Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Texte entier

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 1-291).



LE LIVRE DES MILLE NUITS ET UNE NUIT




Droits de reproduction et d’adaptation
strictement réservés.


DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ :
Vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon,
Soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande.



JUSTIFICATION DU TIRAGE




LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT


TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS


TOME XVI
ET DERNIER


HISTOIRE DE LA ROSE MARINE ET DE L’ADOLESCENTE DE CHINE. — HISTOIRE DU GÂTEAU ÉCHEVELÉ AU MIEL D’ABEILLES ET DE L’ÉPOUSE CALAMITEUSE DU SAVETIER. — LES LUCARNES DU SAVOIR ET DE L’HISTOIRE. — LA FIN DE GIAFAR ET DES BARMAKIDES. — LA TENDRE HISTOIRE DU PRINCE JASMIN ET DE LA PRINCESSE AMANDE. — CONCLUSION.


PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Grenelle, 11

1904




À l’ami charmant et silencieux, à l’homme et à l’artiste parfaits, notre cher FÉLIX FÉNÉON, qui est pour nous plus que le genni de la cornaline.

J. C. M.




LES MILLE NUITS ET UNE NUIT




HISTOIRE DE LA ROSE MARINE ET DE
L’ADOLESCENTE DE CHINE


Et Schahrazade dit :

Il est raconté, ô Roi du temps, qu’il y avait, dans un royaume d’entre les royaumes du Scharkistân, — mais Allah l’Exalté est plus savant ! — un roi nommé Zein El-Moulouk, célèbre dans les horizons, et, pour la bravoure et la générosité, le frère des lions. Or, jeune encore, il avait eu déjà deux fils doués de qualités, lorsque, par l’effet de la bénédiction de son Seigneur et de la bonté du Rétributeur, il lui naquit un troisième fils, enfant insigne, dont la beauté dissipait des ténèbres, comme une lune fille de quatorze nuits. Et, à mesure que ses jeunes années s’accouplaient, ses yeux, coupes d’ivresse, troublaient les plus sages par les doux feux de leurs regards ; chacun de ses cils brillait comme la lame courbe d’un poignard ; les boucles de ses cheveux de musc noir embrouillaient les cœurs comme le nard ; ses joues étaient fraîches sans fard et faisaient honte aux joues des vierges, à tous égards ; ses sourires engageants étaient autant de dards ; son port était noble à la fois et mignard ; la commissure gauche de ses lèvres était ornée d’une éphélide arrondie avec art ; et sa poitrine blanche et lisse était comme une tablette de cristal, et abritait un cœur vif et gaillard.

Et le roi Zein El-Moulouk, à la limite du bonheur, fit venir les devins et les astrologues, pour tirer l’horoscope de cet enfant. Et ils agitèrent le sable, et tracèrent les figures astrologiques, et prononcèrent les formules majeures de la divination. Après quoi ils dirent au roi : « Le sort de cet enfant est faste, et son étoile lui assure un bonheur infini. Mais il est également écrit dans sa destinée que si toi, son père, tu venais à le regarder dans le temps de son adolescence, tu perdrais aussitôt la vue. »

À ce discours des devins et des astrologues, le monde noircit devant le visage du roi. Et il fit retirer l’enfant de sa présence, et ordonna à son vizir de le placer, ainsi que sa mère, dans un palais éloigné de façon à ce qu’il ne pût jamais le rencontrer sur son passage. Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et exécuta ponctuellement l’ordre de son maître.

Et les années passèrent après les années. Et le beau surgeon du jardin du sultanat, ayant reçu de sa mère les soins d’une délicatesse parfaite, fut verdoyant de santé, de vertu, et de beauté.

Or, comme on ne peut jamais effacer l’écrit du destin, le jeune prince Nourgihân monta, un jour, sur son coursier, et s’élança dans les bois à la poursuite du gibier. Et le roi Zein El-Moulouk était également sorti, ce jour-là, pour chasser le daim. Et la fatalité voulut que, malgré toute l’immensité de cette forêt, il passât près de son fils. Et, sans le reconnaître, son regard tomba sur lui. Et, à l’instant, la faculté de voir disparut de ses yeux. Et il devint le prisonnier du royaume de la nuit.

Et, ayant alors compris que sa cécité avait été causée par la rencontre du jeune cavalier, et que ce jeune cavalier ne pouvait être que son fils, il dit, en pleurant : « D’ordinaire les yeux du père qui regarde son fils deviennent plus lumineux. Mais les miens, par la volonté du sort, en sont à jamais aveuglés. »

Après quoi il fit convoquer dans son palais les plus grands médecins du siècle, et ceux qui, pour le savoir, dépassaient Ibn-Sina, et les consulta sur les moyens de guérir sa cécité. Et tous, après s’être concertés et interrogés, s’accordèrent à déclarer au roi que cette cécité n’était point guérissable par les moyens ordinaires. Et ils ajoutèrent : « Le seul remède pour recouvrer la vue est tellement difficile à avoir, qu’il est préférable de ne pas même y songer. Car c’est la rose marine cultivée par l’adolescente de Chine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Car c’est la rose marine cultivée par l’adolescente de Chine. »

Et ils expliquèrent au roi qu’il y avait, dans l’intérieur lointain du pays de Chine, une princesse, fille du roi Firouz-Schah, qui avait, dans son jardin, le seul arbuste connu de cette rose marine, dont la vertu guérissait les yeux, et rendait la vue, même aux aveugles de naissance.

Et le roi Zein El-Moulouk, ayant entendu ces paroles de ses médecins, fit publier dans tout son royaume, par les crieurs, que celui qui lui apporterait la rose marine de l’adolescente de Chine, aurait, en récompense, la moitié de son empire.

Puis il attendit le résultat, en pleurant comme Jacob, en se consumant comme Job, et en s’abreuvant au sang de son cœur séparé en deux lobes.

Or, parmi ceux qui partirent pour le pays de Chine, à la recherche de la rose marine, étaient les deux fils aînés de Zein El-Moulouk. Et le jeune prince Nourgihân partit également. Car il s’était dit : « Je veux éprouver, sur la pierre de touche du danger, l’or de mon destin. Et puisque je suis la cause involontaire de la cécité de mon père, il est juste que j’expose ma vie pour le guérir. »

Et donc le prince Nourgihân, ce soleil du quatrième ciel, monta sur son coursier agile comme le vent, à l’heure où la lune, voyageuse montée sur le noir palefroi de la nuit, eut détourné sa bride de l’Orient.

Et il voyagea pendant des jours et des mois, traversant les plaines et les déserts, et les solitudes où il n’y avait d’autre présence que celle d’Allah et de l’herbe sauvage. Et il finit par arriver dans une forêt sans limites, plus noire que l’esprit de l’ignorant, et tellement obscure qu’on ne pouvait y distinguer la nuit du jour, ni voir la différence entre le blanc et le noir. Et Nourgihân, dont le brillant visage éclairait seul les ténèbres, s’avançait d’un cœur d’acier dans cette forêt dont les arbres portaient, par endroits, en guise de fruits, des têtes d’êtres animés qui se mettaient à ricaner et à rire et tombaient par terre, tandis que, sur d’autres branches, des fruits, qui ressemblaient à des pots de terre, s’ouvraient en craquant, et laissaient s’échapper de leur cavité des oiseaux aux yeux d’or.

Et voici que soudain il se trouva face à face avec un vieux genni, semblable à une montagne, assis sur le tronc d’un énorme caroubier. Et il l’aborda par le salam, et fit sortir de la boîte de rubis de sa bouche quelques paroles qui s’unirent à l’esprit du genni comme le sucre au lait. Et le genni, ému par la beauté de cette jeune plante du jardin de l’élévation, l’invita à se reposer auprès de lui. Et Nourgihân descendit de cheval, et prit dans son sac un gâteau au beurre fondu et à la fleur de farine, et l’offrit, en témoignage d’amitié, au genni, qui l’accepta et n’en fit qu’une bouchée. Et il fut tellement satisfait de cette nourriture qu’il sauta de joie, et dit : « Cette nourriture des fils d’Adam me fait plus de plaisir que si j’avais reçu en cadeau le soufre rouge qui sert de pierre à l’anneau de notre maître Soleïmân. Et, par Allah ! je suis tellement ravi, que si chacun de mes poils se changeait en cent mille langues, et que chacune de ces langues célébrât tes louanges, je n’exprimerais pas encore ce que je ressens pour toi de gratitude. Demande-moi donc, en retour, tout ce que tu voudras, et je l’accomplirai sans retard. Autrement mon cœur serait comme une assiette qui tomberait du haut d’une terrasse et se briserait en menus morceaux. »

Et Nourgihân remercia le genni pour ses paroles engageantes, et lui dit : « Ô chef des genn et leur couronne, ô gardien attentif de cette forêt, puisque tu me permets d’exprimer un souhait, voici. Je te demande simplement de me faire parvenir, sans retard ni délai, dans le royaume du roi Firouz-Schah, où je compte cueillir la rose marine de l’adolescente de Chine. »

Or, en entendant ces mots, le genni, gardien de la forêt, poussa un froid soupir, se frappa la tête de ses deux mains, et perdit connaissance. Et Nourgihân lui prodigua les soins les plus délicats ; mais voyant qu’ils restaient sans résultat, il lui mit dans la bouche un second gâteau au beurre fondu, au sucre et à la fleur de farine. Et aussitôt la sensibilité revint au genni qui se réveilla de son évanouissement, et, encore tout ému du gâteau et de la demande, dit au jeune prince : « Ô mon maître, la rose marine dont tu parles, et dont la maîtresse est une adolescente princière de Chine, est sous la garde des genn aériens qui, jour et nuit, sont employés à empêcher qu’aucun oiseau ne vole au-dessus d’elle, que les gouttes de pluie ne détériorent sa corolle et que le soleil ne la brûle de ses feux. Je ne vois donc point comment je pourrais faire, une fois que je t’aurais transporté dans le jardin où elle vit, pour tromper la vigilance de ces gardiens aériens qui en sont amoureux. En vérité, ma perplexité est une grande perplexité ! Mais donne-moi encore un de ces excellents gâteaux, qui m’ont déjà fait tant de bien. Et peut-être que sa vertu aidera mon cerveau à trouver le joint que je souhaite. Car il faut que j’accomplisse ma promesse à ton égard, en te faisant parvenir à la rose de ton désir. »

Et le prince Nourgihân se hâta de donner le gâteau en question au genni gardien de la forêt qui, après l’avoir fait disparaître dans l’abîme de son gosier, enfonça sa tête dans le capuchon de la réflexion. Et soudain il releva la tête, et dit : « Le gâteau a fait son effet. Viens sur mon bras et envolons-nous vers la Chine. Car maintenant j’ai trouvé le moyen de tromper la vigilance des gardiens aériens de la rose. Et c’est de leur jeter un de ces étonnants gâteaux au beurre fondu, au sucre et à la fleur de farine. »

Et le prince Nourgihân, qui avait commencé à être fort inquiet en voyant s’évanouir le genni de la forêt, se rasséréna et s’épanouit ; et il reverdit comme le jardin et fleurit comme le bouton de rose. Et il répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. »

Alors le genni de la forêt plaça le prince sur son bras gauche et se mit en route, dans la direction du pays de Chine, garantissant des rayons du soleil, avec son bras droit, le fils d’Adam. Et, anéantissant sous son vol la distance, il arriva ainsi, sans encombre, grâce à la sécurité, au-dessus de la capitale du pays de Chine. Et il déposa doucement le prince à l’entrée d’un jardin merveilleux, qui n’était autre que le jardin où vivait la rose marine. Et il lui dit : « Tu peux entrer là-dedans d’un cœur tranquille, car je vais aller occuper les gardiens de la rose avec le gâteau que tu m’as donné à leur intention. Puis tu me retrouveras ici même dans ton attente, prêt à te conduire là où tu voudras. »

Et, là-dessus, le beau Nourgihân quitta son ami le genni et pénétra dans le jardin. Et il vit que ce jardin, morceau détaché du paradis élevé, se manifestait à ses yeux, beau comme un crépuscule vermeil…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il vit que ce jardin, morceau détaché du paradis élevé, se manifestait à ses yeux, beau comme un crépuscule vermeil. Et, au milieu de ce jardin, était une large pièce d’eau pleine d’eau de roses, jusqu’aux bords. Et, au centre de cette pièce d’eau précieuse, s’élevait, unique sur sa tige, une fleur rouge-feu épanouie. Et c’était la rose marine. Oh ! qu’elle était admirable ! Seul le rossignol pourrait en donner la description convenable.

Et le prince Nourgihân, émerveillé de sa beauté et ivre de son odeur, comprit sans peine qu’une telle rose devait être douée des plus miraculeuses vertus. Et, sans hésiter, il ôta ses vêtements, entra dans l’eau parfumée, et alla arracher le rosier tout entier avec son unique fleur.

Puis le jouvenceau, riche de ce délicat fardeau, revint sur le bord de la pièce d’eau, se sécha et s’habilla sous les rameaux, et cacha la plante sous son manteau, tandis que les oiseaux, cachés dans les roseaux, racontaient dans leur langage aux ruisseaux l’enlèvement de la rose miraculeuse et de son arbrisseau.

Mais il ne voulut point s’éloigner de ce jardin avant d’avoir visité le charmant pavillon qui s’élevait sur le bord de l’eau, et qui était entièrement construit en cornalines de l’Yémen. Et il s’avança du côté de ce pavillon, et y entra hardiment. Et il se trouva dans une salle de la plus harmonieuse architecture, décorée avec un art parfait, et belle de ses proportions. Et au milieu de cette salle était un lit d’ivoire enrichi de pierreries, autour duquel étaient abaissés des rideaux habilement brodés. Et Nourgihân, sans hésiter, se dirigea vers le lit, entr’ouvrit les rideaux, et demeura immobilisé d’admiration en apercevant, couchée sur les coussins, une délicate jouvencelle, sans autre habit ni ornement que sa propre beauté. Et elle était plongée dans un profond sommeil, sans se douter que, pour la première fois de sa vie, un œil humain la contemplait sans le voile du mystère. Et ses cheveux étaient en désordre ; et sa petite main potelée aux cinq fossettes était nonchalamment posée sur son front. Et le nègre de la nuit était réfugié dans sa chevelure couleur de musc, tandis que les sœurs des Pléiades se cachaient derrière le voile des nuages en voyant le chapelet lumineux de ses dents.

Et le spectacle de la beauté de cette jouvencelle de Chine, qui s’appelait Visage de Lys, fit tant d’effet sur le prince Nourgihân, qu’il tomba privé de sentiment. Mais il ne tarda pas à reprendre connaissance, et, poussant un froid soupir, il s’approcha de l’oreiller de la belle qui l’ensorcelait, et ne put s’empêcher de réciter ces vers :

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est comme l’aurore, et tes yeux tels les cieux marins.

Quand ton corps vêtu de narcisses et de roses s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait le palmier qui croît en Arabie.

Quand tes fins cheveux où brûlent les pierreries retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie ne vaudrait leur tissu naturel. »

Après quoi, voulant laisser à la belle dormeuse une trace de son entrée en ce lieu, il lui mit au doigt un anneau qu’il portait, et retira du sien la bague qu’elle portait elle-même, et se la passa à son propre doigt. Et il sortit alors du pavillon, sans la réveiller, en récitant ces vers :

« Je quitte ce jardin en emportant dans mon cœur, comme la tulipe sanglante, la blessure de l’amour.

Le malheureux est celui qui sort du jardin du monde, sans avoir emporté la moindre fleur dans le pan de sa robe. »

Et il alla trouver le genni gardien de la forêt, qui l’attendait à la porte du jardin, et le pria de le transporter sans retard dans le royaume du roi Zein El-Moulouk, au Scharkistân. Et le genni répondit : « Ouïr c’est obéir ! Mais pas avant que tu m’aies donné un autre gâteau ! » Et Nourgihân lui donna le dernier gâteau qui lui restât encore. Et aussitôt le genni le prit sur son bras gauche, et partit avec lui, en course aérienne, vers le Scharkistân.

Et ils arrivèrent sans encombre dans le royaume du roi aveugle Zein El-Moulouk. Et lorsqu’ils eurent atterri, le genni dit au beau Nourgihân : « Ô capital de ma vie et de ma joie, je ne veux pas te quitter sans te laisser une marque de ma sollicitude. Prends cette touffe de poils que je viens de m’arracher de la barbe à ton intention. Et chaque fois que tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à brûler un de ces poils. Et je serai immédiatement entre tes mains. » Et, ayant ainsi parlé, le genni baisa la main qui l’avait nourri, et s’en alla en sa voie.

Quant à Nourgihân, il se hâta de monter au palais de son père, après avoir demandé l’audience et annoncé qu’il était porteur de la guérison. Et lorsqu’il fut introduit en présence du roi aveugle, il tira de dessous son manteau la plante miraculeuse, et la lui remit. Et le roi n’eut pas plutôt approché de ses yeux la rose marine, dont l’odeur et la beauté enlevaient l’âme des spectateurs, que ses yeux devinrent, à l’heure et à l’instant, lumineux comme des étoiles.

Alors, à la limite de la joie et de la gratitude, il baisa au front son fils Nourgihân et le serra contre sa poitrine, lui témoignant la plus vive tendresse. Et il fit publier par tout le royaume qu’il partageait désormais l’empire entre lui et son fils cadet Nourgihân. Et il donna les ordres nécessaires pour que, pendant une année entière, des fêtes royales fussent célébrées qui tinssent ouverte à tous ses sujets, riches et pauvres, la porte de la joie et du plaisir, et fermée celle de la tristesse et du chagrin.

Puis Nourgihân, redevenu bien-aimé de son père, qui pouvait désormais le regarder sans danger de perdre la vue, songea à replanter la rose marine, pour qu’elle ne mourût pas. Et, dans cette intention, il eut recours au genni de la forêt, qu’il appela en brûlant un des poils de la barbe. Et le genni lui bâtit, en l’espace d’une nuit, un bassin creusé à la profondeur de deux piques, dont le ciment était d’or pur et les fondements en pierreries. Et Nourgihân se hâta de planter la rose au milieu de ce bassin. Et elle fut un enchantement pour les yeux et un baume pour l’odorat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle fut un enchantement pour les yeux et un baume pour l’odorat.

Toutefois, malgré la guérison du roi, les deux fils aînés, qui étaient revenus avec le nez allongé, prétendirent que cette rose marine n’était point douée de vertus miraculeuses, et que le roi n’avait recouvré la vue que grâce à la sorcellerie et à l’intervention, en cette affaire, du démon le lapidé.

Mais le roi, leur père, furieux de leurs allégations, et mécontent de leur manque de discernement, les réunit en présence de leur frère Nourgihân, et leur tint un discours sévère, et leur dit : « Pourquoi doutez-vous de l’effet de cette rose sur ma vue ? Ne croyez-vous donc pas qu’Allah Très-Haut puisse mettre la guérison dans le cœur d’une rose, Lui qui peut faire d’une femme un homme et d’un homme une femme ? D’ailleurs écoutez, à ce sujet, ce qui arriva à la fille d’un roi de l’Inde. » Et il dit :

« Il y avait, en l’antiquité du temps, un roi de l’Inde qui possédait, dans son harem, cent femmes belles et jeunes, choisies entre des milliers de jouvencelles qui n’avaient pas leurs pareilles dans les palais des rois. Mais aucune d’elles ne concevait de lui ni n’accouchait. Et de cela devenait triste et chagrin le roi de l’Inde, qui déjà était vieux et courbé par l’âge. Mais enfin, par l’effet de la Toute-Puissance d’Allah, la plus jeune des épouses du roi devint enceinte et, après neuf mois, mit au monde une fille, très belle et d’un aspect vraiment féerique. Et sa mère, dans la crainte que le roi ne se chagrinât en voyant qu’il n’avait pas d’enfant mâle, fit courir le bruit que la fille nouveau-née était un garçon. Et elle fut d’accord avec les astrologues pour faire croire au roi qu’il ne fallait pas qu’il vît cet enfant avant dix ans.

« Or quand la petite fille, qui grandissait en beauté, fut arrivée à l’âge où le roi, son père, pouvait enfin la voir, sa mère lui fit les recommandations nécessaires et lui expliqua comment elle devait s’y prendre pour se faire passer pour un garçon. Et la fillette, qu’Allah avait douée de finesse et d’intelligence, comprit parfaitement les instructions de sa mère, et s’y conforma en toute circonstance. Et elle allait et venait dans les appartements royaux, habillée en garçon, et se comportant comme si elle était réellement du sexe masculin.

« Et le roi, son père, se réjouissait de jour en jour de la beauté de l’enfant qu’il croyait être un garçon. Et, quand ce prétendu fils eut atteint l’âge de quinze ans, le roi résolut de le marier avec une princesse, fille d’un roi voisin. Et on décida le mariage.

« Et lorsqu’arriva le temps fixé, le roi fit revêtir son fils d’une robe magnifique, le fit asseoir à côté de lui dans un palanquin d’or, porté sur le dos d’un éléphant, et le conduisit en grand cortège au pays de sa future épouse. Et, dans cette circonstance si embarrassante, le jeune prince, qui était intérieurement une princesse, pleurait et riait tour à tour.

« Or une nuit, le cortège s’étant arrêté dans une forêt touffue, la jeune princesse sortit de son palanquin, et alla au loin sous les arbres, pour satisfaire un besoin dont les princesses elles-mêmes sont les esclaves. Et voici qu’elle se trouva face à face avec un jeune genni, fort beau, assis sous un arbre, et qui était le gardien de cette forêt. Et le genni, ébloui de la beauté de la jeune fille, la salua gentiment et lui demanda qui elle était et où elle allait. Et elle, mise en confiance par son air engageant, lui raconta toute son histoire dans ses moindres détails, et lui dit combien elle allait se trouver gênée, lors de la nuit de noces, en entrant dans le lit de celle qu’on lui destinait comme épouse.

« Alors le genni, touché de son embarras, réfléchit un instant ; puis, généreusement, il lui offrit de lui prêter son sexe, en entier, et de prendre le sien, mais à condition qu’elle lui rendrait fidèlement le dépôt à son retour. Et la jeune fille, pleine de gratitude, accepta l’offre et consentit à la proposition. Et, par l’effet de la volonté du Tout-Puissant, l’échange fut aussitôt effectué, sans difficulté ni complication. Et, ravie à la limite du ravissement, la jeune princesse, alourdie de ce don nouveau et de cette marchandise, retourna vers son père et remonta dans le palanquin. Et, comme elle n’était pas encore habituée à ses nouveaux appendices, elle s’assit maladroitement dessus, et poussa un cri de douleur. Mais elle se rattrapa bien vite, pour ne pas se faire remarquer, et porta désormais toute son attention et tous ses soins à ne pas répéter le même mouvement, non seulement pour ne pas souffrir de la même douleur, mais aussi pour ne pas abîmer un dépôt qui lui était confié et qu’elle devait rendre en bon état à son propriétaire.

« Et, après quelques jours, le cortège arriva dans la ville de la fiancée. Et le mariage fut célébré en grande pompe. Et l’époux sut se servir à merveille de l’instrument que lui avait gracieusement prêté le genni, et le manœuvra si bien que la mariée devint enceinte, sans délai ni retard. Et tout le monde fut content.

« Or, au bout de neuf mois, la mariée accoucha d’un garçon charmant. Et lorsqu’elle se fut relevée de ses couches, son époux lui dit : « Il est temps que nous nous rendions dans mon pays, afin que tu voies ma mère, mes parents et mon royaume. » Il lui dit cela, mais, en réalité, c’était parce qu’il voulait, sans différer davantage, rendre au genni de la forêt le dépôt intact et bien portant, d’autant plus que, durant ces neuf mois de vie agréable, ce dépôt-là avait fructifié et s’était embelli et développé.

« Et la jeune épouse ayant répondu par l’ouïe et l’obéissance, on se mit en route. Et on ne tarda pas à arriver dans la forêt, séjour du genni maître de la marchandise. Et le prince s’éloigna de la caravane et se rendit à l’endroit où habitait le genni. Et il le trouva assis à la même place, visiblement fatigué et avec l’apparence d’une femme dont le ventre aurait grossi. Et, après les salams, il lui dit : « Ô chef des genn et leur couronne, grâce à ta bienveillance, j’ai pleinement réussi dans ce que j’avais à faire, et j’ai obtenu ce que je désirais. Et maintenant je viens, selon ma promesse, te rendre fidèlement ton bien qui a cru et embelli, et reprendre mon bien. » Et, ce disant, il voulut lui mettre dans la main le dépôt qu’il portait.

« Mais le genni lui répondit : « Certes, ta foi est une grande foi, et ton honnêteté est extrême. Mais, à mon grand regret, je dois te dire que maintenant je n’ai plus envie de reprendre ce que je t’ai prêté ni de te donner ce que je porte sur moi. C’est une affaire finie, et le destin l’a ainsi réglé. Car, depuis que nous nous sommes quittés, un fait nouveau s’est produit qui empêche désormais tout échange entre nous. » Et l’ancienne jeune fille demanda : « Et quel est, ô grand genni, ce fait nouveau qui nous empêche tous deux de reprendre notre sexe respectif ? » Il répondit : « Sache, ô ancienne jeune fille, que je t’ai longtemps attendue ici, en veillant délicatement sur le dépôt que tu m’avais confié, en échange du mien ; et je n’épargnais rien pour le conserver dans son état charmant de virginité et de candeur, quand, un jour, un genni, intendant de ces domaines, passa par la forêt et vint me voir. Et il sentit, à ma nouvelle odeur, que j’étais porteur d’un sexe qu’il ne me connaissait pas. Et il éprouva pour moi un violent amour ; et, réciproquement, il excita en moi le même sentiment. Et il s’unit à moi de la manière ordinaire, et brisa dans le dépôt le cachet de la virginité. Et j’éprouvai tout ce qu’une femme éprouve en pareille circonstance ; et je trouvai même que le plaisir des femmes était bien plus durable et de qualité plus délicate que celui des hommes. Et actuellement je ne puis reprendre mon sexe, car je suis enceinte de mon époux l’intendant ; et, si, par malheur, je consentais à redevenir un homme et que je vinsse à accoucher, en cet état d’homme, de l’enfant que je porte dans mon sein, je mourrais certainement de douleur, et le ventre déchiré. Et tel est le fait nouveau qui me fait une obligation de vie de garder ce que tu m’as prêté. Ainsi donc, de ton côté, garde ce que je t’ai prêté. Et rendons grâces à Allah qui a tout conduit sans dommage et sans encombre, et qui a permis entre nous cet échange qui ne lèse personne. »

— Et le roi, ayant raconté cette histoire à ses deux fils aînés, devant leur frère Nourgihân, continua : « Ainsi donc, rien n’est impossible à la toute-puissance du Créateur. Et Celui qui a pu de la sorte changer une jeune fille en adolescent, et un genni mâle en femme enceinte, a pu également mettre la guérison de ma vue dans le cœur d’une rose. » Et, ayant ainsi parlé, il renvoya ses deux fils aînés de sa présence, et garda auprès de lui le jeune Nourgihân, en le comblant de prévenances et de marques de tendresse. Et voilà pour eux.

Mais pour ce qui est de la princesse Visage de Lys, l’adolescente de Chine, maîtresse de la rose marine, voici :

Lorsque le parfumeur du ciel eut apporté le plateau d’or du soleil, rempli du camphre de l’aurore, sur la fenêtre de l’orient, la princesse Visage de Lys ouvrit ses yeux enchanteurs et sortit de son lit. Et elle arrangea son peigne, noua sa chevelure, et se dirigea tout doucement, en se balançant avec grâce, vers la pièce d’eau où se trouvait la rose marine. Car, chaque matin, sa première pensée et sa première visite étaient pour sa rose. Et elle traversait le jardin, dont l’atmosphère était parfumée comme le magasin d’un marchand d’aromates, et dont les fruits, sur les branches, étaient autant de fioles de sucre suspendues au vent. Et le matin de ce jour était plus beau que tous les matins, et le ciel alchimiste était couleur de verre et de turquoise. Et chacun des pas de l’adolescente au corps de rose semblait faire naître des fleurs, et la poussière qu’excitait la traîne de ses robes était du collyre pour l’œil du rossignol…

— À ce moment de sa narration, Schahrarade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et la poussière qu’excitait la traîne de ses robes, était du collyre pour l’œil du rossignol.

Et elle arriva ainsi au bout de la pièce d’eau, et jeta les yeux sur la place qu’occupait sa rose chérie. Mais elle n’en vit même pas la trace et n’en perçut pas l’odeur. Alors, anéantie de douleur, elle fut prête à se dissoudre comme l’or dans le creuset, et à se faner comme le bouton au simoum du chagrin. Et, au même moment, pour comble de malheur, elle s’aperçut que l’anneau qu’elle portait au doigt était un anneau étranger, et que la bague était disparue qu’elle avait depuis des ans.

Aussi, se souvenant de sa nudité pendant qu’elle dormait, et que les yeux d’un étranger avaient impunément violé tout le mystère charmant de sa personne, elle fut abîmée dans un océan de confusion. Et elle rentra en toute hâte dans son pavillon de rubis, et se mit à pleurer, toute seule, pendant toute la journée. Après quoi, les pensées raisonnables lui vinrent avec la réflexion, et elle se dit : « Certes, le dicton est faux qui dit : « Il n’y a pas de trace à trouver de ce qui ne laisse pas de trace ; car si on la trouve, on ne laisse pas soi-même de trace. » Et, en outre, rien également n’est plus mensonger que cet autre dicton : « Lorsqu’on va à la recherche d’un objet perdu, il faut se perdre soi-même pour le trouver. » Car, moi, par Allah ! toute faible et toute jeune fille que je sois, je veux, dès cet instant, me mettre à la recherche du ravisseur de ma rose, et connaître le motif de son larcin. Et je le punirai d’avoir osé porter le regard de son désir sur ma virginité de princesse assoupie. »

Elle dit, et, à l’heure même, elle se mit en chemin, au moyen des ailes de l’impatience, suivie de ses jeunes filles esclaves qu’elle avait habillées en guerriers.

Et, à force de faire du chemin en demandant partout des renseignements durant le voyage, elle finit par arriver, sans encombre, dans le Scharkistân, royaume de Zein El-Moulouk, père de Nourgihân.

Et, étant entrée dans la capitale, elle vit partout les pavoisements des fêtes qui devaient durer une année entière ; et elle entendit auprès de chaque porte retentir les instruments de musique, et les manifestations de la joie. Et, curieuse de savoir le motif de ces réjouissances, elle demanda, toujours déguisée en jeune homme, qu’elle était la cause de la joie générale qui régnait parmi les habitants de la ville. Et on lui répondit : « Le roi était aveugle ; mais son fils Nourgihân, l’excellent, le beau, est venu à bout, après des peines infinies, de lui apporter la rose marine de l’adolescente de Chine. Et le simple contact de cette rose miraculeuse sur les yeux du roi, lui a rendu la vue. Et ses yeux sont devenus lumineux comme des étoiles. Et, à cette occasion, le roi a ordonné qu’on se livrât au plaisir et aux réjouissances pendant une année entière, aux frais du trésor du règne, et qu’à chaque porte les instruments de musique se fissent entendre sans arrêt du matin au soir. »

Et Visage de Lys, à la limite de la joie d’avoir enfin des nouvelles précises de sa rose, commença par aller prendre un bain dans la rivière, pour se délasser des fatigues de la route. Puis, ayant repris ses vêtements de jeune homme, elle se dirigea du côté du palais du roi, en marchant avec grâce à travers les souks. Et ceux qui regardaient cet adolescent étaient effacés d’admiration, comme les traces des pas sur le sable. Et les boucles recroquevillées de ses cheveux tordaient le cœur des spectateurs.

Et elle arriva ainsi au jardin, et vit, dans le bassin d’or pur, sa rose marine épanouie comme jadis, au milieu de l’eau précieuse des roses, enchantement pour les yeux et baume pour l’odorat. Et, après la joie éprouvée de cette rencontre, elle se dit : « Je vais maintenant me cacher sous les arbres, pour voir l’impudent qui a enlevé la rose de mon jardin et la bague de mon doigt. »

Et bientôt arriva près du bassin à la rose l’adolescent dont les yeux, coupes d’ivresse, troublaient les plus sages par les doux feux de leurs regards, dont chacun des cils brillait comme la lame courbe d’un poignard, dont les boucles de musc noir embrouillaient les cœurs comme le nard, dont les joues, belles et fraîches sans fard, surpassaient les joues veloutées des vierges, à tous égards, dont les sourires engageants étaient autant de dards, dont le port était noble à la fois et mignard, dont la commissure gauche était ornée d’une éphélide arrondie avec art, et dont la poitrine, blanche et lisse, était comme une tablette de cristal et abritait un cœur vif et gaillard. Et, à sa vue, Visage de Lys tomba dans une sorte d’étourdissement et perdit presque la raison. Car c’est avec justesse que le poète a dit :

Si, dans une assemblée, l’arc des sourcils tire les flèches des œillades, elles n’atteignent de leur pointe que le cœur digne de l’amour.

Et quand Visage de Lys eut repris ses sens, elle se frotta les yeux, regarda de tous côtés, et ne revit plus l’adolescent. Et elle se dit : « Voici que le voleur de ma rose vient de m’enlever également l’âme et le cœur. Il n’a pas seulement brisé avec la pierre de la séduction la fiole précieuse de mon honneur, mais il a blessé sournoisement mon cœur avec la flèche de l’amour. Hélas ! loin de mon pays et de ma mère, où irai-je maintenant et à qui me plaindrai-je pour demander justice de tous ces dégâts ? »

Et, le cœur brûlé de passion, elle alla retrouver ses jeunes filles. Et, s’étant isolée au milieu d’elles, elle prit un calam et un papier, et écrivit à Nourgihân une lettre qu’elle remit, avec son anneau, à sa suivante favorite, avec mission de remettre les deux objets entre les propres mains du prince adolescent. Et la jeune fille arriva en un clin d’œil auprès de Nourgihân, et le trouva assis et paraissant rêver à sa maîtresse Visage de Lys. Et, après les salams respectueux, elle lui remit la lettre et l’anneau dont la confiance de la princesse l’avait chargée. Et Nourgihân, à la limite de l’émotion, reconnut l’anneau. Et il ouvrit la lettre et lut ce qui suit :

« Après la louange à l’Être libre du « comment » et du « pourquoi », qui a donné aux vierges la grâce et la beauté, et aux adolescents l’œil noir de la séduction, en allumant dans le cœur des uns et des autres la lampe de l’amour où, comme le papillon, la sagesse vient se brûler.

« Voici que je me meurs d’amour pour tes yeux langoureux, et que le feu de la passion me dévore au dedans et au dehors. Ah ! qu’il est faux, le proverbe qui dit : « Les cœurs s’entendent. » Car je me consume et tu n’en sais rien. Quelle réponse me donneras-tu si je te demande pourquoi tu m’as assassinée par ta charmante tournure ?

« Mais, ô mon calam, n’écris pas davantage : je me suis assez livrée à une amoureuse douleur. »

À la lecture de cette lettre, le feu de l’amour étincela sous la cendre du cœur de Nourgihân, et, impatient comme le mercure, il prit en sa main le calam et le papier, et répondit par les lignes suivantes :

« À celle qui l’emporte sur toutes les belles au corps d’argent, et dont l’arc des sourcils est un sabre entre les mains d’un guerrier ivre !

« Ô femme charmante, dont le front, semblable à la planète Zohra, excite la jalousie des beautés de la Chine, le contenu de ta lettre avive les blessures de mon cœur isolé, qui palpitera pour toi tant que des grains de beauté apparaîtront sur le visage de la pleine lune.

« Une étincelle de ton cœur est tombée sur mes blessures, et l’éclair de mon désir a brillé sur ta moisson. Celui-là seul qui aime connaît le charme qu’on éprouve à être consumé. Et me voici pareil à un poulet à demi-égorgé, qui se roule par terre jour et nuit, et ne tardera pas à périr si on ne le délivre promptement.

« Ô Visage de Lys, le voile n’est pas sur ton visage, mais tu es toi-même ce voile pour toi-même. Sors du milieu de ce voile et avance. Car le cœur est une chose admirable, et, malgré son exiguïté, le Créateur y a établi Sa demeure.

« Mais, ô charmante, je ne dois pas parler plus clairement, ni confier plus de secrets à mon calam, attendu que le calam ne doit pas être admis dans le harem des secrets des amants. »

Puis le prince Nourgihân plia la lettre d’amour, y appliqua le cachet de son œil, et la remit à la jeune porteuse, en la chargeant de dire de vive voix à sa maîtresse Visage de Lys les choses délicates qu’il n’avait pu exprimer par écrit. Et la favorite partit sans retard et arriva auprès de sa maîtresse.

Et elle la trouva assise, avec ses yeux de narcisse languissant, et chacun de ses cils changé en une fontaine…

— À Ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle la trouva assise, avec ses yeux de narcisse languissant, et chacun de ses cils changé en une fontaine. Et elle l’aborda en souriant, et lui dit : « Ô rose du buisson de la joie, puisse la cause, qui te fait laver de tes larmes précieuses la fleur de ton visage, retomber sur moi, en sorte que tu sois toujours satisfaite et riante ! Voici que je t’apporte la bonne nouvelle. » Et elle lui remit la réponse de Nourgihân, en l’accompagnant des explications gentilles que lui avait données, à l’intention de sa maîtresse, le bel adolescent.

Et quand Visage de Lys eut pris connaissance de la lettre, et entendu de la bouche de sa favorite les choses délicates que n’avait pu exprimer par écrit le beau ravisseur Nourgihân, elle se leva consolée, et permit à ses jeunes filles de l’arranger, de la préparer et de l’habiller.

Alors ces charmantes employèrent toute leur habileté à faire briller leur maîtresse. Elles la peignèrent et la parfumèrent avec tant d’art, en disposant les peignes dans sa chevelure, que le musc de Tartarie s’évaporait par jalousie devant la bonne odeur qu’elle exhalait, et que les cœurs dansaient dans les poitrines en voyant la splendide natte qui lui tombait jusqu’aux reins, tressée comme les palmes aux jours de fête. Et elles lui passèrent ensuite autour de la taille une ceinture de mousseline rouge, dont chaque fil était tissé pour la chasse des cœurs. Puis elles l’enveloppèrent d’une gaze rose qui laissait voir la couleur du corps, et d’un caleçon d’une ampleur royale, en tissu plus épais, propre à asservir le monde. Et elles ornèrent de perles la raie qui séparait ses cheveux, si bien que les étoiles de la voie lactée en furent couvertes de confusion. Et elles mirent à son front un brillant diadème, qui la rendit si brillante qu’on pouvait croire à l’apparition dans le ciel d’une nouvelle lune. Et elles la rendirent si belle et si merveilleuse que chacun pouvait rester à la contempler, immobile d’étonnement comme devant la peinture d’un mur. Mais elle était embellie encore plus par sa propre beauté que par tous ses ornements.

Et lorsqu’elle fut parée de la sorte, elle se rendit, le cœur palpitant, sous les arbres du jardin, là où l’ombre était épaisse. Et, en la voyant, Nourgihân s’évanouit d’abord, tant fut violente la sensation qu’il éprouva. Mais bientôt, par l’effet de l’odeur du souffle suave de Visage de Lys, Nourgihân ouvrit les yeux, et se leva à l’apogée du bonheur, en contemplant son amie. Et, de son côté, Visage de Lys trouva l’adolescent si conforme à l’image qu’elle s’était gravée sur la feuille de son cœur, qu’il n’y avait pas un poil ou un point de différence. Et elle retira le voile de la retenue, et mit devant son bien-aimé tout ce qu’elle avait apporté en présent : les perles de ses dents, le rubis de ses lèvres préférables aux pétales des roses, ses bras d’argent, le clair de lune de son sourire, l’or de ses joues, le musc de son haleine, supérieur au musc de la Tartarie, les amandes de ses yeux, l’ambre noir de ses boucles, la pomme de son menton, les diamants de ses regards et les trente-six poses plastiques de son corps virginal. Et l’amour resserra ses liens sur les deux charmantes poitrines et sur les deux jeunes fronts. Et nul ne sut ce qui arriva, cette nuit, dans l’épaisseur de l’ombre, entre ces deux beaux adolescents.

Mais comme l’amour et le musc ne peuvent être ignorés, les parents ne tardèrent pas à être mis au courant des affaires des deux amants, et se hâtèrent de les unir par le mariage.

Et leur vie s’écoula dans le bonheur, partagée entre l’amour et le spectacle de la rose marine.

Or, louanges à Allah qui fait fleurir les roses et s’unir les cœurs des amoureux, le Tout-Puissant, le Très-Haut. Et la bénédiction et la prière sur notre seigneur et suzerain Môhammad, prince des Envoyés, et sur tous les siens. Amîn.


— Et lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, elle se tut. Et la jeune Doniazade, sa sœur, s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et charmantes et délicieuses en leur fraîcheur ! Et qu’elle est admirable cette histoire de la Rose marine et de l’Adolescente de Chine ! Ô ! de grâce ! hâte-toi, pendant qu’il en est encore temps, de nous dire quelque chose qui lui ressemble. » Et Schahrazade sourit et dit : « Oui, et ce que je veux raconter est bien plus admirable, ô petite ! Mais certainement je ne le dirai pas avant que me le permette notre maître le Roi. » Et Schahriar dit : « Doutes-tu donc de mon plaisir, ô Schahrazade ! Et pourrais-je désormais passer une nuit sans tes paroles à mes oreilles et sans ta vue sur mes yeux ? » Et Schahrazade remercia du sourire, et dit : « En ce cas, je raconterai l’Histoire du gâteau échevelé au miel d’abeilles et de l’épouse calamiteuse du savetier. »

Et elle dit :


HISTOIRE DU GÂTEAU ÉCHEVELÉ
AU MIEL D’ABEILLES ET DE
L’ÉPOUSE CALAMITEUSE DU SAVETIER


Il est raconté entre ce qui est raconté, ô Roi fortuné, qu’il y avait dans la ville sauvegardée du Caire un savetier d’un naturel excellent et proche de toutes les sympathies. Et il gagnait sa vie en raccommodant les vieilles babouches. Il s’appelait Mârouf, et était affligé par Allah le Rétributeur — qu’il Soit en tout cas exalté ! — d’une épouse calamiteuse macérée dans la poix et le goudron, et qui s’appelait Fattoumah. Mais ses voisins l’avaient surnommée la « Bouse chaude » ; car, en vérité, elle était un emplâtre insupportable sur le cœur du savetier, son époux, et un fléau noir sur les yeux de ceux qui l’approchaient. Et cette calamiteuse-là usait et abusait de la bonté et de la patience de son homme ; et elle l’invectivait et l’injuriait mille fois par jour, et ne lui laissait point de repos la nuit. Et l’infortuné en était arrivé à redouter sa méchanceté et à trembler de ses méfaits, car c’était un homme tranquille, sage, sensible et jaloux de sa réputation, quoique pauvre et d’humble condition. Et il avait pour habitude, afin d’éviter le bruit et les cris, de dépenser tout ce qu’il gagnait, et satisfaire ainsi aux dépenses de sa femme, cette sèche et méchante et acariâtre personne. Et s’il lui arrivait, par malechance, de ne pas gagner suffisamment dans sa journée, c’étaient des cris dans ses oreilles et des scènes épouvantables sur sa tête, pendant toute la nuit, sans paix ni merci. Et elle lui faisait passer ainsi des nuits plus noires que le livre de sa destinée. Et c’est à elle que pouvait s’appliquer le dire du poète :

Que de nuits sans espoir je passe aux côtés de mon épouse, la teigne pattue !

Ah ! que n’ai-je, lors de la nuit funèbre de mes noces, apporté une coupe de poison froid, pour lui faire éternuer son âme !

Or, entre autres afflictions éprouvées par ce Job de la patience…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, entre autres afflictions éprouvées par ce Job de la patience, voici ce qui lui arriva.

Son épouse vint, en effet, le trouver un jour, — qu’Allah éloigne de nous de pareils jours ! — et lui dit : « Ô Mârouf, je veux que, cette nuit, en rentrant à la maison, tu m’apportes un gâteau de kenafa échevelée au miel d’abeilles. » Et Mârouf, ce pauvre, répondit : « Ô fille de l’oncle, si Allah le Généreux veut bien m’aider à gagner l’argent nécessaire pour l’achat de cette kenafa au miel d’abeilles, certes ! je te l’achèterai, sur ma tête et mon œil. Car aujourd’hui, par le Prophète ! — sur Lui la prière et la paix ! — je n’ai point encore sur moi la moindre monnaie. Mais Allah est miséricordieux, et Il nous rendra aisées les choses difficiles. » Et la mégère s’écria : « Que parles-tu de l’intervention d’Allah en ta faveur ? Penses-tu donc que je vais attendre, pour satisfaire mon envie de ce gâteau, que la bénédiction te vienne ou ne te vienne pas ? Non, par ma vie ! je ne m’arrange pas de cette façon de parler. Que tu gagnes ou que tu ne gagnes pas ta journée, il me faut une once de kenafa échevelée au miel d’abeilles ; et, en un aucun cas, je ne consentirai à faire rentrer insatisfaite l’une quelconque de mes envies ! Et si, pour ton malheur, tu reviens à la maison, ce soir, sans la kenafa, je rendrai ta nuit aussi noire sur ta tête que la destinée qui t’a livré entre mes mains. » Et l’infortuné Mârouf soupira : « Allah est le Clément, le Généreux ; et en Lui seul est mon recours ! » Et le pauvre sortit de sa maison, et le chagrin et l’affliction lui suintaient de la peau du front.

Et il alla ouvrir sa boutique, dans le souk des savetiers, et, levant ses mains au ciel, il dit : « Je te supplie, Seigneur, de me faire gagner le prix d’une once de cette kenafa, et de me sauvegarder, la nuit prochaine, de la méchanceté de cette femme mauvaise ! »

Mais il eut beau attendre dans sa misérable boutique, personne ne vint lui apporter de l’ouvrage ; de sorte qu’à la fin de la journée il n’avait même pas gagné de quoi acheter le pain pour le souper. Alors, le cœur serré, et plein d’épouvante de ce qui l’attendait de la part de sa femme, il ferma sa boutique et reprit tristement le chemin de sa maison.

Or, en traversant les souks, il passa précisément devant la boutique d’un pâtissier, marchand de kenafa et autres gâteaux, qu’il connaissait et dont il avait raccommodé autrefois les savates. Et le pâtissier vit Mârouf qui marchait, plongé dans le désespoir, et le dos courbé comme sous le faix d’un lourd chagrin. Et il l’appela par son nom, et vit alors que ses yeux étaient pleins de larmes, et que son visage était pâle et pitoyable. Et il lui dit : « Ô maître Mârouf, pourquoi pleures-tu ? Et quelle est la cause de ton chagrin ? Viens ! Entre ici te reposer, et me raconter quel malheur t’a frappé. » Et Mârouf s’approcha de la belle devanture du pâtissier et, après les salams, il dit : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Miséricordieux ! La destinée me poursuit et me refuse même le pain du souper. » Et comme le pâtissier insistait pour avoir des détails précis, Mârouf le mit au courant de la demande de sa femme, et de l’impossibilité, par manque de gain dans la journée, d’acheter non seulement la kenafa en question mais une simple galette de pain.

Lorsque le pâtissier eut entendu ces paroles de Mârouf, il eut un rire de bonté, et dit : « Ô maître Mârouf, peux-tu au moins me dire combien d’onces de kenafa la fille de ton oncle désire que tu lui apportes ? » Il répondit : « Cinq onces lui suffiront peut-être. » Il reprit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Moi je vais t’avancer cinq onces de kenafa, et tu m’en donneras le prix quand la générosité du Rétributeur descendra de ton côté. » Et il coupa dans le grand plateau, où la kenafa nageait au milieu du beurre et du miel, un volumineux morceau qui pesait bien plus de cinq onces, et le remit à Mârouf, en lui disant : « Cette kenafa échevelée est un gâteau digne d’être servi sur les plateaux d’un roi. Je dois te dire toutefois qu’elle n’est pas sucrée au miel d’abeilles mais au miel de canne à sucre ; car elle est bien plus savoureuse de cette manière. » Et Mârouf qui ne connaissait pas, le pauvre, la différence entre le miel d’abeilles et celui de canne à sucre, répondit : « Elle est agréée de la main de ta générosité. » Et il voulut baiser la main du pâtissier, qui s’en défendit vivement, et qui lui dit, en outre : « Cette pâtisserie est destinée à la fille de ton oncle, mais toi, ô Mârouf, tu ne vas ainsi rien avoir à souper. Tiens, prends ce pain et ce fromage, bienfait d’Allah, et ne me remercie point, car je ne suis que l’intermédiaire. » Et il remit à Mârouf, en même temps que la sublime pâtisserie, une galette fraîche de pain soufflé et odorant et un disque de fromage blanc enveloppé dans des feuilles de figuier. Et Mârouf qui, de sa vie entière, n’avait eu tant de bien à la fois, ne savait plus comment s’y prendre pour remercier le pâtissier charitable, et finit par s’en aller en levant les yeux au ciel pour le prendre à témoin de sa gratitude envers son bienfaiteur.

Et il arriva à sa maison, chargé de la kenafa, de la belle galette de pain et du disque de fromage blanc. Et, sitôt qu’il fut entré, sa femme lui cria d’une voix aigre et menaçante : « Eh bien, as-tu apporté la kenafa ? » Il répondit : « Allah est généreux. La voici. » Et il déposa devant elle le plat que lui avait prêté le pâtissier, et où s’étalait, dans toute sa beauté de fine pâtisserie, la kenafa croustillante et échevelée.

Mais la calamiteuse n’eut pas plutôt jeté les yeux sur le plat, qu’elle poussa un cri strident d’indignation en se frappant les joues, et dit : « Qu’Allah maudisse le Lapidé ! Ne t’avais-je pas dit de m’apporter une kenafa préparée au miel d’abeilles ? Et voici que, pour me narguer, tu m’apportes quelque chose d’apprêté au miel de canne à sucre ! Pensais-tu donc que tu réussirais à me tromper, et que je ne reconnaîtrais pas la supercherie ? Ah ! misérable, tu veux donc me tuer de désir rentré. » Et le pauvre Mârouf, atterré de toute cette colère qu’il était loin d’avoir prévue cette fois, balbutia des excuses d’une voix tremblante, et dit : « Ô fille des gens de bien, cette kenafa, je ne l’ai pas achetée, mais le pâtissier un tel, qu’Allah a doué d’un cœur charitable, a eu pitié de mon état, et me l’a avancée en prêt, sans me fixer de délai pour le paiement. » Mais l’effrayante mégère s’écria : « Tout ce que tu dis là n’est que mots, et je n’y ajoute aucun crédit. Tiens ! attrape ta kenafa au miel de canne à sucre. Moi je n’en mange pas ! » Et, ce disant, elle lui jeta à la tête le plat de kenafa, contenant et contenu, et ajouta : « Lève-toi, maintenant, ô entremetteur, et va m’en chercher qui soit apprêtée au miel d’abeilles ! » Et, ajoutant le geste à la parole, elle lui asséna sur la mâchoire un coup de poing si désastreux, qu’elle lui cassa une dent de devant, et que le sang lui en coula sur la barbe et la poitrine.

À cette dernière agression de son épouse, le pauvre Mârouf, affolé et perdant enfin patience, eut un geste vif qui heurta légèrement la mégère à la tête. Et celle-ci, rendue encore plus furieuse par cette manifestation anodine de son souffre-douleur, se précipita sur lui et l’attrapa, à pleines mains, par la barbe, et se suspendit de tout son poids aux poils de cette barbe, en criant à plein gosier : « À mon secours, ô Musulmans ! Il m’assassine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et celle-ci, rendue encore plus furieuse par cette manifestation anodine de son souffre-douleur, se précipita sur lui et l’attrapa, à pleines mains, par la barbe, et se suspendit de tout son poids aux poils de cette barbe, en criant à plein gosier : « À mon secours, ô Musulmans ! Il m’assassine ! »

Et, à ses cris, les voisins accoururent, et intervinrent entre les deux, et eurent grand’peine à délivrer la barbe du malheureux Mârouf des doigts crispés de sa calamiteuse épouse. Et ils virent son visage ensanglanté, sa barbe souillée et sa dent cassée, sans compter les poils de barbe que lui avait arrachés cette femme furieuse. Et, connaissant déjà de longue date sa conduite indigne à l’égard du pauvre homme, et voyant d’ailleurs les preuves qui démontraient péremptoirement qu’il était, une fois de plus, la victime de cette calamiteuse, ils la sermonnèrent et lui tinrent des discours raisonnables qui eussent rempli de honte et corrigé à jamais toute autre qu’elle. Et, l’ayant ainsi blâmée, ils ajoutèrent : « Nous tous nous mangeons d’habitude avec plaisir la kenafa apprêtée au miel de canne à sucre ; et nous la trouvons bien meilleure que celle préparée au miel d’abeilles ! Où est donc le crime qu’a commis ton pauvre mari, pour mériter tous ces mauvais traitements que tu lui infliges, ainsi que la cassure de sa dent, et sa barbe arrachée. » Et ils la maudirent, à l’unanimité, et s’en allèrent en leur voie.

