Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/La Tendre histoire du prince Jasmin

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 253-273).


LA TENDRE HISTOIRE DU PRINCE JASMIN
ET DE LA PRINCESSE AMANDE


À mon frère de lait
Gustave-Charles Toussaint.


Il est raconté — mais Allah l’Exalté est plus savant ! — qu’il y avait, dans un pays d’entre les pays musulmans, un vieux roi dont le cœur était comme l’océan, dont l’intelligence était égale à celle d’Aflatoun, dont le naturel était celui des Sages, dont la gloire surpassait celle de Faridoun, dont l’étoile était l’étoile même d’Iskandar, et le bonheur celui de Khosroès Anouchirwân. Et il avait sept fils brillants, pareils aux sept feux des Pléiades. Mais le plus petit était le plus brillant et le plus beau. Il était rose et blanc, et s’appelait le prince Jasmin.

Et, en vérité, le lys et la rose s’évanouissaient en sa présence. Car il avait une taille de cyprès, un visage de tulipe nouvelle, des cheveux de violette, des boucles musquées qui étaient un échantillon de mille nuits obscures, un teint d’ambre blond, des dards recourbés pour cils, de longs yeux de narcisse ; et deux pistaches étaient ses lèvres charmantes. Quant à son front, il faisait honte, par son éclat, à la pleine lune dont il barbouillait de bleu le visage ; et sa bouche aux dents de pierreries, à la langue de rose, sécrétait un doux langage qui faisait oublier la canne à sucre. Ainsi fait, et sémillant, et hardi, il était une idole de séduction pour l’œil des amants.

Or, le prince Jasmin était celui des sept frères qui avait la garde de l’innombrable troupeau de buffles du roi Noujoum-Schah. Et sa demeure était dans les vastes solitudes et les pâturages. Et il était un jour assis à surveiller ses bêtes, en jouant de la flûte, quand il vit s’avancer de son côté un vénérable derviche qui, après les salams, le pria de lui traire un peu de lait. Et le prince Jasmin répondit : « Ô saint derviche, une peine aiguë est en moi de ne pouvoir te satisfaire. Car j’ai trait mes buffles ce matin, et il m’en coûte de ne pas avoir le moyen d’étancher ta soif en ce moment. » Et le derviche lui dit : « Invoque tout de même, sans temporiser, le nom d’Allah, et va traire à nouveau tes buffles. Et la bénédiction descendra. » Et le prince pareil au narcisse répondit par l’ouïe et l’obéissance, et alla, prononçant la formule de l’invocation, à la mamelle de sa plus belle bête. Et la bénédiction descendit ; et le vase se remplit d’un lait bleu et écumant. Et le beau Jasmin le plaça devant le derviche, qui but à sa soif et fut content.

Et alors il se tourna en souriant vers le jeune prince, et lui dit : « Ô enfant délicat, tu n’as point nourri une terre inféconde, et rien n’est plus avantageux pour toi que ce qui vient de se passer. Sache, en effet, que je viens vers toi en messager d’amour. Et je vois que tu mérites vraiment le don de l’amour, qui est le premier des dons et le dernier, selon ces paroles du poète :

» Lorsque rien n’existait, l’amour existait ; et lorsqu’il ne restera plus rien, l’amour restera. Il est le premier et le dernier.

Il est le pont de la vérité ; il est au-dessus de tout ce que l’on peut dire. Il est le compagnon dans l’angle du tombeau.

Il est le lierre qui s’attache à l’arbre et prend sa belle vie verte dans le cœur qu’il dévore. »

