suit un procédé très-commode ; il les range par séries et les fait passer successivement devant nos yeux : les Ioniens d’abord, ayant à leur tête Thalès, puis les socratiques, les cyrénaïques, Platon, Aristote, les cyniques et les stoïciens. Vient ensuite une autre série qui a pour chef Pythagore et qui se continue avec les éléates, les héraclitéens, les épicuriens et les sceptiques. D’abord cet ordre pacifique n’est guère conforme à l’histoire ; il est loin de représenter la mêlée des opinions humaines. Les systèmes ne marchent pas ainsi sur des lignes parallèles ; ils se dévelop­pent simultanément, agissent les uns sur les autres, s’opposent et se combattent. On ne peut donc les comprendre isolément. Ensuite, n’eston pas étonné de trouver Socrate parmi les suc­cesseurs de Thalès et de voir Epicure et les sceptiques marcher sous la même bannière que les pythagoriciens et les éléates ? Cette classi­fication est arbitraire et superficielle.

4° Brucker est très-érudit et très-savant ; mais la critique ne faisait que de naître de son temps. 11 accueille trop facilement les fables et les récits de l’antiquité, et ne sait pas assez distinguer la tradition de l’histoire. 11 ne discute pas suffi­samment les autorités. Les sources où il puise ne sont pas toujours pures, il lui arrive alors de prêter aux philosophes des opinions qui ne sont pas les leurs, et qui contredisent l’esprit général de leur doctrine.

5° Ce qui manque surtout à Brucker, c’est qu’il n’est pas assez philosophe ; il ne sait pas suivre un système dans son développement or­ganique, dans sa méthode, ses principes et ses conséquences. Cette série de propositions juxta­posées et numérotées rappellent trop la méthode géométrique et le formalisme de Wolf. La véri­table clarté ne peut naître que de l’enchaînement logique des idées ? et cette régularité apparente cache une confusion réelle.

La faiblesse des jugements portés par Brucker lui a fait donner le nom de compilateur. Cette ualification est injuste, surtout dans la bouche e ceux qui compilent son livre sans le citer, et dont la critique n’est pas toujours beaucoup plus profonde ni plus vraie que la sienne. Les appré­ciations de Brucker, quoique ne dépassant guère le simpie bon sens déveioppé par l’étude des systèmes, ne sont pas toujours aussi insignifiantes qu’on pourrait le croire ; il suffirait de citer le jugement remarquable sur le cartésianisme. Le disciple intelligent de Leibniz se montre plus d’une fois dans le cours de ce savant ouvrage. D’ailleurs cette infériorité est le sort commun de tous les historiens de profession de la philo­sophie ; car, à un degré supérieur, l’histoire de la philosophie se confond avec la philosophie même. Le véritable historien est le plus grand philosophe de l’époque. Le dernier venu a seul le droit de juger ses prédécesseurs, quand il a su les dépasser et se placer au sommet de son siè­cle. L’histoire de la science se renouvelle et fait un pas à chaque progrès notable que fait la science elle-même. En ce sens, Platon, Aristote, Leibniz seraient les vrais historiens de la philo­sophie.

Voici la liste des ouvrages de Brucker : de Comparatione philosophice gentilis cum Scrip­tura sacra caute instituenda, in-4, Iéna, 1719 ;

  • Historia philosophicœ doctrinœ de ideis, in-8, Augsb., 1723 ; Otium Vindelicum, seu Melelematum historico-philosophicorum triga, in-8, ib., 1729 ; Courtes questions sur l’his­toire de la philosophie, 7 vol. in-12, Ulm, 1731 et années suivantes. Un extrait de ce livre parut en 1736, sous le titre de Principes élémentaire de l’histoire de la philosophie, in-12 ; Dissertatio epistol. de Vita Hieron. Wolfii, in-4, Augsb., 1739 ; Historia critica philosophiœ a mundi incunabulis, etc., 5 vol. in-4, Leipzig, 1742-44. La 2e édition parut en 1766 et 1767, accompagnée d’un 6e volume, sous le titre d'Appendix acces­siones, observationes, emendationes, illustra­tiones, atque supplementa exhibens ; Institu­tiones historice philosophicœ, in-8, ib., 1774 et 1756 (abrégé du grand ouvrage) ; Miscellanea hist. phil. litt. crit., olim sparsim édita, in-8, Augsb., 1748 ; Lettre sur l’athéisme de Parménide, dans la Biblioth. German., t. XXII ; Disserta­tio de atheismo Stratonis, au tome XIII des Amœnitates litlerariœ de Schellhorn ; Pina­cotheca scriptorum nostra œtate litteris illus­trium, etc., avec des portraits, in-f°, Augsb., 1741-55 ; Monument élevé en l’honneur de l’érudition allemande, ou Vies des savants alle­mands qui ont vccu dans les xvc, xvie et xvne siècles, avec leurs portraits, in-4, Augsb., 1747-49 (ail.). Au commencement de la leçon douzième de Y Introduction à l’histoire de la philosophie, M. Cousin a présenté une appréciation étendue de l’ouvrage de Brucker ; cet article en repro­duit les points principaux.Ch. B.

BRUNO (Giordano) naquit à Noie vers 1548, dans la terre de Labour, province de ce royaume de Naples qui avait déjà produit saint Thomas, et où bientôt allaient naître Campanella et Vanini. On ne sait pourquoi cet ardent esprit se résolut à entrer dans l’ordre des dominicains ; on présume qu’il y excita par la hardiesse de ses opinions la haine de ses confrères, et qu’il eut quelque peine à s’enfuir du cloître, « pri­son etroite et noire, dit-il dans un sonnet, où l’erreur m’a tenu si longtemps enchaîné. » 11 avait recouvré la liberté, mais non le repos, et on ie voit dès lors promener de ville en ville une vie errante et persécutée. 11 était à peu près dans sa trentième année ; il avait toutes les grâ­ces du visage et du corps, tous les dons de l’es­prit, poëte, prédicateur, philosophe, astronome et mathématicien, habile à passionner les esprits et à les égayer. Mais, pour sa gloire et son mal­heur, il était obsédé d’une idée à laquelle il se sacrifia avec l’enthousiasme d’un dévot : en op­position à la scolastique expirante, et à l’Ëglise encore dans sa force, il avait conçu une doc­trine qu’il croyait salutaire pour le bonheur des hommes ; et n’étant pas de ceux qui ferment la main quand ils tiennent la vérité, il voulait la propager dans le monde. La tâche était dure en ce temps : voyager de ville en ville, s’arrêter dans chaque université, défier ses adversaires, agner les indifférents, amasser sur sa tête les aines de l’intolérance et les rancunes de la fausse science, s’enfuir aussitôt comme pour courir à d’autres luttes, à d’autres dangers, jusqu’à une catastrophe trop facile à prévoir. Bayle a beau railler « ce personnage qui en ma­tière de philosophie fait le chevalier errant ; >· il n’y a rien de ridicule dans ce dévouement nourri par une conviction profonde et couronné par une mort héroïque. Bruno commence sa mission par l’Italie ; il passe rapidement à Gênes, à Milan, a Venise, à Nice ; et chassé de ville en ville, il quitte ce pays pour aller combattre dans toute l’Europe, sinon pour la vérité, du moins pour la liberte qui seule peut la conquérir. On le voit tour à tour à Genève, où le fanatisme calviniste lui ferme bientôt la bouche ; à Lyon, à Toulouse, si inhospitalière à la philosophie ; à Paris, où grâce à la protection d’Henri III il obtint de se faire entendre, et où il aurait pu même, dit-on, occuper une chaire, « s’il avait voulu aller à la messe. » A partir de ce moment, il commence à publier cette longue suite d’ouvrages en italien et en latin, en prose et en vers, qui, condamnés ou suspects dès leur apparition, deviennent bientôt introuvables, et où se dissémine, sans jamais se contredire, sa pensée qu’il n’a pas eu le loisir de ramasser en un système rigoureux. Si tout le monde ne comprend pas son panthéisme subtil, ni sa logique renouvelée de l’art de Raymond Lulle, ses disciples, car il en a, et ses ennemis peu nombreux, entendent des attaques contre Aristote, contre l’astronomie de Ptolémée, contre l’intolérance ; et ses appels incessants à la liberté : « Pourquoi ecrit-i 1 au recteur de l’Université de Paris, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge souverain du vrai, l’evidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison se taisent, sa­chons retenir notre jugement et douter. L’auto­rité n’est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes ; c’est la lumière divine qui brille en nos âmes pour inspirer et diriger nos pensées. » De telles idées semblèrent importunes à ceux qui avaient ordonné ou permis la Saint-Barthélemy. Bruno se flatte qu’elles seront moins odieuses à l’An­gleterre protestante ; il trouve à Londres, comme partout, des protecteurs dont la bienveillance est un témoignage en faveur de la dignité de sa vie. 11 est même admis à la cour d’Elisabeth, auto­risé à prendre part aux discussions de l’Université d’Oxford, et à y donner quelques leçons. Mais à mesure qu’il dévoile ses opinions, il de­vient suspect, et doit recommencer ses voyages. 11 revient à Paris, puis se risque en Allemagne, où il trouve à Wittemberg un moment de repos.

11 n’en quitte pas moins ce berceau de la réforme, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, pour aller attaquer le catholicisme à Prague ; il passe suc­cessivement àHelmstadt, où, dit-on, malgré toute vraisemblance, leduc de Brunswick veut lui con­fier l’éducation de son héritier, et enfin à Franc­fort sur le Mein. Là, il apprend qu’un noble vé­nitien, Mocenigo, averti de son mérite et de sa science, désire se l’attacher comme précepteur. 11 ne craint pas de remettre les pieds en Italie ; à peine arrivé, il est trahi, dénoncé par celui-là même qui l’avait appelé, et arrêté à Venise en 1592. Son odyssée avait duré dix années ; il lui restait encore à subir une longue captivité. Le grand inquisiteur de Rome le réclama : le gou­vernement de Venise refuse de le livrer, mais le garde sous les Plombs. En 1598, le Saint-Office obtient enfin qu’on lui livre sa proie ; pendant une procédure qui dure deux ans, il est sommé de retracter ses erreurs, il peut acheter la vie au prix d’une abjuration : il refuse avec une fermeté héroïque. On le livre enfin au bras sécu­lier, pour que, suivant l’hypocrite formule, « il soit puni avec toute la clémence possible et sans effusion de sang, » c’est-à-dire brûlé vif. « Vous êtes plus épouvanté de prononcer ma sentence que moi de l’entendre ; » telles furent les der­nières paroles de ce martyr qui garda sa sérénité au milieu des flammes. Cette tragédie se termi­nait la première année du xvne siècle. Ses enne­mis furent modestes en leur triomphe, et au lieu de publier cet exemple, ils s’attachèrent à en faire disparaître les traces. Pendant longtemps on douta du sort de Bruno : « Voilà qui est sin­gulier, s’écrie Bayle, on ne sait pas au bout de 80 ans si un jacobin a été brûlé en place publi­que pour ses blasphèmes. » Aussi il a été difficile de retrouver les considérants de la sentence : on sait pourtant que Bruno fut condamné pour crime d’athéisme. Des juges même ignorants et préve­nus n’ont pu se tromper à ce point ; ils ont frappé, non pas l’athée, mais le libre penseur, le parti­san du mouvement de la terre et de la pluralité des mondes. L’esquisse de son système suffit pour prouver qu’il eut iusqu’à la passion le sen­timent religieux.

La philosophie de Giordano Bruno est le pan­théisme ; les critiques en ont indiqué la source ; c’est, disent-ils, un rejeton du néo-platonisme d’Alexandrie. 11 est certain, en effet, que l’idéa­lisme alexandrin, souvent alors confondu avec le vrai platonisme, est parvenu jusqu’à Giordano Bruno ; qu’il le connaît, non pas peut-être direc­tement et par l’étude des textes de Plotin ou de Proclus, mais par une longue tradition : Avicebron, Maimonide, Nicolas de Cusa et les plato­niciens d’Italie lui ont communiqué plus d’une idée. Cependant le panthéisme n’a pas grandi peu à peu dans son esprit ; ce n’est pas le fruit tar­dif de l’érudition ; il y est né tout d’un coup, spontanément, et l’étude n’a pu que le confir­mer dans cette croyance. L’imagination et le sentiment ont devancé chez lui les procédés de la méthode, qu’il n’a jamais maniés avec beau­coup de succès. Après tant de systèmes qui sen­tent l’école, c’est une joie pour l’historien de ren­contrer une doctrine vivante, sortie du fond d’un cœur passionné, et à ce seul titre Bruno mérite une des premières places dans son siècle. Il est, en effet, inspiré par un sentiment que les âges précédents avaient à peu près ignoré, l’amour de la nature. L’univers lu^ paraît rayonnant de beauté, la vie aimable, la nature admirable jusque dans ses œuvres les plus Rétives, et prodigieuse dans sa puissance : elle lui révèle l’infini. Sa doctrine est si bien née d’un libre effort de son génie, que l’érudition ne parvient pas à lui enlever son ori­ginalité. II ne lit que pour trouver des témoins et des autorités, il ne cite que pour confirmer ses opinions personnelles. S’il faut l’en croire, il était copernicien avant d’avoir connu les travaux de Copernic, et pour de tout autres raisons : l’as­tronomie de Ptolémée rétrécit le monde ; il faut briser ces cieux imaginaires, et ouvrir les espa­ces où Dieu accumule « les soleils » blanchissant la voie lactée, où il envoie les étoiles comme des ambassadeurs. » De même il est panthéiste avant d’avoir étudié les alexandrins, ^ et d’une tout autre façon que les idéalistes néo-platoni­ciens. Pour cette âme poétique le monde est beau comme un symbole, comme un discours, par ce qu’il exprime, par ce qu’il révèle, c’est à-dire par la divinité qui l’anime. Le mouvement de la pensée, l’induction, la découvre en toute chose. En effet, au delà des phénomènes il y a des causes, et en chaque être il y a des principes ; parmi ces causes les unes semblent en dehors de leurs effets et peuvent être d’une autre na­ture, les autres sont inhérentes aux choses et de même essence qu’elles. Les péripatéticiens recon­naissent quatre causes ; mais il n’y en a en réalité que deux, la cause efficiente qui produit le mou­vement et la cause finale qui le dirige : la forme et la matière ne sont pas des causes, mais des principes de l’être. Bien plus, la forme n’existe pas en elle-même, sinon à titre d’abstraction ; « elle n’est qu’un accident, une circonstance de la ma­tière ; elle n’est ni substance ni nature, mais quelque chose de la substance et de la nature. » La matière n’est pas, comme le dit Aristote, une simple possibilité, ni même un principe passif comme le veulent les platoniciens ; c’est une force féconde, toujours en acte, c’est-à-dire toujours revêtue d une forme, simple et indivisi­ble dans son essence^ d’où toutes les choses sor­tent, avec leurs différences, comme l’enfant sort déjà vivant et individualisé du sein de sa mère. Si l’on considère les deux causes on pourra de même les réduire à l’unité : car la cause finale ne peut être séparée de la cause motrice, puis­qu’il ne peut y avoir de mouvement sans but, c’est-à-dire sans direction. Il ne reste donc plus qu’un principe, la matière, et une cause, le mo­teur, et on peut dire avec les stoïciens que toute chose est constituée par la matière et la force. Que l’on simplifie encore, et surtout qu’on s’élève du monde où les choses s’opposent, où l’esprit et le corps, les idées et les mouvements semblent différents, à l’absolu où tout se concilie : à cette hauteur la force et la matière se confondent dans l’unité de la substance ; la cause et le prin­cipe se combinent ; et comme tout être est à la fois ces deux choses, il est permis de dire qu’il n’y a qu’un être, Dieu, identique en tout, présent à tout, « nature de la nature, » ou suivant une expression que Spinoza a retenue : « nature naturante. » Quant à la nature proprement dite, elle est distincte de Dieu, sans en être séparée, elle est sa fille unique, unigenita. Dieu est donc, si l’on veut, quelque chose hors de l’univers, se orsum et in se unum ; mais à ce degré d’exis­tence il est inaccessible à la pensée, inexprima­ble au langage, supérieur à toute détermination. Il n’est pour nous qu’en tant qu’il se commu­nique, « substance universelle, par qui tout est, essence qui est l’origine de toute essence, fonde­ment le plus profond de toute nature particu­lière. » Voilà le principe secret de l’univers, ou plutôt l’univers lui-meme, non pas tel que les sens nous le révèlent, mais tel que la raison le conçoit ; les sens sont bornés aux choses indivi­duelles, qui sont de simples manifestations de la force cachée ; la raison reconnaît un fond iden­tique sous ces contraires qui ont en Dieu leur non-différence, en suivant l’expression peu éner­gique de l’auteur, leur coïncidence. Ce Dieu est donc à la fois distinct de l’univers et uni à lui, comme un artiste intérieur qui le façonne, comme une substance qui le soutient. 11 en est l’unité, non pas une unité vide, mais une force qui, sans être corps ni esprit, produit tous les esprits et tous les corps. Elle réunit dans sa sim­plicité une sorte de trinité : elle est l’unité, l’être, le lieu, la résistance de toute chose ; elle est aussi l’intelligence en qui sont les raisons ou les idées « dont les créatures ne sont que les om­bres. » Elle est enfin le foyer de la vie univer­selle, le principe qui anime tout, et que pour cela on appelle l’âme ; elle est ae plus tout ce qu’elle produit, tout ce qu’elle soutient, c’est-àdire l’univers ; le grand tout. Les principes unis dans la simplicité de sa nature ne l’attirent pas ; ce ne sont pas des personnes, ni même des attri­buts différents, ce sont divers aspects sous les­quels notre regard envisage successivement une seule et même substance.

L’univers, qui est la manifestation de Dieu, est donc infini. L’imagination elle-même ne peut pas plus le louer que la raison ; elle est impuis­sante à circonscrire l’espace ; or, de deux choses l’une : ou l’espace est quelque chose de réel, et alors, comme jamais on ne peut le terminer, jamais on ne peut atteindre les limites de l’âme ; au bien c’est un pur néant, et alors on sera ré­duit à cette absurdité de dire que l’être est créa­teur et enveloppé par le néant. Il n’est pas seu­lement infini selon l’étendue du contenu, mais encore suivant la (juantité discrète, celle du nombre. Il est l’unite d’une série infinie de nom­bres, car tout infini numérique se résout en une unité ; il est indivisible, parce qu’une étendue infinie est tout entière en chacun de ses points. « L’un, l’infini, l’être qui est en tout et partout est aussi partout le même. L’extension infinie, parce qu’elle n’est pas une grandeur, coïncide avec l’individu. et la multitude infinie, parce qu’elle n’est plus un nombre, coïncide avec l’u­nité. » D’ailleurs il y a des preuves directes de cette infinitude, qui est impliquée dans celle de Dieu. Est-ce qu’en Dieu tout n’est pas infini, l’activité comme l’intelligence, la volonté comme l’action ; est-ce que pour lui vouloir, pouvoir et faire ne sont pas trois actes qui sont solidaires ? Comprend-on un Dieu qui aurait mesuré la vie, borné son œuvre, en la confinant dans un coin de l’espace, qui ne serait qu’une cause impar­faite produisant un effet dérisoire ; nul en com­paraison du possible ? « Pourquoi voulez-vous que cette divinité qui peut infiniment se répan­dre dans une sphère infinie, se retire parcimo­nieusement en elle-même, et aime mieux rester stérile que de se communiquer comme une mère féconde et pleine de beauté ? Pourquoi faudraitil qu’une puissance sans bornes fût perdue, que tous les mondes possibles fussent privés de l’existence qu’ils peuvent avoir, et que l’image divine fût altérée en sa perfection, qui ne peut resplendir qu’en un miroir infini, et conforme à son mode d’être, c’est-à-dire immense ? » Ce que nous prenons pour une étendue limitée, c’est le monde, simple partie du tout, forme éphémère de la substance, resserrée par le défaut de notre perception, qui l’isole de son tout, de l’univers indivisible, et accessible au seul entendement. Rien de plus opposé que le monde et l’univers : l’un, mobile, changeant, imparfait, périssable ; l’autre, éternel, immuable, « ayant son centre partout et sa circonférence nulle part. » Non pas (jue le monde soit contenu dans l’univers comme dans un récipient ; il y est comme dans sa cause, et l’on peut dire aussi que sa cause est en lui ; il en tire la vie, comme le corps tire de ses veines le sang qui le nourrit.

Mais il semble qu’à ce compte les causes se­condes ne^sont plus que des apparences, la di­versité des êtres une illusion, et la personnalité humaine le rêve de notre orgueil. Il n’en est pas ainsi. L’unité se modifie, elle a ses évolutions qui comportent trois moments. Au premier moment elle comprend en elle les principes de tout ce qui existe, principes qu’on appelle monades pour les âmes, atomes pour les corps ; alors elle est, à vraiment parler, la monade des monades, monas monadum, vel entium entitas, sans être pour cela composée : car ces monades sont toutes identi­ques, indiscernables, et n’apportent avec elles ni le nombre ni la division ; elles sont dans l’unité primordiale sans individualité, comme les par­ties de l’espace dans l’espace infini. Cette phase de l’être constitue ce qu’on appelle le minimum. Mais il y a dans cette pure virtualité une puis­sance de développement, grâce à laquelle ces points indistincts à l’origine commencent à paraî­tre, à se séparer, à se detacher de ce fond obscur et uniforme où la vie est endormie. C’est comme l’être qui s’éveille, et qui revêt des formes dif­férentes sous l’action de la vie. Voilà la région des différences qui ne sont jamais que des diffé­rences de degres, des progrès plus ou moins marqués dans l’activité, le cours plus ou moins précipité d’une même essence. Le terme de cette phase d’opposition et de contrariété, c’est la constitution même de l’univers, l’épanouissement complet de l’être, qu’on appellera le maximum. Entre ces deux extrémités il y a un mouvement alternatif qui porte de l’un à l’autre et ramène de la seconde à la première, progresso, regresso, une circulation ascendante et descendante, circolo di ascenso e di descenso. « La naissance, c’est le point central qui se développe ; la vie, c’est la sphère qui se maintient ; la mort, c’est la sphère qui de nouveau se resserre au centre. » Ainsi, l’être est d’abord simple puissance, c’est Dieu réduit et confiné comme dans un germe, puis il devient variété, opposition, contraste ; puis enfin il aboutit à cette autre unité vivante, organique, qui tout à la fois contient toutes les oppositions et les supprime toutes. La mort n’est donc qu’un simple changement, la vie future une métamorphose, qui n’a rien d’effrayant ; car il n’y a place dans l’univers ni pour le ciel ni pour l’enfer. D’ailleurs Dieu est la bonté même ; l’u­nivers ne peut être mauvais, et il est ridicule à nous de le juger, puisque nous n’en voyons qu’une chétive partie, tandis qu’il embrasse l’in­finité des espaces, et continue ses progrès dans l’éternité des temps. Tels sont les traits sail­lants d’une doctrine qui encourt les mêmes re­proches que tous les systèmes panthéistes. Ses défauts sont assez visibles ; mais elle n’est point l’œuvre d’un esprit médiocre, et ses erreurs même paraissent dignes de respect, quand on songe comment Giordano Bruno les a exposées. Après deux siècles d’oubli, la postérité lui a rendu justice ; on a cherché, rassemblé et publié ses ouvrages ; on a écrit sa vie, glorifié son nom, et peut-être surfait son mérite. On a découvert qu’il avait prêté quelques idées aux plus grands philosophes. Descartes lui aurait emprunté la méthode du doute raisonné, la substitution de l’évidence à l’autorité, et ses vues sur l’infi­nité du monde, et sur les tourbillons ; Spinoza lui devrait l’idée d’un Dieu consubstantiel à l’u­nivers, d’une cause immanente, et la distinction de la nature naturante et de la nature naturée ; Leibniz, la théorie des monades, et l’optimisme ; Schelling avoue qu’il a trouvé dans ses ouvrages les rudiments du principe de l’identité des cho­ses et de la pensée, et a écrit son nom en tête d’un de ses livres. La théorie du minimum et du maximum n’a peut-être pas été inutile à Hégel. Ces rapprochements ne doivent pas être pris trop au sérieux ; mais ils prouvent que si Bruno n’a pas laissé un système régulier, il a prodigué les grandes vues ; il avait plus de génie que de mé­thode.

Les ouvrages de G. Bruno sont très-nombreux, et la liste en serait longue, on la trouvera dans la belle étude de M. Bartholmess. Deux recueils suffisent pour étudier sa doctrine : Opere di Giordano Bruno, publiés par Wagner, Leipzig, 1830, 2 volumes comprenant les ouvrages écrits en italien : Jordani Bruni Nolani scripta, pu­bliés par Græfer, Paris, 1834, et restés incomplets. Sa vie a été racontée par trois écrivains : Debs, Bruni Nolani Vita et pleata, Paris, 1840 ; Bar­tholmess, Jordano Bruno, Paris, 1847, 2 vol. ; Domenico Berti, Vita di Giordano Bruno, Flo­rence, 1868. Pour l’appréciation de ses doctrines, outre les historiens de la philosophie on consul­tera : E. Saisset, Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1847 ; T. Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, Paris, 1851, t. III, p. 189 ; F. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, 1854, t. I, p. 11.

BRYSON ou DRYSON. Sous ces deux noms on a coutume de désigner un seul et même per­sonnage, un disciple de l’école mégarique, qui passe pour avoir été à son tour le maître de Pyrrhon ; mais il est permis de croire, en s’appuyant sur l’autorité de Diogène Laërce, qu’il y a eu con­fusion. Selon cet ancien historien de la philoso­phie, Bryson est un philosophe cynique, originaire de l’Achaïe, et qui a été l’un des maîtres de Cratès (Diogène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv). Dryson est le nom d’un fils de Stilpon, l’un des plus grands représentants de l’école de Mégare [id., liv. IX, ch. lxi).

BUCHEZ (Philippe), né en 1796 dans un vil­lage belge qui faisait alors partie du département des Ardennes, mort en 1866, homme politique, historien, médecin, théologien et philosophe tout à la fois. Il étudiait la médecine à Paris, dans les premières années de la Restauration, et dès lors se signalait par l’ardeur de ses opinions républi­caines : il fondait, avec d’autres amis, la charbonnerie française, prenait part à plusieurs com­plots, et surtout a l’affaire de Belfort, qui faillit lui être fatale. Revenu à ses études scientifiques, et déjà connu par quelques publications, il adopta pour un moment les doctrines saint-simoniennes, travailla à la rédaction du Producteur, mais se sépara définitivement de l’école, (juand elle en­treprit de fonder une religion. Il était profondé­ment attaché au catholicisme, qu’il voulait re­nouveler en l’associant à la démocratie, à la révolution, et à l’idée d’un progrès indéfini. Cette conception inspira tous ses travaux et tous ses actes : elle domine dans le journal l’Européen qu’il rédigea presque seul de 1831 à 1832 et de 1835 à 1838 ; dans la volumineuse Histoire par­lementaire de la Révolution française, qu’il pu­blia de concert avec M. Roux Lavergne ; elle est aussi le trait saillant de ses deux ouvrages phi­losophiques : Introduction à la science de l’his­toire, Paris, 1833 ; Essai d’un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès, Paris, 1840. Devenu le chef d’un pe­tit groupe de publicistes néo-catholiques, il n’en resta pas moins un des membres les plus respec­tés du parti républicain, persévéra dans son oppo­sition à la monarchie de Juillet, devint après la révolution de 1848 président de l’Assemblee con­stituante, qu’il défendit faiblement contre l’at­tentat du 15 mai, rentra dans la vie privée à la chuie de la seconde République, et après avoir publié quelques ouvrages de physiologie et d’his­toire, mourut en 1866.

La philosophie de Bûchez est celle de l’école théologique ; elle ressemble beaucoup à celle de de Bonald, malgré la différence des conclusions ; elle s’inspire visiblement des opinions de Rosmini et elle se rapproche, malgré sa grande in­fériorité métaphysique, de la doctrine de BordasDémoulin, qui poursuit le même but ou plutôt la même chimère, la confusion de la science et de la révélation… Elle manque surtout de profon­deur et de cohésion ; et malgré ses prétentions à roriginalité, Bûchez, qui laisse voir à chaque page une ignorance profonde des travaux des philoso­phes anciens et modernes, reproduit sous le nom d’innovations des erreurs souvent proposées avec plus de vraisemblance. 11 se croit appelé à ouvrir une voie inconnue à la science, qui jusqu’à ce moment est restée païenne. Les Grecs qui, d’a­près lui, sont les serviles imitateurs des prien taux, l’ont corrompue à sa source, et les chrétiens, y compris saint Thomas, qui est convaincu de paganisme, n’ont fait que degager plus nettement de cette masse confuse les fléaux qu’elle enve­loppe, à savoir le matérialisme, le panthéisme, et surtout l’éclectisme. Il faut restituer à la phi­losophie la vérité religieuse, fondée sur la révé­lation, et la vérité historique qui se résume dans la loi du progrès. L’intelligence humaine est mal connue, on en a dénaturé le fait capital, à savoir l’idée. L’idée est un phénomène complexe, im­pliquant deux éléments inséparables, à savoir, un acte de l’esprit et un mouvement moléculaire du cerveau. L’impression n’est pas seulement un an­técédent ou une condition de la pensée, elle en est une partie constitutive ; on ne l’en dégage que par une abstraction artificielle ; le fait cérébral et le fait intellectuel ne sont rien indépendam­ment l’un de l’autre, et le spiritualisme pur est aussi faux que le matérialisme. Si l’on objecte qu’il est difficile d’expliquer par là certaines idées et entre autres celle de l’infini, Bûchez répond que cette idée se produit en nous par la répétition de nos actions et par la pensée que nous pouvons les répéter toujours, infiniment.