Or, dès qu’ils furent partis, la terrible mégère revint vers Mârouf, qui était, durant toute cette scène, resté silencieux dans son coin, et lui dit, d’une voix basse et haineuse d’autant : « Ah ! c’est comme ça que tu ameutes contre moi les voisins ! Ça va bien. Seulement tu verras ce qui va t’arriver. » Et elle alla s’asseoir, non loin de là, en le regardant avec des yeux de tigresse, et en méditant contre lui des projets terrifiants.

Et Mârouf, qui regrettait sincèrement son léger mouvement d’impatience, ne savait comment faire pour la calmer. Et il se décida à ramasser la kenafa qui gisait par terre au milieu des débris du plat, et, l’arrangeant proprement, il l’offrit timidement à son épouse, en lui disant : « Par ta vie, ô fille de l’oncle, mange tout de même un peu de cette kenafa-ci, et demain, si Allah veut, je t’apporterai de l’autre. » Mais elle le repoussa d’un coup de pied, en lui criant : « Va-t’en avec ton gâteau, ô chien des savetiers ! Penses-tu que je vais toucher à ce que te rapporte ton métier d’entremetteur des pâtissiers ? Inschallah ! demain je saurai faire entrer ta longueur dans ta largeur. »

Alors le malheureux, repoussé de la sorte dans sa dernière tentative de raccommodement, songea à calmer la faim qui le torturait depuis le matin, vu qu’il n’avait rien mangé de sa journée. Et il se dit : « Puisqu’elle ne veut pas manger cette excellente kenafa, je veux bien la manger, moi. » Et il s’assit devant le plat, et se mit à manger cette chose délicieuse, qui lui caressait le gosier agréablement. Puis il s’attaqua à la galette soufflée et au disque de fromage, et n’en laissa pas trace sur le plateau. Tout cela ! et sa femme le regardait faire avec des yeux flamboyants, et ne cessait de lui répéter, à chaque bouchée : « Puisse-t-elle s’arrêter dans ton gosier et t’étouffer ! » ou encore : « Si Allah veut, puisse-t-elle se changer en poison destructeur qui consume ton intérieur ! » et autres aménités semblables. Mais Mârouf, affamé, continuait à manger consciencieusement, sans souffler mot ; ce qui finit par porter à son paroxysme la fureur de l’épouse, qui se leva soudain en hurlant comme une possédée, et, lui jetant à la figure tout ce qui lui tomba sous la main, s’en alla se coucher en l’invectivant, dans son sommeil, jusqu’au matin.

Et Mârouf, après cette nuit mauvaise, se leva de très bonne heure ; et, s’habillant à la hâte, il se rendit à sa boutique, dans l’espoir que la destinée le favoriserait ce jour-là. Et voici qu’au bout de quelques heures deux hommes de police vinrent l’arrêter, de par l’ordre du kâdi, et le traînèrent, à travers les souks, les bras liés derrière le dos, jusqu’au tribunal. Et Mârouf, à sa grande stupéfaction, trouva, devant le kâdi, son épouse qui avait le bras entouré de bandages, la tête enveloppée d’un voile ensanglanté, et qui tenait entre ses doigts une dent cassée. Et le kâdi, sitôt qu’il eut aperçu le terrifié savetier, lui cria : « Avance par ici ! Ne crains-tu donc pas Allah Très-Haut, pour faire subir tant de mauvais traitements à cette pauvre jeune femme, ton épouse, la fille de ton oncle, et lui briser si cruellement le bras et les dents ? » Et Mârouf qui, dans sa terreur, eût souhaité voir la terre s’entr’ouvrir et l’engloutir, baissa la tête avec confusion, et garda le silence. Car, dans son amour de la paix et dans son désir de sauvegarder son honneur et la réputation de sa femme, il ne voulut pas charger la maudite, et l’accuser et dévoiler ses méfaits, en appelant, au besoin, comme témoins, tous les voisins. Et le kâdi, convaincu que ce silence était la preuve de la culpabilité de Mârouf, ordonna aux exécuteurs des sentences de le renverser et de lui appliquer cent coups de bâton sur la plante des pieds. Ce qui fut exécuté sur l’heure, devant la maudite qui se trémoussait de plaisir en elle-même.

Et Mârouf, au sortir du tribunal, pouvait à peine se traîner. Et, comme il préférait désormais plutôt mourir de la mort rouge que de rentrer dans sa maison et de revoir le visage de la calamiteuse, il gagna une maison en ruines, qui s’élevait sur les bords du Nil, et attendit là, au milieu des privations et du dénûment, de guérir des coups qui lui avaient gonflé les pieds et les jambes. Et lorsqu’il put enfin se lever, il s’engagea comme marinier à bord d’une dahabieh qui descendait le Nil. Et, arrivé à Damiette, il partit sur une felouque, en s’engageant comme raccommodeur de voiles, et confia sa destinée au Maître des destinées.

Or, au bout de plusieurs semaines de navigation, la felouque fut assaillie par une épouvantable tempête, et sombra, contenant et contenu, au fond de la mer. Et tout le monde fut noyé et mourut. Et Mârouf fut également noyé, mais ne mourut pas. Car Allah Très-Haut le sauvegarda et le délivra de la noyade en lui mettant sous la main une pièce de bois, débris du grand mât. Et il s’y cramponna, et réussit à se mettre dessus à califourchon, grâce aux efforts extraordinaires dont le rendirent capable le danger et la cherté de l’âme qui est précieuse. Et il se mit alors à battre l’eau avec ses pieds, comme avec des avirons, tandis que les vagues se jouaient de lui et le faisaient chavirer tantôt à droite et tantôt à gauche. Et il demeura ainsi à lutter contre l’abîme durant un jour et une nuit. Après quoi, il fut entraîné par le vent et par les courants jusqu’au rivage d’un pays, où s’élevait une ville aux maisons bien bâties.

Et il resta d’abord étendu sur le rivage, sans mouvement et comme évanoui. Et il ne tarda pas à dormir d’un profond sommeil. Et lorsqu’il se réveilla, il vit, penché sur lui, un homme magnifiquement vêtu, derrière lequel se tenaient deux esclaves, les bras croisés. Et l’homme riche regardait Mârouf avec une attention singulière. Et quand il vit qu’il s’était enfin réveillé, il s’écria : « Louanges à Allah ! ô étranger, et sois le bienvenu dans notre ville. » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, hâte-toi de me dire de quel pays tu es et de quelle ville, car je crois reconnaître, à ce qui te reste de vêtements sur le dos, que tu es du pays d’Égypte. » Et Mârouf répondit : « C’est la vérité, ô mon maître, je suis un habitant d’entre les habitants du pays d’Égypte, et la ville du Caire est la ville où je suis né et où j’habitais. » Et l’homme riche lui demanda, d’une voix émue : « Et y aurait-il indiscrétion à te demander dans quelle rue du Caire tu habitais ? » Il répondit : « Dans la rue Rouge, ô mon maître » Il demanda : « Et quelles sont les personnes que tu connais dans cette rue ? Et quel est ton métier, ô mon frère ? » Il répondit : « De mon métier et profession, ô mon maître, je suis savetier raccommodeur de vieilles savates. Quant aux personnes que je connais, ce sont des gens du commun, de mon espèce, d’ailleurs honorables et respectés. Et, si tu veux leurs noms, en voici quelques-uns. » Et il lui énuméra les noms de diverses personnes de sa connaissance, qui habitaient le quartier de la rue Rouge. Et l’homme riche, dont le visage s’éclairait de joie à mesure que se déroulait entre eux cette conversation, demanda : « Et connais-tu, ô mon frère, le cheikh Ahmad, le marchand de parfums. » Il répondit : « Qu’Allah prolonge ses jours ! Il est mon voisin, mur contre mur. » Il demanda : « Se porte-t-il bien ? » Il répondit : « La louange à Allah, il se porte bien. » Il demanda : « Combien d’enfants a-t-il maintenant ? » Il répondit : « Toujours trois. Qu’Allah les lui conserve ! Ce sont Moustapha, Môhammad et Ali. » Il demanda : « Que font-ils ? » Il dit : « Moustapha, l’aîné, est maître d’école dans une madrassah. C’est un savant reconnu, qui connaît par cœur tout le Livre Saint, et peut le réciter de sept différentes manières. Le second, Môhammad, est droguiste marchand de parfums, comme son père, qui lui a ouvert une boutique proche de la sienne, pour fêter la naissance d’un enfant qui lui est né. Quant au petit Ali, qu’Allah le comble de Ses dons choisis ! c’était mon camarade d’enfance, et nous passions nos journées à jouer ensemble et à faire mille espiègleries aux passants. Mais, un jour, mon ami Ali fit ce qu’il fit avec un petit garçon cophte, fils de nazaréens, qui alla se plaindre à ses parents d’avoir été humilié de la pire manière et violenté. Et mon ami Ali, pour éviter la vengeance de ces nazaréens, prit la fuite et disparut. Et nul ne l’a plus revu, quoiqu’il y ait de cela déjà une vingtaine d’années. Qu’Allah le préserve et éloigne de lui les maléfices et les calamités ! »

À ces paroles, l’homme riche jeta soudain ses bras autour du cou de Mârouf, et le serra contre sa poitrine, en pleurant, et lui dit : « Loué soit Allah qui réunit les amis ! Je suis Ali, ton camarade d’enfance, ô Mârouf, le fils du cheikh Ahmad le droguiste de la rue Rouge…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Loué soit Allah qui réunit les amis ! Je suis Ali, ton camarade d’enfance, ô Mârouf, le fils du cheikh Ahmad le droguiste de la rue Rouge. »

Et, après les transports de la joie la plus vive, de part et d’autre, il le pria de lui raconter comment il se trouvait sur ce rivage. Et lorsqu’il eut appris que Mârouf était resté un jour et une nuit sans nourriture, il le fit monter derrière lui sur sa mule, et le transporta à sa demeure, un palais splendide. Et il le traita magnifiquement. Et, le lendemain seulement, malgré tout le désir qu’il avait eu de s’entretenir avec lui, il se rendit auprès de lui, et put enfin causer longuement avec lui. Et il apprit de la sorte tous les tourments qu’avait éprouvés le pauvre Mârouf, depuis le jour de son mariage avec son épouse la calamiteuse, et comment il avait préféré quitter sa boutique et son pays que de rester plus longtemps exposé aux méfaits de cette mégère. Et il apprit également comment il avait reçu la bastonnade, et comment il avait fait naufrage et failli mourir par noyade.

Et, de son côté, Mârouf apprit de son ami Ali que la ville où ils se trouvaient actuellement était la ville de Khaïtân, capitale du royaume de Sohatân. Et il apprit aussi qu’Allah avait favorisé son ami Ali dans les affaires de vente et d’achat, et l’avait rendu le marchand le plus riche et le notable le plus respecté de toute la ville de Khaïtân.

Puis, lorsqu’ils eurent donné libre cours à leurs épanchements, le riche marchand Ali dit à son ami : « Ô mon frère Mârouf, sache que les biens qui me viennent du Rétributeur ne sont qu’un dépôt du Rétributeur entre mes mains. Or, comment pourrais-je mieux placer ce dépôt, qu’en t’en confiant une bonne partie, afin que tu la fasses fructifier ? » Et il commença par lui donner un sac de mille dinars d’or, le fit vêtir d’habits somptueux, et ajouta : « Demain matin, tu monteras sur ma plus belle mule, et tu te rendras au souk, où tu me verras assis au milieu des plus gros marchands. Et moi, à ton arrivée, je me lèverai pour venir au-devant de toi, et je m’empresserai autour de toi, et je prendrai les rênes de ta mule, et je te baiserai les mains en te donnant toutes les marques d’honneur et de respect possibles. Et cette conduite de ma part te procurera à l’instant une grande considération. Et je te ferai céder une vaste boutique, en ayant soin de la faire remplir de marchandises. Et je te ferai faire ensuite la connaissance des notables et des plus grands marchands de la ville. Et tes affaires, avec l’aide d’Allah, fructifieront, et tu seras, loin de la fille de ton oncle la calamiteuse, à la limite de l’épanouissement et du bien-être. » Et Mârouf, ne pouvant trouver assez d’expressions pour témoigner à son ami toute sa reconnaissance, se baissa pour baiser le pan de sa robe. Mais le généreux Ali s’en défendit vivement et embrassa Mârouf entre les deux yeux, et continua à s’entretenir avec lui de choses et d’autres, sur leur passé d’enfants, jusqu’à l’heure du dormir.

Et le lendemain Mârouf, habillé magnifiquement et ayant toute l’apparence d’un riche marchand étranger, monta sur une superbe mule couleur étourneau, richement harnachée, et se rendit au souk à l’heure indiquée. Et, entre lui et son ami Ali, se passa exactement la scène qui avait été convenue. Et tous les marchands furent abîmés d’admiration et de respect pour le nouvel arrivé, surtout quand ils eurent vu le grand marchand Ali lui baiser la main et l’aider à descendre de la mule, et qu’ils l’eurent vu lui-même s’asseoir avec gravité et lenteur sur le siège que lui avait d’avance préparé son ami Ali sur la devanture de la nouvelle boutique. Et tous vinrent interroger Ali à voix basse, en lui disant : « Certainement ton ami est un grand marchand ! » Et Ali les regarda avec commisération, et répondit : « Ya Allah, un grand marchand, vous dites ? Mais c’est un des premiers marchands de l’univers, et il a plus de magasins et de dépôts dans le monde entier que le feu ne peut en consumer. Et moi-même je ne suis auprès de lui qu’un infime colporteur. Et ses associés et ses agents et ses comptoirs sont nombreux dans toutes les villes de la terre, depuis l’Égypte et l’Yémen jusqu’à l’Inde et aux limites extrêmes de la Chine. Ah ! vous verrez quel homme c’est, lorsqu’il vous sera donné de le connaître plus intimement. »

Et, d’après ces assurances, faites du ton de la plus exacte vérité et avec l’accent le plus pénétré, les marchands conçurent la plus grande idée de Mârouf. Et ce fut à qui viendrait lui faire des salams et des congratulations et des souhaits de bienvenue. Et ils tinrent à honneur de l’inviter tous à dîner les uns après les autres, tandis qu’il souriait d’un air complaisant et s’excusait de ne pouvoir accepter, vu qu’il était déjà l’hôte du marchand Ali, son ami. Et le syndic des marchands vint lui faire visite, ce qui était tout à fait contraire à la coutume qui veut que ce soit le nouveau venu qui fasse la première visite ; et il s’empressa de le mettre au courant de la cote des marchandises et des diverses productions du pays. Et, ensuite, pour lui montrer qu’il était tout disposé à le servir et à lui faire écouler les marchandises qu’il aurait apportées des pays du loin avec lui, il lui dit : « Ô mon maître, tu as sans doute beaucoup de ballots de drap jaune ? Car ici on a un goût particulier pour le drap jaune. » Et Mârouf, sans hésiter, répondit : « Du drap jaune ? Mais en quantité ! » Et le syndic demanda : « Et du drap rouge sang de gazelle, en as-tu beaucoup ? » Et Mârouf, avec assurance, répondit : « Ah ! pour ce qui est du drap rouge sang de gazelle, on sera satisfait. Car mes ballots en contiennent de la plus fine espèce. » Et à toutes les questions semblables, Mârouf répondait toujours : « En quantité ! » Et le syndic lui demanda alors timidement : « Voudrais-tu, ô mon maître, nous en montrer quelques échantillons ? » Et Mârouf, sans se laisser arrêter par la difficulté, répondit avec condescendance : « Mais certainement, mais certainement ! Dès que sera arrivée ma caravane ! » Et il expliqua au syndic et aux marchands assemblés qu’il attendait l’arrivée, dans quelques jours, d’une immense caravane de mille chameaux chargés de ballots de marchandises de toutes les couleurs et de toutes les variétés. Et l’assemblée s’étonna prodigieusement et s’émerveilla au récit de l’arrivée prochaine de cette fantastique caravane.

Mais leur admiration ne fut à ses limites extrêmes, au delà de toute expression, que lorsqu’ils furent témoins du fait suivant. En effet, pendant qu’ils s’entretenaient de la sorte, en ouvrant des yeux émerveillés au récit de l’arrivée de la caravane, un mendiant s’approcha de l’endroit où ils se tenaient, et tendit la main à chacun d’eux à tour de rôle. Et les uns lui donnèrent une pièce de monnaie, les autres une demi-pièce, et le plus grand nombre se contenta, en ne lui donnant rien, de répondre simplement : « Qu’Allah t’assiste ! » Et Mârouf, lorsque le mendiant vint de son côté, tira une grosse poignée de dinars d’or, et la mit dans la main du mendiant, aussi simplement que s’il lui avait donné une pièce de cuivre. Et l’édification des marchands fut telle, qu’un silence imposant régna sur leur assemblée, et que leur esprit fut confondu et leur entendement ébloui. Et ils pensèrent : « Ya Allah, que cet homme doit être riche, pour se montrer si généreux ! » Et, de cette manière, Mârouf s’acquit, d’un instant à l’autre, un grand crédit et une réputation merveilleuse de richesse et de générosité.

Et la renommée de sa libéralité et de ses manières admirables arriva jusqu’aux oreilles du roi de la ville, qui fit aussitôt appeler son vizir, et lui dit : « Ô vizir, il doit arriver ici une caravane chargée d’immenses richesses, et qui appartient à un merveilleux marchand étranger. Or, je ne veux pas que les marchands du souk, ces fripons, qui sont déjà trop riches, fassent leur profit de cette caravane. Il vaut donc beaucoup mieux que ce soit moi qui en bénéficie, avec mon épouse ta maîtresse, et la princesse ma fille. » Et le vizir, qui était un homme plein de prudence et de sagacité, répondit au roi : « Il n’y a pas d’inconvénient. Mais ne penses-tu pas, ô roi du temps, qu’il serait préférable d’attendre l’arrivée de cette caravane-là pour prendre les mesures nécessaires ? » Et le roi se fâcha, et dit : « Es-tu fou ? Et depuis quand prend-on la viande chez le boucher quand les chiens l’ont dévorée ? Hâte-toi plutôt de faire venir en ma présence le riche marchand étranger, afin que je m’entende avec lui à ce sujet. » Et le vizir fut bien obligé, malgré son nez, d’exécuter l’ordre du roi.

Et lorsque Mârouf arriva en présence du roi, il s’inclina profondément, et embrassa la terre entre ses mains, et lui fit un compliment délicat. Et le roi s’étonna de son langage choisi et de ses manières distinguées, et lui adressa plusieurs questions sur ses affaires et ses richesses. Et Mârouf se contentait de répondre, en souriant : « Notre maître le roi verra et sera satisfait, lorsque la caravane arrivera. » Et le roi fut édifié comme tous les autres ; et voulant voir jusqu’où allait l’étendue des connaissances de Mârouf, il lui montra une perle d’une grosseur et d’un éclat merveilleux, qui coûtait pour le moins mille dinars, et lui dit : « Et dans les ballots de ta caravane, auras-tu des perles de cette espèce ? » Et Mârouf prit la perle, la considéra d’un air méprisant, et la jeta à terre comme un objet sans valeur ; et, la frappant du talon, de toute sa force, il la brisa tranquillement. Et le roi, stupéfait, s’écria : « Qu’as-tu fait, ô homme ? Tu viens de briser une perle de mille dinars ! » Et Mârouf, souriant, répondit : « Oui certainement, elle valait bien ce prix-là ! Mais j’ai des sacs et des sacs pleins de perles infiniment plus grosses et plus belles que celle-là, dans les ballots de ma caravane. »

Et l’étonnement et la cupidité du roi s’accrurent encore à ce discours ; et il pensa : « Certes ! il faut que je prenne pour époux de ma fille cet homme prodigieux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes ! il faut que je prenne, pour époux de ma fille, cet homme prodigieux. »

Et il se tourna vers Mârouf, et lui dit : « Ô très honorable et très distingué émir, veux-tu accepter de moi, comme présent, à l’occasion de ton arrivée dans notre pays, ma fille unique, ta servante ? Et je l’unirai à toi par les liens du mariage, et tu régneras sur le royaume, à ma mort ! » Et Mârouf, qui se tenait dans une attitude modeste et réservée, répondit d’un ton plein de discrétion : « La proposition du roi honore l’esclave qui est entre ses mains. Mais ne penses-tu pas, ô mon souverain, qu’il vaut mieux attendre, pour la célébration du mariage, que ma grande caravane soit arrivée ? Car la dot d’une princesse, telle que ta fille, exige de ma part de grandes dépenses que je ne suis pas en état de faire dans ce moment-ci. Il me faudra, en effet, te payer, comme dot de la princesse, à toi, son père, au moins deux cent mille bourses de mille dinars chacune. De plus, il faudra que je distribue mille bourses de mille dinars aux pauvres et aux mendiants, la nuit des noces, mille autres bourses aux porteurs des cadeaux, et mille bourses pour les préparatifs du festin. En outre, je devrai faire présent d’un collier de cent grosses perles à chacune des dames du harem, et faire hommage, à toi et à ma tante, la reine, d’une quantité inestimable de joyaux et de somptuosités. Or tout cela, ô roi du temps, ne peut raisonnablement se faire qu’après l’arrivée de ma caravane. »

Et le roi, plus ébloui que jamais de cette prodigieuse énumération, et édifié dans la profondeur de son âme de la réserve, de la délicatesse de sentiments et de la discrétion de Mârouf, s’écria : « Non, par Allah ! C’est moi seul qui prendrai à ma charge toutes les dépenses des noces. Quant à la dot de ma fille, tu me la paieras lors de l’arrivée de la caravane. Mais je tiens absolument à ce que tu te maries avec ma fille le plus tôt possible. Et tu peux puiser dans le trésor du règne tout l’argent dont tu auras besoin. Et n’aie aucun scrupule à ce sujet, car tout ce qui m’appartient t’appartient. »

Et, à l’heure et à l’instant, il appela son vizir et lui dit : « Va, ô vizir, dire au cheikh al-islam de venir me parler. Car je veux établir aujourd’hui même le contrat de mariage entre l’émir Mârouf et ma fille. » Et le vizir, en entendant ces paroles du roi, baissa la tête d’un air fort gêné. Et, comme le roi s’impatientait, il s’approcha de lui et lui dit à voix basse : « Ô roi du temps, cet homme-là ne me plaît pas, et son air ne me dit rien de bon. Par ta vie, attends au moins, pour lui donner ta fille en mariage, que nous ayons quelque certitude au sujet de sa caravane. Car, jusqu’à présent, nous n’avons que paroles sur paroles ! Or, une princesse comme ta fille, ô roi, vaut, dans la balance, plus que ce que tient dans sa main cet homme inconnu. »

Et le roi, en entendant ces paroles, vit le monde noircir devant son visage, et cria au vizir : « Ô traître exécrable qui hais ton maître, tu ne parles ainsi, en cherchant à me dissuader de ce mariage, que parce que tu désires te marier toi-même avec ma fille. Mais cela est loin de ton nez ! Cesse donc de vouloir jeter le trouble et le doute dans mon esprit au sujet de cet admirable homme riche à l’âme délicate, aux manières distinguées. Sinon, dans mon indignation de tes perfides discours, je ferai entrer ta longueur dans ta largeur. » Et il ajouta, fort excité : « Ou, peut-être, veux-tu que ma fille me reste sur les bras, vieillie et inacceptée par les prétendants ! Pourrais-je jamais trouver un gendre pareil à celui-ci, parfait sous tous les rapports, et généreux et réservé et charmant, qui, sans aucun doute, aimera ma fille, et lui fera cadeau de choses merveilleuses, et nous enrichira tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit ! Allons ! marche, et va me chercher le cheikh al-islam ! »

Et le vizir s’en alla, avec le nez allongé jusqu’à ses pieds, appeler le cheikh al-islam, qui se rendit aussitôt au palais, et se présenta devant le roi. Et il dressa, séance tenante, le contrat de mariage.

Et la ville entière fut décorée et illuminée, sur l’ordre du roi. Et partout il n’y eut que fêtes et réjouissances. Et Mârouf, le savetier, ce pauvre qui avait vu la mort noire et la mort rouge et goûté à toutes les calamités, s’assit sur un trône, dans la cour du palais. Et une foule de baladins, de lutteurs, de joueurs d’instruments, de tambourineurs, de saltimbanques, de bouffons et de gais charlatans se présenta devant lui pour l’amuser et amuser le roi et les grands du palais. Et ils déployèrent tous leur adresse et leurs talents. Et Mârouf se fit apporter, par le vizir lui-même, des sacs et des sacs pleins d’or, et se mit à prendre les dinars et à les jeter par poignées à tout ce peuple tambourinant, dansant et tintamarrant. Et le vizir, crevant de dépit, n’avait pas un instant de repos, tant il lui fallait sans cesse apporter de nouveaux sacs d’or.

Et ces divertissements et ces fêtes et ces réjouissances durèrent pendant trois jours et trois nuits ; et le quatrième jour, au soir, fut le jour des noces et de la pénétration. Et le cortège de ta nouvelle mariée était d’une magnificence inouïe, car ainsi l’avait voulu le roi ; et chaque dame, sur son passage, comblait la princesse de cadeaux que ramassaient, au fur et à mesure, les suivantes. Et elle fut ainsi conduite dans la chambre nuptiale, alors que Mârouf, à part lui, se disait : « Peste sur peste sur peste ! Arrivera ce qui arrivera ! Ça ne me regarde pas ! Ainsi l’a voulu la destinée. Il n’y a pas à fuir devant l’inévitable. Chacun porte sa destinée attachée à son cou ! Tout cela t’a été écrit dans le livre du sort, ô raccommodeur de vieilles savates, ô battu par ta femme, ô Mârouf, ô singe ! »

Et donc, quand tout le monde se fut retiré, et que Mârouf se trouva seul en présence de la jeune princesse, son épouse, couchée nonchalamment sous la moustiquaire de soie, il s’assit par terre, et, frappant ses mains l’une dans l’autre, il parut en proie à un violent désespoir. Et, comme il restait dans cette attitude, sans avoir trop l’air de bouger, la jeune fille sortit sa tête de la moustiquaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… la jeune fille sortit sa tête de la moustiquaire, et dit à Mârouf : « Ô mon beau seigneur, pourquoi restes-tu ainsi loin de moi, en proie à la tristesse ? » Et Mârouf, poussant un soupir, répondit avec effort : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et elle lui demanda, émue : « Pourquoi cette exclamation, ô mon maître ? Me trouves-tu laide ou contrefaite, ou bien as-tu quelque autre cause de chagrin ? Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Parle et ne me cache rien, ya sidi. » Et Mârouf, poussant un nouveau soupir, répondit : « Tout ça, vois-tu, c’est la faute de ton père ! » Et elle demanda : « Ça, quoi ? Et quelle faute a commise mon père ? » Il dit : « Comment ? N’as-tu donc pas vu que je me suis montré avare d’une avarice sordide à ton égard, et à l’égard des dames du palais ? Ah ! ton père a été bien coupable qui ne m’a pas permis d’attendre l’arrivée de ma grande caravane, pour me marier ! Je t’aurais alors fait cadeau de quelques colliers à cinq ou six rangs de perles grosses comme des œufs de pigeon, de quelques belles robes qui n’ont pas leurs pareilles chez les filles des rois, et de quelques joyaux, pas trop indignes de ton rang. En outre, j’aurais pu montrer une main moins sèche à tes parents et à tes invités. Mais voilà ! ton père m’a fort embarrassé avec son idée de faire les choses trop vite ; et il a commis, en cela, à mon égard, une action semblable à celle que commet celui qui brûle l’herbe encore verte. » Mais la jeune fille lui dit : « Par ta vie, ne te mets pas en peine, comme ça, pour ces petites choses-là ; et ne le chagrine pas davantage. Lève-toi plutôt, rejette tes vêtements, et viens vite près de moi, que nous nous délections ensemble. Et laisse de côté toutes ces idées de cadeaux et autres choses semblables, qui n’ont rien à voir avec ce que nous devons faire cette nuit. Quant à la caravane et aux richesses, je ne m’en soucie pas. Ce que je te demande, ô gaillard, est bien plus simple et plus intéressant que cela ! Hardi donc, et consolide tes reins pour le combat. » Et Mârouf répondit : « Le voici ! il arrive, il arrive ! »

Et, ce disant, il se déshabilla vivement et s’avança, en pointeur, vers la princesse, sous la moustiquaire. Et il s’étendit à côté de cette tendre adolescente, en pensant : « C’est moi-même, Mârouf, c’est moi-même, l’ancien raccommodeur de savates de la rue Rouge, au Caire ! Où étais-je et où suis-je ? » Et, là-dessus, eut lieu la mêlée des jambes et des bras, des cuisses et des mains. Et le combat s’enflamma. Et Mârouf mit sa main sur les genoux de la jeune fille, qui se dressa aussitôt et fut dans son giron. Et la lèvre parla dans son langage à sa sœur ; et arriva l’heure qui fait oublier à l’enfant son père et sa mère. Et il la serra avec force contre lui, de façon à en exprimer tout le miel, et que les bouchées fussent directes. Et il glissa sa main sous son aisselle gauche, et aussitôt se raidirent ses muscles vitaux à lui, et se tendirent ses parties vitales à elle. Et il appuya sa main gauche sur le pli de son aine droite, et aussitôt gémirent toutes les cordes de leurs arcs. Alors il la heurta entre les deux seins, et soudain le coup se répercuta entre les deux cuisses, on ne sait comment. Et il se ceintura aussitôt avec les deux jambes de la princesse, et pointa le gaillard dans les deux directions, en criant : « À moi, ô père des baiseurs ! » Et il amorça, sans retard, ce qui était à amorcer, et alluma la mèche, et enfila l’aiguille, et fit glisser l’anguille sur le feu qui pétille, en modulant toutes les trilles, alors que son œil disait : « Brille ! » que sa langue disait : « Babille ! » que ses dents disaient : « Mordille ! que sa main droite disait : « Fourmille ! » que sa main gauche disait : « Pille ! » que ses lèvres disaient : « Grille ! » et que sa vrille disait : « Frétille sur ta quille, ô gentille jeune fille, ô perle dans sa coquille ; et grésille de plaisir et sautille, ô bien-aimée de ta famille ! » Et, ce disant, la citadelle fut ébréchée aux quatre encoignures, et se déroula l’héroïque aventure, sans meurtrissures mais avec larges déchirures, sans froissures mais avec morsures, sans fissures mais avec cassures, élargissure et égratignures, sans murmure ni douloureuse blessure ni courbature, mais avec craquement de jointures du monteur à la grosse encolure et de la monture à la belle tournure, et le tout fut conduit avec désinvolture et d’une magnifique allure. Or, louanges au Maître des créatures qui rend la jeune fille mûre pour toutes les postures, et fait don au jeune homme de sa forte nature, en vue de la future progéniture !

Et donc, après une nuit passée entièrement dans les délices des embrassements, des sucements et des allaitements, Mârouf se décida enfin à se lever pour aller au hammam, accompagné par les soupirs contents et les regrets de la jeune fille. Et, après avoir pris son bain et s’être habillé d’une robe magnifique, il se rendit au diwân, et s’assit à la droite du roi, son oncle, père de son épouse, pour recevoir les compliments et félicitations des émirs et des grands. Et, de sa propre autorité, il envoya chercher le vizir, son ennemi, et lui ordonna de distribuer des robes d’honneur à tous les assistants, et de faire des largesses innombrables aux émirs et aux épouses des émirs, aux grands du palais et à leurs épouses, aux gardes et à leurs épouses, et aux eunuques, grands et petits, jeunes et vieux. En outre, il fit apporter des sacs de dinars, et se mit à y puiser l’or par poignées et à le distribuer à tous ceux qui en désiraient. Et, de la sorte, tout le monde le bénit et l’aima et fit des vœux pour sa prospérité et sa longue vie.

Et vingt jours s’écoulèrent de la sorte, employés par Mârouf à faire des largesses incalculables, le jour, et à se prélasser, à son aise, la nuit, avec la princesse, son épouse, qui était devenue passionnément éprise de lui.

Or, au bout de ces vingt jours, durant lesquels on n’avait eu aucune nouvelle de la caravane de Mârouf, les prodigalités et les folies de Mârouf avaient été poussées si loin, qu’un matin le trésor fut complètement épuisé, et qu’en ouvrant l’armoire aux sacs, le vizir constata qu’elle était absolument vide et qu’il n’y avait plus rien à y puiser. Alors, à la limite de la perplexité et plein, en son âme, de fureur rentrée, il alla se présenter entre les mains du roi, et lui dit : « Qu’Allah éloigne de nous les mauvaises nouvelles, ô roi ! Mais je dois te dire, afin de ne pas encourir, par mon silence, tes reproches justifiés, que le trésor du règne est complètement à sec, et que la merveilleuse caravane de l’émir Mârouf, ton gendre, n’est pas encore arrivée pour en remplir les sacs vides. » Et le roi, devenu, à ces paroles, quelque peu soucieux, dit : « Oui, par Allah ! c’est vrai, cette caravane est un peu en retard. Mais elle arrivera, inschallah ! » Et le vizir sourit, et dit : « Qu’Allah te comble de ses grâces, ô mon maître, et prolonge tes jours ! Mais nous sommes tombés dans les pires calamités depuis l’arrivée dans notre pays de l’émir Mârouf ! Et, en l’état actuel des choses, je ne vois pas pour nous de porte de sortie. Car, d’un côté, le trésor est vide, et, de l’autre, ta fille est devenue l’épouse de cet étranger, de cet inconnu ! Qu’Allah nous sauvegarde du Malin, l’Éloigné, le Maudit, le Lapidé ! Notre état est un bien mauvais état ! » Et le roi, qui commençait déjà à s’inquiéter et à s’impatienter, répondit : « Tes paroles me fatiguent et pèsent sur mon entendement. Au lieu de discourir de la sorte, tu ferais bien mieux de m’indiquer le moyen de remédier à la situation, et surtout de me prouver que mon gendre, l’émir Mârouf, est un imposteur ou un menteur. » Et le vizir répondit : « Tu dis vrai, ô roi, et c’est là une idée excellente. Il faut prouver, avant de condamner. Or, pour arriver à la vérité, il n’y a personne qui pourra nous être d’un plus précieux secours que la princesse, ta fille. Car nul n’est plus proche du secret du mari, que l’épouse. Fais-la donc venir ici, afin que je puisse l’interroger de derrière le rideau qui nous séparera, et me renseigner ainsi sur le sujet qui nous intéresse. » Et le roi répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Et, par la vie de ma tête ! s’il vient à nous être prouvé que mon gendre nous a trompés, je le ferai mourir de la pire mort et lui ferai goûter le plus noir trépas. »

Et aussitôt il fit prier la princesse sa fille de se présenter dans la salle de réunion. Et il fit tendre entre elle et le vizir un grand rideau, derrière lequel elle s’assit. Et tout cela fut dit, combiné, et exécuté pendant une absence de Mârouf.

Et donc, le vizir, ayant réfléchi à ses questions et combiné son plan, dit au roi qu’il était prêt. Et, de son côté, la princesse, de derrière le rideau, dit à son père : « Me voici, ô mon père. Que désires-tu de moi ? » Il répondit : « Que tu parles avec le vizir. » Et elle demanda alors au vizir : « Eh bien, toi, le vizir, que veux-tu ? » Il dit : « Ô ma maîtresse, tu dois savoir que le trésor du règne est vide, complètement, grâce aux dépenses et aux prodigalités de l’émir Mârouf, ton époux. En outre, la caravane étonnante dont il nous a si souvent annoncé l’arrivée ne nous a point donné de ses nouvelles. Aussi le roi, ton père, inquiet de cet état de choses, a jugé que toi seule tu pourrais nous éclairer à ce sujet, en nous disant ce que tu penses de ton époux, et quel effet il produit sur ton esprit, et quels soupçons tu as conçus à son égard, durant ces vingt nuits qu’il a passées avec toi. »

À ces paroles du vizir, la princesse répondit de derrière le rideau : « Qu’Allah comble de ses grâces le fils de mon oncle, l’émir Mârouf ! Ce que je pense de lui ? Mais, par ma vie ! rien que le bien. Il n’y a pas sur la terre nerf de confiture qui lui soit comparable pour la douceur, la saveur et le plaisir. Depuis que je suis son épouse, j’engraisse et j’embellis, et tout le monde, émerveillé de ma bonne mine, dit sur mon passage : « Qu’Allah la préserve du mauvais œil, et la sauvegarde des envieux et des jaloux ! » Ah ! le fils de mon oncle, Mârouf, il est une pâte de délices, il fait ma joie et je fais la sienne. Qu’Allah nous laisse l’un à l’autre ! »

Et le roi, ayant entendu cela, se tourna vers son vizir, dont le nez s’allongeait, et lui dit : « Tu vois ! Que t’ai-je dit ? Mon gendre Mârouf est un homme admirable, et tu mérites, pour tes soupçons, que je te fasse empaler ! » Mais le vizir, se tournant du côté du rideau, demanda : » Et la caravane, ô ma maîtresse, la caravane qui n’arrive pas ? » Elle répondit : « Et en quoi cela peut-il me regarder ? Qu’elle arrive ou qu’elle n’arrive pas, mon bonheur en sera-t-il augmenté ou amoindri ? » Et le vizir dit : « Et qui te nourrira désormais, maintenant que les armoires du trésor sont vides ? Et qui pourvoira aux dépenses de l’émir Mârouf ? » Elle répondit : « Allah est généreux et n’abandonne pas ses adorateurs. » Et le roi dit au vizir : « Ma fille a raison. Tais-toi. » Puis il dit à la princesse : « Tâche toutefois, ô chérie de ton père, de savoir du fils de ton oncle, l’émir Mârouf, à quelle date approximative il pense que sa caravane arrivera. J’aimerais le savoir, simplement pour régler nos dépenses et voir s’il y a lieu de lever de nouveaux impôts qui puissent combler le vide de nos armoires. » Et la princesse répondit : « J’écoute et j’obéis ! Les enfants doivent l’obéissance et le respect à leurs parents. Dès ce soir, j’interrogerai l’émir Mârouf, et je te rapporterai ce qu’il m’aura dit. »

Et donc, à la tombée de la nuit, quand la princesse fut, comme à l’ordinaire, à s’ébattre aux côtés de Mârouf, et qu’il s’ébattit à ses côtés, elle lui mit la main sous l’aisselle, pour l’interroger, et, plus douce que le miel, et câline et dorlotante et tendre et caressante comme toutes les femmes qui ont quelque chose à demander et à obtenir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et donc, à la tombée de la nuit, quand la princesse fut, comme à l’ordinaire, à s’ébattre aux côtés de Mârouf, et qu’il s’ébattit à ses côtés, elle lui mit la main sous l’aisselle, pour l’interroger, et, plus douce que le miel, et câline et dorlotante et tendre et caressante comme toutes les femmes qui ont quelque chose à demander et à obtenir, elle lui dit : « Ô lumière de mon œil, ô fruit de mon foie, ô noyau de mon cœur et vie et délices de mon âme, les feux de ton amour ont entièrement embrasé mon sein. Et moi je suis prête à sacrifier ma vie pour toi et à partager ton sort, quel qu’il puisse être. Mais, par ma vie sur toi ! n’aie rien de caché pour la fille de ton oncle. Dis-moi donc de grâce, afin que je le garde au plus secret de mon cœur, pour quel motif cette grande caravane, dont s’entretient toujours mon père avec son vizir, n’est pas encore arrivée ? Et si tu as quelque embarras ou quelque doute à ce sujet, confie-toi à moi, en toute sincérité, et je m’emploierai à trouver le moyen d’éloigner de toi tout désagrément. » Et, ayant ainsi parlé, elle l’embrassa, et le serra contre sa poitrine, et se laissa fondre dans ses bras. Et Mârouf se mit soudain à rire aux éclats, et répondit : « Ô ma chérie, pourquoi prendre tant de détours pour me demander une chose aussi simple ? Car moi je suis disposé, sans aucune difficulté, à te dire la vérité, et à ne te rien cacher. »

Et il se tut un instant, pour avaler sa salive, et reprit : « Sache, en effet, ô ma chérie, que je ne suis ni marchand, ni maître de caravanes, ni possesseur d’aucune richesse ou autre semblable calamité. Car, dans mon pays, je n’étais qu’un pauvre savetier-raccommodeur, marié à une peste de femme appelée Fattoumah la Bouse chaude, un emplâtre sur mon cœur et un fléau noir sur mes yeux. Et il m’arriva avec elle telle et telle chose. » Et il se mit à raconter à la princesse toute son histoire avec son épouse du Caire, et ce qui lui advint à la suite de l’incident de la kenafa échevelée au miel d’abeilles. Et il ne lui cacha rien et n’omit aucun détail de tout ce qui lui était arrivé à partir de ce moment jusqu’à son naufrage et la rencontre de son camarade d’enfance, le généreux marchand Ali. Mais il n’y a aucune utilité à le répéter.

Lorsque la princesse eut entendu le récit de cette histoire de Mârouf, elle se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur le derrière. Et Mârouf se mit à rire également, et dit : « C’est Allah qui est l’Octroyeur des destinées. Et tu étais écrite dans mon sort, ô ma maîtresse. » Et elle lui dit « Certes, ô Mârouf, tu es un maître en fait de ruses, et nul ne peut t’être comparé en finesse, en sagacité, en délicatesse et en bonheur. Mais que dira mon père et que dira surtout son vizir, ton ennemi, s’ils viennent à apprendre la vérité de ton histoire et l’invention de la caravane ? Certainement, ils te feront mourir ; et moi, de douleur, je mourrai à côté de toi. Il vaut donc mieux, pour le moment, que tu quittes le palais, et que tu te retires vers quelque pays éloigné, en attendant que je trouve le moyen d’arranger les choses et d’expliquer l’inexplicable. » Et elle ajouta : « Prends donc ces cinquante mille dinars que je possède, monte à cheval et va vivre dans un endroit caché, en me faisant connaître ta retraite, afin que je puisse, tous les jours, t’expédier un courrier qui te donne de mes nouvelles et m’en apporte des tiennes. Et c’est là, ô mon chéri, le meilleur parti que nous ayons à prendre dans cette circonstance. » Et Mârouf répondit : « Je me fie à toi, ô ma maîtresse ; et je me mets sous ta protection. « Et elle l’embrassa, et fit avec lui sa chose ordinaire jusqu’au milieu de la nuit.

Alors elle lui dit de se lever, le revêtit d’un habit de mamelouk, et lui donna le meilleur cheval des écuries de son père. Et Mârouf sortit de la ville, semblable à un mamelouk du roi, et s’en alla en sa voie. Et, pour le moment, voilà pour ce qui lui arriva.

Mais pour ce qui est de la princesse, du roi, du vizir et de la caravane invisible, voici.

Le lendemain, de bonne heure, le roi vint s’asseoir dans la salle de réunion, ayant, à ses côtés, son vizir. Et il fit appeler la princesse, pour s’informer auprès d’elle de ce qu’il lui avait recommandé d’apprendre. Et, comme la veille, la princesse vint se tenir derrière le rideau qui la séparait des hommes, et demanda : « Qu’y a-t-il, ô mon père ? » Il demanda : « Eh bien, ma fille, qu’as-tu appris, et qu’as-tu à nous dire ? » Et elle répondit : « Ce que j’ai à dire, ô mon père ? Ah ! qu’Allah confonde le Malin, le Lapidé ! Et, puisse-t-il, par la même occasion, maudire les calomniateurs, et noircir le visage de goudron de ton vizir qui a voulu noircir mon visage et celui de mon époux, l’émir Mârouf ! » Et le roi demanda : « Et comment cela ? Et pourquoi ? » Elle dit : « Comment, par Allah ! est-il possible que tu accordes ta confiance à cet homme néfaste, qui a tout mis en œuvre pour discréditer dans ton esprit le fils de mon oncle ? » Et elle se tut un instant, comme suffoquée d’indignation, et ajouta : « Sache, en effet, ô mon père, qu’il n’y a pas sur la face de la terre un homme aussi intègre, aussi droit et aussi véridique que l’émir Mârouf — qu’Allah le comble de Ses grâces ! — Voici ce qui est arrivé depuis l’instant où je t’ai quitté : À la tombée de la nuit, au moment où mon époux bien-aimé était entré dans mon appartement, voici que l’eunuque que j’ai à mon service demanda à nous parler pour une communication qui ne souffrait pas de délai. Et il fut introduit ; et il tenait à la main une lettre. Et il nous dit que cette lettre venait de lui être remise par dix mamalik étrangers, richement habillés, qui demandaient à parler à leur maître Mârouf. Et mon époux ouvrit la lettre et la lut ; puis il me la passa et je la lus également. Or, elle était du chef même de la grande caravane que vous attendez avec tant d’impatience. Et le chef de la caravane, qui a sous ses ordres, pour accompagner le convoi, cinq cents jeunes mamalik, semblables aux dix qui attendaient à la porte, expliquait, dans cette lettre, que, durant le voyage, ils avaient fait la rencontre malencontreuse d’une horde de Bédouins pillards, coupeurs de routes, qui avaient voulu leur disputer le chemin. D’où premier motif de retard de l’arrivée de la caravane. Et il disait, qu’après avoir triomphé de cette horde-là, ils avaient été attaqués, la nuit, quelques jours plus tard, par une autre bande de Bédouins, beaucoup plus nombreuse et mieux armée. Et il en était résulté un sanglant combat où, malheureusement, la caravane perdit cinquante mamalik tués, deux cents chameaux, et quatre cents ballots de marchandises de prix.

« À cette nouvelle désagréable, mon époux, loin de se montrer ému, déchira la lettre, en souriant, sans même demander d’autres explications aux dix esclaves qui attendaient à la porte, et me dit : « Qu’est-ce que c’est que quatre cents ballots et deux cents chameaux perdus ? C’est à peine si ça représente une perte de neuf cent mille dinars d’or. En vérité, ça ne mérite pas qu’on en parle, et surtout que tu t’en préoccupes, ma chérie. Le seul ennui qui en résulte pour nous est qu’il faut que je m’absente quelques jours, pour aller presser l’arrivée du reste de la caravane. » Et il se leva, en riant, et me serra contre sa poitrine, et prit congé de moi, tandis que je versais les larmes de la séparation. Et il descendit, en me recommandant encore de tranquilliser mon cœur et de rafraîchir mes yeux. Et moi, l’ayant vu disparaître, ce noyau de mon cœur, je penchai ma tête par la fenêtre qui donne sur la cour, et je vis mon bien-aimé qui causait avec les dix jeunes mamalik, beaux comme des lunes, qui avaient apporté la lettre. Et il monta sur son cheval, et sortit à leur tête du palais, pour aller hâter l’arrivée de la caravane. »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune princesse se moucha bruyamment, comme une personne qui aurait pleuré à cause de l’absence, et ajouta d’une voix devenue soudain irritée : « Eh bien, mon père, que serait-il arrivé, dis-le-moi, si j’avais eu l’indiscrétion de parler à mon époux comme tu m’avais conseillé de le faire, poussé que tu étais par ton vizir de goudron ? Oui, que serait-il arrivé ? Mon époux m’aurait désormais considérée avec l’œil du mépris et de la méfiance, et ne m’aurait plus aimée, et m’aurait même haïe, et à juste titre, en vérité ! Et tout cela à cause des suppositions offensantes et des soupçons injurieux de ton vizir, cette barbe de malheur ! » Et, ayant ainsi parlé, la princesse se leva, derrière le rideau, et s’en alla, en faisant beaucoup de bruit et de démonstrations irritées. Et le roi se tourna alors vers son vizir, et lui cria : « Ah ! fils de chien, tu vois ce qui nous arrive par ta faute ? Par Allah ! je ne sais ce qui me retient encore de faire entrer ta longueur dans ta largeur. Mais avise-toi encore une fois de jeter la suspicion sur mon gendre Mârouf, et tu verras ce qui t’attend ! » Et il lui lança un regard de travers, et leva le diwân. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est de Mârouf, voici.

Lorsqu’il fut sorti de la ville de Khaïtân, qui était la capitale du roi, père de la princesse, et qu’il eut voyagé dans les plaines désertes pendant quelques heures, il commença à sentir qu’une grande fatigue le courbaturait, vu qu’il n’était pas habitué à monter les chevaux des rois, et que son métier de savetier ne l’avait point destiné à être un jour le splendide cavalier qu’il était présentement. Et, en outre, il ne laissait point d’être inquiet sur les suites de son affaire ; et il commençait à regretter amèrement d’avoir dit la vérité à la princesse. Et il se disait : « Voilà que tu es maintenant réduit à errer sur les routes, au lieu de te délecter dans les bras de ton épouse beurrée, dont les caresses t’avaient fait oublier

la calamiteuse Bouse chaude, du Caire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà que tu es maintenant réduit à errer sur les routes, au lieu de te délecter dans les bras de ton épouse beurrée, dont les caresses t’avaient fait oublier la calamiteuse Bouse chaude, du Caire. » Et, songeant à tous les amoureux passés, qui avaient eu leur cœur brûlé par la séparation, il se prit à s’apitoyer sur son propre état et à pleurer à chaudes larmes, en se récitant des vers désespérés sur l’absence. Et, gémissant de la sorte et exhalant sa douleur d’amant par les tirades des vers analogues à sa situation, il arriva, après le lever du soleil, auprès d’un petit village. Et il aperçut dans un champ un fellah qui labourait avec une charrue attelée de deux bœufs. Et comme, dans sa hâte de fuir le palais et la ville, il avait oublié de se munir de provisions de bouche pour le voyage, il était torturé par la faim et la soif ; et il s’approcha de ce fellah, et le salua, disant ; « Le salam sur toi, ô cheikh ! » Et le fellah lui rendit son salut, disant : « Et sur toi le salam, la miséricorde d’Allah et Ses bénédictions ! Tu es sans doute, ô mon maître, un mamelouk d’entre les mamalik du sultan ? » Et Mârouf répondit : « Oui. » Et le fellah dit : « Sois le bienvenu, ô visage de lait, et fais-moi la grâce de descendre chez moi et d’accepter mon hospitalité. » Et Mârouf, qui vit tout de suite qu’il avait affaire à un homme généreux, jeta un coup d’œil sur la pauvre habitation qui était à proximité, et constata qu’elle ne contenait rien de ce qui pouvait le nourrir et le désaltérer. Et il dit au fellah : « Ô mon frère, je ne vois rien dans ta maison que tu puisses offrir à un hôte affamé comme moi. Comment donc feras-tu si j’accepte ton invitation ? » Et le fellah répondit : « Le bien d’Allah ne manque pas ; il est tout trouvé. Descends seulement de cheval, ô mon maître, et laisse-moi te soigner et t’héberger, pour Allah. Le village est tout proche, et j’aurai vite fait d’y courir de toute la vitesse de mes jambes, et de t’en rapporter ce qu’il faut pour te restaurer et te rendre content. Et je ne manquerai pas non plus d’apporter le fourrage et le grain pour la nourriture de ton cheval. » Et Mârouf, pris de scrupule, et ne voulant pas déranger ce pauvre homme et l’arracher à son travail, lui répondit : « Mais puisque le village est tout proche, ô mon frère, j’aurai bien plus vite fait que toi d’y courir à cheval, et d’acheter au souk tout ce qu’il faut, pour moi et pour mon cheval. » Mais le fellah, qui ne pouvait se résoudre, dans sa générosité native, à laisser partir ainsi, sans lui donner l’hospitalité, un étranger de la voie d’Allah, reprit : « De quel souk parles-tu, ô mon maître ? Est-ce qu’un misérable petit village comme le nôtre, dont les maisons sont bâties en bouse de vache, possède un souk ou quoi que ce soit qui, de près ou de loin, ressemble à un souk ? Nous n’avons guère d’affaires de vente ou d’achat ; et chacun vit sur le peu qu’il possède. Je te supplie donc, par Allah et par le Prophète béni, de descendre chez moi, pour m’obliger et faire plaisir à mon esprit et à mon cœur. Et j’irai vite au village et je reviendrai plus vite encore. » Alors Mârouf, voyant qu’il ne pouvait refuser l’offre de ce pauvre fellah sans le peiner et le chagriner, descendit de cheval, et alla s’asseoir à l’entrée de la hutte en bouse séchée, tandis que le fellah, aussitôt, livrant ses jambes au vent dans la direction du village, ne tarda pas à disparaître dans le loin.

