Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/La Fin de Giafar et des Barmakides

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 227-252).


LA FIN DE GIAFAR ET DES BARMAKIDES


Voici donc, ô Roi fortuné, cette histoire pleine de larmes, qui marque le règne du khalifat Haroun Al-Rachid d’une tache de sang que ne sauraient laver les quatre fleuves.

Tu sais déjà, ô mon maître, que le vizir Giafar était l’un des quatre fils de Yahia ben Khaled ben Barmak. Et son frère aîné était El-Fadl, frère de lait d’Al-Rachid. Car, à cause de la grande amitié et du dévouement sans bornes qui liait la famille de Yahia à celle des Abbassides, la mère d’Al-Rachid, la princesse Khaïzarân, et la mère d’Al-Fadl, la noble Itâbah, unies elles-mêmes par la plus vive affection et la plus profonde tendresse, avaient échangé leurs nourrissons, qui étaient à peu près du même âge, donnant chacune au fils de son amie le lait qu’Allah avait destiné à son propre fils. Et c’est pourquoi Al-Rachid appelait toujours Yahia « mon père », et Al-Fadl « mon frère »…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’est pourquoi Al-Rachid appelait toujours Yahia « mon père », et Al-Fadl « mon frère ».

Quant à l’origine des Barmakides, les chroniqueurs les plus réputés et les plus dignes de foi la placent dans la ville de Balkh, dans le Khorassân, où déjà cette famille occupait un rang distingué. Et c’est à peu près une centaine d’années après l’hégire de notre Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! — que cette illustre famille vint se fixer à Damas, sous le règne des khalifats ommiades. Et c’est alors que le chef de cette famille, qui était sectateur de la religion des mages, se convertit à la vraie foi et se purifia et s’ennoblit par l’Islam. Or, cela advint exactement sous le règne de Hescham l’Ommiade.

Mais ce ne fut toutefois qu’après l’avènement des descendants d’Abbas au trône des khalifats, que la famille des Barmakides fut admise au conseil des vizirs, et illumina la terre de son éclat. Car le premier vizir sorti de son sein fut Khaled ben Barmak, qui fut choisi comme grand-vizir par le premier des Abbassides, Abou’l Abbas Es-Saffah. Et, sous le règne d’Al-Mahdi, troisième Abbasside, Yahia ben Khaled fut chargé de l’éducation de Haroun Al-Rachid, le fils préféré du khalifat, ce même Haroun qui était né seulement sept jours après El-Fadl, fils de Yahia.

Aussi, lorsqu’après la mort inopinée de son frère aîné Al-Hadi, Haroun Al-Rachid eut vêtu les insignes de la toute-puissance khalifale, il n’eut pas besoin de revenir aux souvenirs de sa première enfance, passée aux côtés des jeunes enfants Barmakides, pour appeler Yahia et ses deux fils à partager son pouvoir souverain ; il n’avait qu’à se rappeler, les soins donnés à sa jeunesse par Yahia, et l’éducation qu’il lui devait, et le dévouement dont ce serviteur de toutes les fidélités venait de lui donner la preuve en bravant, pour lui assurer l’héritage du trône, les menaces terribles d’Al-Hadi, mort la nuit même où il voulait faire trancher la tête de Yahia et de ses enfants.

Aussi, lorsque Yahia vint, au milieu de la nuit, en compagnie de Massrour, réveiller Haroun pour lui apprendre qu’il était le maître de l’empire et le khalifat d’Allah sur la terre, Haroun lui donna immédiatement le titre de grand-vizir, et nomma vizirs ses deux fils El-Fadl et Giafar. Et il commença ainsi son règne sous les auspices les plus heureux.

Et dès lors la famille des Barmakides fut à son siècle ce qu’est un ornement sur le front et une couronne sur la tête. Et le destin leur prodigua tout ce que ses faveurs ont de plus séduisant, et les combla de ses dons les plus choisis. Et Yahia et ses fils devinrent des astres brillants, de vastes océans de générosité, des torrents impétueux de grâces, des pluies bienfaisantes. Le monde fut vivifié de leur souffle, et l’empire porté au plus haut sommet de la splendeur. Et ils étaient le refuge des affligés et la ressource des malheureux. Et c’est d’eux que le poète Abou-Nôwas, entre mille, a dit :

Depuis que le monde vous a perdus, ô fils de Barmak, les routes, au crépuscule du matin et au crépuscule du soir, ne sont plus couvertes de voyageurs.

Ils étaient, en effet, des vizirs sages, des administrateurs admirables, remplissant le trésor public, éloquents, instruits, fermes, d’un bon conseil, et généreux à l’égal de Hatim-Taï. Ils étaient des sources de félicité, des vents bienfaisants qui amènent les nuages fécondateurs. Et c’est surtout grâce à leur prestige que le nom et la gloire de Haroun Al-Rachid retentirent depuis les plateaux de l’Asie centrale jusqu’au fond des forêts nordiques, et depuis le Maghreb et l’Andalousie jusqu’aux frontières extrêmes de la Chine et de la Tartarie.