  1. croit de bonne foi que cette explication est dé­cisive, et non moins sincèrement qu’elle n’a rien de commun avec le sensualisme. Cependant nous avons des idées qui ne viennent pas des sens : celle de l’àme, celle de Dieu, celle du devoir. Faut-il admettre qu’il y a un mode de penser tout à fut pur et isole de l’activité cérébrale ; faut-il reconnaître cette faculté mystérieuse qu’on ap­pelle la raison ? Sans doute la raison est natu­relle à l’homme, mais elle est « un fait physique et animal, >· comme la connaissance. Ces idees qui sont hors de sa portée, nous viennent d’une révélation, et la première parole révélée c’est celle du aevoir ; « la morale, loi de la fonction humaine. » vérité originelle qui sert de critérium à toutes les autres, et à la révélation elle-même, toujours connue, toujours entendue, principe de toute science, bien au-dessus des principes mé­taphysiques, source d’action et de connaissance pour l’individu, idéal d’organisation pour la so­ciété. Cette parole féconde crée en nous-même la conscience morale, c’est-à-dire la faculté de l’en­tendre, car il n’y a rien d’inné dans nos âmes ; le monde extérieur d’une part, et la révélation de l’autre, y mettent tout ce que nous appelons nos idées. Nous sommes même obligés de raison­ner pour nous convaincre qu’il y a un Dieu ; et la meilleure sinon la seule preuve qu’on en puisse fournir, c’est que nous parlons, impuissants, comme nous sommes, à inventer le langage. Voilà le « complément du catholicisme. » Voilà aussi le but du progrès, marqué d’avance, imposé et non choisi, révélé et non découvert par l’hom­me. Néanmoins l’expérience nous montre que le progrès est la loi universelle de la création, et conlirme cette nécessité d’une ascension vers le meilleur. On en découvre les preuves dans les couches superposées du globe, dans la formation successive d’êtres vivants de plus en plus parfaits, dans les évolutions de la vie depuis ses premiers efforts dans l’embryon, jusqu’à son épanouisse­ment dans l’animal complet. Partout la matière obéit à Dieu qui en diminue la passivité, non pas par son action directe, mais par celle aes êtres qu’il crée successivement. Le monde est donc im­parfait, mais il le sera de moins en moins : « Dieu le fera meilleur. » Quant à nous, sans doute nous devons disparaître et faire place à d’autres créa­tures moins misérables ; mais l’avenir ne nous en appartient pas moins. Nous ne sommes en défi­nitive, chacun pris à part, qu’un mot de Dieu ; « nous retournerons prendre place dans sa mé­moire, et y représenter notre existence terrestre tout animee encore des sentiments de la terre. » Toutes ces idées sont mêlées à des vues scienti­fiques qui, suivant le jugement de Geoffroy SaintHilaire (Revue encyclopédique, juillet et août 1833), ne sont pas plus solides que la philosophie aventureuse dont on vient de lire l’esquisse. Voy. Damiron, Essai sur l’histoire de la philosophie au xixe siècle. Paris, 1834, t. II ; Jules Simon, Philosophie ae M. Bûchez, Revue des Deux-Mon­des, 15 mai 1841 ; Ott, Manuel d’histoire uni­verselle, Paris, 1842.E. C.

BUDDÉE ou BUDDEUS (Jean-François). qu’il ne faut pas confondre avec notre Guillaume Budé, naquit en 1677 à Anklam, dans la Poméranie. Après avoir terminé ses études à l’université de Wittemberg, il enseigna successivement la phi­losophie à lena, les langues grecque et latine au gymnase de Cobourg, la morale à Halle ; puis il revint à Iéna en 1705, pour y occuper une chaire de théologie, et mourut en 1729. Plus théologien que philosophe, plus distingué comme professeur que comme écrivain, Buddée a cependant rendu de grands services à la science philosophique par ses recherches sur l’histoire de la philosophie, et les ouvrages qu’il publia sur ce sujet ont obtenu, pendant un temps, une véritable estime. Il a combattu le dogmatisme de Wolf, et s’est déclaré franchement éclectique ; cependant l’on se trom­perait si l’on croyait que cet éclectisme fût en­tièrement au profit de la science et de la raison. Dans les questions difficiles, mais qui sont pour­tant du ressort de la philosophie, Buddée en ap­pelle souvent à la révélation et ne recule pas même devant le mysticisme. C’est ainsi qu’il cherche à établir psychologiquement, comme un fait possible, l’apparition des esprits et leur in­fluence sur l’âme humaine. Il est plus heureux lorsqu’il soutient, contre Descartes, que la nature de l’esprit ne consiste pas dans la seule pensée, et qu’il cherche à établir l’influence de la volonté. Maissoitdanslavolonté, soit dans la pensée ou l’en­tendement, Buddée reconnaît deux états : l’état de maladie et l’état de santé. L’entendement souffre dans le doute, dans l’erreur, dans la défiance, dans l’étonnement même. Les maladies de la volonté peuvent toutes se réduire à l’égoïsme. Il reconnaît aussi des altérations des fonctions de l’âme qui ont leur source dans le corps, et qu’i 1 expl ique en même temps par le dogme de la chute de l’homme ; tels sont la folie, le délire, l’idiotisme, et, en général, toutes les infirmités de ce genre. Dans ses recher­ches historiques, Buddée est plein de conscience et d’érudition ; mais sa critique manque de profon­deur. Voici la liste de ceux de ses écrits qui peu­vent intéresser ce Recueil : Historia juris natu'vœ, etc., contenu dans un ouvrage plus général qui a pour titre : Selecta juris naturœ et nen­tium, in-8, Halle, 1704 ; Elementa philoso­phiae instrumentalis seu institutionum philo­sophice eclecticœ, t. I, in-8, Halle, 1703 ; 7e édit., 1719 ; Elementa philosophiae tlieoreticæ seu institutionum philosophiae eclecticœ, t. II, in-8, Halle, 1703 ; 6e édit., 1717 ; Elementa philosophiœpraclicœ seu institutionum philosophiœ eclecticce, t. III, in-8, Halle, 1703 ; 7e édit., 1717 ;

  • Theses de atheismo et superstitione, in-8, Iéna, 1717 ; trad. ail. du même ouvrage, in-8, 1723 ; trad. franç. avec des remarq. hist. et phil., in-8, Amsterdam et Leipzig, 1756 ; Analecta historice philosophiœ, in-8, Halle, 1706 ; 2e édit., 1724 ; introductio ad historiam philosophiœ Hebrxorum, in-8, Halle, 1702, réimprimé en 1721 ; Sapientia veterum, h. e. Dicta illus­triora septem Grœciœ sapientium explicata, in-4, Halle, 1699 ; De καβαρσει pythagorico-

{)lalonica, in-4, Halle, 1701, et réimprimé dans es Analecta, dont nous avons parlé plus haut ; Introductio in philosophiam stoicam, en tête des Œuvres d’Antonin (Marc-Aurèle), édition de Wolle, in-8, Leipzig, 1729 ; Exercitationes historico-philosophicœ, in-8, Halle, 1695-1696 ; Isagoge historico-theologica ad theologiam uni­versam, etc., 2 vol. in-4, Leipzig, 1727 ; Buddei dissertalionmn aliorumque scriptorum a se aut suis auspiciis editorum isagoge, in-8, Iéna, 1724, 3e édit. ; Réflexions sur la philosophie de Wolf, in 8, Frihourg, 1724 (ail.) ; —Modeste réponse aux observations de Wolf, in-8, Iéna, 1724 (ail.) ; Modeste démonstration pour prouver que les difficultés proposées par Buddeus subsistent, in-8, ib., 1724 (ail.).

BUFFIER (Claude) naquit en Pologne, de pa­rents français, en 1640. Encore enfant, il fut ra­mené en France et naturalisé Français. Il acheva ses études au collège de Rouen, tenu par les jé­suites, et entra dans leur compagnie à l’âge de dix-neuf ans. A la suite d’un démêlé avec l’arche­vêque de Rouen, il alla à Rome, et de Rome il revint à Paris, dans le collège des jésuites, où il passa une vie consacrée tout entière à l’étude et a l’enseignement. Il mourut en 1737. Il a com­posé un grand nombre d’ouvrages sur la philo­sophie^ sur l’éducation et la religion. La plupart ont été réunis par l’auteur en une collection à laquelle il a donné pour titre : Cours des sciences sur des principes nouveaux et simples, in-f°, Paris, 1732, et qui forme une véritable encyclo­pédie où l’intelligence et l’application des vérités scientifiques sont mises à la portée de tous les esprits.

Quoique Voltaire ait dit dans son Siècle de Louis XIV que le P. Buffier était le seul jésuite qui eût écrit quelque chose de raisonnable en phi­losophie, quoique Reid et Destutt de Tracy aient fait de lui de grands éloges, il est demeuré trop oublié et n’a pas encore obtenu la place qui lui est due dans l’histoire de la philosophie française.

Le P. Buffier, comme philosophe, relève à la fois de Descartes et de Locke. Un jésuite à demi cartésien au commencement du xviue siècle, c’est quelque chose de piquant et d’étrange pour qui­conque connaît l’histoire de la philosophie car­tésienne ? En effet, que n’avait pas entrepris contre cette philosophie l’ordre des jésuites ! Il avait provoqué des arrêts de proscription, il avait sus­cité un vrai commencement de persécution. Ce­pendant, quelques années plus tard, la compagnie approuve le P. Buffier, qui adopte la plupart de ces mêmes principes auxquels elle avait si vive­ment déclaré la guerre. Dans un changement aussi rapide il faut voir la victoire complète de la révolution cartésienne et la force triomphante de ses principes. Le P. Buffier est tout entier ani­mé de l’esprit philosophique nouveau ; il a com­plètement dépouillé ces formes de la scolastique pour lesquelles son ordre avait longtemps com­battu, et il fait bon marché des accidents absolus et des formes substantielles. Mais l’influence de Descartes se révèle plus encore par ce qui se trouve dans le Traité des vérités premières, que par ce qui ne s’y trouve pas. En effet, le P. Buf­fier adopte le critérium de l’évidence ; il suit la méthode de Descartes, il professe de l’estime pour le fameux « Je pense, donc je suis ; » il admet des idées innées au sens même où l’entend Des­cartes. Mais ; à côté de l’influence de Descartes, on reconnaît l’influence de Locke, dans la philoso­phie du P. Buffier. Il manifeste pour Locke la plus vive admiration ; comme lui, il restreint la philosophie dans les bornes d’une analyse de l’en­tendement humain· comme lui, il combat la preuve cartésienne de l’existence de Dieu par l’in­fini et confond l’infini avec l’indéfini. Mais, sur la question de l’origine des idées, le P. Buffier se sépare de Locke pour revenir à Descartes, et il soutient contre Locke l’existence de principes innés auxquels il donne le nom de vérités pre­mières, par des arguments qui contiennent en germe tous ceux que, depuis, a développés l’école ecossaise.

Après avoir signalé les deux grandes influences philosophiques qu’a subies le P. Buffier, nous al­lons exposer ce qu’il y a de plus original dans sa propre philosophie. Cette philosophie est contenue tout entière dans le Traité des vérités premières, et elle est résumée sous forme de dialogues dans les Éléments de Métaphysique mis à la portée de tout le monde.

  • a-t-il des vérités premières, c’est-à-dire des propositions qui n’aient pas besoin d’être prouvées, qui soient évidentes par elles-mêmes ? Rien n’est plus important qu’une pareille recherche, la pos­sibilité de la science depend de son résultat. Car, s’il n’est point de premières vérités, il n’en est point de secondes, ni de troisièmes, il n’en est d’aucun ordre et d’aucune nature. Or, selon le P. Buffier, il existe de telles vérités ; d’abord il en est qui découlent du sentiment de notre propre existence. Ainsi, cette vérité, que nous pensons, que nous existons, n’est-elle pas une vérité pre­mière, évidente par elle-même ? Mais si le sens intime est une source de vérités premières, il n’est pas la seule, comme quelques philosophes l’ont prétendu. A suivre le sentiment de ces phi­losophes, il n’y aurait rien d’évident que le fait de notre propre existence ; par conséquent nous ne pourrions être certains ni de l’existence de la matière, ni de l’existence de nos semblables. De telles conséquences sont extravagantes, donc le principe d’où elles découlent est lui-même extra­vagant, et il faut admettre l’existence d’une autre source de vérités premières. Ce raisonnement par l’absurde est le raisonnement favori du P. Buffier, et d’ordinaire il n’en emploie pas d’autre.

Quelle est cette autre source de vérités pre­mières ? C’est le sens commun, qu’il définit : « la disposition que la nature a mise dans tous les hommes pour leur faire porter, à tous, un juge­ment commun et uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre perception, jugement qui n’est point la conséquence d un jugement antérieur. ·> Il décrit ensuite, en dé­veloppant cette définition, les caractères auxquels, toujours, sans se tromper, on peut reconnaître ces vérités premières. Elles sont universelles, elles se manifestent chez quiconque est doué de raison. Celui qui ne les aurait pas en son esprit ne pourrait porter aucun jugement vrai et certain sur tout ce qui n’est pas sa propre existence.

Non-seulement elles sont universelles, mais encore elles déterminent nécessairement l’esprit : ainsi il nous est tout aussi impossible de juger que la nature n’existe pas, qu’il nous est impossible de juger que nous-mêmes n’existons pas. Enfin elles n’ont point de vérités antérieures ; et si quelqu’un niait une de ces vérités, il serait impossible de la lui démontrer par aucune vérité plus simple et plus évidente. Le P. Buffier donne les exemples suivants de ces premières vérités : « 1° Il y a d’autres êtres et d’autres hommes que moi au monde ; 2° il y a dans eux quelque chose qui s’appelle vérité, sagesse, prudence · 3° il se trouve dans moi quelque chose qui s’appelle intelligence et quelque chose qui n’est point cette intelligence et qu’on appelle corps ; 4° ce que disent et pensent les hommes en tous les temps et en tous les pays du monde est vrai ; 5° tous les hommes ne sont pas d’accord à me tromper et à m’en faire ac­croire ; 6° ce qui n’est point intelligence ne saurait produire tous les effets de l’intelligence, ni des parcelles dematière remises au hasard former un ouvrage d’un ordre et d’un mouvement régulier. »

Cette liste, que le P. Buffier n’a pas la pré­tention de donner comme complète, présente de nombreuses analogies avec la liste que Reid a donnée des mêmes principes sous le nom de pre­miers principes des vérités contingentes. Dans l’une et l’autre liste on peut remarquer des défauts analogues, des lacunes, du vague et des répéti­tions. Le P. Buffier, prenant ensuite une à une chacune des vérités, montre qu’elle porte avec elle les caractères distinctifs des vérités premières.

Cette théorie du sens commun est ce qu’il y a de plus important et de plus caractéristique dans la philosophie de Buffier. C’est au nom de ces vérités premières du sens commun qu’il juge tous les systèmes, et qu’il tranche ou déclare insolubles, sans hésiter, la plupart des questions de la métaphysique, et toute discussion se ré­sume, pour lui, en un appel au sens commun. En un mot, il a la même méthode, les mêmes procédés, le même horizon philosophique que l’école écossaise. Pour nous, ce n’est pas tout à fait ainsi que nous concevons le rôle de la phi­losophie. Sans doute elle doit constater l’existence de vérités premières, évidentes par elles-mêmes ; mais là n’est pas toute sa tâche. L’existence de ces vérités étant établie, il faut en rechercher l’origine, il faut remonter à leur source. Comment se fait-il que certaines vérités marquées du double caractère de l’universalité et de la nécessité se retrouvent dans toutes les intelligences ? Quelle est la source commune d’où elles découlent ? C’est là une question que le P. Buffier n’a pas résolue, qu’il ne s’est pas même posée. En outre, s’en tenir aux affirmations pures et simples du sens commun, c’est retrancher de la philosophie toute l’ontologie, et les questions qui de tout temps ont eu le privilège d’intéresser au plus haut degré le genre humain. La philosophie, sans nul doute, ne doit jamais aller contre les vérités universel­lement reconnues ; mais elle peut, mais elle doit aspirer à en rendre compte. En effet, à quoi se bornent les affirmations de vérités du sens commun ? Elles nous attestent que tout phéno­mène se rapporte à une substance et à une cause ; mais elles ne nous apprennent rien sur la nature de cette substance et de cette cause. Le sens commun nous affirme l’existence du temps et de l’espace ; mais si vous l’interrogez sur la nature du temps et de l’espace, il ne vous répondra pas. De même, il nous al firme l’existence d’une beauté, d’une justice ; mais ilne sait pas en quoi consiste l’essence de cette beauté et de celte justice. Donc, si la philosophie comprend nécessairement ces grandes questions relatives à la nature de la substance, de l’espace, du temps, de la justice, de la beauté, la philosophie ne peut s’en tenir au sens commun, puisque sur ces questions le sens commun est muet. Or l’esprit humain ne se pose-t-il pas ces questions, et la philosophie ne doit-elle pas, en conséquence, les agiter et s’ef­forcer de les résoudre ? Ainsi, la philosophie, comme Buffier, Reid et la plupart des philosophes écossais semblent le croire, ne doit pas se tenir dans les bornes des croyances du sens commun, elle doit les approfondir et les expliquer sous peine d’en demeurer à un dogmatisme vulgaire.

A côté de la théorie du sens commun, on trouve encore dans le Traité des vérités premières quelques questions que le P. Buffier a traitées avec une certaine originalité^ et résolues à l’avance dans le sens de l’école ecossaise : telles sont les deux questions de la valeur du témoignage des sens et de la nature des idées. Tous les philoso­phes de toutes les écoles s’accordaient, à cette époque, à déclarer suspect et trompeur le témoi­gnage des sens ; Bulfier, néanmoins, entreprend d’en défendre en une certaine mesure la légiti­mité. Il explique assez bien la vraie cause des prétendues erreurs attribuées aux sens. Ce ne sont pas les sens qui nous trompent, mais les jugements que nous portons à l’occasion du témoignage des sens : les sens ne nous montrent jamais que ce qu’ils doivent nous montrer con­formément aux lois générales de la nature. Ainsi l’objet propre de la vue, c’est la couleur. Toutes les couleurs que nous montre la vue n’ont que deux dimensions et sont toutes sur un même plan ; néanmoins nous voulons juger par la vue de ce qui est l’objet propre du toucher, à savoir : des distances et des dimensions des corps, et alors il nous arrive de nous tromper ; mais l’erreur vient de ce jugement par lequel nous étendons arbitrairement les affirmations immé­diates du sens de la vue au delà de leurs vraies limites, et non du témoignage de la vue. Toutes les erreurs imputées à l’ouïe et aux autres sens s’expliquent de la même manière ; toutes pro­viennent, non du témoignage direct et immédiat de chacun de ces sens, mais des jugements par lesquels nous en étendons arbitrairement la portée. Reid a traité la même question avec plus d’étendue, et il la résout aussi de la même ma­nière et à peu près avec les mêmes arguments.

Buffier a encore devancé Reid sur la question de la nature des idées, sans toutefois y attacher la même importance. En effet, dans un chapitre intitulé : Ce qu’on peut dire d’intelligible sur les idées, il définit les idées de pures modifica­tions de notre âme, qui ne peuvent pas plus être distinguées de l’entendement que le mouvement du corps remué. Dans ses observations sur la métaphysique de Malebranche, il soutient encore que les idées ne sont pas des êtres réels distincts de l’esprit qui connaît, et que leur réalité est une réalité purement iaéale. Il est impossible de condamner d’une manière plus expresse la théorie des idées représentatives.

Tels sont les points les plus remarquables et les plus originaux du Traite des vérités premières. Le P. Bulfier, dans le même ouvrage, aborde bien, il est vrai, une foule de questions métaphysiques relatives a la nature des êtres, à la nature de l’âme, à la liberté, à l’immortalité ; mais il les traite et les résout un peu superficiellement, et le plus souvent il ne semble pas même entrevoir les vraies difficultés. Néanmoins, et malgré ses défauts et ses lacunes, la philosophie du P. Buffier, placée entre la philosophie de Dcscartes, qui, comme système, va bientôt mourir, en laissant toutes les sciences et toute la société pénétrées de son esprit et de sa méthode, et la philosophie de Locke qui va lui succéder, possède une cer­taine originalité qui lui est propre et mérite assurément une part dans les éloges qui ont été prodigués à la philosophie écossaise. Entre Reid et le P. Buffier, les analogies sont nombreuses : tous deux se proposent de remettre le sens com­mun en honneur ; tous deux, au nom du sens commun, combattent la plupart des systèmes de leur temps ; tous deux proclament l’existence d’un certain nombre de vérités premières qu’on ne peut méconnaître et même chercher à dé­montrer sans tomber dans les conséquences les plus extravagantes de l’idéalisme et du scepti­cisme ; tous deux ont le tort de s’en tenir trop souvent à ces affirmations du sens commun, sans chercher à les expliquer, comme doit le faire toute vraie philosophie. Les analogies n’exis­tent pas seulement dans le’fond, mais encore dans la forme : tous deux combattent leurs ad­versaires avec l’arme de l’ironie, et, au nom du sens commun, ne se font pas faute de les renvoyer aux petites maisons ; toutes deux en­fin ont une clarté quelquefois un peu superfi­cielle et un peu diffuse, puisée, en partie, dans les habitudes de l’enseignement. Enfin il y a dans le P. Buffier une certaine libéralité d’esprit qu’on est étonné de rencontrer chez un Père jésuite, et qui le rapproche encore de Reid et des philosophes de l’école écossaise. Cette libéralité d’esprit se manifeste surtout dans son examen des préjugés vulgaires, où, sous la forme d’un badinage ingénieux et léger, se cachent des apologies de la liberté de penser et d’écrire, et des protestations souvent justes et hardies contre les opinions le plus généralement reçues dans la société. Il s’y elève contre la censure, qui, sous prétexte d’arrêter les mauvais livres, en arrête une foule de bons ; il soutient qu’il y a beaucoup moins de mauvais livres que d’ordinaire on ne se l’imagine, et que dans presque tous il y a quelque bon côté. Enfin il développe et justifie, d’une manière fort galante, cette thèse, que l’in­telligence des femmes est tout aussi apte aux sciences que l’intelligence des hommes. F. B.

buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de), né à Montbar le 7 septembre 1707, mort à Paris au Jardin du roi le 17 avril 1788.

La plus grande gloire de Buffon est celle de l’écrivain et du savant ; mais la science, à la hauteur où elle s’élève avec le génie, est insépa­rable de la philosophie. Outre que les travaux de Buffon sont remplis de ces vues générales où la philosophie et la science proprement dites ne se distinguent plus, on y rencontre aussi certaines théories particulières sur des questions qui agitent spécialement les philosophes, sur l’esprit humain, sur la différence qui sépare l’homme de la bête, sur les sens, sur la vie, sur la nature et sur Dieu. Renvoyant le lecteur aux nombreux historiens de la littérature ou de la science qui ont jugé le style de l’écrivain et les mérites du naturaliste, et aux biographes plus nombreux encore de Buffon, nous nous bornons à exposer dans ce Dictionnaire des sciences philosophiques l’ensem­ble de ses idées philosophiques, soit générales, soit particulières.

Si l’on ne fait pas des travaux de Buffon une étude complète et suffisamment attentive, comme il peut arriver à celui qui y chercherait surtout les beautés de son langage ; si on lit sans ordre, sans suite et sans tenir compte des dates quelques fragments détachés de son œuvre immense ; si l’on rapproche, certains passages de la Théorie de la terre, des Epoques de la nature, ou de toute autre partie de Y Histoire naturelle, on peut, on doit même être frappé de la différence et parfois de la contradiction des opinions et des théories de Buffon sur un même sujet. Quelques-uns en ont conclu que Buffon était un magnifique écrivain, un peintre admirable de la nature, mais au demeurant un savant médiocre, un esprit sans méthode et peu philosophique, Cette diversité ; cette contradiction même dans les idées sont reelles, mais une étude sérieuse de l’œuvre entier de Buffon les explique et les fait tourner à la glorification plutôt qu’à l’amoindrissement de son génie philosophique.

Une intelligence supérieure n’a pu travailler durant cinquante années consécutives, avec une régularité proverbiale, douze et quatorze heures par jour au milieu des richesses du cabinet du roi et des matériaux affluant de toutes les parties du monde, étudier les cieux, la terre, les mi­néraux, l’homme, les quadrupèdes, les oiseaux, en plein xvme siècle, lorsque les sciences physi­ques et naturelles n’étaient pas encore constituées, sans faire d’immenses progrès dans la découverte de la vérité, sans que ses yeux s’ouvrissent aux nouvelles lumières que luf apportaient tous les jours des faits nouveaux, sans rejeter quelquesunes des erreurs inévitables du passé. Dans de semblables circonstances, l’inconséquence avec soi-même est presque une condition et une ga­rantie du progrès. Lorsqu’en 1739 Buffon entreprit son grand ouvrage, il était loin de savoir tout ce qu’il devait apprendre peu à peu ; son siècle même était, comme lui, d’une ignorance relative, et il ne connaissait pas tout ce que savait déjà son siècle. Il avait traduit la Statique des vé­gétaux de Haies et la Théorie des fluxions de Newton ; mais il n’était ni botaniste, ni astronome, ni géologue, ni anatomiste, ni zoologiste. Il préférait Tournefort à Linné et subissait encore l’influence de Descartes. Dans son Discours sur la manière d’étudier et de traiter l’histoire na­turelle, de 1749, il ne voit dans la méthode et dans les classifications que des procédés purement artificiels, que des mots commodes pour alléger la mémoire et ordonner l’exposition ; il fait con­sister l’histoire naturelle dans la peinture des individus ; il range les quadrupèdes selon les services qu’ils nous rendent. Mais dans Y Histoire des oiseaux il applique cette méthode qu’il mé­prisait autrefois dans Linné, et tout en conservant l’éclat de son pinceau, il essaye de classer les espèces et les genres. 11 commence par se railler, dans la Théorie de la terre, des faiseurs de romans qui recourent, pour expliquer la formation du globe, à des causes lointaines et possibles ; mais dans son article c/e la Formation des planètes, il met en œuvre ces mêmes causes possibles, et il finit, dans ses Époques de la nature, par construire le plus beau de ces romans physiques. C’est en s’instruisant avec cette patience dont il a fait luimême une des formes du génie que Buffon est parvenu à établir ou à deviner quelques-unes des plus grandes lois de la nature. C’est ainsi qu’il a conçu le premier cette idée que la nature suit un plan général et unique dans la structure des êtres, dont le développement fait la gloire de Geoffroy Saint-Hilaire. De même Buffon a pro­clamé la continuité de l’échelle des êtres toujours unis les uns aux autres par des nuances graduées ; conceptions trop absolues sans doute et fondées sur l’observation insuffisante des seuls vertébrés, mais qui, corrigées par les progrès cte la science, renferment une grande part de vérité. Si Cuvier a démontré scientifiquement, Buffon a du moins deviné la loi de la subordinationdes organes et des caractères. Il a devancé de même la fameuse distinction de Bichat entre les deux vies qu’il nommait animale et organique et auxquelles il assignait déjà pour caractères opposés l’intermit­tence et la continuité. 11 a soupçonné la vérité

sur les fossiles. Il a découvert la loi générale de la distribution des animaux sur le globe, qu’une science plus avancée n’a fait que confirmer et étendre. Personne n’a mieux affirmé l’unité de l’espèce humaine sous la diversité des races : « L’homme, blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie et rouge en Amérique, n’est que le même homme teint de la couleur du climat. » A cette belle raison qui se corrige elle-même, à ces idées générales qui embrassent facilement l’ensemble des faits et des êtres, à ces grandes vues qui devancent l’avenir, on ne saurait mé­connaître Un esprit vraiment philosophique. Rien n’est plus propre à donner une idée des change­ments et des progrès apportés par le travail et les années dans les doctrines de Buffon que la comparaison de la Théorie de la terre et des Époques de la nature, le premier et le dernier de ses ouvrages. Dans le premier, distinguant les causes actuelles, présentement visibles, par les­quelles on donne de ce qui est une explication positive, des causes lointaines et possibles, par lesquelles on ne fait qu’imaginer ce qui peut être, il construit une histoire et une théorie de la terre. Partout jusque sur les montagnes on trouve des amas de coquilles, donc la mer a couvert la terre. Les couches de la terre sont horizontales, donc elles n’ont pu être déposées que par les eaux. Enfin les angles des montagnes, toujours correspondants, n’ont pu être ainsi formés que par les courants. La terre est l’ouvrage des eaux. Puis, dans son article sur la Formation des planètes, il met en œuvre ces causes éloignées, possibles et non plus actuelles et lentes, avec lesquelles on bâtit des romans et des systèmes, et il bâtit le sien à son tour. Du reste il ne prétend pas l’imposer à la raison ; né de l’imagination, c’est a l’imagination seule que le système s’adresse. Buffon imagine donc qu’une comète a frappé obliquement le soleil et en a détaché des parties qui sont devenues les planètes, par conséquent brûlantes et lumineuses à l’origine. En se re­froidissant, cette matière du soleil est devenue opaque ; les vapeurs se sont condensées en mers et l’air s’est dégagé des eaux. Cette terre du passé est donc l'ouvrage du feu. Ce sont deux époques différentes de la terre, l’une histori­que, l’autre romanesque. C’est aussi la première ébauché des Epoques de la nature. Dans ce second ouvrage séparé du premier par trente années d’étude, et le plus grand qui soit sorti de sa plume, Buffon complète, modifie son système, et distingue sept grandes époques de la nature. Remarquant que « la terre est enflée à l’équateur et abaissée sous les pôles dans les proportions qu’exigent la pesanteur et la force centrifuge, » il en conclut qu’elle a d’abord été fluide ; de ce que le globe terrestre a une chaleur intérieure qui lui est propre, il conclut qu’il a été incan­descent, et distingue une première et une seconde époque, « lorsque la terre et les planètes ont pris leur forme, » et « lorsque la matière s’étant consolidée a formé la roche intérieure du globe. » La présence des coquilles dans les plaines et sur les montagnes lui permet d’établir une troisième et une quatrième époque, « lorsque les eaux ont couvert nos continents, » et « lorsque les eaux se sont retirées et que les volcans ont commencé d’agir. » De la présence des débris d’éléphants dans les régions septentrionales du vieux et du nouveau monde, il induit une cinquième et une sixième époque, « lorsque les éléphants et les autres animaux du Midi ont habité les terres du Nord, « et « lorsque s’est faite la séparation des continents. >> Enfin l’absence de débris humains dans ces monuments du passé lui permet de distinguer une septième et dernière époque,

« lorsque la puissance de l’homme a secondé celle de la nature. » Plusieurs de ces inductions hardies sont erronées ; il était réservé à Cuvier et à quelques autres savants plus modernes qui ont mieux connu les faits de corriger ces erreurs ; mais, comme le dit M. Flourens, » Buffon a vu que l’histoire du globe a ses âges, ses changements, ses révolutions^ ses époques, comme l’histoire de l’homme. Il a été le premier historien de la terre. Cet art de faire renaître les choses perdues de leurs débris, et le passé du présent, ce grand art, le plus puissant de l’esprit moderne, c’est à Buffon qu’il remonte. »

Entre ces deux ouvrages se place l’histoire na­turelle de l’homme, des quadrupèdes, des oiseaux et des minéraux. C’est dans l’histoire de l’homme surtout que se rencontrent certaines théories particulières sur des questions essentiellement philosophiques. Ce ne sont plus ici de ces vues générales pour lesquelles Buffon a eu des suc­cesseurs et des égaux, mais point de supérieurs ni presque de devanciers. Quand il parle de l’homme, Buffon a derrière lui le xvne siècle et les noms imposants de Descartes et de Locke ; or il est aise de reconnaître que ses idées sur l’homme procèdent à la fois de celles de ces deux grands philosophes, et qu’il est incontes­tablement inférieur à l’un et à l’autre. Ses hypothèses, bâties sur des faits trop peu nombreux observés par quelques-uns de ses contemporains et dont il se hâte de tirer des inductions géné­rales et arbitraires, manquent, non-seulement de vérité, mais de nouveauté, de clarté et de pré­cision. Tremblay et Ch. Bonnet ont remarqué, en hachant par morceaux des polypes d’eau douce, que chaque morceau devient un polype complet ; en coupant les pattes et la queue d’une sala­mandre, que pattes et queue repoussent, peutêtre indéfiniment ; qu’en séparant un ver de terre en deux parties, ces tronçons se complètent, la tête poussant une queue nouvelle et la queue une nouvelle tête. Buffon en conclut avec Bonnet qu’un individu vivant est composé d’une infinité d’êtres organiques, dont chacun peut devenir semblable au tout. Ce sont des germes accumulés qui peuvent former autant d’individus complets. Ch. Bonnet expliquait la génération par une hypothèse empruntée à Leibniz, celle de Y em­boîtement des germes. Il supposait que les germes de tous les êtres préexistent dans la matière et sont enfermés les uns dans les autres, c’est-à-dire les enfants dans les parents, que les générations présentes étaient dans les générations passées indéfiniment et en sont sorties par un simple développement, que les générations futures sont de même contenues dans les présentes et se dé­velopperont de même. Buffon accepte les germes accumulés, mais il repousse Yemboîtcment de Bonnet et de Leibniz. 11 suppose, pour expliquer la nutrition et la génération, que la matière est pleine de molécules organiques de diverses espèces, en nombre infini, indestructibles, tout à fait semblables aux homéoméries d’Anaxagore. Ces molécules organiques servent à la nourriture de l’animal que Buflon représente comme une sorte de moule intérieur élastique, qui s’accroît sans changer de formes ni de proportions, par l’admission de molécules respectivement sem­blables à chacune de ses parties, à peu près comme croît et se renouvelle la machine cor­porelle dans la physique de Descartes. Quand le corps a atteint sa croissance, le surplus des mo­lécules convenables, au lieu d’être rejeté comme les autres molécules organiques qui ne convien­nent pas à l’homme, s’accumule dans de certains organes et y forme, sous la condition indispen­sable du mélange des liqueurs des deux sexes, des individus semblables au père et à la mère par la réunion de molécules semblables à toutes les parties du corps. Le nouvel individu est mâle ou femelle, selon que l’apport de molécules pro­venant du père ou de la mère est plus considéble. Buffon croyait voir ces molécules organiques dans les animaux infusoires ou spermatiques dont il méconnaissait la nature. Il admettait même, malgré les expériences de Rédi, la génération spontanée par l’union de ces molécules qui, douées d’activité, se rapprochaient et donnaient naissance, à l’état libre, à des êtres inférieurs, champignons ou vers ae terre, et même dans l’intérieur des corps vivants, aux parasites.

