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un sens spirituel, comme l’idée complexe qu’il veut donner de sa cause première. Au pro­pre, c’est la grande voie de l’univers, dans la­quelle marchent ou circulent tous les êtres. Au figuré, c’est le premier principe du mouvement universel, la cause, la raison première de tout : du monde idéal et du monde réel, de l’incor­porel et du corporel, de la virtualité et du phénomène.

Nous ne pouvons nous empêcher de signaler ici un trait caractéristique de la philosophie chi­noise à toutes les époques de son histoire : c’est qu’elle n’a aucun terme propre pour désigner la première cause, et que Dieu n’a pas de nom dans cette philosophie. En Chine, où aucune doctrine ne s’est jamais posée comme révélée, l’idée aussi bien que le nom d’un Dieu personnel sont res­tés hors du domaine de la spéculation. Les phi­losophes chinois et Lao-tseu, tout le premier, pensèrent que, tout nom étant la représentation, pour l’esprit, d’un objet sensible ou d’idées nées des objets sensibles, il n’en existait point qui soit légitimement applicable à l’Être absolu que nul objet sensible ne peut représenter.

Lao-tseu, en définissant, ou plutôt en voulant caractériser son premier principe, sa première cause, représentee par le caractère et le mot Tao, le dégagé de tous les attributs variables et périssables, pour ne lui laisser que ceux d'éter­nité, à’immutabilité et d’absolu. Ces derniers attributs lui semblent encore trop imparfaits, et il le désigne en disant qu’il est la négation de tout, excepté de lui-même ; „qu’il est le Rien, le Non-Etre, relativement à l’Être, mais en même temps qu’il est aussi l’Être relativement au NonÊtre. Considéré dans ces deux modes, il est tout à la fois le monde invisible et le monde visible. Aussi Lao-tseu regarde-t-il l’Un ou l’Unité abso­lue comme la formule la plus abstraite, la der­nière limite à laquelle la pensée puisse remon­ter pour caractériser le premier principe : car l’unité précède de toute nécessité les autres mo­des d’existence. Pour arriver à ce résultat, Laotseu ne s’est pas contenté de considérer en luimême le principe absolu des choses, il en ap­pelle jusqu’à un certain point au témoignage de l’expérience. Il a vu qu’aucun des attributs changeants et périssables des êtres qui tombent sous les sens ne peut convenir à ce premier principe, et que ces attributs ne sont et ne peu­vent être que des modes variés de l’existence phénoménale.

Toutefois l’unité, pour Lao-tseu, n’est pas en­core le principe le plus élevé. Au-dessus de l’unité, qui n’est dans sa pensée que l’état d’indistinction où est d’abord plongée l’universalité des êtres, il place un principe supérieur, une première cause intelligente, à savoir le Tao ou la Raison suprême, le principe de tout mouve­ment et de toute vie, la raison absolue de toutes les existences et de toutes les manifestations phénoménales. Mais cette distinction n’est pas toujours rigoureusement maintenue, et sous cer­tains points de vue, la Raison suprême et l’Unité sont identiques, quoique, sous d’autres, elles soient différentes ou du moins différen­ciées.

Dans la doctrine de Lao-tseu, tout ce qui subit la loi du mouvement est contingent, mobile, périssable ; la forme corporelle, étant essentiel­lement contingente, mobile, est donc aussi es­sentiellement périssable. Il n’y a, par consé­quent, que ce qui garde l’immobilité absolue et ne revêt aucune forme corporelle, qui ne soit pas contingent et périssable. L incorporéité, l’immobilité absolues sont donc pour lui les exemplaires, les types éternels de l’éternelle

perfection. Les modes d’être contingents ne sont que des formes passagères de l’existence, laquelle, une fois dépouillée de ces mêmes formes, re­tourne à son principe.

Les idées de Lao-tseu sur l’être en général peu­vent déjà nous faire prévoir la manière de con­cevoir la nature humaine. De même qu’il distin­gue dans son premier principe une nature in­corporelle ou transcendante, et une nature cor­porelle ou phénoménale, de même il reconnaît dans l’homme un principe matériel et un prin­cipe igné ou lumineux, le principe de l’intelli­gence dont le premier n’est, en quelque façon, que le véhicule.

La doctrine de Lao-tseu sur la nature et la desti­née de l’àme, ou du principe immatériel que nous portons en nous et qui opère les bonnes actions, n’est pas explicite. Tantôt il lui laisse, même longtemps après la mort, le sentiment de sa personnalité, tantôt il le fait retourner dans le sein de la Raison suprême, si toutefois il a accompli des œuvres méritoires, et s’il ne s’est point écarté de sa propre destination.

On a dit et répété souvent que la morale de Lao-tseu avait beaucoup de rapports avec celle d’Ëpicure. Rien n’est plus loin de la vérité. Si on pouvait la comparer à celle de quelques philoso­phes grecs, ce serait à la morale des stoïciens. Et cela devait être, puisque les idées de Lao-tseu sur la nature et sur l’homme ont beaucoup de rapports avec la physiologie et la psychologie stoïciennes.

On a vu dans le stoïcisme comme une sorte de protestation contre la corruption de la société antique. La morale de Lao-tseu fut aussi une protestation contre la corruption de la société de son temps, qu’il ne cesse de combattre. Ce phi­losophe ne voit le bien public, le bien privé, que dans la pratique austère et constante de la vertu, de cette vertu souveraine qui est la conformité des actions de la vie à la suprême Raison, prin­cipe formel de toutes les existences transcen­dantes et phénoménales, et, par conséquent, leur loi est leur raison d’être. Il n’y a d’autre existence morale que celle de la Raison suprême ; il n’y a d’autres lois que sa loi, d’autre science que sa science. Le souverain bien pour l’homme, c’est son identification avec la Raison suprême, c’est son absorption dans cette origine et cette fin de tous les êtres.

L’homme doit tendre de toutes ses forces à se dépouiller de sa forme corporelle contingente, pour arriver à l’état incorporel permanent, et par cela même à son identification avec la Raison suprême. Il doit dompter ses sens, les réduire, autant que possible, à l’état d’impuissance, et parvenir, dès cette vie même, à l’état d’inaction et d’impassibilité complètes. De là le fameux dogme du non-agir auquel Lao-tseu réduit pres­que toute sa morale, et qui a été le principe des plus grands abus chez ses sectateurs, l’origine des préceptes ascétiques les plus absurdes et de la vie monacale portée jusqu’à l’excès.

Par cela même qu’il y a dans l’homme deux natures, l’une spirituelle, l’autre matérielle, il y a aussi en lui deux tendances, l’une qui le porte au bien, l’autre qui le porte au mal. C’est la première tendance seule que l’on doit suivre.

La politique de Lao-tseu est en tout conforme à sa morale. Le but d’un bon gouvernement doit être, selon lui. le bien-être et la tranquillité du peuple. L’un des moyens que les sages princes doivent employer pour atteindre ce but, c’est de donner au peuple, dans leurs propres personnes et dans ceux qui exercent des fonctions publi­ques, l’exemple du mépris des honneurs et des richesses. En outre, et comme dernière consé-