Et voici que soudain les fils de Barmak, de la plus haute fortune qu’il soit donné aux fils d’Adam d’atteindre, furent précipités au sein des plus affreux revers, et burent à la coupe de la Distributrice des calamités. Car, ô retour du temps ! les nobles fils de Barmak étaient non seulement les vizirs qui administraient le vaste empire des khalifats, mais ils étaient les amis chers, les compagnons inséparables de leur roi. Et Giafar, en particulier, était le cher commensal dont la présence était plus nécessaire à Al-Rachid que la lumière de ses yeux. Et il était arrivé à occuper une si large place dans le cœur et la pensée d’Al-Rachid, qu’un jour Al-Rachid en vint jusqu’à ceci, qu’il fit faire un manteau à double encolure et qu’il s’y enveloppa avec son ami Giafar, tout comme s’ils n’étaient tous deux qu’un seul homme. Et il agit ainsi avec Giafar jusqu’à la terrible catastrophe finale.

Or, ô peine de mon âme ! voici comment advint cet événement lugubre qui obscurcit le ciel de l’Islam, et jeta la désolation dans tous les cœurs, éclat de foudre du ciel destructeur.

Un jour — qu’ils soient loin de nous les jours pareils à celui-là ! — Al-Rachid, de retour d’un pèlerinage à la Mecque, se rendait par eau de Hira à la ville d’Anbar. Et il s’arrêta à un couvent nommé Al-Oumr, sur les bords de l’Euphrate. Et la nuit vint pour lui, comme les autres nuits, au milieu des festins et des plaisirs.

Mais, cette fois, son commensal Giafar n’était point en sa compagnie. Car Giafar était à la chasse, depuis quelques jours, dans les plaines voisines du fleuve. Toutefois les dons et les cadeaux d’Al-Rachid le suivaient partout. Et, à chaque heure du jour, il voyait arriver sous sa tente quelque messager du khalifat lui apportant, en marque d’affection, quelque précieux présent plus beau que le précédent.

Or, cette nuit-là — qu’Allah nous fasse ignorer de telles nuits ! — Giafar était assis sous sa tente, en compagnie du médecin Gibraïl Bakhtiassoû, qui était le médecin particulier d’Al-Rachid, et dont AlRachid s’était privé pour qu’il accompagnât son cher Giafar. Et il y avait également, sous la tente, le poète favori d’Al-Rachid, Abou-Zaccar l’aveugle, dont Al-Rachid s’était également privé pour qu’il égayât de ses improvisations son cher Giafar, au retour de la chasse.

Et c’était l’heure du repas. Et Abou-Zaccar l’aveugle chantait, en s’accompagnant sur la mandole, des vers philosophiques sur l’inconstance du sort…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’était l’heure du repas. Et Abou-Zaccar l’aveugle chantait, en s’accompagnant sur la mandole, des vers philosophiques sur l’inconstance du sort. Et voici que brusquement, à l’entrée de la tente, apparut Massrour le porte-glaive du khalifat et l’exécuteur de sa colère. Et Giafar le voyant entrer ainsi, contre toute étiquette, sans demander l’audience et sans même annoncer sa venue, devint bien jaune de teint, et dit à l’eunuque : « Ô Massrour sois le bienvenu, car je te vois toujours avec un nouveau plaisir. Mais je m’étonne, ô mon frère, que, pour la première fois de notre vie, tu ne te sois pas fait précéder de quelque serviteur pour m’annoncer ta visite. » Et Massrour, sans même jeter le salam à Giafar, répondit : « Le sujet qui m’amène est trop grave pour me permettre ces futiles formalités. Lève-toi, ô Giafar, et prononce la scheada pour la dernière fois. Car l’émir des Croyants demande ta tête. »

En entendant ces paroles, Giafar se leva sur ses pieds, et dit : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! Nous sortons des mains d’Allah, et tôt ou tard nous retournons entre Ses mains ! » Puis il se tourna vers le chef des eunuques, son ancien compagnon, son ami de tant d’années et de tous les instants, et lui dit : « Ô Massrour, un tel ordre n’est pas possible. Notre maître l’émir des Croyants a dû te le donner dans un moment d’ivresse. Je te supplie, ô mon ami de toujours, en souvenir de nos promenades ensemble et de notre commune vie de jour et de nuit, de retourner auprès du khalifat, pour voir si je ne me trompe pas. Et tu constateras qu’il aura déjà oublié de telles paroles ! » Mais Massrour dit : « Ma tête répond de la tienne. Je ne puis reparaître en présence du khalifat que ta tête à la main. Écris donc tes dernières volontés, c’est la seule grâce qu’il me soit possible, à cause de l’ancienne amitié, de t’accorder. » Alors Giafar dit : « Nous appartenons tous à Allah ! Je n’ai point de dernières volontés à écrire. Qu’Allah allonge la vie de l’émir des Croyants des jours qui me sont enlevés ! »

Puis il sortit de sa tente, s’agenouilla sur le cuir du sang, que venait d’étendre sur le sol le porte-glaive Massrour, et se banda les yeux de ses propres mains. Et il fut décapité. Qu’Allah l’ait en Sa compassion !