Hommes et animaux se forment de même, mais Buffon établit entre eux une différence qui rap­pelle, sans en avoir au moins la clarté, l’hypothèse cartésienne des animaux-machines. Descartes re­fusait aux bêtes, non pas la vie, puisque la vie, même dans l’homme, n’était pour lui qu’un mé­canisme, mais l’intelligence et jusqu’à la sensi­bilité. Il expliquait la production de leurs actes, si semblables aux nôtres en apparence, par le j eu des esprits animaux dans les nerfs et le cerveau. Buffon accorde aux bêtes, outre la vie. la sensi­bilité, des passions, une sorte de mémoire, en un mot un certain degré d’intelligence, mais le tout procédant de la même matière, et il remplace le jeu des esprits animaux par celui de ce qu’il ap­pelle les ébranlements organiques. Pour l’homme, il pense ; la pensée est la seule forme de l’âme indivisible, immatérielle. Voilà un pur souvenir de Descartes. Mais, sans contester ce spiritualisme tout cartésien de Buffon, il faut reconnaître qu’il n’est pas toujours, ni très-conséquent, ni trèsintelligible ; que, tout en admettant la doctrine de Descartes sur l’âme et en reproduisant ses paroles, Buffon subit également l’influence de Locke et des tendances générales du xviii" siècle. C’est par la contrariété de ces deux influences que s’explique cette singulière distinction de deux mémoires, de deux sensibilités, de deux intelligences, l’une dérivant de la matière et qui appartient aux bêtes, l’autre de l’esprit et qui est celle de l’homme. Buffon est plus heureux lors­que, s’abandonnant, à la suite de Locke, avec Condillac et Bonnet, au courant qui entraîne tout son siècle, il cherche ce que l’homme doit à ses sens. C’est le meilleur morceau philosophique de Buffon, que celui où il compare les cinq sens comme avait fait Aristote, attribue à chacun sa valeur et donne la palme au toucher dont il fait par excellence le sens de l’homme, tandis que l’odorat est celui du quadrupède et la vue celui de l’oiseau ; où, sans tomber dans les excès d’Helvétius, il montre quels changements ap­portent dans les idées et dans les passions le développement et l’exercice des organes des sens, le climat et la nourriture. Ces pages sont moins brillantes sans doute ; mais bien plus vraies que le monologue si vante du premier homme, œuvre magnifique d’imagination et de style, qui n’a qu’une assez mince valeur philosophique. Cet Adam qui s’éveille n’est plus vivant que la statue de Condillac ou de Ch. Bonnet que parce qu’il est une fiction poétique en même temps que l’instrumènt artificiel d’une trop légère analyse.

Hérault de Séchelles attribue à Buffon ce discours : « J’ai toujours nommé le Créateur, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature. » Il est difficile de repousser un tel témoignage, mais c’est là une parole bien invraisemblable. On comprendrait plus aisément que Buffon eût dit au contraire : « J’ai toujours nommé la nature, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de Dieu. » En effet, tout en disant que la nature est un être idéal auquel on a coutume de rap­porter les phénomènes de l’univers, Buffon la fait agir comme agirait un Dieu. Le fait incon­testable et qui ressort de tous les écrits de Buffon, c’est qu’il n’a pas donné de ce mot nature, si souvent employé par lui, une définition constante et précise ; c’est aussi que, s’il a nommé Dieu souvent comme l’auteur de l’univers, la contem­plation assidue de ses œuvres ne paraît pas lui en avoir inspiré un sentiment aussi profond qu’à Linné qui voyait Dieu passer ; Deum sempiter­num, immensum, omniscium omnipotentem expergefectus a tergo transeuntem vidi et obstupui !

Les meilleures éditions de Buffon sont : la première, donnée par Buffon lui-même sous ce titre : Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie royale, 1749-1789, 36 vol. in-4.Celle de Lamouroux et de Desmarest, Paris, 1824-1830, 40 vol. in-8.

G. Cuvier avait formé le projet de donner luimême une édition des Œuvres de Buffon] ; l’édi­tion de Richard est souvent appelée, mais à tort, édition du baron Cuvier, parce qu’elle contient un supplément de Cuvier sur les oiseaux et quadrupèdes connus depuis Buffon.

On peut consulter :.Vicq d’Azyr, Éloge de Buffon ; —Condorcet, Éloge de Buffon ; G. Cuvier, Article Buffon dans la Biographie uni­verselle de Michaud ; Geoffroy Saint-Hilaire, Étude sur la vie, les ouvrages et les doctrines de Buffon. Paris, 1838, in-8 ; Flourens, Buffon, histoire ae ses travaux et de ses idées, Paris, 1850, in-12 ; Hérault de Séchelles, Voyage a Montbar, Paris, an IX, in-8 ; H. Nadault de Buffon, Correspondance inédite de Buffon, Paris, 1860, 2 vol. in-8.A. L.

BUHLE (J. Gottlieb), né à Brunswick en 1763, professa la philosophie d’abord à Goëttingue, puis à Moscou, et enfin à Brunswick, où il mourut en 1821. Il s’est borné à enseigner et à développer la doctrine de Kant ; mais s’il occupe un rang peu élevé comme penseur, il a rendu à l’histoire de la philosophie de nombreux et d’importants services. Lorsque l’Académie de Goëttingue ar­rêta le projet d’une Histoire encyclopédique des connaissances humaines, ce fut lui qui fut chargé d’écrire l’Histoire de Ici philosophie moderne, depuis le rétablissement des sciences jusqu’à Kant. Son ouvrage parut sous ce titre à Goëttin­gue, en 6 vol. in-8, de 1800 à 1805 ; il a été traduit en français par J.Jourdan, 7 vol. in-8, Paris, 1816. Buhle avait publié précédemment une Histoire de la raison philosophique, 1793, 1 vol. [ouvrage non continué), et un Manuel de l’histoire de la philosophie, avec une Bibliographie de cette science, 8 vol. in-8, 1796-1804 (ail.). VHistoire de la Philosophie moderne de Buhle manque en général de methode et de proportion. Les systèmes y sont exposés dans un ordre arbitraire qui ne permet pas d’en saisir l’enchaînement ; l’auteur ne mesure pas assez, d’après l’importance des doctrines, la place qu’il leur donne dans son livre. C’est ainsi que Bruno occupe plus de cent pages, la Pneumatologie de Ficin cent cinquante-six, Gassendi cent vingt, et Descartes soixante-dix à peine. Malgré ces graves défauts, VHistoire de la philosophie moderne ne laisse pas que d’être éminemment utile par l’exactitude irréprochable et l’abondance des résumés et des extraits qu’on y trouve. Buhle avait aussi entrepris une traduc­tion de Sextus Empiricus, demeurée inachevée, in-8, Lemgo, 1793, et une édition d’Aristote, dont cinq volumes seulement ont paru, Deux-Ponts, 1791-1800. Le premier volume contient plusieurs biographies d’Aristote, une dissertation sur les

Livres acroamatiques et exotériques, le catalogue des éditions et des traductions du Stagirite, la nomenclature historique de ses commentateurs et le traité des Catégories. Les autres volumes renferment la suite des ouvrages logiques, la Rhétorique et la Poétique, accompagnés d’une traduction latine et suivis de notes explicatives. Cette publication fait le plus grand honneur au savoir de Buhle, et il est à regretter que les circonstances ne lui aient pas permis de la ter­miner. On trouvera un examen de VHistoire de la Philosophie moderne de Buhle dans les Fragments de philosophie contemporaine de M. Cousin.X.

BUonafede (Appiano), philosophe et publi­ciste italien du dernier siècle. Il naquit à Commachio, dans le duché de Ferrare, en 1716, entra en 1745 dans l’ordre des célestins, fut nommé professeur de théologie à Naples, en 1740, et occupa successivement plusieurs abbayes. Il mou­rut en 1793, général de son ordre. Il céda à l’in­fluence des idées du xvme siècle, dont on retrouve les qualités et les défauts dans les ouvrages sui­vants, remarquables d’ailleurs par l’originalité du style : Istoria critica e filosofica del suicido, in-8, Lucques, 1761 ; Istoria délia indole di ogni filosofia, 7 vol. in-8, Lucques, 1772, Venise, 1783 : c’est, sans contredit, le meilleur et le plus estimé de ses ouvrages ; délia Restaurazione d’ogni füosofia ne’secoli xvi, xvii e xvm, 3 vol. in-8, Venise, 1789. Les idées de Buonafede sur le droit naturel et public ont été exposées dans deux ouvrages à part : delle Conquiste celebri esaminate col naturale diritto delle genti, in-8, Lucques, 1763 ; Storia critica del moaerno dirit­to di natura e delle genti ; in-8 ; Pérouse, 1789. Dans un écrit intitulé : Ritratti poetici, storici e critici di varj moderni uomini di lettere, il imite avec assez de bonheur la manière satirique de Lucien. Enfin il est aussi l’auteur d’un recueil de comédies philosophiques : Saggio di commcdie fdosofiche, in-4, Faenza, 1754, publié sous le nom de Agatopisto Cromaziano.

BURIDAN (Jean), l’un des plus célèbres et des plus habiles défenseurs du nominalisme. On ne connaît ni l’époque précise de sa naissance m celle de sa mort ; mais on sait qu’il naquit à Béthune, qu’il suivit les leçons d’Occam, dont plus tard il enseigna les doctrines avec un im­mense succès ; qu’en 1327 il était recteur de l’Université de Paris, et qu’en 1358 il vivait encore, âgé de pius de soixante ans. Nous n’hésitons pas à regarder comme une fable la tradition suivant laquelle Buridan, après avoir cédé aux séductions de Jeanne de Navarre, femme de Philippe leBel^ aurait échappé comme par miracle à la mort qui l’attendait au sortir du lit de cette princesse : car c’est par ce moyen, dit-on, que la reine adul­tère achetait le silence de ses complices. Jeanne de Navarre est morte en 1304 à un âge assez avancé, et cinquante-quatre ans plus tard nous trouvons Buridan encore plein de vie. On a dit aussi qu’obligé de fuir les persécutions exercées contre son parti, c’est-à-dire contre les nominalistes, il se réfugia en Autriche, et qu’il y fonda une école devenue le berceau de l’Université de Vienne. La date qu’on assigne à cet événement est 1356 : or on sait que l’Université de Vienne fut fondée en 1237 par l’empereur Frédéric II. Quant aux prétendues persécutions dont il fut l’objet, elles commencèrent longtemps après sa moi’t, quand une ordonnance royale, signée par Louis XI, proscrivit ses œuvres avec toutes celles où le nominalisme se trouvait enseigné.

Dans un temps où la philosophie et la théologie étaient presque entièrement confondues, il y a cela de remarquable dans Buridan, qu’il a évité avec précaution toutes les questions théologiques

Ilse bornait, dans son enseignement comme dans ses écrits, à expliquer les œuvres les plus importantes d’Aristote sur la logique, la méta­physique, la morale et la politique. Or on sait qu’à cette époque on ne connaissait pas d’autre manière de cultiver la philosophie que de com­menter les écrits du Stagirite. En logique, il s’est appliqué surtout à rassembler un certain nombre de règles à l’aide desquelles on devait trouver des termes moyens pour toute espèce de syllo­gisme. C’était recommencer le grand art de Raymond Lulle, et réduire la pensée à une opé­ration presque mécanique, qu’on a nommée par dérision le^oni aux ânes. En morale il penche visiblement au fatalisme ; mais la manière dont il pose le problème de la liberté, les objections qu’il élève contre cette faculté, quoique sans force en elles-mêmes, témoignent d’une dia­lectique habile, d’une intelligence très-exercée aux discussions philosophiques, et contiennent en erme tout ce qu’on a écrit plus tard en faveur e la même cause. Selon Buridan, toute la ques­tion se réduit à savoir si, placé entre deux motifs opposés, nous pouvons nous décider indifférem­ment pour l’un ou pour l’autre. Sommes-nous privés de ce pouvoir ; adieu la liberté ! Si, au contraire, nous l’avons, l’action elle-même devient impossible, car elle est sans raison et sans but. Comment, en effet, choisir entre deux partis pour lesquels nous éprouvons une égale indifférence ? Que si l’on prétend que notre volonté incline naturellement et nécessairement vers le sou­verain bien, mais que nous avons toujours le choix des moyens, la situation n’aura pas changé ; car il nous faut une raison pour nous arrêter à un moyen plutôt qu’à un autre. S’il est néces­saire que cette raison l’emporte, nous ne sommes pas libres. Dans le cas contraire, notre déter­mination est sans motif et sans règle ; elle échappe à toutes les lois de la raison, ce qui est également incompatible aves l’idée que nous nous faisons de la liberté (in Ethicam Nicomachi, lib. III, quæst. 1). Il ne pensait pas que la liberté puisse consister à choisir le mal, quand nous avons devant nous les moyens de faire le bien, à agir d’une manière déraisonnable quand Dieu nous a donné la raison, et enfin à nous montrer moins parfaits que nous ne le serions sans elle. Il faisait consister le libre arbitre dans la seule faculté de suspendre nos résolutions el de les soumettre à un examen plus approfondi. Quand nous donnons au mal la préférence sur le bien, c’est que notre esprit est troublé ou dans l’ignorance ; c’est que nous mettons l’un à la place de l’autre (ubi supra, quæst. 3, 4, sqq.).

Quant à l’argument auquel Buridan a donné son nom, et qui nous montre un âne mourant de faim entre deux mesures d’avoine également éloignées de lui, ou mourant de faim et de soif entre une mesure d’avoine et un seau d’eau, dans l’instant où ces deux appétits le sollicitent en sens contraire avec une force égale, on le cher­cherait vainement dans les écrits du célèbre nominaliste, et il n’est pas facile de dire quel en pouvait être l’usage ; car Buridan s’occupe de la liberté des hommes et non de celle des ani­maux, que personne ne songeait à défendre. Nous I admettrons volontiers avec Tennemann (Histoire de la philosophie, t. VIII, 2° part.) que cet ar­gument célèbre était plutôt un moyen imaginé par ses adversaires pour tourner en ridicule son opinion sur la liberte d’indifférence.

Voici les titres des ouvrages de Buridan : Summula de dialectica, in-f0, Paris, 1487 ; Compen­dium logica’, in f°, Venise, 1489 ; Qucvstiones in X libros Ethicorum Aristotelis, in-fu ; Paris, 1489 ; et in-4o, Oxfo-d, 1637, Quœstiones in VIII libros Physicorum Aristotelis, in libros de Anima et in parva naturalia, Paris, 1516 ; In Aristotelis Metaphysica, ib. ; 1518 ; So­phismata, in-8. Voy. Bayle, Dictionnaire critique, et les Histoires générales de la philo­sophie, surtout celle de Tiedmann.

BURIGNY (J. Lévesque de), né à Reims en 1692, mort en 1785, était frère de Lévesque de Pouilly, avec lequel il travailla longtemps et fut, comme lui, membre de l’Académie des inscrip­tions et belles-lettres. Lié d’amitié avec M. de Saint-Hyacinthe, l’auteur du chef-d’œuvre d’un inconnu, il fut attiré par lui en Hollande où il composa une grande partie des articles de

  1. 'Europe savante. On doit à Lévesque de Burigny ; outre un certain nombre de mémoires insères dans le recueil de l’Académie des inscrip­tions, plusieurs ouvrages d’histoire et de poli­tique : de l’Autorité du pape, 1720, 4 vol. in-12, où il défend les droits du souverain pontife, mais fixe en même temps les bornes de sa puis­sance et attaque son infaillibilité ; soutient la suprématie de l’Église, les droits des évêques et l’indépendance temporelle des princes ; His­toire de Sicile, la Haye, 1746, 2 vol. in-4 ; —His­toire des révolutions de Constantinople, la Haye,
  1. in-4 ou 3 vol. in-12 ; Vie de Grotius, avec l’histoire de ses ouvrages et des négociations auxquelles il fut employé, Paris, 1752, 2 vol. in-12 ; Vie d’Érasme, Paris, 1757, 2 vol. in-12 ;
  • Viede Bossuet, Paris, 1761, in-12 ; Vie du cardinal Duperron, Paris, 1768, in-12 ; Let­tre à Mercier de Saint-Léger, sur les démêlés de Voltaire avec Saint-Hyacinthe, 1780, in-8. On lui attribue VExamen critique des apologistes de la religion chrétienne, attribué également à Fréret. En outre il a rendu à la philosophie quelques services estimables. En 1724, il avait publié une Histoire de la philosophie païenne,
  1. vol. in-12, pleine de fautes typographiques qui la rendaient presque illisible. Cette histoire ayant été malgré cela jugée très-favorablement par Fabricius, Le Clerc et Brucker, il en fit pa­raître une seconde édition, corrigée et sensi­blement améliorée sous le titre de Théologie païenne, Paris, 1754. Il a donné encore une tra­duction française du traité de Porphyre : Sur l’abstinence de la chair, avec la vie de Plotin, accompagnée d’une dissertation sur les Génies, Paris, 1740, in-12.

Voy. l'Éloge de Burigny par Dacier, dans le tome XLVII des Mémoires de l’Académie des inscriptions, et le recueil des notions historiques de Walcknaer.

BURKE (Edmond) naquit en 1730, et mourut en 1797. Il fit une partie de ses études à l’Université de Dublin, sa ville natale. Il ne nous ap­partient pas de le suivre dans la carrière où il s’est illustré comme orateur et comme écrivain politique. Sa place est marquée dans l’histoire du parlement anglais et dans celle des grands événements de la fin du dernier siècle. Comme philosophe, il a mérité une réputation durable par un livre qui obtint un grand succès à l’époque où il partit^ et qui jouit encore aujourd’hui d’une certaine réputation, sa Recherche philosophique sur l’origine des idées du sublime et du beau. Cet ouvrage, écrit avec élégance, et rempli d’ob­servations ingénieuses, est un des meilleurs qui aient marqué les premiers progrès d’une science encore peu avancée. Burke commence par éta­blir, dans une introduction étendue, l’universalité des principes du goût. Le goût, selon lui, est une faculté complexe, où les sens, l’imagination et la raison entrent comme éléments. Or, chez tous les hommes, les sens sont organisés de manière à percevoir de même les objets ; l’imagination ne fait que varier la disposition des idées qu’ils lui transmettent ; la raison, qui est le pouvoii de discerner le vrai du faux, a ses règles fixes Primitivement, le goût ne peut donc être qu’uni­forme, et ses différences doivent tenir à des causes accidentelles, comme l’habitude, l’exer­cice, etc. Il est difficile de contester l’excellente thèse que soutient Burke ; mais une critique sévère serait en droit de lui reprocher la part trop large qu’il fait aux sens, comme éléments du goût et comme sources d’idées. Quoi qu’il en soit, Burke, arrivant à parler du sublime et du beau, se livre d’abord à une étude approfondie des émotions qui peuvent agiter le cœur de l’homme. Il distingue le plaisir positif que pro­duit en nous la présence des objets agréables, et la sensation mélangée de crainte et de jouis­sance, le délice, comme il l’appelle, que provoque l’éloignement de la douleur. Il distingue de même les passions qui se rapportent à la conser­vation de soi, et celles qui ont pour objet la so­ciété ; parmi celles-ci, la sympathie occupe le premier rang. Cela posé, il place le sentiment du sublime dans la classe des sentiments person­nels, le sentiment du beau dans celle des passions sociales, et il considère le premier comme déve­loppé en nous par l’idée d’une douleur ou d’un danger auquel nous ne sommes pas actuellement exposés. Le sentiment du sublime n’est autre que la terreur accompagnée de la conscience de notre sécurité. C’est le suave mari magno de Lucrèce. Burke examine dans une seconde partie les cau­ses qui produisent le sublime ; ce sont, pour ne citer que les principales, l’obscurité, la puissance, la privation, l’infinité, la magnificence, la lu­mière. Cette analyse abonde en observations intéressantes et vraies, que suggère à l’auteur la connaissance étendue de la littérature et des arts ; mais l’explication des faits manque souvent de profondeur. Une troisième partie est consacrée à l’idée du beau. Burke y réfuté d’abord quel­ques-unes des définitions proposées par les phi­losophes. Il fait voir que la beauté ne réside ni dans la proportion, ni dans la convenance des parties, ni dans la perfection. C’est peut-t-tre le meilleur chapitre de l’ouvrage. Burke a eu le mérite de montrer que le jugement du beau n’est pas le résultat d’une comparaison, qu’il est instinctif et immédiat. La conclusion qu’il tire de là sert à établir sa définition : « La beauté est le plus souvent une qualité des corps qui agit physiquement sur l’esprit humain par l’inter­vention des sens ; » théorie singulièrement étroite qui ne permet pas d’appliquer le terme de beauté à l’intelligence et à la vertu, et qui réduit l’étude du beau à la recherche des qualités sen­sibles des objets qui nous paraissent tels. Engagé dans cette voie exclusive, Burke ne s’y arrête plus. Après avoir indiqué les caractères extérieurs de la beauté, comme la petitesse, la délicatesse, le poli, etc., il en cherche la cause efficiente dans les lois de l’organisme et le système nerveux. Tout ce qui est propre à produire une tension extraordinaire des nerfs, doit causer une passion analogue à la terreur et, par conséquent, est une source de sublime ; tout ce qui produit, au contraire, un relâchement dans les fibres, est un objet beau : telle est la conclusion hypothétique, arbitraire, insuffisante, à laquelle aboutit un ouvrage fort bon à beaucoup d’égards. Esprit fin et pénétrant plutôt que solide, Burke excellait surtout à saisir les nuances les plus délicates des sentiments et des idées. 11 a légué à la philo­sophie de l’art les observations de détails les plus originales et les plus précieuses et une théo­rie contestable. La Recherche philosophique sur l’ origine de nos idées du sublime et du beau a été traduite en français par E. Lagentie de Lavaïsse, in-8, Paris, 1803.C. B.

BURLAMAQUI (Jean-Jacques) naquit en 1694 à Genève, où il occupa longtemps une chaire de droit naturel j mais le mauvais état de sa santé l’ayant oblige à renoncer à l’enseignement, il devint membre du conseil intime de la répu­blique, qualité qu’il conserva jusqu’à sa mort, arrivée en 1748. Adoptant les vues libérales de Barbeyrac avec lequel il était lié d’amitié, Bur­lamaqui fit faire de grands pas à la science du droit naturel et ne contribua pas peu à la répan­dre. Mais il avait le tort, comme la plupart de ses prédécesseurs, de ne pas la distinguer assez de la morale proprement dite. Loin de penser, comme Hobbes, que la société civile soit tout le contraire de l’état de nature^ il admettait une société naturelle dont la société civile n’est que le perfectionnement. Le but de celle-ci est d’as­surer à un certain nombre d’hommes réunis sous la dépendance d’une autorité commune le bon­heur auquel ils aspirent naturellement, et que l’ordre et les lois peuvent seuls leur procurer. Afin que ce but soit réellement atteint et que l’autorité ne puisse pas faillir à l’intérêt général pour lequel elle est instituée, des garanties sont nécessaires de la part du souverain au profit du peuple, et ces garanties sont la condition indis­pensable d’une solide liberté. C’est à peu près sur ce principe que reposent toutes les consti­tutions modernes. Le souverain ne peut avoir au-dessus de lui aucun autre pouvoir pour le juger et lui infliger un châtiment, autrement il perdrait son caractère le plus essentiel : c’est ce que nous appelons aujourd’hui être inviolable et irresponsable. Cependant Burlamaqui accorde au peuple tout entier le droit de reprendre ou de déplacer l’autorité souveraine ; mais il préfère aux royautés électives les royautés héréditaires.

On a de Burlamaqui les ouvrages suivants : Principes du droit naturel, in-4, Genève, 1747 et souvent réimprimé ; Principes du droit po­litique, in-4, Genève, 1751 ; Principes du droit naturel et politique, in-4, Genève. 1763, et 3 vol. in-12, 1764 : ce dernier ouvrage n est que la réu­nion des deux précédents ; Éléments du droit naturel… ouvrage posthume d’après le vérita­ble manuscrit de l’auteur, in-8, Lausanne, 1774. Sous le titre de Principes du droit de la nature et des gens, de Félice a donné une édition com­plète des œuvres de Burlamaqui, accompagnée de beaucoup de notes, 8 vol. in-8, Iverdun, 1766, et Paris, 1791. Une autre édition en a été publiée par M. Dupin, 5 vol. in-8, Paris, 1820. Tous ces écrits se distinguent par la clarté et la précision et offrent un résumé substantiel de la science du droit naturel, au degré où elle était parvenue du temps de l’auteur.J. T.

BURLEIGH (Walter) ou Gauthier Bourlei, ec­clésiastique anglais, né à Oxford en 1275, mort en 1357, avait étudié sous Duns Scot et pris le grade de docteur à Paris. Il y professa avant de retourner en Angleterre, où il lut le précepteur d’Édouard III. Il avait été le condisciple d’Occam. Éprouva-t-il le besoin de se distinguer par quel­que différence systématique de son célèbre rival ? L’intérêt de sa réputation, qui fut grande aussi à cette époque, le poussait-il à chercher quelque nuance qui empêchât de confondre son école avec celle d’Occam ? Ou enfin obéit-il à des convictions sincères ? Quelle que soit la cause qui ait exercé sur lui de l’infiuence, il a développe, sur les uni­versaux, une opinion moins approfondie que celle d’Occam, et différente de celle de Duns Scot. 11 nous paraît s’être rapproché du réalisme conci­liateur de saint Thomas d’Aquin, qui reconnais­sait que les universaux, en tant qu’universaur, n’ont point de réalité dans la nature (non habent esse), mais qu’ils en ont, en tant qu’ils sont ren­fermés dans les objets individuels (secundum quod sunt individuata) ; aussi les historiens de la philosophie ne sont-ils point d’accord sur la place qu’ils lui assignent dans la grande contro­verse du moyen âge : Brucker et Tiedmann le regardent comme nominaliste ; Tennemann en fait un réaliste. Peut-être n’est-il pas impossible de concilier ces jugements contradictoires.

Dans un livre qu’il a composé sur les univer­saux, sous la forme d’un commentaire sur 17sagoge de Porphyre, Burleigh, reproduisant les ex­pressions mêmes de la traduction qu’en a donnée Boëce, annonce à l’avance l’intention de s’abste­nir de traiter la question dans le sens platonicien, et telle que Porphyre l’a posée. 11 n’examinera pas si les universaux sont corporels ou incorpo­rels ; il place cette question au delà de l’investi­gation qu’il se propose ; il se promet seulement de faire connaître les opinions des anciens philo­sophes, principalement celle des péripatéticiens sur la veritable nature des idées de genre et d’es­pèce. D’après cette entrée en matière, il est facile de voir que le problème ontologique ne sera pas abordé, et, dès que l’auteur se renferme dans le point de vue logique et dialectique, on doit s’at­tendre à ce que les conclusions, à son insu même, ne seront point complètement défavorables au no­minalisme, ou, du moins, qu’elles fourniront des armes contre ses adversaires. Aussi, au terme de ses efforts, Burleigh est-il nominaliste, en tant que regardant les universaux comme de purs noms, lorsqu’on les saisit dans leur conception abstraite, et réaliste en tant qu’il les considère comme des réalités dans leur union avec les ob­jets qu’ils modifient ; il est facile de voir qu’ici toute la dispute repose sur le sens que l’on donne au mot réalité.