Et, en attendant qu’il revînt avec les provisions, Mârouf se mit à réfléchir et à se dire : « Voici que j’ai été une cause de tracas et d’embarras pour ce pauvre, à qui je ressemblais tellement quand je n’étais qu’un misérable savetier-raccommodeur ! Mais, par Allah ! je veux réparer, autant qu’il est en mon pouvoir, le dommage que je lui cause en le laissant quitter ainsi son ouvrage. Et, pour commencer, je vais m’essayer, sur-le-champ, à labourer à sa place, et à lui faire regagner de la sorte le temps qu’il perd pour moi. »

Et il se leva, à l’heure et à l’instant, et, vêtu de ses habits dorés de mamelouk royal, il prit en main la charrue et fit avancer la paire de bœufs, dans la ligne du sillon déjà tracé. Mais à peine avait-il fait faire quelques pas aux bœufs, que le soc de la charrue s’arrêta soudain, avec un bruit singulier, contre quelque chose qui fit résistance ; et les bœufs, entraînés par leur effort, tombèrent sur leurs jambes de devant. Et Mârouf, donnant de la voix, fit se relever les bêtes, et les fouetta vivement, pour vaincre la résistance. Mais, malgré l’énorme coup de collier que les bœufs donnèrent, la charrue ne bougea pas d’un pouce, et resta fixée au sol comme pour attendre le jour du Jugement.

Alors Mârouf se décida à examiner quelle pouvait bien être l’affaire. Et, après avoir enlevé la terre, il trouva que le soc de la charrue s’était engagé de la pointe dans un fort anneau de cuivre rouge scellé dans une table de marbre, presque à ras du labour.

Et, poussé par la curiosité, Mârouf se mit à essayer de mouvoir et d’enlever cette table de marbre. Et, après quelques efforts, il finit par réussir à la remuer et à la faire glisser. Et il aperçut, à l’intérieur, un escalier qui conduisait, par des marches de marbre, dans un caveau souterrain, de forme carrée, de la grandeur d’un hammam. Et Mârouf, prononçant la formule du « bismillah », descendit dans ce caveau, et vit qu’il était composé de quatre salles consécutives. Et la première de ces salles était remplie de pièces d’or, depuis le sol jusqu’au plafond ; et la seconde était pleine de perles, d’émeraudes et de corail, également du sol au plafond ; et la troisième d’hyacinthes, de rubis, de turquoises, de diamants et de pierreries de toutes les couleurs ; mais la quatrième, qui était la plus vaste et la mieux conditionnée, ne contenait rien autre chose qu’un socle en bois d’ébène sur lequel était posé un tout petit coffret de cristal, pas plus gros qu’un citron.

Et Mârouf s’étonna prodigieusement de sa découverte et se réjouit de ce trésor. Mais ce qui l’intriguait le plus, c’était ce minuscule coffret de cristal, seul objet apparent dans l’immense quatrième salle du souterrain. Aussi, ne pouvant résister aux sollicitations de son âme, il tendit la main vers le petit objet insignifiant, qui le tentait infiniment plus que toutes les merveilles du trésor, et, s’en étant emparé, il l’ouvrit. Et il y trouva un anneau d’or, surmonté d’un chaton en cornaline, où étaient gravés, en caractères extrêmement fins et semblables aux pattes des fourmis, des écritures talismaniques. Et Mârouf, d’un mouvement instinctif, passa cet anneau à son doigt, et l’y ajusta en le frottant.

Et aussitôt une voix forte sortit du chaton de l’anneau, qui dit ; « À tes ordres ! à tes ordres ! De grâce ne me frotte pas davantage ! Ordonne, et tu seras obéi. Que souhaites-tu, parle ! Veux-tu que je démolisse ou que je construise, que je tue quelques rois et quelques reines ou que je te les amène, que je fasse surgir une ville entière ou que j’anéantisse tout un pays, que je couvre de fleurs une contrée ou que je la dévaste, que je rase une montagne ou que je dessèche une mer, parle, souhaite, désire. Mais, de grâce ! ne me frotte pas avec violence, ô mon maître ! Je suis ton esclave, par la permission du Maître des genn, du Créateur du jour et de la nuit. » Et Mârouf, qui ne s’était pas d’abord bien rendu compte d’où sortait cette voix, finit par constater qu’elle sortait du chaton même de l’anneau qu’il avait mis à son doigt, et dit, en s’adressant à celui qui était dans la cornaline : « Ô créature de mon Seigneur, qui es-tu ? » Et la voix de la cornaline répondit ; « Je suis le genni Père au Bonheur, esclave de cet anneau. Et j’exécute, en aveugle, les ordres de quiconque s’est rendu maître de cet anneau. Et rien ne m’est impossible, car je suis le chef suprême de soixante-douze tribus de genn, d’éfrits, de cheitâns, d’aouns et de mareds. Et chacune de ces tribus est composée de douze mille gaillards irrésistibles, plus forts que les éléphants et plus subtils que le mercure. Mais, comme je te l’ai dit, ô mon maître, je suis, à mon tour, soumis à cet anneau ; et, quelque grande que soit ma puissance, j’obéis à celui qui le possède, comme un enfant à sa mère. Toutefois, laisse-moi t’avertir que si, par malheur, tu frottais deux fois de suite le chaton, au lieu d’une, tu me ferais consumer dans le feu des noms terribles qui sont gravés sur l’anneau. Et tu me perdrais irrévocablement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Toutefois, laisse-moi t’avertir que si, par malheur, tu frottais deux fois de suite le chaton, au lieu d’une, tu me ferais consumer dans le feu des noms terribles qui sont gravés sur l’anneau. Et tu me perdrais irrévocablement. »

Et Mârouf, ayant entendu cela, répondit à l’éfrit de la cornaline : « Ô excellent et puissant Père au Bonheur, sache que j’ai fixé tes paroles dans l’endroit le plus sûr de ma mémoire. Mais, pour commencer, peux-tu me dire qui t’a enfermé dans cette cornaline, et qui t’a soumis à la puissance du maître de l’anneau ? » Et le genni répondit de l’intérieur du chaton : « Sache, ya sidi, que le lieu où nous nous trouvons est le trésor antique de Scheddad fils d’Aad, le bâtisseur de la fameuse ville, maintenant en ruines, d’Irem aux Colonnes. Or moi, pendant sa vie, j’étais l’esclave du roi Scheddad. Et c’est précisément son anneau que tu possèdes, l’ayant trouvé dans le cristal où il était enfermé depuis les temps ! »

Et l’ancien raccommodeur de savates de la rue Rouge, du Caire, devenu maintenant, grâce à la possession de cet anneau, le successeur direct de la postérité de Nemrod et de cet héroïque et orgueilleux Scheddad, qui avait vécu l’âge de sept aigles, voulut expérimenter, sans retard, les vertus merveilleuses incluses dans le chaton. Et il dit à celui qui était dans la cornaline : « Ô esclave de l’anneau, pourrais-tu faire sortir de ce souterrain et porter sur la terre, à la lumière, le trésor enfermé ici ? » Et la voix du Père au Bonheur répondit : « Mais sans aucun doute, et c’est précisément ce qui m’est le plus facile ! » Et Mârouf lui dit : « Puisqu’il en est ainsi, je te demande de faire sortir tout ce qu’il y a ici de richesses et de merveilles, sans en rien laisser à ceux qui pourraient venir après moi, pas même la trace. » Et la voix répondit : « J’écoute et j’obéis. » Puis elle cria : « Hé, les petits garçons ! »

Et aussitôt Mârouf vit paraître devant lui douze jeunes garçons d’une grande beauté, portant sur leurs têtes de vastes corbeilles. Et, après avoir embrassé la terre entre les mains de Mârouf charmé, ils se relevèrent, et, en un clin d’œil, ils transportèrent dehors, en plusieurs fournées, tous les trésors contenus dans les trois salles du souterrain. Et lorsqu’ils eurent fini ce travail, ils vinrent de nouveau présenter leurs hommages à Mârouf, de plus en plus charmé, et disparurent comme ils étaient venus.

Alors Mârouf, à la limite du contentement, se tourna vers l’habitant de la cornaline, et lui dit : « C’est parfait. Mais je voudrais maintenant des caisses, des mules avec leurs muletiers, et des chameaux avec leurs chameliers, pour transporter ces trésors à la ville de Khaïtân, capitale du royaume de Sohatân. » Et l’esclave enfermé dans le chaton répondit : « À tes ordres ! rien n’est plus aisé à se procurer. » Et il poussa un grand cri, et, à l’instant même, mules et muletiers, chameaux et chameliers, caisses et paniers, et mamalik somptueusement vêtus, beaux comme des lunes, apparurent devant Mârouf, au nombre de six cents de chaque espèce. Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour fermer un œil et l’ouvrir, ils chargèrent sur les bêtes les caisses et paniers, remplis au préalable d’or et de joyaux, et se rangèrent en bon ordre. Et les jeunes mamalik montèrent sur leurs beaux chevaux et encadrèrent, de distance en distance, la caravane.

Et l’ancien savetier dit alors à son serviteur de l’anneau : « Ô Père au Bonheur, je désire maintenant de toi un millier d’autres animaux chargés de soieries et d’étoffes précieuses de la Syrie, de l’Égypte, de la Grèce, de la Perse, de l’Inde et de la Chine. » Et le genni répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et, aussitôt, les mille chameaux et mulets chargés des objets en question apparurent devant Mârouf, et allèrent se ranger d’eux-mêmes, en file régulière, à la suite du convoi, encadrés, comme leurs semblables, par d’autres jeunes mamalik aussi superbement vêtus et montés que leurs frères. Et Mârouf fut content, et dit à l’habitant de l’anneau : « Maintenant, avant de partir, je désire manger. Dresse-moi donc un pavillon de soie, et sers-moi des plateaux de mets choisis et de boissons fraîches. » Et cela fut exécuté sur-le-champ.

Et Mârouf entra dans le pavillon et s’assit devant les plateaux, juste au moment où le bon fellah revenait du village. Et le pauvre arriva, portant sur sa tête une écuelle de bois remplie de lentilles à l’huile, sous son bras gauche du pain noir et des oignons, et sous son bras droit un sac à picotin rempli d’avoine pour le cheval. Et il vit, devant sa maison, la prodigieuse caravane, et le pavillon de soie où était assis Mârouf entouré par des esclaves empressés qui le servaient, tandis que d’autres esclaves se tenaient derrière lui, les bras croisés sur la poitrine. Et il fut extrêmement ému, et pensa : « Sûrement, le sultan, qui s’était fait précéder par le premier mamelouk que j’ai vu, est arrivé ici, pendant mon absence ! Quel dommage que je n’aie pas pensé à égorger mes deux poules et à les lui préparer au beurre de vache. » Et il résolut tout de même de le faire, bien qu’il fût en retard, et se dirigea vers ses deux poules pour les égorger et les offrir au sultan, rôties au beurre de vache…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et se dirigea vers ses deux poules pour les égorger et les offrir au sultan, rôties au beurre de vache.

Mais Mârouf l’aperçut et l’appela. Et il dit en même temps aux esclaves qui le servaient : « Amenez-le-moi ! » Et ils coururent à lui, et le transportèrent dans le pavillon avec son écuelle de lentilles, ses oignons, son pain noir et son sac à picotin. Et Mârouf se leva en son honneur et l’embrassa et lui dit : « Que portes-tu là, ô mon frère de misère ? » Et le pauvre fellah s’étonna prodigieusement d’être traité si affectueusement par un homme de cette importance, et de l’entendre lui parler sur ce ton et l’appeler son « frère de misère ». Et il se dit : « Si celui-ci est un pauvre, alors que suis-je moi ? » Et il lui répondit : « Je t’apporte le repas de l’hospitalité, ô mon maître, et la ration de ton cheval. Mais je te prie d’excuser mon ignorance ! Car si j’avais su que tu étais le sultan, je n’aurais pas hésité à sacrifier en ton honneur les deux poules que je possède, et à te les faire rôtir au beurre de vache. Mais la misère rend l’homme aveugle et lui enlève toute perspicacité. » Et il baissa la tête, à la limite de la honte et de la confusion. Et Mârouf, à ces paroles, se rappelant son état ancien, alors qu’il était dans une misère semblable ou même pire que celle de ce pauvre fellah, se mit à pleurer. Et ses larmes coulaient abondamment entre les poils de sa barbe, et tombaient dans les plateaux. Et il dit au fellah : « Ô mon frère, tranquillise ton cœur. Je ne suis point le sultan, mais seulement son gendre. À la suite de quelques difficultés que nous avions eues ensemble, j’avais quitté le palais. Mais il m’envoie maintenant tous ces esclaves et tous ces cadeaux, pour me prouver qu’il veut se réconcilier avec moi. Je vais donc retourner sur mes pas, sans différer davantage. Quant à toi, mon frère, qui voulus me traiter, sans me connaître, avec tant de bonté, sache que tu n’as pas semé dans un terrain desséché. »

Et il obligea le fellah à s’asseoir à sa droite, et lui dit : « Nonobstant tous les mets que tu vois dans ces plateaux, je jure par Allah que je ne veux manger que de ton plat de lentilles, et que je ne toucherai point à autre chose qu’à ce pain et à ces oignons. » Et il ordonna aux esclaves de servir les mets somptueux au fellah ; et, pour sa part, il ne mangea que les lentilles de l’écuelle, le pain noir et les oignons. Et il se dilata et se réjouit, en voyant l’étonnement du pauvre fellah à la vue de tant de mets dont le parfum satisfaisait le cerveau, et de tant de couleurs qui charmaient les regards.

Et lorsqu’on eut fini de manger, on remercia le Rétributeur pour ses bienfaits ; et Mârouf se leva et, prenant le fellah par la main, il le conduisit hors du pavillon vers la caravane. Et il l’obligea à choisir, de chaque variété de marchandise et de ballot, une paire de chameaux et une paire de mulets. Puis il lui dit : « Cela devient ta propriété, ô mon frère. Et je te laisse, en outre, ce pavillon avec tout ce qu’il contient. » Et, sans vouloir écouter ses refus ni l’expression de sa gratitude, il prit congé de lui, en l’embrassant encore une fois, remonta sur son cheval, se mit à la tête de la caravane, et, se faisant précéder dans la ville par un courrier plus rapide que l’éclair, chargé d’annoncer son arrivée au roi, il s’en alla en sa voie.

Or, le courrier de Mârouf arriva au palais, juste au moment où le vizir disait au roi : « Dissipe ton erreur, ô mon maître, et n’ajoute pas foi aux paroles de la princesse, ta fille, concernant le départ de son époux. Car, par la vie de ta tête ! l’émir Mârouf est parti d’ici en fugitif, craignant ton juste ressentiment, et non point pour aller hâter l’arrivée d’une caravane qui n’existe pas. Par les jours sacrés de ta vie, cet homme n’est qu’un menteur, un fourbe et un imposteur ! » Et, comme le roi, déjà à moitié persuadé par ces paroles, ouvrait la bouche pour faire la réponse qu’il fallait, le courrier entra et, après s’être prosterné, lui annonça l’arrivée imminente de Mârouf, en disant : « Ô roi du temps, je viens vers toi comme annonciateur. Et je t’apporte la bonne nouvelle de l’arrivée, derrière moi, de mon maître l’émir puissant et généreux, le héros insigne, Mârouf, ton gendre. Et il est à la tête d’une caravane qui n’a pu aller aussi vite que moi, à cause des lourdes splendeurs dont elle est chargée. » Et, ayant ainsi parlé, le jeune mamelouk baisa de nouveau la terre entre les mains du roi, et s’en alla comme il était venu.

Alors le roi, à la limite du bonheur, mais furieux contre son vizir, se tourna de son côté et lui dit : « Qu’Allah noircisse ton visage et le rende aussi ténébreux que ton esprit ! Et puisse-t-Il maudire ta barbe, ô traître, et te convaincre de mensonge et de duplicité, comme tu vas être enfin convaincu de la grandeur et de la puissance de mon gendre ! » Et le vizir, atterré et se refusant désormais toute réflexion, se jeta aux pieds de son maître, sans avoir la force de répondre une seule parole. Et le roi le laissa dans cette position, et sortit donner l’ordre d’orner et de pavoiser la ville, et de tout préparer pour aller, en cortège, au-devant de son gendre.

Après quoi il alla dans l’appartement de sa fille, et lui annonça l’heureuse nouvelle. Et la princesse, en entendant son père lui parler de l’arrivée de son époux à la tête d’une caravane qu’elle croyait avoir elle-même inventée de toutes pièces, fut à la limite de la perplexité et de l’étonnement. Et elle ne sut que penser, que dire ou que répondre ; et elle se demanda si son époux se raillait une nouvelle fois du sultan, ou s’il avait voulu, lors de la nuit où il lui avait raconté son histoire, se moquer d’elle ou simplement lui faire subir une épreuve pour voir si elle éprouvait un réel penchant pour lui. Et, quoi qu’il en fût, elle préféra garder pour elle seule ses doutes et ses étonnements, en attendant de voir quelle pouvait bien être l’affaire. Et elle se contenta de montrer à son père un visage épanoui de contentement. Et le roi sortit de chez elle, et se mit à la tête du cortège qui alla au-devant de Mârouf.

Mais celui qui fut le plus étonné de tous, et le plus abasourdi, fut sans conteste l’excellent marchand Ali, le camarade d’enfance de Mârouf, qui savait, mieux que personne, à quoi s’en tenir sur les richesses de Mârouf. Aussi, quand il vit le pavoisement de la ville, et les préparatifs de fête, et le cortège royal qui sortait de la ville, il interrogea les passants, leur demandant le motif de tout ce mouvement. Et ils lui répondirent : « Comment, tu ne sais pas ? Mais c’est le gendre du roi, l’émir Mârouf qui revient à la tête d’une caravane splendide ! » Et l’ami de Mârouf frappa ses mains l’une dans l’autre, et se dit : « Quelle peut bien être cette nouvelle fourberie du savetier ? Par Allah ! depuis quand le travail du raccommodage des savates a-t-il pu rendre mon ami Mârouf possesseur et conducteur de caravanes ? Mais Allah est le Tout-Puissant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’ami de Mârouf frappa ses mains l’une dans l’autre, et se dit : « Quel peut bien être ce nouveau tour du savetier ? Par Allah ! depuis quand le travail du raccommodage des savates a-t-il pu rendre mon ami possesseur ou conducteur de caravanes ? Mais Allah est le Tout-Puissant ! Et puisse-t-il sauvegarder son honneur et le préserver de la honte publique ! » Et il resta là, attendant, comme les autres, l’arrivée de la caravane.

Et bientôt le cortège fit son entrée dans la ville. Et Mârouf chevauchait en tête, plus brillant mille fois que le roi, et magnifique et triomphant, à faire éclater d’envie la poche à fiel des cochons. Et il était suivi de l’immense caravane encadrée par les beaux mamalik vêtus d’étoffes merveilleuses. Et tout cela était si beau et si prodigieux, que nul ne se souvenait avoir vu ou entendu raconter quelque chose de semblable. Et le marchand Ali vit également Mârouf en cet état extraordinaire, et se dit : « C’est bien ça. Il aura combiné quelque chose avec la princesse, son épouse, pour se moquer du roi. » Et il s’approcha de Mârouf, et réussit à le joindre, malgré tout l’apparat qui l’entourait, et il lui dit, mais de façon à n’être entendu que de lui seul : « Sois le bienvenu, ô cheikh des heureux fripons, et le plus adroit des fourbes ! Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Mais, par Allah, tu mérites tout ce qui t’arrive de faveurs et de faste, ô mon ami. Va ! sois content et dilate-toi ! Et qu’Allah augmente tes tours et tes friponneries ! » Et Mârouf se mit à rire des paroles de son ami, et prit rendez-vous avec lui pour le lendemain.

Et, là-dessus, Mârouf arriva au palais, aux côtés du roi, et monta s’asseoir, dans sa gloire, sur un trône dressé dans la grande salle des audiences. Et il ordonna qu’on commençât par transporter dans le trésor du roi les caisses remplies d’or, de joyaux, de perles et de pierreries, de remplir avec ces matières tous les sacs des armoires, et de lui apporter ensuite tout le reste, ainsi que les ballots qui contenaient les étoffes précieuses et les soieries. Et on exécuta ponctuellement ses ordres. Et il fit ouvrir en sa présence les caisses et les ballots, l’un après l’autre, et se mit à distribuer, à pleines mains, aux grands du palais et à leurs épouses les étoffes merveilleuses, les perles et les pierreries, et à faire de grandes largesses aux membres du diwân, aux marchands qu’il connaissait, aux pauvres et aux petits. Et, malgré les objurgations du roi, qui voyait ces choses précieuses disparaître comme l’eau dans un crible, Mârouf ne se leva qu’il n’eût distribué toute la charge de la caravane. Car, le moins qu’il donnait était une poignée ou deux d’or, d’émeraudes, de perles ou de rubis. Et il les jetait à pleines mains, alors que le roi souffrait horriblement et grimaçait de douleur, en s’écriant à chaque don : « Assez, ô mon fils, assez ! Il ne va plus rien nous rester. » Mais Mârouf, souriant, répondait chaque fois : « Par ta vie ! ne crains pas cela. Car ce que j’ai est inépuisable ! »

Sur ces entrefaites, le vizir vint annoncer au roi que les armoires du trésor étaient maintenant pleines jusqu’au haut, et qu’on ne pouvait plus rien y mettre. Et le roi lui dit : « Bien. Choisis une autre salle, et remplis-la comme la précédente ! » Et Mârouf, sans le regarder, lui dit : « Tu peux ! » Et il ajouta : « Et tu en rempliras une troisième salle, puis une quatrième. Et, si le roi ne s’y oppose pas, je pourrai également remplir toutes les salles du palais avec ces choses-là qui, pour moi, n’ont aucune valeur. » Et le roi ne savait plus si tout cela se passait en rêve où à l’état de veille. Et il était à la limite extrême de l’étonnement. Et le vizir sortit pour aller remplir encore une ou deux nouvelles salles avec les trésors rapportés par Mârouf.

Quant à Mârouf, il se hâta, dès que ces préliminaires furent terminés et qu’il eut ainsi prouvé qu’il avait accompli tout ce qu’il avait annoncé, et même au delà, de lever la séance de la distribution, et de se rendre auprès de sa jeune épouse. Et la princesse, dès qu’elle l’eut vu, vint à lui, les yeux pleins de joie, et lui baisa la main, et lui dit : « Sans doute, ô fils de l’oncle, tu as voulu t’égayer à mes dépens et rire de moi, ou peut-être mettre mon affection à l’épreuve, en me racontant l’histoire de ton ancienne pauvreté et de tes malheurs avec ton épouse calamiteuse Fattoumah la Bouse chaude. Mais je remercie Allah Très-Haut qui m’a empêchée de me conduire à ton égard, ô mon maître, autrement que je ne l’ai fait. » Et Mârouf l’embrassa, lui fit la réponse qu’il fallait, et lui donna un habit magnifique et un collier formé de dix rangs de quarante perles orphelines, grosses comme des œufs de pigeon, et des bracelets de poignets et de chevilles ouvrés par les magiciens. Et la princesse, voyant tous ces beaux objets, éprouva un très vif plaisir, et s’écria : « Certes ! je veux garder cette belle robe et ces parures pour les jours de fête seulement ! » Et Mârouf sourit et lui dit : « Ô ma chérie, ne te préoccupe pas de cela ! Tous les jours je te donnerai de nouvelles robes et de nouvelles parures, tant que tes armoires ne seront pas débordées et que tes coffres ne seront pas remplis jusqu’aux bords. » Et, là-dessus, ils firent leur chose ordinaire jusqu’au matin.

Or, il n’était pas encore sorti de la moustiquaire, qu’il entendit la voix du roi qui demandait à entrer. Et il se hâta d’aller lui ouvrir, et le vit bouleversé et le visage jaune et l’aspect terrifié. Et il le fit entrer avec précaution, et s’asseoir sur le divan ; et la princesse se leva, tout émue de cette visite inattendue et de l’air de son père, et se hâta de l’asperger d’eau de roses pour calmer son état et lui faire recouvrer la parole. Et lorsqu’il put enfin s’exprimer, il dit à Mârouf : « Ô mon fils, je suis porteur, hélas ! de mauvaises nouvelles ! mais il faut que je te les dise, pour que tu sois averti du malheur qui t’arrive. Ah ! faut-il ou ne faut-il pas ? » Et Mârouf répondit : « Il faut, certainement ! » Et le roi dit : « Eh bien, sache, ô mon enfant, que mes serviteurs et mes gardes, à la limite de la perplexité, sont venus m’annoncer, il y a un moment, que tes deux mille mamalik, caravaniers, chameaux et mulets ont disparu cette nuit, sans que personne ait su par quel chemin ils étaient partis, ni découvert la moindre trace de leur marche. Un oiseau qui s’envole d’une branche laisse plus de trace que toute cette caravane n’en a laissé sur nos chemins. Or, comme cette perte est pour toi une perte sans recours, j’ai été tellement frappé que j’en suis encore tout étourdi. »

Et Mârouf, ayant entendu ces paroles du roi, se mit à rire soudain, et répondit : « Ô oncle, calme ton esprit. Car la perte ou la disparition de mes caravaniers et de mes animaux n’est pas plus importante pour moi que la perte d’une goutte d’eau de la mer. Car, aujourd’hui, comme demain et comme après-demain et les autres jours, je pourrai, sur un simple souhait, avoir plus de caravaniers et de bêtes de somme avec leur charge que n’en peut contenir toute la ville de Khaïtân. Tu peux donc tranquilliser ton âme, et nous laisser maintenant nous lever pour aller au hammam du matin. »

Et le roi, plus stupéfait qu’il ne l’avait jamais été, sortit de chez Mârouf, et alla appeler son vizir, et lui raconta ce qui venait de se passer, et lui dit : « Eh bien ! que penses-tu cette fois de la puissance incompréhensible de mon gendre ? » Et le vizir, qui n’oubliait pas les humiliations subies depuis que Mârouf était apparu sur son chemin, se dit : « Voici l’occasion de me venger de ce maudit ! » Et il dit au roi, d’un air soumis : « Ô roi du temps, mon avis ne peut t’être d’aucune lumière. Mais puisque tu me le demandes, je te dirai que le seul moyen pour toi de savoir à quoi t’en tenir sur la puissance mystérieuse de ton gendre, l’émir Mârouf, est de te réunir avec lui pour boire, et de l’enivrer. Et lorsque le ferment aura fait danser sa raison, tu l’interrogeras avec prudence sur son état ; et il te répondra certainement, sans te rien cacher de la vérité. » Et le roi dit : « C’est là une idée excellente, ô vizir, et je vais la mettre à exécution dès ce soir. » Et donc, quand vint le soir, le roi se réunit avec son gendre Mârouf et son vizir, devant les plateaux des boissons. Et les coupes circulèrent. Et le gosier de Mârouf fut une gargoulette sans fond. Et son état devint un pitoyable état. Et sa langue se mit à tourner comme l’aile du moulin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le gosier de Mârouf fut une gargoulette sans fond. Et son état devint un pitoyable état. Et sa langue se mit à tourner comme l’aile du moulin. Et lorsqu’il ne sut plus distinguer sa main droite de sa main gauche, le roi, père de son épouse, lui dit : « En vérité, ô notre gendre, tu ne m’as jamais raconté les aventures de ta vie qui a dû être une vie merveilleuse et extraordinaire. Et je serais bien aise de t’entendre, ce soir, m’en narrer les péripéties étonnantes. » Et Mârouf, qui était sens dessus dessous et sens devant derrière, se laissa aller, dans son ivresse, comme tous les gens ivres qui aiment la vantardise, à raconter au roi et au vizir toute son histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin, à partir du moment où il s’était marié, pauvre raccommodeur de savates, avec la calamiteuse du Caire, jusqu’au jour où il avait trouvé le trésor et l’anneau magique dans le champ du pauvre fellah. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Et le roi et le vizir, au récit de cette histoire qu’ils étaient loin d’avoir imaginée aussi stupéfiante, se regardèrent en se mordant la paume. Et le vizir dit à Mârouf : « Ô mon maître, montre-nous un peu cet anneau qui possède de si merveilleuses vertus. » Et Mârouf, comme un fou privé de raison, ôta de son doigt l’anneau et le remît au vizir, en disant : « Le voici ! Il contient, dans sa cornaline, mon ami l’éfrit Père au Bonheur. » Et le vizir, les yeux flamboyants, prit l’anneau et en frotta le chaton, comme l’avait expliqué Mârouf.

Et aussitôt la voix sortit de la cornaline, disant : « Me voici ! me voici ! commande et j’obéis ! Veux-tu ruiner une ville, bâtir une capitale ou tuer un roi ? » Et le vizir répondit : « Ô serviteur de l’anneau, je t’ordonne de t’emparer de ce roi proxénète et de son gendre Mârouf, l’entremetteur, et de les jeter dans quelque désert sans eau pour qu’ils y meurent de soif et de privation. » Et, à l’instant, le roi et Mârouf furent enlevés comme un fétu de paille et transportés dans un désert sauvage tout à fait affreux, qui était le désert de la soif et de la faim, habité par la mort rouge et la désolation. Et voilà pour eux.

Quant au vizir, il s’empressa de convoquer le diwân, et exposa aux dignitaires, aux émirs et aux notables que le Bonheur des sujets et la tranquillité de l’État avaient exigé que le roi et son gendre Mârouf, un imposteur de la plus mauvaise qualité, fussent exilés au loin, et qu’il fût nommé lui-même souverain de l’empire. Et il ajouta : « Du reste, si vous hésitez un instant à accepter le nouvel ordre de choses et à me reconnaître pour votre légitime souverain, je vous enverrai à l’instant, par l’effet de ma nouvelle puissance, rejoindre votre ancien maître et son gendre l’entremetteur dans le coin le plus sauvage du désert de la soif et de la mort rouge. »

Et il se fit ainsi prêter serment par tous les assistants, malgré leur nez, et nomma ceux qu’il nomma et destitua ceux qu’il destitua. Après quoi il envoya dire à la princesse : « Prépare-toi à me recevoir, car j’ai une grande envie de toi. » Et la princesse qui avait appris, comme les autres, les nouveaux événements, lui fit répondre par l’eunuque : « Certes ! je te recevrai volontiers, mais pour le moment j’ai le mal mensuel qui est naturel aux femmes et aux jeunes filles. Mais dès que je serai nette de toute impureté, je te recevrai. » Mais le vizir lui fit dire : « Moi, je ne veux aucun retard, et ne connais ni mal mensuel ni mal annuel. Et c’est tout de suite que je désire te voir. » Alors elle lui répondit : « Bien ! viens, dans un moment, me trouver. »

Et elle s’habilla le plus magnifiquement possible, et s’orna et se parfuma. Et quand, au bout d’une heure de temps, le vizir de son père eut pénétré dans son appartement, elle le reçut avec un visage content et réjoui, et lui dit : « Quel honneur pour moi ! Et quelle heureuse nuit va être celle-ci ! » Et elle le regarda avec des yeux qui achevèrent de subtiliser le cœur de ce traître. Et, comme il la pressait de se dévêtir, elle commença de le faire, avec force regards, agaceries, et retards. Et soudain, poussant un cri de terreur, elle se rejeta en arrière, en se voilant le visage. Et l’étonné vizir lui demanda : « Qu’as-tu, ô ma maîtresse ? Et pourquoi ce cri de terreur et ce visage soudain voilé ? » Et elle lui répondit, de plus en plus enveloppée dans ses voiles : « Comment ? tu ne vois pas ? » Et il répondit ; « Non, par Allah ! qu’y a-t-il ? je ne vois rien ! » Elle dit : « Ô honte sur moi ! ô déshonneur ! Pourquoi veux-tu m’exposer nue aux regards de cet homme étranger qui t’accompagne ? » Et le vizir, ayant regardé à droite et à gauche, lui répondit : « Quel est l’homme qui m’accompagne ? Et où est-il ? » Elle dit : « Là, dans la cornaline du chaton de l’anneau que tu portes au doigt ! » Et le vizir répondit : « Par Allah ! c’est vrai. Je n’y pensais plus. Mais, ya setti, ce n’est pas un fils d’Adam, un être humain. C’est un éfrit, le serviteur de l’anneau ! » Et la princesse, pleine d’épouvante, s’écria, en enfonçant sa tête dans les oreillers : « Un éfrit, ô ma calamité ! Moi j’ai une peur intense des éfrits ! Ah ! de grâce, éloigne-le ! J’ai peur et j’ai honte de celui-ci ! » Et le vizir, pour la tranquilliser, et arriver enfin à ce qu’il désirait d’elle, enleva l’anneau de son doigt et le cacha sous le coussin du lit. Puis il s’approcha d’elle, à la limite du transport.

Et la princesse le laissa s’approcher, et soudain lui lança un si violent coup de pied dans le bas-ventre qu’elle le renversa par terre sur le derrière, sa tête précédant ses pieds. Et, sans perdre un instant, elle s’empara de l’anneau, en frotta le chaton, et dit à l’éfrit de la cornaline : « Empare-toi vite de ce cochon, et jette-le dans le cachot souterrain du palais. Puis tu iras, sans retard, reprendre mon père et mon époux dans le désert où tu les as transportés, et tu me les rapporteras ici sains et saufs, sans heurt et en bon état…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Puis tu iras, sans retard, reprendre mon père et mon époux dans le désert où tu les as transportés, et tu me les rapporteras ici sains et saufs, sans heurt et en bon état. »

Et aussitôt le vizir fut ramassé comme on ramasse un chiffon, et jeté au fond du cachot du palais. Et, au bout d’un très court espace de temps, le roi et Mârouf étaient dans la chambre de la princesse, le roi fort épouvanté, et Mârouf à peine remis de son ivresse. Et elle les reçut avec une joie inexprimable, et commença tout d’abord par leur donner à manger et à boire, vu que cette course rapide les avait affamés et altérés. Et, pendant ce temps, elle leur raconta ce qui venait de se passer, et comment elle avait enfermé le traître. Et le roi s’écria : « Nous allons l’empaler sans retard et le brûler ! » Et Mârouf dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. » Puis il se tourna vers son épouse et lui dit : « Mais, ô ma chérie, rends-moi d’abord mon anneau. » Et la princesse répondit : « Ah ! pour ça, non ! Puisque tu n’as pas su le conserver, c’est moi qui le garderai désormais, de peur que tu ne t’exposes à le perdre de nouveau. » Et il dit : « Bien ! C’est juste. »

Alors on fit préparer le pal, dans le meidân, en face de la porte du palais, et, devant le peuple assemblé, on y installa le vizir. Et pendant que fonctionnait l’instrument, on alluma un grand feu au pied du poteau. Et, de cette manière, le traître mourut embroché et grillé. Et voilà pour lui.

Et le roi partagea avec Mârouf la puissance souveraine, et le désigna comme son unique successeur au trôné. Et l’anneau resta désormais au doigt de la princesse qui, plus prudente et plus avisée que son époux, en prenait le soin le plus attentif. Et Mârouf, en sa compagnie, fut à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.

Et voici qu’une nuit, comme il venait de finir sa chose ordinaire avec la princesse, et qu’il était rentré dans son appartement pour dormir, une vieille femme sortit soudain de son lit et se jeta sur lui, la main levée et menaçante. Et à peine Mârouf l’eut-il regardée, qu’à sa terrible mâchoire, à ses longues dents et à sa laideur noire, il reconnut en elle sa calamiteuse épouse Fattoumah la Bouse chaude. Et il n’avait pas fini de faire cette effroyable constatation, que déjà il recevait, coup sur coup, deux soufflets retentissants qui lui cassèrent deux nouvelles dents. Et elle lui cria : « Où étais-tu, ô maudit ? Et comment as-tu osé quitter notre maison du Caire, sans m’avertir et sans prendre congé de moi ? Ah ! fils de chien, je te tiens maintenant ! » Et Mârouf, à la limite de l’épouvante, se mit soudain à courir dans la direction de l’appartement de la princesse, la couronne sur la tête et ses habits royaux traînant derrière lui, en criant : « Au secours ! À moi, l’éfrit de la cornaline ! » Et il pénétra comme un fou auprès de la princesse, et tomba à ses pieds, évanoui d’émotion.

Et bientôt, dans la chambre où la princesse prodiguait ses soins à Mârouf en l’aspergeant d’eau de roses, fit irruption l’effrayante mégère, tenant à la main une matraque qu’elle avait apportée avec elle du pays d’Égypte. Et elle criait : « Où est-il, ce vaurien, ce fils d’adultérin ? » Et la princesse, voyant ce visage de goudron, eut le temps de frotter sa cornaline et de donner un ordre rapide à l’éfrit Père au Bonheur. Et, à l’instant, la terrible Fattoumah, comme si elle était maîtrisée par quarante bras, resta figée à sa place, dans l’attitude de menace qu’elle avait en entrant.

Et Mârouf, ayant recouvré ses sens, vit son ancienne épouse dans cette attitude immobile. Et, poussant un cri de terreur, il retomba évanoui. Et la princesse, qu’Allah avait douée de sagacité, comprit alors que celle qui était là devant elle dans cette attitude de menace impuissante, n’était autre que l’effroyable mégère Fattoumah, du Caire, la première épouse de Mârouf, du temps qu’il était savetier. Et, ne voulant pas exposer Mârouf aux méfaits probables de cette calamiteuse, elle frotta l’anneau et donna un nouvel ordre à l’éfrit de la cornaline. Et aussitôt la mégère fut enlevée et conduite au jardin. Et elle fut attachée, par une énorme chaîne de fer, à un énorme caroubier, comme sont attachés les ours non apprivoisés. Et elle resta là, destinée à changer de caractère ou à mourir. Et voilà pour elle.

Quant à Mârouf et à son épouse, la princesse, ils vécurent depuis lors dans les délices parfaites, pendant des années et des années, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis, la Destructrice du bonheur, la Bâtisseuse des tombeaux, l’inévitable Mort.

Or, gloire au Seul vivant, dont l’existence est par delà la vie et la mort, dans le domaine de l’éternité.


— Puis Schahrazade, cette nuit-là, ne sentant point la fatigue l’envahir, et voyant que le roi Schahriar était disposée l’écouter, commença l’histoire suivante, qui est celle du jeune homme riche qui a regardé par les Lucarnes du Savoir et de l’Histoire.

Elle dit :


LES LUCARNES DU SAVOIR ET DE
L’HISTOIRE


On raconte qu’il y avait dans la ville d’El-Iskandaria un adolescent qui, à la mort de son père, était devenu possesseur de richesses immenses et de grands biens, tant en terres irrigables qu’en bâtisses solidement construites. Et cet adolescent, né sous la bénédiction, était doué d’un esprit tourné vers la voie de la rectitude. Et comme il n’ignorait point les préceptes du Saint Livre, qui prescrivent l’aumône et recommandent la générosité, il hésitait sur le choix du meilleur moyen de faire le bien. Et, dans sa perplexité, il se décida à aller consulter à ce sujet un vénérable cheikh, ami de son défunt père. Et il le mit au courant de ses scrupules et de ses hésitations, et lui demanda conseil. Et le cheikh réfléchit pendant une heure de temps. Puis, relevant la tête, il lui dit : « Ô fils d’Abderrahmân — qu’Allah comble le défunt de Ses grâces ! — sache que distribuer à pleines mains l’or et l’argent, à ceux qui sont dans le besoin, est, sans aucun doute, une action des plus méritoires devant l’œil du Très-Haut. Mais une telle action, ô mon enfant, est à la portée du premier riche venu. Et il n’est point nécessaire d’avoir une vertu bien grande pour donner le surplus de ce que l’on possède. Mais il est une générosité qui est autrement parfumée et agréable au Maître des créatures, et c’est, ô mon enfant, la générosité de l’esprit. Car celui qui peut répandre les bienfaits de son esprit sur les êtres dénués de savoir, celui-là est le plus grand méritant. Et pour répandre les bienfaits de ce genre, il faut avoir un esprit hautement cultivé. Et pour avoir un esprit de cette marque, un seul moyen est entre nos mains, la lecture des écrits des gens hautement cultivés, et la méditation sur ces écrits. Donc, ô fils de mon ami Abderrahmân, cultive ton esprit, et sois généreux dans la voie de l’esprit. Et tel est mon conseil, ouassalam ! »

Et l’adolescent riche eût bien voulu demander au cheikh des explications complémentaires. Mais le cheikh n’avait plus rien à lui dire. Aussi se retira-t-il avec ce conseil, fermement résolu à le mettre en pratique, et, se laissant aller à son inspiration, il prit le chemin du souk des libraires. Et il assembla tous les marchands de livres, dont quelques-uns avaient des livres qui provenaient du palais des livres que les Roums chrétiens avaient brûlé lors de l’entrée d’Amrou ben El-Ass à El-Iskandaria. Et il leur commanda de transporter dans sa maison tous les livres de valeur qui étaient en leur possession. Et il les rétribua au delà même de leurs prétentions, sans marchandage ni hésitation. Mais il ne se contenta point de ces achats. Et il envoya des émissaires au Caire, à Damas, à Baghdad, en Perse, au Maghreb, dans l’Inde et même dans les pays des Roums acheter les livres les plus réputés de ces diverses contrées, avec mission de ne point lésiner sur le prix de l’achat. Et les émissaires, au bout d’un certain temps, revinrent les uns après les autres, avec des ballots chargés de manuscrits précieux. Et l’adolescent fit ranger le tout, en bon ordre, dans les armoires d’une magnifique coupole qu’il avait fait bâtir dans cette intention, et qui portait, inscrits en grandes lettres d’or et d’azur, sur le fronton de son entrée principale, ces simples mots : « Coupole du Livre. »

Et, cela fait, l’adolescent se mit à l’œuvre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, cela fait, l’adolescent se mit à l’œuvre. Et il se consacra à lire avec méthode, lenteur et méditation les livres de sa merveilleuse coupole. Et, comme il était né sous la bénédiction, et que ses pas étaient marqués par le succès et la félicité, il retenait en sa mémoire heureuse tout ce qu’il lisait et notait. Aussi, en peu de temps, arriva-t-il à la limite extrême de l’instruction et du savoir, et son esprit s’enrichit-il de dons plus abondants que tous les biens qui lui étaient échus en héritage. Et il songea alors, avec sagesse, à faire bénéficier ceux qui l’entouraient des dons dont il était le possesseur. Et, dans ce but, il donna, sous la coupole du livre un grand festin auquel il convia tous ses amis, ses familiers, ses parents proches et éloignés, ses esclaves, ses palefreniers même, et jusqu’aux pauvres et mendiants coutumiers de son seuil. Et, lorsqu’ils eurent mangé et bu et remercié le Rétributeur, l’adolescent riche se leva debout au milieu du cercle attentif de ses invités, et leur dit : « Ô mes hôtes, cette nuit, au lieu des chanteurs et des musiciens, que l’intelligence préside notre assemblée ! Car le sage a dit : « Parle et tire de ton esprit ce que tu sais, pour que l’oreille de celui qui t’écoute s’en nourrisse. Et quiconque a obtenu la science, a obtenu un bien immense. Et le Rétributeur donne la sagesse à qui il veut, et l’esprit a été créé par son ordre ; mais il n’y a qu’un petit nombre d’entre les fils des hommes qui soit en possession des dons spirituels. » Aussi Allah Très-Haut, par la bouche de Son Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! — a-t-il dit : « Ô Croyants ! faites l’aumône des meilleures choses que vous ayez acquises, car vous n’atteindrez à la perfection que lorsque vous aurez fait l’aumône de ce que vous chérissez le plus. Mais ne le faites point par ostentation ; sinon vous serez semblables à ces collines rocailleuses couvertes à peine d’un peu de terre : qu’une averse tombe sur ces collines, et elle n’y laissera qu’une roche dénudée. De pareils hommes n’auront aucun profit de leurs œuvres. Mais ceux qui se montrent généreux, en vue de l’affermissement de leurs âmes, ressemblent à un jardin planté sur un coteau qu’arrosent les pluies abondantes du ciel, et dont les fruits sont portés au double. Si la pluie n’y tombe pas, ce sera la rosée. Et ils entreront dans les jardins d’Éden. »

« C’est pourquoi, ô mes hôtes, je vous ai assemblés ce soir. Car ne voulant pas, comme l’avare, garder pour moi seul les fruits de la science, je désire que vous en goûtiez avec moi, pour que nous marchions ensemble dans la voie de l’intelligence. »

Et il ajouta :

« Promenons donc nos regards par les lucarnes du savoir et de l’histoire, et assistons, par là, au défilé du cortège merveilleux des figures anciennes, afin que, de leur passage, notre esprit s’éclaire, et s’achemine, illuminé, vers sa perfection. Amin ! »

Et tous les invités de l’adolescent riche portèrent les deux mains à leur visage, en répondant : « Amîn ! »

Alors il s’assit au milieu de leur cercle silencieux, et dit : « Ô mes amis, je ne saurais mieux commencer la distribution des choses admirables, qu’en faisant bénéficier votre entendement du récit de quelques traits de la vie de nos pères arabes de la gentilité, les vrais Arabes des sables, dont les merveilleux poètes ne savaient ni lire ni écrire, chez qui l’inspiration était un don véhément, et qui formèrent, sans encre ni calam ni censeurs, cette langue arabe qui est la nôtre, la langue par excellence, celle dont le Très-Haut s’est servi, de préférence sur toutes les autres, pour dicter Ses paroles à Son Envoyé — sur Lui la prière, la paix et les plus choisies des bénédictions. Amin ! »

Et, les invités ayant répondu de nouveau : « Amîn ! » il dit :

« Voici donc, de ces temps héroïques de la gentilité, une histoire entre mille :


LE POÈTE DOREÏD, SON CARACTÈRE GÉNÉREUX ET SON AMOUR POUR LA CÉLÈBRE POÉTESSE TOUMADIR EL KHANSA


On raconte qu’un jour le poète Doreïd, fils de Simmah, cheikh de la tribu des Bani-Joucham, qui vivait à l’époque de la gentilité, cavalier valeureux autant que poète reconnu, et maître de nombreuses tentes et de beaux pâturages, partit en razzia contre la tribu rivale des Bani-Firâs, dont le cheikh était Rabiah, le plus intrépide guerrier du désert. Et Doreïd était à la tête d’une troupe de cavaliers choisis parmi les meilleurs de la tribu. Et, en débouchant dans une vallée du territoire ennemi des Bani-Firâs, il aperçut dans le loin, à l’extrémité opposée de la vallée, un homme à pied qui conduisait une femme montée sur un chameau. Et Doreïd, après avoir examiné un moment le convoi, se tourna vers un de ses cavaliers et lui dit : « Lance ton cheval, et sus à cet homme ! »

Et le cavalier partit et, étant arrivé à portée de voix, il cria à l’homme : « Lâche prise, laisse-moi cette femme, et sauve ta vie ! » Et il réitéra par trois fois sa sommation. Mais l’homme le laissa approcher, puis, calme et placide, sans presser le pas, il jeta à celle qu’il conduisait le licou du chameau, et, d’une voix tranquille, il entonna ce chant :

« Ô dame, marche du pas heureux d’une femme dont le cœur n’a jamais palpité de crainte, et dont la croupe saillante s’est arrondie dans la sécurité.

Et sois témoin de l’accueil que va faire à ce cavalier, le Firâcide qui n’a jamais connu la honte de tourner le dos à l’ennemi.

Car voici, sous tes yeux, un échantillon de mes coups. »

Sur ce, il chargea le cavalier de Doreïd, le désarçonna d’un coup de lance, et l’étendit raide mort dans la poussière. Puis il prit le cheval sans maître et, après en avoir fait hommage à sa dame, il sauta en selle d’un coup de jarret, et se mit à cheminer comme auparavant, sans plus de hâte ni d’émotion…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… sans plus de hâte ni d’émotion. Quant à Doreïd, comme il ne voyait pas reparaître son messager, il envoya à la découverte un autre cavalier. Et celui-ci, trouvant son compagnon sans vie sur le sentier, poussa vers le voyageur et lui cria, de loin, la même sommation que lui avait adressée le premier agresseur. Mais l’homme fit comme s’il n’avait point entendu. Et le cavalier de Doreïd courut sus à lui, la lance brandie. Mais l’homme, sans s’émouvoir, jeta de nouveau à sa dame le licou du chameau, et chargea soudain le cavalier, en lui adressant ces vers :

« Voici sur toi la fatalité aux canines de fer, ô rejeton de l’infamie, qui te mets sur la route de la femme libre et inviolable.

Entre elle et toi est ton maître Rabiah, dont la loi pour un ennemi est le fer de sa lance, une lance qui lui obéit à souhait. »

Et le cavalier, le foie transpercé, fut abattu, déchirant la terre de ses ongles. Et il but la mort d’une gorgée. Et le vainqueur continua, sans se presser, son chemin.

Et Doreïd, plein d’impatience, et inquiet sur le sort de ses deux cavaliers, détacha un troisième homme avec la même consigne. Et l’éclaireur arriva sur les lieux, et trouva ses deux compagnons allongés sans vie sur le sol. Et il aperçut, plus loin, l’étranger qui cheminait avec tranquillité, conduisant d’une main le chameau de la dame, et traînant nonchalamment après lui sa lance. Et il lui cria : « Lâche prise, ô chien des tribus ! » Mais l’homme, sans même se retourner vers son agresseur, dit à sa dame : « Dirige-toi, mon amie, vers nos tentes les plus proches d’ici. » Puis, soudain, il fut en face de son adversaire, et lui cria ces vers :

« N’as-tu pas vu, ô tête sans yeux, tes frères qui se débattent dans leurs caillots ? Et ne sens-tu pas déjà passer sur ton visage le souffle de la Mère des Vautours ?

Que penses-tu recevoir du cavalier au visage renfrogné, sinon le cadeau d’un superbe coup de lance qui t’habille les reins d’une couche de sang d’un beau noir de corbeau ? »

Et, ce disant, il pointa le cavalier de Doreïd, et le culbuta dès la première passe, la poitrine percée d’outre en outre. Mais, en même temps, sa lance se brisa de la violence du choc. Et Rabiah, — car c’était lui-même, ce cavalier des gorges et des ravins — se sachant déjà proche de sa tribu, ne voulut même pas se baisser pour ramasser l’arme de son ennemi. Et il continua sa route, n’ayant pour toute arme que le bois brisé de sa lance.

Or Doreïd, sur ces entrefaites, étonné de ne voir revenir aucun de ses cavaliers, partit lui-même à la découverte. Et il rencontra, étalés sur le sable, les corps sans vie de ses compagnons. Et soudain il vit apparaître, au détour d’un monticule, Rabiah lui-même, son ennemi, avec son arme dérisoire. Et, de son côté, Rabiah reconnut Doreïd, et regretta, en son âme, devant un tel adversaire, l’imprudence qu’il avait commise de ne s’être pas approprié la lance de son dernier agresseur. Toutefois il attendit Doreïd, droit sur sa selle, et le bois de sa lance brisée au poing.

Et Doreïd, d’un coup d’œil, vit l’état d’infériorité de Rabiah, et sa grande âme l’incita à adresser ces paroles au héros Firâcide : « Ô père des cavaliers des Bani-Firâs, certes ! des hommes comme toi, on ne les tue pas. Toutefois, mes gens, qui battent le pays, voudront venger sur toi la mort de leurs frères, et, comme tu es désarmé, seul et si jeune ! tiens, prends ma lance. Quant à moi, je m’en retourne pour ôter à mes compagnons l’envie de te poursuivre. »

Et Doreïd repartit à grande course vers ses gens, et leur dit : « Le cavalier a su défendre sa dame. Car il a tué nos trois hommes et, de plus, il m’a accroché ma lance. En vérité c’est un rude champion qu’il ne faut pas songer à attaquer ! »

Et ils tournèrent bride et rentrèrent tous, sans razzia, dans leur tribu.

Et les années passèrent. Et Rabiah mourut comme meurent les cavaliers sans reproche, dans une rencontre sanglante avec ceux de la tribu de Doreïd. Et, pour le venger, une troupe de Firâcides partit en nouvelle razzia contre les Bani-Joucham. Et ils tombèrent inopinément de nuit sur le campement, et tuèrent ceux qu’ils tuèrent, et firent nombre de captifs, et enlevèrent un butin considérable en femmes et en biens. Et, dans le nombre des captifs, était Doreïd lui-même, le cheikh des Jouchamides.