Puis le vieux derviche continua : « Oui, mon fils, je viens vers ton cœur en messager d’amour ; mais nul ne m’a envoyé que moi-même. Et si j’ai traversé les plaines et les déserts, c’est que j’étais à la recherche de l’être assez parfait pour mériter d’approcher la féerique jeune fille qu’un matin, passant par un jardin, il me fut donné d’entrevoir. » Et il s’arrêta un moment, puis reprit : « Sache en effet, ô plus léger que le zéphyr, que dans le royaume limitrophe de ce royaume de ton père Noujoum-Schah, vit dans l’attente du jouvenceau de son rêve, dans ton attente, ô Jasmin, une houri de race royale, au visage de fée, honte de la lune, une perle unique dans l’écrin de l’excellence, un printemps de fraîcheur, une niche de beauté. Son corps délicat couleur d’argent est moulé comme le buis ; une taille d’une minceur de cheveu ; un port de soleil ; une démarche de perdrix. Sa chevelure est d’hyacinthe ; ses yeux sorciers sont pareils aux sabres d’Ispahan ; ses joues sont comme, dans le Korân, le verset de la Beauté ; ses sourcils d’arc, comme le sourate du Calam ; sa bouche, taillée dans un rubis, est étonnante ; une petite pomme creusée d’une fossette est son menton, et le grain de beauté qui l’orne est un remède contre le mauvais œil. Ses toutes petites oreilles ne sont pas des oreilles mais des mines de gentillesse, et portent, suspendus en pendants d’oreilles, les cœurs enamourés ; et l’anneau de son nez — une noisette — oblige la pleine lune à se passer au cou la boucle de l’esclavage. Quant à la plante de ses deux petits pieds, elle est tout à fait charmante. Son cœur est un flacon d’odeur scellé, et son esprit est doué du don suprême de l’intelligence. Qu’elle s’avance, et c’est le tumulte de la résurrection ! Elle est la fille du roi Akbar et s’appelle la princesse Amande ; ô bénis soient les noms qui désignent de telles créatures ! »

Et, ayant ainsi parlé, le vieux derviche respira longuement, puis ajouta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, ayant ainsi parlé, le vieux derviche respira longuement, puis ajouta : « Mais je dois te dire, ô source de la sympathie, que cette jeune fille asile de l’amour a le foie grillé de tristesse ; et une montagne de chagrin est sur son cœur. Et la cause en est à un songe qu’elle eut, une nuit, dans son sommeil. Et je l’ai quittée douloureuse, et désolée comme le sumbul. » Puis il dit : « Et maintenant que mes paroles ont été pour ton cœur la semence de l’amour, qu’Allah te sauvegarde et te conduise vers celle qui est dans ton destin. Ouassalam ! »

Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva et s’en alla en sa voie.

Et le cœur du prince Jasmin, par la seule audition de ce discours, fut ensanglanté ; et la flèche de l’amour le pénétra ; et, comme Majnoun amoureux de Leila, il déchira ses vêtements depuis le cou jusqu’à la ceinture ; et, pris dans les cheveux bouclés de la charmante Amande, il jeta cris et soupirs ; et, abandonnant son troupeau, il s’en alla errant, ivre sans vin, agité, silencieux, anéanti dans le tourbillon de l’amour. Car, si le bouclier de la sagesse garantit de toutes les blessures, il est sans vertu contre l’arc de l’amour. Et la médecine de l’avis et des conseils n’avait plus désormais de prise sur l’esprit de l’affligé par pur sentiment. Et voilà pour le prince Jasmin.

Mais pour ce qui est de la princesse Amande, voici.

Une nuit, comme elle dormait sur la terrasse du palais de son père, elle vit se manifester à elle, dans un songe envoyé par les genn de l’amour, un adolescent plus beau que l’amant de Suleika, et qui était, trait pour trait, l’image charmante du prince Jasmin. Et, à mesure que se manifestait devant les yeux de son âme de vierge, cette vision de beauté, le cœur jusque là sans souci de la jeune fille glissait de sa main et devenait le prisonnier du filet des boucles entortillées de l’adolescent. Et elle se réveilla le cœur agité par la rose de son sommeil, et, jetant dans la nuit des cris comme le rossignol, elle se mit à laver son visage avec ses larmes. Et ses servantes accoururent en grand émoi et s’exclamèrent, en la voyant : « Ya Allah ! quel est ce malheur qui fait tomber les larmes de notre maîtresse Amande ? Que s’est-il passé dans son cœur, pendant le sommeil ? Hélas ! voici que semble s’envoler l’oiseau de son intelligence. »

Et des gémissements et des soupirs eurent lieu jusqu’au matin. Et, à l’aurore, le roi, son père, et la reine, sa mère, furent instruits de ce qui se passait. Et, brûlés dans leur cœur, ils vinrent regarder, et virent que leur fille, cette charmante, avait une apparence extraordinaire et un état singulier. Elle était assise, les cheveux et les vêtements en désordre, le visage décomposé, sans nouvelles de son corps et sans attention pour son cœur. Et, à toutes les questions qu’ils lui posaient, elle ne répondait que par le silence, branlant la tête avec pudeur, et répandant ainsi sur l’âme de son père et de sa mère le trouble et la désolation.