Après quoi, Massrour s’en retourna vers l’endroit où campait le khalifat, et entra en sa présence, portant sur un bouclier la tête de Giafar. Et Al-Rachid regarda la tête de son ancien ami, et soudain il cracha dessus.

Mais son ressentiment et sa vengeance ne s’arrêtèrent pas là. Il donna l’ordre que le corps décapité de Giafar fût crucifié sur le pont de Baghdad, à une extrémité, et que la tête fût exposée à l’autre extrémité : supplice qui dépassait en dégradation et en ignominie celui des plus vils malfaiteurs. Et il ordonna également qu’au bout de six mois les restes de Giafar fussent brûlés sur du crottin de bestiaux, et jetés dans les latrines. Et tout cela fut exécuté.

Aussi, ô pitié et misère ! le scribe Amrani put-il écrire, sur la même page du registre des comptes du trésor : « Pour une robe d’apparat, donnée par l’émir des Croyants en présent à son vizir Giafar, fils de Yahia Al-Barmaki, quatre cent mille dinars d’or. » Et, peu de temps après, sans aucune autre addition, sur cette même page : « Naphte, roseaux et fumier pour brûler le corps de Giafar ben Yahia, dix drachmes d’argent. »

Telle fut la fin de Giafar. Quant à Yahia, son père, le père nourricier d’Al-Rachid, et à Al-Fadl, son frère, le frère de lait d’Al-Rachid, ils furent arrêtés dès le lendemain, avec tous les Barmakides, au nombre de mille environ, qui occupaient des charges ou des emplois. Et ils furent tous plongés, pêle-mêle, au fond d’infects cachots, tandis que leurs immenses biens étaient confisqués et que leurs femmes et leurs enfants erraient sans asile, et sans que personne osât les regarder. Et les uns moururent d’inanition, et les autres par strangulation, excepté Yahia, son fils Al-Fadl, et le frère de Yahia, Môhammad, qui moururent dans les tortures. Qu’Allah les ait tous en Sa compassion ! Leur disgrâce fut terrible !


— Et maintenant, ô Roi du temps, si tu souhaites connaître le motif de cette disgrâce des Barmakides, et de leur fin lamentable, voici.

Un jour, la jeune sœur d’Al-Rachid, Aliyah, quelques années après la fin des Barmakides, se prit à dire au khalifat qui la caressait : « Ô mon seigneur, je ne te vois plus un jour de calme et de tranquillité réelle depuis la mort de Giafar et la disparition de sa famille. Pour quel motif prouvé ont-ils encouru ta disgrâce ? » Et Al-Rachid, assombri soudain, repoussa la jeune princesse, et lui dit : « Ô mon enfant, ma vie, le seul bonheur qui me reste ! que te servirait de le connaître, ce motif ? Si je savais, en effet, que ma chemise le connût, je la déchirerais en morceaux ! »

Or donc, les historiens et les maîtres des annales sont loin d’être d’accord sur les causes de cette catastrophe. Du reste voici les versions qui nous sont parvenues dans leurs écrits.

Selon les uns, ce sont les libéralités sans nombre de Giafar et des Barmakides, dont le récit fatiguait l’oreille même de ceux qui les avaient acceptées, qui, leur créant encore plus d’envieux et d’ennemis que d’amis et d’obligés, avaient fini par donner de l’ombrage à Al-Rachid. En effet, il n’était bruit que de la gloire de leur maison ; on ne pouvait parvenir aux faveurs que par eux, directement ou indirectement ; les membres de leur famille remplissaient à la cour de Baghdad, à l’armée, dans la magistrature et dans les provinces, les postes les plus élevés ; les plus beaux domaines qui avoisinaient la ville leur appartenaient ; les abords de leur palais étaient plus encombrés par la foule des courtisans et des quémandeurs que ceux de la demeure du khalifat. Du reste, voici en quels termes s’exprime à cet égard le médecin d’Al-Rachid, ce même Gibraïl Bakhtiassoû qui se trouvait dans la tente de Giafar lors de la nuit fatale. Il dit : « J’entrai un jour dans l’appartement d’Al-Rachid, qui habitait alors le palais nommé Kasr el Khould, à Baghdad. Les Barmakides, eux, logeaient de l’autre côté du Tigre, et il n’y avait entre eux et le palais du khalifat que la largeur du fleuve. Et, ce jour-là, Al-Rachid remarquant la multitude de chevaux qui étaient arrêtés devant la demeure de ses favoris, et la foule qui se pressait à leur porte, dit devant moi, comme se parlant à lui-même : « Qu’Allah récompense Yahia et ses fils El-Fadl et Giafar ! Ils se sont chargés à eux seuls de tout l’embarras des affaires, et, en me soulageant de ce soin, ils m’ont laissé le temps de regarder autour de moi, et de vivre à ma guise. » C’est là ce qu’il dit ce jour-là. Mais une autre fois, appelé de nouveau auprès de lui, je remarquai qu’il commençait déjà à ne plus voir du même œil ses favoris. En effet, ayant regardé par les fenêtres de son palais, et ayant observé la même affluence de gens et de chevaux que la première fois, il dit : « Yahia et ses fils se sont emparés de toutes les affaires ; ils me les ont toutes enlevées. Ce sont eux vraiment qui exercent la puissance khalifale, alors que je n’en ai que l’apparence à peine. » Cela, je l’entendis. Et je connus dès lors qu’ils tomberaient dans la disgrâce : ce qui arriva effectivement. »

