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intérieurs, des secrètes modifica­tions du moi ? Ajoutez mille autres difficultés, dont nous pouvons à peine indiquer quelquesunes. On conteste au moi la légitimité de ses fa­cultés, et cependant la confiance qu’il a dans le jugement de ses semblables n’est et ne peut être qu’une induction de sa propre véracité. On veut que les sens, la mémoire, la raison soient des facultés trompeuses, et cependant c’est avec leur secours que nous connaissons qu’il existe des hommes, que nous entendons leur parole, que nous la comprenons. On frappe d’une déclaration d’impuissance la raison qui luit dans chacun de nous, et cependant la raison générale qu’on lui substitue n’est que la collection de toutes les raisons particulières, comme si on pouvait former une seule unité en accumulant des zéros. Du mo­ment que la philosophie prétend ne pas se fier à l’intelligence de l’individu, elle marche d’une inconséquence à une autre, et elle s’épuise en stériles efforts pour reconquérir une vérité qui ne cesse de fuir, précisément parce qu’on l’a laissée échapper une première fois. Et quel est le résultat de ces étranges contradictions ? Évi­demment le découragement et le scepticisme. On a commencé par mettre en question la véracité de ses propres facultés ; par le progrès nécessaire des idées, on arrive à contester l’autorité du ju­gement des autres, et on finit par ne croire désor­mais à rien, faute d’avoir eu la sagesse de croire à soi-même.

Il y a d’ailleurs un motif bien simple qui fait que la certitude ne peut pas être le privilège d’une faculté, quel qu’en soit le nom, mais doit rester, pour ainsi dire, le patrimoine de toutes:c’est l’unité de l’intelligence et sa foi en ellemême. On croirait, à entendre certains philoso­phes, que les pouvoirs de l’esprit constituent au­tant d’attributs séparés et indépendants les uns des autres ; rien n’est moins conforme à la vé­rité qu’une pareille opinion. Ce sont les vérités connues qui diffèrent; mais au fond nous les connaissons toutes avec le même esprit, avec la même faculté de connaître. Qu’est-ce que la con­science ? La pensée prenant connaissance d’ellemême. Qu’est-ce que les sens ? La pensée prenant connaissance des corps. Qu’est-ce que la raison ? La pensée prenant connaissance de l’absolu. Il en est de même de nos autres facultés:la mé­moire, la généralisation, le raisonnement, qui ne sont jamais que la pensée appliquée à des objets divers et placée dans des conditions différentes. Or, si la pensée est véridique dans un cas, qui empêche qu’elle ne le soit dans tous ? Pourquoi res­treindre arbitrairement sa portée, et parmi tant de jugements qu’elle porte avec des titres égaux, avouer et accepter les uns, désavouer et rejeter les autres ? Toutes les notions acquises régulière­ment, en conformité aux lois de la pensee, sont vraies, ou aucune ne l’est. Reste maintenant à savoir s’il se peut que l’homme possède des con­naissances vraies. Nous touchons ici à une der­nière question, de toutes la plus célèbre et la plus grave.

Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on envisage la situation actuelle de l’intelligence en face ae la vérité, c’est le sentiment qu’elle a de ne pou­voir se soustraire à son action en ne portant pas certains jugements. Non-seulement nous croyons à notre existence, à celle du monde ex­térieur, à la réalité du libre arbitre, à la dis­tinction du bien et du mal; mais nous pensons qu’il est impossible de ne pas y croire. Ces croyances, et mille autres pareilles, s’emparent invinciblement de nous, et nos efforts pour les rejeter ne servent qu’à en mieux faire ressortir l’irrésistible ascendant.

Mais si la connaissance humaine présente ce caractère de nécessité, peut-elle être considérée comme l’expression fidèle de la nature des cho­ses ? Ne serait-elle pas plutôt un résultat tout objectif de notre constitution intellectuelle ? et ce que nous prenons pour la vérité une image décevante émanée de nous-mêmes ? Kant l’a soutenu dans sa Critique de la raison pure. Il prétend que nous connaissons les objets, non en eux-mêmes, mais suivant ce qu’ils nous parais­sent:que les premiers principes ne sont que des formes ou des catégories de l’entendement ; que toute la réalité se réduit pour nous à une illusion d’optique produite par le jeu de nos fa­cultés.

Cette opinion de Kant paraîtrait mieux fondée, si la vérité ne se manifestait jamais que sous la forme d’une notion nécessaire. Mais, pour qui veut y regarder de près, ce mode de la connais­sance n’est ni le seul ni le premier. Combien de fois n’arrive-t-il pas que la vérité répand une clarté si vive, que la connaissance a lieu immé­diatement et, pour ainsi dire, à notre insu ? L’es­prit n’a pas même le loisir ae se replier sur luimême et d’acquérir la conscience de l’action qui le pénètre ; il ignore si elle est invincible ou s’il peut la combattre ; il croit à la réalité parce qu’elle est devant lui, et non pour une autre cause. Ces occasions où toute empreinte person­nelle du moi disparaît dans la spontanéité de l’aperception se reproduisent si souvent, qu’il serait impossible de trouver des jugements, même réfléchis, qui eussent une origine diffé-· rente. Toute réflexion suppose une opération an­térieure qui consiste à affirmer les principes dont on essayera plus tard de se rendre compte. Aurions-nous songé à mettre en doute la vérité, si nous ne l’avions d’abord recontrée sans la chercher ? La nécessité de nos jugements, qui éclate surtout dans l’effort que nous faisons pour les approfondir, n’en est donc pas le premier caractère. Ils commencent par être spontanés, et ce n’est que plus tard que, devenus réfléchis, ils contractent une fausse apparence de subjec­tivité, et ressemblent à une loi toute relative de notre intelligence, au lieu qu’ils sont un reflet fidèle et comme l’œuvre de la vérité. Si Kant avait approfondi cette importante distinction, peut-être aurait-il reculé devant les paradoxes qui lui assignent un rang parmi les chefs du scepticisme moderne.

Dira-t-on que, même dans ces moments où l’intelligence perd le sentiment d’elle-même sous l’action infaillible de la vérité, elle n’a au­cune preuve qu’elle n’altère pas cette vérité en l’apercevant, et que ce qui lui paraît est con­forme à ce qui est ? Nous convenons que telle est la condition de l’intelligence. Non, elle ne peut pas démontrer sa propre véracité ; car elle n’a à sa disposition qu’elle-même et ses facultés qu’il s’agirait précisément de justifier. Mais ici la démonstration, qu’il faut reconnaître impossi­ble, n’est-elle pas en même temps superflue ? Tout se peut-il, tout se doit-il prouver ? N’y a-t-il

  1. as des choses qui portent leurs preuves avec elles-mêmes dans l’évidence immédiate qui les accompagne ? Et au premier rang de ces vérités lumineuses ne faut-il pas nommer la légitimité de nos moyens de connaître ?

Si la raison était placée dans l’alternative de mettre en question toutes ses connaissances, ou d’établir qu’elle n’est pas un pouvoir trompeur, il n’y aurait pas d’intelligence qui fût assurée de posséder la vérité. Imaginez un esprit doué de facultés surhumaines, si vous vouiez, divines ; il remarquera, comme nous, que ses facultés ré­sident dans un sujet qui est lui-même ; comme nous,