Alors on se décida à faire venir les médecins et les savants exorcistes, qui mirent tout en œuvre pour la tirer de son état. Mais ils n’obtinrent aucun résultat ; bien plus, ce fut le contraire qui arriva. Ce que voyant, ils se crurent obligés de recourir à la saignée. Et, lui ayant bandé le bras, ils appliquèrent la lancette. Mais il ne sortit pas une goutte de sang de la veine charmante. Alors ils retirèrent leur main de son traitement, et renoncèrent à l’espoir de la guérir. Et ils s’en allèrent désappointés et confus.

Et quelques jours se passèrent dans cette pénible situation, sans que personne pût comprendre ou expliquer le motif d’un tel changement.

Aussi, un jour que la belle Amande au cœur calciné était plus mélancolique que jamais, ses suivantes la conduisirent, pour la distraire, dans le jardin. Mais là, partout où elle promenait les yeux, elle ne voyait que la face de son bien-aimé : les roses lui offraient sa couleur et le jasmin l’odeur de ses vêtements ; le cyprès balancé, sa taille flexible, et le narcisse, ses yeux. Et, voyant ses cils dans les épines, elle les mettait sur son cœur.

Mais bientôt la belle verdure de ce jardin fit un peu reverdir son cœur fané ; et l’eau jaillissante qu’on lui fit boire diminua la sécheresse de son cerveau. Et les jeunes filles, ses suivantes, du même âge qu’elle, s’assirent en cercle autour de cette beauté, et commencèrent par lui chanter doucement un ghazal léger sur le mode musical mineur et le rythme ramel nonchalant.

Après quoi, la voyant plus accueillante, sa suivante la plus chérie se rapprocha d’elle, et lui dit : « Ô notre maîtresse Amande, sache que, depuis quelques jours, se trouve dans nos terres un adolescent joueur de flûte, venu du pays des nobles Hazara, dont la voix mélodieuse ramène l’oiseau envolé de la raison, arrête l’eau qui coule et l’hirondelle qui vole. Et cet adolescent princier est blanc et rose, et s’appelle Jasmin. Et, en vérité, le lys et la rose s’évanouissent en sa présence. Car sa taille est un balancement de cyprès, son visage une tulipe nouvelle, ses cheveux des violettes, ses boucles musquées un échantillon de mille nuits obscures, son teint de l’ambre blond, ses cils des dards recourbés, ses longs yeux deux narcisses, et deux pistaches sont ses lèvres charmantes. Quant à son front, il fait honte, par son éclat, à la pleine lune et lui barbouille de bleu le visage. Sa petite bouche aux dents de pierreries, à la langue de rose, sécrète un doux langage qui fait oublier la canne à sucre. Et, tel qu’il est, sémillant et hardi, il est une idole de séduction pour l’œil des amants. »

Puis elle ajouta, alors que la princesse Amande était dans la stupeur de la joie ; « Et ce princier joueur de flûte a dû, agile comme le zéphyr matinal et plus léger, franchir les montagnes et les plaines, pour venir de son pays dans le nôtre, et traverser les eaux effrayantes des rivières sans bords, où le cygne lui-même n’est pas en sûreté, et dont le seul aspect donne le vertige aux poules d’eau et aux canards, leur faisant éprouver mille étonnements. Et s’il a surmonté tant de difficultés pour arriver jusqu’ici, c’est qu’un motif caché l’y a déterminé. Et nul motif ne peut décider un prince adolescent à tenter une telle épreuve, sinon l’amour. »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune favorite de la princesse Amande se tut, en observant l’effet de son discours sur sa maîtresse. Et voici que soudain la fille dolente du roi Akbar se leva debout sur ses deux pieds, heureuse et dansante. Et son visage était éclairé par le feu du dedans, et toute son âme ivre jaillissait de ses yeux. Et de tout son mal mystérieux, que nul médecin n’avait compris, plus une trace ne subsistait : les simples paroles d’une jouvencelle parlant d’amour l’avaient fait s’évanouir comme la fumée.