Selon d’autres annalistes, au mécontentement caché, à la jalousie toujours croissante d’Al-Rachid, à leurs magnifiques manières qui leur créaient de redoutables ennemis et des détracteurs anonymes qui les desservaient auprès du khalifat, soit par des poésies acerbes non signées, soit par de la prose perfide ; à tout le faste, à tout l’apparat et à toutes les choses dont les rois ne sauraient d’ordinaire supporter la concurrence, vint se joindre une grande imprudence commise par Giafar. Un jour, Al-Rachid l’avait chargé de faire périr secrètement un descendant d’Ali et de Fatimah, la fille du Prophète, qui s’appelait El-Saïed Yahia ben Abdallah El-Hossaïni. Mais Giafar, par pitié et mansuétude, fit évader cet Alide, dont l’influence était jugée par Al-Rachid comme dangereuse pour l’avenir de la dynastie abbasside. Or, cette action généreuse de Giafar ne tarda pas à être divulguée et rapportée au khalifat avec tous les commentaires faits pour en aggraver les conséquences. Et le ressentiment d’Al-Rachid, à cette occasion, devint la goutte de fiel qui fit déborder la coupe de la colère. Et il interrogea à ce sujet Giafar qui, avec une grande franchise, avoua son action, en ajoutant : « J’ai agi pour la gloire et le bon renom de mon maître l’émir des Croyants ! » Et Al-Rachid, fort pâle, dit : « Tu as bien agi ! » Mais on l’entendit qui murmurait : « Qu’Allah me fasse périr si je ne te fais pas périr, ô Giafar ! »

Selon d’autres historiens, il faudrait chercher la cause de la disgrâce des Barmakides, dans leurs opinions hérétiques en face de l’orthodoxie musulmane. Il ne faut pas oublier, en effet, que leur famille, avant sa conversion à l’Islam, professait à Balkh la religion des mages. Et on dit que, lors de l’expédition dans le Khorassân, berceau primitif de ses favoris, Al-Rachid avait remarqué que Yahia et ses fils faisaient tout leur possible pour empêcher la destruction des temples et des monuments des mages. Et, dès lors, il eut sur leur foi des soupçons qui ne firent que s’aggraver par la suite, quand il vit les Barmakides user de douceur, en toutes circonstances, envers les hérétiques de toutes sortes, surtout envers ses ennemis personnels les guèbres et les zanadikah, et autres dissidents et réprouvés. Et ce qui ferait admettre cette opinion, ajoutée aux autres motifs déjà énoncés, c’est que, immédiatement après la mort d’Al-Rachid, des troubles religieux d’une gravité sans précédent éclatèrent à Baghdad, et faillirent porter une atteinte fatale à l’orthodoxie musulmane.

Mais, en dehors de tous ces motifs, la cause la plus probable de la fin des Barmakides nous est rapportée par le chroniqueur Ibn-Khillikân, et par Ibn El-Athir. Ils disent :

C’était au temps où Giafar, fils de Yahia le Barmakide, était si proche du cœur de l’émir des Croyants, que le khalifat avait fait confectionner ce manteau à deux encolures l’une à côté de l’autre, dont il s’enveloppait avec Giafar tout comme s’ils n’avaient été tous deux qu’un seul homme. Et cette intimité était si grande que le khalifat ne pouvait plus se séparer de son favori, et le voulait voir sans cesse auprès de lui.

Or, Al-Rachid aimait également d’une extraordinaire et très profonde tendresse sa propre sœur Abbassah, jeune princesse ornée de tous les dons, la femme la plus remarquable de son époque. Et elle était, entre toutes les femmes de sa famille et de son harem, la plus chère au cœur d’Al-Rachid. Et il ne pouvait vivre que près d’elle, tout comme si elle était un Giafar femme. Et ces deux amitiés faisaient son bonheur ; mais il les lui fallait réunies, en jouissance simultanée ; car l’absence de l’une détruisait le charme qu’il éprouvait de l’autre. Et que Giafar ou Abbassah ne fût pas avec lui, il n’avait plus qu’une joie incomplète, et il souffrait. C’est pourquoi il lui fallait ensemble ses deux amis. Mais nos lois saintes défendent à l’homme, qui n’est point parent rapproché, de regarder la femme dont il n’est pas le mari ; et elles défendent à la femme de laisser voir sa figure à un homme qui lui est étranger. Transgresser ces prescriptions est un grand déshonneur, une honte, une offense à la pudeur de la femme. Aussi Al-Rachid, qui était un rigoureux observateur de la loi dont il avait la garde, ne pouvait avoir ses deux amis auprès de lui sans qu’ils fussent dans une contrainte fatigante, et dans une position difficile et inconvenante.