Et, lorsqu’on arriva à la tribu des vainqueurs, Doreïd, qui avait pris bien soin de cacher son nom et sa qualité, fut mis, avec tous les autres captifs, sous une garde sévère. Mais les femmes firâcides, frappées de sa bonne mine, venaient d’un air coquet passer et repasser en triomphatrices devant lui. Et tout à coup une d’elles s’écria : « Par la mort noire ! quel beau coup vous avez fait là, enfants de Firâs ! Savez-vous qui est celui-ci ? » Et on accourut, et on regarda, et on répondit : « Celui-ci est un de ceux qui ont éclairci nos rangs ! » Et la femme dit : « Certes ! c’est un brave ! C’est précisément celui qui fit cadeau de sa lance à Rabiah le jour de la vallée. » Et elle jeta sa tunique, en signe de sauvegarde, sur le prisonnier, en ajoutant : « Enfants de Firâs, je prends, moi, ce captif-là sous ma protection. » Et on se pressa encore davantage, et on demanda son nom au captif, qui répondit : « Je suis Doreïd ben Simmah. Mais toi, ô dame, qui es-tu ? » Elle répondit : « Je suis Raïta, fille de Gizl El-Tiân, celle dont Rabiah conduisait le chameau. Et Rabiah était mon mari. »

Puis elle alla se présenter à toutes les tentes de la tribu, et tint aux guerriers ce langage : « Enfants de Firâs, rappelez-vous la générosité du fils de Simmah, lorsqu’il donna à Rabiah sa lance à la hampe longue et belle. Or, le bien pour le bien, et à chacun le fruit de ses œuvres. Que la bouche des hommes ne se gonfle pas de mépris, en racontant votre conduite à l’égard de Doreïd. Brisez ses liens et, en payant l’indemnité, retirez-le des mains de celui qui l’a fait captif. Sinon, vous poseriez devant vous une œuvre de honte qui serait, jusqu’à votre mort, un marchepied aux regrets sans aboutissant et au repentir. »

Et les Firâcides, l’ayant entendue, se cotisèrent pour indemniser Mouharrik, le cavalier qui avait fait Doreïd captif. Et Raïta donna à Doreïd, mis en liberté, les armes de son époux défunt. Et Doreïd s’en retourna à sa tribu, et jamais plus ne fit la guerre aux Bani-Firâs.

Et les années s’écoulèrent encore. Et Doreïd, devenu vieux, mais toujours doué de sa belle âme de poète, vint un jour à passer à peu de distance du campement de la tribu des Bani-Sôlaïm. Et, en ce temps-là, vivait dans cette tribu la Sôlamide Toumâdir, fille de Amr, connue dans toute l’Arabie sous le surnom d’El-Khansâ, et admirée pour son merveilleux talent poétique.

Et la belle Sôlamide, au moment où Doreïd passait près de sa tribu, était occupée à oindre de goudron une des chamelles de son père. Et, comme l’endroit était isolé, que la chaleur était grande et que personne ne passait par là, Toumâdir avait quitté ses habits, et travaillait presque entièrement dévêtue. Et Doreïd, caché, l’observait et l’examinait sans qu’elle s’en doutât. Et, émerveillé de sa beauté, il improvisa les vers que voici :

Allez, ô mes amis, saluer la belle Sôlamide Toumâdir, et saluez-là encore, ma jolie gazelle à la noble origine.

Jamais, dans nos tribus, on n’a vu, de face ou de dos, aussi ravissante frotteuse de chamelles.

Il n’y a pas de ruse là où il n’y a pas de voile. C’est une superbe fille brune de race pure.

Visage ravissant, du poli le plus admirable, beau comme la face de nos statues d’or, visage que pare la richesse d’une chevelure semblable à la queue brillante des étalons de haute noblesse.

Opulente, riche chevelure ! Abandonnée à elle-même nonchalamment, elle flotte en longues chaînes miroitantes ; peignée et rangée, l’on dirait de belles grappes qu’une petite pluie a lissées.

Deux sourcils déliés à la douce courbure, deux lignes sans défaut tracées par le calam d’un savant, couronnes superbes au-dessus de deux grands yeux d’antilope.

Des joues doucement modelées qu’avive une pourpre légère, aurore levée sur un champ d’un tendre blanc de perle.

Une bouche que la grâce a fait fleurir, source de suavité, sur des dents aux stries imperceptibles, perles pures, pétales de jasmin humectés de miel parfumé.

Un cou blanc comme l’argent dans la mine, onduleux, monté sur une poitrine semblable aux poitrines magnifiques de nos statuettes d’ivoire.

Deux bras remplis d’une chair ferme, délicieux d’embonpoint ; deux avant-bras où l’on ne sent pas d’os, où l’on ne touche pas de veines ; des phalanges et des doigts dont rougiraient d’envie les dattes sur les branches.

Un ventre luxuriant, aux plis délicats et rapprochés, comme le papier plié en gradins minces, et rangés autour d’un nombril, petite boîte d’ivoire où l’on garde les parfums.

Le dos ! ô gracieux sillon de ce dos qui aboutit à la taille svelte si flexible, oh oui ! si fragile qu’il a fallu toute la puissance de la divinité pour y maintenir, attachée, cette croupe si considérable !

La voici ! fille magnifique, elle se lève, et ses lourdes hanches la font se rasseoir ; elle s’assied, et sa croupe opulente rebondit et la fait se tenir debout. Ô ! deux monticules charmants et sablonneux !

Et tout cela porté sur deux colonnes de gloire bien dressées, bien tournées, tiges de perles, sur deux tiges de papyrus finement duvetées d’un brun duvet, et le tout sur deux petits pieds, merveilleux, effilés et fins comme deux jolis fers de lance.

Ô ! gloire à la divinité ! comment deux bases si délicates ont-elles la force de supporter tout cet ensemble du haut ?

Allez, ô mes amis, saluer la belle Sôlamide Toumâdir, et saluez-la encore, ma jolie gazelle à la noble origine.

Et, dès le lendemain, le noble Doreïd, accompagné des notables de sa tribu, vint, en grand apparat, trouver le père de Toumâdir, et le pria de la lui donner en mariage. Et le vieux Amr, sans faire attendre sa réponse, dit au poète cavalier : « Mon cher Doreïd, l’homme généreux comme toi, on ne rejette pas ses propositions ; le chef honoré comme toi, on ne repousse pas ses désirs ; l’étalon comme toi, on ne lui donne pas sur le nez. Mais je dois te dire que ma fille Toumâdir a en tête des idées, des manières de voir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … l’étalon comme toi, on ne lui donne pas sur le nez. Mais je dois te dire que ma fille Toumâdir a en tête des idées, des manières de voir… Et ce sont idées et manières de voir que n’ont pas d’ordinaire les autres femmes. Et moi je la laisse toujours libre d’agir comme il lui plaît, car ma Khansâ n’est pas comme les autres femmes. Je vais donc lui parler de toi, le plus avantageusement que je le pourrai, je te le promets ; mais je ne réponds point de son consentement qui lui appartient en propre. » Et Doreïd le remercia de ce qu’il voulait bien faire ; et Amr entra chez sa fille, et lui dit : « Khansâ, un valeureux cavalier, un noble personnage, chef des Bani-Joucham, homme vénéré pour son grand âge et son héroïsme, Doreïd enfin, le noble Doreïd, fils de Simmah, celui dont tu connais les odes guerrières et les beaux vers, vient sous ma tente te demander en mariage. C’est là, ma fille, une alliance qui nous honore. Du reste, je n’ai point à influer sur ta décision. » Et Toumâdir répondit : « Mon père, laisse-moi quelques jours de délai, pour que, avant de répondre, je puisse me consulter. »

Et le père de Toumâdir revint auprès de Doreïd, et lui dit : « Ma fille Khansâ désire attendre un peu avant de donner une réponse définitive. J’espère d’ailleurs que l’on acceptera ton alliance. Reviens donc dans quelques jours. » Et Doreïd répondit : « D’accord, ô père des héros. » Et il se retira dans la tente mise à sa disposition.

Or la belle Sôlamide, sitôt que Doreïd se fut éloigné, envoya sur ses pas une de ses servantes, en lui disant : « Va, surveille Doreïd, et suis-le lorsqu’il s’écartera des tentes pour satisfaire ses besoins. Et regarde bien le jet, et vois sa force et la trace qu’il laissera dans le sable. Et nous jugerons ainsi s’il est encore en force virile. »

Et la servante obéit. Et elle fut si diligente qu’au bout de peu d’instants elle était de retour auprès de sa maîtresse, et lui dit ces simples mots : « Homme usé. »

Or, au bout du délai demandé par Toumâdir, Doreïd revint dans la tente d’Amr, pour avoir la réponse. Et Amr le laissa dans la partie de la tente réservée aux hommes, et entra chez sa fille, et lui dit : « Notre hôte attend ta décision, ma Khansâ, et ce que tu as résolu. » Et elle répondit : « Je me suis consultée, et j’ai résolu de ne point sortir de ma tribu. Car je ne veux pas renoncer à m’unir à quelqu’un de mes cousins, jeunes hommes beaux comme de belles et grandes lances, pour me marier avec un vieux Jouchamide comme l’est ce Doreïd au corps exténué, qui aujourd’hui, demain, va rendre sa chouette d’âme. Par l’honneur de nos guerriers ! je préfère encore vieillir vierge que d’être la femme d’un jambe-grêle. »

Et Doreïd, qui était dans la tente, du côté des hommes, entendit la réponse méprisante, et en fut cruellement touché. Et, par fierté, il ne laissa rien voir de ses sentiments, et, prenant congé du père de la belle Sôlamide, il partit vers sa tribu. Mais il se vengea de la cruelle par la satire que voici :

Tu déclares, ma chère, que Doreïd est vieux, trop vieux. T’avait-il donc dit, lui, qu’il est né d’hier ?

Tu souhaites avoir pour mari, ô Khansâ, — et certes ! tu as raison un lourdaud à jambes pattues qui sait, la nuit, manœuvrer le fumier des troupeaux.

Oui, que nos divinités te préservent, ma fille, de maris comme moi ! Car moi je suis et fais autre chose.

On sait, en effet, qui je suis, et que si ma main est forte, c’est pour des œuvres autrement sérieuses.

On sait partout que, dans les grandes crises, ni la lenteur ne m’enchaîne, ni la précipitation ne m’emporte, et que j’ai, en tout, prudence et sagesse.

On sait partout que, dans ma tribu, par respect pour moi, nul ne questionne l’hôte que j’abrite, et que mes protégés n’ont jamais de nuits inquiétées.

On sait enfin que même dans les mois affamés de la sécheresse, lorsque les nourrices mêmes oublient leurs nourrissons, mes tentes regorgent de nourritures et mon foyer bouillonne.

Garde-toi donc bien de prendre un mari comme moi, et de faire des enfants de moi.

Toi, ô Khansâ, tu souhaites avoir pour mari — et certes ! tu as raison — un lourdaud à jambes pattues qui sait, la nuit, manœuvrer le fumier des troupeaux.

Car tu déclares, ma chère, que Doreïd est vieux, trop vieux. T’avait-il donc dit, lui, qu’il est né d’hier ?

Lorsque ces vers se furent répandus dans les tribus, on conseilla de tous côtés à Toumâdir d’accepter pour mari ce Doreïd à la main généreuse, à la verve inégalable. Mais elle ne revint pas sur sa décision.

Or, ce fut sur ces entrefaites que, dans une rencontre sanglante avec la tribu ennemie des Mourrides, un frère de Toumâdir, le valeureux cavalier Moawiah, périt de la main de Haschem, chef des Mourrides et père de la belle Asma qui avait été autrefois offensée par ce même Moawiah. Et c’est précisément cette mort de son frère que Toumâdir déplora dans le chant funèbre que voici, dont l’air se psalmodiait sur le rythme du premier grave-léger et sur la tonique de la corde du doigt annulaire :

Pleurez, mes yeux, versez des larmes intarissables. Hélas ! celle qui verse ces larmes, pleure un frère qu’elle a perdu.

Désormais, entre elle et lui, est le voile qu’on ne soulève plus, la terre récente de la tombe.

Ô mon frère, tu es parti pour cette réserve d’eau dont tous goûteront un jour l’amertume. Tu y es allé pur, disant : « Mieux vaut mourir : la vie n’est qu’un rayon de frelons sur la pointe d’une lance. »

Mon cœur se souvient, ô fils de mon père et de ma mère, et je m’affaisse comme l’herbe de l’été. Je me renferme dans la consternation.

Il est mort, celui qui était le bouclier de nos tribus et la base de notre maison, il est parti dans une calamité.

Il est mort, celui qui était le phare et le modèle des hommes de haut courage ; qui était, pour eux, comme les feux allumés sur les cimes des montagnes.

Il est mort, celui qui montait les cavales précieuses, éblouissant dans ses vêtements ;

Le héros au long baudrier, qui était le roi de nos tribus quand il n’était encore qu’imberbe, le jeune homme de vaillance et de beauté,

Mon frère aux deux mains généreuses, la main même de la générosité. Il n’est plus ! Il est sous la tombe, froid, enfermé sous le roc et la pierre.

Dites à sa jument Alwa au poitrail admirable : « Pleure, gémis sur les courses vagabondes ; ton maître ne te chevauchera plus ! »

Ô fils d’Amr, la gloire galopait à tes côtés, quand la bataille en fureur retroussait jusqu’aux cuisses sa longue cotte d’armes,

Quand la flamme de la guerre faisait heurter les hommes corps à corps, et qu’avec tes frères vous passiez, chevaux contre chevaux, vampires et vautours enfourchés par des démons.

Certes ! tu la méprisais la vie aux jours des combats, quand mépriser la vie est plus grand et plus digne de souvenir.

Combien de fois tu t’es précipité contre les tourbillons hérissés de casques de fer et bardés de doubles cottes de mailles, impassible au milieu des horreurs sombres comme les teintes goudronnées de l’orage.

Fort et élancé, telle une hampe de Roudaïna, tu brillais de toute ta jeunesse, sur ta taille semblable à un bracelet d’or,

Quand autour de toi, au milieu du pêle-mêle des batailles, la mort traînait les pans de son manteau dans le sang.

Combien de chevaux tu as précipités sur les escadrons ennemis, ô mon frère, alors que la meule rouge des batailles roulait terriblement sur les plus braves des deux camps !

Tu relevais alors les pans de ton étincelante cotte de mailles sur ton coursier à qui les entrailles bondissaient et grondaient dans les flancs.

Tu animais les lances, tu les excitais à confondre leurs éclairs, quand elles allaient fouiller les entrailles des guerriers jusqu’au fond des reins.

Tu étais le tigre hardi qui se lance à la curée, au milieu de la tourmente, armé de ses doubles armes, dents et griffes.

Que de captives désolées et heureuses tu as conduites devant toi, en troupes comme de belles antilopes que mettent en émoi les premières gouttes de pluie !

Que de belles et blanches femmes tu as sauvées le matin, à l’heure de la mêlée, lorsqu’elles erraient, leur voile en désordre, éperdues de frayeur et d’épouvante !

Que de malheurs tu nous as évités, dont l’effroyable aspect ou le seul récit eût fait avorter les femmes enceintes ! Que de mères, si ton sabre n’avait pas été là, fussent restées sans enfant !

Et puis, ô mon frère, que de rimes de combat tu as chantées sans effort, dans le tumulte, perçantes comme le fer de ta lance, et qui vivront à jamais parmi nous !

Ah ! après le trépas du généreux fils d’Amr, que les étoiles s’éteignent, que le soleil anéantisse ses rayons. Il était notre soleil et notre étoile.

Maintenant que tu n’es plus, mon frère, qui recueillera l’étranger lorsque du Nord lugubre soufflent les vents sifflants qui bruissent dans les échos ?

Hélas ! celui qui vous nourrissait de ses troupeaux, ô voyageurs, qui vous protégeait de ses armes, vous l’avez déposé et laissé dans la poussière où vous avez creusé sa fosse.

Dans la demeure affreuse, au milieu de quelques pieux plantés en haie, vous l’avez déposé. Et de sombres rameaux de salamah furent jetés sur lui,

Parmi les tombeaux de nos ancêtres sur lesquels, depuis longtemps déjà, passent les années et les jours.

Ô mon frère, enfant le plus beau des Sôlamides, que ta perte m’est une douleur poignante ! Elle éteint en moi la résolution et le courage.

Non, la méhara qui, privée de son nouveau-né, tourne autour du simulacre qu’on lui a donné pour tromper sa tendresse, poussant plaintes et cris de détresse,

Qui va et cherche, anxieuse, de tous côtés, qui ne broute plus aux pâturages quand s’éveille son souvenir, qui n’a que gémissements et bonds effarés,

Ne donne qu’une faible image de la douleur dont je suis accablée, ô mon frère !

Oh ! jamais ne tariront mes larmes pour toi, jamais ne s’arrêteront mes sanglots et mes accents de douleur. Pleurez, mes yeux, versez les larmes intarissables.

Et ce fut précisément à l’occasion de ce poème, que le poète Nabigha El-Dhobiani et les autres poètes assemblés à la grande foire d’Okaz, pour la récitation annuelle de leurs poésies devant toutes les tribus de l’Arabie, furent interrogés sur le mérite de Toumâdir El-Khansâ, et répondirent à l’unanimité : « Elle surpasse en poésie les hommes et les genn ! »

Et Toumâdir vécut jusqu’après la prédication de l’Islam béni en Arabie. Et en l’an huit de l’hégire de Sidna-Môhammad — sur Lui la prière et la paix — elle vint avec son fils Abbas, qui était alors devenu chef suprême des Sôlamides, faire sa soumission au Prophète, et s’ennoblit de l’Islam. Et le Prophète la traita avec honneur, et aima l’entendre réciter de ses vers, bien qu’il n’appréciât pas les poètes. Et il la félicita de son souffle poétique et de sa renommée. Et, du reste, c’est en répétant lui-même un vers de Toumâdir qu’il laissa voir qu’il ne sentait pas la mesure prosodique. Car il faussa la quantité de ce vers, en transposant l’un par rapport à l’autre les deux derniers mots. Et le vénérable Abou-Bekr, qui entendit cette offense à la régularité métrique, voulut rectifier la position des deux mots intervertis, mais le Prophète — sur Lui la prière et la paix — lui dit : « Qu’importe ? c’est la même chose. » Et Abou-Bekr répondit : « Certes, ô Prophète d’Allah, tu justifies complètement ces paroles qu’Allah t’a révélées dans son saint Korân : « Nous n’avons pas appris à notre Prophète la versification : il n’en a pas besoin. Le Korân est l’enseignement, c’est une lecture simple et claire ! »

Mais Allah est plus savant !


— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Voici encore un trait admirable de la vie de nos pères Arabes de la gentilité. » Et il dit :


LE POÈTE FIND ET SES DEUX FILLES GUERRIÈRES OFAÏRAH LES SOLEILS ET HOZEILAH LES LUNES


Il nous est revenu que le poète Find, alors centenaire et chef de la tribu des Bani-Zimmân, branche de la grande tribu des Békrides, de la souche première des Rabiah, avait deux filles adolescentes qui s’appelaient, l’aînée, Ofaïrah les Soleils, et, la petite, Hozeilah les Lunes. Et, en ce temps-là, la tribu entière des Békrides était en guerre avec les Thaâlabides nombreux et puissants. Et Find, malgré son grand âge, fut jugé digne, parce qu’il était le cavalier le plus renommé de sa tribu, d’être envoyé par ses compagnons à la tête de soixante-dix cavaliers, pour tout contingent, afin de se joindre à l’expédition générale des Békrides. Et les deux adolescentes, ses filles, étaient au nombre des soixante-dix. Et le messager, qui alla annoncer à l’assemblée générale des Békrides l’arrivée du contingent de guerre des Bani-Zimmân, dit à ceux vers qui il était envoyé : « Notre tribu vous envoie un contingent de mille guerriers, plus soixante-dix cavaliers. » Il voulait dire par là que Find, à lui seul, valait une armée de mille hommes.

Puis, quand tous les contingents des tribus békrides furent réunis, la guerre se déchaîna comme l’ouragan. Et c’est alors que fut livrée cette bataille, restée célèbre dans toutes les mémoires, qui fut appelée la Journée de la coupe des toupets, à cause de la grande humiliation que firent subir à leurs prisonniers les Békrides vainqueurs, en leur coupant le toupet avant de les renvoyer, libres, montrer leur défaite à leurs frères des tentes thaâlabides. Et ce fut précisément à cette bataille mémorable que s’illustrèrent à jamais les deux filles de Find, lutins pétulants, héroïnes de la journée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ce fut précisément à cette bataille mémorable que s’illustrèrent à jamais les deux filles de Find, lutins pétulants, héroïnes de la journée.

Car, au plus fort du combat, et comme le succès semblait chancelant, les deux jeunes filles sautèrent soudain à bas de leurs chevaux, se dévêtirent en un clin d’œil, et, jetant au loin habits et cottes de mailles, elles se précipitèrent toutes nues, les bras en avant, l’une au milieu de l’aile droite de l’armée békride, et l’autre au milieu de l’aile gauche, frémissantes et toutes nues, ayant seulement gardé sur la tête leurs ornements aux vertes couleurs. Et, dans la mêlée, elles clamèrent de toute leur voix chacune un chant de guerre improvisé, qui, depuis lors, se chanta sur le rythme ramel lourd et sur la tonique de la moyenne corde du tétracorde, en manquant le second rythme frappé sourdement par le daff.

Or, voici d’abord le chant de guerre d’Ofaïrah les Soleils :

À l’ennemi ! à l’ennemi ! à l’ennemi !

Chauffez la bataille, enfants de Bekr et de Zimmân, serrez la mêlée !

Les hauteurs sont inondées d’escadrons sauvages.

En avant donc, à l’ennemi ! à l’ennemi !

Honneur ! honneur à qui, en cette matinée, s’habille du rouge manteau !

Allons, nos guerriers ! Fondez sur eux, et nous vous embrasserons à pleins bras.

Que les blessures, larges, ressemblent à l’ouverture du vêtement d’une folle en furie !

Et nous vous préparerons une couche aux coussins moelleux.

Mais si vous reculez, nous vous fuirons, comme des hommes indignes d’amour.

En avant donc, à l’ennemi ! à l’ennemi !

En avant, et honneur aux enfants de Bekr et de Zimmân.

Chauffez la bataille, serrez la mêlée.

Tuez et vivez, enfants de ma race ! En avant !

Et voici le chant de guerre clamé par la colère de Hozeilah les Lunes, pour exalter l’ardeur de ceux qui entouraient le drapeau des Bani-Zimmân, aux côtés de son père Find qui avait coupé les jarrets de son chameau pour être sûr de ne pas reculer d’un pas :

Courage, enfants de Zimmân, courage nobles Békrides,

Frappez, frappez de vos sabres coupants.

Secouez sur leurs têtes les mille brandons de la guerre rouge !

Égorgeons, égorgeons tout !

Courage, défenseurs de vos mères et de vos femmes !

Nous sommes les belles filles de l’étoile du matin ;

Le musc parfume nos chevelures, les perles nous ornent le cou,

Égorgez, égorgez tout ! Et nous vous serrerons dans nos bras.

Courage, courage, héroïques cavaliers de Rabiah !

Au plus brave de vous je sacrifierai ma fleur virginale.

Foncez sur l’ennemi ! Au plus brave, Hozeilah les Lunes !

Égorgez, égorgez tout !

Mais les lâches qui reculent, nous les dédaignons.

De ce dédain des lèvres et du cœur qu’accompagne le mépris.

Frappez donc de vos sabres coupants ! Que leur sang serve de tapis à nos pieds !

Égorgez tout, frappez de vos sabres coupants ! Égorgez tout !

Et, à ce double chant de mort, un nouvel enthousiasme fit bouillonner l’ardeur des Békrides, l’acharnement redoubla, et la victoire leur resta, décisive et définitive.

Et voilà comment se battaient nos pères de la gentilité. Et voilà comment étaient taillées leurs filles ! Que les feux de la géhenne ne leur soient pas trop cruels !


— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs exaltés : « Écoutez maintenant l’Aventure amoureuse de la princesse Fatimah avec le poète Mourakisch, qui vivaient tous deux également à l’époque de la gentilité. »

Et il dit :


AVENTURE AMOUREUSE DE LA PRINCESSE FATIMAH AVEC LE POÈTE MOURAKISCH


On raconte que Némân, roi de Hirah, dans l’Irak, avait une fille nommée Fatimah, qui était aussi belle qu’ardente. Et le roi Némân, qui connaissait le tempérament peu rassurant de la jeune princesse, avait pris la précaution, pour prévenir un déshonneur sur sa race ou une calamité, de la tenir enfermée dans un palais éloigné. Et il avait pris également soin, par honneur pour sa fille et aussi par prudence, de faire veiller jour et nuit des gardes armés, autour de ce palais. Et personne autre que la suivante de la princesse n’avait droit d’entrer dans cet asile conservateur de la vertu de Fatimah. Et, par surcroît de sagesse et de méfiance, chaque soir, à la tombée de la nuit, on traînait par terre, autour du palais, de grands manteaux de laine, afin d’égaliser et d’unir la surface sablonneuse du sol, de manière à faire disparaître l’empreinte des petits pieds de la jeune fille qui servait la princesse, et aussi de manière à reconnaître, le lendemain, si des empreintes avaient été laissées par quelque rôdeur en quête d’aventure.

Or, la belle captive montait souventes fois chaque jour au haut de son cloître forcé, et de là elle regardait au loin les passants, et soupirait. Et, un jour, elle vit ainsi sa jeune suivante, qui s’appelait Ibnat-Ijlân, causer avec un jeune homme de belle tournure. Et elle finit par apprendre de la jeune fille que ce jeune homme dont elle était amoureuse était le célèbre poète Mourakisch, et qu’elle avait maintes fois déjà joui de son amour. Et la suivante, qui était, en vérité, belle et sémillante, vanta à sa maîtresse la beauté et la magnifique chevelure du poète, et en termes si exaltés que l’ardente Fatimah désira passionnément à son tour le voir et jouir de lui, à l’égal de sa suivante. Mais elle voulut d’abord, dans sa délicatesse raffinée de princesse, s’assurer si le beau poète avait quelque naissance. Et, en cela précisément, elle fit preuve de savoir-vivre en vraie Arabe de haute lignée qu’elle était. Et elle se distingua ainsi de sa suivante, moins noble qu’elle, et, partant, moins scrupuleuse et moins exigeante.

Dans ce but donc, une épreuve, décisive dans son esprit, fut exigée par la recluse princière. Car, lorsqu’elle se fut entretenue avec la jeune fille sur les probabilités de l’entrée du poète au château, elle finit par lui dire : « Écoute ! Quand le jeune homme sera demain avec toi, présente-lui un cure-dents en bois odorant, puis une cassolette où tu jetteras quelque peu de parfum. Et, cela fait, prie-le de se tenir debout, la cassolette sous les vêtements, pour se parfumer. Or, s’il se sert du cure-dents, sans en couper et émécher un peu l’extrémité, ou s’il refuse de le prendre, c’est un homme du commun, sans délicatesse. Et s’il va se placer au-dessus de la cassolette, ou s’il la refuse, c’est encore un homme de rien. Et, alors, quelque grand poète qu’il puisse être, un homme qui ne connaît point la délicatesse n’est pas digne des princesses. »

Aussi, dès le lendemain, la jeune fille, étant allée retrouver son amoureux, ne manqua pas de faire l’expérience. Car, après avoir disposé une cassolette allumée au milieu de la pièce, et y avoir jeté du parfum, elle dit au jeune homme : « Approche-toi pour te parfumer ! » Mais le poète ne se dérangea pas, et répondit : « Apporte-la toi-même ici, tout près de moi. » Et la jeune fille le fit ; mais le poète ne plaça point la cassolette sous ses vêtements, et se contenta de s’en parfumer seulement la barbe et la chevelure. Après quoi, il accepta le cure-dents que lui présentait sont amante, et, après en avoir coupé et jeté un petit morceau, il en taillada l’extrémité en pinceau flexible, et s’en frotta ainsi les dents et s’en parfuma les gencives. Cela fait, il arriva entre lui et la jeune fille ce qui arriva.

Et, lorsqu’elle fut rentrée au palais gardé, la petite raconta à sa pétulante maîtresse le résultat de l’épreuve. Et Fatimah dit aussitôt : « Amène-moi ce noble Arabe ! Et hâte-toi. »

Mais les gardiens étaient sévères et armés et sans relâche aux aguets. Et, chaque matin, les devins du roi Némân, père de la princesse, arrivaient sur les lieux pour voir et reconnaître les traces des pieds imprimés sur le sable. Et les devins retournaient dire à leur maître : « Ô roi du temps, nous n’avons trouvé, ce matin, que l’empreinte des petits pieds de la jeune fille Ibnat-Ijlân. »

Or, que fit la maligne suivante de la princesse, pour introduire le poète auprès d’elle, sans trahir son passage ? Voici. La nuit fixée par sa maîtresse, elle se rendit auprès du jeune homme et, sans hésiter, elle se le chargea sur le dos, l’y maintint solidement en lui passant sous les reins un manteau qu’elle se noua sur le devant du corps, et introduisit ainsi, sans danger de se trahir, le séducteur chez sa séduite.

Et le poète passa là avec la véhémente fille du roi, une nuit bénie, nuit de blancheur, de douceurs, et d’ardeur. Et il repartit avant l’aube, de la même manière qu’il était entré, à savoir porté sur le dos de la jeune fille.

Or, qu’arriva-t-il au matin ? Les devins du roi vinrent, comme tous les matins, examiner les pas marqués sur le sable. Puis ils allèrent dire au roi, père de la princesse : « Ô notre seigneur, nous n’avons aperçu, ce matin, que les traces des petits pieds d’Ibnat-Ijlân. Mais cette jeune fille a dû considérablement engraisser au palais, car l’empreinte de ses pieds devient plus profonde dans le sable. »

Et donc les choses continuèrent à aller de la sorte pendant quelque temps, les deux jeunes gens s’entr’aimant, la jeune suivante portant l’amant, et les devins parlant d’engraissement. Et il n’y aurait pas eu de raison pour que cessât cet état de choses, si le poète n’avait pas lui-même détruit de ses mains son bonheur.

En effet, le beau Mourakisch avait un ami très aimé, à qui il ne refusait jamais rien. Et, comme il l’avait mis au courant de sa singulière aventure, ce jeune ami souhaita avec instances être introduit de la même manière auprès de la princesse Fatimah, et se faire passer pour Mourakisch en personne, grâce aux ténèbres de la nuit et à sa ressemblance de taille et de manières avec son ami. Et Mourakisch se laissa vaincre par les instances de l’adolescent, et engagea par serment son consentement. Et, la nuit venue, le jeune ami prit sa place sur le dos de la jeune fille, et fut introduit auprès de la princesse.

Et, dans l’obscurité, commença ce qui devait commencer. Mais, aussitôt, en dépit des ténèbres, Fatimah, experte, s’aperçut de la substitution, en constatant mollesse là où il y avait dureté, et tiédeur là où il y avait brûlante ardeur, et pauvreté où il y avait abondance. Et, se levant à l’heure et à l’instant, elle repoussa l’intrus d’un dédaigneux coup de pied et le fit ramasser par sa suivante qui le transporta dehors, par le procédé de transport ordinaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et le fit ramasser par sa suivante qui le transporta dehors par le procédé de transport ordinaire.

Et, dès lors, le poète fut éconduit par la fille du roi, qui ne consentit jamais à lui pardonner sa trahison. Et, pour épancher sa douleur et ses regrets, il composa la kacidah que voici :

Adieu, la belle Békride ! Et que le bonheur reste, malgré mon départ, à tes côtés !

Hélas ! naguère encore, malheureux Mourakisch, ta Fatimah, par sa taille élégante comme la branche du nabk, et par sa démarche cadencée comme celle de l’autruche,

Par sa taille et par sa démarche et par sa beauté limpide comme l’eau des étangs,

Par sa beauté et par ses belles dents limpides humectées d’une fraîche salive,

Qui semblait être une pure rosée ! et par ses joues unies et lisses comme une surface d’argent ; et par ses mains jolies et leurs bracelets ; et par les flots noirs de ses cheveux,

Elle enchantait tes nuits, et poignardait ton cœur. Hélas ! c’est l’adieu. Et tout s’est évanoui.

Pour un caprice d’ami, ô généreux Mourakisch, tu as fait tout s’évanouir. Mords-toi de désespoir, et coupe avec tes dents tes dix doigts, à cause du caprice d’un bel ami.

Hélas ! tout s’est évanoui, et ce n’est point un songe, car tu veilles, et les songes sont de belles illusions du sommeil, et ils te sont à tout jamais interdits !

Et le poète Mourakisch fut un de ceux qui moururent d’amour.


— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Avant d’arriver aux temps islamiques, écoutez cette histoire du roi des Kindites avec son épouse Hind. »

Et il dit :


LA VENGEANCE DU ROI HOJJR


Il nous est transmis par les récits de nos pères anciens que le roi Hojjr, chef des tribus kindites, et père d’Imrou Oul-Kaïs, le plus grand poète de la gentilité, était l’homme le plus redouté parmi les Arabes pour sa férocité et son intrépide témérité. Et il était si sévère envers les membres mêmes de sa propre famille, que son fils, le prince Imrou Oul-Kaïs, dut fuir les tentes paternelles afin de pouvoir donner libre essor à son génie poétique. Car le roi Hojjr considérait que s’affubler publiquement du titre de poète était pour son fils une dérogation à la noblesse et à la hauteur de son rang.

Or, comme le roi Hojjr était un jour loin de son territoire, en expédition guerrière contre la tribu dissidente des Bani-Assad, il advint que les Kodâïdes, ses anciens ennemis, commandés par Ziâd, envahirent soudain ses terres, en razzia, enlevèrent un butin considérable, d’énormes provisions de dattes sèches, nombre de chevaux, de chameaux et de bestiaux, et nombre de femmes et de jeunes filles kindites. Et, parmi les captives de Ziâd, se trouva la femme la plus aimée du roi Hojjr, la belle Hind, joyau de la tribu.

Aussi, dès que la nouvelle de cet événement lui fut parvenue, Hojjr revint à la hâte sur ses pas, avec tous ses guerriers, et se dirigea vers le lieu où il pensait rencontrer son ennemi Ziâd, le ravisseur de Hind. Et il ne tarda pas, en effet, à arriver à peu de distance du camp des Kodâïdes. Et il y envoya aussitôt deux espions éprouvés, nommés Saly et Sâdous, reconnaître les lieux et recueillir le plus de renseignements possible sur la troupe de Ziâd.

Et les deux espions réussirent à s’insinuer au camp sans être reconnus. Et ils recueillirent de précieuses observations sur le nombre de l’ennemi et la disposition du camp. Et, après quelques heures passées à tout inspecter, l’espion Saly dit à son compagnon Sâdous : « Tout ce que nous venons de voir me paraît suffisant comme notions et renseignements sur les projets de Ziâd. Et je vais de ce pas mettre le roi Hojjr au courant de ce dont nous avons été témoins. » Mais Sâdous répondit : « Moi, je ne pars pas que je n’aie des détails encore plus importants et plus précis. » Et il resta seul dans le camp des Kodâïdes.

Or, dès la nuit close, des hommes de Ziâd arrivèrent pour faire la garde auprès de la tente de leur chef, et se postèrent en groupes çà et là. Et Sâdous, l’espion de Hojjr, craignant d’être découvert, paya d’audace, et alla hardiment frapper de la main sur l’épaule d’un garde qui venait de s’asseoir par terre comme les autres, et l’apostropha d’un ton impératif, lui disant : « Qui es-tu ? » Et le garde répondit : « Je suis un tel fils d’un tel. » Et Sâdous reprit d’une voix nette et ferme : « C’est bien ! » Puis il alla s’asseoir tout contre la tente du chef Ziâd, sans que personne songeât à l’inquiéter.

Et voici qu’il entendit bientôt parler à l’intérieur de la tente. Et c’était la voix de Ziâd lui-même qui, s’étant mis à côté de sa belle captive Hind, l’embrassait et jouait avec elle. Et, entre autres choses, Sâdous entendit le dialogue suivant. La voix de Ziâd dit : « À ton avis, Hind, dis-moi, que ferait ton mari Hojjr s’il savait qu’en ce moment je suis à côté de toi, en doux tête à tête. » Et Hind répondit : « Par la mort ! il courrait sur ta piste, comme un loup, et ne s’arrêterait de courir que devant les tentes rouges, bouillant, plein de colère et de rage, impatient de vengeance, la bouche lui foisonnant d’écume comme un chameau en rut qui mange des herbes amères. » Et Ziâd, entendant ces paroles de Hind, fut pris de jalousie, et, appliquant un soufflet à sa captive, il lui dit : « Ah ! je te comprends. Hojjr, cette bête fauve, te plaît, tu l’aimes, et tu veux m’humilier. » Mais Hind se récria vivement, disant : « Je le jure par nos dieux Lât et Ozzat, je n’ai jamais détesté de mâle comme je déteste mon époux Hojjr. Mais pourquoi, puisque tu m’interroges, te cacher ma pensée ? En vérité, je n’ai jamais vu d’homme plus vigilant et plus circonspect que Hojjr, soit qu’il dorme soit qu’il veille. » Et Ziâd lui demanda : « Comment cela ? Explique-toi. » Alors Hind dit : « Écoute. Quand Hojjr est sous la puissance du sommeil, il tient un œil fermé mais l’autre ouvert, et il a la moitié de son être en éveil. Et cela est si vrai, qu’une nuit d’entre les nuits, alors qu’il dormait à mon côté, et que je veillais sur son sommeil, voilà qu’un serpent noir parut soudain de dessous la natte, et vint droit sur son visage. Et Hojjr, tout en dormant, détourna d’instinct la tête. Et le serpent glissa du côté de la main, vers la paume ouverte. Et Hojjr ferma aussitôt la main. Alors le serpent, dérangé, se dirigea vers le pied allongé. Mais Hojjr, toujours dormant, plia la jambe et remonta le pied. Et le serpent, décontenancé, ne sut plus où aller, et se décida à se glisser sur une jatte de lait que Hojjr me recommandait de placer toujours pleine près de son lit. Et, une fois sur la jatte, le serpent huma goulument le lait, puis le revomit dans la jatte. Et moi, à cette vue, je pensais, en me réjouissant dans mon âme : « Quelle chance inespérée ! Quand Hojjr se réveillera, il boira ce lait maintenant empoisonné, et mourra à l’instant. Ah ! je serai donc débarrassée de ce loup. » Et Hojjr se réveilla, au bout d’un certain temps, altéré et demandant le lait. Et il prit la jatte de mes mains ; mais il eut soin d’en flairer d’abord le contenu. Et voici que sa main trembla, et la jatte tomba et se renversa. Et il fut sauvé. Ainsi fait-il pour tout, en n’importe quelle circonstance. Il pense à tout, prévoit tout, et n’est jamais pris au dépourvu. »

Et Sâdous l’espion entendit ces paroles ; puis il ne saisit plus rien de ce qui se disait entre Ziâd et Hind, sinon le bruit de leurs baisers et soupirs. Alors il se leva doucement et s’évada. Et, une fois hors du camp, il marcha à grands pas et fut, avant l’aube, près de son maître Hojjr, à qui il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu. Et il termina son rapport, en disant : « Quand je les quittai, Ziâd avait la tête appuyée sur les genoux de Hind ; et il jouait avec sa captive qui lui répondait à plaisir. »

Et Hojjr, à ces paroles, fit rouler dans sa poitrine un soupir grondant, et, se levant debout…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Il dit :

… Et Hojjr, à ces paroles, fit rouler dans sa poitrine un soupir grondant, et, se levant debout, il ordonna le départ et l’attaque immédiate du camp kodaïde.

Et tous les escadrons des Kindites se mirent en marche. Et on tomba à l’improviste sur le camp de Ziâd. Et la mêlée s’engagea furieusement. Et les Kodaïdes de Ziâd ne tardèrent pas à être culbutés et mis en fuite. Et leur camp, pris d’assaut, fut saccagé et brûlé. Et l’on tua ceux qu’on tua, et on fit voler au vent de la fureur tout ce qui resta.

Quant à Ziâd, il fut aperçu par Hojjr dans la foule, alors qu’il cherchait à ramener vers la lutte ceux qui fuyaient. Et Hojjr, grondant et mugissant, fondit sur lui comme l’oiseau de proie, le saisit à bras le corps sur son cheval, et le soulevant en l’air, il le tint ainsi un moment à la force des poignets, puis le frappa contre terre et broya ses os. Et il lui coupa la tête et la suspendit à la queue de son cheval.

Et sa vengeance satisfaite du côté de Ziâd, il se dirigea vers Hind, qu’il avait reprise. Et il la lia à deux chevaux qu’il fouetta et fit partir à contre-sens l’un de l’autre. Et tandis qu’elle était ainsi écartelée et déchirée en morceaux, il lui cria : « Meurs, ô femme dont la langue était si doucereuse et les secrets de la pensée si amers ! »


— Et, ayant raconté cette vengeance sauvage, le jeune homme dit à ses auditeurs : « Puisque nous sommes encore à cette époque d’avant l’Islam béni, écoutez le récit que nous rapporte, sur les mœurs des femmes arabes de ce temps-là, l’épouse bien-aimée du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — notre dame Aischah, la plus belle et la plus haute physionomie féminine de l’Islam primitif, la femme d’intelligence, de passion, de tendresse et de courage, dont la parole éclatante avait la mâle vigueur du robuste jeune homme, et dont le langage éloquent avait la saine et fraîche beauté d’une vierge pure. »

Et il dit ce récit d’Aischah :


LES MARIS APPRÉCIÉS PAR LEURS ÉPOUSES


Un jour d’entre les jours, quelques nobles femmes yéménites se trouvaient réunies dans ma demeure. Et elles convinrent entre elles par serment de se dire en toute vérité, et sans rien dissimuler, ce qu’étaient leurs époux, bons ou mauvais.

Et la première prit la parole et dit : « Mon homme à moi ? laid et inabordable, semblable à une viande de lourd chameau qui serait juché au sommet d’une montagne de difficile accès. Et, avec cela, si maigre et si desséché qu’on ne lui trouverait pas un brin de moelle dans les os. Paillasson usé ! »

Et la deuxième femme yéménite dit : « Le mien ! je ne devrais réellement pas en dire un mot. Car en parler seulement, me répugne. Animal intraitable, pour une parole que je lui réponds, vite il me menace de me répudier ; et si je me tais, il me bouscule et me tient comme portée sur la pointe nue d’un fer de lance. »

Et la troisième dit : « Pour moi, voici mon charmant mari : s’il mange, il lèche jusqu’au fond des plats ; s’il boit, il suce jusqu’à la dernière goutte ; s’il s’accroupit, il se ramasse et se blottit comme un paquet sur lui-même ; et s’il lui arrive de tuer un animal pour vous en nourrir, il tue toujours le plus sec et le plus décharné. Quant au reste, c’est moins que rien : il ne glisserait pas sa main sur moi, même pour seulement savoir comment je me porte. »

Et la quatrième dit : « Le fils de mon oncle, éloigné soit-il ! Masse pesante sur mes yeux et sur mon cœur, la nuit, le jour ! Réservoir de défectuosités, extravagances et folies. Il vous allonge pour rien un coup à la tête ; ou bien il vous pointe et déchire le ventre ; ou bien il rue contre vous ; ou bien, tout à la fois, il vous frappe, vous darde et vous blesse. Loup dangereux, puisse-t-il crever !

Et la cinquième dit : « Oh ! mon époux, il est bon et beau comme une belle nuit des nuits de Tihamah, généreux comme la généreuse pluie des nuées, et honoré et craint de tous nos guerriers. Quand il sort, c’est un lion magnifique et vigoureux. Il est grand, et sa générosité fait que la cendre de son foyer, ouvert à tous, est toujours abondante. La colonne de son nom est haute et glorieuse. Sobre, il reste sur sa faim la nuit d’un festin ; vigilant, il ne dort jamais la nuit du danger ; hospitalier, il a fixé sa demeure tout près de la place publique, pour recueillir les voyageurs. Ô ! qu’il est grand et beau ! qu’il est charmant ! Il a la peau douce et moelleuse, une soie de lapin qui vous chatouille délicieusement. Et le parfum de son haleine est l’arôme suave du zarnab. Et, avec toute sa force et sa puissance, j’en fais à ma guise avec lui. »

Enfin la sixième dame yéménite sourit doucement et dit à son tour : « Oh ! moi, mon mari c’est Malik Abou-Zar, l’excellent Abou-Zar, connu de toutes nos tribus. Il m’a trouvée enfant d’une pauvre famille, dans la gêne et à l’étroit, et il m’a conduite dans sa tente aux belles couleurs, et m’a enrichi les oreilles de précieuses pendeloques, la poitrine de belles parures, les mains et les chevilles de beaux bracelets, et les bras d’un rond embonpoint. Il m’a honorée comme épouse, et m’a portée dans une demeure où retentissent sans cesse les vives chansons des théorbes, où étincellent les belles lances sahariennes aux hampes bien dressées, où l’on entend sans cesse le hennissement des cavales, les grondements des chamelles réunies dans des parcs immenses, le bruit des gens qui foulent et battent le grain, les cris confondus de vingt troupeaux. Auprès de lui, je parle à mon gré, et jamais il ne me reprend ni ne me blâme. Si je me couche, il ne me laisse jamais dans la sécheresse ; si je m’endors, il me laisse faire grasse matinée. Et il a fécondé mes flancs, et m’a donné un enfant, quel admirable enfant ! si mignon, que sa gentille petite couche semble l’espace que laisse vide un léger brin de jonc enlevé du tissu de la natte ; si bien élevé, qu’à son appétit suffirait la broutée d’un petit chevreau ; si charmant, que lorsqu’il marche et se balance avec tant de grâce dans les anneaux de sa petite cotte de mailles, il enlève la raison de ceux qui le regardent ! Et la fille que m’a donnée Abou-Zar ! ô délicieuse, oui ! délicieuse la fille d’Abou-Zar ! C’est le joyau de la tribu. Potelée, elle remplit à ravir son vêtement, serrée dans son mantelet comme une tresse de cheveux ; le ventre bien fait et sans saillie ; la taille délicate et onduleuse sous le mantelet ; la croupe riche et dégagée ; le bras rondelet ; l’œil grand et bien ouvert ; la prunelle noir foncé ; le sourcil fin et gentiment arqué ; le nez légèrement cambré comme la pointe d’un riche sabre ; la bouche belle et sincère ; les mains belles et généreuses ; la gaîté franche et sémillante ; la conversation fraîche comme l’ombre ; le souffle de son haleine plus doux que la soie et plus embaumé que le musc qui emporte l’âme ! Ah ! que le ciel me conserve Abou-Zar, et le fils d’Abou-Zar, et la fille d’Abou-Zar ! Qu’il les conserve à ma tendresse et à ma joie ! »

Or, lorsque la sixième dame yéménite eut ainsi parlé, je les remerciai toutes pour m’avoir donné le plaisir de les écouter, et je pris la parole, à mon tour, et leur dis : « Ô mes sœurs, qu’Allah Très-Haut nous conserve le Prophète béni ! Il m’est plus cher que le sang de mon père et de ma mère…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mes sœurs, qu’Allah Très-Haut nous conserve le Prophète béni ! Il m’est plus cher que le sang de mon père et de ma mère. Mais ma bouche n’est pas assez pure, certes ! pour chanter ses louanges. C’est pourquoi je me contenterai de vous répéter seulement ce qu’il m’a dit, une fois, à notre sujet, nous les femmes qui, dans la géhenne, sommes les plus nombreux tisons que le feu rouge dévore. Un jour, en effet, que je le priais de me donner conseils et paroles qui me servissent dans la voie du ciel, il me dit :

« Ô Aischah, ma chère Aischah, puissent les femmes des Musulmans s’observer et veiller sur elles-mêmes, avoir la patience dans la peine et la reconnaissance dans le bien-être, donner à leurs maris de nombreux enfants, les environner de prévenances et de soins, et ne jamais méconnaître les bienfaits d’Allah par leur entremise. Car, ô ma bien-aimée Aischah, le Rétributeur chasse de Sa miséricorde la femme qui a méconnu Ses bontés. Et celle qui, fixant des regards insolents sur son mari, aura dit devant ou derrière lui : « Que laide est ta face ! que tu es hideux, vilain être ! » cette femme-là, ô Aischah, Allah lui tordra l’œil et la fera louche, lui allongera et déformera le corps, la rendra lourde et ignoble, masse repoussante de viande flasque, salement accroupie sur sa base aux chairs fripées, affaissées, et pendantes. Et la femme qui, dans la couche conjugale, ou ailleurs, se fait hostile à son mari, ou l’irrite par d’aigres paroles, ou souille son humeur, oh ! celle-là le Rétributeur, au jour du Jugement, lui tirera la langue en une sale lanière charnue, allongée de soixante-dix coudées, et qui viendra s’enrouler au cou de la coupable, viande horrible et livide. Mais, ô Aischah, la femme de vertu qui ne trouble jamais la tranquillité de son mari, qui ne passe jamais la nuit hors de sa demeure sans en avoir du moins pris la permission, qui ne s’affuble point de vêtements recherchés et de voiles précieux, qui ne se passe pas des cercles précieux aux bras et aux jambes, qui ne cherche jamais à attirer les regards des Croyants, qui est belle de la beauté naturelle mise en elle par son Créateur, qui est douce de paroles, riche en œuvres de bien, prévenante et empressée pour son mari, tendre et aimante pour ses enfants, bonne conseillère pour sa voisine, et bienveillante pour toute créature d’Allah, oh ! oh ! celle-là, ma chère Aischah, entrera au paradis avec les prophètes et les élus du Seigneur ! »

Et moi, tout émue, je m’écriai : « Ô Prophète d’Allah, tu m’es plus cher que le sang de mon père et de ma mère ! »


— Et maintenant que nous sommes arrivés aux temps bénis de l’Islam, continua le jeune homme, écoutez quelques traits de la vie du khalifat Omar ibn Al-Khattab — qu’Allah le comble de Ses faveurs ! — qui fut l’homme le plus pur et le plus rigide de ces temps purs et rigides, l’émir le plus juste d’entre tous les émirs des Croyants ! »

Et il dit :


OMAR LE SÉPARATEUR


On raconte que l’émir des Croyants Omar Ibn Al-Khattab — qui fut le khalifat le plus juste et l’homme le plus désintéressé de l’Islam — avait été surnommé El-Farroukh, ou le Séparateur, parce qu’il avait l’habitude de séparer en deux, d’un coup de sabre, tout homme qui refusait d’obéir à une sentence prononcée contre lui par le Prophète, — sur Lui la prière et la paix !

Et sa simplicité et son désintéressement étaient tels qu’un jour, après s’être rendu maître des trésors des rois de l’Yémen, il fit distribuer tout le butin entre des Musulmans, sans distinction. Et chacun eut pour sa part, entre autres choses, une toile rayée de l’Yémen. Et Omar eut sa part exactement comme le moindre de ses soldats. Et il se fit faire un vêtement neuf avec cette pièce de toile rayée de l’Yémen, qui lui était échue en partage ; et, ainsi vêtu, il monta dans la chaire de Médine et harangua les Musulmans pour une nouvelle expédition contre les infidèles. Mais voici qu’un homme de l’assemblée se leva et l’interrompit dans sa harangue, lui disant : « Nous ne t’obéirons pas. » Et Omar lui demanda : « Pourquoi cela ? » Et l’homme répondit : « Parce que, quand tu as fait le partage égal des toiles rayées de l’Yémen, chacun des Musulmans en a eu une pièce, et toi-même en as eu également une seule pièce. Or, cette pièce n’a pas pu suffire pour te faire l’habit complet dont nous te voyons vêtu aujourd’hui. Si donc tu n’avais pas pris, à notre insu, une part plus considérable que celle que tu nous as donnée, tu n’aurais pas pu avoir la robe que tu portes, alors surtout que tu es d’une grande taille. » Et Omar se retourna vers son fils Abdallah, et lui dit : « Ô Abdallah, réponds à cet homme. Car sa remarque est juste. » Et Abdallah, se levant, dit : « Ô Musulmans, sachez que lorsque l’émir des Croyants, Omar, a voulu se faire coudre un habit de sa pièce de toile, elle s’est trouvée insuffisante. En conséquence, comme il n’avait pas de robe convenable pour s’en vêtir en ce jour, je lui ai donné une partie de ma pièce de toile pour compléter son habit. » Puis il s’assit. Alors l’homme, qui avait interpellé Omar, dit : « Louanges à Allah ! À présent, nous t’obéirons, ô Omar ! »

— Et Omar, une autre fois, après qu’il eut conquis la Syrie, la Mésopotamie, l’Égypte, la Perse, et tous les pays des Roums, et après qu’il eut fondé Bassra et Koufa, dans l’Irak, était rentré dans Médine, où, vêtu d’une robe tellement usée qu’elle avait jusqu’à douze morceaux, il se tenait tout le jour sur les marches qui conduisaient à la mosquée, écoutant les plaintes des derniers de ses sujets, et rendant à tous une justice égale, à l’émir comme au chamelier.

