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à peine l’existence de cette philosophie. 11 en est encore de même aujourd’hui pour la philosophie des Chinois. Celle-ci ne présente pas, il est vrai, un ensemble aussi imposant, aussi complet de textes spéciaux et de commentaires, avec les divisions et les formules rigoureuses de l’école; cependant, elle est riche aussi en monu­ments de différents genres, les uns assez moder­nes, les autres antérieurs aux plus anciens frag­ments que nous ayons conservés de la philosophie grecque.

Les éternels problèmes qui, depuis plus de trois mille ans, n’ont pas cessé d’occuper^ l’in­telligence humaine, ont aussi exercé les médita­tions des philosophes chinois, et la composition même de leur langue, peu favorable en appa­rence aux conceptions abstraites, n’a servi qu’à donner à leur génie plus d’originalité et de ressort. Nous allons passer en revue leurs divers systèmes dans l’ordre même où ils ont reçu le jour, et nous diviserons en trois périodes tout le temps que nous avons à parcourir.

Première période. Le plus ancien monu­ment que nous possédions de la philosophie chi­noise a pour titre le Livre des Transformations (Y-Kîng). Il se compose de deux textes:l’un plus ancien, qu’on attribue à Fou-hi, l’inventeur des premiers linéaments de l’écriture chinoise, et qui vivait à peu près trois mille ans avant notre ère ; l’autre plus moderne et plus intelli­gible, que l’on croit avoir été composé dans le xiie siècle avant la même époque.

La pensée générale de ce livre, dégagée de la forme symbolique du nombre dont elle est gé­néralement revêtue, est d’enseigner l’origine ou la naissance des choses, et leurs transformations, subordonnées au cours régulier des saisons; de sorte qu’on y trouve, dans un état encore trèsgrossier, il est vrai, une cosmogonie, une physique et une sorte de psychologie.

On comprendra facilement qu’une écriture qui remplaçait les cordelettes nouées et qui consistait uniquement dans une simple ligne continue ou brisce, combinée de diverses manières, ne pou­vait qu’exprimer très-imparfaitement les idées principales de la pensée humaine à son début. C’est ce qui eut effectivement lieu pour le Y-Kîng de Fou-hi. Les figures avec lesquelles ce personnage antédiluvien construisit la science de son temps, sont pour nous, dans l’ordre [in­tellectuel, ce que sont, dans l’ordre physique, ces débris organiques fossiles que l’on découvre dans les entrailles de la terre:ce sont des restes d’une civilisation dont nous n’avons plus la complète intelligence.

Ce que nous pouvons dire cependant de Fou-hi, c’est que le principe fondamental de sa concep­tion ontologique est le principe binaire, l’ab­straction ou le raisonnement n’étant pas encore assez avancé pour atteindre jusqu’à la concep­tion de YUnité suprême. Fou-hi pose donc au sommet de ses catégories le ciel et la terre, re­présentés le premier par la ligne continue (—),

la seconde par la ligne brisée (). Le premier

symbole représente en même temps le premier principe mâle, le soleil, la lumière, la chaleur, le mouvement, la force, en un mot tout ce qui a un caractère d.e supériorité, d’activité et de per­fection; le second symbole représente en même temps le premier principe femelle, la lune, les ténèbres, le froid, le repos, la faiblesse, en un mot tout ce qui a un caractère d’infériorité, de passivité et d’imperfection.

Toutes les choses naissent par la composition et périssent par la décomposition. Ce mode de génération et de dissolution est le seul connu et eiprimé dans le Y-Kîng : la génération, par un

caractère qui exprime le passage du non-être à l’être corporel ; la dissolution, par un caractère ui exprime le passage de l’être au non-être ; e sorte que ces deux termes réunis expriment les mutations ou les transformations de toutes choses.

Il y a dans le Livre des Transformations une certaine métaphysique des nombres qui rappelle le système de Pythagore. L’unité, représentée par la ligne horizontale simple, est la base fon­damentale de ce système ; c’est la représentation du parfait, et, comme nous l’avons déjà dit, le symbole du ciel ; c’est la source pure et primor­diale de tout ce qui existe. La création des êtres, ou plutôt leur combinaison dans l’espace et le temps, se fait selon la loi des nombres. Le mou­vement des astres et le cours des saisons, dé­pendent aussi de la loi des nombres. Dans ce système, les nombres impairs, qui ont pour base l’unité, sont parfaits ; et les nombres pairs, qui ont pour base la dualité, sont imparfaits. Les différentes combinaisons de ces nombres expriment toutes les lois qui président à la for­mation des êtres.

L’ancien Livre des Transformations distingue les hommes supérieurs et vertueux, des hommes inférieurs et vicieux:les premiers sont ceux qui se conforment aux lois du ciel et de la terre, qui suivent la droiture et pratiquent la justice ; les seconds, ceux qui agissent dans un sens con­traire. Des félicités terrestres sont la récom­pense des premiers, et des calamités le châtiment des seconds.

Il serait difficile de décider si la doctrine d’une âme immatérielle distincte du corps, celle d’une vie future, celle d’un Dieu suprême séparé du monde, sont exprimées dans le Livre des Trans­formations. Si ces doctrines y existent, c’est d’une manière si obscure qu’il faudrait un long et persévérant labeur pour les en dégager. Nous pourrions dire que ces doctrines ne se trouvent pas même en germe dans l’ancien texte du Y-Kîng; car il n’y est question des esprits et des génies que dans les Commentaires de Confucius. Nous ne pouvons donc pas admettre l’opinion des anciens missionnaires jésuites, qui soutenaient, contrairement à l’opinion des do­minicains, que les anciens Chinois avaient connu les doctrines chrétiennes sur Dieu, sur l’âme et la vie future, et que ces doctrines se trou­vaient exprimées dans leurs anciens livres. C’est en aidant à la lettre des textes, en les confon­dant avec des textes postérieurs ou avec des commentaires modernes, que les missionnaires en question prouvaient ou croyaient prouver leurs assertions. Quelques-uns d’entre eux, comme le P. Prémare, étaient sincèrement persuadés, nous le croyons, de la vérité de ce qu’ils avançaient, mais le désir de trouver dans les anciens livres chinois ce qu’ils voulaient y trouver les a en­traînés au delà de la vérité.

Ce qui, dans l’état actuel de nos connaissances et de la composition des textes, nous paraît le plus vraisemblable, c’est que la conception phi­losophique du Livre des Transformations est un vaste naturalisme, fondé en partie sur un système mystique ou symbolique des nombres, dont on retrouve les traces dans les fragments qui nous restent des premiers philosophes grecs. Encore la doctrine des nombres parait-elle dans le Y-Kîng comme une addition postérieure et étrangère à la conception primitive.

Toutefois, le ciel y est considéré comme une puissance supérieure, intelligente et providen­tielle dont les événements humains dépendent et qui rémunère en ce monde les bonnes et les mauvaises actions. C’est surtout dans le Choû-'King