C’est pourquoi, voulant transformer une situation qui le gênait et lui déplaisait, il se décida, un jour, à dire à Giafar : « Ô Giafar, mon ami, je n’ai de joie vraie, sincère et complète qu’en ta compagnie et en celle de ma bien-aimée sœur Abbassah. Or, comme votre position relative me gêne et vous gêne, je veux te marier avec Abbassah, afin que désormais, sans inconvénient, sans motif de scandale et sans péché, vous puissiez vous trouver tous deux auprès de moi. Mais je vous demande expressément de ne jamais vous réunir, ne fût-ce qu’un instant, hors de ma présence. Car je ne veux entre vous que la formalité et l’apparence du mariage légal ; mais je ne veux pas les conséquences du mariage, qui peuvent léser, dans leur héritage khalifat, les nobles fils d’Abbas. » Et Giafar s’inclina devant ce désir de son maître, et répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et il fallut accepter cette condition singulière. Et le mariage fut prononcé et sanctionné légalement.

Et donc, suivant les conditions imposées, les deux jeunes époux ne se rencontraient qu’en présence du khalifat, et rien de plus. Et, même là, leurs regards se croisaient à peine, quelquefois. Quant à Al-Rachid, il jouissait à pleine jouissance de la double amitié si vive qu’il éprouvait pour ce couple, que désormais il torturait, sans avoir l’air de s’en douter. Car depuis quand l’amour a-t-il pu obéir aux exigences des censeurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Car depuis quand l’amour a-t-il pu obéir aux exigences des censeurs ? Et le moyen qu’une pareille contrainte, entre deux êtres jeunes et beaux, ne soulève et ne remue pas les émotions et les désirs de l’amour ?

Et voici, en effet, que ces deux époux qui avaient le droit de s’aimer et de se laisser aller aux entraînements de leur mutuel amour si légitime, réduits maintenant à l’état de soupirants, s’enivraient chaque jour davantage de cette ivresse cachée qui concentre la fièvre au cœur. Et voici qu’Abbassah, tourmentée par cet état d’épouse séquestrée, devint folle de son mari. Et elle finit par informer Giafar de ce qu’elle avait d’amour. Et elle l’appela à elle, et le sollicita, en cachette, de toutes les manières. Mais Giafar, en homme loyal et prudent, résista à toutes les sollicitations et ne se rendit point chez Abbassah. Car il se sentait retenu par le serment prêté à Al-Rachid. Et, du reste, il savait, mieux que tout autre, combien le khalifat avait de hâte dans l’exécution de ses vengeances.

Lors donc que la princesse Abbassah vit que ses sollicitations et ses prières demeuraient sans succès, elle recourut à d’autres voies. Ainsi font les femmes, d’ordinaire, ô Roi du temps. Usant en effet de stratagème, elle envoya dire à la noble Itâbah, mère de Giafar : « Ô notre mère, il faut que tu m’introduises sans retard chez ton fils Giafar, mon époux légal, tout comme si j’étais une de ces esclaves que tu lui procures chaque jour. » Car, chaque vendredi, la noble Itâbah avait pour habitude d’envoyer à son bien-aimé fils Giafar une jeune esclave vierge, choisie entre mille, intacte et parfaitement belle. Et Giafar ne s’approchait de la jeune fille qu’après s’être régalé, et s’être imbibé de vins généreux.

Mais la noble Itâbah, au reçu de ce message, refusa énergiquement de se prêter à cette sorte de trahison que voulait Abbassah, et donna à entrevoir à la princesse ce qu’il y avait, en cette affaire, de périls pour tout le monde. Mais la jeune épouse enamourée insista, pressante jusqu’à la menace, et ajouta : « Réfléchis, ô notre mère, aux conséquences de ton refus. Pour ma part, ma résolution est arrêtée, et je l’accomplirai malgré toi, quoi qu’il puisse m’en coûter. Je préfère perdre la vie que de renoncer à Giafar et à mes droits sur lui. »

Il fallut donc que l’éplorée Itâbah cédât devant de telles extrémités, pensant qu’il était encore préférable que la chose fût accomplie par son intermédiaire, dans les meilleures conditions de sécurité. Elle promit donc son concours à Abbassah pour la réussite de ce complot si innocent et si dangereux. Et elle alla, sans retard, annoncer à son fils Giafar qu’elle lui enverrait bientôt une esclave qui n’avait point sa pareille en grâce, en élégance et en beauté. Et elle lui en fit une description si enthousiaste, qu’il sollicita avec chaleur, pour le plus tôt, le don qui lui était promis. Et Itâbah manœuvra si bien que Giafar, affolé de désir, se mit à attendre la nuit avec une impatience sans précédent. Et sa mère, le voyant au point voulu, envoya dire à Abbassah : « Prépare-toi pour ce soir. »

Et Abbassah se prépara, et s’orna de parures et de bijoux, à la manière des esclaves, et vint chez la mère de Giafar, qui l’introduisit, à la tombée de la nuit, dans l’appartement de son fils.