Et, vive comme la gazelle, elle rentra dans ses appartements, suivie par sa favorite. Et elle prit le calam de la joie et le papier de l’union, et écrivit au prince Jasmin, l’adolescent ravisseur de sa raison, le bienheureux qu’elle avait vu en songe avec les yeux de son âme, cette lettre aux blanches ailes :

« Après la louange à Celui qui, sans calam, a tracé l’existence des créatures dans le jardin de la beauté.

« Salut à la rose qui a rendu plaintif le rossignol enamouré !

« Quand j’ai entendu la mention de ta beauté, mon cœur a glissé de ma main.

« Quand tu m’as montré ta face féerique en songe, elle a fait une telle impression sur mon cœur, que j’ai oublié mon père et ma mère, et suis devenue étrangère à mes frères. Qu’a-t-on à faire avec sa famille lorsqu’on est étranger à soi-même ?

« Devant toi, les belles sont balayées comme un torrent, et les flèches de tes cils ont percé mon cœur de part en part.

« Ô ! viens me montrer ta forme charmante dans le réveil, afin que je la voie avec les yeux de ma tête, ô toi qui es instruit des signes de l’amour et qui dois savoir que le vrai chemin du cœur c’est le cœur.

« Et sache enfin que tu es l’eau et l’argile de mon essence, que les roses de mon lit se sont changées en épines, que le cachet du silence est sur mes lèvres, et que j’ai renoncé à me promener nonchalamment…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA MILLIÈME NUIT

Elle dit :

… le cachet du silence est sur mes lèvres, et j’ai renoncé à me promener nonchalamment. »

Et elle plia les deux ailes de la lettre, y glissa un grain de musc pur, et la remit à sa favorite. Et la jeune fille la prit, la porta à ses lèvres et à son front, la plaça sur son cœur, et se rendit, pareille au pigeon, au bois où le prince Jasmin jouait de la flûte. Et elle le trouva assis sous un cyprès, sa flûte à côté de lui, et chantant ce court ghazal.

« Que dirai-je en voyant mon cœur ? c’est le nuage, l’éclair, le mercure, et l’océan ensanglanté.

Quand la nuit de l’absence sera terminée, nous serons réunis comme le cygne et la rivière. »

Et la jeune fille, après avoir baisé la main du prince Jasmin, lui remit la lettre de sa maîtresse Amande. Et il la lut et faillit s’envoler de joie. Et il ne savait plus s’il dormait ou s’il veillait. Et son esprit devint tumultueux et son cœur semblable à la fournaise. Et, lorsqu’il se fut un peu calmé, la jeune fille lui indiqua les moyens d’arriver jusqu’à sa maîtresse, lui donna ses dernières instructions, et revint sur ses pas.

Et donc, à l’heure indiquée et au moment favorable, le prince Jasmin, conduit par l’ange de l’union, prit le chemin qui menait au jardin d’Amande. Et il réussit à pénétrer dans ce lieu, morceau détaché du paradis. Et, à ce moment, le soleil disparaissait à l’horizon occidental, et la lune montrait son visage sous les voiles de l’Orient. Et le jeune homme à la démarche de faon, avisa l’arbre que lui avait indiqué la jeune fille, et monta se cacher entre ses branches.