Or, à cette époque-là, le roi Kaïssar Héraclios, qui gouvernait les Roums de Constantinia, lui envoya un ambassadeur, chargé secrètement de juger par ses propres yeux des moyens, des forces et des actions de l’émir des Arabes. Aussi, lorsque cet ambassadeur fut entré dans Médine, il demanda aux habitants : « Où est votre roi ? » Et ils répondirent : « Nous n’avons pas de roi, car nous avons un émir ! Et c’est l’émir des Croyants, le khalifat d’Allah, Omar ibn Al-Khattab ! » Il demanda : « Où est-il ? Conduisez-moi vers lui. » Ils répondirent : « Il rend la justice, ou peut-être il se repose. » Et ils lui indiquèrent le chemin de la mosquée.

Et l’ambassadeur de Kaïssar arriva à la mosquée, et vit Omar endormi au soleil de l’après-midi sur les marches brûlantes de la mosquée, la tête reposant directement sur la pierre. Et la sueur coulait de son front, et faisait une large flaque d’eau autour de sa tête.

À cette vue, la crainte descendit dans le cœur de l’ambassadeur de Kaïssar, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Voilà, en cet état de mendiant, celui devant qui tous les rois de la terre inclinent leur tête, et qui est le maître du plus vaste empire de ce temps. » Et il resta debout, en proie à l’épouvante, car il s’était dit : « Quand un peuple est gouverné par un homme tel que celui-ci, les autres peuples doivent se vêtir d’habits de deuil. »

— Et, lors de la conquête de la Perse, il y eut, entre autres objets merveilleux pris dans le palais du roi Jezdejerd, à Istakhar, un tapis long et large de soixante coudées, qui représentait un parterre dont chaque fleur, formée de pierres précieuses, s’élevait sur une tige d’or. Et le chef de l’armée musulmane, Saad ben Abou-Waccas, bien qu’il ne fut pas fort versé dans l’estimation marchande des objets précieux, comprit néanmoins tout ce que valait une semblable merveille, et la racheta du pillage du palais des Khosroès, pour en faire un présent à Omar. Mais le rigide khalifat — qu’Allah le couvre de Ses grâces ! — qui déjà, lors de la conquête de l’Yémen, n’avait pas voulu prendre, dans les dépouilles du pays conquis, plus de grosse toile rayée qu’il ne lui en fallait pour se faire une robe, ne voulut point, en acceptant pareil don, encourager un luxe dont il redoutait les effets sur son peuple. Et, séance tenante, il fit couper le précieux tapis en autant de parts qu’il y avait alors de chefs musulmans à Médine. Et il n’en prit aucune part pour lui-même. Or, telle était la valeur de ce riche tapis, même morcelé, qu’Ali — sur lui les grâces les plus choisies ! — put vendre pour vingt mille drachmes, à des marchands syriens, le lambeau qui lui était échu en partage.

— Et ce fut également lors de l’invasion de la Perse, que le satrape Harmozân, qui avait résisté avec le plus de courage aux guerriers musulmans, consentit à se rendre, mais en s’en remettant à la personne même du khalifat pour prononcer sur son sort. Or, Omar se trouvait à Médine ; et Harmozân fut donc conduit en cette ville, sous la garde d’une escorte commandée par deux émirs des plus valeureux d’entre les Croyants. Et, arrivés à Médine, ces deux émirs, voulant faire valoir aux yeux d’Omar l’importance et le rang de leur prisonnier persan, lui firent revêtir le manteau brodé d’or et la haute tiare étincelante, que portaient les satrapes à la cour des Khosroès. Et, ainsi paré des insignes de sa dignité, le chef persan fut amené devant les marches de la mosquée, où le khalifat était assis sur une vieille natte, à l’ombre d’un portique. Et, averti par les rumeurs du peuple de l’arrivée de quelque personnage, Omar leva les yeux, et vit devant lui le satrape vêtu avec toute la pompe usitée au palais des rois persans. Et, de son côté, Harmozân vit Omar, mais se refusa à reconnaître le khalifat, le maître du nouvel empire, en cet Arabe vêtu d’habits rapiécés et assis seul, sur une vieille natte, dans la cour de la mosquée. Mais bientôt Omar, ayant reconnu en ce prisonnier l’un de ces orgueilleux satrapes qui avaient si longtemps fait trembler, d’un froncement de leur regard, les tribus les plus fières de l’Arabie, s’écria : « Louanges à Allah qui a suscité l’Islam béni pour vous humilier toi et tes pareils ! » Et il fit dépouiller le Persan de ses habits dorés, et le fit couvrir d’une étoffe grossière du désert ; puis il lui dit : « Maintenant que te voilà vêtu selon tes mérites, reconnaîtras-tu la main du Seigneur à qui appartient seul toute grandeur ? » Et Harmozân répondit : « Certes, je la reconnais sans peine. Car, tant que la divinité a été neutre, nous vous avons vaincus, j’en atteste tous nos triomphes passés, et toute notre gloire. Il faut donc que le Seigneur dont tu parles ait combattu en votre faveur, puisque vous venez de nous vaincre à votre tour. » Et Omar, entendant ces paroles où l’acquiescement était trop voisin de l’ironie, fronça le sourcil de telle manière que le Persan craignit que leur dialogue ne se terminât par un arrêt de mort. Aussi, feignant une soif violente, il demanda de l’eau, et, prenant le vase de terre qu’on lui présentait, il fixa ses regards sur le khalifat, et parut hésiter à la porter à ses lèvres. Et Omar lui demanda : « Que crains-tu ? » Et le chef persan répondit : « Je crains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le chef persan répondit : « Je crains qu’on ne profite du moment où je boirai pour me donner la mort. » Mais Omar lui dit : « Qu’Allah nous garde de mériter de tels soupçons ! Tu es en sûreté jusqu’à ce que cette eau ait rafraîchi tes lèvres et étanché ta soif. » À ces mots du khalifat, l’adroit Persan jeta le vase à terre et le brisa. Et Omar, lié par sa propre parole, renonça généreusement à l’inquiéter. Et Harmozân, touché de cette grandeur d’âme, s’ennoblit de l’Islam. Et Omar lui fixa une pension de deux mille drachmes.

— Et, lors de la prise de Jérusalem, — qui est la ville sainte d’Issa, fils de Mariam, le plus grand prophète avant l’arrivée de notre seigneur Môhammad (sur Lui la prière et la paix !) et vers le temple de laquelle se tournaient primitivement les croyants pour la prière — le patriarche Sophronios, chef du peuple, avait consenti à capituler, mais sous la condition que le khalifat en personne viendrait prendre possession de la cité sainte. Et, informé du traité et des conditions, Omar se mit en marche. Et l’homme qui était le khalifat d’Allah sur la terre, et qui avait fait courber devant l’étendard de l’Islam la tête des potentats, quitta Médine sans gardes, sans suite, monté sur un chameau qui portait deux sacs, dont l’un contenait de l’orge pour la bête, et l’autre des dattes. Et devant lui était un plat de bois, et derrière lui, une outre remplie d’eau. Et marchant jour et nuit, ne s’arrêtant que pour faire la prière, ou pour rendre la justice au sein de quelque tribu rencontrée sur son passage, il arriva ainsi à Jérusalem. Et il signa la capitulation. Et les portes de la ville s’ouvrirent. Et Omar, arrivé devant l’église des chrétiens, s’aperçut que l’heure de la prière était proche ; et il demanda au patriarche Sophronios où il pouvait s’acquitter de ce devoir des Croyants. Et le chrétien lui proposa l’église même. Mais Omar se récria, disant : « Je n’entrerai point prier dans cette église, et cela dans votre intérêt, à vous autres, chrétiens. Car si le khalifat priait dans un lieu, les Musulmans s’en empareraient aussitôt, et vous en frustreraient sans retour. » Et, après avoir récité la prière, en se tournant vers la kâaba sainte, il dit au patriarche : « Maintenant, indique-moi un endroit pour élever une mosquée où les Musulmans pourront désormais se réunir pour la prière, sans troubler les vôtres dans l’exercice de leur culte. » Et Sophronios le conduisit à l’emplacement du temple de Soleïmân ben Daoud, à l’endroit même où Yâcoub fils d’Ibrahim s’était endormi. Et une pierre marquait cette place, qui servait de réceptacle aux immondices de la ville. Et, comme la pierre de Yâcoub était couverte de ces immondices, Omar, donnant l’exemple aux ouvriers, remplit du fumier les pans de sa robe et alla le transporter loin de là. Et il fit ainsi déblayer l’emplacement de la mosquée qui porte encore son nom, et qui est la mosquée la plus belle sur la terre.

— Et Omar — qu’Allah le comble de Ses dons choisis ! — avait pour habitude de tenir un bâton à la main et, vêtu d’un habit troué et raccommodé en divers endroits, de parcourir les souks et les rues de la Mecque et de Médine, en admonestant avec sévérité et rigueur, et même en châtiant à coups de bâton, séance tenante, les marchands qui trompaient les acheteurs ou surfaisaient la marchandise.

Or, un jour, comme il passait par le souk au lait frais et caillé, il vit une vieille femme qui avait devant elle plusieurs jattes de lait pour la vente. Et il s’approcha d’elle, après l’avoir regardé faire pendant un certain temps, et lui dit : « Ô femme, garde-toi désormais de tromper les Musulmans comme je viens de te le voir faire, et veille à ne plus mettre d’eau dans ton lait. » Et la vieille répondit : « J’écoute et j’obéis, ô émir des Croyants. » Et Omar passa outre. Mais le lendemain il fit sa tournée du côté du souk au lait, et, s’approchant de la vieille laitière, il lui dit : « Ô femme de malheur, ne t’ai-je pas déjà avertie de ne pas mettre d’eau dans ton lait ? » Et la vieille répondit : « Ô émir des Croyants, je te certifie que je ne l’ai plus fait. » Mais elle n’avait pas prononcé ces mots que, de l’intérieur, une voix de jeune fille se fit entendre, indignée, qui dit : « Comment, ma mère ! Tu oses mentir à la face de l’émir des Croyants, ajoutant ainsi à la fraude un mensonge, et au mensonge le manque de vénération au khalifat ! Qu’Allah vous pardonne ! »

Et Omar entendit ces paroles et s’arrêta ému. Et il ne fit aucun reproche à la vieille. Mais se tournant vers ses deux fils Abdallah et Acim, qui l’accompagnaient dans sa tournée, il leur dit : « Lequel de vous deux veut épouser cette jeune fille vertueuse ? Il y a tout espoir qu’Allah, par le souffle parfumé de Ses grâces, donnera à cette enfant une descendance vertueuse comme elle. » Et Acim, le fils cadet d’Omar, répondit : « Ô père, moi je l’épouse. » Et le mariage fut fait, de la fille de la laitière avec le fils de l’émir des Croyants. Et ce fut un mariage béni. Car il leur naquit une fille qui fut mariée plus tard à Abd El-Aziz ben Merwân. Et c’est de ce dernier mariage que naquit Omar ben Abd El-Aziz, qui monta sur le trône des Ommiades, huitième dans l’ordre dynastique, et fut l’un des cinq grands khalifats de l’Islam. Louanges à Celui qui élève qui il Lui plaît.

— Et Omar avait coutume de dire : « Je ne laisserai jamais sans vengeance le meurtre d’un Musulman. » Or, un jour, on apporta devant lui, alors qu’il tenait la séance de justice sur les marches de la mosquée, le cadavre d’un adolescent encore imberbe, à la joue douce et polie comme celle d’une jeune fille. Et on lui dit que cet adolescent avait été assassiné par une main inconnue, et qu’on avait trouvé son corps jeté sur la face du chemin.

Et Omar demanda des renseignements et s’efforça de recueillir des détails sur le meurtre ; mais il ne put arriver à rien savoir, ni à découvrir la trace du meurtrier. Et il fut peiné en son âme de justicier de voir la stérilité de ses recherches. Et il invoqua le Très-Haut, disant : « Ô Allah ! ô Seigneur, permets que je vienne à bout de découvrir le meurtrier. » Et on l’entendit souvent répéter cette prière.

Or, au commencement de l’année suivante, on lui apporta un petit enfant nouveau-né, encore vivant, qu’on avait trouvé abandonné à l’endroit même où avait été jeté le cadavre de l’adolescent. Et Omar s’écria aussitôt : « Louanges à Allah ! maintenant je suis maître du sang de la victime. Et le crime sera découvert, si Allah veut. »

Et il se leva et alla trouver une femme de confiance à qui il remit le nouveau-né, en lui disant : « Charge-toi de ce pauvre petit orphelin, et ne t’inquiète pas de son nécessaire. Mais applique-toi à écouter tout ce qui se dira autour de toi au sujet de cet enfant, et veille à ne le laisser prendre, ni conduire par personne loin de tes yeux. Et si tu rencontres une femme qui l’embrasse et le serre contre sa poitrine, informe-toi sans bruit de sa demeure, et avertis-moi tout de suite. » Et la nourrice garda en sa mémoire les paroles de l’émir des Croyants…

— À ce moment sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et la nourrice garda en sa mémoire les paroles de l’émir des Croyants.

Et dès lors l’enfant grandit, venant à bien. Et quand il eut deux ans d’âge, une jeune esclave vint un jour accoster la nourrice, et lui dit : « Ma maîtresse m’envoie te prier de me laisser conduire chez elle ton enfant. Car elle est enceinte et désire, à cause de la beauté de cet enfant — qu’Allah te le conserve ! et éloigne de lui l’œil malfaisant ! — passer quelques instants à le regarder, pour que l’enfant qu’elle porte dans son sein se forme à sa ressemblance. » Et la nourrice répondit : « Bien. Conduis-lui l’enfant, mais je t’accompagnerai. »

Et ainsi fut fait. Et la jeune esclave entra avec l’enfant chez sa maîtresse. Et dès que la dame eut aperçu l’enfant, elle se jeta sur lui en pleurant, et le prit dans ses bras, le couvrant de baisers, et le serrant contre elle, à la limite de l’émotion.

Quant à la nourrice, elle se hâta d’aller se présenter entre les mains du khalifat, et lui raconta ce qui venait de se passer, en ajoutant : « Et cette dame n’est autre que la très pure Saleha, la fille du vénérable Ansarien le cheikh Saleh, qui a vu et suivi en disciple dévoué notre Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! »

Et Omar réfléchit. Puis il se leva, prit son sabre, le cacha sous son vêtement, et se rendit à la maison indiquée. Et il trouva l’Ansarien assis à la porte de sa demeure, et lui dit, après les salams : « Ô vénérable cheikh, qu’a fait ta fille Saleha ? » Et le cheikh répondit : « Ô émir des Croyants, ma fille Saleha ? Qu’Allah la récompense pour ses œuvres de bien ; Ma fille est connue de tous pour sa piété et sa conduite exemplaire, pour sa conscience à remplir ses devoirs envers Allah et envers son père, pour son zèle à s’acquitter des prières et de toutes les obligations imposées par notre religion, pour la pureté de sa foi. » Et Omar dit : « Bien. Mais je désirerais avoir une entrevue avec elle, pour chercher à accroître en elle l’amour du bien, et à l’animer encore à la pratique des œuvres méritoires. » Et le cheikh dit : « Qu’Allah te comble de Ses faveurs, ô émir des Croyants, pour ton bon vouloir à l’égard de ma fille. Demeure ici un moment, jusqu’à ce que je revienne ; car je vais annoncer ton intention à ma fille. » Et il entra, et demanda à Saleha de recevoir le khalifat. Et Omar fut introduit.

Or, arrivé auprès de l’adolescente, Omar ordonna aux personnes présentes de se retirer. Et elles sortirent immédiatement et laissèrent le khalifat et Saleha seuls, absolument seuls. Alors Omar, découvrant son sabre soudain, dit à l’adolescente : « Je veux de toi des notions précises sur le meurtre du jeune homme trouvé autrefois sur le chemin. Ces notions, tu les as. Et, si tu essaies de me cacher la vérité, entre toi et elle il y aura ce sabre, ô Saleha. » Et elle répondit, sans se troubler : « Ô émir des Croyants, tu es tombé juste sur le fait que tu recherches. Et moi, par la grandeur du nom d’Allah Très-Haut et par les mérites du Prophète béni ! — sur Lui la prière et la paix ! — je vais te dire la vérité tout entière. » Et elle baissa la voix et dit : « Sache donc, ô émir des Croyants, que j’avais une vieille femme, qui était toujours chez moi, et qui m’accompagnait partout quand je sortais. Et je la considérais et l’aimais comme une fille aime sa mère. Et, de son côté, à tout ce qui me touchait et m’intéressait, elle portait une attention et un soin extrêmes. Et longtemps il en fut ainsi, moi la choyant et l’écoutant avec respect et vénération.

« Or, un jour vint où elle me dit : « Ô ma fille, il faut que je fasse un voyage chez mes proches. Mais j’ai une fille. Et, à l’endroit où elle est, j’ai peur qu’elle ne soit exposée à quelque malheur sans recours. Je te supplie donc de me permettre de te l’amener, et de la laisser auprès de toi jusqu’à mon retour. » Et je lui donnai aussitôt mon consentement. Et elle sortit.

« Et le lendemain sa fille vint à ma maison. Et c’était une jeune fille d’aspect délicieux, de belle allure, grande et bien prise. Et j’eus pour elle une grande affection. Et je la faisais coucher dans la chambre où je dormais.

« Et, une après-midi, comme je dormais, je me sentis soudain assaillie dans mon sommeil, et ravagée par un homme qui pesait sur moi de tout son poids et m’immobilisait, me tenant les deux bras. Et, déshonorée, souillée, je pus enfin me dégager de son étreinte. Et, toute bouleversée, je saisis un couteau et l’enfonçai dans le ventre de mon infâme assaillant. Et je découvris qu’il n’était autre que la jeune fille, ma compagne. Et j’avais été trompée par le déguisement de ce jeune homme imberbe, à qui il avait été si aisé de se faire passer pour une fille. » Et lorsque je l’eus tué, je fis enlever son cadavre, et je l’envoyai jeter à l’endroit où on l’a trouvé. Et Allah permit que je devinsse mère, des œuvres illicites de cet homme. Et lorsque j’eus mis l’enfant au monde, je le fis également exposer sur le chemin, où avait été jeté son père, ne voulant pas me charger devant Allah d’élever un enfant qui m’était né contre mon consentement.

« Et telle est, ô émir des Croyants, l’histoire exacte de ces deux êtres. Et je t’ai dit la vérité. Et Allah est mon garant ! »

Et Omar s’écria : « Certes, tu m’as dit la vérité. Qu’Allah répande sur toi Ses grâces. » Et il admira la vertu et le courage de cette fille, lui recommanda la persévérance dans les œuvres de bien, et adressa au ciel des vœux pour elle. Puis il sortit. Et, en partant, il dit au père : « Qu’Allah comble de bénédictions ta maison ! vertueuse fille est ta fille. Qu’elle soit bénie ! Je lui ai fait mes exhortations et mes recommandations. » Et le vénérable cheikh ansarien répondit : « Qu’Allah te conduise au bonheur, ô émir des Croyants, et qu’il te dispense les faveurs et les bienfaits que ton âme désire ! »


— Puis le jeune homme riche, après avoir pris quelque repos, continua : « Je vous dirai maintenant, pour changer de sujet, l’histoire de la Chanteuse Sallamah la Bleue. »

Et il dit :


LA CHANTEUSE SALLAMAH LA BLEUE


Le beau poète, musicien et chanteur, Môhammad le Koufique, raconte ceci :

Je n’eus jamais, parmi les jeunes filles et les esclaves à qui je donnais des leçons de musique et de chant, une élève plus belle, plus vive, plus séduisante, plus spirituelle et plus douée que Sallamah la Bleue. Nous l’appelions la Bleue, cette adolescente brune, parce que, à sa lèvre, était une charmante trace de folle moustache bleuâtre, semblable à un petit trait de musc qu’aurait gracieusement promené là une plume de scribe savant ou la main légère d’un enlumineur. Et, quand je lui donnais mes leçons, elle était toute jeunette, une jouvencelle fraîchement éclose, avec deux petits seins en croissance qui soulevaient et repoussaient un peu son léger vêtement et l’éloignaient de sa poitrine. Et, de la regarder, c’était un ravissement ; c’était à bouleverser l’esprit, à éblouir les yeux, à voler la raison. Et, quand elle était dans une réunion, fût-elle composée des plus renommées beautés de Koufah, on n’avait de regards que pour Sallamah ; et il suffisait qu’elle parût pour qu’on s’exclamât : « Ah ! voilà la Bleue. » Et elle fut passionnément aimée, mais sans aucun aboutissant, par tous ceux qui l’ont connue, et par moi-même, à la folie. Et, quoiqu’elle fût mon élève, j’étais pour elle un humble sujet, un obéissant serviteur, un esclave dévoué à ses ordres. Et m’eût-elle demandé de l’usnée humaine, que je fusse allé lui en chercher dans tous les crânes de pendus, dans tous les os mousseux du monde…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et m’eût-elle demandé de l’usnée humaine, que je fusse allé lui en chercher dans tous les crânes de pendus, dans tous les os mousseux du monde.

Et c’est moi, précisément, qui ai composé, en souvenir d’elle, ce chant, musique et paroles, quand son maître Ibn Ghamîn fut parti pour le pèlerinage, l’emmenant avec lui ainsi que ses autres esclaves.

Ô Ibn Ghamîn ! quel état de chagrin que celui d’un amant malheureux que tu as laissé mort, bien qu’il vive encore.

Tu lui as donné en breuvage les deux affreuses amertumes, coloquinte et absinthe pontique.

Ô chamelier de l’Yémen qui conduisais la caravane, tu m’as brisé, homme sinistre !

Tu as séparé des cœurs comme on n’en vit jamais, tu les as consternés avec ton aspect de buffle sauvage.

Mais, quoi qu’il en soit de mon chagrin d’amour, mon sort n’est tout de même point comparable en noirceur à celui d’un autre amoureux de la Bleue, Yézid ben Aûf, le changeur.

Un jour, en effet, le maître de Sallamah s’avisa de lui dire : « Ô Bleue, de tous ceux qui t’ont aimée sans résultat, est-il quelqu’un qui ait obtenu de toi un tête à tête secret ou un baiser. Dis-le-moi sans me cacher la vérité. » Et, à cette question inattendue, Sallamah craignant que son maître n’eût été informé récemment de quelque petite licence qu’elle se serait permise en présence de témoins indiscrets, répondit : « Non, certainement, personne n’a jamais rien obtenu de moi, excepté Yézid ben Aûf, le changeur. Et encore il n’a fait que m’embrasser, une seule fois. Du reste, je n’ai consenti à lui donner ce baiser, que parce qu’il m’a glissé alors dans la bouche, en échange de ce baiser, deux perles magnifiques que j’ai vendues quatre-vingt mille drachmes. »

Or, ayant entendu cela, le maître de Sallamah, dit simplement : « Bien. » Et, sans ajouter un mot de plus, tant il sentit en son âme entrer la colère jalouse, il s’attacha à la piste d’Yézid ben Aûf, le suivit jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé sous sa main dans une occasion opportune, et le fit mourir sous les coups de fouet.

Quant aux circonstances dans lesquelles avait été donné à Yézid ce baiser unique et funeste de la Bleue, les voici.

J’allais un jour, selon mon habitude, chez Ibn Ghamîn, pour donner à la Bleue une leçon de chant, quand je rencontrai en chemin Yézid ben Aûf. Et, après les salams, je lui dis : « Où vas-tu, ô Yézid, si bellement habillé ? » Et il me répondit : « Je vais où tu vas. » Et je dis : « Parfait ! Allons. »

Et lorsque nous fûmes arrivés et entrés dans la demeure d’Ibn Ghamîn, nous nous assîmes dans la salle de réunion. Et bientôt parut la Bleue, vêtue d’un mantelet orange et d’un superbe cafetan rouge-rose. Et nous crûmes voir le soleil embrasé se levant entre la tête et les pieds de l’éblouissante chanteuse. Et elle était suivie de la jeune fille esclave, qui portait le théorbe.

Et la Bleue chanta, sous ma direction, sur un mode nouveau que je lui avais appris. Et sa voix était riche, grave, profonde et émouvante. Et, à un moment donné, son maître s’excusa auprès de nous, et nous laissa seuls afin d’aller donner ses ordres pour le repas. Et Yézid, saisi au cœur d’amour pour la chanteuse, s’approcha d’elle, l’implorant du regard. Et elle parut s’animer, et eut pour lui, en continuant à chanter, un regard chargé de la réponse. Et Yézid, enivré de ce regard, se passa la main dans le vêtement, en retira deux perles magnifiques, qui n’avaient pas de sœurs, et dit à Sallamah, qui s’interrompit un moment de chanter : « Vois, ô Bleue ! Ces deux perles ont été payées par moi, aujourd’hui même, soixante mille drachmes. Si tu voulais, elles t’appartiendraient. » Elle répondit : « Et que veux-tu que je fasse pour te plaire ? » Il répondit : « Que tu chantes pour moi. »

Alors Sallamah, après avoir porté sa main à son front, en signe d’acquiescement, accorda l’instrument, et chanta les vers que voici, chant et musique de sa composition, sur le rythme grave-léger et premier, qui a comme tonique le ton simple de la corde du doigt annulaire :

« Sallamah la Bleue a blessé mon cœur d’une blessure durable comme la durée des temps.

La plus habile science du monde ne la saurait fermer. Car on ne ferme pas au fond du cœur une blessure d’amour.

Sallamah la Bleue a blessé mon cœur. Ô Musulmans, venez à mon secours ! »

Et, ayant chanté cette ravissante mélodie de tendresse, en regardant Yézid, elle ajouta : « Eh bien, donne-moi maintenant à ton tour ce que tu as à me donner. » Et il dit : « Certes, ce que tu veux, je le veux. Mais écoute, ô Bleue. J’ai juré par un serment qui oblige ma conscience — et tout serment est sacré — que je ne passerais ces deux perles qu’à tes lèvres avec mes lèvres. » Et, à ces paroles d’Yézid, l’esclave de Sallamah, offusquée, se leva avec vivacité et la main levée pour admonester l’amoureux. Mais moi je l’arrêtai par le bras, et lui dis, pour la détourner de se mêler de l’affaire : « Reste donc tranquille, ô jeune fille, et laisse-les. Ils sont en marché, comme tu le vois, et chacun d’eux en veut retirer profit avec le moins de pertes possible. Ne les trouble pas. »

Quant à Sallamah, elle se mit à rire en entendant Yézid exprimer ce souhait. Et, se décidant soudain, elle lui dit : « Eh bien, soit ! Donne-les-moi, ces perles, de la manière que tu veux. » Et Yézid se mit à s’avancer vers elle, en marchant sur les genoux et les mains, les deux magnifiques perles entre les lèvres. Et Sallamah, poussant de petits cris d’effroi, se mit de son côté à reculer, ramenant sur elle ses robes, et évitant le contact d’Yézid. Et, à droite et à gauche, elle s’éloignait en courant et revenait à sa place, essoufflée, provoquant par là de plus nombreux essais de la part d’Yézid, et de plus nombreuses coquetteries. Et ce jeu dura assez longtemps. Mais comme il fallait tout de même conquérir les perles, aux conditions acceptées, Sallamah fit un signe à son esclave, qui, subitement, se jeta sur Yézid, le saisit par les deux épaules, et le retint ferme en place. Et Sallamah, ayant prouvé par ce manège qu’elle était victorieuse et non point vaincue, vint d’elle-même, un peu confuse, et la sueur au front, prendre de ses jolies lèvres les perles magnifiques emprisonnées entre les lèvres d’Yézid, qui les troqua ainsi contre un baiser. Et, dès qu’elle les eut en sa possession, Sallamah, retrouvant bien vite son assurance, dit à Yézid, en riant. « Par Allah ! te voilà vaincu de toutes les manières, le sabre enfoncé dans les reins. » Et Yézid, courtois, répondit : « Par ta vie, ô Bleue, d’être vaincu, je n’ai souci. Le délicieux parfum que sur tes lèvres j’ai recueilli me restera au cœur, tant que je vivrai, comme un éternel arome ! »

Qu’Allah ait en sa compassion Yézid ben Aûf ! Il mourut martyr de l’amour.

— Puis le jeune homme riche dit : « Écoutez maintenant un trait de tofaïlisme. Et vous savez que nos pères arabes entendaient par ce mot, — qui tire Son origine de Tofaïl le gourmand, — l’habitude qu’ont certaines personnes de s’inviter elles-mêmes aux festins et d’avaler les repas et les boissons, sans qu’on les en prie. Ainsi, écoutez. »

Et il dit :


LE PARASITE


On raconte que l’émir des Croyants El-Walid, fils d’Yézid, l’Ommiade, se plaisait extrêmement en la compagnie d’un gourmand fameux, ami des bons plats et de tout fumet, qui s’appelait Tofaïl aux Festins, et dont le nom a servi depuis à caractériser les parasites qui s’invitent eux-mêmes aux noces et festins. Du reste ce Tofaïl, gastronome en grand, était homme d’esprit, savant, malin, moqueur ; et il était vif à la repartie et à l’à-propos. En outre, sa mère avait été convaincue d’adultère. Et c’est lui, précisément, qui a condensé la doctrine des parasites en quelques règles courtes, en même temps que pratiques, qui se résument dans les données suivantes :

Que celui qui s’invite à un bon repas de noces, évite avec soin de regarder çà et là d’un air incertain.

Qu’il entre d’un pied ferme et choisisse la meilleure place, sans fixer personne, afin que les invités et convives pensent qu’il est un personnage de première importance.

Si le portier de la maison est revêche et difficile, qu’il soit semoncé et tenu bas à sa place, sans qu’il puisse se permettre la moindre observation.

Une fois assis devant la nappe, qu’il se jette sur le manger et le boire, et qu’il soit plus attaché au rôti que la broche elle-même.

Qu’il travaille dans les poulets farcis et dans la viande, fût-elle séchée, avec des doigts plus coupants que de l’acier.

Et tel était le code du parfait broyeur, établi par Tofaïl dans la ville de Koufa. Et, en vérité, Tofaïl fut le père des broyeurs et la couronne des parasites…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et tel était le code du parfait broyeur, établi par Tofaïl dans la ville de Koufa. Et, en vérité, Tofaïl fut le père des broyeurs et la couronne des parasites. D’ailleurs, voici, sur sa manière de procéder, un fait entre mille.

Un notable de la ville avait invité quelques amis et se régalait avec eux d’un plat de poissons merveilleusement apprêté. Et voici qu’à la porte on entendit la voix bien connue de Tofaïl, qui parlait à l’esclave portier. Et l’un des convives s’écria : « Qu’Allah nous préserve du broyeur ! Vous connaissez tous la capacité inouïe de Tofaïl. Hâtons-nous donc de préserver de ses dents ces beaux poissons, et de les mettre en sécurité dans un coin de la chambre, en ne laissant sur la nappe que ces tout petits poissons-ci. Et quand il aura dévoré les petits, comme il n’aura plus rien à avaler, il s’en ira, et nous nous régalerons avec les gros poissons. » Et, à la hâte, on mit de côté les gros poissons.

Et donc Tofaïl entra et, souriant et plein d’aisance, il jeta le salam à tout le monde. Et, après le bismillah, il tendit la main vers le plateau. Mais voilà ! il ne contenait que du fretin de mauvais aspect. Et les convives, enchantés de leur bon tour, lui dirent : « Hé ! maître Tofaïl, que penses-tu de ces poissons-là ? Tu n’as pas l’air de trouver le plat, tout à fait à ton goût. » Il répondit : « Moi, il y a longtemps que je suis en mauvais termes avec la famille des poissons, et je suis en grande fureur contre eux. Car mon pauvre père, qui est mort par noyade dans la mer, a été mangé par eux. » Et les convives lui dirent : « Fort bien, voici donc pour toi une excellente occasion de prendre le talion de ton père, en mangeant ces petits-là à ton tour. » Et Tofaïl répondit : « Vous avez raison. Mais attendez. » Et il saisit un des petits poissons et se l’approcha tout contre l’oreille. Et son œil de parasite avait déjà avisé le plateau relégué dans le coin et qui contenait les gros poissons. Et donc, après avoir eu l’air d’écouter attentivement le petit poisson frit, il s’écria tout d’un coup : « Hé là ! hé là ! Savez-vous ce que vient de me dire ce petit bout de fretin-là ? » Et les convives répondirent : « Non, par Allah ! Comment le saurions-nous ? » Et Tofaïl dit : « Eh bien ! sachez alors qu’il m’a dit ceci : « Moi, je n’ai pas assisté à la mort de ton père — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde ! — et je n’ai pas pu le voir, attendu que je suis beaucoup trop jeune pour avoir vécu en ce temps-là. » Ensuite il m’a glissé à l’oreille ces autres paroles-ci : « Prends plutôt ces beaux gros poissons-là qui sont cachés dans le coin, et venge-toi. Car ce sont eux-mêmes qui se sont précipités autrefois sur le défunt, ton père, et qui l’ont mangé. »

En entendant ce discours de Tofaïl, les invités et le maître de la maison comprirent que leur ruse avait été éventée par le nez du parasite. C’est pourquoi ils s’empressèrent de faire servir les beaux poissons à Tofaïl, et lui dirent, en se renversant de rire : « Mange-les donc, et puissent-ils te donner la grande indigestion ! »

— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Écoutez maintenant l’histoire funèbre de la belle esclave du destin. »

Et il dit :


LA FAVORITE DU DESTIN


Il est raconté, par les chroniqueurs et les annalistes, que le troisième des khalifats abbassides, l’émir des Croyants El-Mahdi, avait laissé le trône, en mourant, à son fils aîné Al-Hadi, qu’il n’aimait pas, et pour lequel il éprouvait même une grande aversion. Toutefois il avait bien spécifié qu’à la mort d’Al-Hadi, le successeur immédiat devait être le cadet, Haroun Al-Rachid, son fils préféré, et non le fils aîné d’Al-Hadi.

Mais quand Al-Hadi fut proclamé émir des Croyants, il surveilla avec une jalousie et une suspicion croissantes son frère Haroun Al-Rachid ; et il fit tout ce qu’il put pour frustrer Haroun du droit de succession. Mais la mère de Haroun, la sagace et dévouée Khaïzarân, ne cessa de déjouer toutes les intrigues dirigées contre son fils. Aussi Al-Hadi finit-il par la détester à l’égal de son frère ; et il les confondit tous les deux dans la même réprobation. Et il n’attendait qu’une occasion pour les faire disparaître.

Or, sur ces entrefaites, Al-Hadi était un jour assis dans ses jardins, sous une riche coupole soutenue par huit colonnes, qui avait quatre entrées dont chacune regardait un des points du ciel. Et à ses pieds était assise sa belle esclave favorite Ghâder, qu’il ne possédait que depuis quarante jours. Et là se trouvait également le musicien Ishâk ben Ibrahim, de Mossoul. Et la favorite, en ce moment, chantait accompagnée sur le luth par Ishâk lui-même. Et le khalifat s’agitait de plaisir et frémissait des pieds, à la limite du transport et de l’enthousiasme. Et, au dehors, la nuit tombait ; et la lune montait entre les arbres ; et l’eau courait en jasant à travers les ombres entrecoupées, tandis que la brise lui répondait doucement.

Et soudain le khalifat, changeant de visage, s’assombrit et fronça les sourcils. Et toute sa gaieté s’évanouit ; et les pensées de son esprit devinrent noires comme l’étoupe au fond de l’encrier. Et, après un long silence, il dit d’une voix sourde : « À chacun est fixé son lot. Et nul ne reste que l’Éternel Vivant. » Et il s’enfonça de nouveau dans un silence de mauvais augure, qu’il interrompit tout à coup, en s’écriant : « Qu’en hâte on appelle Massrour, le porte-glaive ! » Et c’était précisément ce même Massrour, l’exécuteur des vengeances et des colères khalifales, qui avait été le gardien d’enfance d’Al-Rachid et l’avait porté entre ses bras et sur ses épaules. Et il arriva bientôt en présence d’Al-Hadi, qui lui dit : « Va tout de suite chez mon frère Al-Rachid, et apporte-moi sa tête…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il arriva bientôt en présence d’Al-Hadi, qui lui dit : « Va tout de suite chez mon frère Al-Rachid, et apporte-moi sa tête. »

En entendant ces mots, qui étaient la sentence de mort de celui qu’il avait élevé, Massrour resta stupéfait, étourdi et comme frappé de la foudre. Et il murmura : « Nous sommes à Allah et nous retournerons à lui. » Et il finit par sortir, semblable à un homme ivre.

Et il alla, à la limite de l’émotion, trouver la princesse Khaïzarân, la mère d’Al-Hadi et de Haroun Al-Rachid. Et elle le vit qui était éperdu et bouleversé, et lui demanda : « Qu’y a-t-il, ô Massrour ? Qu’est-il donc arrivé, que tu parais ici à cette heure, si tard dans la nuit ? Dis-moi ce que tu as. » Et Massrour répondit : « Ô ma maîtresse, il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! Voici que notre maître le khalifat Al-Hadi, ton fils, vient de me donner cet ordre-ci : « Va tout de suite chez mon frère Al-Rachid, et apporte-moi sa tête. »

Et Khaïzarân, à ces paroles du porte-glaive, fut pleine de terreur ; et l’épouvante descendit dans son âme ; et l’émotion lui serra le cœur à le briser. Et elle baissa la tête et se recueillit un instant. Puis elle dit à Massrour : « Va vite chez mon fils Al-Rachid, et amène-le ici avec toi. » Et Massrour répondit par l’ouïe et l’obéissance, et partit.

Et il entra dans l’appartement de Haroun. Et Haroun, à ce moment, était déjà déshabillé, au lit, les jambes sous sa couverture. Et Massrour lui dit vivement : « Lève-toi, au nom d’Allah, ô mon maître, et viens avec moi immédiatement chez ma maîtresse, ta mère, qui t’appelle. Et Al-Rachid se leva et, s’habillant à la hâte, il passa avec Massrour dans l’appartement de Sett Khaïzarân.

Or, dès qu’elle eut aperçu son fils préféré, elle se leva et courut à lui et l’embrassa, sans lui dire un mot, et le poussa dans une petite pièce dissimulée, dont elle ferma sur lui la porte, et il ne songeait même pas à protester ou à demander la moindre explication.

Et, cela fait, Sett Khaïzarân envoya quérir dans leurs maisons, où ils dormaient, les émirs et les principaux personnages du palais khalifal. Et quand ils furent tous réunis chez elle, elle leur adressa, de derrière le rideau de soie du harem, ces simples paroles : « Je vous demande, au nom d’Allah le Tout-Puissant, le Très-Haut, et au nom de Son Prophète béni, si vous avez jamais ouï dire que mon fil Al-Rachid ait eu quelque connivence, relation ou lien avec les ennemis de l’autorité khalifale ou avec les hérétiques Zanadik, ou qu’il ait jamais essayé la moindre tentative d’insubordination ou de révolte contre son souverain Al-Hadi, mon fils et vôtre maître ? » Et tous répondirent à l’unanimité : « Non, jamais. » Et Khaïzarân reprit aussitôt : « Eh bien, sachez qu’à présent, à cette heure-ci, mon fils Al-Hadi envoie demander la tête de son frère Al-Rachid. Pouvez-vous m’en expliquer le motif ? » Et les assistants furent tellement atterrés et épouvantés, que nul d’entre eux n’osa articuler un mot. Mais le vizir Rabia se leva et dit au porte-glaive Massrour : « Va à l’heure et à l’instant te présenter entre les mains du khalifat. Et, lorsqu’on te voyant, il te demandera : « En as-tu fini ? » toi, tu répondras : « Notre maîtresse Khaïzarân, ta mère, épouse de ton défunt père Al-Mahdi, mère de ton frère, m’a aperçu alors que je me précipitais sur Al-Rachid ; et elle m’a arrêté et m’a repoussé. Et me voici devant toi, sans avoir pu exécuter ton ordre. » Et Massrour sortit et se rendit aussitôt auprès du khalifat.

Et dès qu’Al-Hadi l’eut aperçu, il lui dit : « Eh bien ! où est ce que je t’ai demandé ? » Et Massrour répondit : « Ô mon maître, la princesse Khaïzarân, ma maîtresse, m’a aperçu me jetant sur ton frère Al-Rachid ; et elle m’a arrêté, et m’a repoussé et m’a empêché de remplir ma mission. » Et le khalifat, à la limite de l’indignation, se leva et dit à Ishâk et à la chanteuse Ghâder : « Restez ici à la place où vous êtes, jusqu’à ce que je revienne. »

Et il arriva chez sa mère Khaïzarân, et vit tous les dignitaires et les émirs assemblés chez elle. Et la princesse, en l’apercevant, se leva debout ; et les personnages qui étaient chez elle se levèrent également. Et le khalifat, se tournant vers sa mère, lui dit d’une voix que la colère étouffait : « Pourquoi donc, lorsque je veux et ordonne une chose, t’opposes-tu à mes volontés ? » Et Khaïzarân s’écria : « Qu’Allah me préserve, ô émir des Croyants, de m’opposer à aucune de tes volontés ! Mais je désire seulement que tu m’indiques pour quel motif tu exiges la mort de mon fils Al-Rachid. C’est ton frère et ton sang ; il est comme toi l’âme et la vie issues de ton père. » Et Al-Hadi répondit : « Puisque tu veux le savoir, sache donc que je veux me débarrasser d’Al-Rachid à cause d’un songe que j’ai eu la nuit dernière et qui m’a pénétré d’épouvante. Dans ce songe, en effet, j’ai vu Al-Rachid assis sur le trône, à ma place. Et mon esclave favorite Ghâder, était près de lui ; et il buvait et jouait avec elle. Et moi, aimant ma souveraineté, mon trône et ma favorite, je ne veux pas voir plus longtemps à mes côtés, vivant sans cesse près de moi comme une calamité, un rival dangereux, fût-il mon frère. » Et Khaïzarân lui répondit : « Ô émir des Croyants, ce sont là les illusions et les faussetés du sommeil ; des visions mauvaises occasionnées par les mets échauffants. Ô mon fils, rarement un songe est véridique. » Et elle continua à lui parler de la sorte, approuvée par les regards des assistants. Et elle fit si bien qu’elle réussit à calmer Al-Hadi et à faire s’évanouir ses craintes. Et alors elle fit paraître Al-Rachid, et lui fit prêter serment que jamais il n’avait eu dans l’idée le moindre projet de révolte ou la moindre ambition, et que jamais il ne tenterait rien contre l’autorité khalifale.

Et, après ces explications, la colère d’Al-Hadi disparut. Et il retourna à la coupole où il avait laissé sa favorite avec Ishâk. Et il congédia le musicien et resta seul avec la belle Ghâder, à s’égayer, à se réjouir et à se laisser pénétrer des délices mêlées de la nuit et de l’amour. Et voici que tout à coup il se sentit une vive douleur aux plantes des pieds. Et il porta aussitôt sa main à l’endroit douloureux qui le démangeait, et le frotta. Et, en quelques instants, une petite tumeur s’y forma, qui grossit jusqu’au volume d’une noisette. Et elle s’irrita, accompagnée d’intolérables démangeaisons. Et il la frotta de nouveau ; et elle s’accrût jusqu’au volume d’une noix, et finit par crever. Et aussitôt Al-Hadi tomba à la renverse, mort.

Or, la cause de cela était que Khaïzarân, pendant les quelques instants que le khalifat était resté chez elle, après la réconciliation, lui avait donné à boire un sorbet au tamarin, qui contenait l’arrêt du destin.

Or, le premier qui apprit la mort d’Al-Hadi fut précisément l’eunuque Massrour. Et immédiatement il courut chez la princesse Khaïzarân et lui dit : « Ô mère du khalifat, qu’Allah prolonge tes jours ! mon maître Al-Hadi vient de mourir. » Et Khaïzarân lui dit : « Bien. Mais, ô Massrour, garde secrète cette nouvelle, et ne divulgue point cet événement subit. Et maintenant va au plus vite chez mon fils Al-Rachid, et amène-le-moi. »

Et Massrour alla chez Al-Rachid, et le trouva couché. Et il le réveilla, lui disant : « Ô mon maître, ma maîtresse t’appelle à l’instant. » Et Haroun, bouleversé, s’écria : « Par Allah ! mon frère Al-Hadi lui aura encore parlé contre moi, et lui aura révélé quelque complot tramé par moi et dont je n’ai jamais eu l’idée. » Mais Massrour l’interrompit, lui disant : « Ô Haroun, lève-toi vite et suis-moi. Calme ton cœur et rafraîchis tes yeux, car tout est en voie prospère, et tu ne trouveras que succès et joie. »

Là-dessus Haroun se leva debout et s’habilla. Et aussitôt Massrour se prosterna devant lui, et, baisant la terre entre ses mains, il s’écria : « Le salam sur toi, ô émir des Croyants, imam des serviteurs de la foi, khalifat d’Allah sur la terre, défenseur de la loi sainte et de ce qu’elle impose. » Et Haroun, plein d’étonnement et d’incertitude, lui demanda : « Que signifient ces paroles, ô Massrour ? Il y a un moment tu m’appelais de mon nom, simplement ; et à présent tu me donnes le titre d’émir des Croyants. A quoi dois-je attribuer ces paroles contradictoires, et un changement de langage si imprévu ? » Et Massrour répondit : « Ô mon maître, toute vie a son destin et toute existence son temps ! Qu’Allah prolonge tes jours, ton frère vient d’expirer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon maître, toute vie a son destin et toute existence son temps. Qu’Allah prolonge tes jours, ton frère vient d’expirer. » Et Al-Rachid dit : « Qu’Allah l’ait en sa pitié. » Et il se hâta de partir, n’ayant plus ni crainte ni souci, et entra chez sa mère, qui s’écria, à sa vue : « Joie et bonheur ! Bonheur et joie à l’émir des Croyants ! » Et elle se leva debout, et lui passa le manteau khalifal, et lui remit le sceptre, le sceau suprême et les insignes de la puissance. Et, au même moment, entra le chef des eunuques du harem, qui dit à Al-Rachid : « Ô notre maître, reçois une nouvelle de bonheur, un fils vient de te naître de ton esclave Marâhil. » Et Haroun laissa alors se manifester sa double joie, et donna à son fils le nom d’Abdallah, avec le surnom d’Al-Mâmoun.

Et la mort d’Al-Hadi et l’avènement d’Al-Rachid au trône khalifal furent, avant le lever du jour, connus de la population de Baghdad. Et Haroun, au milieu de l’appareil de la souveraineté, reçut les serments d’obéissance des émirs, des notables et du peuple assemblé. Et, le jour même, il éleva au vizirat El-Fadl et Giafar, tous deux fils de Yahia le Barmakide. Et toutes les provinces et contrées de l’empire, et toutes les populations islamiques, Arabes et non Arabes, Turks et Deylamides, reconnurent l’autorité du nouveau khalifat et lui jurèrent obéissance. Et il commença son règne dans la prospérité et la magnificence, et s’assit, brillant, dans sa gloire nouvelle et sa puissance.

Quant à la favorite Ghâder, entre les bras de laquelle avait expiré Al-Hadi, voici.

Dès le soir de son élévation au trône, Al-Rachid, qui connaissait sa beauté, voulut la voir, et fixer sur elle ses premiers regards. Et il lui dit : « Je désire, ô Ghâder, que moi et toi nous visitions ensemble le jardin et la coupole où mon frère Al-Hadi — qu’Allah l’ait en Sa pitié ! — aimait à se réjouir et à se reposer. » Et Ghâder, déjà vêtue des habits de deuil, baissa la tête et répondit : « Je suis l’esclave soumise de l’émir des Croyants. » Et elle se retira un instant pour quitter les vêtements de deuil, et les remplacer par les parures qui convenaient. Puis elle entra dans la coupole, où Haroun la fit asseoir à ses côtés. Et il restait là, les yeux attachés sur cette magnifique adolescente, ne se lassant pas d’en admirer la grâce. Et, de joie, sa poitrine respirait largement, et son cœur s’épanouissait. Puis, comme on servait les vins qu’aimait Haroun, Ghâder refusa de boire à la coupe que lui tendait le khalifat. Et il lui demanda, étonné : « Pourquoi refuses-tu ? » Elle répondit : « Le vin sans la musique perd la moitié de sa générosité. Je serais donc bien aise de voir auprès de nous, nous tenant harmonieuse compagnie, l’admirable Ishâk, fils d’Ibrahim. » Et Al-Rachid répondit : « Il n’y a point d’inconvénient. » Et il envoya aussitôt Massrour chercher le musicien, qui ne tarda pas à arriver. Et il baisa la terre entre les mains du khalifat, et lui rendit hommage. Et, sur un signe d’Al-Rachid, il s’assit en face de la favorite.

Et dès lors la coupe passa de main en main ; et on but nombre de rasades ; et on continua de la sorte jusqu’à la nuit noire. Et tout à coup, lorsque le vin eut fermenté dans les raisons, Ishâk s’écria : « Ô ! la louange éternelle à Celui qui change à Son gré les événements, et qui en conduit la succession et les vicissitudes ! » Et Al-Rachid lui demanda : « À quoi penses-tu, ô fils d’Ibrahim, pour t’exclamer de la sorte ? » Et Ishâk répondit : « Hélas, ô mon seigneur, hier, à pareille heure, ton frère se penchait par la fenêtre de cette coupole, et regardait, sous la lune semblable à une épousée, les eaux murmurantes s’enfuir en soupirant avec de douces et légères voix de chanteuses nocturnes. Et, au spectacle de l’apparente félicité, il se mit à s’épouvanter de sa destinée. Et il voulut te verser le breuvage de l’humiliation. » Et Al-Rachid dit : « Ô fils d’Ibrahim, la vie des créatures est écrite dans le livre du destin. Pouvait-il donc me ravir cette vie, mon frère, si le terme n’en était pas échu ? » Et il se tourna vers la belle Ghâder et lui dit : « Et toi, ô jeune fille, que dis-tu ? » Et Ghâder saisit son luth, et préluda, et, d’une voix profondément émue, elle chanta ces vers :

« La vie de l’homme a deux vies : l’une limpide et l’autre troublée.

Le temps a deux sortes de jours : jours de sécurité et jours de dangers.

Ne te fie ni au temps ni à la vie, car aux jours les plus limpides succèdent les jours sombres et troublés. »

Et, en achevant ces vers, la favorite d’Al-Hadi défaillit soudain et tomba, la tête contre le sol, sans connaissance ni mouvement. Et on la secourut et on la secoua. Mais déjà elle n’existait plus, réfugiée au sein du Très-Haut. Et Ishâk dit : « Ô mon seigneur, elle aimait le défunt. Et le moins que veuille l’amour, est d’aller jusqu’au moment où le fossoyeur a fini le tombeau. Qu’Allah répande Ses miséricordes sur Al-Hadi, sur sa favorite et sur tous les Musulmans. »

Et une larme tomba des yeux d’Al-Rachid. Et il ordonna de laver le corps de la morte, et de le déposer dans le tombeau même d’Al-Hadi. Et il dit : « Oui ! Qu’Allah répande Ses miséricordes sur Al-Hadi, sur sa favorite et sur tous les Musulmans ! »

— Et, ayant ainsi raconté cette histoire de l’infortunée adolescente, le jeune homme riche dit à ses auditeurs émus : « Écoutez maintenant, comme autre manifestation des jeux inexorables du destin, l’histoire du Collier funèbre. »

Et il dit.