Rixner, sans le déclarer exclusivement réaliste, incline cependant à le regarder plutôt comme tel, en se fondant sur le passage suivant, extrait ou résumé de son commentaire sur la Physique d’Aristote (tractat. 1, c. ii) : « Que le général n’existe pas seulement comme idée dans l’esprit, mais qu’il existe encore en réalité j que, par con­séquent,’il ne soit pas un pur idéal, mais qu’il soit quelque chose de réel, c’est ce que démon­trent les observations suivantes : a, puisque la nature n’a pas seulement pour but, dans ses créa­tions, leb individus, mais plus encore les espèces, et que, d’un autre côté, ce que propose la nature ne peut être que quelque cnose de réel, existant en soi et en dehors de l’idée, il suit que le gé­néral est quelque chose d’existant ; b, puisque les appétits naturels cherchent toujours et uni­quement le général ; comme on voit, par exem­ple, le désir de manger en général, ne pas con­voiter telle ou telle nourriture en particulier ; sur ce fondement, nous devons reconnaître que le général n’est pas seulement dans la pensée et dans l’idée, mais encore qu’il est en réalité ; c, en­fin, puisque les droits, traités, lois, ont tous pour objet le général, il suit encore nécessairement que le général doit être quelque chose de réel, car les commandements généraux doivent avoir une réalité objective et une force obligatoire. »

Tel est le point principal des travaux philoso­phiques de Walter Burleigh. Quant au reste de ses commentaires sur les diverses parties de la Logique, et sur la Physique d’Aristote, ils re­produisent, comme l’a fait le moyen âge tout en­tier, sans en avoir une complète intelligence, les travaux de ce grand philosophe. Peut-etre est-il juste de reconnaître que l’exposition de Burleigh a un certain degré de clarté qu’on ne trouve pas toujours dans les écrivains de cette période, et qui n’échappa point à ses contemporains ; c’est à cette qualité, sans doute, qu’il a dû le surnom de Doctor planus et perspicuus. Indépendamment de ses commentaires sur Aristote, publiés à Ve­nise et à Oxford, au xvie siècle, on a de lui un traité de Vita et moribus philosophorum (in-4, Cologne, 1472 ; in-P, Nuremberg, 1477), dontl’érudition ne paraît pas fort exacte, s’il est vrai qu’entre autres erreurs, l’auteur confonde Pline le Naturaliste avec Pline le Jeune.H. B.

BUTLER (Joseph), théologien et moraliste anglais, naquit, en 1692, à Wantage dans le comté de Berk. Ses parents étaient presbytériens ; mais il abjura dès sa jeunesse les principes de cette communion, pour embrasser la religion épiscopale. Cinq lettres adressées à Clarke, en 1713, au sujet de sa démonstration de l’existence de Dieu, commencèrent la réputation de Butler comme philosophe. Il y proposait au célèbre théologien des objections conçues avec une rare sagacité contre les preuves de plusieurs attributs divins, entre autres l’omnipresence. Clarke publia les lettres de son jeune adversaire avec ses propres réponses dans la première édition qu’il donna de son ouvrage, et peu après il fournit à Butler une occasion de développer ses talents et ses opinions en le faisant nommer prédicateur à la chapelle du maître des rôles. Quinze sermons prêchés à cette chapelle et publiés en 1726, in-8, ainsi qu’un Traité de l’analogie de la religion naturelle et révélée avec la constitution el le cours de la na­ture, qui vit le jour en 1756, in-4, achevèrent de placer Butler au nombre des penseurs les plus distingués de l’Angleterre. Après avoir possédé différents bénéfices et avoir été environ un an secrétaire du cabinet de la reine Caroline, il fut nommé en 1737 évêque de Bristol, et en 1750 évêque de Durham. Il est mort en 1752.

15PICT. PIIILOSLa doctrine philosophique de Butler est tout entière contenue dans ses sermons et dans une double dissertation sur l’identité personnelle et sur la nature de la vertu, qu’on trouve assez or­dinairement imprimée à la suite du Traité de l’analogie. Butler a le mérite d’avoir éclairci un des premiers la notion de l’identité du moi, al­térée par Locke et surtout par Collins. Il établit avec force que chacun de nous est convaincu de persister toujours le même pendant tout le cours de la vie, et qu’on ne peut révoquer en doute cette croyance, sans ébranler en nous l’autorité de nos facultés intellectuelles et sans tomber dans un scepticisme absolu. Il avait encore vu que la conscience et la mémoire qui nous attestent notre identité ne la constituent pas, « qu’un homme, comme il le dit, est toujours le même homme, qu’il le sache ou qu’il l’ignore ; que le passé n’est pas anéanti pour être oublié, et que les bornes de la mémoire ne sont pas les bornes nécessaires de l’existence. » En morale, Butler a démontré que l’amour de soi est si peu le principe de tou­tes les affections de la nature humaine, qu’il ne rend pas même compte des tendances personnel­les, comme les appétits. L’amour de soi recher­che, en effet, les choses comme moyens de bon­heur ; les appétits, au contraire, les recherchent, non comme moyens, mais comme fins. Chaque penchant tend à son objet simplement en vue de l’obtenir. L’objet une fois atteint, le plaisir en ré­sulte ; mais il ne fait pas distinctement partie du but de l’agent. Il y a plus, l’amour de soi ne pourrait se développer si tous les désirs particu­liers n’avaient pas une existence indépendante ; car il n’y aurait point de bonheur, puisque celuici se compose de la satisfaction des différents dé­sirs. Par ces aperçus pleins de justesse, Butler se séparait des moralistes, qui ont placé dans l’intérêt le motif et la règle de toutes les actions·

Ilest plus difficile de dire s’il a considéré la fa* culté morale comme un sentiment ou comme un pouvoir rationnel. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’audessus des passions, soit personnelles, soit bien­veillantes, il admet l’autorité de la conscience, juge suprême du bien et du mal, chargée de sur­veiller, d’approuver ou de désapprouver les dif­férentes affections de notre âme, ainsi que les actes de notre vie ; mais il ne se prononce pas sur la nature de la conscience ; il ne se hasarde même pas à la désigner par une dénomination constante. But’er, sous tous ces rapports, se mon­tre un des précurseurs de l’école ecossaise ; il a le bon sens et l’exactitude, il a aussi l’indécision et la timidité qui caractérisent les chefs de cette école. Il a paru, en 1821, une traduction française du Traité de l’analogie de la nature el de la re­ligion, in-8, Paris. Une excellente édition de ce traité, accompagnée d’une Vie de Butler et d’un examen de ses ouvrages, et suivie des deux dis­sertations dont nous avons parlé plus haut, avait été publiée en 1809, Londres, in-8, par milord Halifax, évêque de Glocester. Consultez aussi M. Cousin, Cours d’histoire de la philosophie moderne pendant les années 1816 et 1817 ; Mackintosh, Histoire de la philosophie morale, trad. de l’anglais par M. H. Poret, in-8, Paris, 1834, p. 184 et suiv. ; Jouffroy, Cours de droit naturel, XIX’·’leçon.X.

C. Dans les termes de convention par lesquels certains logiciens désignent les différents modes du syllogisme, la lettre C, quand elle est la pre­mière du mot, indique que tous les modes des trois autres figures marqués de celte initiale peu­vent être ramenés au mode de la première qui commence par la même lettre ; par exemple, que Cesare et Camestres se ramènent au mode Cela­rent. Quand celte consonne est placée dans le corps du mot, elle indique que le mode dans le nom duquel elle se trouve, par exemple Baroco ou Bocardo, ne peut être ramené au mode cor­respondant de la première figure, Barbara, qu’à l’aide d’une démonstration par l’absurde. Voy. Conversion, Syllogisme.

CABALE, voy. Kabbale.

CABANIS (Pierre-Jean-Georges), médecin, phi­losophe et littérateur, naquit à Cosnac en 1757. Confié, dès l’âge de sept ans, à deux prêtres du voisinage, il manifesta de bonne heure du goût pour le travail et de la persévérance dans ses études. A dix ans, il entra au collège de Brives ; mais là, une sévérité mal entendue, loin d’assou­plir et de discipliner un caractère naturellement irritable, n’eut d’autre résultat que de l’exaspérer et de lui donner une raideur dont il eut plus tard beaucoup de peine à se corriger.

Dans les hautes classes, dirigé par des maîtres pleins de bienveillance, Cabanis montra plus de docilité ; mais en rhétorique, maltraité de nouveau par l’un des chefs du collège, il se livra plus que jamais à toute la violence de son caractère ; il lutta d’opiniâtreté avec ses maîtres ; à de nou­velles rigueurs, il répondait par de nouvelles provocations ; enfin, et après plus d’une année de répressions rigoureuses et toujours inutiles, on finit par renvoyer à son père cet enfant rebelle.

Dans la maison paternelle, on ne sut pas mieux s’y prendre : on aigrit encore ce caractère in­domptable ; on le mit de nouveau en révolte ou­verte, et il fallut plus d’une année encore pour que son père se décidât à changer de méthode : il conduisit à Paris le jeune Cabanis et l’aban­donna complètement à lui-même. « Le parti était extrême, a dit plus tard Cabanis dans une notice citée par Ginguené et conservée dans sa famille, mais cette fois le succès fut complet. » Cabanis

ne se senl.it pas plutôt libre du joug que toutes ses forces s’etaient employées à secouer, que le goût de l’étude se réveilla chez lui avec une sorte de fureur. Peu assidu aux leçons de ses profes­seurs de logique et de physique, il lisait Locke et suivait les cours de Brisson ; en même temps il reprenait en sous-œuvre les différentes parties de son éducation première. Deux années s’écou­lèrent ainsi dans la société des classiques grecs, latins et français.

A l’âge de seize ans, il se livre à des mains étrangères, et va par mer chercher un pays qu’on lui représentait comme à demi sauvage, c’est-àdire la Pologne : c’était en 1773, à l’epoque du premier démembrement de ce malheureux royau­me. Il n’y resta que deux années ; à dix-huit ans il était de retour à Paris, et y cultivait la société de quelques gens de lettres ; il se lia plus parti­culièrement avec le poëte Roucher : celui-ci lui inspira le goût des vers. L’Académie française avait alors proposé, pour sujet de prix, la traduc­tion de quelques fragments de Y Iliade en vers français ; Cabanis envoya au concours deux mor­ceaux qui, dit on, ne furent pas même remarqués. Roucher en a depuis inséré quelques passages dans les notes du poëme des Mois.

Ces succès de société ne pouvaient assurer à Cabanis une existence honorable et indépendante ; sa santé, naturellement délicate, s’était altérée ; son père le pressait de choisir une profession utile, il se décida pour la médecine. Son premier maî­tre fut Dubreuil ; il ne devint jamais ce qu’on ap­pelle un praticien, bien que plus tard il ait été nommé professeur de clinique ; les généralités de la science convenaient mieux à son esprit, et d’ailleurs ses liaisons avec les derniers représen­tants des doctrines philosophiques du xviii’siè­cle donnèrent à ses études une direction toute en dehors de la pratique médicale : la faiblesse de sa santé ne lui aurait guère permis, non plus, d’affronter les fatigues et les inquiétudes qu’en­traîne nécessairement une grande clientèle.

Après avoir terminé toutes ses études médica­les, Cabanis, pour trouver du repos, sans s’éloi­gner de Paris, s’était retiré à Auteuil : c’est là qu’il fut admis dans la société de Mme Helvétius et dans l’intimité, par conséquent, des hommes les plus célèbres de l’époque ; il y retrouva Turgot, et y fit la connaissance ae Diderot, de d’Alembert, Thomas, Condillac et celle au baron d’Holbach ; il y vit Jefferson et Franklin. A peu près à la même époque il fut présenté à Voltaire par Turgot ; le vieillard de Ferney était venu à Paris pour ÿ faire jouer sa tragédie d’Irène ; Ca­banis lui soumit quelques morceaux de sa tra­duction de YIliade, et en obtint quelques encou­ragements ; il eut cependant le bon esprit de reconnaître qu’il n’était pas né pour ce genre de composition, et fit ses adieux a la poésie dans une imitation libre du serment d’Hippocrate in­titulé : Serment d’un médecin.

Cependant la révolution approchait. Cabanis l’avait d’abord appelée de tous ses vœux, et s’était lié d’une amitié assez étroite avec l’un des plus grands personnages de cette époque, avec Mira­beau. Cabanis partageait toutes les idées de ce grand orateur, et il s était associé à quelques-uns de ses travaux : c’est à lui que Mirabeau dut son travail sur l’instruction publique. Dans sa dernière maladie, Mirabeau s’était confié aux soins de Ca­banis. Les versions les plus contradictoires ont été répandues sur la nature des graves accidents qui s’etaient déclarés chez Mirabeau : Cabanis n’y a vu qu’une péricardite suraiguë, et il en a publié la relation, en 1791, sous le titre de Journal de la maladie et de la mort d’IIor.-Gabr.-Vict. Biquelti de Mirabeau.

Cabanis s’était lié, et plus étroitement encore, avec un savant illustre devenu aussi l’un des prin­cipaux personnages de la révolution : nous vou­lons parler de Condorcet, qui rivalisa de talents et de malheurs avec les Girondins ; Cabanis lui rendit le dernier service qu’un philosophe de son école pouvait rendre à un philosophe en d’aussi grandes calamités. Quand la tourmente révolu­tionnaire en vint à menacer les hommes les plus purs, Condorcet se fit donner par son ami Caba­nis un morceau d’extrait de stramonium, poison bien plus actif que la ciguë, à l’aide duquel ce philosophe mit fin à ses jours dans la nuit qui suivit son arrestation. « Je ne leur demande qu’une nuit, » disait Condorcet, tant cet infortuné était sûr d’échapper ainsi à l’échafaud.

Cabanis recueillit les derniers écrits de Con­dorcet ; il épousa plus tard sa belle-sœur, Char­lotte Grouchy, sœur du maréchal de ce nom. Pen­dant la Terreur, il s’était exclusivement livré à la pratique de son art et, pour s’effacer davan­tage, il s’était fait attacher au service médical d’un hôpital. C’est dans cet asile de la douleur et sous la livrée de la misère qu’il trouva le moyen de sauver une foule de malheureux pros­crits.

Après le 9 thermidor, en l’an III, Cabanis com­mença sa carrière publique ; il fut nommé pro­fesseur d’hygiène à l’École centrale de Paris ; en l’an IV, il fut élu membre de l’institut national, classe des sciences morales et politiques, section de l’analyse des sensations et des idées ; en l’an V, il fut nommé professeur de clinique à l’École de santé, et, en l’an VI, représentant du peuple au Conseil des Cinq-Cents.

Cabanis ne fut pas étranger au mouvement du 18 brumaire, et plus tard cette circonstance, jointe à son mérite personnel, ne contribua pas peu à le faire entrer au sénat conservateur. Il conserva, du reste, dans cette assemblée, ses opi­nions philosophiques et politiques, et fit partie de la minorité.

Cabanis ne pouvait rien désirer de plus, il était arrivé aux plus grands honneurs en passant par l’enseignement ; il avait réalisé en quelque sorte ce que plus tard Napoléon disait de l’Université, quand il voulait que ce grand corps eût ses pieds dans les bancs de l’école et sa tête dans le sénat.

Mais Cabanis ne devait point jouir longtemps de sa haute position ; sa santé, naturellement précaire, s’altérait de plus en plus : au commen­cement de 1807, il éprouva une première attaque d’apoplexie ; il interrompit dès lors tout travail intellectuel, et quitta Auteuil pour aller passer la belle saison près de Meulan, chez son beaupère ; l’hiver suivant, il s’établit dans une maison près du vill ige de Rueil. Les soins les plus assi­dus et les plus éclairés ne purent conjurer de nouveaux accidents : le 5 mai 1808, il succomba à une nouvelle attaque d’apoplexie, à l’âge de cinquante-deux ans.

Les ouvrages de C ibanis peuvent être partagés en trois séries bien distinctes : les uns sont pure­ment littéraires, les autres embrassent les ques­tions médicales, et les autres portent sur des questions de philosophie.

Nous n’avons ici à nous occuper que des der­niers, et plus particulièrement des douze mé­moires publiés d’abord en 1802 sous le titre de Traité du physique et du moral de l’homme, et augmentés, en 1803, de deux tables, l’une analy­tique, par M. Destutt de Tracy, et l’autre alpha­bétique, par M. Sue. C’est l’ouvrage connu au­jourd’hui sous le titre de Rapports du physique et du moral de l’homme. Les six premiers mé­moires, ayant été lus à l’Innlitut en 1796 et 1797, se trouvent imprimés dans les deux premiers vo* lûmes de la cinquième classe ; les autres ont été publiés ultérieurement.

Les premiers mémoires renferment des consi­dérations générales sur l’étude de l’homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et morales : un court historique en forme le préambule. Cabanis veut tout d’abord* prouver que Pythagore, Démocrite, Hippocrate, Aristote et Épicure ont fondé leurs systèmes rationnels et leurs principes moraux sur la connaissance physique de l’homme ; mais, en même temps, il déclare qu’on ne sait rien de précis sur la doctrine de Pythagore, et qu’on peut en dire autant de Démocrite. Quant à Hip­pocrate, il ne mentionne guère que ses travaux en médecine. Il termine par quelques mots sur Épicure, et arrive immédiatement à Bacon. De Platon il n’est parlé qu’en termes de mépris :

« Les rêves de Platon, dit Cabanis, convenaient aux premiers Nazaréens et ne pouvaient guère s’allier qu’avec un fanatisme sombre et igno­rant. »

Arrivé aux temps modernes, Cabanis a réservé toute son admiration pour les chefs de l’école sensualiste, pour Hobbes, Locke, Helvétius et Condillac ; toutefois, son admiration, dit-il, ne l’empêchera pas de regretter qu’Helvétius et Condillac aient manque de connaissances phy­siologiques. Broussais disait précisément la même chose de Destutt. de Tracy. « Si Condillac eût mieux connu l’économie animale, dit Caba­nis, il aurait senti que l’àme est une faculté et non pas un être,  » c’est-à-dire que Condillac serait resté un pur matérialiste. Quant à Des­cartes, Cabanis a bien voulu le mentionner, mais avec des restrictions, ses erreurs ne devant pas nous faire oublier, dit-il, les services qu’il a rendus à la raison humaine.

Tel est, suivant Cabanis, le tableau rapide des progrès de l’analyse rationnelle ; ce philosophe y voit déjà clairement un rapport étroit entre les progrès des sciences morales et ceux des sciences physiologiques ; mais ce rapport devra se retrouver encore bien mieux dans la nature même des choses.

Pour exposer convenablement cette nature des choses^ Cabanis pose d’abord en fait que la sen­sibilité physique est le principe le plus général que fournisse l’analyse des facultés intellectuel­les et des affections morales, et il en conclut que le physique et le moral se confondent à leur source ; ou, en d’autres termes^ que le moral n’est que le physique considère sous certains points de vue plus particuliers.

Cette proposition paraît tellement démontrée à Cabanis, qu’il ne cherchera pas même à en donner la preuve. Si cependant on trouvait qu’elle a besoin de développement, il suffirait, suivant lui, d’observer que les opérations de l’âme ou ae l’esprit résultent d’une suite de mouvements exécutés par l’organe cérébral. Singulier complément d’une proposition dénuée elle-même de preuves, qu’une observation abso­lument impraticable ! Quels sont, en effet, les prétendus mouvements invoqués ici par Cabanis ?

Ilsuffirait, dit-il, de les observer : mais qui a jamais pu les observer ? et quand ils seraient observables, comment en inferer que la pensée résulte de ces mouvements ?

Après avoir posé ainsi cette pierre d’attente de tout son édifice, Cabanis traite incidemment des tempéraments, puis il revient aux organes particuliers du sentiment ; son but est surtout de prouver que la connaissance de l’organisation répand beaucoup de lumière sur la formation des idées. Cette proposition peut être vraie ; mais Cabanis nous montre qu’il n’avait lui-même qu’une connaissance fort imparfaite des faits d’ex­périmentation ; il assure, par exemple, que ce sont \éritablement les nerfs qui sentent ; que c’est non-seulement dans le cerveau et dans la moelle allongée, mais aussi dans la moelle épi­nière, que l’individu perçoit les sensations ! et il ajoute que sans ces connaissances il est im­possible de se faire des notions complètement justes de la manière dont les instruments de la pensée agissent pour la produire !

Étrange manière de raisonner ! Cabanis, d’une part, se contente des notions les plus superfi­cielles el les plus inexactes pour se rendre compte des phénomènes de la pensée, et d’au­tre part, il assure que cette pensée, qui a par­dessus elle des instruments matériels, est néan­moins produite par ces mêmes instruments !

Les mémoires suivants sont consacrés à l’his­toire physiologique des sensations : c’est du moins le but que se proposait Cabanis ; mais il n’y a véritablement ici aucune histoire physiolo­gique. Au lieu de nous exposer, par exemple, quel est le mode d’action des corps extérieurs sur les organes de sensations spéciales, de nous dire ce qui se passe dans chacun de ces organes sous l’influence des divers excitants, Cabanis s’est jeté dans l’idéologie de l’époque : ce qu’il prétend démontrer, c’est que les impressions reçues par les organes sont également la source de toutes les idées et de tous les mouvements. Nous ne cher­chons pas à réfuter la première partie de cette proposition, savoir que toutes les idées provien­nent des impressionsfait.es sur les organes ; nous dirons seulement que l’école à laquelle apparte­nait Cabanis a cela de particulier, en psychologie comme en physiologie, qu’elle n’a jamais pu con­cevoir un fait d’activité sans un fait préalable de sensibilité : il lui faut d’abord, et à toute force, une sensation, et elle veut que celle-ci vienne toujours du aehors. Cabanis change les mots, mais il accepte l’idée fondamentale ; seulement, il trouvait que ses maîtres avaient un peu trop restreint la source des sensations : il voulait qu’il en vînt aussi du dedans ; il disait qu’en idéologie ; il conviendrait de faire la part des idées qui révèlent des sensations internes. Ca­banis, en cela, avait parfaitement raison ; il y avait là toute une source de sensations, qui avait été négligée par ses prédécesseurs : ceux-ci n’a­vaient tenu compte que du toucher externe, en quelque sorte. Or, il est évident que du sein même des organes il surgit une foule de sensa­tions, et de sensations qui doivent, pour une bonne part, contribuer à la formation des idées. Cette extension devait donc être faite ; et nous ajouterons que Cabanis a été aussi loin que pos­sible dans ce sens : ceci l’a conduit à exposer, mieux qu’on ne l’avait fait avant lui, un ordre tout entier de déterminations ; nous voulons parler des déterminations instinctives. Cabanis a bien traité cette question : il a fait voir que sur ce point les idées d’Helvétius étaient erro « nées ; qu’il est une foule de déterminations tout à fait en dehors de l’expérience et de la raison, pour lesquelles il n’est nullement besoin d’édu­cation, qui tout d’abord acquièrent leur plus haut degré de perfection, parce qu’elles émanent d’une source tout à fait distincte, c’est-à-dire de l’instinct.

Ilest d’autres faits que Cabanis avait encore parfaitement remarqués, mais son système l’égarait à chaque instant ; en voici de nouvelles preuves. Nous savons avec certitude, dit-il, que l’attention modifie directement l’état local des organes ; et il ne se demande pas ce que c’est au fond que cette attention qui jouit ainsi du privilège de modifier ses propres organes ; cela lui paraît tout simple, tout naturel, et il pense avoir fait suffisamment connaître cette faculté en la mentionnant en ces termes : l’attention de l’organe sensitif ! Et pour rendre compte de certaines impressions sur le moral de l’homme, il pense avoir tout dit en affirmant que c’est l’attention de l’organe sensitif qui met les extrémités nerveuses en état de recevoir ou de leur transmettre l’impression tout entière. Il ne se demande pas ce que c’est que cette attention de l’organe sensitif, et comment un organe sensitif peut avoir une attention.

Mais ce n’est pas tout. Les sensualistes antérieurs à Cabanis, purs idéologues qu’ils étaient, s’étaient bornés à dire, ou du moins à faire entendre, que c’est le cerveau qui produit la pensée ; Cabanis, fort de ses connaissances physiologiques, croit fermement qu’il va compléter cette doctrine et la mettre hors de doute. Pour cela il s’est servi d’une comparaison qui depuis a acquis une sorte de célébrité. « Pour se faire une idée juste, dit-il, des opérations d’où résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécialement à la produire, de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion. » Mais Cabanis n’a pas entendu faire ici un simple rapprochement ; il y a pour lui similitude complète entre ces prétendues opérations. Pour le prouver, il commente ainsi son texte. Et d’abord, pour ce qui concerne les impressions, « ce sont, dit-il, des aliments pour le cerveau ; les impressions cheminent vers cet organe, de même que les aliments cheminent vers l’estomac. » Puis le cerveau et l’estomac entrent en activité. « En effet, reprend Cabanis, les impressions arrivent au cerveau, le font entrer en activité, comme les aliments, en tombant dans l’estomac, l’excitent à la sécrétion, etc. » Ce n’est pas tout encore : « Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments tomber dans l’estomac avec les qualités qui leur sont propres ; nous les en voyons sortir avec des qualités nouvelles, et nous en concluons qu’il leur a fait véritablement subir cette altération ; nous voyons également les impressions arriver au cerceau… isolées, sans cohérence… mais le cerveau entre en action, il réagit sur elles, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées. » Maintenant voici la conclusion. « Donc, nous concluons avec certitude que le cerveau digère les impressions, et qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée ! »

Cabanis n’avait-il pas bien fait de mettre sa physiologie au service des sensualistes ? n’avait-il pas fait voir avec certitude comment les choses se passent ? Voilà cependant comment les doctrines de Locke, d’Helvétius et de Condillac avaient d’abord été complétées par Cabanis ; voilà les documents sans réplique qu’une observation prétendue positive était venue donner à l’idéologie du xviiie siècle ; voilà enfin comment Cabanis avait cru devoir définitivement matérialiser l’intelligence !

Mais, hâtons-nous de le dire, cette déplorable théorie de la formation des idées est rachetée, dans l’ouvrage de Cabanis, par une suite non interrompue de recherches pleines d’intérêt : ce philosophe traite successivement de l’influence des âges, des sexes, des tempéraments, du régime et du climat, sur les idées et les affections morales ; ici, il se montre observateur consciencieux et écrivain élégant : ses considérations sur les âges et les sexes rappellent quelques-uns des beaux passages de J. J. Rousseau.

Mais, dans ses théories physiologiques, il reste souvent en contradiction avec lui-même. Ainsi, après avoir eu la prétention de tout expliquer dans l’économie animale par les lois générales de la physique ou de la mécanique, après avoir dit que les causes de l’organisation de la matière, de la formation du fœtus, et des manifestations intellectuelles, ne sont pas plus difficiles à découvrir que celles d’où résulte la composition de l’eau, de la foudre, de la grêle, etc. (Mémoire X, § 11), il ne veut rien moins qu’un principe particulier et distinct pour l’accomplissement des actes de l’économie.

Non-seulement il n’est pas organicien, comme on l’entend aujourd’hui ; il ne croit pas, comme certains physiologistes contemporains, qu’il n’y a dans l’homme que des phénomènes physiques ; mais il n’est pas même de l’école vitaliste de Bichat. Bichat, en effet, à peu près à la même époque que Cabanis, professait qu’il suffit de quelques propriétés vitales pour que tous les phénomènes se manifestent en nous. Pour tirer le monde du chaos, disait-il, Dieu n’a eu besoin que de douer la matière de propriétés générales ; pour organiser une portion de cette même matière, pour l’animer, il lui a suffi de la douer de propriétés spéciales.

Mais Cabanis, nous le répétons, n’est pas de l’école de Bichat, qui alors était celle de Paris : il est de l’école de Barthez ou de Montpellier ; il spiritualise davantage la vie ; il n’admet pas seulement des propriétés, des facultés ; il admet un principe, un être distinct. Quelque idée que l’on adopte, dit-il (Mémoire IV, § 1), sur la cause qui détermine l’organisation, on ne peut s’empêcher d’admettre un principe que la nature fixe ou répand dans les liqueurs séminales Plus loin (loco cit.), il affirme non moins positivement ; qu’aux éléments matériels de l’économie se joint un principe inconnu quelconque.

On voit quelle est la différence des trois écoles physiologiques contemporaines : les unes ne veulent voir en nous que de simples phénomènes physiques, et tels que, pour les manifester, la matière animale n’a pas besoin d’être régie par d’autres lois que celles qui gouvernent la matière inorganique ; d’autres admettent qu’indépendamment des phénomènes physiques, il y a des phénomènes qui attestent des propriétés plus spéciales, c’est-à-dire des propriétés vitales ; d’autres enfin veulent qu’aux éléments matériels se joigne, s’ajoute un principe inconnu quelconque qu’ils appellent âme, archée, ou principe vital.

Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu lui adresser, sur ce dernier point, le reproche que lui, Cabanis, adressait à Condillac au sujet du principe de l’intelligence. Nous avons vu que Cabanis disait, en parlant de Condillac, que, si cet idéologue avait eu des notions plus exactes sur l’économie animale, il n’aurait pas fait de l’âme un être distinct ou un principe, mais bien une faculté ou une propriété ; or Bichat aurait pu semblablement dire à Cabanis, qu’avec des notions plus exactes en anatomie générale, il n’aurait pas fait, non plus, de la vie un être distinct ou un principe, mais un ensemble de propriétés.

Maintenant que l’on connaît les opinions que professait Cabanis sur ce point de doctrine, il pourra paraître assez étrange que, dès cette même époque, il n’ait pas été tout d’abord conduit à adopter des idées analogues sur les fonctions de l’âme. Comment se fait-il, en effet, que, par le fait de ses observations en physiologie, et de la rectitude naturelle de son esprit, Cabanis ait compris que la vie ne saurait être une résultante, un produit du jeu des organes ; et qu’il n’ait pas également senti que, pour les manifestations intellectuelles, il faut, de toute nécessité, ou un immatériel analogue, susceptible d’en­trer en conflit avec les organes, ou, comme le voulait Stahl, un seul et même principe chargé, d’une part, d’organiser la matière, de l’animer, et, d’autre part, une fois le cerveau développé, de se montrer cause efficiente de toutes les ma­nifestations mentales ?

Ceci est d’autant plus inexplicable, que la logique est la même dans les deux cas. Aussi les matérialistes complets le sont aussi bien pour la vie que pour l’âme : d’un côté comme de l’autre, ils ne voient que de la matière et des pnénomènes physiques. Or, Cabanis ne fait pas difficulté de spiritualiser la vie, et il ne lui répugne pas de matérialiser l’âme ! dans l’une il voit un principe, dans l’autre un résultat, et son livre tout entier roule, au fond, sur ces deux points. Donc, quand ii dit que dans l’homme il n’y a que du physique, il faut entendre cela pour l’intelligence et non pour la vie. Mais ces doctrines n’ont pas toujours été celles de Cabanis ; il est venu, dans le cours de sa vie, une époque mémorable où un grand changement s’est opéré dans son esprit relati­vement aux causes premières.