Et la princesse Amande à la démarche de perdrix, vint avec la nuit dans le jardin. Et elle était vêtue de bleu, et tenait à la main une rose bleue. Et elle leva sa charmante tête vers l’arbre, en tremblant comme le feuillage du saule. Et, dans son émotion, elle ne sut, cette gazelle, si, dans les branches, le visage apparu était celui de la pleine lune ou la face brillante du prince Jasmin. Mais voici ! Comme une fleur mûrie par le désir, ou comme un fruit détaché par son poids précieux, le jouvenceau aux cheveux de violette se détacha d’entre les branches et fut aux pieds de la pâlissante Amande. Et elle reconnut celui qu’elle aimait d’espoir, et le trouva plus beau que l’image de son rêve. Et, de son côté, le prince Jasmin vit que le derviche ne l’avait pas trompé, et que cette lune était la couronne des lunes. Et ils sentirent tous deux leur cœur fixé par les liens de la tendre amitié et de l’affection réelle. Et leur bonheur fut aussi profond que celui de Majnoun et de Leila, et aussi pur que celui des vieux amis.

Et, après les baisers très doux et les expansions de leur âme charmante, ils invoquèrent le Maître du parfait amour, pour que jamais le firmament tyrannique ne fît pleuvoir sur leur tendresse les pierres du trouble et ne déchirât la couture de leur réunion.

Ensuite, pour se mettre désormais à l’abri du poison de la séparation, les deux amants réfléchirent en tête-à-tête, et pensèrent qu’il fallait, sans retard, s’adresser au roi Akbar lui-même, qui, aimant sa fille Amande, n’avait rien à lui refuser.

Et donc, laissant son bien-aimé sous les arbres, la suppliante Amande alla trouver le roi, son père, et, les mains jointes, elle lui dit : « Ô méridien des deux mondes, ta servante vient te faire une demande. » Et son père, extrêmement étonné et charmé à la fois, la souleva de ses deux mains et la serra contre sa poitrine, et lui dit : « Certes, ô l’Amande de mon cœur, ta demande doit être d’une urgence extrême, puisque tu n’hésites pas à quitter ton lit, au milieu de la nuit, pour venir me prier de te l’accorder. Quoi qu’il en soit, ô lumière de l’œil, explique-toi sans crainte, confiante en ton père. » Et la gentille Amande, après avoir hésité pendant quelques instants, releva la tête et tint à son père ce discours habile, disant : « Ô mon père, excuse ta fille si elle vient, à cette heure de la nuit, troubler le sommeil de tes yeux. Mais voici que les forces de la santé me sont revenues, après une promenade nocturne, avec mes suivantes, dans la prairie. Et je viens te dire que j’ai remarqué que nos troupeaux de bœufs et de brebis sont mal soignés et négligemment tenus. Et j’ai pensé que si je rencontrais un serviteur digne de confiance, je te le présenterais, et que tu le chargerais de veiller sur nos troupeaux. Or, par une heureuse rencontre, j’ai trouvé à l’instant cet homme actif et diligent. Il est jeune, bien intentionné, propre à tout, et ne craint ni les fatigues ni les peines ; car la paresse et la nonchalance sont à des parasanges loin de lui. Charge-le donc, ô mon père, de nos bœufs et de nos brebis. »

Lorsque le roi Akbar eut entendu le discours de sa fille, il s’étonna à la limite de l’étonnement, et resta un moment les yeux écarquillés. Puis il répondit : « Par ma vie ! je n’ai jamais entendu dire que l’on engageait au milieu de la nuit les gardiens des troupeaux. Et c’est la première fois que nous arrive pareille aventure. Mais, ô ma fille, je veux bien, à cause du plaisir que tu donnes à mon cœur par ta subite guérison, accéder à ta demande et accepter le jeune homme en question comme gardien de nos troupeaux. Toutefois j’aimerais le voir avec les yeux de ma tête, avant de lui confier ces fonctions. »