LE COLLIER FUNÈBRE


Un jour, le khalifat Haroun Al-Rachid, ayant entendu vanter le talent du musicien chanteur Hâchem ben Soleïmân, l’envoya chercher. Et quand le chanteur fut introduit, Haroun le fit asseoir devant lui, et le pria de lui faire entendre quelque chose de sa composition. Et Hâchem chanta une cantilène de trois vers avec tant d’art et d’une si belle voix, que le khalifat, à la limite de l’enthousiasme et du ravissement, s’écria : « Tu as été admirable, ô fils de Soleïmân ! Qu’Allah bénisse l’âme de ton père ! » Et, plein de gratitude, il enleva de son cou un magnifique collier, enrichi d’émeraudes en pendeloques grosses comme des poires musquées, et le passa au cou du chanteur.

Et Hâchem, à l’aspect de ce joyau, loin de se montrer satisfait et réjoui, eut ses yeux troublés par les larmes. Et la tristesse descendit dans son cœur et fit jaunir son visage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Hâchem, à l’aspect de ce joyau, loin de se montrer satisfait et réjoui, eut ses yeux troublés par les larmes. Et la tristesse descendit dans son cœur, et fit jaunir son visage. Et Haroun, qui était loin de s’attendre à une telle manifestation, se montra fort surpris, et crut que le joyau n’était pas du goût du musicien. Et il lui demanda : « Pourquoi ces larmes et cette tristesse, ô Hâchem ? Et pourquoi, si ce collier ne t’agrée pas, gardes-tu un silence gênant pour moi et pour toi ? » Et le musicien répondit : « Qu’Allah augmente Ses faveurs sur la tête du plus généreux des rois ! Mais le motif qui fait couler mes larmes et accable de tristesse mon cœur n’est pas ce que tu crois, ô mon maître ! Et si tu veux bien me le permettre, je te raconterai l’histoire de ce collier, et pourquoi sa vue m’a plongé dans l’état où tu me vois. » Et Haroun répondit : « Certes, je te le permets. Car l’histoire d’un collier que je possède comme héritage de mes pères, doit être étonnante à l’extrême. Et je suis bien curieux de savoir ce que tu connais à ce sujet, et que j’ignore. »

Alors le musicien chanteur, ayant rassemblé ses souvenirs, dit :

« Sache, ô émir des Croyants, que l’incident qui se rapporte à ce collier date du temps de ma toute première jeunesse. À cette époque-là je vivais dans le pays de Scham, qui est la patrie de ma tête, là où je suis né.

« Un soir, en effet, je me promenais au crépuscule sur le bord d’un lac, et j’étais habillé du costume des Arabes du désert de Scham, et la figure couverte jusque près des yeux par le litham. Et voici que je fis la rencontre d’un homme magnifiquement vêtu, accompagné, contre tout usage, par deux adolescentes superbes, d’une élégance rare, qui étaient, à en juger par les instruments de musique qu’elles portaient, chanteuses sans aucun doute. Et soudain je reconnus en ce promeneur le khalifat El-Walid, deuxième du nom, qui avait quitté Damas, sa capitale, pour venir chasser la gazelle dans nos parages, du côté de ce lac de Tabariah.

« Et, de son côté, le khalifat, à ma vue, se tourna vers ses compagnes, et leur dit, ne croyant être entendu que d’elles seules : « Voilà un Arabe qui arrive du désert, tout frais dans sa crasse et sa sauvagerie. Par Allah ! je vais l’appeler, pour qu’il nous tienne compagnie, et que nous nous amusions un peu à ses dépens. » Et il me fit signe de la main. Et, m’étant approché, il me fit asseoir à côté de lui, sur l’herbe, en face des deux chanteuses.

« Et voici que, sur le désir du khalifat, qui était loin de me connaître et ne m’avait jamais vu, l’une des jeunes filles accorda son luth et, d’une voix émouvante, chanta une mélopée de ma composition. Mais, malgré toute son habileté, elle commit quelques légères erreurs, et même elle tronqua l’air en plusieurs endroits. Et moi, malgré la contenance réservée que je m’étais imposée précisément pour ne pas attirer sur moi la raillerie toute prête du khalifat, je ne pus m’empêcher de m’écrier, en m’adressant à la chanteuse : « Tu t’es trompée, ô ma maîtresse, tu t’es trompée ! » Et la jeune fille, entendant mon observation, se mit à rire d’un rire railleur, et dit, en se tournant vers le khalifat : « Tu as entendu, ô émir des Croyants, ce que vient de nous dire cet Arabe bédouin, conducteur de chameaux ! Il ne craint pas de nous accuser d’erreur, l’insolent ! » Et El-Walid me regarda d’un air à la fois moqueur et désapprobateur, et me dit : « Est-ce dans ta tribu, ô Bédouin, qu’on t’a appris le chant et le jeu délicat des instruments de musique ? » Et moi je m’inclinai respectueusement et répondis : « Non, par ta vie ! ô émir des Croyants. Mais, si tu ne t’y opposes pas, je vais prouver à cette admirable chanteuse que, malgré tout son art, elle a commis quelques erreurs d’exécution. » Et El-Walid me l’ayant permis, pour voir, je dis à la jeune fille : « Serre d’un quart la deuxième corde, et relâche d’autant la quatrième. Et pars sur le mode grave de la mélodie. Et tu verras alors que l’expression et la couleur de ton chant s’en ressentiront, et que les quelques passages que tu as légèrement tronqués se rétabliront d’eux-mêmes. »

« Et la jeune chanteuse, surprise de voir un Bédouin parler de cette manière, accorda son luth selon le mode que je lui indiquais, et recommença son chant. Et cela fut si beau et si parfait, qu’elle-même fut profondément émue à la fois et étonnée. Et, se levant soudain, elle se jeta à mes pieds, en s’écriant : « Tu es Hâchem ben Soleïmân, je le jure par le Seigneur de la kâaba ! » Et, comme je n’étais pas moins ému que la jeune fille, et que je ne répondais pas, le khalifat me demanda : « Es-tu vraiment celui qu’elle dit ? » Et je répondis, en me découvrant alors la figure : « Oui, ô émir des Croyants, je suis ton esclave Hâchem le Tabarien ! »

« Et le khalifat fut extrêmement satisfait de me connaître, et me dit : « Loué soit Allah qui t’as mis sur mon chemin, ô fils de Soleïmân. Cette jeune fille t’admire plus que tous les musiciens de ce temps, et ne me chante jamais autre chose que tes chants et tes compositions ! » Et il ajouta : « Je veux que désormais tu sois mon ami et mon compagnon ! » Et je le remerciai et lui baisai la main.

« Puis la jeune fille, qui avait chanté, se tourna vers le khalifat et lui dit : « Ô émir des Croyants, à cause de ce moment heureux, j’ai une demande à te faire ! » Et le khalifat dit : « Tu peux la faire ! » Elle dit : « Je te supplie de me permettre de rendre hommage à mon maître, en lui offrant un gage de ma gratitude. » Il répondit : « Certes ! il le faut. » Alors la charmante chanteuse dénoua le magnifique collier qu’elle portait, et dont lui avait fait cadeau le khalifat, et me le mit au cou, en me disant : « Accepte-le comme le don de ma reconnaissance, et excuse-moi pour le peu ! » Et c’était précisément ce collier-ci, que je reçois aujourd’hui de nouveau en présent de ta générosité, ô émir des Croyants !

« Or, maintenant, voici comment ce collier est parti

de ma main, pour me revenir aujourd’hui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Or, maintenant, voici comment ce collier est parti de ma main, pour me revenir aujourd’hui, et pourquoi sa vue me fait pleurer.

« En effet, après que nous eûmes passé un certain temps à chanter, alors que la brise était fraîche sur le lac, El-Walid se leva et nous dit : « Embarquons-nous pour une promenade sur l’eau. » Et aussitôt, des serviteurs qui se tenaient au loin accoururent, et amenèrent une barque. Et le khalifat descendit le premier, puis moi-même. Et quand vint le tour de la jeune fille qui m’avait fait don du collier, elle avança la jambe pour passer dans la barque. Mais, comme elle avait ramené son grand voile autour d’elle pour ne pas être remarquée par les rameurs, elle se trouva embarrassée et, le pied lui manquant, elle tomba dans le lac et, avant qu’on eût le temps de lui porter secours, elle coula au fond de l’eau. Et, malgré toutes les recherches que nous fîmes, nous ne réussîmes guère à la retrouver. Qu’Allah l’ait en Sa compassion !

« Et la peine et l’affliction d’El-Walid furent très profondes, et les pleurs lui baignèrent le visage. Et moi aussi je versai des larmes amères sur le sort de cette infortunée jeune fille. Et le khalifat, qui était resté longtemps silencieux après cette catastrophe, me dit : « Ô Hâchem, une légère consolation à ma douleur serait d’avoir entre mes mains le collier de cette pauvre jeune fille, comme souvenir de ce qu’elle fut pour moi pendant sa courte vie. Mais qu’Allah me garde de te reprendre ce que nous t’avons donné. Je te prie donc de consentir à me vendre ce collier. »

« Et moi, aussitôt, je remis le collier au khalifat, qui, à notre arrivée dans la ville, me fit compter trente mille drachmes d’argent, et me combla de cadeaux précieux.

« Et telle est, ô émir des Croyants, la cause qui m’a fait aujourd’hui pleurer. Et Allah Très-Haut qui a dépossédé les khalifats ommiades de la puissance souveraine en faveur des Bani-Abbas, dont tu es la glorieuse descendance, a permis que ce collier arrivât entre tes mains avec l’héritage de tes nobles ancêtres, pour me revenir par ce chemin détourné. »

Et Al-Rachid fut très ému de ce récit de Hâchem ben Soleïmân, et dit : « Qu’Allah ait en Sa compassion ceux qui méritent la compassion ! » Et, par cette formule générale, il évita de prononcer le nom de l’un des membres de la dynastie rivale abattue.


— Puis le jeune homme dit : « Puisque nous sommes sur la porte des musiciens et des chanteuses, je veux vous raconter un trait, entre mille, de la vie du plus célèbre d’entre les musiciens de tous les temps, Ishâk ben Ibrahim, de Mossoul. »

Et il dit :


ISHÂK DE MOSSOUL ET L’AIR NOUVEAU


Entre les divers écrits qui nous sont parvenus de la main du musicien-chanteur Ishâk ben Ibrahim, de Mossoul, est celui-ci. Ishâk dit :

J’entrai, un jour, selon mon habitude, chez l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, et je le trouvai assis en compagnie de son vizir El-Fadl et d’un cheikh du Hedjaz, lequel avait une fort belle physionomie et un extérieur empreint de noblesse et de gravité. Et, après les salams de part et d’autre, je me penchai discrètement vers le vizir El-Fadl, et lui demandai le nom de ce cheikh hedjazien qui me plaisait et que je n’avais jamais vu. Et il me répondit : « C’est le petit-fils du vieux poète musicien et chanteur du Hedjaz, Maâbad, dont tu connais la renommée. » Et, comme je me montrais satisfait de connaître le petit-fils de ce vieux Maâbad que j’avais tant admiré dans ma jeunesse, El-Fadl me dit à l’oreille : « Ô Ishâk, le cheikh du Hedjaz que voici, si tu te montres aimable à son égard, te fera connaître et même te chantera toutes les compositions de son grand-père. Il est accueillant, et il est doué d’une fort belle voix. »

Alors moi, voulant expérimenter sa méthode et me remettre en mémoire les chants, anciens qui avaient enchanté mes jeunes années, je me montrai plein de prévenances pour le Hedjazien ; et, après une amicale causerie sur différentes choses, je lui dis : « Ô très noble cheikh, peux-tu, je te prie, me rappeler combien de chants a composés ton grand-père, l’illustre Maâbad, honneur du Hedjaz ? » Et il me répondit : « Soixante, pas un de plus, pas un de moins ! » Et je lui demandai ; « Serait-ce peser trop lourdement sur ta patience que de te prier de me dire quel est, de ces soixante chants, celui que tu aimes le mieux, soit à cause de sa mesure, soit pour d’autres motifs ? » Et il me répondit : « Sans conteste, et à tous égards, c’est le chant quarante-troisième qui commence par ce vers :

» Ô beauté du cou de ma Molaïkah ! ma Molaïkah à la belle poitrine ! »

Et, comme si la simple récitation de ce vers avait eu la vertu d’exciter en lui l’inspiration, il prit soudain le luth de ma main, et, après un très léger prélude d’accords, il chanta la cantilène en question d’une voix merveilleuse, et rendit le sentiment de cette musique nouvelle et si ancienne avec un art, un charme, une grâce et une émotion inexprimables. Et, de l’entendre, je tressaillais de plaisir, j’étais ébloui, hors de moi, à la limite de l’enthousiasme. Et, comme j’étais sûr de ma facilité à retenir les airs nouveaux, quelque compliqués qu’ils fussent, je ne voulus pas répéter immédiatement devant le cheikh hedjazien la cantilène délicieuse et si neuve pour moi qu’il venait de me faire entendre. Et je me contentai de le remercier. Et il retourna à Médine, son pays, tandis que je sortais du palais, ivre de cette mélodie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il retourna à Médine, son pays, tandis que je sortais du palais, ivre de cette mélodie.

Et, en rentrant chez moi, je pris mon luth, qui était suspendu au mur, et j’en agençai, j’en harmonisai les cordes et les polis dans les plus petits détails. Mais, par Allah ! quand je voulus répéter la musique de cet air hedjazien qui m’avait tant ému, je ne pus parvenir à me rappeler la moindre note ni à me souvenir même du mode sur lequel il avait été chanté, moi qui d’ordinaire retenais des cantilènes de cent couplets pour les avoir entendues d’une oreille à peine attentive. Mais cette fois un voile de coton impénétrable était tombé entre ma mémoire et cette musique, et, malgré tous mes efforts de rappel, je ne pus répéter ce qui me tenait tant à cœur.

Et depuis lors, jour et nuit, je m’évertuai à exciter ma mémoire sur cette musique, mais sans plus de résultat. Et, de désespoir, je renonçai à mon luth et à mes leçons, et me mis à parcourir Baghdad, puis Mossoul, et Bassrah, puis tout l’Irak, en demandant cette musique et ce chant à tous les plus vieux chanteurs et à toutes les plus anciennes chanteuses ; mais je ne réussis à rencontrer personne qui en connût l’air ou qui me renseignât sur le moyen de le retrouver.

Alors, voyant que toutes mes recherches étaient inutiles, je résolus, pour me délivrer de cette obsession, de faire, à travers le désert, le voyage du Hedjaz, pour aller à Médine retrouver le cheikh hedjazien, et le prier de me chanter encore une fois la cantilène de son grand-père.

Et lorsque je pris cette résolution, je me trouvais à Bassrah, me promenant sur le bord du fleuve. Et voici que je fus accosté par deux jeunes femmes vêtues d’habits discrets et riches, et paraissant être des femmes de haut rang. Et elles saisirent la bride de mon âne et l’arrêtèrent, en me saluant.

Et moi, fort ennuyé et ne pensant qu’à ma cantilène hedjazienne, je leur dis d’un ton péremptoire : « Laissez ! laissez ! » Et je voulus reprendre la bride de mon âne. Mais voici que l’une d’elles, sans soulever son voile de visage, me sourit d’en dessous, et me dit : « Eh bien, ô Ishâk, où en est maintenant ta passion pour la belle cantilène de Maâbad le Hedjazien : Ô beauté du cou de ma Molaïkah ! Et as-tu cessé de courir le monde à sa recherche ? » Et elle ajouta, avant que j’eusse le temps de revenir de ma surprise : « Ô Ishâk, je t’ai vu, de derrière le grillage du harem, alors qu’en présence du khalifat et d’El-Fadl, le cheikh hedjazien chantait, et que le charme de la mélodie ancienne te faisait bondir, et faisait danser les choses inanimées autour de toi. Dans quel ravissement tu étais, ô Ishâk ! Tu battais la mesure avec tes mains, en dodelinant de la tête et en te balançant doucement. Tu semblais ivre. Tu étais comme fou. »

Et moi, entendant ces paroles, je m’écriai : « Ah ! par la mémoire de mon père Ibrahim, je suis maintenant plus fou que jamais de ce chant riche et beau. Ya Allah ! que ne donnerais-je pas pour l’entendre, même faussé, même tronqué ! Une note de ce chant pour dix ans de ma vie ! Voilà qu’en m’en parlant, ô ma tendresse, tu viens de rallumer cruellement les feux de mes regrets et de souffler sur la braise de mon désespoir ! » Et j’ajoutai : « De grâce, laissez, laissez que je m’en aille. J’ai hâte de préparer, d’organiser mon départ immédiat pour le Hedjaz ! »

Et l’adolescente, à ces paroles, sans lâcher la bride de mon âne, se mit à rire d’un rire éclatant, et me dit : « Et si je te chantais moi-même la cantilène hedjazienne : « Ô beauté du cou de ma Molaïkah ! » persisterais-tu à partir pour le Hedjaz ? » Et je répondis : « Par ton père et par ta mère, ô fille des gens de bien, ne torture pas davantage quelqu’un que guette la folie ! »

Là-dessus, l’adolescente, tenant toujours la bride de mon âne, entonna soudain la cantilène de ma folie, et d’une voix et avec une méthode mille fois plus belles que ce que j’avais autrefois entendu de la bouche du Hedjazien. Et pourtant elle n’avait chanté qu’à mi-voix ! Et, à la limite du transport et du bonheur, je sentis une grande douceur calmer mon âme torturée. Et je me précipitai à bas de mon âne, et me jetai aux pieds de l’adolescente et lui baisai les mains et le bas de la robe. Et je lui dis : « Ô ma maîtresse, je suis ton esclave, l’acheté de ta générosité. Veux-tu accepter mon hospitalité ? Et tu me chanteras la cantilène de Molaïkah, et je te la chanterai tout le jour, et toute la nuit. Oh ! tout le jour et toute la nuit ! » Mais elle me répondit : « Ô Ishâk, nous connaissons ton caractère peu agréable et ton avarice concernant tes compositions. Oui, nous savons qu’aucune de tes élèves n’a jamais reçu et appris de toi et par toi un seul chant. Ce qu’elles en savent, tu le leur as communiqué et enseigné par l’entremise d’étrangers tels qu’Alawiah, Wahdj El-Karah et Moukhârik. Mais de toi directement, ô trop jaloux Ishâk, personne n’a jamais rien appris. » Puis elle ajouta : « Donc, comme je sais que tu n’es pas assez aimable pour nous traiter convenablement, inutile d’aller chez toi. Et puisque tu désires apprendre l’air de Molaïkah, pourquoi aller si loin ? Je te le chanterai volontiers jusqu’à ce que tu le retiennes. » Et moi je m’écriai : « En retour, ô fille du ciel, je verserai pour toi mon sang ! Mais qui donc es-tu ? Et quel est ton nom…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et moi je m’écriai : « En retour, ô fille du ciel, je verserai pour toi mon sang ! Mais qui donc es-tu ? Et quel est ton nom ? » Et elle me répondit : « Une simple chanteuse d’entre des chanteuses qui comprennent ce que dit le feuillage à l’oiseau, et la brise au feuillage. Mais je suis Wahba. Celle dont parle le poète dans la cantilène qui porte mon nom. » Et elle chanta :

« Ô Wahba ! les délices et la joie n’habitent qu’à tes côtés.

Ô Wahba ! qu’elle était embaumée ta salive, que nul autre que moi n’a goûtée.

Rare comme sont rares les sources au désert, tu n’es venu qu’une seule fois m’offrir la coupe de tes lèvres.

Ô Wahba, n’imite pas le coq qui ne pond qu’un œuf dans sa vie. Viens parfumer la demeure.

Apporte-moi le délice plus doux que le sucre, ce nectar transparent comme la lumière et plus léger que le karkafa et le khandaris. »

Et cette charmante cantilène, dont les paroles étaient du poète Farrouge, était sur un air délicat que Wahba avait elle-même composé. Et elle acheva, par ce chant, de transporter ma raison. Et je la suppliai tellement, qu’elle finit par accepter de venir chez moi, avec sa sœur. Et nous passâmes tout le jour et toute la nuit dans l’extase du chant et de la musique. Et je trouvai en elle, sans contredit, la chanteuse la plus admirable que j’eusse jamais entendue. Et son amour me pénétra jusqu’à l’âme. Et elle finit par me faire le don de sa chair, comme elle m’avait fait celui de sa voix. Et elle orna ma vie pendant les années heureuses que m’octroya le Rétributeur !


— Puis le jeune homme riche dit : « Voici maintenant une anecdote sur les danseuses des khalifats. »

Et il dit :


LES DEUX DANSEUSES


Il y avait, à Damas, sous le règne du khalifat Abd El-Malek ben Merwân, un poète-musicien, nommé Ibn Abou-Atik, qui dépensait en folles prodigalités tout ce que lui procuraient son art et la générosité des émirs et des gens riches de Damas. Aussi, malgré les sommes considérables qu’il gagnait, était-il sans cesse dans le dénûment, et parvenait-il à grand peine à pourvoir à la subsistance de sa nombreuse famille. Car l’or dans les mains d’un poète et la patience dans l’âme d’un amant sont comme l’eau dans un crible.

Or, le poète avait comme ami un des intimes du khalifat, Abdallah le chambellan. Et Abdallah, qui avait déjà, à maintes reprises, intéressé en faveur du poète les notables de la ville, résolut d’attirer sur lui la faveur même du khalifat. Un jour donc que l’émir des Croyants était dans des dispositions favorables, Abdallah aborda la question et lui dépeignit la pauvreté et le dénûment de celui que Damas et tout le pays de Scham considéraient comme le poète-musicien le plus admirable de l’époque. Et Abd El-Malek répondit : « Tu peux me l’envoyer. »

Et Abdallah s’empressa d’aller annoncer la bonne nouvelle à son ami, en lui répétant l’entretien qu’il venait d’avoir avec le khalifat. Et le poète remercia son ami et alla se présenter au palais.

Et lorsqu’il eut été introduit, il trouva le khalifat assis entre deux superbes danseuses debout, qui se balançaient doucement, sur leur taille flexible, comme deux rameaux de bân, en agitant chacune, avec une grâce charmante, un éventail en feuilles de palmier, avec lequel elles rafraîchissaient leur maître.

Et sur l’éventail de l’une des danseuses, étaient peints en lettres d’or et d’azur les vers que voici :

Le souffle que j’apporte est frais et léger, et je joue avec la pudeur rosée de celles que je caresse.

Je suis un voile candide pour cacher le baiser des bouches amoureuses.

Je suis d’un précieux secours pour la chanteuse qui ouvre la bouche, et pour le poète qui récite des vers.

Et sur l’éventail de la seconde danseuse étaient peints, également en lettres d’or et d’azur, les vers que voici :

Je suis vraiment charmant dans la main des belles, aussi mon séjour de prédilection est-il le palais du khalifat.

Que celles qui sont en désaccord avec la grâce et l’élégance renoncent à m’avoir pour ami !

Mais j’accorde aussi avec plaisir mes caresses au jouvenceau souple et dégagé comme une belle esclave.

Et quand le poète eut considéré ces deux merveilleuses filles, il fut pris d’un éblouissement, d’un profond frémissement. Et, du coup, il oublia sa misère, ses tristesses, les privations de sa famille, et la cruelle réalité. Et il se crut transporté au milieu des délices du paradis, entre deux houris de choix. Et leur beauté lui fit regarder toutes les femmes passées, dont le souvenir lui restait, comme de laides pécores.

Quant au khalifat, après les hommages et les salams, il dit au poète : « Ô Ibn Abou-Atik, j’ai été impressionné par la description que m’a faite Abdallah de ton état précaire et de la misère où se trouvent plongés les tiens. Demande-moi donc tout ce que tu voudras ; et cela te sera accordé à l’heure et à l’instant. » Et le poète, dans l’émotion où il était de par la vue des deux danseuses, ne comprit même pas la portée des paroles du khalifat ; et l’eût-il comprise qu’il se fût peu soucié de demander de l’argent ou des richesses. Car, à ce moment, une seule idée dominait son esprit : la beauté des deux danseuses, et le désir de les posséder à lui tout seul et de s’enivrer de leurs yeux et de leur influence.

Aussi, à la proposition généreuse du khalifat, il répondit : « Qu’Allah prolonge les jours de l’émir des Croyants ! Mais ton esclave est déjà comblé par les bienfaits du Rétributeur. Il est riche, il ne manque de rien, il est comme un émir ! Ses yeux sont contents, son esprit est content, son cœur est content. Et d’ailleurs, dans la position où je suis maintenant ici, en présence du soleil, et entre ces deux lunes, si j’étais dans la plus noire des misères et dans l’absolu dénûment, je me considérerais comme l’homme le plus riche de l’empire. »

Et le khalifat Abd El-Malek fut extrêmement satisfait de la réponse et, voyant que les yeux du poète exprimaient véhémentement ce que sa langue ne disait pas, il se leva et lui dit : « Ô Ibn Abou-Atik, ces deux jeunes filles que voici, et qu’aujourd’hui seulement je reçus en cadeau du roi des Roums, sont ta propriété légale et ton champ. Et tu peux entrer dans ton champ à ton gré. » Et il sortit.

Et le poète prit les danseuses et les emmena dans sa maison.

Mais lorsque Abdallah fut retourné au palais, le khalifat lui dit : « Ô Abdallah, la description que tu t’es plu à me faire au sujet du dénûment et de la misère de ce poète-musicien, ton ami, est vraiment entachée d’exagération. Car il m’a affirmé qu’il était parfaitement heureux, et qu’il ne manquait absolument de rien. » Et Abdallah sentit son visage se couvrir de confusion, et ne sut que penser de ces paroles. Mais le khalifat reprit : « Eh oui, par ma vie, ô Abdallah, cet homme était d’ailleurs dans un état de bonheur dont je n’ai jamais vu le pareil chez aucune créature. » Et il lui répéta les hyperboles que lui avait débitées le poète-musicien. Et Abdallah, moitié formalisé, moitié riant, répondit : « Par la vie de ta tête, ô émir des Croyants, il en a menti ! Il en a impudemment menti ! Lui, à son aise ! Lui, content ! Mais c’est l’homme le plus misérable, le plus dénué de tout ! La vue de sa femme et de ses enfants vous ferait trembler les larmes sur le bord des paupières. Crois bien, ô émir des Croyants, que nul, dans tout l’empire, n’a plus besoin que lui du plus mince de tes bienfaits. » Et le khalifat, à ces paroles, ne sut plus que penser du poète-musicien.

Et Abdallah, dès qu’il fut sorti de chez le khalifat, se hâta de se rendre chez Ibn Abou-Atik. Et il le trouva en grande expansion avec les deux belles danseuses, une sur son genou droit et une sur son genou gauche, en face d’un plateau couvert de boissons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le trouva en grande expansion avec les deux belles danseuses, une sur son genou droit et une sur son genou gauche, en face d’un plateau couvert de boissons. Et il l’interpella d’un ton de mauvaise humeur, lui disant : « À quoi pensais-tu donc, ô fou, pour démentir mes paroles à ton sujet, devant le khalifat ? Tu m’as noirci le visage jusqu’à la teinte la plus sombre. » Et le poète, à la limite de la réjouissance, répondit : « Ah ! mon ami, qui aurait pu crier pauvreté ou chanter misère dans la situation où je me trouvais soudain transporté ? Je l’eusse fait, que c’eût été d’une suprême indécence au moins pour ces deux houris, sinon pour mes propres intérêts. »

Et, ce disant, il tendit à son ami une énorme coupe dans laquelle souriait un liquide parfumé au musc et au camphre, et lui dit : « Bois, ô mon ami, sous les yeux noirs ! Les yeux noirs sont ma folie. » Et il ajouta, en montrant les deux magnifiques danseuses : « Ces deux bienheureuses sont ma propriété et ma richesse. Que souhaiterais-je davantage, sans risquer d’offenser la générosité du Rétributeur ? »

Et pendant qu’Abdallah, obligé de sourire devant tant d’ingénuité, approchait la coupe de ses lèvres, le poète-musicien prit son théorbe, et, l’animant par un prélude pétillant, il chanta :

« Sémillantes, sveltes et gracieuses, les jouvencelles ! Des gazelles admirables, des cavales aux flancs élancés.

Leurs beaux seins arrondis s’élèvent sur leur poitrine, deux coupes de jade sur un ciel lumineux.

Comment ne chanterais-je pas ? Mais si aux montagnes chauves on faisait boire ce que me font boire ces gazelles, elles chanteraient ! »

Et, comme par le passé, le poète-musicien continua à vivre dans l’insouciance du lendemain, se fiant à la destinée et au Maître des créatures. Et les deux danseuses restèrent sa consolation dans les mauvais jours, et son bonheur durant toute sa vie.

— Puis le jeune homme dit : « Ce soir, je vous dirai encore l’histoire de la Crème à l’huile de pistaches. » Et il dit :


LA CRÈME À L’HUILE DE PISTACHES, ET LA DIFFICULTÉ JURIDIQUE RÉSOLUE


Sous le règne du khalifat Haroun Al-Rachid, le kâdi suprême de Baghdad était Yâcoub Abou-Youssef, l’homme le plus savant et le jurisconsulte le plus profond et le plus fin de son temps. Il avait été le disciple et le compagnon le plus aimé de l’imam Abou-Hanifah. Et ce fut lui qui, le premier, doué de l’érudition la plus éclairée, écrivit, rassembla et coordonna en un ensemble méthodique et raisonné l’admirable doctrine instaurée par l’imam, son maître. Et ce fut cette doctrine, ainsi rédigée, qui servit désormais de guide et de base au rite orthodoxe hanéfite.

Et il nous raconte lui-même l’histoire de sa jeunesse et de ses humbles débuts, ainsi que ce qui a trait à une crème aux pistaches et à une grave difficulté juridique résolue. Il dit :

Quand mon père mourut — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde et lui réserve une place choisie ! — je n’étais qu’un tout petit enfant dans le giron de ma mère. Et, comme nous étions de pauvres gens et que j’étais le seul soutien de la maison, ma mère, dès que j’eus grandi, se hâta de me placer, comme apprenti, chez un teinturier du quartier. Et je pus ainsi gagner de bonne heure de quoi me nourrir avec ma mère.

Mais Allah Très-Haut n’ayant point écrit dans ma destinée le métier de teinturier, je ne pouvais me résoudre à passer toutes mes journées auprès des cuves de teinture. Et souvent je m’échappais de la boutique pour aller me mêler aux assistants attentifs qui écoutaient l’enseignement religieux de l’imam Abou-Hanifah — qu’Allah le comble de Ses dons les plus choisis ! — Mais ma mère, qui surveillait ma conduite et me suivait fréquemment, réprouvait avec violence ces sorties, et venait souvent me retirer du milieu de l’assemblée qui écoutait le vénérable maître. Et elle me traînait par la main, en me gourmandant et me battant, et me faisait réintégrer de force la boutique du teinturier.

Et moi, malgré ces poursuites assidues et ces harcèlements de la part de ma mère, je trouvais toujours le moyen de suivre avec régularité les leçons du maître vénéré, qui déjà me remarquait et me citait même pour mon zèle, mon empressement et mon ardeur à rechercher l’instruction. Si bien qu’un jour ma mère, furieuse de mes fuites de la boutique du teinturier, vint crier au milieu de l’auditoire scandalisé, et, s’en prenant violemment à Abou-Hanifah, l’invectiva, lui disant ; « C’est toi, ô cheikh, qui es la cause de la perte de cet enfant, et de la chute certaine dans le vagabondage de cet orphelin sans ressource aucune. Car moi je n’ai que les profits insuffisants de mon fuseau ; et, si cet orphelin ne gagne pas quelque chose de son côté, nous mourrons bientôt de faim. Et la responsabilité de notre mort retombera sur toi au jour du Jugement. » Et mon vénéré maître, devant cette violente sortie, ne perdit rien de sa quiétude, et répondit à ma mère d’une voix conciliante : « Ô pauvre, qu’Allah te comble de Ses grâces ! Mais va, ne crains rien. Cet orphelin apprend ici à manger, un jour, de la crème de fine fleur préparée à l’huile de pistaches. » Et ma mère, en entendant cette réponse, fut persuadée que le vénérable imam était de raison chancelante, et se retira en lui jetant cette dernière injure : « Qu’Allah abrège tes jours ! tu es un vieux radoteur, et ta raison s’en va ! » Mais, moi, je gardai en ma mémoire ces paroles de l’imam.

Et donc, comme Allah avait mis en mon cœur la passion de l’étude, cette passion résista à tout, et finit par triompher des obstacles. Et je m’attachai fervemment à Abou-Hanifah. Et le Donateur m’accorda la science et les avantages qu’elle procure, de telle sorte que je montai peu à peu en grade, et je finis par arriver aux fonctions de kâdi suprême de Baghdad. Et j’étais admis dans l’intimité de l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, qui m’invitait souvent à partager ses repas.

Or, un jour que j’étais à manger avec le khalifat, voici qu’à la fin du repas les esclaves apportèrent une grande porcelaine où tremblait une merveilleuse crème blanche, saupoudrée de poudre de pistaches, et dont l’odeur était déjà un plaisir. Et le khalifat se tourna de mon côté, et me dit : « Ô Yâcoub, goûte de ceci. On ne réussit pas tous les jours ce mets. Il est excellent aujourd’hui. » Et je demandai : « Comment s’appelle ce mets, ô émir des Croyants ? Et avec quoi est-il préparé pour être déjà si beau à la vue et si agréable à l’odorat ? » Et il me répondit : « C’est la balouza préparée à la crème, au miel, à la fine fleur de farine et à l’huile de pistaches…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … C’est la balouza préparée à la crème, au miel, à la fine fleur de farine et à l’huile de pistaches. »

Et moi, entendant cela, je me rappelai les paroles de mon vénéré maître qui avait ainsi prédit ce qui devait m’arriver. Et je ne pus, à se souvenir, m’empêcher de sourire. Et le khalifat me dit : « Qu’est-ce donc qui t’incite à sourire, ô Yâcoub ? » Et je répondis : « Rien que de bien, ô émir des Croyants. C’est un simple souvenir de mon enfance qui me traverse l’esprit, et je lui souris au passage. » Et il me dit : « Alors, hâte-toi de me raconter cela. Je suis persuadé qu’il y aura profit à l’écouter. »

Et moi, pour satisfaire au désir du khalifat, je lui racontai mes débuts dans l’étude de la science, mon assiduité à suivre l’enseignement d’Abou-Hanifah, les désespoirs de ma pauvre mère en me voyant déserter la teinturerie, et la prédiction de l’imam au sujet de la balouza à la crème et à l’huile de pistaches.

Et Haroun fut charmé de mon récit, et conclut : « Oui, certes ! l’étude et la science portent toujours leurs fruits, et leurs avantages sont nombreux dans le domaine humain et dans le domaine de la religion. En vérité, le vénérable Abou-Hanifah prédisait juste, et voyait avec les yeux de son esprit ce que les autres hommes ne pouvaient voir avec les yeux de leur tête. Qu’Allah le comble de Ses miséricordes et des plus parfumées de Ses grâces ! »

Et voilà pour ce qui est de la balouza à la crème et à l’huile de pistaches.

Mais pour ce qui est de la difficulté juridique résolue, voici.

Un soir, me trouvant fatigué, je m’étais mis au lit de bonne heure. Et j’étais endormi profondément, quand on vint frapper à grands coups à ma porte. Et, en hâte, je me levai au bruit, je m’enveloppai les reins de mon izar de laine, et j’allai moi-même ouvrir. Et je reconnus Harthamah, l’eunuque de confiance de l’émir des Croyants. Et je le saluai. Mais lui, sans prendre le temps de me rendre le salam, ce qui me jeta dans un grand trouble et me fit présager de sombres événements à mon sujet, me dit d’un ton péremptoire : « Viens vite chez notre maître le khalifat. Il désire te parler. » Et moi, tâchant de dominer mon trouble et essayant de démêler quelque chose dans l’affaire, je répondis : « Ô mon cher Harthamah, je voudrais bien te voir montrer plus d’égards pour le vieillard malade que je suis. La nuit est déjà avancée, et je ne crois pas qu’il y ait réellement une affaire assez grave pour nécessiter que je me rende à cette heure au palais du khalifat. Je te prie donc d’attendre jusqu’à demain. Et d’ici là l’émir des Croyants aura oublié l’affaire ou changé d’avis. » Mais il me répondit : « Non, par Allah ! je ne puis différer jusqu’à demain l’exécution de l’ordre qui m’a été donné. » Et je demandai : « Peux-tu au moins me dire, ô Harthamah, pourquoi il m’appelle ? » Il me répondit : « Son serviteur Massrour est venu me trouver, courant et essoufflé, et m’a ordonné, sans me fournir aucune explication, de t’amener, à l’heure même, entre les mains du khalifat. »

Alors moi, à la limite de la perplexité, je dis à l’eunuque : « Ô Harthamah, me permettras-tu au moins de me laver rapidement et de me parfumer un peu ? Car ainsi, s’il s’agit de quelque affaire grave, je serai convenablement arrangé ; et si Allah Très-Bon me fait la grâce, comme je l’espère, de trouver là-bas une affaire sans inconvénient pour moi, ces soins de propreté ne pourraient me nuire, bien au contraire. »

Et l’eunuque ayant cédé à mon désir, je montai me laver, et mettre des vêtements convenables et me parfumer aussi bien que je pus. Puis je redescendis rejoindre l’eunuque, et nous marchâmes bon pas. Et, en arrivant au palais, je vis Massrour qui nous attendait à la porte. Et Harthamah lui dit, en me désignant : « Voici le kâdi. » Et Massrour me dit : « Viens ! » Et je le suivis. Et, tout en le suivant, je lui dis : « Ô Massrour, toi qui sais comment je sers notre maître le khalifat, et les égards que l’on doit à un homme de mon âge et de ma fonction, et qui n’ignores pas l’amitié que j’ai toujours eue pour toi, tu voudras bien me dire pourquoi le khalifat me fait venir à cette heure si tardive de la nuit. » Et Massrour me répondit : « Je ne le sais pas moi-même. » Et moi, plus troublé que jamais, je lui demandai : « Pourras-tu du moins me dire qui il y a chez lui ? » Il me répondit : « Il n’y a là qu’une seule personne, Issa, le chambellan, et, dans la pièce voisine, l’épouse du chambellan. »

Alors moi, refusant désormais de comprendre, je dis : « Je me lie à Allah ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant, l’Omniscient ! » Et, arrivé dans la chambre qui précédait la pièce où d’ordinaire se tenait le khalifat, je fis entendre le mouvement de ma marche et le bruit de mes pas. Et le khalifat demanda de l’intérieur : « Qui est à la porte ? » Et je répondis aussitôt : « Ton serviteur Yâcoub, ô émir des Croyants. » Et la voix du khalifat dit : « Entre ! » Et j’entrai. Et je trouvai Haroun assis, ayant à sa droite le chambellan Issa. Et je m’avançai en me prosternant ; et je l’abordai par le salam. Et, à mon grand soulagement, il me rendit le salam. Puis il me dit, en souriant : « Nous t’avons troublé, dérangé, peut-être effrayé ? » Et je répondis ; « Effrayé seulement, ô émir des Croyants, moi et ceux que j’ai laissés chez moi. Par la vie de ta tête, nous avons tous été bouleversés ! » Et le khalifat me dit avec bonté : « Assieds-toi, ô père de la loi. » Et je m’assis, léger, délivré de mes appréhensions et de ma peur.

Et, au bout de quelques instants, le khalifat me dit : « Ô Yâcoub, sais-tu pourquoi nous t’avons mandé ici à cette heure de la nuit ? » Et je répondis ; « Je ne le sais pas, ô émir des Croyants. » Il me dit : « Écoute donc ! » Et, me montrant son chambellan Issa, il me dit : « Je t’ai fait venir, ô Abou-Youssef, pour te prendre à témoin du serment que je vais faire. Sache, en effet, qu’Issa que voici a une esclave. Or, moi, j’ai demandé à Issa de me la céder ; mais il s’en est excusé. Je lui ai demandé alors de me la vendre ; mais il s’y est refusé. Eh bien ! devant toi, ô Yâcoub, qui es le kâdi suprême, je jure par le nom d’Allah Très-Haut l’Exalté que si Issa persiste à ne pas vouloir me céder son esclave d’une manière ou de l’autre, je le fais tuer à l’instant, sans recours. »

Alors moi, tout à fait rassuré sur mon propre compte, je me tournai d’un air sévère vers Issa, et lui dis : « Quelles qualités ou quelle vertu extraordinaire Allah a-t-il donc départies à cette fille, ton esclave, pour que tu ne veuilles pas la céder à l’émir des Croyants ? Ne vois-tu donc pas que, par ton refus, tu te mets dans la situation la plus humiliante, et que tu te dégrades et te ravales ? » Et Issa, sans se montrer ému de mes remontrances, me dit : « Ô notre seigneur le kâdi, la précipitation dans les jugements est haïssable. Avant de me faire des observations, tu aurais dû t’enquérir du motif qui m’a dicté ma conduite. » Et je lui dis : « Soit ! Mais peut-il y avoir au monde un motif valable pour un tel refus ? » Il me répondit : « Oui certes ! Un serment ne peut, en aucun cas, être déclaré nul, s’il a été fait de plein gré et en pleine lucidité d’esprit. Or j’ai, comme motif d’empêchement, la force d’un serment solennel. Car j’ai juré, par le triple divorce et avec la promesse d’affranchir tout ce que j’ai sous ma main d’esclaves des deux sexes et sous l’engagement de distribuer tous mes biens et richesses, aux pauvres et aux mosquées, j’ai juré, dis-je, à la jeune fille en

question de ne jamais la vendre ni la donner…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … j’ai juré à la jeune fille en question de ne jamais la vendre ni la donner. »

Et le khalifat, à ces paroles, se tourna vers moi, et me dit : « Ô Yâcoub, y a-t-il moyen de résoudre cette difficulté ? » Et moi, sans hésiter, je répondis : « Certainement, ô émir des Croyants ! » Il me demanda : « Et comment cela ? » Je dis : « La chose est simple. Pour ne pas manquer à son serment, Issa te donnera en présent la moitié de la jeune fille, cette esclave que tu désires ; et il te vendra l’autre moitié. Et, de cette manière, il sera en règle avec sa conscience, puisqu’il ne t’aura réellement ni donné ni vendu la jeune fille. »

Et Issa, à ces paroles, se tourna vers moi, fort hésitant, et me dit : « Et ce procédé-là, ô père de la loi, est-il licite ? Est-il acceptable par la loi ? » Et je répondis : « Sans aucun doute ! » Alors il leva la main incontinent, et me dit : « Eh bien, je te prends à témoin, ô kâdi Yâcoub, que, pouvant ainsi libérer ma conscience, je donne à l’émir des Croyants la moitié de mon esclave, et lui en vends l’autre moitié pour la somme de cent mille drachmes d’argent qu’elle m’a coûtée en entier. » Et Haroun s’écria aussitôt : « J’accepte le cadeau, mais j’achète la seconde moitié pour cent mille dinars d’or. » Et il ajouta : « Qu’on m’amène ici-même la jeune fille. »

Et Issa alla tout de suite chercher son esclave dans la salle d’attente, en même temps qu’on apportait les sacs contenant les cent mille dinars d’or.

Et bientôt la jeune fille fut introduite par son maître, qui dit : « Prends-la, ô émir des Croyants, et qu’Allah te couvre près d’elle de Ses bénédictions. Elle est ta chose et ta propriété. » Et, ayant reçu les cent mille dinars, il sortit.

Alors le khalifat se tourna de mon côté et me dit d’un air soucieux : « Ô Yâcoub, il reste encore une autre difficulté à résoudre. Et la chose me paraît ardue. » Je demandai : « Quelle est la difficulté, ô émir des Croyants ? » Il dit : « Cette jeune fille doit, ayant été l’esclave d’un autre, subir, avant de m’appartenir, un nombre prévu de jours d’attente, afin qu’il soit certain qu’elle n’est point mère par l’influence de son premier maître. Or moi, si, dès cette nuit même, je ne suis point avec elle, j’aurai le foie qui m’éclatera d’impatience, j’en suis sûr, et je mourrai certainement. »

Alors moi, ayant réfléchi un instant, je répondis : « La solution de la difficulté est fort simple, ô émir des Croyants. Cette loi n’est faite que pour la femme esclave, mais elle ne prévoit pas les jours d’attente pour la femme libre. Affranchis donc tout de suite cette esclave, et marie-toi avec elle, femme libre. » Et Al-Rachid, le visage éclairé de joie, s’écria : « J’affranchis mon esclave ! » Puis il me demanda, subitement inquiet : « Mais qui va nous marier légalement, à cette heure tardive ? Car c’est maintenant, c’est tout de suite que je veux être avec elle. » Et je répondis : « Moi-même, ô émir des Croyants, à cette heure, je vous marierai légalement. »

Et je fis appeler, comme témoins, les deux serviteurs du khalifat, Massrour et Hossein. Et lorsqu’ils furent présents, je récitai les prières et les formules d’invocation, je dis l’allocution rituelle, et, après avoir rendu grâces au Très-Haut, je prononçai les paroles de l’union. Et je stipulai que le khalifat devait, selon l’usage, payer à la fiancée une dot nuptiale, que je fixai à la somme de vingt mille dinars.

Puis, lorsque cette somme fut apportée et livrée à l’épousée, je me disposai à me retirer. Mais le khalifat leva la tête vers son serviteur Massrour, qui dit aussitôt : « À tes ordres, ô émir des Croyants ! » Et Haroun lui dit : « Porte tout de suite chez le kâdi Yâcoub, pour le dérangement que nous lui avons causé, la somme de deux cent mille drachmes, et vingt robes d’honneur. » Et je sortis, après les remercîments, laissant Haroun à la limite de la jubilation. Et l’on m’accompagna chez moi avec l’argent et les robes.

Or, dès que je fus arrivé à ma maison, je vis entrer une vieille dame qui me dit : « Ô Abou-Youssef, la bienheureuse que tu as fait affranchir et que tu as unie au khalifat, lui ayant ainsi donné le titre et le rang d’épouse de l’émir des Croyants, est devenue ta fille, et m’envoie te présenter ses salams et ses souhaits de bonheur. Et elle te prie d’accepter la moitié de la dot nuptiale que lui a livrée le khalifat. Et elle s’excuse de ne pouvoir mieux reconnaître, pour le moment, ce que tu as fait pour elle. Mais, inschallah ! elle saura un jour te prouver mieux encore sa gratitude. »

Et, ce disant, elle mit devant moi les dix mille dinars d’or, qui étaient la moitié de la dot payée à l’adolescente, me baisa la main, et s’en alla en sa voie.

Et moi je remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits, et pour avoir changé, cette nuit, la perplexité de mon esprit en joie et en contentement. Et je bénis en mon cœur la mémoire vénérée de mon maître Abou-Hanifah, dont l’enseignement m’avait appris toutes les subtilités du code canonique et du code civil. Qu’Allah le couvre de Ses dons et de Ses grâces !


— Ensuite le jeune homme riche dit : « Écoutez maintenant, ô mes amis, l’histoire de la Jeune fille arabe à la fontaine. »

Et il dit :


LA JEUNE FILLE ARABE À LA FONTAINE


Lorsque la puissance khalifale échut à Al-Mâmoun, fils de Haroun Al-Rachid, ce fut une bénédiction pour l’empire. Car Al-Mâmoun, qui fut sans contredit le khalifat le plus brillant et le plus éclairé d’entre tous les Abbassides, féconda les contrées musulmanes par la paix et la justice, protégea efficacement et honora les savants et les poètes, et lança nos pères arabes dans le meidân des sciences. Et, malgré ses immenses occupations et ses journées remplies par le travail et l’étude, il savait trouver des heures pour les réjouissances, les gaietés et les festins. Et les musiciens et les chanteuses eurent une large part de ses sourires et de ses bienfaits. Et il savait choisir, pour en faire ses épouses légales et les mères de ses enfants, les femmes les plus intelligentes, les plus éclairées et les plus belles de leur temps. Et d’ailleurs voici un exemple, entre vingt autres, de la manière dont s’y prenait Al-Mâmoun pour jeter son dévolu sur une femme et la choisir comme épouse.

Un jour, en effet, comme il revenait de la chasse à courre avec une escorte de cavaliers, il arriva à une fontaine. Et là se tenait une jeune fille arabe qui se disposait à charger sur ses épaules une outre qu’elle venait de remplir à la fontaine. Et cette jeune Arabe était douée par son Créateur d’une taille charmante de cinq empans, et d’une poitrine moulée dans le moule de la perfection ; et, pour tout le reste, elle était semblable à une pleine lune dans une nuit de pleine lune…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et cette jeune Arabe était douée par son Créateur d’une taille charmante de cinq empans, et d’une poitrine moulée dans le moule de la perfection ; et, pour tout le reste, elle était semblable à une pleine lune dans une nuit de pleine lune.

Or, lorsque la jeune fille vit arriver cette brillante troupe de cavaliers, elle se hâta de charger l’outre sur son épaule et de se retirer. Mais comme, dans sa précipitation, elle n’avait pas pris le temps de bien lier l’ouverture du col de l’outre, le lien se détacha, au bout de quelques pas, et l’eau s’échappa de l’outre à grand bruit. Et la jeune fille cria, en se tournant vers l’endroit où s’élevait son habitation : « Mon père, mon père, viens, maîtrise la bouche de l’outre ! La bouche m’a trahie ! Je ne suis plus maîtresse de la bouche ! »

Et ces trois indications, criées à son père, furent dites par la jeune Arabe avec un choix de mots si élégants et une intonation si charmante que le khalifat, émerveillé, s’arrêta court. Et tandis que la jeune fille, ne voyant point venir son père, lâchait son outre, pour ne pas se mouiller, le khalifat s’avança vers elle et lui dit : « Ô jeune enfant, de quelle tribu es-tu ?» Et elle répondit de sa voix délicieuse : « Je suis de la tribu des Bani-Kilab. » Et Al-Mâmoun, qui savait fort bien que cette tribu des Bani-Kilab était une des plus nobles parmi les arabes, voulut jouer sur les mots, pour éprouver le caractère de la jeune fille, et lui dit : « Quelle idée as-tu eue, ô belle enfant, d’appartenir à la tribu des « fils de chiens » ? » Et la jeune fille regarda le khalifat d’un air moqueur, et répondit : « En vérité ! Ne connais-tu donc pas la signification vraie des mots ? Apprends donc, ô étranger, que la tribu des Bani-Kilab, dont je suis l’enfant, est la tribu de ceux qui savent être généreux et sans reproche, qui savent être magnifiques à l’égard des étrangers, et qui savent, au besoin, frapper les beaux coups de sabre ! » Puis elle ajouta : « Mais toi, ô cavalier qui n’es point d’ici, quelle est ta lignée, dis, et ta généalogie ? » Et le khalifat, de plus en plus émerveillé du tour de langage de la jeune fille arabe, lui dit, en souriant : « Aurais-tu donc, par hasard, outre tes charmes, ô belle enfant, des connaissances en généalogie ? » Et elle dit : « Réponds à ma question, et tu verras ! » Et Al-Mâmoun, piqué au jeu, se dit : « Je vais bien voir, en effet, si cette Arabe connaît nos origines ! » Et il dit : « Eh bien, sache que je suis de la lignée des Moudharides-au-rouge. » Et la jeune Arabe, qui savait fort bien que l’origine de cette qualification des Moudharides tenait à la couleur rouge de la tente en cuir que possédait, dans les temps anciens, Moudhar, le père de toutes les tribus moudharides, ne se montra point surprise des paroles du khalifat, et lui dit : « Bien, mais, dis-moi, de quelle tribu des Moudharides es-tu ? » Il répondit : « De celle qui est la plus illustre, la plus excellente de paternité et de maternité, la plus grande en ancêtres glorieux, la plus respectée parmi les Moudharides-au-rouge. » Et elle dit : « Alors tu es de la tribu des Kinanides !» Et Al-Mâmoun, surpris, répondit : « C’est vrai ! je suis de la grande tribu des Bani-Kinanah ! » Et elle sourit, et demanda : « Mais à quelle branche des Kinanides appartiens-tu ? » Il répondit : « À celle dont les fils sont les plus nobles de sang, les plus purs d’origine, les maîtres des paumes généreuses, les plus craints et révérés parmi leurs frères ! » Et elle dit : « Il me semble, à ces traits, que tu es des Koreïschides. » Et Al-Mâmoun, de plus en plus émerveillé, répondit : « Tu l’as dit, je suis des Bani-Koreïsch. » Et elle reprit : « Mais les Koreïschides sont nombreux. De quel rameau es-tu ? » Il répondit : « De celui sur qui est descendue la bénédiction ! » Et la jeune fille s’écria : « Par Allah ! tu es des descendants de Haschem le Koreïschide, le bisaïeul du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! » — Et Al-Mâmoun répondit : « C’est la vérité, je suis Haschémide. » Elle demanda : « Mais de quelle famille des Haschémides ? » Il répondit : « De celle qui est la plus haut placée, qui est l’honneur et la gloire des Haschémides, qui est vénérée par tout ce qu’il y a de Croyants sur la terre ! » Et la jeune Arabe, en entendant cette réponse, se prosterna soudain et baisa la terre entre les mains d’Al-Mâmoun, en s’écriant : « Hommage et vénération à l’émir des Croyants, au vicaire du Seigneur de l’univers, au glorieux Al-Mâmoun l’Abbasside ! »

Et le khalifat fut stupéfait, profondément ému, et s’écria, pénétré d’une joie indicible : « Par le Seigneur de la kaâba et les mérites de mes glorieux ancêtres, les Purs, je veux pour épouse cette admirable enfant ! Elle est le bien le plus précieux qui soit écrit dans ma destinée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Par le Seigneur de la kaâba et les mérites de mes glorieux ancêtres, les Purs, je veux pour épouse cette admirable enfant ! Elle est le bien le plus précieux qui soit écrit dans ma destinée. »

Et il fit aussitôt appeler le père de la jeune fille, lequel était précisément le cheikh de la tribu. Et il lui demanda l’admirable enfant en mariage. Et, ayant obtenu son consentement, il lui offrit, comme dot nuptiale de sa fille, la somme de cent mille dinars d’or, et lui écrivit le revenu des impositions de tout le Hedjaz pour cinq années.

