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sens, soit de la conscience : nous voulons parler de la raison. Mais comment la raison intervient-elle, et quelle part faut-il lui fairë dans le principe de causalité ? Il y a là trois éléments à considérer : 1° la notion des phéno­mènes ; 2° la notion de cause ; 3° le rapport qui lie ces deux notions. Les deux premiers de ces éléments sont, comme nous l’avons démontré, puisés dans l’expérience ; il ne reste donc, pour la part de la raison, que le troisième ; et, en effet, c’est le seul qui demeure invariable, le seul qui, par son double caractère de nécessité et d’univer­salité, appartienne à la sphère des connaissances purement rationnelles. Un phénomène est sans cesse remplacé par un autre phénomène ; la cause aussi peut changer et change réellement : car ma volonté n’est pas la même quand je dors et quand je veille ; à la place de ma volonté, je puis en imaginer une autre, ou plus intelligente, ou plus forte ; enfin elle n’est elle-même qu’une existence contingente, un phénomène qui com­mence et qui finit. Mais quelle que soit la cause et quel que soit le phénomène qui viennent s’offrir à mon expérience, le rapport qui les lie, qui les enchaîne et les subordonne l’un à l’autre, ne peut ni changer ni varier. A la première fois que je l’aperçois, dans le premier acte d’attention, dans le premier effort que je fais avec conscience pour imprimer un mouvement à mes organes, il m’apparaît ce qu’il est toujours, ce qu’il est partout, comme une loi universelle et absolue, comme une des conditions mêmes de la pensée et de l’existence. D’ailleurs on se tromperait si l’on pouvait croire que la notion de cause, telle que l’expérience intérieure nous la donne, re­présente par elle-même une existence complète et capable de se suffire. Non, la cause est insé­parable de la substance, sans laquelle elle n’est qu’un phénomène constamment renouvelé, sans laquelle elle perd, avec la durée et la fixité, la force même qui la constitue. Or, l’idée de substance, lidee d’unité, de permanence et de durée dans l’être, l’idée de l’être lui-même dans son caractère le plus simple et le plus absolu, n’appartient pas moins à la raison que le rapport de causalité. Voy. le mot Substance.

Mais la seconde difficulté que nous avons sou­levée subsiste toujours : si la notion de cause nous est donnée primitivement dans un fait de conscience qui nous révèle à nous-mêmes, com­ment faisons-nous pour la dépouiller du caractère personnel que la conscience lui attribue ; comment concevons-nous des causes qui ne sont ni libres ni intelligentes ? On le comprend ; tant que cette difficulté n’est pas écartée, on a de la peine à concevoir, malgré tout ce que nous venons de dire, la portée universelle et la vérité absolue du principe de causalité. Le problème n’est pas aussi difficile qu’on peut le croire : il suffit pour le résoudre de se rappeler les faits précédemment établis en les éclairant par quelques nouvelles observations. Nous nous sommes convaincus que notre moi n’est pas une simple monade exclusive­ment renfermée dans le cercle étroit de sa propre existence, mais qu’il est capable à la fois de se modifier lui-même et d’agir sur le monde extérieur par les organes dont il dispose. Sans doute la volition dont nous avons conscience est en même temps l’acte par lequel un mouvement est produit dans quelque partie de notre corps ; mais cela n’empêche pas l’idée de cause, telle que le sens intime nous la fournit tout d’abord, d’offrir à notre esprit un double aspect : 1° celui d’une cause personnelle, intelligente, qui agit sur ellemême, 2° celui d’une force motrice dont l’action, si je puis parler ainsi, transpire au dehors. 11 est incontestable que ces deux aspects demeurent unis dans notre pensée, tant que de nouveaux faits ne nous forcent pas à les séparer. Notre premier mouvement, comme on l’a déjà re­marqué, est de trouver partout, hors de nous, des causes animées, intelligentes et libres. L’enfant gourmande la pierre contre laquelle il s’est heurté ; le sauvage s’efforce de fléchir par des prières et des offrandes le serpent de la forêt voisine ; l’Indien a des formules d’invocation pour la pluie et pour la rosée ; le paganisme grec avait peuplé toute la nature de divinités faites à notre image. Mais quand l’expérience est venue nous convaincre que tous ces objets extérieurs sont dépourvus des facultés dont nous les avions dotés si libéralement, alors, par la suppression de l’in­telligence et de la liberté, il nous reste, au lieu d’une cause personnelle, l’idée d’une simple force. Toutes ces forces sont ensuite classées dans notre esprit, et distinguées les unes des autres en raison des effets qu’elles produisent ; l’observation et la science de la nature chassent insensiblement devant elles les rêveries mythologiques. Toute cause aveugle ou purement physique, n’est donc pas autre chose qu’une limitation de la cause personnelle, une abstraction que l’expérience nous impose. Mais précisément, pour cette raison, la notion de cause ne peut pas être épuisée par la connaissance des forces qui se meuvent dans la nature, et nous sommes obligés de les consi­dérer comme des instruments au pouvoir d’une cause supérieure, où tous les caractères de la personnalité, la liberté, l’intelligence et la force elle-même, sont élevés au degré de l’in­fini.

La notion de cause et le principe de causalité ont été l’objet, de la part des philosophes, de plusieurs théories plus ou moins fondées, que nous avons à exposer sommairement. Ces théo­ries, au nombre de cinq, sont toutes jugées et réfutées dans ce qu’elles ont de faux, par les observations qui précèdent.

1° Locke, et après lui tous les philosophes de l’école sensualiste, ont prétendu trouver l’origine de la notion de cause dans la sensation ; sous prétexte que les corps ont la propriété de se modifier les uns les autres, il suffit, d’après eux, de les observer, pour apercevoir aussitôt et pourêtre forcé d’admettre le principe de causalité [Essai sur l’entendement humain, liv. II, ch. xxi et xxvi).

2° Aux yeux de Hume (Essais sur l’entende­ment, 7 e essai), le pouvoir que nous attribuons à un objet sur un autre est une pure chimère ; un pareil pouvoir n’existe pas, ou s’il existe, nous n’en avons aucune idée. Qu’est-ce donc que nous appelons cause et effet ? Deux phénomènes qui se suivent toujours dans le même ordre, et que nous prenons l’habitude d’associer dans notre esprit de telle manière, qu’en apercevant le pre­mier, nous attendons inévitablement le second. Le rapport de causalité est un simple rapport de succession qui repose sur le souvenir et sur l’association des idées. Il est facile de voir où conduit cette doctrine : elle détruit la relation même de cause à effet, nous réduit à l’impos­sibilité de croire, sans inconséquence, à nousmêmes, à Dieu, à tout autre être, et aboutit au scepticisme absolu.

3° Dans la pensée de Leibniz il n’y a pas une existence, si humble qu’elle puisse être, qui ne soit une force, c’est-à-dire une véritable cause. La notion de force est la base même de la notion d’existence et de la notion de l’être ; car toute substance est une force ; tout ce qui est, a une certaine virtualité, une certaine puissance causatrice Mais en même temps Leibniz ne veut pas que cette puissance s’exerce ailleurs que dans