Dès qu’elle eut entendu ces paroles de son père, la princesse Amande s’envola avec les ailes de la joie vers le bienheureux Jasmin, et, le prenant par la main, elle le conduisit au palais. Et elle dit au roi : « Voici, ô mon père, ce berger excellent ! Son bâton est solide, et son cœur est éprouvé. » Et le roi Akbar, qu’Allah avait doué de sagacité, s’aperçut aisément que l’adolescent que lui présentait sa fille Amande n’était point de l’espèce de ceux qui gardent les bestiaux. Et il fut en son âme intérieure plein de perplexité. Toutefois, pour ne point faire de la peine à sa fille Amande, il ne voulut ni s’appesantir ni insister sur ces détails, qui avaient leur importance. Et l’aimable Amande, qui devinait ce qui se passait en son esprit, lui dit d’une voix déjà prête à s’émouvoir, et avec des mains jointes : « L’extérieur, ô mon père, n’est pas toujours l’indice de l’intérieur. Et moi je t’assure que ce jeune homme est un berger de lions. » Et, bon gré mal gré, le père d’Amande, pour contenter cette aimable et charmante, mit sur son propre œil le doigt du consentement, et nomma le prince Jasmin, au milieu de la nuit, berger de ses troupeaux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, selon son habitude, se tut.

Et sa sœur, la jeune Doniazade, qui était devenue une adolescente désirable à tous égards, et qui, de jour en jour et de nuit en nuit, se faisait plus charmante et plus belle et plus développée et plus compréhensive et plus silencieuse et plus attentive, se leva à demi du tapis où elle était blottie, et lui dit : « Ô Schahrazade, ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et Schahrazade lui sourit, et l’embrassa et lui dit : « Oui, ma chérie, mais qu’est cela comparé à la suite que je vais raconter la nuit prochaine, si toutefois n’est point fatigué de m’entendre notre maître, ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ? » Et le sultan Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, que dis-tu ? moi, fatigué de l’entendre ? Mais tu instruis mon esprit et tu calmes mon cœur ! Et la bénédiction est sur le pays depuis que je suis avec toi ! Tu peux donc, en toute certitude, nous dire demain la suite de cette histoire délicieuse et tu peux même, si tu n’es pas toi-même fatiguée, nous la continuer cette nuit. Car, en vérité, je désire savoir ce qui va arriver au prince Jasmin et à la princesse Amande ! » Et Schahrazade, à cause de sa discrétion, ne voulut pas abuser de la permission, et sourit et remercia, sans rien dire de plus cette nuit-là.

Et le roi Schahriar la pressa sur son cœur, et s’endormit à ses côtés jusqu’au lendemain. Alors il se leva et sortit présider aux affaires de sa justice. Et il vit arriver son vizir, père de Schahrazade, qui, selon son habitude, tenait sous le bras le linceul destiné à sa fille qu’il s’attendait à voir condamner à mort chaque matin, à cause du serment du Roi concernant les femmes. Mais Schahriar, sans rien lui dire à ce sujet, présida le diwân de la justice. Et les officiers et les dignitaires et les plaignants entrèrent. Et il jugea, et nomma aux emplois, et destitua, et termina les affaires pendantes, et donna ses ordres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Et le vizir, père de Schahrazade et de Doniazade, était, de plus en plus, à la limite de la perplexité et de l’étonnement.

Quant au roi Schahriar, lorsqu’il eut levé la séance et terminé le diwân, il se hâta de rentrer dans ses appartements, auprès de Schahrazade.

ET CETTE NUIT-LÀ ÉTAIT
LA MILLE ET UNIÈME NUIT

Et dès que le roi Schahriar eut fini sa chose ordinaire avec Schahrazade, la jeune Doniazade dit à sa sœur : « Par Allah sur toi, ô ma sœur, si tu n’as pas sommeil, hâte-toi de nous raconter la suite de la tendre histoire du prince Jasmin et de la princesse Amande. » Et Schahrazade caressa les cheveux de sa sœur, et dit : « De tout cœur amical, et comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! » Et elle continua l’histoire en ces termes :

… et il nomma le prince Jasmin, au milieu de la nuit, berger de ses troupeaux.

Et, depuis lors, le prince Jasmin exerça extérieurement la profession de berger, et intérieurement il s’occupait d’amour. Et, le jour, il menait paître les bœufs et les brebis jusqu’à une distance de trois ou quatre parasanges ; et, quand venait le soir, il les rassemblait au moyen des sons de sa flûte et les ramenait dans les étables du roi. Et, la nuit, il habitait le jardin, en compagnie de sa bien-aimée Amande, cette rose de l’excellence. Et telle était son occupation constante.