Et le mariage d’Al-Mâmoun avec la noble jeune fille fut célébré avec une pompe qui n’avait jamais eu la pareille, même sous le règne d’Al-Rachid. Et, la nuit des noces, Al-Mâmoun fit verser sur la tête de la belle enfant, par sa mère, mille perles qui étaient contenues dans un plateau d’or. Et, dans la chambre nuptiale, il fit brûler un immense flambeau d’ambre gris, qui pesait quarante mines, et avait été acheté avec la somme produite par les impôts d’une année de la Perse.

Et Al-Mâmoun fut, pour son épouse arabe, tout cœur et tout entraînement ; Et elle lui donna un fils, qui porta le nom d’Abbas. Et elle fut comptée au nombre des femmes les plus étonnantes, les plus instruites et les plus éloquentes de l’Islam.


— Et, ayant raconté cette histoire, le jeune homme riche dit à ses auditeurs, qui étaient réunis sous la coupole du livre : « Je vous dirai encore un trait de la vie d’Al-Mâmoun, mais sur un tout autre sujet. »

Et il dit :


L’INCONVÉNIENT DE L’INSISTANCE


Lorsque le khalifat Mohammad El-Amîn, fils de Haroun Al-Rachid et de Zobéida, eut été assassiné, après sa défaite, sur l’ordre du général en chef de l’armée d’Al-Mâmoun, toutes les provinces qui jusque-là tenaient encore pour El-Amîn se hâtèrent de faire leur soumission à Al-Mâmoun, son frère, fils d’Al- Rachid et d’une esclave nommée Marahil. Et Al-Mâmoun inaugura son règne par de larges mesures de clémence à l’égard de ses anciens ennemis. Et il avait pour habitude de dire : « Si mes ennemis connaissaient toute la bonté de mon cœur, ils viendraient tous se livrer à moi, en avouant leurs crimes. »

Or, la tête et la main dirigeante de tous les désagréments dont avait eu à souffrir Al-Mâmoun, du vivant de son père Al-Rachid et de son frère El-Amîn, n’étaient autres que Sett Zobéida elle-même, l’épouse d’Al-Rachid. Aussi lorsque Zobéida eut appris la fin lamentable de son fils, elle songea d’abord à se réfugier sur le territoire sacré de la Mecque, pour fuir la vengeance d’Al-Mâmoun. Et longtemps elle hésita sur le parti à prendre. Puis brusquement elle se décida à livrer son sort entre les mains de celui qu’elle avait fait déshériter, et à qui elle avait fait longtemps goûter l’amertume de la myrrhe. Et elle lui écrivit la lettre suivante :

« Toute faute, ô émir des Croyants, quelque grande qu’elle ait pu être, devient peu de chose en regard de ta clémence, et tout crime se change en simple erreur devant ta magnanimité.

« Celle qui t’envoie cette supplique, te prie de te rappeler une mémoire chère, et de pardonner, en songeant à celui qui était tendre pour la suppliante d’aujourd’hui.

« Si donc tu veux prendre en pitié ma faiblesse et mon dénûment, et te montrer miséricordieux envers qui ne mérite point la miséricorde, tu auras agi selon l’esprit de celui qui, s’il était encore en vie, aurait été mon intercesseur auprès de toi. Ô fils de ton père, souviens-toi de ton père ; et ne ferme pas ton cœur à la prière de la veuve abandonnée. »

Or, lorsque le khalifat Al-Mâmoun eut pris connaissance de cette lettre de Zobéida, son cœur fut ému de pitié et profondément remué ; et il pleura sur le sort funèbre de son frère El-Amîn et sur l’état lamentable de la mère d’El-Amîn. Puis il se leva, et répondit à Zobéida comme il suit :

« Ta lettre, ô ma mère, est arrivée à la place où il fallait qu’elle arrivât, et elle a trouvé mon cœur émietté de regrets sur tes malheurs. Et Allah m’est témoin que mes sentiments sont, pour la veuve de celui dont la mémoire nous est sacrée, les sentiments d’un fils à l’égard de sa mère.

« La créature ne peut rien contre les arrêts du destin. Mais j’ai fait de mon mieux pour atténuer tes douleurs. Je viens, en effet, de donner l’ordre de te restituer tes domaines confisqués, tes propriétés, tes biens et tout ce dont le sort contraire t’avait frustrée, ô mère. Et si tu veux revenir au milieu de nous, tu retrouveras ton état premier, et le respect et la vénération de tous tes sujets.

« Et sache bien, ô ma mère, que tu n’as perdu que le visage de celui qui est allé dans la miséricorde d’Allah. Car un fils te reste en moi plus attentionné que tu ne le saurais souhaiter.

« Et que la paix et la sécurité soient sur toi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et que la paix et la sécurité soient sur toi. »

Aussi, quand Zobéida vint, les yeux pleins de larmes et défaillante, se jeter à ses pieds, il se leva en son honneur et lui baisa la main et pleura dans son sein. Puis il lui rendit toutes ses anciennes prérogatives d’épouse d’Al-Rachid et de princesse du sang abbasside, et la traita jusqu’à la fin de sa vie tout comme s’il avait été le fils de ses entrailles. Mais Zobéida, malgré toute l’illusion de la puissance, ne pouvait oublier ce qu’elle avait été, et les tortures de son cœur à la nouvelle de la mort d’El-Amîn. Et jusqu’à sa mort elle garda, au fond de sa poitrine, une sorte de ressentiment qui, quelque soigneusement caché qu’il fût, n’échappait point à la perspicacité d’Al-Mâmoun.

Et, du reste, bien des fois Al-Mâmoun eut à souffrir, sans se plaindre, de cet état d’hostilité dormante. Et voici un trait qui, mieux que tout commentaire, prouve le ressentiment continu de celle que rien ne pouvait consoler.

Un jour, en effet, étant entré dans l’appartement de Zobéida, Al-Mâmoun la vit soudain qui remuait les lèvres et marmonnait quelque chose, en le fixant. Et, comme il ne pouvait saisir ce qu’elle prononçait ainsi entre ses lèvres, il lui dit : « Ô ma mère, je crois bien que tu es en train de me maudire, en pensant à ton fils assassiné par les Persans hérétiques, et à mon avènement au trône qu’il occupait. Et pourtant Allah seul a dirigé nos destinées. » Mais Zobéida se récria, disant : « Non, par la mémoire sacrée de ton père, ô émir des Croyants ! éloignées soient de moi de telles tendances ! » Et Al-Mâmoun lui demanda : « Alors, peux-tu me dire ce que tu marmonnais entre tes lèvres, en me regardant ? » Mais elle baissa la tête, comme une personne qui ne veut pas parler, par respect pour son interlocuteur, et répondit : « Que l’émir des Croyants veuille bien m’excuser et me dispenser de lui dire le motif qu’il me demande. » Mais Al-Mâmoun, pris de vive curiosité, se mit à insister beaucoup et à presser Zobéida de questions, tellement que, poussée à bout, elle finit par lui dire : « Eh bien, voici ! Je maudissais l’insistance, en marmottant : « Qu’Allah confonde les gens importuns affligés du vice de l’insistance ! » Et Al-Mâmoun lui demanda : « Mais à quel propos ou à quel souvenir lançais-tu cette réprobation ? » Et Zobéida répondit : « Puisque tu tiens absolument à le savoir, voici ! » Et elle dit :

« Sache donc, ô émir des Croyants, qu’un jour, ayant joué aux échecs avec ton père l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, je perdis la partie. Et ton père m’imposa, comme amende, de faire le tour du palais et des jardins, toute nue, au milieu de la nuit. Et, malgré mes prières et mes supplications, il mit une insistance singulière à me faire payer cet enjeu, sans vouloir accepter d’autre amende. Et je fus obligée de me mettre nue, et de faire la chose à laquelle il me condamnait. Et, quand j’eus fini, j’étais folle de rage et à moitié morte de fatigue et de froid.

« Mais le lendemain, à mon tour, je le vainquis aux échecs. Et ce fut à moi à lui imposer, cette fois, mes conditions. Et, après avoir réfléchi un instant et cherché dans mon esprit ce qui pouvait lui être le plus désagréable, je le condamnai, en connaissance de cause, à aller passer la nuit dans les bras de l’esclave la plus laide et la plus sale d’entre les esclaves de cuisine. Et comme celle qui réunissait ces conditions était l’esclave nommée Marahil, je la lui indiquai comme but de l’enjeu et expiation de sa défaite. Et, pour m’assurer que les choses se passeraient sans tricherie de sa part, je le conduisis moi-même dans la chambre fétide de l’esclave Marahil, et l’obligeai à s’étendre à ses côtés, et à faire avec elle, toute la nuit, ce qu’il aimait tant à faire avec les belles concubines dont je lui faisais si souvent cadeau. Et, au matin, son état était lamentable, et son odeur épouvantable.

« Or je dois maintenant te dire, ô émir des Croyants, que tu es précisément né de la cohabitation de ton père avec cette esclave horrible, et de ses culbutes avec elle, dans la chambre attenante à la cuisine.

« Et je fus ainsi, sans le savoir, par ta venue au monde, la cause de la perte de mon fils El-Amîn, et de tous les malheurs qui se sont abattus sur notre race durant ces dernières années.

« Or, tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas tellement insisté auprès de ton père pour l’obliger à culbuter cette esclave, et s’il n’avait pas été, de son côté, si plein d’insistance pour me faire faire ce que je t’ai raconté.

« Et tel est, ô émir des Croyants, le motif qui me faisait marmonner des malédictions contre l’insistance et contre les importuns. »

Et Al-Mâmoun, ayant entendu cela, se hâta de prendre congé de Zobéida, pour cacher sa confusion. Et il se retira en se disant : « Par Allah ! je mérite la leçon qu’elle vient de me faire. Sans mon insistance, je n’aurais pas eu le rappel de cette affaire désagréable. »


— Et le jeune homme, maître de la coupole du livre, ayant raconté tout cela à ses auditeurs et à ses invités, leur dit : « Fasse Allah, ô mes amis, que j’aie pu servir d’intermédiaire entre la science et vos oreilles. Or, voilà une partie des richesses que l’on peut, sans dépenses ni dangers, amasser par la fréquentation des livres et la culture de l’étude. Pour aujourd’hui, je ne vous en dirai pas plus long. Mais, une autre fois, inschallah ! j’étalerai une autre face des merveilles qui nous ont été transmises comme l’héritage le plus précieux de nos pères. »

Et, ayant ainsi parlé, il distribua à chacun des assistants cent pièces d’or et une pièce d’étoffe de prix, pour les récompenser de leur attention et reconnaître leur zèle à s’instruire. Car il se disait : « Il faut encourager les bonnes dispositions, et faciliter la voie aux gens bien intentionnés. »

Puis, après les avoir régalés d’un excellent repas, où rien n’avait été oublié de ce qui est délicat, il les congédia dans la paix.

Et voilà pour eux tous. Mais Allah est plus savant !

― Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette longue suite d’histoires admirables, se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Ô Schahrazade, que tu m’as instruit ! Mais tu as sans doute oublié de me parler du vizir Giafar. Et moi, il y a déjà longtemps que je souhaite t’entendre me raconter tout ce que tu sais à son sujet. Car, en vérité, ce vizir ressemble étonnamment, par les qualités, à mon grand-vizir, ton père. Et c’est pourquoi j’aimerais tellement connaître de toi la vérité de son histoire, dans tous ses détails, vu qu’elle doit être admirable. » Mais Schahrazade baissa la tête et répondit : « Qu’Allah éloigne de nous le malheur et la calamité, ô Roi du temps, et qu’il ait en Sa compassion Giafar le Barmakide et toute sa famille ! De grâce, dispense-moi de te raconter son histoire, car elle est pleine de larmes. Hélas ! qui ne pleurerait au récit de la fin de Giafar, de son père Yahia, de son frère El-Fadl et de tous les Barmakides ! Certes, leur fin est lamentable, et le granit même s’en attendrirait ! » Et le roi Schahriar dit : « Ô Schahrazade, raconte-la-moi tout de même. Et qu’Allah éloigne de nous le Malin et le malheur ! »

Alors Schahrazade dit :


LA FIN DE GIAFAR ET DES BARMAKIDES


Voici donc, ô Roi fortuné, cette histoire pleine de larmes, qui marque le règne du khalifat Haroun Al-Rachid d’une tache de sang que ne sauraient laver les quatre fleuves.

Tu sais déjà, ô mon maître, que le vizir Giafar était l’un des quatre fils de Yahia ben Khaled ben Barmak. Et son frère aîné était El-Fadl, frère de lait d’Al-Rachid. Car, à cause de la grande amitié et du dévouement sans bornes qui liait la famille de Yahia à celle des Abbassides, la mère d’Al-Rachid, la princesse Khaïzarân, et la mère d’Al-Fadl, la noble Itâbah, unies elles-mêmes par la plus vive affection et la plus profonde tendresse, avaient échangé leurs nourrissons, qui étaient à peu près du même âge, donnant chacune au fils de son amie le lait qu’Allah avait destiné à son propre fils. Et c’est pourquoi Al-Rachid appelait toujours Yahia « mon père », et Al-Fadl « mon frère »…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’est pourquoi Al-Rachid appelait toujours Yahia « mon père », et Al-Fadl « mon frère ».

Quant à l’origine des Barmakides, les chroniqueurs les plus réputés et les plus dignes de foi la placent dans la ville de Balkh, dans le Khorassân, où déjà cette famille occupait un rang distingué. Et c’est à peu près une centaine d’années après l’hégire de notre Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! — que cette illustre famille vint se fixer à Damas, sous le règne des khalifats ommiades. Et c’est alors que le chef de cette famille, qui était sectateur de la religion des mages, se convertit à la vraie foi et se purifia et s’ennoblit par l’Islam. Or, cela advint exactement sous le règne de Hescham l’Ommiade.

Mais ce ne fut toutefois qu’après l’avènement des descendants d’Abbas au trône des khalifats, que la famille des Barmakides fut admise au conseil des vizirs, et illumina la terre de son éclat. Car le premier vizir sorti de son sein fut Khaled ben Barmak, qui fut choisi comme grand-vizir par le premier des Abbassides, Abou’l Abbas Es-Saffah. Et, sous le règne d’Al-Mahdi, troisième Abbasside, Yahia ben Khaled fut chargé de l’éducation de Haroun Al-Rachid, le fils préféré du khalifat, ce même Haroun qui était né seulement sept jours après El-Fadl, fils de Yahia.

Aussi, lorsqu’après la mort inopinée de son frère aîné Al-Hadi, Haroun Al-Rachid eut vêtu les insignes de la toute-puissance khalifale, il n’eut pas besoin de revenir aux souvenirs de sa première enfance, passée aux côtés des jeunes enfants Barmakides, pour appeler Yahia et ses deux fils à partager son pouvoir souverain ; il n’avait qu’à se rappeler, les soins donnés à sa jeunesse par Yahia, et l’éducation qu’il lui devait, et le dévouement dont ce serviteur de toutes les fidélités venait de lui donner la preuve en bravant, pour lui assurer l’héritage du trône, les menaces terribles d’Al-Hadi, mort la nuit même où il voulait faire trancher la tête de Yahia et de ses enfants.

Aussi, lorsque Yahia vint, au milieu de la nuit, en compagnie de Massrour, réveiller Haroun pour lui apprendre qu’il était le maître de l’empire et le khalifat d’Allah sur la terre, Haroun lui donna immédiatement le titre de grand-vizir, et nomma vizirs ses deux fils El-Fadl et Giafar. Et il commença ainsi son règne sous les auspices les plus heureux.

Et dès lors la famille des Barmakides fut à son siècle ce qu’est un ornement sur le front et une couronne sur la tête. Et le destin leur prodigua tout ce que ses faveurs ont de plus séduisant, et les combla de ses dons les plus choisis. Et Yahia et ses fils devinrent des astres brillants, de vastes océans de générosité, des torrents impétueux de grâces, des pluies bienfaisantes. Le monde fut vivifié de leur souffle, et l’empire porté au plus haut sommet de la splendeur. Et ils étaient le refuge des affligés et la ressource des malheureux. Et c’est d’eux que le poète Abou-Nôwas, entre mille, a dit :

Depuis que le monde vous a perdus, ô fils de Barmak, les routes, au crépuscule du matin et au crépuscule du soir, ne sont plus couvertes de voyageurs.

Ils étaient, en effet, des vizirs sages, des administrateurs admirables, remplissant le trésor public, éloquents, instruits, fermes, d’un bon conseil, et généreux à l’égal de Hatim-Taï. Ils étaient des sources de félicité, des vents bienfaisants qui amènent les nuages fécondateurs. Et c’est surtout grâce à leur prestige que le nom et la gloire de Haroun Al-Rachid retentirent depuis les plateaux de l’Asie centrale jusqu’au fond des forêts nordiques, et depuis le Maghreb et l’Andalousie jusqu’aux frontières extrêmes de la Chine et de la Tartarie.

Et voici que soudain les fils de Barmak, de la plus haute fortune qu’il soit donné aux fils d’Adam d’atteindre, furent précipités au sein des plus affreux revers, et burent à la coupe de la Distributrice des calamités. Car, ô retour du temps ! les nobles fils de Barmak étaient non seulement les vizirs qui administraient le vaste empire des khalifats, mais ils étaient les amis chers, les compagnons inséparables de leur roi. Et Giafar, en particulier, était le cher commensal dont la présence était plus nécessaire à Al-Rachid que la lumière de ses yeux. Et il était arrivé à occuper une si large place dans le cœur et la pensée d’Al-Rachid, qu’un jour Al-Rachid en vint jusqu’à ceci, qu’il fit faire un manteau à double encolure et qu’il s’y enveloppa avec son ami Giafar, tout comme s’ils n’étaient tous deux qu’un seul homme. Et il agit ainsi avec Giafar jusqu’à la terrible catastrophe finale.

Or, ô peine de mon âme ! voici comment advint cet événement lugubre qui obscurcit le ciel de l’Islam, et jeta la désolation dans tous les cœurs, éclat de foudre du ciel destructeur.

Un jour — qu’ils soient loin de nous les jours pareils à celui-là ! — Al-Rachid, de retour d’un pèlerinage à la Mecque, se rendait par eau de Hira à la ville d’Anbar. Et il s’arrêta à un couvent nommé Al-Oumr, sur les bords de l’Euphrate. Et la nuit vint pour lui, comme les autres nuits, au milieu des festins et des plaisirs.

Mais, cette fois, son commensal Giafar n’était point en sa compagnie. Car Giafar était à la chasse, depuis quelques jours, dans les plaines voisines du fleuve. Toutefois les dons et les cadeaux d’Al-Rachid le suivaient partout. Et, à chaque heure du jour, il voyait arriver sous sa tente quelque messager du khalifat lui apportant, en marque d’affection, quelque précieux présent plus beau que le précédent.

Or, cette nuit-là — qu’Allah nous fasse ignorer de telles nuits ! — Giafar était assis sous sa tente, en compagnie du médecin Gibraïl Bakhtiassoû, qui était le médecin particulier d’Al-Rachid, et dont AlRachid s’était privé pour qu’il accompagnât son cher Giafar. Et il y avait également, sous la tente, le poète favori d’Al-Rachid, Abou-Zaccar l’aveugle, dont Al-Rachid s’était également privé pour qu’il égayât de ses improvisations son cher Giafar, au retour de la chasse.

Et c’était l’heure du repas. Et Abou-Zaccar l’aveugle chantait, en s’accompagnant sur la mandole, des vers philosophiques sur l’inconstance du sort…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’était l’heure du repas. Et Abou-Zaccar l’aveugle chantait, en s’accompagnant sur la mandole, des vers philosophiques sur l’inconstance du sort. Et voici que brusquement, à l’entrée de la tente, apparut Massrour le porte-glaive du khalifat et l’exécuteur de sa colère. Et Giafar le voyant entrer ainsi, contre toute étiquette, sans demander l’audience et sans même annoncer sa venue, devint bien jaune de teint, et dit à l’eunuque : « Ô Massrour sois le bienvenu, car je te vois toujours avec un nouveau plaisir. Mais je m’étonne, ô mon frère, que, pour la première fois de notre vie, tu ne te sois pas fait précéder de quelque serviteur pour m’annoncer ta visite. » Et Massrour, sans même jeter le salam à Giafar, répondit : « Le sujet qui m’amène est trop grave pour me permettre ces futiles formalités. Lève-toi, ô Giafar, et prononce la scheada pour la dernière fois. Car l’émir des Croyants demande ta tête. »

En entendant ces paroles, Giafar se leva sur ses pieds, et dit : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! Nous sortons des mains d’Allah, et tôt ou tard nous retournons entre Ses mains ! » Puis il se tourna vers le chef des eunuques, son ancien compagnon, son ami de tant d’années et de tous les instants, et lui dit : « Ô Massrour, un tel ordre n’est pas possible. Notre maître l’émir des Croyants a dû te le donner dans un moment d’ivresse. Je te supplie, ô mon ami de toujours, en souvenir de nos promenades ensemble et de notre commune vie de jour et de nuit, de retourner auprès du khalifat, pour voir si je ne me trompe pas. Et tu constateras qu’il aura déjà oublié de telles paroles ! » Mais Massrour dit : « Ma tête répond de la tienne. Je ne puis reparaître en présence du khalifat que ta tête à la main. Écris donc tes dernières volontés, c’est la seule grâce qu’il me soit possible, à cause de l’ancienne amitié, de t’accorder. » Alors Giafar dit : « Nous appartenons tous à Allah ! Je n’ai point de dernières volontés à écrire. Qu’Allah allonge la vie de l’émir des Croyants des jours qui me sont enlevés ! »

Puis il sortit de sa tente, s’agenouilla sur le cuir du sang, que venait d’étendre sur le sol le porte-glaive Massrour, et se banda les yeux de ses propres mains. Et il fut décapité. Qu’Allah l’ait en Sa compassion !

Après quoi, Massrour s’en retourna vers l’endroit où campait le khalifat, et entra en sa présence, portant sur un bouclier la tête de Giafar. Et Al-Rachid regarda la tête de son ancien ami, et soudain il cracha dessus.

Mais son ressentiment et sa vengeance ne s’arrêtèrent pas là. Il donna l’ordre que le corps décapité de Giafar fût crucifié sur le pont de Baghdad, à une extrémité, et que la tête fût exposée à l’autre extrémité : supplice qui dépassait en dégradation et en ignominie celui des plus vils malfaiteurs. Et il ordonna également qu’au bout de six mois les restes de Giafar fussent brûlés sur du crottin de bestiaux, et jetés dans les latrines. Et tout cela fut exécuté.

Aussi, ô pitié et misère ! le scribe Amrani put-il écrire, sur la même page du registre des comptes du trésor : « Pour une robe d’apparat, donnée par l’émir des Croyants en présent à son vizir Giafar, fils de Yahia Al-Barmaki, quatre cent mille dinars d’or. » Et, peu de temps après, sans aucune autre addition, sur cette même page : « Naphte, roseaux et fumier pour brûler le corps de Giafar ben Yahia, dix drachmes d’argent. »

Telle fut la fin de Giafar. Quant à Yahia, son père, le père nourricier d’Al-Rachid, et à Al-Fadl, son frère, le frère de lait d’Al-Rachid, ils furent arrêtés dès le lendemain, avec tous les Barmakides, au nombre de mille environ, qui occupaient des charges ou des emplois. Et ils furent tous plongés, pêle-mêle, au fond d’infects cachots, tandis que leurs immenses biens étaient confisqués et que leurs femmes et leurs enfants erraient sans asile, et sans que personne osât les regarder. Et les uns moururent d’inanition, et les autres par strangulation, excepté Yahia, son fils Al-Fadl, et le frère de Yahia, Môhammad, qui moururent dans les tortures. Qu’Allah les ait tous en Sa compassion ! Leur disgrâce fut terrible !


— Et maintenant, ô Roi du temps, si tu souhaites connaître le motif de cette disgrâce des Barmakides, et de leur fin lamentable, voici.

Un jour, la jeune sœur d’Al-Rachid, Aliyah, quelques années après la fin des Barmakides, se prit à dire au khalifat qui la caressait : « Ô mon seigneur, je ne te vois plus un jour de calme et de tranquillité réelle depuis la mort de Giafar et la disparition de sa famille. Pour quel motif prouvé ont-ils encouru ta disgrâce ? » Et Al-Rachid, assombri soudain, repoussa la jeune princesse, et lui dit : « Ô mon enfant, ma vie, le seul bonheur qui me reste ! que te servirait de le connaître, ce motif ? Si je savais, en effet, que ma chemise le connût, je la déchirerais en morceaux ! »

Or donc, les historiens et les maîtres des annales sont loin d’être d’accord sur les causes de cette catastrophe. Du reste voici les versions qui nous sont parvenues dans leurs écrits.

Selon les uns, ce sont les libéralités sans nombre de Giafar et des Barmakides, dont le récit fatiguait l’oreille même de ceux qui les avaient acceptées, qui, leur créant encore plus d’envieux et d’ennemis que d’amis et d’obligés, avaient fini par donner de l’ombrage à Al-Rachid. En effet, il n’était bruit que de la gloire de leur maison ; on ne pouvait parvenir aux faveurs que par eux, directement ou indirectement ; les membres de leur famille remplissaient à la cour de Baghdad, à l’armée, dans la magistrature et dans les provinces, les postes les plus élevés ; les plus beaux domaines qui avoisinaient la ville leur appartenaient ; les abords de leur palais étaient plus encombrés par la foule des courtisans et des quémandeurs que ceux de la demeure du khalifat. Du reste, voici en quels termes s’exprime à cet égard le médecin d’Al-Rachid, ce même Gibraïl Bakhtiassoû qui se trouvait dans la tente de Giafar lors de la nuit fatale. Il dit : « J’entrai un jour dans l’appartement d’Al-Rachid, qui habitait alors le palais nommé Kasr el Khould, à Baghdad. Les Barmakides, eux, logeaient de l’autre côté du Tigre, et il n’y avait entre eux et le palais du khalifat que la largeur du fleuve. Et, ce jour-là, Al-Rachid remarquant la multitude de chevaux qui étaient arrêtés devant la demeure de ses favoris, et la foule qui se pressait à leur porte, dit devant moi, comme se parlant à lui-même : « Qu’Allah récompense Yahia et ses fils El-Fadl et Giafar ! Ils se sont chargés à eux seuls de tout l’embarras des affaires, et, en me soulageant de ce soin, ils m’ont laissé le temps de regarder autour de moi, et de vivre à ma guise. » C’est là ce qu’il dit ce jour-là. Mais une autre fois, appelé de nouveau auprès de lui, je remarquai qu’il commençait déjà à ne plus voir du même œil ses favoris. En effet, ayant regardé par les fenêtres de son palais, et ayant observé la même affluence de gens et de chevaux que la première fois, il dit : « Yahia et ses fils se sont emparés de toutes les affaires ; ils me les ont toutes enlevées. Ce sont eux vraiment qui exercent la puissance khalifale, alors que je n’en ai que l’apparence à peine. » Cela, je l’entendis. Et je connus dès lors qu’ils tomberaient dans la disgrâce : ce qui arriva effectivement. »

Selon d’autres annalistes, au mécontentement caché, à la jalousie toujours croissante d’Al-Rachid, à leurs magnifiques manières qui leur créaient de redoutables ennemis et des détracteurs anonymes qui les desservaient auprès du khalifat, soit par des poésies acerbes non signées, soit par de la prose perfide ; à tout le faste, à tout l’apparat et à toutes les choses dont les rois ne sauraient d’ordinaire supporter la concurrence, vint se joindre une grande imprudence commise par Giafar. Un jour, Al-Rachid l’avait chargé de faire périr secrètement un descendant d’Ali et de Fatimah, la fille du Prophète, qui s’appelait El-Saïed Yahia ben Abdallah El-Hossaïni. Mais Giafar, par pitié et mansuétude, fit évader cet Alide, dont l’influence était jugée par Al-Rachid comme dangereuse pour l’avenir de la dynastie abbasside. Or, cette action généreuse de Giafar ne tarda pas à être divulguée et rapportée au khalifat avec tous les commentaires faits pour en aggraver les conséquences. Et le ressentiment d’Al-Rachid, à cette occasion, devint la goutte de fiel qui fit déborder la coupe de la colère. Et il interrogea à ce sujet Giafar qui, avec une grande franchise, avoua son action, en ajoutant : « J’ai agi pour la gloire et le bon renom de mon maître l’émir des Croyants ! » Et Al-Rachid, fort pâle, dit : « Tu as bien agi ! » Mais on l’entendit qui murmurait : « Qu’Allah me fasse périr si je ne te fais pas périr, ô Giafar ! »

Selon d’autres historiens, il faudrait chercher la cause de la disgrâce des Barmakides, dans leurs opinions hérétiques en face de l’orthodoxie musulmane. Il ne faut pas oublier, en effet, que leur famille, avant sa conversion à l’Islam, professait à Balkh la religion des mages. Et on dit que, lors de l’expédition dans le Khorassân, berceau primitif de ses favoris, Al-Rachid avait remarqué que Yahia et ses fils faisaient tout leur possible pour empêcher la destruction des temples et des monuments des mages. Et, dès lors, il eut sur leur foi des soupçons qui ne firent que s’aggraver par la suite, quand il vit les Barmakides user de douceur, en toutes circonstances, envers les hérétiques de toutes sortes, surtout envers ses ennemis personnels les guèbres et les zanadikah, et autres dissidents et réprouvés. Et ce qui ferait admettre cette opinion, ajoutée aux autres motifs déjà énoncés, c’est que, immédiatement après la mort d’Al-Rachid, des troubles religieux d’une gravité sans précédent éclatèrent à Baghdad, et faillirent porter une atteinte fatale à l’orthodoxie musulmane.

Mais, en dehors de tous ces motifs, la cause la plus probable de la fin des Barmakides nous est rapportée par le chroniqueur Ibn-Khillikân, et par Ibn El-Athir. Ils disent :

C’était au temps où Giafar, fils de Yahia le Barmakide, était si proche du cœur de l’émir des Croyants, que le khalifat avait fait confectionner ce manteau à deux encolures l’une à côté de l’autre, dont il s’enveloppait avec Giafar tout comme s’ils n’avaient été tous deux qu’un seul homme. Et cette intimité était si grande que le khalifat ne pouvait plus se séparer de son favori, et le voulait voir sans cesse auprès de lui.

Or, Al-Rachid aimait également d’une extraordinaire et très profonde tendresse sa propre sœur Abbassah, jeune princesse ornée de tous les dons, la femme la plus remarquable de son époque. Et elle était, entre toutes les femmes de sa famille et de son harem, la plus chère au cœur d’Al-Rachid. Et il ne pouvait vivre que près d’elle, tout comme si elle était un Giafar femme. Et ces deux amitiés faisaient son bonheur ; mais il les lui fallait réunies, en jouissance simultanée ; car l’absence de l’une détruisait le charme qu’il éprouvait de l’autre. Et que Giafar ou Abbassah ne fût pas avec lui, il n’avait plus qu’une joie incomplète, et il souffrait. C’est pourquoi il lui fallait ensemble ses deux amis. Mais nos lois saintes défendent à l’homme, qui n’est point parent rapproché, de regarder la femme dont il n’est pas le mari ; et elles défendent à la femme de laisser voir sa figure à un homme qui lui est étranger. Transgresser ces prescriptions est un grand déshonneur, une honte, une offense à la pudeur de la femme. Aussi Al-Rachid, qui était un rigoureux observateur de la loi dont il avait la garde, ne pouvait avoir ses deux amis auprès de lui sans qu’ils fussent dans une contrainte fatigante, et dans une position difficile et inconvenante.

C’est pourquoi, voulant transformer une situation qui le gênait et lui déplaisait, il se décida, un jour, à dire à Giafar : « Ô Giafar, mon ami, je n’ai de joie vraie, sincère et complète qu’en ta compagnie et en celle de ma bien-aimée sœur Abbassah. Or, comme votre position relative me gêne et vous gêne, je veux te marier avec Abbassah, afin que désormais, sans inconvénient, sans motif de scandale et sans péché, vous puissiez vous trouver tous deux auprès de moi. Mais je vous demande expressément de ne jamais vous réunir, ne fût-ce qu’un instant, hors de ma présence. Car je ne veux entre vous que la formalité et l’apparence du mariage légal ; mais je ne veux pas les conséquences du mariage, qui peuvent léser, dans leur héritage khalifat, les nobles fils d’Abbas. » Et Giafar s’inclina devant ce désir de son maître, et répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et il fallut accepter cette condition singulière. Et le mariage fut prononcé et sanctionné légalement.

Et donc, suivant les conditions imposées, les deux jeunes époux ne se rencontraient qu’en présence du khalifat, et rien de plus. Et, même là, leurs regards se croisaient à peine, quelquefois. Quant à Al-Rachid, il jouissait à pleine jouissance de la double amitié si vive qu’il éprouvait pour ce couple, que désormais il torturait, sans avoir l’air de s’en douter. Car depuis quand l’amour a-t-il pu obéir aux exigences des censeurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Car depuis quand l’amour a-t-il pu obéir aux exigences des censeurs ? Et le moyen qu’une pareille contrainte, entre deux êtres jeunes et beaux, ne soulève et ne remue pas les émotions et les désirs de l’amour ?

Et voici, en effet, que ces deux époux qui avaient le droit de s’aimer et de se laisser aller aux entraînements de leur mutuel amour si légitime, réduits maintenant à l’état de soupirants, s’enivraient chaque jour davantage de cette ivresse cachée qui concentre la fièvre au cœur. Et voici qu’Abbassah, tourmentée par cet état d’épouse séquestrée, devint folle de son mari. Et elle finit par informer Giafar de ce qu’elle avait d’amour. Et elle l’appela à elle, et le sollicita, en cachette, de toutes les manières. Mais Giafar, en homme loyal et prudent, résista à toutes les sollicitations et ne se rendit point chez Abbassah. Car il se sentait retenu par le serment prêté à Al-Rachid. Et, du reste, il savait, mieux que tout autre, combien le khalifat avait de hâte dans l’exécution de ses vengeances.

Lors donc que la princesse Abbassah vit que ses sollicitations et ses prières demeuraient sans succès, elle recourut à d’autres voies. Ainsi font les femmes, d’ordinaire, ô Roi du temps. Usant en effet de stratagème, elle envoya dire à la noble Itâbah, mère de Giafar : « Ô notre mère, il faut que tu m’introduises sans retard chez ton fils Giafar, mon époux légal, tout comme si j’étais une de ces esclaves que tu lui procures chaque jour. » Car, chaque vendredi, la noble Itâbah avait pour habitude d’envoyer à son bien-aimé fils Giafar une jeune esclave vierge, choisie entre mille, intacte et parfaitement belle. Et Giafar ne s’approchait de la jeune fille qu’après s’être régalé, et s’être imbibé de vins généreux.

Mais la noble Itâbah, au reçu de ce message, refusa énergiquement de se prêter à cette sorte de trahison que voulait Abbassah, et donna à entrevoir à la princesse ce qu’il y avait, en cette affaire, de périls pour tout le monde. Mais la jeune épouse enamourée insista, pressante jusqu’à la menace, et ajouta : « Réfléchis, ô notre mère, aux conséquences de ton refus. Pour ma part, ma résolution est arrêtée, et je l’accomplirai malgré toi, quoi qu’il puisse m’en coûter. Je préfère perdre la vie que de renoncer à Giafar et à mes droits sur lui. »

Il fallut donc que l’éplorée Itâbah cédât devant de telles extrémités, pensant qu’il était encore préférable que la chose fût accomplie par son intermédiaire, dans les meilleures conditions de sécurité. Elle promit donc son concours à Abbassah pour la réussite de ce complot si innocent et si dangereux. Et elle alla, sans retard, annoncer à son fils Giafar qu’elle lui enverrait bientôt une esclave qui n’avait point sa pareille en grâce, en élégance et en beauté. Et elle lui en fit une description si enthousiaste, qu’il sollicita avec chaleur, pour le plus tôt, le don qui lui était promis. Et Itâbah manœuvra si bien que Giafar, affolé de désir, se mit à attendre la nuit avec une impatience sans précédent. Et sa mère, le voyant au point voulu, envoya dire à Abbassah : « Prépare-toi pour ce soir. »

Et Abbassah se prépara, et s’orna de parures et de bijoux, à la manière des esclaves, et vint chez la mère de Giafar, qui l’introduisit, à la tombée de la nuit, dans l’appartement de son fils.

Or, Giafar, étourdi un peu par la fermentation des vins, ne s’aperçut pas que l’esclave adolescente, debout entre ses mains, était son épouse Abbassah. Et d’ailleurs il n’avait pas les traits d’Abbassah bien fixés dans l’esprit. Car jusque-là, dans leurs séances communes chez le khalifat, il ne l’avait qu’entrevue ; et il n’avait jamais osé, dans la crainte de déplaire à Al-Rachid, fixer son regard sur son épouse Abbassah, qui, de son côté, par pudeur, détournait toujours la tête, à chaque coup d’œil furtif de Giafar.

Et donc, lorsque le mariage fut consommé de fait, et après une nuit passée dans les transports d’un amour partagé, Abbassah se leva pour partir, et, avant de se retirer, elle dit à Giafar : « Comment trouves-tu les filles des rois, ô mon maître ? Sont-elles différentes, dans leurs manières, des esclaves que l’on vend et que l’on achète ? Que t’en semble, dis ? » Et Giafar, étonné, demanda : « Quelles filles de rois vises-tu dans tes paroles ? En serais-tu une toi-même ? Quelque captive, peut-être, de nos guerres victorieuses ? » Elle répondit : « Ô Giafar, je suis ta captive, ta servante, je suis Abbassah, sœur d’Al-Rachid, fille d’Al-Mahdi, du sang d’Abbas, oncle du Prophète béni ! »

En entendant ces paroles, Giafar fut à la limite de la stupéfaction, et, revenu soudain de l’éblouissement de l’ivresse, il s’écria : « Tu t’es perdue et tu nous as perdus, ô fille de mes maîtres ! »

Et, en hâte, il entra chez sa mère Itâbah, et lui dit : « Ô ma mère, ma mère, tu m’as vendu bon marché ! » Et l’attristée épouse de Yahia raconta à son fils comment elle avait été forcée de recourir à cette ruse, pour ne pas attirer sur leur maison de plus grands malheurs. Et voilà pour ce qui la regardait.

Quant à Abbassah, elle devint mère, et donna le jour à un fils. Et elle confia l’enfant à la surveillance d’un serviteur dévoué appelé Ryasch, et aux soins maternels d’une femme appelée Barrah. Puis, craignant sans doute que la chose s’ébruitât, malgré toutes les précautions, et parvînt à la connaissance d’Al-Rachid, elle envoya à la Mecque le fils de Giafar en compagnie de deux serviteurs.

Or Yahia, père de Giafar, avait, dans ses prérogatives, la garde et l’intendance du palais et du harem d’Al-Rachid. Et il avait pour habitude, après une certaine heure de la nuit, de fermer les portes de communication du palais et d’en emporter les clés. Or, cette sévérité finit par devenir une gêne pour le harem du khalifat, et surtout pour Sett Zobéida qui alla s’en plaindre amèrement à son cousin et époux Al-Rachid, en maudissant le vénérable Yahia et ses rigueurs déplacées. Et Al-Rachid, quand Yahia se présenta, lui dit : « Père, qu’a donc Zobéida à se plaindre de toi ? » Et Yahia demanda : « Est-ce que l’on m’accuse du côté de ton harem, ô émir des Croyants ? » Al-Rachid sourit et dit : « Non pas, ô père ! » Et Yahia dit : « En ce cas, ne tiens pas compte de ce qui t’est dit sur moi, ô émir des Croyants. » Et, dès lors, il redoubla encore de sévérité, si bien qu’une nouvelle fois Sett Zobéida se plaignit avec aigreur et ressentiment à Al-Rachid, qui lui dit : « Ô fille de l’oncle, il n’y a pas lieu vraiment d’accuser mon père nourricier Yahia pour rien de ce qui concerne le harem. Car Yahia ne fait qu’exécuter mes ordres et accomplir son devoir. » Et Zobéida répliqua avec véhémence : « Eh, par Allah ! que ne s’occupe-t-il donc un peu plus de son devoir, qui est d’empêcher les imprudences de son fils Giafar. » Et Al-Rachid demanda : « Quelles imprudences ? Qu’y a-t-il ? » Alors Zobéida raconta l’affaire d’Abbassah, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Et Al-Rachid, devenu sombre, demanda : « Et y a-t-il des preuves de cela ? » Elle répondit : « Et quelle meilleure preuve que l’enfant qu’elle a eu de Giafar ? » Il demanda : « Où est-il, cet enfant ? » Elle répondit : « Dans la ville sainte, berceau de nos aïeux. » Il demanda : « D’autres que toi ont-ils connaissance de cela ? » Elle répondit : « Il n’y a pas dans ton harem et dans ton palais une seule femme, fût-ce la dernière esclave, qui ne le sache. »

Et Al-Rachid n’ajouta pas une parole de plus. Mais, peu de temps après, il annonça son intention d’aller en pèlerinage à la Mecque. Et il partit, emmenant Giafar avec lui.

Or, de son côté, Abbassah expédia aussitôt une lettre à Ryasch et à la nourrice, leur ordonnant de quitter immédiatement la Mecque et de passer avec l’enfant dans l’Yémen. Et ils s’éloignèrent en toute hâte.

Et le khalifat arriva à la Mecque. Et tout de suite il chargea quelques-uns de ses affidés intimes de se mettre à la recherche et de s’enquérir de l’enfant. Et il obtint la vérification du fait, et apprit que l’enfant existait, et était en parfaite santé. Et il réussit à se saisir de lui dans l’Yémen, et à l’envoyer en secret à Baghdad.

Et c’est alors, qu’à son retour du pèlerinage, étant en campement au couvent Al-Oumr, près d’Anbar, sur l’Euphrate, il donna le terrible ordre en question, concernant Giafar et les Barmakides. Et il arriva ce qui arriva.

Quant à l’infortunée Abbassah et à son fils, ils furent tous deux enterrés vifs dans une fosse creusée sous l’appartement même habité par la princesse.

Qu’Allah les ait tous en Sa compassion !

Enfin, il me reste encore à te dire, ô Roi fortuné, que d’autres chroniqueurs dignes de foi racontent que Giafar et les Barmakides n’avaient rien fait pour mériter une telle disgrâce, et que cette fin lamentable leur échut parce que c’était simplement écrit dans leur destinée, et que le temps de leur puissance était écoulé.

Mais Allah est plus savant !

Et, pour terminer, voici un trait qui nous est rapporté par le célèbre poète Môhammad, de Damas. Il dit :

J’entrai un jour dans un hameau pour prendre un bain. Et le maître baigneur chargea de me servir un jeune garçon fort bien fait. Et moi, pendant que me soignait le jeune garçon, je me mis, je ne sais par quelle fantaisie, à me chanter à moi-même, à mi-voix, des vers que j’avais autrefois composés pour célébrer la naissance du fils de mon bienfaiteur El-Fadl ben Yahia El-Barmaki. Et voici que tout à coup le jeune garçon qui me servait tomba par terre sans connaissance. Puis, quelques instants après, il se releva et, le visage baigné de larmes, il prit aussitôt la fuite, me laissant seul au milieu de l’eau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… il se releva et, le visage baigné de larmes, il prit aussitôt la fuite, me laissant seul au milieu de l’eau.

Et moi, étonné, je sortis du bain, et je reprochai vivement au maître baigneur de m’avoir donné, pour mon service de bain, un épileptique. Mais le maître baigneur me jura qu’il n’avait jamais jusque-là reconnu cette maladie dans ce jeune serviteur. Et, pour me prouver son dire, il fit venir le jeune garçon en ma présence. Et il lui demanda : « Qu’est-il donc arrivé, que ce seigneur soit si mécontent de ton service ? » Et le jeune garçon, qui me parut revenu de son trouble, baissa la tête, puis, se tournant de mon côté, il me dit : « Ô mon maître, connais-tu l’auteur des vers que tu récitais pendant le bain ? » Et je répondis : « Par Allah ! c’est moi-même. » Et il me dit : « Alors tu es le poète Môhammad El-Dameschgy. Et tu as composé ces vers pour célébrer la naissance du fils d’El-Fadl le Barmakide.» Et il ajouta, tandis que je demeurais stupéfait : « Excuse-moi, ô mon maître, si, en t’écoutant, mon cœur s’est serré subitement et si je suis tombé accablé par l’émotion. Je suis moi-même ce fils d’El-Fadl dont tu as si magnifiquement chanté la naissance. » Et, de nouveau, il tomba évanoui à nos pieds.

Alors moi, ému de compassion devant une telle infortune, et voyant réduit à ce degré de misère le fils du généreux bienfaiteur à qui je devais tout ce que je possédais et même mon renom de poète, je relevai l’enfant et le serrai contre ma poitrine, et lui dis : « Ô fils de la plus généreuse des créatures d’Allah, je suis vieux et n’ai point d’héritiers. Viens avec moi devant le kâdi, ô mon enfant, car je veux dresser un acte par lequel je t’adopterai. Et je te laisserai ainsi tous mes biens après ma mort. »

Mais l’enfant barmakide me répondit en pleurant : « Qu’Allah répande sur toi Ses bénédictions, ô fils des hommes de bien ! Mais à Allah ne plaise que je reprenne, d’une manière ou d’une autre, une seule obole de ce que mon père El-Fadl t’a donné. »

Et, depuis, toutes mes instances et prières furent inutiles. Et je ne pus lui faire accepter la moindre marque de ma reconnaissance envers son père. Il était vraiment d’un sang pur, ce fils des nobles Barmakides ! Puisse Allah les rétribuer tous selon leurs mérites, qui étaient très grands !

Quant au khalifat Al-Rachid, après s’être vengé si cruellement d’une injure qu’il était seul, après Allah, à connaître, et qui devait être bien vive, il rentra à Baghdad, mais il ne fit qu’y passer. En effet, ne pouvant plus désormais habiter cette ville, que pendant tant d’années il s’était plu à embellir, il alla se fixer à Raccah, et ne revint jamais plus dans la cité de paix. Et c’est précisément ce subit abandon de Baghdad, après la disgrâce des Barmakides, que le poète Abbas ben El-Ahnaf, qui était de la suite du khalifat, a déploré dans les vers suivants :

À peine avions-nous ordonné aux chameaux de plier le genou, qu’il a fallu nous remettre en route, sans que nos amis aient pu distinguer notre arrivée de notre départ.

Ô Baghdad ! nos amis venaient s’informer de nos nouvelles et nous souhaiter la bienvenue au retour ; mais nous devions leur répondre par les adieux.

Ô cité de paix ! il est bien vrai que de l’orient à l’occident je ne connais pas de ville plus heureuse et plus riche et plus belle que toi.

Du reste, depuis la disparition de ses amis, jamais plus Al-Rachid ne goûta le repos du sommeil. Ses regrets étaient devenus cuisants ; et il aurait donné tout son royaume pour faire revenir Giafar à la vie. Et si, par hasard, les courtisans avaient le malheur de rappeler d’une façon tant soit peu désobligeante la mémoire des Barmakides, Al-Rachid leur criait avec mépris et colère : « Qu’Allah damne vos pères ! Cessez de blâmer ceux que vous blâmez, ou essayez de remplir le vide qu’ils ont laissé ! »

Et, bien qu’il fût resté tout-puissant jusqu’à sa mort, Al-Rachid se sentait désormais entouré de gens peu sûrs. Il craignait, à chaque instant, d’être empoisonné par ses fils, dont il n’avait pas à se louer. Et, au début d’une expédition au Khorassân, où des troubles venaient d’éclater, et d’où il ne devait plus revenir, il confia douloureusement ses doutes et ses peines à l’un de ses courtisans, El-Tabari le chroniqueur, qu’il avait choisi pour confident de ses tristes pensées. Car, comme El-Tabari cherchait à le rassurer sur les présages de mort qui venaient l’assaillir, il le tira à l’écart ; et, lorsqu’il se vit éloigné des hommes de sa suite, et que l’ombre épaisse d’un arbre l’eut caché aux regards indiscrets, il ouvrit sa robe, et, lui faisant remarquer un bandage de soie qui lui enveloppait le ventre, il lui dit : « J’ai là un mal profond, sans remède possible ! Tout le monde ignore ce mal, il est vrai ; mais regarde ! J’ai autour de moi des espions chargés par mes fils El-Amîn et El-Mâmoun de guetter ce qui me reste de vie. Car ils trouvent que la vie de leur père est trop longue ! Et ces espions, mes fils les ont choisis parmi ceux précisément que je croyais les plus fidèles et sur le dévouement desquels je pensais pouvoir compter. Voici d’abord Massrour ! Eh bien, il est l’espion de mon fils préféré El-Mâmoun. Voici mon médecin Gibraïl Bakhtiassoû ! Il est l’espion de mon fils El-Amîn. Et ainsi de suite pour tous les autres. » Et il ajouta : « Maintenant veux-tu connaître jusqu’où va la soif de régner qu’ont mes fils ? Je vais donner l’ordre qu’on m’amène une monture, et tu verras qu’au lieu de me présenter un cheval à la fois doux et vigoureux, on m’amènera un animal épuisé dont le trot inégal est fait pour augmenter ma souffrance. » Et, en effet, Al-Rachid ayant demandé un cheval, on le lui amena tel qu’il l’avait décrit à son confident. Et il jeta un triste regard sur El-Tabari, et accepta avec résignation la monture qu’on lui présentait.

Et, quelques semaines après cet incident, Haroun vit, pendant son sommeil, une main étendue au-dessus de sa tête ; et cette main contenait une poignée de terre rouge ; et une voix cria : « Voici la terre qui doit servir de sépulture à Haroun ! » Et une autre voix demanda : « Quel est le lieu de sa sépulture ? » Et la première voix répondit : « La ville de Tous ! »

Or, au bout de quelques jours, les progrès de son mal obligèrent Al-Rachid de s’arrêter à Tous. Et il témoigna d’une vive inquiétude, et envoya Massrour chercher une poignée de terre aux environs de la ville. Et le chef des eunuques revint, au bout d’une heure de temps, porteur d’une poignée de terre de couleur rouge. Et Al-Rachid s’écria : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah, et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! Voici ma vision accomplie. La mort n’est pas loin de moi. »

Et, de fait, jamais plus il ne revit l’Irak. Car, le lendemain, se sentant faiblir, il dit à ceux qui l’entouraient : « Voici l’instant redoutable qui s’approche. J’étais pour tous les humains un sujet d’envie, et maintenant pour qui ne serais-je point un objet de pitié ! »

Et, à Tous même, il mourut. Et on était alors au troisième jour de djomadi, second de l’année 193 de l’hégire. Et Haroun avait alors quarante-sept ans d’âge, plus cinq mois et cinq jours, ainsi que nous le rapporte Aboulféda. Qu’Allah lui pardonne ses errements et l’ait en Sa pitié ! Car il fut un khalifat orthodoxe.


— Puis, comme Schahrazade voyait le roi Schahriar profondément attristé par ce récit, elle se hâta de lui raconter la Tendre histoire du prince Jasmin et de la princesse Amande.