Or, Giafar, étourdi un peu par la fermentation des vins, ne s’aperçut pas que l’esclave adolescente, debout entre ses mains, était son épouse Abbassah. Et d’ailleurs il n’avait pas les traits d’Abbassah bien fixés dans l’esprit. Car jusque-là, dans leurs séances communes chez le khalifat, il ne l’avait qu’entrevue ; et il n’avait jamais osé, dans la crainte de déplaire à Al-Rachid, fixer son regard sur son épouse Abbassah, qui, de son côté, par pudeur, détournait toujours la tête, à chaque coup d’œil furtif de Giafar.

Et donc, lorsque le mariage fut consommé de fait, et après une nuit passée dans les transports d’un amour partagé, Abbassah se leva pour partir, et, avant de se retirer, elle dit à Giafar : « Comment trouves-tu les filles des rois, ô mon maître ? Sont-elles différentes, dans leurs manières, des esclaves que l’on vend et que l’on achète ? Que t’en semble, dis ? » Et Giafar, étonné, demanda : « Quelles filles de rois vises-tu dans tes paroles ? En serais-tu une toi-même ? Quelque captive, peut-être, de nos guerres victorieuses ? » Elle répondit : « Ô Giafar, je suis ta captive, ta servante, je suis Abbassah, sœur d’Al-Rachid, fille d’Al-Mahdi, du sang d’Abbas, oncle du Prophète béni ! »

En entendant ces paroles, Giafar fut à la limite de la stupéfaction, et, revenu soudain de l’éblouissement de l’ivresse, il s’écria : « Tu t’es perdue et tu nous as perdus, ô fille de mes maîtres ! »

Et, en hâte, il entra chez sa mère Itâbah, et lui dit : « Ô ma mère, ma mère, tu m’as vendu bon marché ! » Et l’attristée épouse de Yahia raconta à son fils comment elle avait été forcée de recourir à cette ruse, pour ne pas attirer sur leur maison de plus grands malheurs. Et voilà pour ce qui la regardait.

Quant à Abbassah, elle devint mère, et donna le jour à un fils. Et elle confia l’enfant à la surveillance d’un serviteur dévoué appelé Ryasch, et aux soins maternels d’une femme appelée Barrah. Puis, craignant sans doute que la chose s’ébruitât, malgré toutes les précautions, et parvînt à la connaissance d’Al-Rachid, elle envoya à la Mecque le fils de Giafar en compagnie de deux serviteurs.

Or Yahia, père de Giafar, avait, dans ses prérogatives, la garde et l’intendance du palais et du harem d’Al-Rachid. Et il avait pour habitude, après une certaine heure de la nuit, de fermer les portes de communication du palais et d’en emporter les clés. Or, cette sévérité finit par devenir une gêne pour le harem du khalifat, et surtout pour Sett Zobéida qui alla s’en plaindre amèrement à son cousin et époux Al-Rachid, en maudissant le vénérable Yahia et ses rigueurs déplacées. Et Al-Rachid, quand Yahia se présenta, lui dit : « Père, qu’a donc Zobéida à se plaindre de toi ? » Et Yahia demanda : « Est-ce que l’on m’accuse du côté de ton harem, ô émir des Croyants ? » Al-Rachid sourit et dit : « Non pas, ô père ! » Et Yahia dit : « En ce cas, ne tiens pas compte de ce qui t’est dit sur moi, ô émir des Croyants. » Et, dès lors, il redoubla encore de sévérité, si bien qu’une nouvelle fois Sett Zobéida se plaignit avec aigreur et ressentiment à Al-Rachid, qui lui dit : « Ô fille de l’oncle, il n’y a pas lieu vraiment d’accuser mon père nourricier Yahia pour rien de ce qui concerne le harem. Car Yahia ne fait qu’exécuter mes ordres et accomplir son devoir. » Et Zobéida répliqua avec véhémence : « Eh, par Allah ! que ne s’occupe-t-il donc un peu plus de son devoir, qui est d’empêcher les imprudences de son fils Giafar. » Et Al-Rachid demanda : « Quelles imprudences ? Qu’y a-t-il ? » Alors Zobéida raconta l’affaire d’Abbassah, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Et Al-Rachid, devenu sombre, demanda : « Et y a-t-il des preuves de cela ? » Elle répondit : « Et quelle meilleure preuve que l’enfant qu’elle a eu de Giafar ? » Il demanda : « Où est-il, cet enfant ? » Elle répondit : « Dans la ville sainte, berceau de nos aïeux. » Il demanda : « D’autres que toi ont-ils connaissance de cela ? » Elle répondit : « Il n’y a pas dans ton harem et dans ton palais une seule femme, fût-ce la dernière esclave, qui ne le sache. »

Et Al-Rachid n’ajouta pas une parole de plus. Mais, peu de temps après, il annonça son intention d’aller en pèlerinage à la Mecque. Et il partit, emmenant Giafar avec lui.

Or, de son côté, Abbassah expédia aussitôt une lettre à Ryasch et à la nourrice, leur ordonnant de quitter immédiatement la Mecque et de passer avec l’enfant dans l’Yémen. Et ils s’éloignèrent en toute hâte.