Mais qui peut affirmer que le bonheur le plus caché restera toujours à l’abri de l’œil jaloux des censeurs ?

En effet, l’attentive Amande avait pour habitude de faire parvenir à son ami, dans le bois, la boisson et la nourriture nécessaires. Et, un jour, cette imprudente de l’amour alla, en cachette, lui porter elle-même un plateau de friandises délicieuses à l’égal de ses lèvres de sucre, des fruits, des noix et des pistaches, le tout gentiment arrangé sur des feuilles d’argent. Et elle lui dit, en lui offrant ces choses : « Qu’elle te soit douce et de facile digestion cette nourriture qui convient à ta bouche délicate, ô perroquet au doux langage et qui ne devrais croquer que du sucre ! » Elle dit, et disparut comme le camphre.

Et lorsque cette amande sans écorce eut ainsi disparu comme le camphre, le berger Jasmin s’apprêta à goûter à ces friandises préparées par les doigts de la fille du roi. Alors il vit s’avancer de son côté l’oncle même de sa bien-aimée, un vieillard hostile et malintentionné, qui passait ses jours à détester tout le monde et à empêcher les musiciens de jouer et les chanteurs de chanter. Et lorsqu’il fut arrivé à côté de l’adolescent, il le regarda avec les yeux torves de la défiance, et lui demanda ce qu’il avait là, devant lui, dans le plateau du roi. Et Jasmin, qui était sans méfiance, crut que le vieillard avait envie de manger. Et il ouvrit son cœur, généreux comme la rose de l’automne, et lui fit don de tout le plateau de friandises.

Et le calamiteux vieillard se retira aussitôt pour aller montrer ces friandises et ce plateau au père d’Amande, le roi Akbar, qui était son propre frère. Et il lui fit voir de la sorte la preuve des rapports d’Amande et de Jasmin.

Et le roi Akbar, en apprenant cela, fut à la limite de la colère, et, faisant venir sa fille Amande, il lui dit : « Ô honte de tes pères, tu as jeté l’opprobre sur notre race ! Jusqu’à ce jour, notre demeure était libre des mauvaises herbes et des épines de la honte. Mais toi, tu as jeté sur moi le nœud coulant de la fourberie, et tu m’y as pris. Et, par les manières câlines que tu as eues envers moi, tu as voilé la lampe de mon intelligence. Ah ! quel est l’homme qui peut se dire sauf des ruses des femmes ? Et le Prophète béni — sur Lui la prière et la paix — a dit, en parlant d’elles : « Ô Croyants, vous avez des ennemis dans vos épouses et dans vos filles ! Elles sont défectueuses quant à la raison et quant à la religion. Elles sont nées d’une côte tordue. Vous les réprimanderez ; et, celles qui vous désobéiront, vous les battrez. » Or moi, comment vais-je te traiter maintenant que tu as joué le jeu de l’inconvenance avec un étranger, gardien de bestiaux, dont l’union ne saurait convenir aux filles des rois ? Dois-je, dis-le-moi, par un coup d’épée, faire voler ta tête et la sienne, et brûler votre double existence dans le feu de la mort ? » Et, comme elle pleurait, il ajouta : « Retire-toi plutôt de ma présence, et va t’enterrer derrière le rideau du harem. Et n’en sors plus sans ma permission. »

Et, ayant puni de la sorte sa fille Amande, le roi Akbar donna l’ordre de faire disparaître le gardien des bestiaux. Or, il y avait, près de la ville, un bois, terrible séjour des bêtes effroyables. Et les hommes les plus braves étaient saisis de crainte en entendant prononcer le nom de cette forêt, et restaient paralysés et les cheveux hérissés. Et là, le matin paraissait être la nuit, et la nuit était pareille au lever sinistre de la Résurrection. Et il y avait là, entre autres épouvantements, deux cochons-daims qui étaient l’effroi des quadrupèdes et des oiseaux, et qui venaient même quelquefois porter la dévastation dans la ville.