Vers 1805, un homme jeune encore, mais qui. depuis, s’est fait connaître par des travaux esti­mables, vint partager la retraite où vivait Ca­banis. Nourri de la lecture des anciens, versé profondément dans les doctrines de la philoso­phie stoïcienne, dont il se proposait même d’écrire l’histoire, ce jeune homme, qui n’est autre que M. Fauriel, eut avec Cabanis de longs entretiens : il discutait avec lui ces hautes ques­tions qui de tout temps, ont si vivement inté­ressé les esprits distingués. Empruntant à la philosophie du Portique de sublimes enseigne­ments, il montrait sans doute à Cabanis l’insuf­fisance des doctrines physiologiques entées sur la philosophie du xvme siècle. Cabanis finit in­sensiblement par modifier ses idées, non sur les causes premières des phénomènes vitaux, mais sur les causes premières des phénomènes intel­lectuels, puis sur celles des phénomènes du monde physique ou de l’univers.

De là sa fameuse lettre à M. Fauriel sur les causes premières ; lettre publiée en 1824 et su­brepticement par Bérard, de Montpellier, avec des notes, sur l’esprit desquelles nous n’avons pas à nous expliquer.

Cabanis aurait pu véritablement donner ces nouvelles idées comme le complément logique de celles qu’il avait émises dans son ouvrage, du moins en ce qui concerne le moral de l’homme.

Le matérialisme auquel il visait autrefois était réellement en désaccord avec son spiritualisme physiologique, et sa théorie de la sécrétion des idees n’était qu’un hors-d’œuvre ridicule.

Dans sa lettre à M. Fauriel il se montre con­séquent avec ses doctrines fondamentales ; —mais il tombe dans le stahlianisme, auquel ne pou­vait manquer de le conduire son principe vital inné.

Il persiste encore à soutenir, il est vrai, que toutes nos idées, que tous nos sentiments, que toutes nos affections, en un mot que tout ce qui compose notre système moral, est le produit des impressions qui sont l’ouvrage du jeu des organes ; mais il se pose une question toute nou­velle et qui montre que son esprit était enfin dégagé des préjugés de son école : il se demande si, pour cela, on est en droit d’affirmer que la dissolution des organes entraîne celle du sys­tème moral et surtout de la cause qui relie ce même système.

Si donc Cabanis est resté trop exclusif, trop sensualiste, en ce qui concerne les éléments de la pensée, ou plutôt, les matériaux des idées, il devient tout à fait spiritualiste quant au principe de l’intelligence, puisqu’il conclut qu’à raison de son innéité et de sa nature non matérielle, ce principe ne saurait partager la dissolution de la matière organique.

Le moi, dit-il, ainsi que tout le système moral auquel il sert de point d’appui, de lien, ou plutôt la force vitale elle-même, est le simple produit des actions successives des organes et. des impressions transmises ; ou bien les combi­naisons systématiques des organes, leur dévelop­pement successif et leurs facultés et fonctions sont déterminés par un principe actif : telle est, en effet, l’alternative que se sont toujours posée les philosophes et les physiologistes. Cabanis examine à fond ce double problème ; il pèse le pour et le contre, aidé cette fois par les lumières de la physiologie moderne et de la philosophie antique, et il conclut que le principe vital dont il fera tout à l’heure le principe mental, est, non pas le résultat des actions des parties, non pas même, ajoute-t-il, une propriété attacnée à une combinaison animale, mais une substance ; un être à part et distinct : proposition qu’il avait en quelque sorte ébauchée dans ses Rapports du physique et du moral de l’homme, en donnant le principe vital comme surajouté par la nature aux éléments matériels de l’économie ; mais ici il la complète en avouant que ce principe fonctionne plus tard comme principe de l’âme ou du moi : le principe vital est sensible, dit-il, par con­séquent la conscience du moi lui est essentielle.

Ainsi par cela même que Cabanis croyait déjà à l’immatérialité et à l’innéité du principe de la vie, il s’est trouvé amené à croire à l’immatérialite et à l’innéité du principe de l’intelligence, puisque c’est tout un pour lui, et enfin comme conséquence encore de la préexistence de ce principe, il est forcé de croire à sa persistance après la mort.

La persistance du principe vital, dit-il (Let­tre, etc., 74), après que le système a cessé de vivre, entraîne celle du moi.

Ajoutons que Cabanis n’a pas formulé ces pro­positions comme des articles de foi : il a examiné toutes les raisons produites de part et d’autre et il termine en disant : Tels sont les motifs qui peuvent faire pencher la croyance d’un homme raisonnable en faveur de la persistance du prin­cipe vital ou du moi, après la cessation des mou­vements vitaux dans les organes.

Cabanis, du reste, n’émettait à ce sujet que des probabilités ; il a eu soin de le rappeler à la fin de sa lettre : N’oublions pas, dit-il, que nous sommes ici dans le domaine des probabilités.

Aussi a-t-il assigné une somme diverse de pro­babilités en raison de l’étendue des croyances sur tous les points.

Il trouve par exemple que pour ce qui est de cet ensemble d’idées et de sentiments que nous regardons comme identifiés avec le moi et sans lesquels nous le concevons difficilement ; si on se demande s’il peut encore subsister quand les fonctions organiques, dont il est tout entier le produit, ne s’exécutent déjà plus ; on trouve que les probabilités favorables à l’affirmative deviennent plus faibles.

Et dans l’hypothèse de Cabanis elles devaient, en effet, être devenues plus faibles, puisqu’il ne voyait dans cet ensemble, dans ce système moral, qu’un simple produit des impressions faites sur les organes, et par suite des fonctions de l’éco­nomie ; mais s’il est resté trop exclusif sur ce point, il n’en a pas moins fini par individualiser et par immatérialiser son double principe de la vie et de l’intelligence humaine.

Maintenant à quelles idées Cabanis était-il arrivé sur la cause première des phénomènes de l’univers ? Cabanis, nous l’avons vu, avait déjà reconnu l’existence et l’unité de cette cause sous le nom de nature, mais sans s’expliquer sur aucun de ses attributs ; ici il ne fait pas diffi­culté de lui accorder de l’intelligence et de la volonté : aujourd’hui on l’accuserait, sans doute, de panthéisme, car il ajoute que ce principe d’intelligence doit être partout, puisque partout la matière tend à s’organiser.

Du reste, sa physiologie générale ressemble à sa physiologie de l’homme : il trouve que l’idée d’un système purement mécanique de l’univers ne peut entrer que dans peu de têtes, et qu’il faut toujours supposer une intelligence et une volonté dans cette cause générale.

Cabanis, en physiologie humaine, n’avait pas voulu se contenter des propriétés vitales de Bi­chat· il ne croit pas, non plus, que tous les phé­nomènes de l’univers soient le simple résultat des propriétés de la matière ; il ne croit pas, comme Bichat, qu’il aurait suffi à Dieu, pour tirer le monde du chaos, de douer la matière de trois ou quatre propriétés : il voit dans l’ordon­nance et dans la marche universelle des choses, une intelligence qui veille, et une volonté qui agit.

Mais Cabanis ne va pas plus loin dans sa croyance ; pour lui cette cause est, comme il le dit, une intelligence voulante, et rien de plus. L’intelligence et la volonté lui sont essentielles ; mais il ne se croit pas fondé à la revêtir d’autres attributs, tels que la bonté ou la justice, par exemple. Là s’arrêtent ces probabilités qui, du reste, lui paraissent plus fortes encore pour la cause première que celles qui militent en fa­veur de l’existence d’un principe immatériel dans l’homme.

Telles sont les modifications ou plutôt les extensions que les idées de Cabanis avaient éprou­vées vers les derniers temps de sa vie, à une époque où son intelligence n’était affaiblie ni par l’âge, ni par la maladie ; il avait alors à peine cinquante ans !

On ne saurait donc regarder sa lettre à M. Fau­riel comme une palinodie, ou comme une rétrac­tation ; c’est le dernier mot d’un penseur, d’un physiologiste de bonne foi, dont les idées étaient devenues plus justes et surtout plus étendues.

Les ouvrages publiés par Cabanis sont les sui­vants : Observations sur les hôpitaux, in-8, Pa­ris. 1789 ; Journal de la maladie et de la mort d’Hor.-Gabr.-Vict. Riquetti de Mirabeau, in-8, ib., 1791 ; Essai sur les secours publics, in-8, ib., 1796 ; Mélanges de littérature al­lemande, ou Choix de traductions de l’allemand, in-8, ib., an V (1797) ; du Degré de certitude en médecine, in-8, ib., 1797, et in-8, ib., 1802, avec des notes ; Rapport fait au Conseil des Cinq-Cents sur l’organisation des écoles de médecine, in-8, an VII (1799) ; Quelques con­sidérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle constitution, in-12, ib., 1799 ; Traité du physique et du moral de l’homme, in-8, Paris, 1802, 2 vol. in-8 ; ib., 1803, augmenté de deux tables : l’une ana­lytique, par M. Destutt de Tracy, l’autre alpha­bétique, par M. Sue, 2 vol. in-8, ib., 1815, sous le titre de Rapport du physique el au moral de l’homme ; 2 vol. in-8, ib., 1824, avec la table et quelques notes de M. Pariset ; 3 vol. in-12, ib.,

  1. avec les tables et une Notice sur la Vie de l’auteur ; par Boisseau ; Coup d’œil sur la révolution el la réforme de la médecine, in-8, ib., an XII (1804) ; Observations sur les affec­tions catarrhales, in-8, ib., 1807 ; Lettre à M. F. sur les causes premières avec des notes, par Bérard, in-8, ib., 1824. Dans l’édition publiée en 1823-25, par Thurot, on trouve encore quelques autres travaux de Cabanis : tels que la Note sur le supplice de la guillotine ; le Travail sur l’éducation publique ; une Note sur un genre particulier d’apoplexie ; deux Discours sur Hip­pocrate ; une Notice sur Benj. Franklin ; un Éloge de Vicq-d’Azir ; une Lettre >ur les poëmes d’IIomère ; des Fragments de sa traduction de l’Iliade, et le Serment d’un médecin. M. L. Peisse a donné une excellente édition, annotée, des Rap­ports du physique et du moral de l’homme, Paris. 1844, in 8.F. D.

CAÏUS, philosophe platonicien du πβ siècle de l’ère chrétienne. Il passe pour avoir enseigné la philosophie, sans doute la philosophie platoni­cienne, au célèbre Galien. C’est tout ce qu’on sait de lui, car il n’a laissé aucun écrit.

CAJETAN (Thomas de Vio, dit), né à Caiète, aujourd’hui Gaëte, le 20 février 1469, entra à l’âge de seize ans chez les dominicains, professa avec succès la théologie à Brescia et à Pavie, de­vint procureur de son ordre en 1500, général en 1508, cardinal en 1517, et fut envoyé en Allema­gne, l’année suivante, avec le titre de légat, pour opérer un rapprochement entre le saint-siége et Luther. Au retour de cette mission qui ne put réussir, malgré les talents du négociateur, Cajetan obtint l’évêché de Caiète, qu’il conserva jus­qu’en 1530. Rappelé à Rome vers cette époque par Clément VII, il mourut dans cette ville le 9 août 1534. Le nom de Cajetan appartient principale­ment à l’histoire de l’Église ; cependant, parmi ses nombreux ouvrages, qui ont la plupart pour objet des points de théologie ou de discipline ec­clésiastique, la philosophie peut revendiquer des commentaires sur la Somme de saint Thomas, sur les Seconds Analytiques d’Aristote, les Catégo­ries, le traité de l’Ame, les livres du Ciel et du Monde, et la Physique. Quelques-uns de ces com­mentaires ont vu le jour ; d’autres sont restés manuscrits. Voy. la notice étendue consacrée au cardinal Cajetan par Quetif et Echard, dans la Bibliothèque des Frères Prêcheurs, t. II, p. 14 et suiv.X.

CALANUS. Tel est le nom sous lequel les au­teurs grecs nous ont conservé le souvenir d’un philosophe indien, d’un gymnosophiste, ou, comme nous dirions aujourd’hui, d’un brahmane qui s’attacha à la fortune d’Alexandre le Grand. Son vrai nom, suivant Plutarque (Vie d’Alexandre), était Spines· mais parce qu’à tous ceux qui l’a­bordaient il adressait le mot cala qui, dans sa langue, signifiait salut, les Macédoniens l’appe­lèrent Calanus. Il serait du plus haut prix pour l’histoire de la philosophie que l’on eût conservé de ce personnage quelques paroles, quelques sen­tences philosophiques ou religieuses ; mais nous ne connaissons absolument de lui que sa mort extraordinaire. Arrivé à l’âge de quatre-vingt-six ans, et ne pouvant supporter les infirmités et les maladies qu’il s’était attirées en changeant de climat pour suivre le conquérant de l’Asie, Ca­lanus se brûla avec une pompe tout à fait théâ­trale, couvert de vêtements somptueux, sur un bûcher parfumé ; en présence d’Alexandre et de son armée rangee en bataille. On dit qu’avant de mourir il prononça ces paroles : « Apres avoir vu Alexandre et perdu la santé, la vie n’a plus rien qui me touche. Le feu va brûler les liens de ma captivité. Je vais remonter au ciel et revoir ma patrie. « Ses funérailles furent célébrées par une orgie où plusieurs des convives d’Alexandre per­dirent la vie. Voy. Gymnosophistes.

calentes ou cadentes. Terme de con­vention mnémonique par lequel les logiciens dé­signaient un des modes de la quatrièmo figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l’article Syllogismk.

CALKER (Frédéric), philosophe allemand, pro­fesseur à l’université de Bonn depuis 1818, auteur d’un grand nombre d’ouvrages : sur la Signifi­cation de la philosophie, Berlin, 1818 ; Théorie des lois primitives du vrai, du bon et du beau, Berlin, 1820 ; Propédeutique delà philosophie, Bonn, 1820 ; Règles de la pensée ou Logique et Dialectique, Bonn, 1822. De tous ces écrits, le lus important est celui qui traite du vrai, du ien et du beau. Il ne peut pourtant pas mériter à son auteur le renom de penseur original. Il ne fait guère que reproduire les idées de Fries (voy. ce nom) en leur donnant une forme systématique et en se servant d’une terminologie qui lui est propre. Comme son maître, il semble incertain entre Kant et Jacobi, mais il finit par incliner vers ce dernier. En dernière analyse, tout a pour lui sa raison suffisante et sa fin dans la foi, con­sidérée sous trois aspects, dans la connaissance^ dans l’amour, dans l’action. Fries n’a pas manque de faire remarquer lui-même que Calker, en don­nant une place considérable à l’amour parmi les jouissances de l’âme humaine, n’a fait que se con­former à ses propres opinions.

CALLICLÈS. Nous ne connaissons Calliclès que par le Gorgias de Platon, où il nous est re­présenté comme un Athénien de distinction, in­timement lié avec les sophistes, très-vivement pénétré de leur esprit et de leurs doctrines, mais n’en faisant pas métier pour s’enrichir, et n’en développant que pour son propre compte les con­séquences morales et politiques. Il n’est pas pos­sible de croire que ce personnage soit imaginaire, lorsque tous les autres noms, chargés d’un rôle dans les drames philosophiques de Platon, appar­tiennent non-seulement à l’histoire, mais à l’his­toire contemporaine. Selon Schleiermacher (Introd. au Théétète, p. 335), Calliclès n’est qu’un prête-nom, et c’est Aristippe que Platon veut frapper en lui ; cette conjecture peut être vraie, mais il est difficile de la changer en certitude. Quoi qu’il en soit, généralisant les idées qu’il s’é­tait faites de la législation et du gouvernement dans la société démocratique où il vivait, Calli­clès regardait les lois comme l’œuvre de la mul­titude pour contenir les hommes qui pourraient s’élever au-dessus d’elle, comme l’œuvre des fai­bles pour enchaîner les forts. Il n’est pas le seul homme de son temps à qui on ait attribué des opinions de ce genre ; si nous en croyons Sextus Empiricus (Adv. Mathem., p. 318, édit. de Ge­nève ; Hyp. Pyrrh., p. 155), elles appartenaient aussi à Critias, l’un des trente tyrans d’Athènes.

CALLIPHON, philosophe très-obscur dont nous ne connaissons absolument rien, sinon cette opi­nion citée et adoptée par Carnéade, que le sou­verain bien consiste dans l’alliance du plaisir et de la vertu, en laissant toutefois à la vertu la prépondérance. Le nom même de Calliphon ne nous est connu que par cette obscure mention de Carnéade. Voy. Cicéron, Acad., lib. II, c. xui et xlv ; de Finibus, lib. II, c. vi ; TuscuL, lib. V, c.xxx et xxx !.

CAMERARIUS (Joachim Ier), littérateur et sa­vant universel, disent les biographes, naquit à Bamberg, en 1500, et mourut en 1574. Son vrai nom est Liebhard ; Camerarius n’est qu’un sur­nom donné à sa famille dont plusieurs membres avaient été chambellans. Enfin il est appelé Joa­chim Ier pour qu’on ne le confonde pas avec son fils dit Camerarius junior, médecin distingué de son temps. Il prit une grande part aux affaires religieuses et politiques de son siècle. Possédant à un très-haut degré de perfection l’intelligence du gi’ec et du latin, il fit passer avec bonheur plusieurs ouvrages de la première de ces deux langues dans la seconde. Il avait à peine treize ans/ que ses maîtres n’avaient déjà plus rien à lui ap­prendre. Ami de Mélanchthon, il rédigea, de con­cert avec lui, l’acte célèbre connu sous le nom de Confession d’/lu^sôourÿ.Naturellementgrave et sérieux, Camerarius ne parlait, dit-on, que par monosyllabes, même à ses enfants. Il avait une aversion si prononcée pour le mensonge qu’il le trouvait impardonnable jusque dans la plaisan­terie. Grammairien, poëte, orateur, historien, médecin, agronome, naturaliste, géomètre, ma­thématicien, astronome, antiquaire, théologien, Camerarius s’est fait aussi un certain nom en phi­losophie. Il passait surtout pour posséder supé­rieurement l’histoire ancienne de cette science. Éditeur d’Archytas, commentateur d’Aristote^ de Xénophon, de Cicéron, et de quelques autres écri­vains de l’antiquité, il s’était appliqué à pénétrer les doctrines mystérieuses des pythagoriciens^ et donnait, avec connaissance de cause, la préfé­rence à la morale d’Aristote sur les morales stoï­cienne et épicurienne. Il répétait, avec Cicéron, que les platoniciens et les académiciens différaient bien plus dans les mots que dans les choses. Parmi ses cent cinquante ouvrages indiqués dans les Mémoires de Nicéron, t. XIX, nous n’en trouvons qu’un assez petit nombre qui soient relatifs à la philosophie. Ce sont les suivants : Prœcepta mo­rum ac vitœ, accommodata œtati puerili, in-8, Bâle, 1541  ; Capita quædam pertinentia ad doctrinam de moribus, et civilis rationis facul­tatem, quæ est ethica et politica, in-8, Leipzig, 1561 ; Capita proposita ad disputandum, ea explicantia et distinguentia, quibus studium sapientiæ, quæ est philosophia, continetur, in-8, ib., 1564 ; Capita ad disputandum pro­posita, consuetudine A cademiœ lipsicœ in schola philos., in-8, ib., 1567 ; —’Γποθηχαί, sive Prae­cepta de principis officio ; ΙΙαρ^ινέσεις, sive Admonitiones ad prœcipuœ familiae adolescen­tem ; Gnomæ, sive Sententice generales sena­riis versibus comprehcnsœ. Ces trois derniers ouvrages ont été publiés par le fils de l’auteur, avec d’autres opuscules littéraires, sous le titre de : Opuscula quædam moralia, ad vitam lam publicam quam privatam recte, instituendam utilissima, etc., in-12, Francf., 1583. Camerarius a rendu d’autres services encore à la philosophie, soit en éditant, soit en traduisant, soit en com­mentant des ouvrages des philosophes grecs et latins. Fabricius, dans ses Bibliothèques grecque et latine, indique tous les travaux de ce genre dus à Camerarius.J. T.

CAMESTRES. Terme mnémonique de conven­tion par lequel les logiciens désignaient un des modes de la seconde figure du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal, 3“ partie, et l’article Syllogisme.

CAMPANELLA (Thomas), né à Steynano, petit village près de Stylo, en Calabre, le 5 septembre 1568, est mort à Paris le 21 mai 1639, à l’âge de soixante et onze ans. Ses parents le destinaient à l’étude du droit ; mais, entraîné par le goût de la science et de la philosophie, il entra dans l’or­dre des dominicains. Bientôt il éprouva ce dégoût de la philosophie scolastique par lequel ont passé tous les hommes supérieurs de cette pé­riode. Il étudia successivement tous les systèmes de philosophie de l’antiquité, et pas un, pas même celui d’Arislote. ne put le satisfaire. Etant novice à Cosenza, il défendit avec éclat, dans des discussions publiques, Bernardino Telesio, dont il ne partageait pas toutes les idées, mais dont il admirait l’indépendance. Par la supériorité de son esprit, par ses attaques hardies contre Aris­tote, il excita bientôt contre lui des inimitiés

puissantes et fut accusé de magie et d’hérésie. Aux haines et aux défiances religieuses, vinrent encore s’ajouter les haines et les défiances poli­tiques, car on l’accusait en même temps d’avoir conspiré contre la domination espagnole, qui pesait alors sur sa patrie. L’accusation était-elle vraie ? c’est un point sur lequel les biographes ne sont pas d’accord. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut traduit devant les tribunaux du royaume de Naples, pour cause de crime contre l’État et contre l’Église, et sept fois soumis aux cruelles tortures de la question ordinaire et extraordi­naire. Il échappa à la mort ; mais, condamné à une prison perpétuelle, il demeura enfermé pen­dant vingt-sept ans dans un cachot et supporta avec courage cette longue et cruelle captivité. Dans la préfacé de l’un de ses ouvrages (Phi­losophia realis), il remercie le ciel de l’avoir ainsi enlevé à toutes les distractions du monde, pour travailler dans’le silence et la solitude au perfec­tionnement de la science. Il se félicite d’avoir été arraché au monde de la matière, et d’avoir pu vivre dans le monde bien plus vaste de l’esprit. Enfin, le pape Urbain VIII, ami des lettres, le réclama comme suspect d’hérésie et le fit trans­porter à Rome sous prétexte de le faire juger par l’inquisition. En réalité il le laissa complète­ment libre. Mais le gouvernement espagnol, acharné à sa perte, allait le ressaisir par la main de ses agents, lorsque, de connivence avec Ur­bain VIII, le comte de Noailles, ambassadeur du roi de France, le fit évader et partir pour la France. Il fut accueilli avec la plus grande bonté par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, et vécut à Paris d’une pension que lui assura le cardinal, récompensant en lui non le philosophe, mais l’ennemi de la puissance espagnole.

De même que Telesio, il a combattu toute sa vie, et dans presque tous ses ouvrages, l’autorité d’Aristote. Il traite spécialement cette question dans les premiers chapitres de la Philosophia realis. Il expose longuement les raisons pour et contre ; et il conclut que ; sur certaines questions il est de toute nécessite, pour le salut et la foi, de rompre avec le philosophe grec ; que sur d’au­tres il est utile, et sur un grand nombre, avanta­geux de se mettre en contradiction avec lui. Campanella diffère de Pomponace et de Vanini par une tendance au mysticisme qui s’allie en lui à l’étude des phénomènes et des lois de la nature. Dieu, selon Campanella, est la vérité ; c’est de Dieu que vient toute vérité, et les hommes sans lui ne sau­raient la trouver. Pour arriver à la vérité, il faut donc s’adresser à Dieu, qui nous la découvre de deux manières : 1° en nous mettant sous les yeux le livre de la nature dans lequel on lit par l’ob­servation et l’induction ; 2“ en nous révélant les choses par l’inspiration directe et interne ou par les prophètes.

Campanella semble s’être fait de la métaphysi­que une idée plus juste et plus profonde que la plupart de ses prédécesseurs et même de ses con­temporains. Il la divise en trois parties. La pre­mière a pour objet la recherche des principes de la connaissance ; la seconde, la recherche des principes de l’existence ; la troisième, la recherche des principes de l’action. Il traite la première partie par une longue et savante énumération des diverses objections que les sceptiques ont imaginées contre la valeur des témoignages de la raison humaine. A ces objections il oppose principalement le témoignage irrécusable de la conscience, qui nous atteste que nous sommes des êtres doues d’intelligence et de volonté. Mais c’est surtout dans la seconde partie de la méta­physique que Campanella fait preuve de force et de profondeur Qu’est-ceque l’être, quels sont scs principes constitutifs ? Comment du développe­ment de ces principes sortent tous les êtres par­ticuliers et contingents dont l’univers se compose ? Voilà les principales questions qu’il se pose, et voici comment il les résout.

Il y a deux principes de toutes choses, l’être et le néant. L’être n’est autre chose que Dieu luimême et le néant n’est que la privation, la limite de l’être. L’être se manifeste par trois puissances essentielles et primordiales : la force, la sagesse et l’amour. Ces trois puissances essentielles de l’être infini se trouvent à des degrés différents dans tous les êtres finis, qui tous émanent de l’être infini. En tant qu’êtres, ils ont aussi tous pour es­sence, la force, la sagesse, l’amour ; mais en tant qu’êtres finis, ils ont aussi pour essence la pri­vation de la force, de la sagesse et de l’amour. Ils participent de l’impuissance, de l’inintelli­gence, de la haine, qui sont, pour ainsi dire, les qualités essentielles du néant. Ce défaut, cette privation se retrouvent à des degrés différents dans tous les êtres. Dieu seul, en tant qu’être in­fini, est exempt de toute privation, de toute im­perfection, de toute limite. A des degrés différents et sous des formes différentes, Campanella re­trouve dans tous les êtres, ces trois attributs es­sentiels de l’être, et il admire quelle lumière vient jeter sur la science cette trinité mystérieuse. Placé à ce point de vue, Campanella a soutenu que tous les êtres, les plantes, les minéraux euxmêmes, étaient doués de sentiment et d’amour en une certaine mesure. Il a développé spéciale­ment cette idée dans le de Sensu rerum.

A peu près à la même époque où Bacon tra­vaillait au de Augmentis et ae Dignitate scien­tiarum, Campanella essayait aussi de faire une classification des connaissances humaines. Sans doute, dans cette classification, Campanella est loin d’avoir déployé le même génie que Bacon : il n’a pas, comme lui, marque du doigt sur la carte du monde intellectuel les pays qui étaient encore à découvrir ; il n’a pas montré cette même fécondité, cette même justesse et cette même grandeur d’aperçus sur l’avenir de la science ; mais il faut néanmoins reconnaître que les bases de la classification de Campanella sont meilleu­res que les bases de la classification de Bacon. En effet, Campanella a entrepris de diviser les sciences par rapport à leur objet, tandis que Bacon les divisait d’après un point de vue plus vague et plus arbitraire, d’après leur sujet, c’està-dire d’après les diverses facultés intellectuelles qui concourent à leur formation. Les sciences, d’après leur objet, se divisent, selon Campanella, en sciences divines et sciences humaines, ou bien en théologie et en micrologie. Au-dessus de la micrologie et de la théologie se place la mé­taphysique, qui embrasse également les prin­cipes communs à ces deux classes de sciences. La micrologie présente deux grandes divisions : la science naturelle et la science morale. Les principales divisions de la science naturelle sont la medecine, la géométrie, la cosmographie, l’astronomie, l’astrologie. La science morale se divise en éthique, politique, économique. La rhétorique et la poétique sont des sciences auxi­liaires des sciences morales. Parmi les sciences appliquées, Campanella, conformément aux idées de son temps, place la magie, qu’il divise en ma­gie naturelle, magie angélique et magie diabo­lique.

CAMPCAMP= 2S3 « = Pour achever de faire connaître l’esprit original et novateur de Campanella, il faut donner une idée de sa Cité du Soleil. Dans cet opuscule remarquable, on trouve plusieurs principes de nos utopistes modernes. Le gouvernement de la cité du Soleil découle des principes métaphysi­

ques de la théorie de l’être. Le chef suprême de ce gouvernement s’appelle HOH, ce qui veut dire en latin, selon Campanella, metaphisicum. Ce chef est assisté dans le gouvernement par trois ministres, qui ont pour noms la Force, la Sagesse, l’Amour. Le premier a la direction des travaux de la guerre, le second a la direction de tout ce qui concerne les sciences, le troisième veille sur les mariages et sur la génération des enfants. Au-dessous de ces trois ministres, il y a autant de magistrats qu’il y a de vertus. Campanella appli­que à sa république les mêmes principes de com­munauté que Platon. Tout est commun dans la cité du Soleil comme dans la république de Pla­ton. Les femmes et les hommes sont élevés de la même manière. Les enfants, dès l’âge le plus tendre, sont placés au milieu des instruments de tous les arts et de tous les métiers, afin que leur vocation se réveille ; car, dans la cité du Soleil, tout citoyen est tenu de travailler, et nous som­mes, dit Campanella, l’objet des railleries des citoyens de cet État, parce que nous avons at­taché l’idée de bassesse au travail et l’idée de noblesse à l’oisiveté.

Le chef suprême est nommé par élection. Il faut qu’il ait des notions sur chaque chose, car il doit présider atout, politique, histoire, science, philosophie. Mais le plus savant sera-t-il toujours le plus habile ? A cette objection les habitants de la cité du Soleil répondent qu’un savant leur offre toujours plus de garanties qu’un ignorant qu’on choisit pour roi parce qu’il est fils de roi. D’ailleurs, la science dont il s’agit est une science vraie, solide, féconde, et non une science stérile et scolastique comme la nôtre. Campanella entre ensuite dans des détails sur leur métaphysique et leur religion. La métaphysique qu’il leur attri­bue est tout naturellement la sienne. Quant à leur religion, elle consiste à adorer Dieu dans le dogme de la trinité. Dieu, disent-ils, est la souveraine puissance ; de la souveraine puissance procède la souveraine sagesse, et de la souve­raine sagesse unie à la souveraine puissance pro­cède l’amour, qui, avec la sagesse et la puissance, ne fait qu’un seul et même Dieu. Ce sont les magistrats eux-mêmes qui sont les prêtres de cette religion.

Même dans cette courte analyse et au milieu de bien des erreurs, il est impossible de ne pas reconnaître des idées qui attestent un grand es­prit. Campanella doit donc être considéré comme un des plus remarquables précurseurs de la ré­volution philosophique du xvne siècle, et comme un des esprits les plus originaux et les plus vastes du xvi®.

