Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/271

Cette page n’a pas encore été corrigée

totale de l’être individuel, qu’on étudie­rait ainsi dans toute son étendue.

Aristote a varié sur le nombre et l’ordre des catégories ; la substance restant toujours la pre­mière, c’est tantôt la qualité et non la quantité qui vient après elle ; tantôt les catégories sont réduites à huit, dans des énumérations qui pré­tendent cependant être complètes. Quoi qu’il en soit de ces différences partielles, auxquelles on a peut-être attaché trop d’importance, dans le système d’Aristote, les catégories sont au nom­bre de dix, et elles doivent être rangées suivant l’ordre que présente le traité spécial qu’il leur a consacre.

Les stoïciens paraissent avoir considéré les catégories au même point de vue qu’Aristote. Seulement, ils tentèrent d’en réduire le nom­bre ; et, au lieu de dix, ils n’en reconnurent que quatre : la substance, la qualité, la manière d’êr. tre, la relation. Quels étaient les motifs de cette, réduction, et comment les stoïciens la justifiè­rent-ils ? C’est ce qu’il serait difficile de dire, soit d’après Plotin, qui a combattu et le système stoïcien et celui d’Aristote, soit d’après Simpli­cius, qui, dans son commentaire sur les catégo­ries, a donné quelques détails sur la doctrine stoïcienne.

Plotin a consacré les trois premiers livres de la sixième Ennéade à une réfutation des caté­gories d’Aristote et des stoïciens, et à l’exposi­tion d’un nouveau système. 11 traite fort sévère­ment ses prédécesseurs, et n’approuve ni leur méthode, ni leurs théories. Pour lui, il distin­gue les catégories en deux grandes classes : celles du monde intelligible, au nombre de cinq, et celles du monde sensible, en nombre égal. Les premières sont la substance, le repos, le mouvement, l’identité et la différence ; les secondes sont la substance, la relation, la quantité, la qualité et le mouvement. De plus, il propose de réduire ici les quatre dernières à une seule, celle de la relation, qui compren­drait les trois suivantes ; et par là les catégories du monde sensible seraient réduites à deux, la substance et la relation.

Après l’antiquité et durant le moyen âge, la doctrine des catégories ne joue pas de rôle nou­veau. Elle n’est que celle d’Aristote commentée, mais non point discutée, acceptée et reproduite par toutes les écoles. A la fin du xvie siècle, Bacon attaque les catégories d’Aristote ; mais ce n’est point par une discussion sérieuse et appro­fondie, c’est par le sarcasme et l’injure. Aristote, suivant lui, a voulu bâtir le monde avec ses ca­tégories ; il a voulu plier la nature, qu’il ne con­naissait pas, à ses classifications. Les objections de Bacon ne sont pas plus sérieuses, et elles n’ébranlent en rien la doctrine qu’il condamne. Descartes, sans combattre Aristote, et se plaçant à un autre point de vue, partage toutes les cho­ses en deux grandes séries ou catégories, l’absolu et le relatif ; mais cette division, selon lui, ne doit servir qu’à faire mieux connaître les élé­ments de chaque question, en montrant les rap­ports d’ordre et de génération qu’ils soutiennent entre eux. Port-Royal, dans sa Logique ou Art de penser, a essayé une classification nouvelle des catégories, qu’il fait remonter jusqu’à Des­cartes même. D’abord, « ’iivant les penseurs de Port-Royal, les catégories sont une chose tout arbitraire ; et ils croient que, sans s’inquiéter de l’autorité d’Aristote, chacun a le droit, tout aussi bien que lui, d’arranger d’autre sorte les objets de ses pensées selon sa manière de philo­sopher. Ils établissent donc sept catégories, qu’ils renferment en deux vers latins et qui sont : l’es­prit, la mesure (ou quantité), le repos, le mou­vement, la position, la figure, et enfin la ma­tière (lre partie, ch. ni). C’est donc encore le monde qu’il s’agit pour Port-Royal de construire avec les catégories, comme pour Bacon, comme pour Kanâda et peut-être aussi pour Plotin.

Le système de Kant, qui est le pl is récent de tous, si nous exceptons les contemporains, est fort différent des précédents, et ne.ssemble à aucun d’eux. Kant s’est trompé, qu.nd il a dit que son projet était tout à fait pareil à celui d’Aristote. Il n’en est rien. Kant, étudiant la raison pure et voulant se rendre compte de ses éléments, trouve d’abord que la sensibilité pure a deux formes, le temps et l’espace ; puis il trouve que l’entendement, qui vient après la sensibilité, a douze formes qui répon dent par or­dre aux douze espèces de jugemems possibles. Ces douze jugements sont les suivants : géné­raux, particuliers, individuels ; affirmatifs, néga­tifs, limitatifs ; catégoriques, hypothétiques, disjonctifs ; problématiques, assertoriques, apodictiques. Les catégories correspondantes sont : unité, pluralité, totalité ; affirmation, négation, limitation ; substance, causalité, communauté ; possibilité, existence, nécessité. Les jugements et les catégories ou formes de l’entendement dans lesquelles se moulent les jugements pour être intelligibles, se divisent encore trois par trois symétriquement, en quatre grandes classes : les trois premiers sont de quantité, les trois seconds de qualité, les trois suivants de relation, et les trois derniers de modalité. La quantité ne con­cerne que le sujet, dont l’extension peut être plus ou moins grande, totale ou partielle ; la qualité ne concerne que l’attribut, qui peut être dans le sujet ou hors du sujet ; la relation ex­prime la nature du rapport qui lie le sujet à l’attribut ; enfin, la modalité exprime le rapport du jugement à l’esprit qui porte ce jugement même. « Cette liste des catégories, comme l’a dit M. Cousin, est complète selon Kant ; elle renferme tous les concepts purs ou a priori au moyen desquels nous pouvons penser les objets : elle épuise tout le domaine de l’entendement. » (.Leçons sur la philosophie de Kant.), On voit que" ce système ne ressemble point à cselui d’A­ristote, et que rien n’indique que le philosophe grec ait prétendu classer des concepts purs, au sens où le philosophe allemand les comprend.

Kant a cet avantage sur Aristote, qu’il a dit nettement à quelle source il puisait ses catégo­ries. C’est aux jugements qu’il les emprunte ; et, pour mieux dire, c’est des jugements qu’il les infère. Les jugements sont-ils bien tels que le dit Kant ? sont-ils aussi nombreux ? C’est une première question que l’observation directe peut résoudre, puisque les jugements se formulent dans le langage et. peuvent y être directement étudiés. Si les jugements sont bien tels que Kant les croit, est-il nécessaire, pour que ces juge­ments soient intelligibles, qu’ils viennent se mo­deler sur ces cadres vides que Kant suppose dans l’entendement ? c’est là une autre question non moins grave que la première, et à laquelle il n’a pas davantage répondu. Il affirme que les jugements sont de quatre espèces divisées cha­cune en trois sous-espèces parfaitement symétri­ques ; il affirme que l’entendement a douze for­mes correspondantes qu’il appelle catégories. Qui prouve ces deux assertions ? Qui les démontie ? Rien dans le système de Kant ; on a pu démontrer, au contraire, que quelques-uns de ces jugements qu’il distingue rentrent les uns dans les autres et se confondent peut-être en un seul.

Voilà donc ce que l’histoire peut nous appren­dre sur les catégories:elles ont été tour à tour, et