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qui se suivent sans ordre et sans mo­teur ; en un mot, la pensée, et par conséquent la science, devient impossible. De là vient sans doute que la science, dans ses résultats les plus élevés, a été confondue avec la connaissance des causes.

Félix qui potuit rerum cognoscere causas.

Considéré dans les limites particulières de la philosophie, le principe de causalité n’a pas moins d’importance : car s’il est défiguré dans notre esprit par une analyse superficielle ou obscurci par des sophismes mis à la place des faits, les erreurs les plus funestes apparaissent aussitôt en psychologie, en morale et surtout en métaphysique ; la personne et la responsabi­lité humaines sont compromises ; Dieu lui-même, dépouillé de sa puissance, n’est plus qu’une abstraction et un fantôme.

Mais d’abord il faut rendre au mot cause sa véritable acception, ou plutôt il faut que nous fassions rentrer le rapport de causalité dans ses limites naturelles, que des analogies, des asso­ciations d’idées presque inévitables ont fait mé­connaître. En effet, toute œuvre finie, toute ac­tion arrivée à son complet développement, sup­pose : 1° un agent par la puissance duquel elle a été produite ; 2° un élément ou une ma­tière dont elle a été tirée : 3° un plan, une idée d’après laquelle elle a été conçue ; 4° une fin pour laquelle elle a été exécutée. Par exemple, une statue ne peut pas avoir été produite sans un statuaire, sans un bloc de marbre ou de bronze, sans un plan préconçu dans la pensée de l’artiste, sans un motif qui en a sollicité l’exécution. Ces quatre conditions semblant être inséparables l’une de l’autre et concourir simul­tanément à un même résultat, on les a admises au même titre, on les a toutes désignées sous le nom de causes. L’agent a été appellé cause effi­ciente, l’élément ou le sujet cause matérielle ; par cause formelle, on a entendu l’idée, et le but par cause finale. Aristote est le premier qui ait établi cette classification, d’ailleurs pleine de sagacité et de profondeur ; après Aristote, elle a été consacrée par tous les philosophes scolasti­ques, et elle est entrée ensuite avec quelques modifications dans le langage de la philosophie moderne. Mais qui ne s’aperçoit que le même terme exprime ici des rapports essentiellement différents, bien qu’étroitement enchaînés les uns aux autres ? Ce qu’on nomme la cause matérielle n’est pas autre chose que l’idée de substance ; la cause formelle nous montre le rapport néces­saire de l’action et de la pensée, de la volonté et de l’intelligence ; la cause finale celui d’un acte libre à un motif suprême suggéré par la raison ; mais la notion de l’acte même et le lien qui le rattache à la puissance qui le produit, en un mot, le rapport, de causalité proprement dit, n’existe pas ailleurs que dans l’idée de cause efficiente.

D’où nous vient cette idée ? Comment a-t-elle pris naissance en nous, et qu’est-ce qu’elle nous représente positivement ? Telle est la question qui se présente la première ; car si l’idée de cause ne s’applique pas d’abord à quelque chose que nous connaissons parfaitement et dont l’exislence ne puisse être l’objet d’aucun doute, c’est en vain que nous chercherons à défendre le rap­port de cause à effet ou le principe de causalité comme un principe absolu et universel.

S’il est un point bien établi en psychologie, c’est que la notion de cause ne peut en aucune manière nous être suggérée par l’expérience des sens ou par le spectacle du monde extérieur. Qu’apercevons-nous, en effet, hors de nous quand nous voulons nous en rapporter au seul témoi­gnage de la sensation ? Des phénomènes qui se suivent dans un certain ordre, et rien au delà. A part le rapport de succession dans le temps et de contiguïté ou de juxtaposition dans l’espace, nous n’en découvrons pas d’autre. Par exemple, est-ce la vue, j’entends la vue seule sans le se­cours d’aucune autre faculté, qui m’apprend que le feu a la propriété de fondre la cire ? Évidem­ment non ; la vue ne me découvre que des cho­ses visibles et purement extérieures : elle me montre très-bien, dans le cas présent, la cire entrant en fusion au contact du feu ; mais le pouvoir que le premier de ces deux corps exerce sur le second, est un fait invisible qui lui échappe entièrement : elle me montre trèsbien un phénomène succédant à un autre phé­nomène d’après un ordre déterminé ; mais le lien qui unit ces deux phénomènes et fait de celui-ci l’effet, de celui-là la cause, la force mystérieuse par laquelle l’un a pu produire ou seulement provoquer l’autre, en un mot, le rapport de causalité, voilà ce que la vue ni aucun de nos sens ne peut saisir. Il y a plus, c’est un cercle vicieux de prétendre que la notion de cause nous soit donnée par les sens et développée par le spectacle du monde exté­rieur ; car la connaissance du monde extérieur, la foi que nous avons en son existence ne peut s’expliquer elle-même que par la notion de cause et l’application du principe de causalité. Les sens, en effet, ne peuvent nous donner que des sensations. Or, qu’est-ce qu’une sensation, de quelque nature qu’elle soit d’ailleurs ? Un mode particulier de notre propre existence, un fait intérieur et personnel qui nous est attesté par la conscience, comme tous les autres phénomènes appartenant directement à l’âme ou produits par elle. Entre un tel mode et la croyance qu’il y a hors de nous des existences distinctes et complè­tement différentes de la nôtre, il y a tout un abîme. Qu’est-ce qui nous donne le droit, qu’estce qui nous fait une nécessité de le franchir ? Pas autre chose que le principe de causalité. Les sensations que nous éprouvons ne dépendant pas de nous, étant involontaires, nous en cher­chons la cause hors de nous, dans les forces distinctes de celle que nous nous attribuons à nous-mêmes. Joignez à l’idée de ces forces celle de l’espace, qui ne vient pas non plus des sens, et vous aurez la notion de corps, vous serez in­troduit au milieu du monde extérieur.

La notion de cause, qu’il ne faut pas confon­dre avec le principe de causalité, dont nous parlerons tout à l’heure ; la notion de cause, con­sidérée en elle-même, ne nous est pas non plus donnée par la pure raison. La raison a été jus­tement appelée la faculté de l’absolu ; elle nous fait connaître l’universel, le nécessaire, l’im­muable, les rapports qui ne changent, pas et qui sont les lois, les conditions de tous les êtres Mais la notion de cause, au moins dans la sphère où nous l’employons d’abord et le plus ordinai­rement, dans la sphère de la nature et de notre propre existence, implique nécessairement l’ac­tion, la production ou un certain effort pour arriver à cette fin : conatum involvit, comme disait Leibniz. Une cause qui n’agit pas et ne produit rien, une cause inerte et stérile, n’est qu’une vaine chimère, un mot vide de sens. Or, l’idée d’action, l’idée d’effort, l’idée d’une chose qui commence et qui cesse, qui peut varier infi­niment en énergie et en étendue, appartient sans contredit à l’expérience. Donc il faut aussi rap­porter à l’expérience la notion de cause, qu’il est impossible d’en séparer.

Mais quelle sera cette expérience ? Celle des sens étant écartée, nous sommes bien forcés de nous