Voici la liste des ouvrages de Campanella et des dissertations dont il a été l’objet : de Libris propriis et recta ratione studendi syntagma, ed. Gabriel Naudé, in-8, Paris, 1642 ; Amst., 1645 ; in-4, Rotterdam, 1692 ; —ad Doctorem gentium de gentilismo non retinendo, et de prœdestinatione et gratia, in-4, Paris, 1657 ; Philosophia sensibus demonstrata, in-4, Naples, 1590 (cet écrit est une défense de la philosophie deTelesio) ;

  • de Sensu rerum et magia, in-4, Francf.-s.-leM., 1620, et Paris, 1637 ; Philosophiœ ratio­nalis et realis partes V, in-4, Paris, 1638 ; Universalis philosophice, seu Metaphysicarum rerum juxta propria dogmata, § III, in-fJ, Paris, 1638 ; Atheismus triumphatus} seu Reductio ad religionem per scientiam ventatis, in-f°, Rome, 1631 ; in-4, Paris, 1636 ; Ci­vitas Solis, in-12, Utrecht, 1643 ; —de Rerum natura, libri IV, publié avec d’autres écrits, sous le titre suivant : Realis philosophiœ epilogisticœ, § IV, hoc est de Rerum natura, hominum moribus, politica, cui Civitas Solis adjuncta est oeconomica cum adnott. physioll., in-4, Francf.s.-le.M., 1623. On a publie aussi un extrait de ce recueil, sous le titre suivant : Prodromus philosophiœ instaurandœ, i. e. Dissert, de na­tura rerum, compendium, etc., in-4, Francf.-s.le-M., 1617 ; de optimo Genere philosophandi, Paris, 1636. Campanella a écrit aussi des poé­sies philosophiques, Scelta d’alcune / oesie filosofiche, publiées sous le pseudonyme de Settimontano Squilla, Francf., 1622. Il a défendu le catholicisme dans l’ouvrage intitulé Monarchia Messiœ, Aix, 1633, et dans un autre ouvrage écrit en italien : délia Libertà e délia felice suggezzione alio stato ecclesiastico, in-4, Aix, 1633. La Bibliothèque nationale de Paris possède de lui quelques manuscrits politiques. Ses Lettres et ses Poésies ont été traduites en français par Mme Colet, Paris, 1844.—Voy. sur la philosophie de Campanella : Cipriani, Vita et philosophia Th. Campanellœ, in-8, Amst., 1705 et 1722 ; Notices biographiques ae Sckroeckh, t. I, p. 281 ;
  • Recueil de Fülleborn, 6e cahier, p. 114 ; Vies et opinions de quelques physiciens célèbres à la fin du, xvic siècle, par Rixner et Siber, 6e livraison (ail.) ; de Religiosis Campanellœ opinionibus, Ferrari, Parisiis, 1840, in-8 ; Th., 1843, in-8 ; Morus et Campanella, par C. Dareste, Paris ; Baldacchini, Vita e filosophia di Tomaso Campanella, 2 vol. in-8, Naples, 18401843.F. B.

CAMPE (Joachim-Henri) naquit en 1746, à Deersen ou Teersen, dans le Brunswick. Après avoir étudié la théologie à l’Université de Halle, il fut successivement aumônier de régiment au service de la Prusse, conseiller de l’instruction publique à Dessau, et directeur du collège fondé dans la même ville par le célèbre Basedow, sous le nom de Philanthropin. Bientôt il quitta cette position pour fonder lui-même ; à Hambourg, un autre établissement, d’où la faiblesse de sa santé l’obligea à se retirer encore. Enfin il mourut en 1818, doyen de l’église de Saint-Cyriaque, à Brunswick, et docteur en théologie de la faculté de Helmstaedt. Campe s’est principalement si­gnalé par ses travaux sur la lexicographie et sur l’éducation. Il a embrassé, avec chaleur, et per­fectionné, sous beaucoup de rapports, le système de Basedow qui présente assez d’analogie avec celui de J. J. Rousseau. Mais il a aussi laissé des écrits philosophiques dont le principal mérite est dans la noblesse des sentiments qu’ils expriment, dans la justesse de certains aperçus psychologi­ques et surtout dans la clarté, dans l’élégante facilité du style, qualités alors, encore plus qu’au­jourd’hui, très-rares en Allemagne. En voici les titres : Dialogues philosophiques sur l’ensei­gnement immédiat ae la religion et sur certaines preuves insuffisantes qui en ont été données, in-8, Berlin, 1773 ; Commentaire philosophi­que sur les paroles de Plutarque : « La vertu est une longue habitude ; » ou bien, de l’Origine des penchants qui nous portent à la vertu, in-8, ib., 1774 ; de la Faculté de sentir et de la fa­culté de connaître dans l’âme humaine ; la première envisagée dans ses lois, toutes deux dans leur destination primitive, dans leur in­fluence réciproque, etc., in-8, Leipzig, 1776 ; de la Sensibilité et de la Sentimentalité, in-8, Hambourg, 1779 ; Petite psychologie à l’usage des enfants, in-8, ib., 1780. Indépendamment de ces divers ouvrages, tous écrits en allemand, Campe a aussi publié dans plusieurs recueils périodiques, comme dans le Muséum allemand (année 1780, p. 195 ; année 1781, p. 393), et dans le Journal ae Brunswick (année 1788, p. 407), plusieurs articles de théologie dans le sens du rationalisme II était grand partisan des idées libérales et admirateur passionné de la révolu­tion française, comme le prouvent ses Lettres de Paris, au temps de la Révolution (in-8, Paris, 1790). Tous ses ouvrages d’éducation ont été publiés séparément (30 vol. in-12, Brunswick, 1807, et 37 vol. Brunswick, 1829-1832).

CANON. Kant appelle ainsi l'ensemble des principes a priori de l’usage légitime de cer­taines facultés de connaître. Or, comme il pré­tend que l’utilité de la raison est toute négative, elle ne saurait avoir de canon ; la raison pratique seule en peut avoir. Voy. Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie.

canonique. C’est le mot dont s’est servi Épicure pour désigner ce qui chez lui tient la place de la logique. Voulant réformer et simpli­fier, à son point de vue, toutes les parties de la philosophie, il a proposé de substituer à 1 Orga­non d’Aristote un recueil de règles en petit nombre et d’ailleurs très-sages, mais fort suffi­santes pour guider l’esprit dans toutes ses re­cherches. Ces règles sont au nombre de dix, dont la meilleure est la recommandation expresse de la clarté dans l’expression, comme Aristote l’avait déjà prescrit. Les neuf autres se bornent à pro­clamer les sens le critérium unique de la vérité et la source de toutes nos connaissances. La ca­nonique d’Épicure n’est donc pas autre chose que la négation même de la logique comme science. Voy. Épicure.

CANZ (Israël-Gottlieb), né à Heinsheim, en 1690, y professa successivement la littérature, la philosophie et la théologie. Il fut grand partisan des doctrines de Leibniz et de Wolf, et prit à tâche d’en concilier les principaux points avec la théologie. Il prétendit donner à la métaphysique une forme demonstrative, tout en reconnaissant qu’elle a ses difficultés et ses doutes ; mais il tâcha de dissiper les uns et de lever les autres. La métaphysique était pour lui la source des vérités premières, d’où les autres dérivent par le procédé analytique. C’est ainsi qu’en partant des phénomènes tant externes qu’internes, nous arrivons à nous convaincre de l’existence de notre âme. Canz divise la métaphysique en qua­tre parties qui sont : l’ontologie, la théologie naturelle, la cosmologie et la psychologie. Quel­ques parties de la psychologie, comme celles qui traitent du plaisir et de la peine, de la volonté, sont exécutées avec un remarquable talent. L’une d’elles a pour titre Animœ abyssus, texte fort heureux entre ses mains et qui lui inspire de nombreuses et belles pensées. 11 appelle ré­fléchie la connaissance de soi-même, par opposi­tion à la connaissance des autres choses, qu’il nomme directe. Il se demande à cette occasion comment une connaissance réfléchie est possible dans une seule et m'me substance. L’entende­ment (intellectus) est pour lui la faculté d’avoir des idées distinctes, la raison, la faculté de con­naître les rapports des vérités entre elles ; l’esprit (ingenium), la propriété de saisir promptement la ressemblance des choses, que ces ressemblan­ces soient essentielles ou accessoires. Il n’admet ni ne rejette complètement les deux systèmes de l’harmonie préétablie et de l’influx physique. Quant à la nature des animaux, il n’était ni de l’avis de Rorarius, qui leur accordait une âme raisonnable, ni de celui de Descartes, qui les regardait comme des machines. Il leur reconnaît la sensation, l’imagination, le jugement même, pourvu qu’il s’agisse de choses sensibles et con­crètes : car pour les idées abstraites et générales, il les en croit totalement privés. Canz mourut en 1753. On a de lui : Philosophiœ leibnizianœ el wolfianœ usus in theologia, in-4, Francfort et Leipzig, 1728-1739 ; Grammalicœ universalis tenuia rudimenta, in-4, ib., 1737  ; —Disciplina morales omnes perpetuo nexu Iraditœ, in-8, Leipzig, 1739 ; Unlologia polemicaf in-8, ib., 1741 ; Meditationes pfiilosophicœ, in-4, 1750.

CAPACITÉ. Le sens de ce mot ne peut être bien compris que par opposition à celui de fa­culté. Une faculté est un pouvoir dont nous dis­posons avec une parfaite conscience et que nous dirigeons, au moins dans une certaine mesure, vers un but déterminé. La faculté suprême, celle qui gouverne toutes les autres, en même temps qu’elle en est le type le plus parfait, c’est notre libre arbitre. Une capacité, au contraire, est une simple disposition, une aptitude à recevoir cer­taines modifications où nous jouons un rôle entièrement passif, ou à produire certains effets dont le pouvoir n’est pas encore arrivé à notre conscience. Il est certain que, sans de telles dispositions, les difficultés elles-mêmes n’existe­raient pas ; car, quoique nous exercions sur nousmêmes une très-grande puissance, nous ne pou­vons pas cependant nous faire tout ce que nous sommes, ni nous donner tout ce que nous trou­vons en nous. Indépendamment de cela, les facultés dont nous sommes déjà en possession ne peuvent agir que d’après ou sur des données que nous avons seulement la capacité de recevoir. Ainsi ni la volonté ni la réflexion n’entreraient jamais en exercice, si elles n’y étaient provo­quées par certaines impressions spontanées et par une intuition confuse des choses qui peuvent nous être utiles ou que nous désirons connaître. Cependant faut-il considérer les capacités et les facultés comme deux ordres de faits absolument distincts et qui se développent séparément dans l’âme humaine ; en d’autres termes, y a-t-il en nous de pures capacités qui n ont rien de per­sonnel ni de volontaire ? Évidemment non : car prenons par exemple le phénomène sur lequel nous exerçons sans contredit le moins d’influence, je veux dire la sensation. Sans doute la sensa­tion dépend des objets extérieurs et d’un certain état de nos propres organes ; mais n’est-il pas vrai que si elle n’arrivait pas à notre conscience, elle n’existerait pas pour nous, et qu’elle tient d’autant plus de place dans notre existence, que la conscience que nous en avons est plus vive et plus noble ? Or, qu’est-ce que c’est qu’avoir par­faitement conscience d’une chose ? C’est après tout la saisir avec son esprit, l’embrasser dans sa pensée ; ce qui ne saurait avoir lieu sans le concours de l’attention et du pouvoir personnel. La même chose se démontre encore mieux pour le sentiment, qui n’existe pas, ou qui existe à un très-faible degré, dans les âmes privées d’éner­gie, s’abandonnant sans réflexion et sans résis­tance aux impressions venues du dehors. Donc nous disposons dans une certaime mesure de notre sensibilité, nous pouvons la diriger dans un sens ou aans un autre j c’est-à-dire qu’elle est une véritable faculté, bien que l’intervention de l’activité libre n’en fasse pas la plus grande part. Qui ne reconnaît égale­ment cette intervention dans la mémoire, dans l’imagination, dans tous les faits qui dépendent de l’intelligence, et jusque dans la rêverie ? Il n’y a donc, encore une fois, dans l’àme humaine, parvenue à l’état où elle a connaissance d’ellemême, que des facultés plus ou moins person­nelles, plus ou moins dépendantes de ce qui est au-dessus ou au-dessous de nous ; mais point de capacités pures, de propriétés inertes ou d’aveu­gles instincts comme ceux qui appartiennent aux animaux et aux choses. La liberte, une force qui se connaît et qui se gouverne entre plusieurs impulsions très-diverses, mais susceptibles de s’harmoniser entre elles ; voilà le fonds même de notre nature et de tous ses éléments secondaires. Voy. Faculté

CAPELLA (Marcianus Mineus Felix), Afri­cain d’origine, écrivait, selon l’opinion la plus générale, en 474 ou 490 après Jésus-Christ. Sous le titre de Satyricon et de Satira, il a composé en latin une espèce d’encyclopédie ; mélange de prose et de vers, divisée en sept livres que pré­cède un petit roman en deux livres intitulé des Noces de Mercure et de Philologie. Les vues que Capella expose sur la grammaire, la dia­lectique et tous les arts libéraux en général n’ont par elles-mêmes que peu de valeur, et sont em­pruntées à Varron, à Pline, et aux autres écri­vains de l’antiquité ; mais, considéré au point de vue historique, le Satyricon n’est pas dénué d’importance. Pendant que la plupart des monu­ments littéraires de la Grèce et de Rome se trouvaient perdus ou oubliés, il échappa au nau­frage qui submergeait tant ae chefs-d’œuvre, et servit ensuite à renouer les traditions de la cul­ture antique. Vers l’année 534, un rhéteur nommé Félix, qui enseignait, dans l’Auvergne, en cor­rigea un exemplaire sur lequel on fit sans doute de nouvelles copies : car, au temps de Grégoire de Tours et d’après son propre témoignage, l’ou­vrage était employé dans les cloîtres pour l’in­struction des jeunes élèves [Hist. littéraire de France, t. III, p. 21 et 22). Au xe siècle, Capella jouissait d’une telle autorité, qu’on cite trois commentaires dont il a été l’objet, ceux de l’é­vêque Duncan, de Remi d’Auxerre et de Reginon [Ib., t. VI, p. 120, 153, 549). Au commencement du siècle suivant, le moine Notker traduisit en langue allemande les Noces de Mercure et de Philologie, et il n’est pas douteux que le Saty­ricon entier ne continuât d’être très-répandu dans les écoles. L’influence de Capella s’est ainsi maintenue jusqu’à l’époque où les ouvrages d’A­ristote et des Arabes se répandirent en Occident ; il fit place alors à des modèles d’un génie supé­rieur au sien et plus dignes d’être étudiés.

L’édition la plus connue de Capella est sans contredit celle que Grotius entreprit à l’âge de quatorze ans, et qu’il publia l’année suivante, 1599, Leyde, in-8. Cependant, de l’aveu dejuges très-compétents en cette matière, elle est fort insuffisante ; il faut lui préférer de beaucoup celle que Fréd. Kopp avait préparée, et qui a paru après sa mort, in-4, Francfort, 1836. M. Graff a publié à Berlin, en 1836, in-8, la traduction de Notker indiquée plus haut.C. J.

CARDAILLAC (Jean-Jacques-Séverin de), né le 16 juillet 1766, au château de Lotraine ? dans le département au Lot, fut élevé au college de Sorèze et acheva ses études au grand séminaire de Saint-Sulpice. Son père, le marquis de Car­daillac, le destinait à l’état ecclésiastique. Sans avoir encore reçu les ordres, il avait le titre d’aumônier de la reine lorsque éclata la révolu­tion de 1789. Emprisonné pendant la Terreur, il fut délivré par le 9 thermidor et entra dans l’Université sous l’Empire. Il professa la philo­sophie au collège de Montauban, au collège de Bourbon et à la Faculté des lettres de Paris ? où il occupa pendant quelque temps, en qualité de suppléant, la chaire de Laromiguière. 11 mourut inspecteur de l’Académie de Paris, le 22 juillet 1845.

Par sa première éducation il est évidemment l’élève des philosophes du xviii* siècle ; il leur emprunte quelques-unes de leurs idées, et sur­tout leur méthode prudente ? et leur langage précis. Mais Condillac et les idéologues ne sont pas ses seuls maîtres : il a suivi d’abord La­romiguière, et avec lui il est d’accord pour restituer à l’âme une activité propre, dont le système de la sensation transformée l’avait dé­pouillée ; puis il a entendu, avec un sentiment mélangé de satisfaction et d’inquiétude, les leçons de Royer-Collard et de Cousin, et même il a parfois jete un regard sur ces doctrines alle­mandes qui commencent à faire du bruit, et entrevu la critique de la raison pure de Kant. Tous ces éléments réunis sans confusion, savam­ment agencés par un esprit très-délié, qui ne les accepte jamais sans le contrôle d’une obser­vation sincère, ont formé un système de tran­sition, parfois superficiel, toujours clair, et plus défectueux par les vérités qu’il néglige que par les erreurs qu’il admet. Il se demande lui-même dans quelle école il doit se ranger : Est-il empiriste, sensualiste, rationaliste ou éclectique ? Il ne lui convient pas de prendre parti entre les écoles, et il proteste contre les classifications ar­bitraires qui imposent, contre son gré, à un phi­losophe la solidarité d’une école répudiée par lui, et lui défend d’être indépendant et de pen­ser pour son compte. La philosophie, dit-il, est personnelle ; chacun se fait la sienne, et la seule vraie est celle qu’on trouve par sa propre ré­flexion. Aussi les Études élémentaires de philo­sophie n’ont satisfait pleinement aucune ecole : elles dépassent de beaucoup le niveau où le sen­sualisme prétend s’arrêter ; elles ne s’élèvent pas jusqu’au point où le spiritualisme pur essaye de se hausser. C’est une doctrine moyenne, par ellemême destinée à passer inaperçue, et plus re­marquable par le bon sens, la justesse des obser­vations et la clarté du raisonnement que par la profondeur et l’originalité des idées. Suivant de Cardaillac, il y a dans le moi trois forces irré­ductibles, le sentiment, la connaissance, et la volonté. Le sentiment est le fait fondamental ; non pas la cause des autres, mais la condition sans laquelle ils ne peuvent se produire. Il est en lui-même bien plus complexe que ne l’ont cru les disciples de Condillac : il enferme à la fois la sensation, qui nous met en rapport avec les corps ; le sentiment moral, par lequel l’homme communique avec ses semblables ; le sentiment des rapports, par lequel il compare entre eux et d’une manière tout immédiate diverses impres­sions ou diverses idées, et enfin le sens intime, qui lui permet de se connaître et de juger des autres par lui-même. Ce qui distingue cette faculté, composée de pouvoirs différents, c’est que ses formes multiples sont toutes des manières de sentir, c’est-à-dire de communiquer directement avec la réalité, d’être averti de sa présence. Cette impression n’est pas encore la connaissance : elle est même souvent en rapport opposé avec elle, d’autant plus vive que 1 autre est peu obscure ; mais elle est la seule matière sur laquelle l’in­telligence puisse s’exercer, la source d’où elle fera jaillir toutes les idées et tous les jugements. La raison elle-même, dont on parle comme d’une puissance mystérieuse, est simplement la vue des vérités générales engagées dans les faits particuliers ; elle domine, elle dirige et féconde toutes les autres facultés, mais elle dépend de l’expérience, et n’existerait pas sans elle. Il est vrai pourtant qu’elle conçoit des rapports néces­saires, alors que dans la réalité saisie par l’ob­servation tout est particulier et contingent. Cette nécessité est son œuvre propre, c’est elle qui en vertu de sa constitution l’impose aux choses j « La seule réponse, dit-il, qu’on puisse faire à cette partie de la question, savoir quelle est la cause qui fait que nous reconnaissons à certaines vérités ce caractère d'universelles, absolues, néces­saires, qui les distingue des vérités contingentes, est que nous les reconnaissons et affirmons comme telles, parce que la raison, qui nous est donnée pour voir pour voir la vérité, pour la constater, l’apprécier, et nous en servir, les voit, les reconnaît, les apprécie, les juge et les affirme telles. » Peut-être ne se doute-t-il pas qu’en parlant ainsi, il est plus rapproché de Kant que de Laromiguière. Enfin il proclame bien haut, et démontre par des preuves sérieuses, l’activité essentielle du moi : il pense, comme Maine de Biran, que nous aper­cevons, par un sentiment immédiat, nos actes dans leur rapport avec la force personnelle qui les produit ; nous nous percevons à la fois comme cause et comme effet ; le même moi, qui modifie, est modifié. C’est même par suite de cette con­naissance primitive que nous pouvons conclure de nos sensations à l’existence des objets ; quand les corps extérieurs agissent sur nos organes nous éprouvons le contre-coup de cette action. Nous avons alors comme la moitié d’un fait que par le sens intime nous percevons tout entier ; nous sommes simplement effet, et non plus cause ; nous jugeons que la cause n’étant pas en nous est au-dessous, et ainsi nous formons la conception de l’extérieur. Ces idées n’ont rien de bien neuf ; mais elles ne sont pas ordinaires dans un système qui s’annonce dès le début, comme une interprétation de l’expérience. Elles sont accompagnées d’observations qui depuis ont été produites comme nouvelles ; de Cardaillac pré­tend que l’acte par lequel nous rapportons nos sensations à l’organe est une pure illusion, mais une illusion instructive ; il distingue des sen­sations qui échappent à la conscience, et ne lais­sent pas que d’agir sur nos jugements et nos actes ; il sait que toute sensation est composée de ces éléments inaperçus ; il comprend l’impor­tance de l’association des idées, en résume les lois avec une précision que les psychologues anglais n’ont pas dépassée, et ramène la mémoire à une sorte d’habitude. Il mériterait d’être plus connu, et son livre est un de ceux qu’on doit avoir lu. Oublié en France, il est apprécié à l’étranger. Hamilton, si bon juge en matière de psychologie, en cite plusieurs passages, et plus souvent encore il en adopte les idées pour son propre compte. Les Études élémentaires de phi­losophie ont été publiées à Paris en 1830 (2 vo­lumes in-8).
E. C.

CARDAN. Ce nom, que l’on rencontre dans l’histoire de toutes les sciences, qui partout éveille le souvenir du génie mêlé aux plus déplo­rables aberrations, n’appartient pas moins à l’histoire de la philosophie, où il se montre en­touré des mêmes ombres et de la même lumière. Mais s’il existe des travaux importants et conçus dans un esprit d’impartialité sur Cardan consi­déré comme médecin, comme naturaliste, comme mathématicien, il reste encore à l’étudier comme philosophe : car, parmi ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne l’a pris au sérieux, ou peut-être n’a osé aborder les 10 volumes in-folio et les deux cent vingt-deux traités sortis de son intarissable plume, dont le besoin augmentait encore la fécondité. Bayle ne lui a consacré qu’un article biogra­phique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne recueillir de lui que les opinions les moins sen­sées ; et Tennemann, même dans son grand ou­vrage, daigne à peine lui accorder une mention.

Jérôme Cardan naquit à Pavie, le 24 septem­bre 1501. Son père était un jurisconsulte dis­tingué, fort instruit dans les sciences mathé­matiques, dont il enseigna à son fils les premiers éléments, et sa mère, à ce que l’on soupçonne d’après quelques aveux échappés à Cardan lui-même, n’était point mariée ; elle chercha même à se faire avorter pendant qu’elle le portait dans son sein. Quoi qu’il en soit, Cardan fut élevé dans la maison de son père, et, sans nous arrêter à toutes les circonstances extraordinaires dont il remplit le récit de ses premières années, nous dirons qu’à vingt ans il suivit les cours de l’Université de Pavie. Deux ans plus tard, il y expli­quait les Éléments d’Euclide. En 1524 et en 1525, il étudiait à Padoue, où il prit successi­vement les grades de maître ès arts et de docteur en médecine. La profession de médecin, qu’il avait embrassée malgré les vœux de son père, lui fournissant à peine les moyens de subsister, il retourna à ses premières études, et fut nommé, vers l’âge de trente-trois ans, professeur de ma­thématiques à Milan. Mais, à peine élevé à ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par l’exercice de la médecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux que la première fois. Il aurait bien pu, dans ce temps, devenir professeur de médecine à l’Université de Pavie ; malheu­reusement il ne voyait pas d’où l’on tirerait ses honoraires ; et, déjà marié, à la tête d’une fa­mille, il n’était pas dans un état à offrir à la science un culte désintéressé. Sa réputation paraît mieux établie que sa fortune ; car, en 1547, le roi de Danemark lui offrit, à des conditions très-avantageuses, d’être le médecin de sa cour. Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du climat, et, ce qui est plus étonnant de la part d’un homme comme lui, la nécessité de changer de religion. Quelques années plus tard, il fut appelé en Écosse par l’archevêque de Saint-André, qu’il se vante d’avoir guéri, par des moyens à lui seul connus, d’une maladie de poitrine jugée incurable. Après avoir successivement, et à di­verses reprises, enseigné la médecine à Milan, à Pavie et à Bologne, il s’arrêta dans cette der­nière ville jusqu’en 1570. Alors, pour un motif que ni Cardan ni ses historiens n’ont indiqué bien clairement, il fut jeté en prison, puis con­damné, au bout de quelques mois, à garder les arrêts dans sa propre maison. Enfin, devenu complètement libre en 1571, il se rendit à Rome, où il fut agrégé au collège des médecins, et pen­sionné par le pape jusqu’au moment de sa mort, arrivée le 15 octobre de l’an 1576, onze jours après qu’il eut mis la dernière main à l’ouvrage intitulé de Vita propria. C’est de ce livre, émi­nemment curieux, tenant à la fois du journal, du panégyrique et des confessions, que sont tirés tous les faits qui précèdent. Nous ajouterons, pour les rendre plus complets, qu’outre la misère et la persécution, Cardan eut à supporter des malheurs domestiques de la nature la plus hu­miliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut sous la hache du bourreau, convaincu d’avoir empoisonné sa femme ; un autre l’affligeait par une telle conduite, qu’il se vit obligé de solliciter lui-même son emprisonnement.

Mais ce n’est pas assez de connaître les événe­ments qui composent la vie extérieure de Cardan ; il faut avoir une idée de son caractère, de sa physionomie morale, une des plus bizarres qu’on puisse se représenter, et que nul n’aurait imaginée si elle n’avait pas existé réellement. On peut dire sans exagération qu’il réunissait en lui les éléments les plus opposés de la nature humaine. D’une vanité sans mesure, qui perce dans chaque ligne de ses écrits, qui le porte à compter sa propre naissance parmi les événements les plus mémo­rables du monde, et à se regarder comme l’objet d’une protection miraculeuse de la part du ciel, il parle de lui en des termes qui, dans la bouche d’un autre, pourraient sembler d’atroces calom­nies. Il était, s’il faut l’en croire, naturellement enclin à tous les vices, et porté vers tout ce qui est mal : colère, débauche, vindicatif, joueur, impie, intempérant en actions et en paroles, toujours prêt à blesser même ses meilleurs amis (de Vita propria, c. XII). Nous ajouterons que le tableau qu’il nous a laissé lui-même de ses habi­tudes et de ses mœurs n’est pas propre à démentir ce jugement. Croit-on que ce soit l’amour de la vérité qui lui fait tenir un tel langage ? Mais le même homme ne recule pas devant les plus grossiers mensonges. Il se vante de posséder plusieurs langues sans les avoir jamais apprises, et toutes les sciences sans les avoir étudiées ; il s’attribue le don surnaturel de connaître l’avenir, de voir en plein jour le ciel semé d’étoiles, d’entendre ce qu’on dit de lui en son absence, et de tomber en extase à volonté. Enfin il nous assure avoir eu, comme Socrate, un génie fa­milier. S’il s’élève quelquefois à la hauteur du génie, si les aperçus les plus originaux et les plus profonds ne manquent pas dans ses écrits, d’ailleurs si variés, plus souvent encore il tombe au-dessous du vulgaire bon sens dans les su­perstitions les plus décriées, dans des actes qui touchent à la folie. Il croit aux songes, à la di­vination, aux amulettes, à l’astrologie judiciaire ; il fait des horoscopes parmi lesquels il faut compter celui de Jésus-Christ ; et malgré les éclatants dé­mentis qu’il reçoit des événements, il persiste dans sa chimère. Quant à la folie, comment ne point la reconnaître dans le trait suivant : il ne pouvait pas, nous assure-t-il, se passer de souffrir, et quand cela lui arrivait, il sentait s’élever en lui une telle impétuosité, que toute autre douleur lui semblait un soulagement. Aussi avait-il l’ha­bitude, dans cet état, de mettre son corps à la torture jusqu’à en verser des larmes, et la pensée même du suicide venait plus d’une fois se pré­senter à son esprit. Ce n’est pas seulement la raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée, lorsque arrivé presque au terme de son existence il compte sérieusement au nombre de ses plus grands malheurs l’état d’impuissance où il a vécu jusqu’à l’âge de trente ans. Qui oserait s’attendre ensuite à rencontrer à côté d’un regret si ex­traordinaire ces nobles et touchantes paroles : « J’aime la solitude ; car, lorsque je me trouve seul, je suis plus qu’en tout autre temps avec ceux que j’aime ; je veux dire avec Dieu et avec mon bon génie » ? La vérité est que Cardan avait souvent des élans presque mystiques, et son esprit s’était nourri de la lecture de Platon, de Plotin et d’autres écrivains du même ordre (de Vita propria, c. XVIII). Mais là ne se bornait pas son érudition philosophique. Il connaissait aussi Aristote, Avicenne, Alexandre d’Aphrodise, mais surtout Galien, qu’il cite à chaque pas dans le texte grec. Nous avons cru devoir insister sur ces détails, parce que la personne de Cardan ne nous paraît pas moins intéressante pour la science de l’esprit humain, que ses idées et ses doctrines.

Les opinions philosophiques de Cardan sont inséparables de ses vues générales sur la nature et la composition de l’univers. Elles ne sont pas toujours très arrêtées ni parfaitement conséquentes dans les détails ; cependant elles offrent dans leur ensemble un caractère d’incontestable unité. Le fond en est souvent ancien et visible­ment emprunté d’ailleurs ; mais les développe­ments auxquels elles donnent lieu, et les idées accessoires qui s’y rattachent, ne manquent ni d’originalité ni de profondeur. En voici à peu près la substance.

Ce qu’on appelle la nature n’est pas un principe à part dans l’univers, ni une force distincte ayant ses attributions propres : c’est l’ensemble des êtres et des choses ; c’est l’univers lui-même.

Il faut distinguer dans l’univers trois principes, trois choses éternelles et également nécessaires, sans lesquelles aucune autre ne saurait exister, à savoir : l’espace, la matière et l’intelligence ou l’âme du monde. Quelquefois ces principes sont portés au nombre de cinq, lorsqu’on y ajoute le mouvement et qu’on distingue l’âme du monde de l’intelligence. Mais cette distinction, comme nous le verrons bientôt, est aux yeux de Cardan une pure abstraction ; et quant au mouvement, il n’est que l’une des fonctions de l’âme univer­selle.

L’espace, c’est ce qui contient les corps ; mais il ne contient pas l’univers, y étant lui-même contenu. Il est éternel, immobile, immuable, et n’existe nulle part sans corps ; en d’autres termes, il n’y a pas de vide dans la nature. Sur ce point Cardan a devancé Descartes.