Elle dit :


LA TENDRE HISTOIRE DU PRINCE JASMIN
ET DE LA PRINCESSE AMANDE


À mon frère de lait
Gustave-Charles Toussaint.


Il est raconté — mais Allah l’Exalté est plus savant ! — qu’il y avait, dans un pays d’entre les pays musulmans, un vieux roi dont le cœur était comme l’océan, dont l’intelligence était égale à celle d’Aflatoun, dont le naturel était celui des Sages, dont la gloire surpassait celle de Faridoun, dont l’étoile était l’étoile même d’Iskandar, et le bonheur celui de Khosroès Anouchirwân. Et il avait sept fils brillants, pareils aux sept feux des Pléiades. Mais le plus petit était le plus brillant et le plus beau. Il était rose et blanc, et s’appelait le prince Jasmin.

Et, en vérité, le lys et la rose s’évanouissaient en sa présence. Car il avait une taille de cyprès, un visage de tulipe nouvelle, des cheveux de violette, des boucles musquées qui étaient un échantillon de mille nuits obscures, un teint d’ambre blond, des dards recourbés pour cils, de longs yeux de narcisse ; et deux pistaches étaient ses lèvres charmantes. Quant à son front, il faisait honte, par son éclat, à la pleine lune dont il barbouillait de bleu le visage ; et sa bouche aux dents de pierreries, à la langue de rose, sécrétait un doux langage qui faisait oublier la canne à sucre. Ainsi fait, et sémillant, et hardi, il était une idole de séduction pour l’œil des amants.

Or, le prince Jasmin était celui des sept frères qui avait la garde de l’innombrable troupeau de buffles du roi Noujoum-Schah. Et sa demeure était dans les vastes solitudes et les pâturages. Et il était un jour assis à surveiller ses bêtes, en jouant de la flûte, quand il vit s’avancer de son côté un vénérable derviche qui, après les salams, le pria de lui traire un peu de lait. Et le prince Jasmin répondit : « Ô saint derviche, une peine aiguë est en moi de ne pouvoir te satisfaire. Car j’ai trait mes buffles ce matin, et il m’en coûte de ne pas avoir le moyen d’étancher ta soif en ce moment. » Et le derviche lui dit : « Invoque tout de même, sans temporiser, le nom d’Allah, et va traire à nouveau tes buffles. Et la bénédiction descendra. » Et le prince pareil au narcisse répondit par l’ouïe et l’obéissance, et alla, prononçant la formule de l’invocation, à la mamelle de sa plus belle bête. Et la bénédiction descendit ; et le vase se remplit d’un lait bleu et écumant. Et le beau Jasmin le plaça devant le derviche, qui but à sa soif et fut content.

Et alors il se tourna en souriant vers le jeune prince, et lui dit : « Ô enfant délicat, tu n’as point nourri une terre inféconde, et rien n’est plus avantageux pour toi que ce qui vient de se passer. Sache, en effet, que je viens vers toi en messager d’amour. Et je vois que tu mérites vraiment le don de l’amour, qui est le premier des dons et le dernier, selon ces paroles du poète :

» Lorsque rien n’existait, l’amour existait ; et lorsqu’il ne restera plus rien, l’amour restera. Il est le premier et le dernier.

Il est le pont de la vérité ; il est au-dessus de tout ce que l’on peut dire. Il est le compagnon dans l’angle du tombeau.

Il est le lierre qui s’attache à l’arbre et prend sa belle vie verte dans le cœur qu’il dévore. »

Puis le vieux derviche continua : « Oui, mon fils, je viens vers ton cœur en messager d’amour ; mais nul ne m’a envoyé que moi-même. Et si j’ai traversé les plaines et les déserts, c’est que j’étais à la recherche de l’être assez parfait pour mériter d’approcher la féerique jeune fille qu’un matin, passant par un jardin, il me fut donné d’entrevoir. » Et il s’arrêta un moment, puis reprit : « Sache en effet, ô plus léger que le zéphyr, que dans le royaume limitrophe de ce royaume de ton père Noujoum-Schah, vit dans l’attente du jouvenceau de son rêve, dans ton attente, ô Jasmin, une houri de race royale, au visage de fée, honte de la lune, une perle unique dans l’écrin de l’excellence, un printemps de fraîcheur, une niche de beauté. Son corps délicat couleur d’argent est moulé comme le buis ; une taille d’une minceur de cheveu ; un port de soleil ; une démarche de perdrix. Sa chevelure est d’hyacinthe ; ses yeux sorciers sont pareils aux sabres d’Ispahan ; ses joues sont comme, dans le Korân, le verset de la Beauté ; ses sourcils d’arc, comme le sourate du Calam ; sa bouche, taillée dans un rubis, est étonnante ; une petite pomme creusée d’une fossette est son menton, et le grain de beauté qui l’orne est un remède contre le mauvais œil. Ses toutes petites oreilles ne sont pas des oreilles mais des mines de gentillesse, et portent, suspendus en pendants d’oreilles, les cœurs enamourés ; et l’anneau de son nez — une noisette — oblige la pleine lune à se passer au cou la boucle de l’esclavage. Quant à la plante de ses deux petits pieds, elle est tout à fait charmante. Son cœur est un flacon d’odeur scellé, et son esprit est doué du don suprême de l’intelligence. Qu’elle s’avance, et c’est le tumulte de la résurrection ! Elle est la fille du roi Akbar et s’appelle la princesse Amande ; ô bénis soient les noms qui désignent de telles créatures ! »

Et, ayant ainsi parlé, le vieux derviche respira longuement, puis ajouta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, ayant ainsi parlé, le vieux derviche respira longuement, puis ajouta : « Mais je dois te dire, ô source de la sympathie, que cette jeune fille asile de l’amour a le foie grillé de tristesse ; et une montagne de chagrin est sur son cœur. Et la cause en est à un songe qu’elle eut, une nuit, dans son sommeil. Et je l’ai quittée douloureuse, et désolée comme le sumbul. » Puis il dit : « Et maintenant que mes paroles ont été pour ton cœur la semence de l’amour, qu’Allah te sauvegarde et te conduise vers celle qui est dans ton destin. Ouassalam ! »

Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva et s’en alla en sa voie.

Et le cœur du prince Jasmin, par la seule audition de ce discours, fut ensanglanté ; et la flèche de l’amour le pénétra ; et, comme Majnoun amoureux de Leila, il déchira ses vêtements depuis le cou jusqu’à la ceinture ; et, pris dans les cheveux bouclés de la charmante Amande, il jeta cris et soupirs ; et, abandonnant son troupeau, il s’en alla errant, ivre sans vin, agité, silencieux, anéanti dans le tourbillon de l’amour. Car, si le bouclier de la sagesse garantit de toutes les blessures, il est sans vertu contre l’arc de l’amour. Et la médecine de l’avis et des conseils n’avait plus désormais de prise sur l’esprit de l’affligé par pur sentiment. Et voilà pour le prince Jasmin.

Mais pour ce qui est de la princesse Amande, voici.

Une nuit, comme elle dormait sur la terrasse du palais de son père, elle vit se manifester à elle, dans un songe envoyé par les genn de l’amour, un adolescent plus beau que l’amant de Suleika, et qui était, trait pour trait, l’image charmante du prince Jasmin. Et, à mesure que se manifestait devant les yeux de son âme de vierge, cette vision de beauté, le cœur jusque là sans souci de la jeune fille glissait de sa main et devenait le prisonnier du filet des boucles entortillées de l’adolescent. Et elle se réveilla le cœur agité par la rose de son sommeil, et, jetant dans la nuit des cris comme le rossignol, elle se mit à laver son visage avec ses larmes. Et ses servantes accoururent en grand émoi et s’exclamèrent, en la voyant : « Ya Allah ! quel est ce malheur qui fait tomber les larmes de notre maîtresse Amande ? Que s’est-il passé dans son cœur, pendant le sommeil ? Hélas ! voici que semble s’envoler l’oiseau de son intelligence. »

Et des gémissements et des soupirs eurent lieu jusqu’au matin. Et, à l’aurore, le roi, son père, et la reine, sa mère, furent instruits de ce qui se passait. Et, brûlés dans leur cœur, ils vinrent regarder, et virent que leur fille, cette charmante, avait une apparence extraordinaire et un état singulier. Elle était assise, les cheveux et les vêtements en désordre, le visage décomposé, sans nouvelles de son corps et sans attention pour son cœur. Et, à toutes les questions qu’ils lui posaient, elle ne répondait que par le silence, branlant la tête avec pudeur, et répandant ainsi sur l’âme de son père et de sa mère le trouble et la désolation.

Alors on se décida à faire venir les médecins et les savants exorcistes, qui mirent tout en œuvre pour la tirer de son état. Mais ils n’obtinrent aucun résultat ; bien plus, ce fut le contraire qui arriva. Ce que voyant, ils se crurent obligés de recourir à la saignée. Et, lui ayant bandé le bras, ils appliquèrent la lancette. Mais il ne sortit pas une goutte de sang de la veine charmante. Alors ils retirèrent leur main de son traitement, et renoncèrent à l’espoir de la guérir. Et ils s’en allèrent désappointés et confus.

Et quelques jours se passèrent dans cette pénible situation, sans que personne pût comprendre ou expliquer le motif d’un tel changement.

Aussi, un jour que la belle Amande au cœur calciné était plus mélancolique que jamais, ses suivantes la conduisirent, pour la distraire, dans le jardin. Mais là, partout où elle promenait les yeux, elle ne voyait que la face de son bien-aimé : les roses lui offraient sa couleur et le jasmin l’odeur de ses vêtements ; le cyprès balancé, sa taille flexible, et le narcisse, ses yeux. Et, voyant ses cils dans les épines, elle les mettait sur son cœur.

Mais bientôt la belle verdure de ce jardin fit un peu reverdir son cœur fané ; et l’eau jaillissante qu’on lui fit boire diminua la sécheresse de son cerveau. Et les jeunes filles, ses suivantes, du même âge qu’elle, s’assirent en cercle autour de cette beauté, et commencèrent par lui chanter doucement un ghazal léger sur le mode musical mineur et le rythme ramel nonchalant.

Après quoi, la voyant plus accueillante, sa suivante la plus chérie se rapprocha d’elle, et lui dit : « Ô notre maîtresse Amande, sache que, depuis quelques jours, se trouve dans nos terres un adolescent joueur de flûte, venu du pays des nobles Hazara, dont la voix mélodieuse ramène l’oiseau envolé de la raison, arrête l’eau qui coule et l’hirondelle qui vole. Et cet adolescent princier est blanc et rose, et s’appelle Jasmin. Et, en vérité, le lys et la rose s’évanouissent en sa présence. Car sa taille est un balancement de cyprès, son visage une tulipe nouvelle, ses cheveux des violettes, ses boucles musquées un échantillon de mille nuits obscures, son teint de l’ambre blond, ses cils des dards recourbés, ses longs yeux deux narcisses, et deux pistaches sont ses lèvres charmantes. Quant à son front, il fait honte, par son éclat, à la pleine lune et lui barbouille de bleu le visage. Sa petite bouche aux dents de pierreries, à la langue de rose, sécrète un doux langage qui fait oublier la canne à sucre. Et, tel qu’il est, sémillant et hardi, il est une idole de séduction pour l’œil des amants. »

Puis elle ajouta, alors que la princesse Amande était dans la stupeur de la joie ; « Et ce princier joueur de flûte a dû, agile comme le zéphyr matinal et plus léger, franchir les montagnes et les plaines, pour venir de son pays dans le nôtre, et traverser les eaux effrayantes des rivières sans bords, où le cygne lui-même n’est pas en sûreté, et dont le seul aspect donne le vertige aux poules d’eau et aux canards, leur faisant éprouver mille étonnements. Et s’il a surmonté tant de difficultés pour arriver jusqu’ici, c’est qu’un motif caché l’y a déterminé. Et nul motif ne peut décider un prince adolescent à tenter une telle épreuve, sinon l’amour. »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune favorite de la princesse Amande se tut, en observant l’effet de son discours sur sa maîtresse. Et voici que soudain la fille dolente du roi Akbar se leva debout sur ses deux pieds, heureuse et dansante. Et son visage était éclairé par le feu du dedans, et toute son âme ivre jaillissait de ses yeux. Et de tout son mal mystérieux, que nul médecin n’avait compris, plus une trace ne subsistait : les simples paroles d’une jouvencelle parlant d’amour l’avaient fait s’évanouir comme la fumée.

Et, vive comme la gazelle, elle rentra dans ses appartements, suivie par sa favorite. Et elle prit le calam de la joie et le papier de l’union, et écrivit au prince Jasmin, l’adolescent ravisseur de sa raison, le bienheureux qu’elle avait vu en songe avec les yeux de son âme, cette lettre aux blanches ailes :

« Après la louange à Celui qui, sans calam, a tracé l’existence des créatures dans le jardin de la beauté.

« Salut à la rose qui a rendu plaintif le rossignol enamouré !

« Quand j’ai entendu la mention de ta beauté, mon cœur a glissé de ma main.

« Quand tu m’as montré ta face féerique en songe, elle a fait une telle impression sur mon cœur, que j’ai oublié mon père et ma mère, et suis devenue étrangère à mes frères. Qu’a-t-on à faire avec sa famille lorsqu’on est étranger à soi-même ?

« Devant toi, les belles sont balayées comme un torrent, et les flèches de tes cils ont percé mon cœur de part en part.

« Ô ! viens me montrer ta forme charmante dans le réveil, afin que je la voie avec les yeux de ma tête, ô toi qui es instruit des signes de l’amour et qui dois savoir que le vrai chemin du cœur c’est le cœur.

« Et sache enfin que tu es l’eau et l’argile de mon essence, que les roses de mon lit se sont changées en épines, que le cachet du silence est sur mes lèvres, et que j’ai renoncé à me promener nonchalamment…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA MILLIÈME NUIT

Elle dit :

… le cachet du silence est sur mes lèvres, et j’ai renoncé à me promener nonchalamment. »

Et elle plia les deux ailes de la lettre, y glissa un grain de musc pur, et la remit à sa favorite. Et la jeune fille la prit, la porta à ses lèvres et à son front, la plaça sur son cœur, et se rendit, pareille au pigeon, au bois où le prince Jasmin jouait de la flûte. Et elle le trouva assis sous un cyprès, sa flûte à côté de lui, et chantant ce court ghazal.

« Que dirai-je en voyant mon cœur ? c’est le nuage, l’éclair, le mercure, et l’océan ensanglanté.

Quand la nuit de l’absence sera terminée, nous serons réunis comme le cygne et la rivière. »

Et la jeune fille, après avoir baisé la main du prince Jasmin, lui remit la lettre de sa maîtresse Amande. Et il la lut et faillit s’envoler de joie. Et il ne savait plus s’il dormait ou s’il veillait. Et son esprit devint tumultueux et son cœur semblable à la fournaise. Et, lorsqu’il se fut un peu calmé, la jeune fille lui indiqua les moyens d’arriver jusqu’à sa maîtresse, lui donna ses dernières instructions, et revint sur ses pas.

Et donc, à l’heure indiquée et au moment favorable, le prince Jasmin, conduit par l’ange de l’union, prit le chemin qui menait au jardin d’Amande. Et il réussit à pénétrer dans ce lieu, morceau détaché du paradis. Et, à ce moment, le soleil disparaissait à l’horizon occidental, et la lune montrait son visage sous les voiles de l’Orient. Et le jeune homme à la démarche de faon, avisa l’arbre que lui avait indiqué la jeune fille, et monta se cacher entre ses branches.

Et la princesse Amande à la démarche de perdrix, vint avec la nuit dans le jardin. Et elle était vêtue de bleu, et tenait à la main une rose bleue. Et elle leva sa charmante tête vers l’arbre, en tremblant comme le feuillage du saule. Et, dans son émotion, elle ne sut, cette gazelle, si, dans les branches, le visage apparu était celui de la pleine lune ou la face brillante du prince Jasmin. Mais voici ! Comme une fleur mûrie par le désir, ou comme un fruit détaché par son poids précieux, le jouvenceau aux cheveux de violette se détacha d’entre les branches et fut aux pieds de la pâlissante Amande. Et elle reconnut celui qu’elle aimait d’espoir, et le trouva plus beau que l’image de son rêve. Et, de son côté, le prince Jasmin vit que le derviche ne l’avait pas trompé, et que cette lune était la couronne des lunes. Et ils sentirent tous deux leur cœur fixé par les liens de la tendre amitié et de l’affection réelle. Et leur bonheur fut aussi profond que celui de Majnoun et de Leila, et aussi pur que celui des vieux amis.

Et, après les baisers très doux et les expansions de leur âme charmante, ils invoquèrent le Maître du parfait amour, pour que jamais le firmament tyrannique ne fît pleuvoir sur leur tendresse les pierres du trouble et ne déchirât la couture de leur réunion.

Ensuite, pour se mettre désormais à l’abri du poison de la séparation, les deux amants réfléchirent en tête-à-tête, et pensèrent qu’il fallait, sans retard, s’adresser au roi Akbar lui-même, qui, aimant sa fille Amande, n’avait rien à lui refuser.

Et donc, laissant son bien-aimé sous les arbres, la suppliante Amande alla trouver le roi, son père, et, les mains jointes, elle lui dit : « Ô méridien des deux mondes, ta servante vient te faire une demande. » Et son père, extrêmement étonné et charmé à la fois, la souleva de ses deux mains et la serra contre sa poitrine, et lui dit : « Certes, ô l’Amande de mon cœur, ta demande doit être d’une urgence extrême, puisque tu n’hésites pas à quitter ton lit, au milieu de la nuit, pour venir me prier de te l’accorder. Quoi qu’il en soit, ô lumière de l’œil, explique-toi sans crainte, confiante en ton père. » Et la gentille Amande, après avoir hésité pendant quelques instants, releva la tête et tint à son père ce discours habile, disant : « Ô mon père, excuse ta fille si elle vient, à cette heure de la nuit, troubler le sommeil de tes yeux. Mais voici que les forces de la santé me sont revenues, après une promenade nocturne, avec mes suivantes, dans la prairie. Et je viens te dire que j’ai remarqué que nos troupeaux de bœufs et de brebis sont mal soignés et négligemment tenus. Et j’ai pensé que si je rencontrais un serviteur digne de confiance, je te le présenterais, et que tu le chargerais de veiller sur nos troupeaux. Or, par une heureuse rencontre, j’ai trouvé à l’instant cet homme actif et diligent. Il est jeune, bien intentionné, propre à tout, et ne craint ni les fatigues ni les peines ; car la paresse et la nonchalance sont à des parasanges loin de lui. Charge-le donc, ô mon père, de nos bœufs et de nos brebis. »

Lorsque le roi Akbar eut entendu le discours de sa fille, il s’étonna à la limite de l’étonnement, et resta un moment les yeux écarquillés. Puis il répondit : « Par ma vie ! je n’ai jamais entendu dire que l’on engageait au milieu de la nuit les gardiens des troupeaux. Et c’est la première fois que nous arrive pareille aventure. Mais, ô ma fille, je veux bien, à cause du plaisir que tu donnes à mon cœur par ta subite guérison, accéder à ta demande et accepter le jeune homme en question comme gardien de nos troupeaux. Toutefois j’aimerais le voir avec les yeux de ma tête, avant de lui confier ces fonctions. »

Dès qu’elle eut entendu ces paroles de son père, la princesse Amande s’envola avec les ailes de la joie vers le bienheureux Jasmin, et, le prenant par la main, elle le conduisit au palais. Et elle dit au roi : « Voici, ô mon père, ce berger excellent ! Son bâton est solide, et son cœur est éprouvé. » Et le roi Akbar, qu’Allah avait doué de sagacité, s’aperçut aisément que l’adolescent que lui présentait sa fille Amande n’était point de l’espèce de ceux qui gardent les bestiaux. Et il fut en son âme intérieure plein de perplexité. Toutefois, pour ne point faire de la peine à sa fille Amande, il ne voulut ni s’appesantir ni insister sur ces détails, qui avaient leur importance. Et l’aimable Amande, qui devinait ce qui se passait en son esprit, lui dit d’une voix déjà prête à s’émouvoir, et avec des mains jointes : « L’extérieur, ô mon père, n’est pas toujours l’indice de l’intérieur. Et moi je t’assure que ce jeune homme est un berger de lions. » Et, bon gré mal gré, le père d’Amande, pour contenter cette aimable et charmante, mit sur son propre œil le doigt du consentement, et nomma le prince Jasmin, au milieu de la nuit, berger de ses troupeaux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, selon son habitude, se tut.

Et sa sœur, la jeune Doniazade, qui était devenue une adolescente désirable à tous égards, et qui, de jour en jour et de nuit en nuit, se faisait plus charmante et plus belle et plus développée et plus compréhensive et plus silencieuse et plus attentive, se leva à demi du tapis où elle était blottie, et lui dit : « Ô Schahrazade, ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et Schahrazade lui sourit, et l’embrassa et lui dit : « Oui, ma chérie, mais qu’est cela comparé à la suite que je vais raconter la nuit prochaine, si toutefois n’est point fatigué de m’entendre notre maître, ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ? » Et le sultan Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, que dis-tu ? moi, fatigué de l’entendre ? Mais tu instruis mon esprit et tu calmes mon cœur ! Et la bénédiction est sur le pays depuis que je suis avec toi ! Tu peux donc, en toute certitude, nous dire demain la suite de cette histoire délicieuse et tu peux même, si tu n’es pas toi-même fatiguée, nous la continuer cette nuit. Car, en vérité, je désire savoir ce qui va arriver au prince Jasmin et à la princesse Amande ! » Et Schahrazade, à cause de sa discrétion, ne voulut pas abuser de la permission, et sourit et remercia, sans rien dire de plus cette nuit-là.

Et le roi Schahriar la pressa sur son cœur, et s’endormit à ses côtés jusqu’au lendemain. Alors il se leva et sortit présider aux affaires de sa justice. Et il vit arriver son vizir, père de Schahrazade, qui, selon son habitude, tenait sous le bras le linceul destiné à sa fille qu’il s’attendait à voir condamner à mort chaque matin, à cause du serment du Roi concernant les femmes. Mais Schahriar, sans rien lui dire à ce sujet, présida le diwân de la justice. Et les officiers et les dignitaires et les plaignants entrèrent. Et il jugea, et nomma aux emplois, et destitua, et termina les affaires pendantes, et donna ses ordres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Et le vizir, père de Schahrazade et de Doniazade, était, de plus en plus, à la limite de la perplexité et de l’étonnement.

Quant au roi Schahriar, lorsqu’il eut levé la séance et terminé le diwân, il se hâta de rentrer dans ses appartements, auprès de Schahrazade.

ET CETTE NUIT-LÀ ÉTAIT
LA MILLE ET UNIÈME NUIT

Et dès que le roi Schahriar eut fini sa chose ordinaire avec Schahrazade, la jeune Doniazade dit à sa sœur : « Par Allah sur toi, ô ma sœur, si tu n’as pas sommeil, hâte-toi de nous raconter la suite de la tendre histoire du prince Jasmin et de la princesse Amande. » Et Schahrazade caressa les cheveux de sa sœur, et dit : « De tout cœur amical, et comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! » Et elle continua l’histoire en ces termes :

… et il nomma le prince Jasmin, au milieu de la nuit, berger de ses troupeaux.

Et, depuis lors, le prince Jasmin exerça extérieurement la profession de berger, et intérieurement il s’occupait d’amour. Et, le jour, il menait paître les bœufs et les brebis jusqu’à une distance de trois ou quatre parasanges ; et, quand venait le soir, il les rassemblait au moyen des sons de sa flûte et les ramenait dans les étables du roi. Et, la nuit, il habitait le jardin, en compagnie de sa bien-aimée Amande, cette rose de l’excellence. Et telle était son occupation constante.

Mais qui peut affirmer que le bonheur le plus caché restera toujours à l’abri de l’œil jaloux des censeurs ?

En effet, l’attentive Amande avait pour habitude de faire parvenir à son ami, dans le bois, la boisson et la nourriture nécessaires. Et, un jour, cette imprudente de l’amour alla, en cachette, lui porter elle-même un plateau de friandises délicieuses à l’égal de ses lèvres de sucre, des fruits, des noix et des pistaches, le tout gentiment arrangé sur des feuilles d’argent. Et elle lui dit, en lui offrant ces choses : « Qu’elle te soit douce et de facile digestion cette nourriture qui convient à ta bouche délicate, ô perroquet au doux langage et qui ne devrais croquer que du sucre ! » Elle dit, et disparut comme le camphre.

Et lorsque cette amande sans écorce eut ainsi disparu comme le camphre, le berger Jasmin s’apprêta à goûter à ces friandises préparées par les doigts de la fille du roi. Alors il vit s’avancer de son côté l’oncle même de sa bien-aimée, un vieillard hostile et malintentionné, qui passait ses jours à détester tout le monde et à empêcher les musiciens de jouer et les chanteurs de chanter. Et lorsqu’il fut arrivé à côté de l’adolescent, il le regarda avec les yeux torves de la défiance, et lui demanda ce qu’il avait là, devant lui, dans le plateau du roi. Et Jasmin, qui était sans méfiance, crut que le vieillard avait envie de manger. Et il ouvrit son cœur, généreux comme la rose de l’automne, et lui fit don de tout le plateau de friandises.

Et le calamiteux vieillard se retira aussitôt pour aller montrer ces friandises et ce plateau au père d’Amande, le roi Akbar, qui était son propre frère. Et il lui fit voir de la sorte la preuve des rapports d’Amande et de Jasmin.

Et le roi Akbar, en apprenant cela, fut à la limite de la colère, et, faisant venir sa fille Amande, il lui dit : « Ô honte de tes pères, tu as jeté l’opprobre sur notre race ! Jusqu’à ce jour, notre demeure était libre des mauvaises herbes et des épines de la honte. Mais toi, tu as jeté sur moi le nœud coulant de la fourberie, et tu m’y as pris. Et, par les manières câlines que tu as eues envers moi, tu as voilé la lampe de mon intelligence. Ah ! quel est l’homme qui peut se dire sauf des ruses des femmes ? Et le Prophète béni — sur Lui la prière et la paix — a dit, en parlant d’elles : « Ô Croyants, vous avez des ennemis dans vos épouses et dans vos filles ! Elles sont défectueuses quant à la raison et quant à la religion. Elles sont nées d’une côte tordue. Vous les réprimanderez ; et, celles qui vous désobéiront, vous les battrez. » Or moi, comment vais-je te traiter maintenant que tu as joué le jeu de l’inconvenance avec un étranger, gardien de bestiaux, dont l’union ne saurait convenir aux filles des rois ? Dois-je, dis-le-moi, par un coup d’épée, faire voler ta tête et la sienne, et brûler votre double existence dans le feu de la mort ? » Et, comme elle pleurait, il ajouta : « Retire-toi plutôt de ma présence, et va t’enterrer derrière le rideau du harem. Et n’en sors plus sans ma permission. »

Et, ayant puni de la sorte sa fille Amande, le roi Akbar donna l’ordre de faire disparaître le gardien des bestiaux. Or, il y avait, près de la ville, un bois, terrible séjour des bêtes effroyables. Et les hommes les plus braves étaient saisis de crainte en entendant prononcer le nom de cette forêt, et restaient paralysés et les cheveux hérissés. Et là, le matin paraissait être la nuit, et la nuit était pareille au lever sinistre de la Résurrection. Et il y avait là, entre autres épouvantements, deux cochons-daims qui étaient l’effroi des quadrupèdes et des oiseaux, et qui venaient même quelquefois porter la dévastation dans la ville.

Et donc, les frères de la princesse Amande, sur l’ordre du roi, envoyèrent l’infortuné Jasmin dans ce lieu de malheur, avec l’intention de le faire périr. Et l’adolescent, sans se douter de ce qui l’attendait, conduisit là ses bœufs et ses brebis.

Et il entra dans cette forêt à l’heure où l’astre aux deux cornes paraissait à l’horizon, et alors que l’Éthiopien de la nuit tournait son visage vers la fuite. Et, laissant paître ses bêtes à leur gré, il s’assit sur une peau blanche qu’il avait étendue par terre, et prit sa flûte, source d’ivresse.

Et voici que soudain les deux terribles cochons-daims, guidés par l’odorat, arrivèrent à la clairière où était Jasmin, en rugissant à l’imitation du nuage chargé de tonnerre. Et le prince au doux regard les accueillit aux sons de sa flûte, et les immobilisa sous le charme de son jeu. Puis, lentement, il se leva et sortit de la forêt, accompagné par les deux effroyables animaux, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, et suivi par tout le troupeau. Et il arriva de la sorte sous les fenêtres du roi Akbar. Et tout le monde le vit et fut dans la stupéfaction.

Et le prince Jasmin fit entrer dans une cage de fer les deux cochons-daims et les offrit au père d’Amande, en hommage dû. Et le roi fut, de cet exploit, à la limite de la perplexité, et retira sa main de la condamnation de ce lion des héros.

Mais les frères de l’enamourée Amande ne voulurent point abdiquer leur ressentiment, et, pour empêcher leur sœur de s’unir au jeune homme, ils imaginèrent de la marier contre son gré à leur cousin, fils de l’oncle calamiteux. Car ils se disaient : « Il faut lier le pied de cette folle avec la corde solide du mariage. Et alors elle oubliera son amour insensé. » Et ils organisèrent sans délai la procession nuptiale, et firent venir les musiciens et les chanteuses, et les clarinettes et les tambourineurs.

Et, tandis que ces tyrans veillaient ainsi aux cérémonies de ce mariage oppresseur, la désolée Amande, revêtue contre son gré de robes splendides et d’ornements d’or et perles, qui annonçaient une nouvelle épousée, était assise sur un élégant lit de parade recouvert de draps brochés d’or, semblable à la fleur sur l’arbrisseau, mais avec la tristesse et l’abattement à ses côtés, le cachet du mutisme sur les lèvres, silencieuse comme le lis, immobile comme l’idole. Et, jeune morte, en apparence, dans la main des vivants, son cœur palpitait comme le coq qu’on égorge, son âme était habillée d’un vêtement de crépuscule, son sein était déchiré par l’ongle de la douleur, et son esprit effervescent songeait avec des yeux noirs au corbeau d’argile qui allait devenir son compagnon de lit. Et elle était sur le sommet du Caucase des peines.

Mais voici que le prince Jasmin, invité avec les autres serviteurs aux noces de sa maîtresse, lui donna, par une simple rencontre de leurs yeux, un espoir libérateur des liens de la douleur. Car, qui ne sait que, par de simples regards, les amants peuvent se dire vingt choses dont personne n’a la moindre idée ?

Aussi, quand vint la nuit, et que la princesse Amande fut introduite, en nouvelle mariée, dans la chambre nuptiale, alors seulement le destin montra sa face heureuse aux amants, et vivifia leur cœur avec les huit odeurs. Et la belle Amande, mettant à profit l’instant de solitude qu’on lui avait laissé dans cette chambre où allait pénétrer son cousin, sortit sans bruit dans ses vêtements d’or, et prit son vol vers Jasmin le bienheureux. Et ces deux amants bénis se prirent par la main et, plus légers que le zéphyr rosé, ils disparurent et s’évanouirent comme le camphre.

Et depuis lors nul ne sut retrouver leur trace, et nul n’entendit parler d’eux ou du lieu de leur retraite. Car, sur la terre, quelques-uns seulement d’entre les fils des hommes sont dignes du bonheur, de suivre le chemin qui mène au bonheur, et d’approcher de la maison où se cache le bonheur.

Or, gloire à jamais et louanges multiples au Rétributeur, Maître de la joie, de l’intelligence et du bonheur. Amîn !


CONCLUSION


Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, ajouta : « Et telle est, Ô Roi fortuné, la tendre histoire du prince Jasmin et de la princesse Amande. Et je l’ai racontée telle qu’elle m’est revenue. Mais Allah est plus savant ! »

Puis elle se tut.

Alors le roi Schahriar S’écria : « Ô Schahrazade, que cette histoire est splendide ! Ô ! qu’elle est admirable ! Tu m’as instruit, ô docte et diserte, et tu m’as fait voir les événements qui arrivèrent à d’autres qu’à moi, et considérer attentivement les paroles des rois et des peuples passés, et ce qui leur advint de choses extraordinaires ou merveilleuses ou simplement dignes de réflexion. Et, en vérité, voici que, de t’avoir écoutée durant ces mille nuits et une nuit, je sors avec une âme profondément changée et joyeuse et imbibée du bonheur de vivre. Aussi gloire à qui t’a octroyé, ô fille bénie de mon vizir, tant de dons choisis, et a parfumé ta bouche, et mis l’éloquence sur ta langue, et, sous ton front, l’intelligence ! »

Et la petite Doniazade se leva tout à fait du tapis où elle était blottie, et courut se jeter dans les bras de sa sœur, et s’écria : « Ô Schahrazade, ma sœur, que les paroles sont douces et charmantes et délicieuses et instructives et émouvantes et savoureuses en leur fraîcheur ! Ô ! qu’elles sont belles, tes paroles, ma sœur ! »

Et Schahrazade se pencha vers sa sœur, et, en l’embrassant, elle lui glissa à l’oreille quelques paroles qu’elle fut seule à entendre. Et la jeune fille disparut aussitôt, comme le camphre.

Et Schahrazade resta seule, pendant quelques instants, avec le roi Schahriar. Et, comme il se disposait, à la limite du contentement, à prendre dans ses bras sa merveilleuse épouse, voici que les rideaux s’ouvrirent et Doniazade reparut, suivie par une nourrice qui tenait deux jumeaux suspendus à ses seins, alors qu’un troisième enfant marchait à quatre pattes derrière elle.

Et Schahrazade se tourna en souriant vers le roi Schahriar, et rangea devant lui les trois petits, après les avoir serrés contre sa poitrine, et, les yeux mouillés de larmes, elle lui dit : « Ô Roi du temps, voici les trois enfants que, durant ces trois années, t’a octroyés le Rétributeur par mon entremise. »

Et, pendant que le roi Schahriar, pénétré d’une joie indicible, et remué jusqu’au fond de ses entrailles, embrassait ses enfants, Schahrazade continua : « Ton fils aîné a maintenant deux ans passés, et ces deux jumeaux-ci ne vont pas tarder à avoir un an d’âge — qu’Allah éloigne d’eux trois le mauvais œil ! » Et elle ajouta : « Tu te souviens, en effet, ô Roi du temps, que j’ai été indisposée pendant une vingtaine de jours, entre la six cent soixante-dix-neuvième nuit et la sept centième. Or, c’est précisément à ce moment là que j’ai donné naissance à ces deux jumeaux, dont la venue m’a fatiguée beaucoup plus que celle de leur aîné, l’année précédente. Car j’ai été si peu dérangée par mes premières couches que j’ai pu, sans interruption, te continuer l’histoire, alors en cours, de Docte Sympathie. »

Et, ayant ainsi parlé, elle se tut.

Et le roi Schahriar, qui était à l’extrême limite de l’émotion, promenait ses regards de la mère aux enfants, et des enfants à la mère, et ne pouvait parvenir à prononcer un seul mot.

Alors la jeune Doniazade, après avoir embrassé les enfants pour la vingtième fois, se tourna vers le roi Schahriar et lui dit : « Et maintenant, ô Roi du temps, vas-tu faire couper la tête à ma sœur Schahrazade, la mère de tes enfants, et laisser ainsi orphelins de leur mère ces trois petits rois que nulle femme ne saurait aimer et soigner avec le cœur d’une mère ? »

Et le roi Schahriar dit, entre deux sanglots, à Doniazade : « Tais-toi, ô jeune fille, et reste tranquille. » Puis, étant parvenu à dominer quelque peu son émotion, il se tourna vers Schahrazade et lui dit : Ô Schahrazade, par le Seigneur de la pitié et de la miséricorde ! tu étais déjà dans mon cœur avant la venue de nos enfants. Car tu as su me gagner par les qualités dont t’a ornée ton Créateur ; et je t’ai aimée en mon esprit parce que j’ai trouvé en toi une femme pure, pieuse, chaste, douce, indemne de toute duperie, intacte à tous égards, ingénue, subtile, éloquente, discrète, souriante et sage. Ah ! qu’Allah te bénisse, et bénisse ton père et ta mère et ta race et ton origine ! »

Et il ajouta : « Ô Schahrazade, cette nuit, qui est la mille et unième, à compter du moment où je t’ai vue pour la première fois, est pour nous une nuit plus blanche que le visage du jour. » Et, ce disant, il se leva et l’embrassa sur la tête.

Et Schahrazade prit alors la main du Roi, son époux, et la porta à ses lèvres, à son cœur et à son front, et dit : « Ô Roi du temps, je te supplie d’appeler ton vieux vizir, afin que son cœur se tranquillise à mon sujet et se réjouisse en cette nuit bénie. »

Et le roi Schahriar fit aussitôt mander son vizir qui, persuadé que c’était la nuit funèbre écrite dans la destinée de sa fille, arriva avec, sous son bras, le linceul destiné à Schahrazade. Et le roi Schahriar se leva en son honneur, et l’embrassa entre les deux yeux et lui dit : « Ô père de Schahrazade, ô vizir à la postérité bénie, voici qu’Allah a suscité ta fille pour le salut de mon peuple ; et, par son entremise, il a fait entrer le repentir dans mon cœur. » Et le père de Schahrazade fut tellement bouleversé de joie, en voyant et entendant cela, qu’il tomba évanoui. Et on s’empressa autour de lui, et on l’aspergea d’eau de roses, et on lui fit reprendre connaissance. Et Schahrazade et Doniazade vinrent lui baiser la main. Et il les bénit. Et ils passèrent ensemble cette nuit-là dans les transports de la joie et les expansions du bonheur.

Et le roi Schahriar s’empressa d’envoyer des courriers rapides mander son frère Schahzaman, roi de Samarkand Al-Ajam. Et le roi Schahzaman répondit par l’ouïe et l’obéissance, et s’empressa de se rendre auprès de son frère aîné, qui était sorti à sa rencontre, à la tête d’un magnifique cortège, au milieu de la ville entièrement ornée et pavoisée, alors que dans les souks et dans les rues on brûlait l’encens, le camphre sublimé, l’aloès, le musc indien, le nadd et l’ambre gris, que les habitants se teignaient fraîchement les mains au henné et le visage au safran, et que les tambours, les flûtes, les clarinettes, les fifres, les cymbales et les tympanons faisaient résonner l’air comme aux jours de grandes fêtes.

Et, après les épanchements de la rencontre, et tandis que les réjouissances et les festins se donnaient entièrement aux frais du trésor, le roi Schahriar prit en particulier son frère le roi Schahzaman, et lui raconta tout ce qui lui était arrivé durant ces trois années avec Schahrazade, la fille du vizir. Et il lui dit, en résumé, tout ce qu’il avait appris d’elle et entendu de maximes, de belles paroles, d’histoires, de proverbes, de chroniques, de plaisanteries, d’anecdotes, de traits charmants, de merveilles, de poèmes et de récitations. Et il lui dit sa beauté, sa sagesse, son éloquence, sa sagacité, son intelligence, sa pureté, sa piété, sa douceur, son honnêteté, son ingénuité, sa discrétion et toutes les qualités de corps et d’esprit dont l’avait ornée son Créateur. Et il ajouta : « Et elle est maintenant mon épouse légitime, et la mère de mes enfants ! »

Tout cela ! Et le roi Schahzaman s’étonnait prodigieusement et s’émerveillait à la limite de l’émerveillement. Puis il dit au roi Schahriar : « Ô mon frère, puisqu’il en est ainsi, moi aussi je veux me marier. Et je prendrai comme épouse la sœur de Schahrazade, cette petite dont je ne connais pas le nom. Et nous serons ainsi deux frères germains mariés à deux sœurs germaines. » Puis il ajouta : « Et de la sorte, ayant désormais deux épouses sûres et honnêtes, nous oublierons notre malheur d’autrefois. Car, pour ce qui est de l’ancienne calamité en question, elle a commencé par m’atteindre, moi le premier ; puis, à cause de moi, elle t’a atteint à ton tour, Et, sans la découverte de mon malheur, tu n’aurais rien su du tien. Hélas ! ô mon frère, durant ces trois dernières années, mon état a été un bien mauvais état. Je n’ai jamais pu goûter réellement à l’amour. Car, à ton exemple, chaque nuit je prenais une fille vierge, et le matin je la faisais tuer, pour faire expier à la race des femmes la calamité qui nous avait atteints tous deux. Mais maintenant je veux suivre l’exemple que tu me donnes également, et me marier avec la seconde fille de ton vizir. »

Lorsque le roi Schahriar eut entendu ces paroles de son frère, il se trémoussa de joie, et se leva, à l’heure et à l’instant, et alla trouver son épouse Schahrazade, et la mit au courant de ce qui venait d’être dit entre lui et son frère. Et il lui apprit ainsi que le roi Schahzaman se fiançait d’office avec sa sœur Doniazade.

Et Schahrazade répondit : « Ô Roi du temps, nous accordons notre consentement, mais c’est à la condition expresse que ton frère, le roi Schahzaman, habite désormais avec nous. Car moi je ne pourrais me séparer, ne fût-ce qu’une heure, de ma petite sœur. C’est moi qui l’ai élevée ; et elle ne peut pas plus me quitter que moi la quitter. Si donc ton frère accepte cette condition, ma sœur est, dès cet instant, son esclave. Sinon, nous la gardons. »

Alors le roi Schahriar alla trouver son frère, avec la réponse de Schahrazade. Et le roi de Samarkand s’écria : « Par Allah ! ô mon frère, c’était là précisément mon intention. Car moi aussi, je ne pourrais plus me séparer de toi, ne fût-ce qu’une seule heure ! Quant à ce qui est du trône de Samarkand, Allah lui choisira et lui enverra qui Il voudra. Car, pour ma part, je ne veux plus régner là-bas, et je ne bougerai plus d’ici. »

En entendant ces paroles, le roi Schahriar ne connut plus les bornes de la joie, et répondit « Voilà ce que je souhaitais ! Loué soit Allah, ô mon frère, qui nous a enfin réunis après la longue séparation ! »

Et, séance tenante, on envoya chercher le kâdi et les témoins. Et on dressa le contrat de mariage du roi Schahzaman avec Doniazade, la sœur de Schahrazade. Et les deux frères furent ainsi mariés aux deux sœurs.

Et c’est alors que les réjouissances et les illuminations furent à leur apogée, et que, pendant quarante jours et quarante nuits, toute la ville mangea et but et se divertit aux frais du trésor.

Quant aux deux frères et aux deux sœurs, ils entrèrent au hammam, et se baignèrent dans l’eau de roses et l’eau de fleurs et l’eau de saule odorant et l’eau parfumée au musc, et on brûla à leurs pieds du bois d’aigle et de l’aloès.

Et Schahrazade peigna et natta les cheveux de sa jeune sœur, et les arrosa de perles. Puis elle la revêtit d’une robe en étoffe ancienne, du temps des Khosroès, brochée d’or rouge, et agrémentée, à même le tissu, de broderies figurant, dans leurs couleurs naturelles, des animaux ivres et des oiseaux pâmés. Et elle lui passa au cou un collier féerique. Et Doniazade devint ainsi, sous les doigts de sa sœur, plus belle que ne le fût jamais l’épouse d’Iskandar aux Deux Cornes.

Aussi, quand les deux rois furent sortis du hammam, et qu’ils se furent assis sur leurs trônes respectifs, le cortège de la mariée, composé des épouses des émirs et des dignitaires, se forma en deux rangs immobiles, l’un à droite et l’autre à gauche des deux trônes. Et les deux sœurs firent leur entrée, se soutenant l’une l’autre, pareilles à deux lunes en une nuit de pleine lune.

Alors s’avancèrent vers elles les plus nobles d’entre les dames présentes. Et elles prirent Doniazade par la main et, après lui avoir enlevé les habits qu’elle portait, elles la vêtirent d’une robe de satin bleu, de teinte ultramarine, qui enlevait la raison. Et elle fut semblable à la description que faisait d’elle le poète, en ces vers :

Elle s’avance vêtue d’une robe bleu ultra-marin, telle qu’on la croirait un morceau détaché de l’azur des cieux.

Ses yeux sont des sabres fameux, et ses paupières ont des regards pleins de sorcellerie.

Ses lèvres sont une ruche de miel, ses joues un parterre de roses et son corps une corolle de jasmin.

À voir la finesse de sa taille et sa charmante croupe arrondie dans la sécurité, on la confondrait avec la tige de bambou enfoncée dans le monticule de sable mouvant.

Et le roi Schahzamân, son époux, se leva et descendit la regarder, le premier. Et quand il l’eut admirée, ainsi vêtue, il remonta sur son trône. Et ce fut le signal du changement de robe. Et Schahrazade, aidée par les dames du cortège, revêtit sa sœur d’une robe de soie abricot. Puis elle l’embrassa, et la fit passer devant le trône de l’époux. Et, ainsi, plus charmante que dans sa première robe, elle était en tous points celle qu’a décrite le poète :

La lune d’été au milieu d’une nuit d’hiver n’est point plus belle que ta venue, ô jeune fille !

Les nattes sombres de tes cheveux, qui gênent tes talons, et les bandeaux de ténèbres qui te ceignent le front, me font te dire :

« Tu assombris l’aurore avec l’aile de la nuit ! » Mais tu me réponds : « Non pas ! non pas ! un simple nuage qui cache la lune. »

Et le roi Schahzamân descendit regarder Doniazade, la nouvelle épousée, et l’admira de tous côtés. Et, ayant ainsi été le premier à jouir de la vue de sa beauté, il remonta s’asseoir à côté de son frère Schahriar. Et Schahrazade, après avoir embrassé sa jeune sœur, lui enleva sa robe abricot et la revêtit d’une tunique de velours grenat, et la rendit ainsi semblable à ce que dit d’elle le poète, en ces deux strophes :

Tu te balances, ô pleine de grâce, dans ta tunique grenat, légère comme la gazelle ; et tes paupières, à chacun de tes mouvements, nous lancent les flèches mortelles.

Astre de beauté, ton apparition remplit de gloire les cieux et les terres, et ta disparition étendrait les ténèbres sur la face de l’univers.

Et, de nouveau, Schahrazade et les dames d’honneur firent faire, lentement et à pas comptés, le tour de la salle à l’épousée. Et, lorsque Schahzamân l’eut considérée et s’en fut émerveillé, la sœur aînée la vêtit d’une robe de soie jaune citron, rayée de dessins tout du long. Et elle l’embrassa et la serra contre sa poitrine. Et Doniazade

fut exactement celle dont le poète avait dit :

Elle apparaît comme la pleine lune dans la sérénité des nuits, et ses regards sorciers éclairent notre chemin.

Mais si je m’approche pour me réchauffer au feu de ses yeux, je suis repoussé par deux sentinelles, ses deux seins tendus, et durs comme la pierre.

Et Schahrazade la promena, à pas lents, devant les deux rois et devant toutes les invitées. Et le nouveau marié vint la regarder de tout près et remonta sur son trône, charmé. Et Schahrazade l’embrassa longuement, lui changea ses vêtements et lui passa une robe de satin vert broché d’or, semée de perles. Et elle lui arrangea symétriquement les plis, et lui ceignit le front d’un diadème léger où couraient des émeraudes. Et Doniazade, ce rameau de bân, cette camphorée fit le tour de la salle, soutenue par sa sœur chérie. Et elle fut un enchantement. Et le poète n’a point menti quand il a dit d’elle :

Les feuilles vertes, ô jeune fille, ne voilent pas d’une façon plus charmante la fleur rouge de la grenade, que ne te voile ta tunique verte.

Et je lui dis : « Ce vêtement, ô jeune fille, quel est son nom ? » Elle me dit : « Il n’a point de nom, c’est ma chemise. »

Et je m’écriai : « Ô ta merveilleuse chemise, qui nous perce le foie ! Je l’appellerai désormais : la chemise crève-cœur ! »

Puis Schahrazade prit sa sœur par la taille, et s’achemina lentement avec elle, à travers les deux rangs d’invitées et devant les deux rois, vers les appartements intérieurs. Et elle la déshabilla et la prépara et la coucha et lui recommanda ce qui était à lui recommander. Puis elle l’embrassa en pleurant, car c’était la première fois qu’elle se séparait d’elle pour une nuit. Et Doniazade pleura également en embrassant beaucoup sa sœur. Mais, comme elles devaient se voir dès le matin, elles prirent leur douleur en patience, et Schahrazade se retira dans ses appartements.

Et cette nuit-là fut, en joie, en félicité et en blancheur, pour les deux frères et les deux sœurs, la continuation de la mille et unième nuit. Et elle devint la date d’une ère nouvelle pour les sujets du roi Schahriar.

Et quand fut le matin de cette nuit bénie, et que les deux frères, au sortir du hammam, se furent de nouveau réunis aux deux sœurs bienheureuses, et qu’ainsi tous les quatre furent ensemble, le vizir, père de Schahrazade et de Doniazade, demanda la permission d’entrer, et fut introduit aussitôt. Et ils se levèrent tous deux en son honneur ; et ses deux filles vinrent lui baiser la main. Et il souhaita longue vie à ses gendres, et leur demanda les ordres pour la journée.

Mais ils lui dirent : « Ô notre père, nous voulons que désormais tu aies des ordres à donner et jamais à recevoir. C’est pourquoi d’un commun accord, nous te nommons roi de Samarkand Al-Ajam. » Et Schahzamân dit : « Oui, car moi j’ai renoncé à la royauté. » Et Schahriar dit à son frère : « Mais c’est à condition, ô mon frère, que tu m’aides dans les affaires de mon royaume, en acceptant de partager avec moi la royauté, moi gouvernant un jour, et toi un autre jour, chacun à son tour. » Et Schahzamân fit à son frère aîné la réponse qui convenait, en disant : « J’écoute et j’obéis. »

Alors les deux sœurs se jetèrent au cou du vizir, leur père, qui les embrassa, et embrassa les trois enfants de Schahrazade, et leur fit à tous de tendres adieux. Puis il partit pour son royaume, à la tête d’une escorte magnifique. Et Allah lui écrivit la sécurité, et le fit arriver sans encombre à Samarkand Al-Ajam. Et les habitants de Samarkand se réjouirent de sa venue. Et il régna sur eux en toute justice, et devint un grand roi entre les rois. Et voilà pour lui.

Mais pour ce qui est du roi Schahriar, il se hâta de faire venir les scribes les plus habiles des pays musulmans, et les annalistes les plus renommés, et leur donna l’ordre d’écrire tout ce qui lui était arrivé avec son épouse Schahrazade, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail.

Et ils se mirent à l’œuvre, et écrivirent de la sorte, en lettres d’or, trente volumes, pas un de plus pas un de moins. Et ils appelèrent cette suite de merveilles et d’étonnements : le Livre des Mille nuits et une nuit.

Puis, sur l’ordre du roi Schahriar, ils en tirèrent un grand nombre de copies fidèles, qu’ils répandirent aux quatre coins de l’empire, pour servir d’enseignement aux générations.

Quant au manuscrit original, ils le déposèrent dans l’armoire d’or du règne, sous la garde du vizir du trésor.

Et le roi Schahriar et son épouse la reine Schahrazade, cette bienheureuse, et le roi Schahzamân et son épouse Doniazade, cette charmante, et les trois petits rois, enfants de Schahrazade, vécurent dans les délices et les félicités et les joies, pendant des années et des années, avec des jours plus admirables que les précédents, et des nuits plus blanches que le visage des jours, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis, la Destructrice des palais et la Bâtisseuse des tombeaux, l’inexorable, l’inévitable !

Et telles sont les histoires splendides nommées Mille nuits et une nuit, avec ce qu’il y a en elles de choses extraordinaires, d’enseignements, de merveilles, de prodiges, d’étonnements et de beauté.

Mais Allah est plus savant. Et seul Il peut distinguer dans tout cela ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Il est l’Omniscient !

Or, louanges et gloire, jusqu’à la fin des temps, à Celui
qui reste intangible dans Son éternité, qui change à Son
gré les événements, et n’éprouve aucun changement, le
Maître du Visible et de l’Invisible, le Seul Vivant !
Et la prière et la paix et les plus choisies des
bénédictions   sur   l’élu   du   suprême
Potentat   des     deux mondes, no-
tre seigneur Môhammad, Prince
des Envoyés, le joyau de l’u-
nivers ! À Lui notre re-
cours pour une heu-
reuse et bien-
heureuse
FIN !



TABLE DES MATIÈRES




où sont incluses ces histoires :
 
 166-169
 195-201
 275-286


MELLOTTÉE, IMPRIMEUR
À CHÂTEAUROUX, INDRE