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adresser à la conscience ou à la faculté que nous avons de nous connaître directement, par simple intuition, nous-mêmes et tout ce qui se passe en nous. Or, la conscience nous apprend que nous ne sommes pas des êtres purement passifs, mais que nous avons la puissance de nous modifier nous-mêmes et de produire, tantôt dans notre esprit seulement, tantôt dans notre esprit et dans notre corps, un changement dont nous savons certainement être les auteurs, et dont nous revendiquons à bon droit la respon­sabilité. Cette puissance, c’est la volonté, et les actes par lesquels elle signale sa présence sont l’attention et l’effort musculaire. Qu’est-ce, en effet, que l’attention ? Un effort de l’âme pour se rendre maîtresse des impressions fugitives, des vagues et confuses idées qui précèdent dans notre esprit la vraie connaissance. Ce but peut être atteint plus eu moins complètement, selon la nature et la portée des diverses intelligences, selon les moyens extérieurs mis à leur usage ; mais l’effort avec lequel il est poursuivi est tou­jours en notre pouvoir : il dépend de nous de le suspendre, de le faire cesser, de le produire tantôt faible, tantôt énergique, et de le diriger comme il nous plaît. Il n’est donc pas seulement en nous comme une qualité dans un sujet, comme un phénomène dans une substance ou comme un fait invariablement lié à un autre fait ; mais nous en sommes la cause efficiente, et pour avoir l’idée d’une telle cause, pour nous assurer tout à la fois qu’elle répond à une existence réelle, il nous suffit d’invoquer le témoignage de la conscience ; il nous suffit de nous observer et de nous connaître nous-mêmes. Dans l’effort musculaire, il y a quelque chose de plus encore ; notre puissance causatrice s’exerce à la fois au dedans et au dehors, sur nous-mêmes et sur le monde physique. Par exemple, quand nous re­muons notre bras, il est évident que nous pro­duisons à la fois deux actes dénaturé différente : 1° un acte intérieur qui ne sort pas des limites du moi et de la conscience ; nous voulons parler de l’effort même de la volonté, autrement ap­pelé la volition ; 2° un mouvement extérieur qui a son siège dans l’organe et peut se communi­quer à son tour à d’autres objets matériels. Ces deux actes nous appartiennent également, ils sont aperçus tous deux par la conscience, mais non pas au même titre : car l’un est l’effet, et l’autre la cause. Nous savons que le mouvement a eu lieu par cela seul que nous l’avons voulu, et c’est parce que nous l’avons voulu et qu’il nous a suffi de le vouloir pour le produire, que nous en revendiquons la responsabilité et nous l’attribuons avec une entière certitude. Sans doute nous ignorons et ignorerons toujours com­ment l’âme agit sur le corps, et la volonté sur les organes. Mais parce que nous ne savons pas nous expliquer un fait, parce que nous ne som­mes pas dans le secret de tous les moyens par lesquels il a reçu l’existence, avons-nous le droit de le nier contre le témoignage exprès du sens intime et contre l’autorité du genre humain ? Et. quelle vérité d’expérience se trouverait alors à l’abri du doute ? Comprenons-nous mieux, par hasard, comment sont possibles la sensation, la pensée, la mémoire et notre existence ellemême ? Comprenons-nous mieux, dans un autre ordre de choses, la vie, la génération et le mou­vement ? Et, alors même que nous pourrions sa­voir comment tous ces phénomènes se produi­sent, serions-nous plus sûrs de leur existence que nous ne le sommes actuellement ? L’objec­tion à laquelle nous venons de répondre est pourtant la seule qu’un sceptique célèbre (Hume, Essais philosophiques, 7" essai) ait pu trouver contre la notion dé cause, telle que la conscience nous la peut fournir. Mais, l’argumentation de Hume fût-elle aussi fondée qu’elle l’est peu, il resterait toujours le fait de la volition, sur le­quel nous avons le même pouvoir que sur l’at­tention, et qui est, comme elle, entièrement notre œuvre. La volition seule suffirait pour nous montrer à nos propres yeux comme une véritable cause, comme une cause efficiente et libre, et pour nous donner l’idée d’une exis­tence de cette nature. Seulement notre activité serait alors concentrée sur nous-mêmes dans le cercle borné de notre moi ; nous ressemblerions parfaitement aux monades de Leibniz. L’expé­rience nous enseigne qu’il n’en est pas ainsi. L’âme humaine n’est pas une pure monade ; elle est aussi une force motrice, elle agit à la fois sur elle-même et sur les autres êtres ; l’action qu’elle produit dans son propre sein arrive jus­qu’au corps, et par le corps aux limites les plus reculées du monde extérieur. Où trouver un type plus complet, plus réel de la notion de cause et tout à la fois mieux connu de nous ?

Il ne suffit pas d’avoir assigné à la notion de cause sa véritable origine et son caractère le plus essentiel, il faut encore la suivre dans son entier développement et dans toutes ses appli­cations possibles. Or ici se présentent deux dif­ficultés inséparables l’une de l’autre:1° comment l’idée d’une cause tout à fait personnelle, telle que la conscience nous la fournit, peut-elle de­venir le principe absolu de causalité, qui s’impose sans distinction et sans exception à tous les phé­nomènes, à toutes les existences finies et contin­gentes; 2° comment une cause intelligente et libre, semblable à nous-mêmes, peut-elle dous suggérer l’idée d’autres causes absolument privées de liberté et d’intelligence ?

Le principe de causalité, comme le remarque avec raison toute l’école moderne, n’est pas ren­fermé dans cette proposition identique:point d’effet sans cause. Lorsqu’on s’exprime ainsi, ce n’est pas un jugement qu’on énonce; c’est la même idée qu’on reproduit sous deux formes différentes:car, par cela seul que vous appelez une chose du nom d’effet, vous êtes obligé de vous la représenter comme produite par une cause. Le second terme de la proposition est implicitement renfermé dans le premier et ne sert qu’à en développer le sens; mais rien ne nous apprend encore que nous-mêmes et les existences qui nous entourent soient réellement des effets. Le principe de causalité a un tout autre caractère, c’est une croyance sérieuse, pro­fondément enracinée dans l’intelligence humaine et qui peut s’énoncer en ces mots : tout phéno­mène, toute existence qui commence a nécessai­rement une cause ; tout changement suppose une force qui l’a produit. Cette croyance n’admet pas d’exception ; elle s’impose spontanément à toutes les intelligences ; elle s’applique à tous les phé­nomènes possibles comme à ceux qui existent ou qui ont existé ; elle est, en un mot, universelle et nécessaire. Evidemment ce n’est pas la seule conscience qui a pu nous la fournir. Evidemment ce n’est pas l’induction qui a pu la tirer de la notion de cause personnelle que nous trouvons en nous-mêmes : car l’induction peut étendre, elle peut généraliser un fait ; mais elle ne peut pas en changer la nature, ou substituer une idée nécessaire et universelle à un fait éminemment personnel et contingent. Encore bien moins le principe de causalité a-t-il son origine dans l’ex­périence des sens, puisque les sens ne sont pas même aptes à nous donner la notion de cause. Il faut donc quo nous admettions ici l’interven­tion d’une faculté supérieure à l’expérience, soit des