La matière est éternelle comme l’espace, qu’elle remplit partout ; mais elle n’est ni immobile ni immuable ; elle passe, au contraire, incessamment d’une forme à une autre par l’intermédiaire de deux qualités primordiales : la chaleur et l’humi­dité. La chaleur est, non pas le principe, mais l’organe, l’instrument du mouvement, et le véhi­cule de la vie ; c’est au moyen de la chaleur que l’âme ou le principe de la forme agit sur la matière ; et que les éléments de la matière se décomposent et se réorganisent, pour passer de la vie à la mort et de la mort à la vie. L’humidité, au contraire, est l’instrument de la résistance et la condition de l’inertie. La matière avec ses deux qualités opposées, étant un principe néces­saire des choses, on ne peut pas dire qu’elle soit un mal : elle n’est que le moindre et le dernier des biens ; et ceux-ci ne sont pas détruits, mais diminués par sa présence.

Il n’est pas un corps, pas une portion de ma­tière qui puisse être conçue sans forme. Toute forme est essentiellement une et immatérielle, c’est-à-dire une âme ; par conséquent tous les corps, même les plus insensibles en apparence, sont des êtres animés. D’ailleurs, tous les corps sont susceptibles de mouvement, et le mouve­ment ne peut s’expliquer que par une force immatérielle. Encore bien moins peut-on ex­pliquer sans un principe pareil la sensibilité, l’instinct et l’intelligence. Mais toutes les âmes particulières ne sont que des fonctions ou des attributions diverses d’une âme universelle, c’est-à-dire de l’âme du monde (de Natura, 3e partie, ch. II).

L’âme du monde est à la nature entière ce que notre âme particulière est à notre corps, et Cardan n’hésite pas à citer pour son propre compte ces vers fameux :

Spiritus intus alit totumque infusa per orbem Mens agitat molem et magno se corpore miscet. Toutes les formes des êtres, toutes les âmes par­ticulières sont renfermées en puissance dans l’âme unique et universelle, comme tous les nombres sont renfermés dans la décade. Pour les produire hors de son sein et donner naissance aux créatures innombrables dont l’univers est peuplé, il lui suffit de se montrer elle-même et de se développer dans toute l’étendue de sa puissance. On peut la comparer à la lumière du soleil, qui, bien qu’une dans son essence et toujours la même, ne laisse pas d’apparaître à nos yeux sous une diversité infinie d’images (ubi supra). Le rapport des âmes particulières à l’âme universelle peut aussi se comprendre par ce qui se passe entre les vers et la plante dont ils se nourrissent et sur laquelle ils vivent. Or, il est évident que la plante et les vers, quoique parfaitement distincts par la forme, ne sont pourtant qu’une seule et même substance. Seulement il ne s’agit ici que d’une substance relative et mortelle, tandis que les âmes jouissent de l’immortalité comme le principe dont elles sortent (Theonoston, seu de Animi immorta­litate, lib. II, § 31).

On se demande, après cela, quelle place il reste à Dieu, et comment il se distingue de cette force universelle, également infinie, principe spirituel de tous les êtres, moteur et organisateur de l’univers. Cardan ne répond nulle part à cette question. Il adresse bien à Dieu des hymnes ; il reconnaît en lui l’être infini, et parle de son immensité ; mais ses autres attributs, et surtout ses rapports avec l’âme du monde, son rôle dans la création, il se garde de les définir. On ne peut pas dire qu’il admette, à l’exemple de Platon, au-dessus de l’âme du monde, une intelligence suprême, ayant sa propre substance, et exerçant sur tous les autres principes un pouvoir absolu. Cardan dit expressément que le principe de l’intelligence, de la sensibilité et de la vie, est un seul et même être ; que l’âme n’est pas seulement le principe universel, qu’elle est la substance première et véritable de toutes choses. Planum est idem esse quod sentit, intelligit, vivit… Anima est ergo quæ non solum prin­cipium est omnium, sed etiam primum et verum subjectum. (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439 de l’édit. de Lyon.)

Cependant nous devons dire que Cardan, de son propre aveu, n’a pas toujours été du même avis sur la nature de l’intelligence et ses rapports avec les différents êtres. Dans le traité de Uno, un des premiers qu’il ait publiés sur des matières philosophiques, il se déclare pour la doctrine d’Averroès et n’admet pour tous les êtres qu’une seule intelligence, un seul entendement pénétrant dans tous les corps organisés, capable de lui donner accès ; demeurant, au contraire, plus ou moins éloigné de ceux qui ne remplissent pas cette condition, illuminant le corps de l’homme, parce qu’il est d’une composition plus subtile, et rayonnant extérieurement autour de la brute, parce qu’elle est formée d’une matière plus gros­sière. Plus tard, dans le livre de Consolatione (liv. II, t. Ier, p. 598 de l’édition de Lyon), il enseigne précisément le contraire. Il nie formelle­ment qu’il puisse exister une intelligence unique, soit pour les êtres vivants en général, soit seule­ment pour les hommes : il soutient, au contraire, que l’intelligence est toute personnelle, qu’elle ne vient pas du dehors comme un rayon émané d’un foyer étranger ; mais qu’elle a son siège en nous-mêmes, qu’elle fait partie de nous ; et nous est entièrement propre comme la sensibilité. Car ; dit-il, nous savons par expérience que la faculté de comprendre ne s’exerce pas en nous d’une autre manière que la faculté de sentir. Cela n’empêche pas l’esprit de l’homme d’être d’une origine céleste ; mais il se divise en un nombre infini de parcelles dont chacune devient le centre d’une existence à part. De là résulte évidemment que les âmes elles-mêmes doivent être considérées comme autant de substances distinctes et parfai­tement indépendantes les unes des autres, ce que Cardan n’hésite pas à reconnaître, non-seulement pour la vie présente, mais pour celle qui nous attend au delà du tombeau. Voici, au reste, ses propres paroles (ubi supra) : « Ainsi les âmes humaines demeurent distinctes les unes des autres, même après la mort, avec toutes les facultés qui leur sont propres, comme la volonté, l’intelligence, la sagesse, la science, la réflexion, la raison, la connaissance des arts et toutes autres qualités semblables. » Enfin, dans un troisième écrit, intitulé Theonoston, ou de l’immortalité de l’âme, Cardan s’écarte à la fois des deux opinions précédentes, en s’efforçant, en quelque sorte, de les concilier entre elles. Il n’admet, comme la première fois, qu’une seule âme et une seule intelligence ; mais cette intelligence lui apparaît sous un double point de vue : elle peut être considérée en elle-même, comme absolue et dans l’éternité ; alors elle ne connaît que l’universel, c’est-à-dire sa propre essence, et ses opérations ne peuvent pas se distinguer les unes des autres. Mais elle se montre aussi dans le temps : elle se manifeste par certains organes, au nombre des­quels il faut compter l’homme, et dans ce cas ses opérations sont multiples, chacune d’elles devant occuper un point différent de la durée ; elle nous semble douée de facultés diverses plus ou moins développées, selon la perfection de l’organe ou de l’instrument (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439). Pour excuser ces variations dans ses doctrines, Cardan fait remarquer que telle est la condition de l’esprit humain, que les vérités les plus utiles et les plus importantes ne peuvent pas être trouvées en un jour.

Nous venons de voir que Cardan regarde l’homme comme un organe de l’intelligence et, par conséquent, de l’âme universelle. Cela ne l’empêche pas de le considérer isolément comme un être à part, et nous nous hâtons d’ajouter que l’on trouve dans cette partie de sa philosophie des observations profondes, délicates, mais mê­lées, comme toujours, de paradoxes et d’erreurs. Ce qui constitue à ses yeux le caractère distinctif de l’être humain, c’est (il l’appelle par son nom) la conscience. Les animaux, doués seulement d’une âme sensitive, ne connaissent pas, si par­faits qu’ils soient, d’autre règle que celle d’un aveugle instinct ; en un mot, ils ne savent pas ce qu’ils sont ; tandis que l’homme se connaît lui-même et a conscience de la connaissance qu’il a des autres êtres. Ipse autem se ipsum agnoscit ac reliqua se agnoscere intelligit (de Natura, c. i). La conscience le conduit à la distinction de l’âme et du corps, qu’il démontre aussi bien qu’on pourrait le faire aujourd’hui par l’unité, l’identité de l’être pensant et le fait du libre arbitre. Il n’y a qu’un être intelligent, ayant con­science de lui-même, c’est-à-dire un être identique, qui puisse trouver en soi la règle de ses actions (Theonoston, lib. II, § 19, et lib. III). Enfin, après avoir établi que l’âme est distincte du corps, Cardan entreprend d’en démontrer l’immortalité. C’est ici surtout qu’il fait preuve d’une solide et profonde érudition. Il rapporte avec beaucoup d’exactitude, avec beaucoup d’ordre et de préci­sion, tous les arguments allégués par les philo­sophes pour ou contre le dogme de la vie future (Theonoston, lib. V). Quant à lui, sur des preuves qui n’offrent pas un grand caractère d’originalité, il admet ce dogme ; mais, en même temps, il le déclare tout à fait inutile, et même dangereux dans la pratique. Le sceptique, le matérialiste avoué, est obligé, selon lui, de se montrer d’au­tant plus irréprochable dans sa conduite, qu’il attire tous les regards et qu’il éveille tous les soupçons. D’ailleurs n’avons-nous pas, pour rem­placer la crainte d’une autre vie, les mouvements naturels de la conscience, la crainte de la justice des hommes, le sentiment de l’honneur, le res­pect de nous-mêmes et de nos amis, enfin la force de l’habitude et de l’éducation ? En revanche, le mal dont Cardan accuse le dogme de l’immor­talité lui paraît incontestable ; car s’il n’existait pas dans l’esprit des hommes, on n’aurait pas à déplorer les guerres de religion, les plus cruelles entre toutes les guerres, et le plus grand des fléaux (de Immortalitate animarum, c. xi).

Il est évident que l’immortalité, pour Cardan, ne saurait être autre chose que la continuité, que l’éternité du principe unique de toute vie et de toute intelligence. Il nous apprend lui-même, dans le de Vita propria (c. xliv), le dernier ou­vrage sorti de sa plume, qu’il croyait à l’égalité non-seulement de tous les hommes, mais de tous les êtres vivants. Mais il distingue dans ce prin­cipe plusieurs fonctions ou plusieurs attributs, qui suffisent à l’explication de tous les phénomè­nes de la vie humaine et de l’univers en général : 1o l’intelligence proprement dite ; 2o l’imagina­tion ; 3o les opérations des sens ; 4o les fonctions vitales ; 5o le mouvement. L’intelligence est le privilège exclusif de l’homme. L’imagination et les sens appartiennent à la fois à l’homme et aux animaux ; le principe vital est dans tous les êtres organisés, dans les plantes comme dans les ani­maux. Enfin le mouvement existe indistinctement dans tous les corps (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439).

Cardan s’est occupé aussi de la dialectique ; et quoique l’ouvrage qu’il a publié sur ce sujet (t. Ier, p. 229 de l’édition de Lyon) ne soit pas autre chose, au fond, qu’un résumé de la Logique d’A­ristote, on y trouve cependant des détails intéressants et des réflexions judicieuses sur la méthode à observer dans les différentes sciences.

Nous n’en dirons pas autant de l’écrit qui a pour titre de Socratis studio, véritable pamphlet composé de toutes les calomnies répandues contre Socrate par Aristophane et Athénée. Croirait-on que les plus grands griefs reprochés par Cardan au philosophe athénien soient précisément son désintéressement, sa prédilection pour la morale, son aversion pour les disputes stériles de l’épo­que, enfin sa mansuétude et sa patience au sein de sa propre famille ? Il prétend que cette der­nière vertu est un encouragement funeste pour les femmes qui manquent de soumission envers leurs maris. Il ne traite pas mieux les disciples de Socrate. Platon est un vil flatteur des tyrans, Xénophon un soldat ignorant, cupide et traître à sa patrie ; Aristippe n’a fait que développer en pratique et en théorie les véritables conséquences de l’enseignement de son maître.

Il serait beaucoup trop long d’énumérer ici tous les écrits de Cardan, dont la plupart sont étrangers à l’objet de ce Recueil. Nous nous con­tenterons de citer le Theonoston, le livre de Con­solatione, les traités de Natura, de Immortali­tate animarum, de Uno, de Summo bono, de Sapientia, et le livre de Vita propria, comme la source où nous avons puisé les éléments de la doctrine philosophique de Cardan. Sa théorie de la nature se trouve exposée principalement dans les deux ouvrages de Subtilitate et de Rerum va­rietate. Les œuvres complètes de Cardan ont été réunies par Charles Spon en 10 vol. in-fo, Lyon, 1663, et Cardan lui-même, sous le titre de Libris propriis, nous en a laissé une notice étendue, imprimée dans le premier volume de l’édition que nous venons de citer, et que nous avons sous les yeux en rédigeant la présente analyse.

CARDINALES (vertus cardinales). On appelle ainsi les aspects les plus généraux et les plus importants de la moralité humaine, essentielle­ment une de sa nature ; les vertus qui contien­nent en elles et sur lesquelles s’appuient toutes les autres. Elles sont au nombre de quatre : la force, la prudence, la tempérance et la justice. Tout le monde comprendra sans peine ce qu’il faut entendre par la tempérance et par la justice, laquelle n’est vraiment efficace que par la bonté (justitia cum liberalilate conjuncta). Mais com­ment la force et la prudence sont-elles comptées au nombre des vertus ? C’est que par la force il faut entendre ici avec Cicéron (de Offic., lib. I, c. XX) cette grandeur d’âme, cette énergie morale qui consiste à se mettre au-dessus de tous les avantages et de toutes les misères de ce monde, et à ne reculer devant aucun sacrifice pour faire le bien. La prudence doit être entendue dans le sens de son étymologie antique ; elle est la con­naissance de la vérité dans son caractère le plus élevé, et suppose que l’intelligence y a été pré­parée par la méditation et par la science.

Cette division de la vertu est très-ancienne, aussi ancienne, on peut le dire, que la morale ; car on la trouve déjà dans l’enseignement de So­crate, tel qu’il nous a été conservé par Xénophon, mais avec une légère différence : c’est que le respect de la Divinité (εὐσέβεια) y tient la place de la prudence ou de la science, qui, réunie à la vertu, doit constituer la sagesse. Platon a con­servé la même doctrine en lui donnant seulement un caractère plus systématique et en le ratta­chant intimement à ce qu’on peut appeler sa psychologie. En effet, après avoir distingué dans l’âme trois éléments, le principe de la pensée, le principe de l’action et celui de la sensibilité, ou ce qu’on appelle vulgairement l’esprit, le cœur et les sens, il admet pour chacun de ces éléments une vertu particulière, destinée à le développer ou à le contenir : pour les sens, la modération ou la tempérance ; pour le cœur, la force et le cou­rage · pour l’esprit, la science dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire la science du bien. Enfin, du mélange et de l’accord de ces trois premières vertus, il en naît une quatrième qui est la justice. Mais la justice, pour Platon, n’est pas simplement cette qualité négative qui con­siste à respecter les droits d’autrui et à rendre à chacun ce qui lui est dû ; elle est l’ordre même dans la plus noble acception du mot ; elle est le développement harmonieux de toutes les facultés de l’individu et de toutes les forces de la société ; elle est la vie humaine dans sa perfection (Platon, Republ., liv. IV). Après Platon, l’école stoïcienne a donné à ce même point de vue une consécra­tion nouvelle, mais en le détachant du système psychologique et métaphysique sur lequel il s’ap­puyait d’abord, pour en faire un principe indé­pendant, appartenant exclusivement à la morale. Des stoïciens il a été transmis à Cicéron, qui le développe avec beaucoup d’élégance dans son traité des Devoirs, d’où il a passe dans la plupart des traités de la morale chrétienne, avec les ter­mes mêmes de la langue latine, termes qui ont aujourd’hui perdu leur signification primitive. Mais le christianisme, trouvant incomplète cette base de la morale, et forcé de la trouver telle par la nature de ses dogmes, y a ajouté ce qu’il appelle les vertus théologales. Les philosophes modernes, au lieu de s’occuper de la division des vertus, travail assez stérile en lui-même, ont mieux aimé rechercher d’abord quel est le prin­cipe suprême de la moralité humaine, la loi ab­solue de nos actions, ensuite quels sont les de­voirs particuliers qui en découlent, quelle est notre tâche dans chacune des positions de la vie.

Il existe sur le sujet qui vient de nous occu­per deux traités spéciaux : l’un de Clodius, qui a pour titre : de Virtutibus quas cardinales ap­pellant (in-4, Leipzig, 1815) ; l’autre, beaucoup plus ancien, est l’ouvrage de Gémiste Pléthon, de Quatuor Virtutitus cardinalibus, publié en grec avec une traduction latine par Ad. Occone (in-8, Bâle, 1552).

CARNÉADE de Cyrène, né vers la troisième année de la cxlie olympiade, est l’esprit le plus ingénieux et le plus brillant qui ait honoré la dé­cadence de l’école académique. Moins original, moins profond, moins sérieux même qu’Arcésilas, qui est le véritable père de la philosophie de la vraisemblance, Carnéade a été surtout un rhéteur plein de ressources et d’esprit, un dialecticien d’une subtilité et d’une souplesse merveilleuses, un adversaire habile et acharné de l’école stoï­cienne. se peignait fort bien lui-même et don­nait une fort juste idée de son rôle philosophique, en disant : « Si Chrysippe n’eût point existé, il n’y aurait pas eu de Carnéade. »

Élève d’Hégésinus, qui lui transmit l’enseigne­ment traditionnel de l’école, initié par Diogène de Babylone à la dialectique stoïcienne, Carneade reprit avec un éclat nouveau la lutte engagée par Arcésilas, et il fut pour Chrysippe ce que le chef de la nouvelle Académie avait été pour Zé­non.

Les historiens anciens de la philosophie nous représentent Carnéade comme un raisonneur vrai­ment merveilleux et doué de ressources extraor­dinaires. Capable de tout oser et de réussir en tout, il savait tout rendre vraisemblable, même l’absurde, et tout obscurcir, même l’évidence. Un jour, devant l’élite de Rome, qui, pour l’en­tendre, désertait ses fêtes (Lactance_, Inst. div., liv. V, ch. xv ; Plut., in Cat. maj.), il peignit la justice avec une éloquence divine. Le lende­main il démontra que la justice est un mot. vide de sens, et se fit applaudir du même auditoire (Cicéron, de l’Oraleur, liv. III, ch. xvm).

Quelle doctrine eût subi impunément les atta­ques d’un tel adversaire ? Le stoïcisme, déjà ébranlé, faillit y périr. La physiologie de Zénon et de Chrysippe, leur dieu-monde, animal éter­nel dont la providence universelle n’est qu’une universelle fatalité, leur théorie de l’indifférence du plaisir, toute leur métaphysique, toute leur morale, Carnéade n’épargnait rien. Mais la lutte s’engagea principalement sur les questions logi­ques, et, entre autres, sur la question de la cé­lèbre φανταρία καταληπτική (Sextus, Adv. Mathem., p. 212 scjq., édit. de Genève), type et me­sure de la vérité dans toute l’école stoïcienne. A l’aide de sorites ingénieux (le sorite était l’ar­gument favori de Carnéade), il s’attacha à prou­ver qu’entre une perception vraie et une percep­tion fausse il n’y a pas de limite saisissable, l’intervalle étant rempli par une infinité de per­ceptions dont la différence est infiniment petite (Cicéron, Quest. acad., liv. II, ch. xvi ; Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. clxvii sqq.). Il alla jus­qu’à combattre l’axiome des mathématiques : deux quantités égales à une troisième sont égalés entre elles (Jalenus, de Optimo dicendi genere, p. 558 dans Sextus, édit. latine). Or, dégagez cet axiome du caractère mathématique qui en voile la généralité, vous avez le principe de contra­diction qui, sous une forme logique, n’exprime rien moins que la foi de la raison en elle-même. Le nier, c’est nier la raison, et atteindre la der­nière limite et la suprême extravagance du scep­ticisme.

Carnéade n’hésita pas, seulement il fit une réserve pour la pratique. Déjà la théorie du vraisemblable lui montrait la route de l’incon­séquence ; il y suivit Arcésilas. Toutefois, dis­ciple toujours original, il fit d’une théorie in­décise un système régulier, et porta dans l’analyse de la probabilité, de ses degrés, des signes qui la révèlent, la pénétration et l’ingé­nieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., 169, B. ; Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm ;

  • Cicéron, Quest. acad., lib. II, c. xxn et suiv.). Mais à quoi sert tout l’esprit du monde, séparé du vrai ? La première condition d’une solide théorie de la probabilité, c’est une théorie de la certitude. Car qu’est-ce que la probabilité, sinon une mesure ? Et comment mesurer sans une unité ?

On n’échappe pas à la logique par l’incon­séquence. Arcésilas et Carnéade avaient nié la certitude spéculative ; il fallut, bon gré, mal gré, aller jusqu’au scepticisme absolu et universel.

On peut dire que l’école académique périt avec Carnéade. Elle jeta quelque éclat encore, il est vrai, sous Antiochus et Philon ; mais ces esprits timides ne sont pas les véritables disciples de Carnéade et d’Arcésilas : l’héritier de la nouvelle Académie, c’est l’école pyrrhonienne renaissante ; le continuateur de Carnéade, c’est Ænésidème.

Sur Carnéade, voy. l’article de Bayle dans le Dictionnaire critique ; Huet, de la Faiblesse de l’esprit humain ; Gouraud, Dissertatio de Carneadis vita et placidis. Paris, 1848. in-8 ; Foucher, Histoire des académiciens, et les autres ouvrages indiqués à l’article Académie.

Em. S.

CARPENTIER OU CHARPENTIER (Jacques),

né à Clermont en Beauvoisis en 1524. Il etudia la philosophie à Paris, et la professa d’abord au collège de Bourgogne. Nommé plus tard pro­cureur de la nation de Picardie, il parvint aux fonctions de recteur de l’Académie de Paris pour la philosophie, et remplit cette place durant seize ans, jusqu’à sa mort, arrivée en 1574. Doc­teur en médecine, ce fut sans doute à la pro­tection du cardinal de Guise qu’il dut d’être le médecin du roi Charles IX. Mathématicien dis­tingué, il soutint une lutte très-vive contre Ra­mus, pour une chaire de mathématiques^ laissée vacante par la retraite du titulaire, qui la lui résignait. La contestation fut portée jusqu’au Parlement. Le conseil même du roi dut inter­venir ; et, après de longs débats, en 1568, la chaire fut maintenue à Charpentier.

Le nom de Charpentier est surtout célèbre par la mort de son infortuné rival. De Thou, dans le livre III de son Histoire, à l’année 1572, n’hé­site pas à charger la mémoire de Charpentier du meurtre de Ramus. Suivant lui, et il ne faut pas oublier que c’est le témoignage d’un contem­porain, c’est Charpentier qui excita l’émeute des écoliers, assassins du hardi novateur ; le témoi­gnage du grave historien n’a pu être formel­lement démenti ; et, dans les œuvres de Char­pentier lui-même, certains passages, que nous citerons plus bas, semblent prouver qu’il avait prévu cette catastrophe, et qu’il en fut certai­nement peu affecté.

Charpentier n’a point, en philosophie, de doc­trine originale ; il ne tient une place dans l’his­toire de la science que par son ardent attachement au système d’Aristote : et il faut le classer parmi les plus purs péripateticiens. Il se porta contre Ramus le constant adversaire de toute innovation ; et il crut devoir, pour l’intérêt même de la jeu­nesse qui lui était confiée, maintenir dans toute leur sévérité les études et la discipline telles que le passé les avait faites et les lui avait transmises. Tous ses ouvrages, toute sa polémique n’eurent que ce seul but. 11 se contenta de porter dans l’exposition des doctrines plus d’ordre, plus de clarté que. la scolastique n’en avait mis ; et à cet égard, il rendit de très-réels services ; mais, quant au fond même, quant aux principes, il s’y montra fidèle jusqu’à la passion et à l’entêtement. Il est vrai que les réformes proposées par Ramus n’étaient guère acceptables ; mais à ces tentatives un peu hasardeuses, on pouvait en substituer de plus prudentes, et Charpentier n’y parut pas même songer. Scs livres de logique, assez nom­breux. ne sont qu’une reproduction fidèle et très-régulière des opinions d’Aristote ; il ne va point au delà ; ses livres de physique le répètent également, et c’est toujours aux observations du philosophe grec qu’il a recours ; ce n’est pas aux sienne* propres, qui pouvaient certainement lui en apprendre bien davantage sur les questions de physiologie qui paraissent l’avoir occupé.

Parmi ses ouvrages on en peut distinguer deux : Descriptio universce naturœ, en quatre livres, où il traite successivement des principes communs des choses, des cinq corps simples, des mixtes imparfaits ou météores, et enfin de l’âme. Ce n’est qu’un extrait fort clair du système d’A­ristote sur ces grands objets, et il le tire, avec une sagacité qui pouvait être mieux employée, de la Physique, du traité du Ciel, de la Météo­rologie et du traité de l’Ame. Le second ouvrage de Charpentier qu’on peut citer est plus impor­tant que celui-ci : c’est sa traduction, avec com­mentaires, du petit traité d’Aicinoüs sur le sys­tème de Platon. C’est pour lui une occasion de comparer Aristote et Platon sur toutes les par­ties de la philosophie ; et il établit cette com­paraison avec une érudition étendue et très-solide, qui peut encore éclairer les études de notre temps. Sa préface surtout est remarquable, et elle sera toujours lue avec grand profit par ceux qui voudront traiter cet inépuisable sujet. A la suite de chacun des chapitres d’Alcinoüs, des remarques parfaitement classées, et rédigées avec un ordre fort rare à cette époque de science un peu confuse, expliquent toutes les difficultés du texte, et servent à en éclaircir le résumé, qui est lui-même concis et substantiel. Charpentier y déploie des connaissances très-profondes et trèsexactes. L’histoire de la philosophie comptait certainement alors fort peu de savants qui la connussent aussi bien ; et Ramus, sur ce point, était loin de valoir son adversaire. De plus, Charpentier, tout péripatéticien qu’il est, sait rester parfaitement juste envers Platon, et il n’hésite pas, sur quelques-uns des points les plus graves, à lui donner tout avantage sur Aris­tote, notamment en ce qui concerne l’immortalité de l’àme. Ce livre, quoique très-bien composé, est entremêlé de digressions au nombre de douze, dans lesquelles Charpentier, à propos, il est vrai, des questions traitées par Alcinoüs, revient à ses querelles personnelles, et expose aussi ses propres opinions sur quelques-uns des plus grands pro­blèmes de la science, les idées et les universaux, l’immortalité de l’âme, le destin, le libre ar­bitre, etc. Il défend, dans l’une entre autres, le dieu d’Aristote contre la théodicée de Platon, et il s’appuie même sur les dogmes chrétiens pour soutenir la doctrine péripatéticienne.

La première de ces digressions est consacrée à sa méthode, question fort controversée entre Ramus et lui ; et, à cette occasion, il reprend toute la lutte antérieure et en raconte les phases. Il remonte jusqu’au fameux arrêt royal du

  1. mars 1543, époque à laquelle il n’avait luimême que dix-neuf ans ; il cite cet arrêt tout entier avec la sentence du Parlement, et les sentences non moins graves que tous les savants français et étrangers avaient portées contre les audaces de Ramus. Après cette interruption, qui n’a pas moins de 132 pages, l’auteur reprend son commentaire précisément au point où il l’a laissé ; et de la note 4, où il avait quitté Alcinoüs pour Ramus, il passe à la note 5, où il continue et achève sa pensée. Les autres digressions sont conçues sur un plan tout pareil ; et de même que la première est dédiée au cardinal de Lor­raine, les autres le sont à quelques-uns des per­sonnages dont Charpentier avait obtenu la pro­tection ou l’amitié. Ce sont, en quelque sorte, des repos et des distractions que l’auteur donne à sa propre pensée et à ses lecteurs ; et, chose assez singulière, cette étrange façon de composer un livre n’ôte rien à la clarté et à l’unité de celui-là. Le ton de la polémique contre Ramus est celui d’une ironie qui ne se lasse point un seul instant. Ramus y est rarement désigné par son nom personnel. Il y est appelé Logodædalus,

DICT. PHILOS.

et le plus souvent Thessalus, du nom d’un mé­decin contre lequel Galien avait autrefois dirigé des sarcasmes non moins amers. Le commentaire sur Alcinoüs est suivi d’une lettre où l’auteur répond aux attaques de Ramus, qu’un premier pamphlet avait fait sortir d’un silence gardé depuis près de vingt ans. Charpentier, en se dé­fendant, affirme qu’il n’a pas été le premier agresseur, qu’il a même jadis rendu des services à celui qui le provoque. Et dans une seconde lettre, datée de janvier 1571, il avertit Ramus de prendre garde à l’issue que ses invectives pour­raient bien avoir un jour. Nulla animi atten­tione consideras quis tuarum contentionum exitus esse possit. Est-ce un sinistre présage ? et ces paroles que l’aigreur de la polémique a peutêtre seule inspirées, indiquent-elles déjà la dé­plorable vengeance sous laquelle Ramus suc­combait dix-huit mois plus tard ? Qui pourrait le dire ? En terminant l’édition de son Alcinoüs, qui est de 1573, Charpentier lui-même parle de la mort de son ancien adversaire, et il n’a pas un mot pour le plaindre. Il rejette sur les dés­ordres du temps le retard apporté dans ses tra­vaux ; mais il s’applaudit de cette nouvelle lu­mière, qui, au mois d’août dernier, s’est levée sur la religion chrétienne, de même qu’il félicite le roi et les Guise dans sa dédicace : « Puis est venue s’y joindre la mort inopinée de Ramus et de Lambin. Ils sont morts tous deux comme je mettais la dernière main à mon ouvrage, dont la plus grande partie était dirigée contre eux, non sans quelque aigreur venue de la discussion. Je me suis pris à craindre de sembler combattre contre des ombres ou me réjouir insolemment de leur mort, qui m’a ôté, je l’avoue, les plus vifs aiguillons à la culture assidue des lettres. » Bien qu’il avoue qu’il a été sur le point de sup­primer cette seconde édition, ce n’est pas le lan­gage d’un homme qui comprend ou qui prévoit l’affreuse responsabilité qui va peser sur lui. A côté de ce souvenir si peu généreux donné à son adversaire, il soufTrait qu’un de ses collègues, Duchesne, insultât la mémoire de Ramus dans une de ces pièces de vers que l’usage du temps exigeait en tête des ouvrages les plus sérieux. Duchesne se moque de la tombe que Thessalus a trouvée dans la Seine, toute digne qu’elle était de lui ; et Charpentier place cette atroce épigramme au frontispice de son Alcinoüs. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas oublier que cet Alcinoüs est dédié au cardinal de Lorraine, qui, protecteur de Charpentier, l’avait été jadis aussi de l’infortuné Ramus. Charpentier mourait lui-même, l’année suivante, de phthisie, el à peine âgé de cinquante ans.