Et donc, les frères de la princesse Amande, sur l’ordre du roi, envoyèrent l’infortuné Jasmin dans ce lieu de malheur, avec l’intention de le faire périr. Et l’adolescent, sans se douter de ce qui l’attendait, conduisit là ses bœufs et ses brebis.

Et il entra dans cette forêt à l’heure où l’astre aux deux cornes paraissait à l’horizon, et alors que l’Éthiopien de la nuit tournait son visage vers la fuite. Et, laissant paître ses bêtes à leur gré, il s’assit sur une peau blanche qu’il avait étendue par terre, et prit sa flûte, source d’ivresse.

Et voici que soudain les deux terribles cochons-daims, guidés par l’odorat, arrivèrent à la clairière où était Jasmin, en rugissant à l’imitation du nuage chargé de tonnerre. Et le prince au doux regard les accueillit aux sons de sa flûte, et les immobilisa sous le charme de son jeu. Puis, lentement, il se leva et sortit de la forêt, accompagné par les deux effroyables animaux, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, et suivi par tout le troupeau. Et il arriva de la sorte sous les fenêtres du roi Akbar. Et tout le monde le vit et fut dans la stupéfaction.

Et le prince Jasmin fit entrer dans une cage de fer les deux cochons-daims et les offrit au père d’Amande, en hommage dû. Et le roi fut, de cet exploit, à la limite de la perplexité, et retira sa main de la condamnation de ce lion des héros.

Mais les frères de l’enamourée Amande ne voulurent point abdiquer leur ressentiment, et, pour empêcher leur sœur de s’unir au jeune homme, ils imaginèrent de la marier contre son gré à leur cousin, fils de l’oncle calamiteux. Car ils se disaient : « Il faut lier le pied de cette folle avec la corde solide du mariage. Et alors elle oubliera son amour insensé. » Et ils organisèrent sans délai la procession nuptiale, et firent venir les musiciens et les chanteuses, et les clarinettes et les tambourineurs.

Et, tandis que ces tyrans veillaient ainsi aux cérémonies de ce mariage oppresseur, la désolée Amande, revêtue contre son gré de robes splendides et d’ornements d’or et perles, qui annonçaient une nouvelle épousée, était assise sur un élégant lit de parade recouvert de draps brochés d’or, semblable à la fleur sur l’arbrisseau, mais avec la tristesse et l’abattement à ses côtés, le cachet du mutisme sur les lèvres, silencieuse comme le lis, immobile comme l’idole. Et, jeune morte, en apparence, dans la main des vivants, son cœur palpitait comme le coq qu’on égorge, son âme était habillée d’un vêtement de crépuscule, son sein était déchiré par l’ongle de la douleur, et son esprit effervescent songeait avec des yeux noirs au corbeau d’argile qui allait devenir son compagnon de lit. Et elle était sur le sommet du Caucase des peines.

Mais voici que le prince Jasmin, invité avec les autres serviteurs aux noces de sa maîtresse, lui donna, par une simple rencontre de leurs yeux, un espoir libérateur des liens de la douleur. Car, qui ne sait que, par de simples regards, les amants peuvent se dire vingt choses dont personne n’a la moindre idée ?

Aussi, quand vint la nuit, et que la princesse Amande fut introduite, en nouvelle mariée, dans la chambre nuptiale, alors seulement le destin montra sa face heureuse aux amants, et vivifia leur cœur avec les huit odeurs. Et la belle Amande, mettant à profit l’instant de solitude qu’on lui avait laissé dans cette chambre où allait pénétrer son cousin, sortit sans bruit dans ses vêtements d’or, et prit son vol vers Jasmin le bienheureux. Et ces deux amants bénis se prirent par la main et, plus légers que le zéphyr rosé, ils disparurent et s’évanouirent comme le camphre.

Et depuis lors nul ne sut retrouver leur trace, et nul n’entendit parler d’eux ou du lieu de leur retraite. Car, sur la terre, quelques-uns seulement d’entre les fils des hommes sont dignes du bonheur, de suivre le chemin qui mène au bonheur, et d’approcher de la maison où se cache le bonheur.

Or, gloire à jamais et louanges multiples au Rétributeur, Maître de la joie, de l’intelligence et du bonheur. Amîn !