Et le khalifat arriva à la Mecque. Et tout de suite il chargea quelques-uns de ses affidés intimes de se mettre à la recherche et de s’enquérir de l’enfant. Et il obtint la vérification du fait, et apprit que l’enfant existait, et était en parfaite santé. Et il réussit à se saisir de lui dans l’Yémen, et à l’envoyer en secret à Baghdad.

Et c’est alors, qu’à son retour du pèlerinage, étant en campement au couvent Al-Oumr, près d’Anbar, sur l’Euphrate, il donna le terrible ordre en question, concernant Giafar et les Barmakides. Et il arriva ce qui arriva.

Quant à l’infortunée Abbassah et à son fils, ils furent tous deux enterrés vifs dans une fosse creusée sous l’appartement même habité par la princesse.

Qu’Allah les ait tous en Sa compassion !

Enfin, il me reste encore à te dire, ô Roi fortuné, que d’autres chroniqueurs dignes de foi racontent que Giafar et les Barmakides n’avaient rien fait pour mériter une telle disgrâce, et que cette fin lamentable leur échut parce que c’était simplement écrit dans leur destinée, et que le temps de leur puissance était écoulé.

Mais Allah est plus savant !

Et, pour terminer, voici un trait qui nous est rapporté par le célèbre poète Môhammad, de Damas. Il dit :

J’entrai un jour dans un hameau pour prendre un bain. Et le maître baigneur chargea de me servir un jeune garçon fort bien fait. Et moi, pendant que me soignait le jeune garçon, je me mis, je ne sais par quelle fantaisie, à me chanter à moi-même, à mi-voix, des vers que j’avais autrefois composés pour célébrer la naissance du fils de mon bienfaiteur El-Fadl ben Yahia El-Barmaki. Et voici que tout à coup le jeune garçon qui me servait tomba par terre sans connaissance. Puis, quelques instants après, il se releva et, le visage baigné de larmes, il prit aussitôt la fuite, me laissant seul au milieu de l’eau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… il se releva et, le visage baigné de larmes, il prit aussitôt la fuite, me laissant seul au milieu de l’eau.

Et moi, étonné, je sortis du bain, et je reprochai vivement au maître baigneur de m’avoir donné, pour mon service de bain, un épileptique. Mais le maître baigneur me jura qu’il n’avait jamais jusque-là reconnu cette maladie dans ce jeune serviteur. Et, pour me prouver son dire, il fit venir le jeune garçon en ma présence. Et il lui demanda : « Qu’est-il donc arrivé, que ce seigneur soit si mécontent de ton service ? » Et le jeune garçon, qui me parut revenu de son trouble, baissa la tête, puis, se tournant de mon côté, il me dit : « Ô mon maître, connais-tu l’auteur des vers que tu récitais pendant le bain ? » Et je répondis : « Par Allah ! c’est moi-même. » Et il me dit : « Alors tu es le poète Môhammad El-Dameschgy. Et tu as composé ces vers pour célébrer la naissance du fils d’El-Fadl le Barmakide.» Et il ajouta, tandis que je demeurais stupéfait : « Excuse-moi, ô mon maître, si, en t’écoutant, mon cœur s’est serré subitement et si je suis tombé accablé par l’émotion. Je suis moi-même ce fils d’El-Fadl dont tu as si magnifiquement chanté la naissance. » Et, de nouveau, il tomba évanoui à nos pieds.

Alors moi, ému de compassion devant une telle infortune, et voyant réduit à ce degré de misère le fils du généreux bienfaiteur à qui je devais tout ce que je possédais et même mon renom de poète, je relevai l’enfant et le serrai contre ma poitrine, et lui dis : « Ô fils de la plus généreuse des créatures d’Allah, je suis vieux et n’ai point d’héritiers. Viens avec moi devant le kâdi, ô mon enfant, car je veux dresser un acte par lequel je t’adopterai. Et je te laisserai ainsi tous mes biens après ma mort. »

Mais l’enfant barmakide me répondit en pleurant : « Qu’Allah répande sur toi Ses bénédictions, ô fils des hommes de bien ! Mais à Allah ne plaise que je reprenne, d’une manière ou d’une autre, une seule obole de ce que mon père El-Fadl t’a donné. »

Et, depuis, toutes mes instances et prières furent inutiles. Et je ne pus lui faire accepter la moindre marque de ma reconnaissance envers son père. Il était vraiment d’un sang pur, ce fils des nobles Barmakides ! Puisse Allah les rétribuer tous selon leurs mérites, qui étaient très grands !

Quant au khalifat Al-Rachid, après s’être vengé si cruellement d’une injure qu’il était seul, après Allah, à connaître, et qui devait être bien vive, il rentra à Baghdad, mais il ne fit qu’y passer. En effet, ne pouvant plus désormais habiter cette ville, que pendant tant d’années il s’était plu à embellir, il alla se fixer à Raccah, et ne revint jamais plus dans la cité de paix. Et c’est précisément ce subit abandon de Baghdad, après la disgrâce des Barmakides, que le poète Abbas ben El-Ahnaf, qui était de la suite du khalifat, a déploré dans les vers suivants :

À peine avions-nous ordonné aux chameaux de plier le genou, qu’il a fallu nous remettre en route, sans que nos amis aient pu distinguer notre arrivée de notre départ.