On peut distinguer encore parmi ses ouvrages ses Animadversiones in libros tres dialecti­carum institutionum Petri Rami : c’est le plus important de ses travaux logiques ; il est de 1555. Charpentier occupait déjà des fonctions assez élevées dans l’Académie de Paris ; il se plaint des provocations de Ramus, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il se décide à lui répondre. Il le l’ait d’ailleurs avec une sorte de modération ; et, reprenant une à une ses assertions prin­cipales, il lui en démontre la fausseté avec une érudition et une science certainement très-supérieures. Avant ce combat public, les deux adver­saires avaient discuté ces règles d’abord devant l’Académie, puis devant le cardinal de Lorraine, qui s’était porté modérateur entre eux. Ce qui indigne surtout Charpentier c’est que Ramus veut enseigner la logique aux jeunes gens en moins de deux mois. Qu’aurait-il dit s’il avait su que, plus tard, les écrivains de Port-Royal en pré­tendraient réduire l’étude à quatre ou cinq jours  ?

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Quels qu’aient été les torts de Charpentier, on peut dire qu’il apportait dans ses discussions des qualités rares, un savoir étendu et précis, une méthode excellente, une parfaite justesse d’esprit à défaut de génie, et qu’il employait déjà les procédés d’une critique saine et forte, qui depuis a été rarement surpassée. C’étaient là des titres suffisants à l’attention de l’histoire, et l’on doit s’étonner que l’exact Brucker l’ait passé sous silence dans son grand ouvrage. Il y a fait figurer bien des noms qui ne valent pas celuilà.

Voici la liste des ouvrages les plus’remar­quables de Charpentier par ordre de dates : Des­criptio universœ artis disserendi ex Arislot. Organo collecta et in tres libros distincta, in-4, Paris, 1654 ; Animadversiones in libros 1res dialecticarum institutionum Petri Rami} in-4, ib. ? 1555 ; de Elementis et de meteoris, tra­duit de l’italien, in-4, ib., 1558 ; Disputatio de animo, methodo peripatetica utrum Arislot. mortalis sit an immortalis, traduit aussi de l’italien, in-4, ib., 1558 ; Descriptionis logicæ liber primus, in-4, ib. ; 1560 ; Descriptio uni­versœ naturœ ex Aristotele, in-4, ib., 1560 ; Artis analylicœ sive judicandi descriptio ex Aristot. Analyt. poster., in-4, ib., 1561 ; Compendium in communem artem disserendi, in-4, ib., 1561 ; Platonis cum Aristotele in universa philosophia comparatio quæ hoc commentario in Alcinoi institutionem ad ejus­dem Platonis doctrinam explicatur, in-4, ib., 1573. Cette édition contient plusieurs lettres et pamphlets contre Ramus, de 1564, 1566, 1569 et 1571. On attribue aussi à Charpentier la pu­blication de l’ouvrage apocryphe d’Aristote de la Métaphysique Égyptienne : Libri XIVqui Aristo­telis esse dicuntur de secretiore parte divinœ sapientice secundum Ægyptios ex arabico ser­mone, in-4, Paris, 1571.B. S.-H.

CARPOCRATE, originaire d’Alexandrie et chrétien de naissance, est le fondateur d’une secte philosophique et religieuse qui jeta un certain éclat dans le second siècle de notre ère. Il paraît avoir eu le projet de concilier le christianisme, non-seulement avec la philosophie orientale, mais aussi avec les principaux systèmes de la philoso­phie grecque, et, en particulier, avec le platonis­me, auquel il emprunta la théorie de la préexis­tence des âmes et de la réminiscence. Comme la plupart des gnostiques, il attribuait la création du monde à des génies inférieurs et malfaisants, au-dessus desquels il reconnaissait, comme prin­cipe suprême, l’unité que l’esprit peut atteindre par un mode supérieur de connaissance. Epipha­ne, fils de Carpocrate, compléta la doctrine mé­taphysique de son père par un système de morale dont le point de départ était la communauté de toutes choses : ce qui l’amenait à considérer les lois humaines comme des infractions à la loi di­vine, puisqu’elles ne permettent pas que le sol, les biens de la terre et les femmes soient com­muns entre les hommes. Ces détestables maximes firent imputer aux disciples de Carpocrate de hon­teux ex ès. Cependant saint Irénée déclare douter qu’il se fît parmi eux « des choses irréligieuses, immorales, défendues. » Voy. Gnosticisme. X.

CARTÉSIANISME. Nous donnons le nom de cartésianisme au mouvement philosophique qui s’est accompli pendant le xvif siècle sous l’in­fluence de Descartes. Nulle révolution philoso­phique, soit dans les temps anciens, soit dans les modernes, n’a été plus grande et plus féconde ; nulle n’a donné une plus sûre impulsion à toutes les branches des connaissances humaines ; nulle n’a suscité plus de systèmes, et entraîné plus de grandes intelligences. Mais est-il juste de donner exclusivement le nom de Dcscartes à cette révo­lution de laquelle est sortie la philosophie mo­derne tout entière ? Descartes en est-il bien le chef et le principal promoteur ? N’est-elle pas en grande partie l’ouvrage des philosophes du xve et du xvic siècle ? et Bacon ne peut-il pas aussi en revendiquer la gloire ? Il est vrai que dans le cours du xv“ et du xvie siècle la philosophie avait vu se succéder d’audacieux réformateurs qui sont les précurseurs de Descartes. Tous par des voies diverses, les uns par le péripatétisme, les au­tres par le platonisme et le mysticisme ; les uns avec une tendance empirique, les autres avec une tendance idéaliste, avec plus ou moins de talent et d’audace, ont préparé la ruine de la philosophie scolastique et de l’émancipation de la raison. Pomponace, Vanini suivent encore en ap­parence l’autorité d’Aristote, mais ils l’interprè­tent à leur manière ; François Patrizzi et Ramus s’attachent, au contraire, à Platon et font la guerre à Aristote ; Telesio, Giordano Bruno et Campanella rejettent également l’autorité de l’un et de l’autre, et entreprennent de fonder des systèmes sur la seule autorité de la raison. Enfin les grands mystiques de la même époque, tels que Paracelse, Robert Fludd, J. B. Van Helmont, entraînent aussi l’esprit, humain dans des voies nouvelles. La plupart de ces novateurs ardents ont même été martyrs de leurs généreux efforts pour conquérir l’indépendance de la pensée phi­losophique. Rien de plus vrai que ce portrait du philosophe de la Renaissance tracé par Pompona­ce : « La soif de la vérité le consume, il est honni de tous comme un insensé, les inquisiteurs le persécutent : il sert de spectacle au peuple. » Tel a été, en effet, le sort des malheureux précur­seurs de Descartes. La soif de la vérité les con­sume, et pour l’éteindre, leur esprit fougueux se précipite dans toutes les directions sans règle ni méthode. Leur vie est errante et agitée, les in­quisiteurs les persécutent, l’exil, la prison, les tortures, le bûcher, voilà leur lot et leur partage. Ainsi ont vécu, ainsi sont morts Ramus, Giordano Bruno, Vanini,’Campanella. Sans nul doute, tous ces intrépides martyrs des droits de la raison avaient déjà beaucoup fait pour l’émanciper et préparer les voies à une philosophie nouvelle, et cependant beaucoup restait encore à faire. Ils avaient, il est vrai, courageusement protesté contre le joug de la philosophie scolastique ; mais tous n’avaient pas osé ouvertement protester au nom de la raison, la plupart avaient invoqué seulement une autorité contre une autre autorité, Platon contre Aristote. ou bien le véritable Aris­tote contre l’Aristote défiguré des écoles. Ceux-là mêmes qui avaient protesté contre le principe de l’autorite, au nom de la raison, n’avaient pas élevé leurs protestations à la hauteur d’une mé­thode. Mais il importe surtout de remarquer qu’aucun d’entre eux n’avait encore produit un système qui renfermât une part de vérité assez grande et dont les parties lussent assez fortement liées entre elles pour aspirer à remplacer la phi­losophie scolastique et à dominer sur les intelli­gences. Toutes ces diverses tentatives de réforme philosophique plus ou moins incomplètes^ plus ou moins malheureuses, viennent aboutir a Des­cartes, qui achève et fait triompher la révolution philosophique commencée avec tant d’ardeur et d’héroïsme par les philosophes du xv· et du xvie siècle.

Nous ne nions pas que l’auteur de Vlnstauratio mugna ait rendu des services à l’esprit hu­main et à la philosophie moderne ; mais nous ne pouvons pas le considérer, avec quelques philo­sophes écossais et quelques philosophes encyclo­pédistes du xviii" siècle, comme le promoteur principal de la rénovation de la philosophie et des sciences au xvne. Si Bacon a eu, dans le xvme siècle, des admirateurs qui ont fait sa part beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des détracteurs qui la font beaucoup trop petite. Nous ne donnons point dans l’excès de ces détracteurs aveugles et passionnés. Bacon est un grand es­prit, ses ouvrages contiennent des vues fécondes et vraiment prophétiques sur l’avenir de la science, sur la méthode et le perfectionnement des sciences d’observation ; mais Bacon n’est pas un métaphysicien, il ne pose ni ne recherche le principe de la certitude, et, en dehors de la mé­taphysique, son nom ne se rattache à aucune de ces grandes découvertes par lesquelles Descartes a renouvelé les sciences et préparé tous leurs développements ultérieurs.

D’ailleurs, en fait, la question est tranchée par le peu d’influence qu’a exercé Bacon sur le xvne siècle. A peine est-il connu, à peine est-il cité par ses contemporains et par les savants et phi­losophes illustres qui parurent après lui. Mais si le xvne siècle connaît à peine Bacon, partout il porte l’empreinte profonde de la philosophie de Descartes. Voilà pourquoi nous avons donné le nom de cartésianisme au mouvement philosophi­que qui s’est accompli pendant cette grande pé­riode de l’histoire de la philosophie moderne.

Le principe de toute certitude, placé dans l’é­vidence, c’est-à-dire dans la raison, juge souve­rain du vrai et du faux ; le point de départ de la philosophie cherché dans l’observation du moi par lui-même ; la distinction de l’âme et du corps ; celle des idées innées ou naturelles et des idées acquises ; l’existence de Dieu démontrée par la notion même de l’infini ; la substance cor­porelle ramenée à l’étendue, et la substance in­tellectuelle à la pensée ; la conservation du monde assimilée à une création continuée ; et, par suite, une forte tendan e à concentrer toute activité dans la cause première:voilà les côtés les plus considérables de la doctrine de Descartes. Ce n’est point ici le lieu de développer ces divers principes et moins encore de les apprécier ; bor­nons-nous à indiquer la part qu’ils ont eue dans les destinées de la philosophie moderne.

De toutes les théories de Descartes, il n’en est pas qui ait exercé une influence plus générale que sa théorie sur le fondement de la certitude. A partir de Descartes, non-seulement la philoso­phie du xvne siècle, mais la philosophie moderne tout entière rejette le principe de l’autorité, qui, sous une forme ou sous une autre ; avait con­stamment dominé dans la philosophie du moyen âge, et ne reconnaît et n’accepte comme vrai que ce qui est évident. Les plus pieux métaphysiciens du xviie siècle tiennent aussi fermement pour ce principe que les philosophes les plus incrédules du xviir’, avec cette différence, toutefois, qu’ils distinguent sévèrement entre les vérités de la foi et les vérités de la raison, entre la théologie et la philosophie. Autant est faux et pernicieux, dans l’ordre de la foi, le principe de l’évidence; autant est faux ei pernicieux le principe de l’au­torité transporté dans l’ordre de la science et de la philosophie:voilà ce que répètent constam­ment Arnauld, Malebranche, Bossuet, Fénelon. Il faut donc reconnaître que Descartes a fait triompher d’une manière définitive en philosophie le critérium de l’évidence ou l’autorité souve­raine de la raison ; car c’est la raison qui juge de ce qui est évident ou n’est pas évident et, en conséquence, de ce qui est vrai ou faux.

La méthoae de Descartes a eu, à peu de chose près, la même fortune que sa théorie de la certi­tude. Descartes prend pour point de départ la pensée. Il la distingue rigoureusement de tout ce qui n’est pas elle, du corps et des organes. Il pose d’abord comme fait primitif, environné d’une évidence irrésistible, l’existence de la pensée, et c’est de l’existence de la pensée et de l’étude du moi qu’il tire ensuite l’existence de Dieu et du monde. On peut dire qu’ici encore l’influence de Descartes a été générale et décisive. En effet, si vous exceptez Spinoza tout entier absorbé par une autre tendance et quelques philosophes al­lemands de notre siècle, tous les philosophes mo­dernes partent du moi et de la pensée, tous s’ac­cordent à considérer le moi, non pas comme le terme, mais comme le point de départ nécessaire de la philosophie.

Non-seulement Descartes a posé dans l’étude du moi le point de départ de la philosophie, mais il a déterminé et appliqué la vraie méthode à suivre dans l’étude du moi. Il en a donné à la fois le précepte et l’exemple. Quel est ce pré­cepte ? 11 ne faut pas étudier le moi avec les yeux du corps, avec les sens, avec l’imagination qui emprunte toutes ses données aux objets ex­térieurs ; c’est avec l’âme qu’il faut étudier l’àme, avec la pensée qu’il faut étudier la pensée. La conscience et la réflexion peuvent seules nous informer de ce qui appartient au moi. Tous les phénomènes que les sens nous révèlent se passent dans la matière étendue et sont étrangers à l’es­prit. Voilà la vraie méthode psychologique que Descartes a nettement déterminée et appliquée avec profondeur dans les Méditations, qu’il a défendue victorieusement contre toutes les ob­jections de Hobbes et de Gassendi. Grâce à lui, cette méthode, qui est la seule vraie méthode psychologique^ a généralement triomphé dans la philosophie moderne. C’est par là que Locke, en particulier, se rattache au cartésianisme. Les his­toriens de la philosophie, qui ont placé Locke en dehors du mouvement cartésien, se sont, en gé­néral, trop préoccupés de la polémique contre les idées innées, et n’ont pas assez remarqué que Locke applique à l’entendement humain cette même méthode dont Descartes a donné le pré­cepte et l’exemple.

Par un antre côté de sa philosophie, la Théorie des idées innées, Descartes a frayé la voie à ses successeurs sur d’importantes vérités. La doctrine de Malebranche sur la raison est sans nul doute supérieure à la doctrine cartésienne, qui se bor­nait à reconnaître l’existence des idées innées, et qui n’en déterminait ni les caractères, ni l’ori­gine, ni la nature. Cependant Descartes a démon­tré que nous ne pouvons avoir l’idée de l’impar­fait et du fini sans avoir en même temps l’idée du souverainement parfait et de l’infini. Contre Hobbes et Gassendi, il a établi que cette idée de l’infini est irréductible à l’idée de l’indéfini et à toute autre idée dérivée de l’expérience et de la généralisation. Il s’ensuit que l’existence de l’Être infini ou de Dieu est implicitement contenue dans l’idée que nous en avons, et il a fondé sur cette idée la vraie preuve de l’existence de Dieu, et par là il a préparé la théorie de Malebranche.

Il y a une raison universelle qui éclaire tous les hommes ; cette raison est en nous, mais elle n’est pas nous ; elle ne vient pas de nous, elle est la sagesse, le Verbe de Dieu même, avec qui nous sommes constamment unis par l’idée de l’infini, et en qui nous voyons toutes les vérités éternelles et absolues ; voilà l’essence de tous les admirables développements renfermés dans les ouvrages de l’auteur de la Recherche de la vérité sur la nature de la raison. Or le germe de toute cette théorie n’est-il pas contenu dans ce que Descartes a établi d’une manière si solide rela­tivement à l’idée de l’infini ? La théorie de Male­branche a été suivie à son tour par Bossuet et

Fénelon. Elle tient une grande place dans toute la métaphysique de l’époque. Plus tard, elle a été mal comprise et repoussée; mais la philoso­phie de nos jours l’a de nouveau adoptée, et con­stamment s’en inspire. C’est donc à Descartes, et après lui à Malebranche, que nous devons rap­porter le principe de cette théorie, qui a exercé une si grande influence sur la philosophie du xvn° siècle, et qui semble appelée à en exercer une non moins grande sur la philosophie du xix".

La théorie de Descartes sur la substance et sur la conservation de l’univers a produit des résul­tats moins heureux:car elle a conduit une partie de son école à nier l’efficacité des causes secon­des et la personnalité humaine. Descartes ne nie pas positivement la réalité des causes secondes, il ne nie pas la liberté et la personnalité, il ac­corde à l’àme le pouvoir de diriger le mouve­ment; mais il y a dans les Méditations et dans les Principes quelques semences, comme parle Leibniz, qui, cultivées par des esprits exclusifs, doivent’produire ces conséquences. Bientôt, en effet, de la Forge considéra Dieu comme la cause directe et efficiente de tous les rapports de l’âme et du corps, qui sont indépendants de notre vo­lonté. Sylvain Régis, allant plus loin, nia que la volonté lut une cause véritable, et soutint qu’il fallait aussi rapporter directement à Dieu les actes que, par suite d’une illusion, nous avons coutume de rapporter à nous-mêmes. Geulinx admet que toutes nos idées, tous nos sentiments, sans exception, viennent de Dieu, qui les produit dans notre âme par une opération merveilleuse, au moment même où il produit certains mouvemants dans nos organes. Selon Clauberg, l’homme et toutes les choses de l’univers ne sont que des actes divins:nous sommes à l’égard de Dieu, ce que sont nos pensées à l’égard de notre esprit. Malebranche prêta à ces théories extrêmes l’au­torité de son génie et de sa piété, et il se plut à répéter que Dieu seul est la cause de toutes les modifications de notre âme, de toutes les idées de notre entendement, de toutes les inclinations de notre volonté, de tous les mouvements de notre corps ; que tout vient de Dieu et rien des créatures. Enfin Spinoza, qui avait répudié de l’héritage de Descartes la meilleure et la plus noble part, pour n’en conserver que les erreurs, Spinoza refusa le nom de substance à ces choses incapables d’agir par elles-mêmes, qui ne peuvent continuer d’exister qu’à la condition d’être con­tinuellement créées ; et comme il ne voyait dans l’univers qu’une seule cause, il ne reconnut qu’un seul être dont toutes les autres existences sont des formes fugitives. Leibniz même, qui avait si bien reconnu la source des erreurs de l’école carté­sienne, ne sut pas s’en garantir ; et, après avoir démontré l’activité essentielle de la substance, il refusa à ses monades tout pouvoir d’agir les unes sur les autres, et finit par l’hypothèse de l’harmonie préétablie.

Après avoir suivi les destinées philosophiques des principes de Descartes dans les grands sys­tèmes qu’il a précités, et qui, plus ou moins directement, ^ relèvent de lui, il faut apprécier l’action générale qu’il a exercée sur la société du xvne siècle, sur les hommes de génie, sur les grands écrivains de cette époque dont la philo­sophie n’a pas été l’étude speciale et la principale gloire. La doctrine cartésienne avait eu, dès son apparition, un immense retentissement, comme on en peut juger par les discussions qu’elle souleva d’un bout de l’Europe à l’autre. Les savants et les théologiens les plus illustres de l’Angleterre, de la France et des Pays-Bas, Hobbes, Gassendi, Arnauld, Catérus, le P. Bourdin, Henri Morus, etc., engagèrent avec Dcscartes même une polémique dont l’éclat rejaillit sur la nouvelle doctrine, et contribua à scs progrès. Pendant que les universités hésitaient, le carté­sianisme gagnait sa cause auprès des gens du monde. Il pénétra dans le Parlement et dans la magistrature, dans la congrégation de l’Oratoire et jusque dans la Sorbonne ; Descartes put même se vanter de compter parmi ses disciples une reine sur le trône, Christine, et la princesse Elisabeth, célèbre par la profondeur et l’étendue de son esprit. En 1650, année de sa mort, « il était le philosophe de tout ce qui pensait en France et en Europe. »

Mais bientôt les anciens maîtres de Descartes au collège de la Flèche, les jésuites, d’abord in­décis, s’alarment de l’esprit et des progrès de sa philosophie, et s’efforcent de la détruire. Ils ne se contentent pas des violentes critiques, des satires, des pamphlets de quelques-uns de leurs pères ; ils ont recours à la persécution. Grâce à leurs intrigues, treize ans après la mort de Descartes, ses ouvrages sont condamnés à Rome par la congrégation du Saint-Office, avec la formule adoucie du Donec corrigantur. Ils empêchent, par un ordre du roi, de prononcer l’oraison funèbre de Descartes dans l’église Sainte-Geneviève du Mont, au milieu du concours d’amis et de disci­ples qui s’étaient réunis pour célébrer, par de magnifiques funérailles, le retour de ses restes mortels en France. Excitée par eux, la Sorbonne, en 1670, sollicita du parlement de Paris un arrêt contre la philosophie nouvelle. Pendant quelque temps, il fut vivement question de remettre en vigueur ce fameux arrêt de 1624, qui avait été aussitôt abrogé que publié, et par lequel il était défendu, à peine de vie, de soutenir aucune opinion contraire aux auteurs anciens et approuvés. Mais l’arrêt burlesque par lequel Boileau tourna en ridicule la prétention du Parlement à maintenir, envers et contre tous, l’autorité d’Aristote, et un mémoire éloquent d’Arnauld, publié par M. Cousin (Fragm. phil., 3e édit.), prévinrent la condam­nation immédiate du cartésianisme.

L’avis des plus sages et des plus modérés pré­valut, et le Parlement ne rendit pas l’arrêt qui lui était demandé ; mais les jésuites ne se tiennent pas pour battus ; ils en appellent du Parlement au conseil du roi, qui, à leur re­quête, proscrit en France l’enseignement de la philosophie cartésienne. Conformément à cet arrêt, toutes les universités de France, et entre autres les universités de Paris, de Caen et d’An­gers, proscrivent la philosophie nouvelle et dé­fendent de l’enseigner, de vive voix ou par écrit, sous peine de perdre tous ses privilèges et ses degrés. En 1680, le P. Valois citait, devant l’as­semblée du clergé de France, Descartes et ses disciples comme des sectateurs et des fauteurs de Calvin. Tous les cartésiens furent un moment alarmés; Régis fut obligé de suspendre son cours à Paris. Chacun craignait de se voir exposé à la signature d’un formulaire et d’être excommunié comme hérétique (Recueil de pièces curieuses concernant la philosophie de Descartes). La congrégation de l’Oratoire veut d’abord résister, mais bientôt elle est obligée de céder et de subir un concordat qui lui est imposé par les jésuites, en 1778. par lequel elle s’engage à enseigner:1° que l’extension n’est pas l’essence de la ma­tière ; 2° qu’en chaque corps naturel il y a une somme substantielle réellement distinguée de la matière ; 3° que la pensée n’est pas l’essence de l’âme raisonnable ; 4° que le vide n’est pas im­possible, etc.

Alors la philosophie de Descartes eut de cou­rageux confesseurs, un siècle plus tôt elle aurait eu des martyrs. Parmi ses confesseurs, nommons le P. Lamy, de l’Oratoire, chassé de sa chaire de philosophie, interdit de l’enseignement et de la prédication, à cause de son opiniâtre attache­ment aux principes de Descartes ; nommons encore le célèbre P. André, jésuite, chassé pour la même cause de collège en collège, puis enfin mis à la Bastille à la demande des chefs de son ordre. Çette persécution, qui se prolonge jusque dans les premières années du xvnr siècle, ne réussit pas, pour nous servir d’une expression du P. André, à décartésianiser la France. Pendant quelque temps elle arrêta, dans les collèges et les universités, l’enseignement de la philosophie nouvelle ; mais, en dehors des écoles, le carté­sianisme ne continua pas moins de se propager et de se développer dans le monde en toute liberté. Malgré ia censure prononcée par Rome contre le cartésianisme, les plus grands théolo­giens du siècle, les hommes les plus éminents par leur science et leur piété, tels qu’Arnauld, Bossuet, Fénelon, ne continuèrent pas moins d’être ouvertement cartésiens, tout comme les anathèmes du concile de Sens et les condamna­tions des papes n’avaient pas empêché, au moyen âge, Albert le Grand et saint Thomas d’Acjuin de commenter Aristote et de professer le peripatétisme. C’est, avec l’autorité de Descartes qu’Ar­nauld cherche le plus souvent à combattre Male­branche. Une partie du traité de l’Existence de Dieu de Fénelon n’est qu’une éloquente paraphrase du discours de la Méthode ; et quand Fénelon aban­donne Descartes, c’est pour suivre Malebranche. Enfin Bossuet. dans son traité de la Connaissance de Dieu et ae soi-même, expose et résume la plupart des principes métaphysiques et physiolo­giques de Descartes.

L’influence de Descartes n’embrasse pas seule­ment la philosophie, mais aussi la littérature de son siècle. C’est dans l’esprit et dans les principes du cartésianisme qu’il faut chercher l’explication des caractères les plus généraux de la grande lit­térature du siècle de Louis XIV. Descartes avait profondément séparé la philosophie de la politique et de la religion. La littérature du xvne siècle imite son exemple. Elle écarte soigneusement toutes les questions sociales et politiques en ce qui concerne les vérités de la foi ; elle est toujours pieuse et soumise ; en tout autre ordre d’idées, elle est pleine d’indépendance et de bon sens, elle a secoué tout respect superstitieux pour l’autorité des anciens ; elle n’accepte rien comme vrai dont la raison ne reconnaisse l’évidence. La littérature du xviie siècle doit encore à la philosophie de Descartes cette tendance fortement idéaliste et spiritualiste qu’elle manifeste dans ses produc­tions les plus diverses. C’est l’âme, et non pas le corps, qu’ont en vue les grands écrivains de ce siècle. Nul ne s’adresse exclusivement au corps, nul ne flatte les sens et les passions, nul ne finit à cette terre la destinée de l’homme. Tous, comme Descartes et d’après Descartes, distinguent l’âme du corps, tous placent dans l’âme et dans la pensée l’essence de l’homme, tous lui affirment une destinée par delà cette vie et par delà ce monde.

Dans les premières années du xvme siècle, le cartésianisme était ainsi parvenu au plus haut degré de sa splendeur et régnait en France sans contradiction. Cinq ans plus tard, tout était changé sur la scène philosophique ; le cartésia­nisme avait disparu, et il avait fait place à une philosophie entièrement opposée. Vers le com­mencement de la seconde moitié du xvme siècle, à peine reste-t-il, dans la philosophie et dans la science, quelques traces de cartésianisme ; à peine en est-il question, si ce n’est pour le tourner en ridicule et le reléguer parmi les chimères et les vieilles erreurs du passé, à l’égal de la philosophie scolastique. Comment, en un temps aussi court, une aussi grande révolution s’est-elle accomplie ?

Il faut l’attribuer sans doute à la part d’erreur que renferme le cartésianisme, part que nous signalerons à l’article Descartes. Mais, à côté de cette cause fondamentale, il en est d’autres accessoires dont il faut tenir compte. Ainsi, après avoir posé en principe la souveraineté de la raison et la règle de l’évidence, le cartésianisme était parvenu à un tel degré d’autorité et de puissance, qu’il menaçait de devenir à son tour un redoutable obstacle aux développements ul­térieurs de l’esprit humain. Les disciples de Des­cartes, comme ces péripatéticiens qu’ils avaient combattus, s’étaient mis à jurer sur la parole du maître. Il leur semblait qu’après Descartes, nul progrès nouveau ne fût possible, ni en physique ni en métaphysique. Descartes allait bientôt suc­céder à cette infaillibilité dont, pendant si long­temps, avait joui Aristote, et le cartésianisme en était déjà venu au point de consacrer l’im­mobilité en physique et en métaphysique, l’im­mobilité en toutes choses. Dès lors, il eut contre lui tous ceux qui pensaient que le dernier mot de la science n’avait pas été dit par Descartes. Mais ce sont surtout les grandes découvertes de Newton qui vinrent porter le coup mortel au cartésianisme. La fortune de la physique de Des­cartes n’avait été ni moins prompte ni moins éclatante que celle de sa métaphysique. L’hypo­thèse des tourbillons semblait avoir à jamais résolu tous les problèmes physiques et astrono­miques que présente l’étude du monde matériel. Or, au moment où cette grande hypothèse régnait en souveraine dans la science, voici que Newton découvre la loi de la gravitation universelle qui la renverse en ses fondements. En vain les car­tésiens voulurent-ils d’abord défendre l’hypothèse des tourbillons ; il fallut céder à l’évidence et reconnaître que Newton avait raison contre Descartes. Maupertuis, dans son ouvrage sur la figure des astres, a l’honneur d’introduire en France et d’adopter le premier, entre les savants français, la loi de la gravitation universelle. Après Maupertuis, c’est un adversaire plus habile et plus dangereux, c’est Voltaire, qui entre en lice contre les cartésiens. Dans ses éléments de physique, il attaque vivement l’hypothèse des tourbillons; il démontre son impuissance à ex­pliquer des faits dont l’explication simple et naturelle vient donner à la théorie de Newton la plus éclatante confirmation. L’ouvrage de Voltaire mettait à la portée de presque toutes les intelligences ce grand débat scientifique. Il était à la fois un modèle de clarté, de bon goût et de convenance. Désormais il fut impossible de soutenir l’hypothèse des tourbillons, qui périt tout entière avec Fontenelle, son dernier défen­seur. Mais la physique cartésienne ne tomba pas toute seule : dans la plupart des esprits, elle était étroitement associée avec la métaphysique ; elle l’entraîna dans sa chute. De la fausseté demontrée de la physique de Descartes, on conclut générale­ment à la fausseté de sa métaphysique, et^ elle fut enveloppée tout entière dans la même répro­bation.

C’est ainsi que, vers 1750, le cartésianisme fit place à une philosophie qui, certes, ne valait pas celle de Descartes, la philosophie de Locke ; mais s’il paraît mort dans la seconde partie du xvme siècle, il ressuscite, en quelque sorte, au xixe. Après avoir combattu et renversé le sem· sualisme, la philosophie de nos jours a renoué la chaîne des grandes traditions métaphysiques qu’avait rompue la philosophie superficielle du siècle Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/268 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/269 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/270 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/271 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/272 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/273 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/274 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/275 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/276 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/277 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/278 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/279 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/280 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/281 Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/282 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/283 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/284 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/285 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/286 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/287 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/288 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/289 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/290 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/291 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/292 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/293 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/294 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/295 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/296 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/297 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/298 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/299 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/300 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/301