Ô Baghdad ! nos amis venaient s’informer de nos nouvelles et nous souhaiter la bienvenue au retour ; mais nous devions leur répondre par les adieux.

Ô cité de paix ! il est bien vrai que de l’orient à l’occident je ne connais pas de ville plus heureuse et plus riche et plus belle que toi.

Du reste, depuis la disparition de ses amis, jamais plus Al-Rachid ne goûta le repos du sommeil. Ses regrets étaient devenus cuisants ; et il aurait donné tout son royaume pour faire revenir Giafar à la vie. Et si, par hasard, les courtisans avaient le malheur de rappeler d’une façon tant soit peu désobligeante la mémoire des Barmakides, Al-Rachid leur criait avec mépris et colère : « Qu’Allah damne vos pères ! Cessez de blâmer ceux que vous blâmez, ou essayez de remplir le vide qu’ils ont laissé ! »

Et, bien qu’il fût resté tout-puissant jusqu’à sa mort, Al-Rachid se sentait désormais entouré de gens peu sûrs. Il craignait, à chaque instant, d’être empoisonné par ses fils, dont il n’avait pas à se louer. Et, au début d’une expédition au Khorassân, où des troubles venaient d’éclater, et d’où il ne devait plus revenir, il confia douloureusement ses doutes et ses peines à l’un de ses courtisans, El-Tabari le chroniqueur, qu’il avait choisi pour confident de ses tristes pensées. Car, comme El-Tabari cherchait à le rassurer sur les présages de mort qui venaient l’assaillir, il le tira à l’écart ; et, lorsqu’il se vit éloigné des hommes de sa suite, et que l’ombre épaisse d’un arbre l’eut caché aux regards indiscrets, il ouvrit sa robe, et, lui faisant remarquer un bandage de soie qui lui enveloppait le ventre, il lui dit : « J’ai là un mal profond, sans remède possible ! Tout le monde ignore ce mal, il est vrai ; mais regarde ! J’ai autour de moi des espions chargés par mes fils El-Amîn et El-Mâmoun de guetter ce qui me reste de vie. Car ils trouvent que la vie de leur père est trop longue ! Et ces espions, mes fils les ont choisis parmi ceux précisément que je croyais les plus fidèles et sur le dévouement desquels je pensais pouvoir compter. Voici d’abord Massrour ! Eh bien, il est l’espion de mon fils préféré El-Mâmoun. Voici mon médecin Gibraïl Bakhtiassoû ! Il est l’espion de mon fils El-Amîn. Et ainsi de suite pour tous les autres. » Et il ajouta : « Maintenant veux-tu connaître jusqu’où va la soif de régner qu’ont mes fils ? Je vais donner l’ordre qu’on m’amène une monture, et tu verras qu’au lieu de me présenter un cheval à la fois doux et vigoureux, on m’amènera un animal épuisé dont le trot inégal est fait pour augmenter ma souffrance. » Et, en effet, Al-Rachid ayant demandé un cheval, on le lui amena tel qu’il l’avait décrit à son confident. Et il jeta un triste regard sur El-Tabari, et accepta avec résignation la monture qu’on lui présentait.

Et, quelques semaines après cet incident, Haroun vit, pendant son sommeil, une main étendue au-dessus de sa tête ; et cette main contenait une poignée de terre rouge ; et une voix cria : « Voici la terre qui doit servir de sépulture à Haroun ! » Et une autre voix demanda : « Quel est le lieu de sa sépulture ? » Et la première voix répondit : « La ville de Tous ! »

Or, au bout de quelques jours, les progrès de son mal obligèrent Al-Rachid de s’arrêter à Tous. Et il témoigna d’une vive inquiétude, et envoya Massrour chercher une poignée de terre aux environs de la ville. Et le chef des eunuques revint, au bout d’une heure de temps, porteur d’une poignée de terre de couleur rouge. Et Al-Rachid s’écria : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah, et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! Voici ma vision accomplie. La mort n’est pas loin de moi. »

Et, de fait, jamais plus il ne revit l’Irak. Car, le lendemain, se sentant faiblir, il dit à ceux qui l’entouraient : « Voici l’instant redoutable qui s’approche. J’étais pour tous les humains un sujet d’envie, et maintenant pour qui ne serais-je point un objet de pitié ! »

Et, à Tous même, il mourut. Et on était alors au troisième jour de djomadi, second de l’année 193 de l’hégire. Et Haroun avait alors quarante-sept ans d’âge, plus cinq mois et cinq jours, ainsi que nous le rapporte Aboulféda. Qu’Allah lui pardonne ses errements et l’ait en Sa pitié ! Car il fut un khalifat orthodoxe.


— Puis, comme Schahrazade voyait le roi Schahriar profondément attristé par ce récit, elle se hâta de lui raconter la Tendre histoire du prince Jasmin et de la princesse Amande.

Elle dit :