Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/L’Inconvénient de l’insistance

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 219-226).


L’INCONVÉNIENT DE L’INSISTANCE


Lorsque le khalifat Mohammad El-Amîn, fils de Haroun Al-Rachid et de Zobéida, eut été assassiné, après sa défaite, sur l’ordre du général en chef de l’armée d’Al-Mâmoun, toutes les provinces qui jusque-là tenaient encore pour El-Amîn se hâtèrent de faire leur soumission à Al-Mâmoun, son frère, fils d’AlRachid et d’une esclave nommée Marahil. Et Al-Mâmoun inaugura son règne par de larges mesures de clémence à l’égard de ses anciens ennemis. Et il avait pour habitude de dire : « Si mes ennemis connaissaient toute la bonté de mon cœur, ils viendraient tous se livrer à moi, en avouant leurs crimes. »

Or, la tête et la main dirigeante de tous les désagréments dont avait eu à souffrir Al-Mâmoun, du vivant de son père Al-Rachid et de son frère El-Amîn, n’étaient autres que Sett Zobéida elle-même, l’épouse d’Al-Rachid. Aussi lorsque Zobéida eut appris la fin lamentable de son fils, elle songea d’abord à se réfugier sur le territoire sacré de la Mecque, pour fuir la vengeance d’Al-Mâmoun. Et longtemps elle hésita sur le parti à prendre. Puis brusquement elle se décida à livrer son sort entre les mains de celui qu’elle avait fait déshériter, et à qui elle avait fait longtemps goûter l’amertume de la myrrhe. Et elle lui écrivit la lettre suivante :

« Toute faute, ô émir des Croyants, quelque grande qu’elle ait pu être, devient peu de chose en regard de ta clémence, et tout crime se change en simple erreur devant ta magnanimité.

« Celle qui t’envoie cette supplique, te prie de te rappeler une mémoire chère, et de pardonner, en songeant à celui qui était tendre pour la suppliante d’aujourd’hui.

« Si donc tu veux prendre en pitié ma faiblesse et mon dénûment, et te montrer miséricordieux envers qui ne mérite point la miséricorde, tu auras agi selon l’esprit de celui qui, s’il était encore en vie, aurait été mon intercesseur auprès de toi. Ô fils de ton père, souviens-toi de ton père ; et ne ferme pas ton cœur à la prière de la veuve abandonnée. »

Or, lorsque le khalifat Al-Mâmoun eut pris connaissance de cette lettre de Zobéida, son cœur fut ému de pitié et profondément remué ; et il pleura sur le sort funèbre de son frère El-Amîn et sur l’état lamentable de la mère d’El-Amîn. Puis il se leva, et répondit à Zobéida comme il suit :

« Ta lettre, ô ma mère, est arrivée à la place où il fallait qu’elle arrivât, et elle a trouvé mon cœur émietté de regrets sur tes malheurs. Et Allah m’est témoin que mes sentiments sont, pour la veuve de celui dont la mémoire nous est sacrée, les sentiments d’un fils à l’égard de sa mère.

« La créature ne peut rien contre les arrêts du destin. Mais j’ai fait de mon mieux pour atténuer tes douleurs. Je viens, en effet, de donner l’ordre de te restituer tes domaines confisqués, tes propriétés, tes biens et tout ce dont le sort contraire t’avait frustrée, ô mère. Et si tu veux revenir au milieu de nous, tu retrouveras ton état premier, et le respect et la vénération de tous tes sujets.

« Et sache bien, ô ma mère, que tu n’as perdu que le visage de celui qui est allé dans la miséricorde d’Allah. Car un fils te reste en moi plus attentionné que tu ne le saurais souhaiter.

« Et que la paix et la sécurité soient sur toi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et que la paix et la sécurité soient sur toi. »

Aussi, quand Zobéida vint, les yeux pleins de larmes et défaillante, se jeter à ses pieds, il se leva en son honneur et lui baisa la main et pleura dans son sein. Puis il lui rendit toutes ses anciennes prérogatives d’épouse d’Al-Rachid et de princesse du sang abbasside, et la traita jusqu’à la fin de sa vie tout comme s’il avait été le fils de ses entrailles. Mais Zobéida, malgré toute l’illusion de la puissance, ne pouvait oublier ce qu’elle avait été, et les tortures de son cœur à la nouvelle de la mort d’El-Amîn. Et jusqu’à sa mort elle garda, au fond de sa poitrine, une sorte de ressentiment qui, quelque soigneusement caché qu’il fût, n’échappait point à la perspicacité d’Al-Mâmoun.

Et, du reste, bien des fois Al-Mâmoun eut à souffrir, sans se plaindre, de cet état d’hostilité dormante. Et voici un trait qui, mieux que tout commentaire, prouve le ressentiment continu de celle que rien ne pouvait consoler.

Un jour, en effet, étant entré dans l’appartement de Zobéida, Al-Mâmoun la vit soudain qui remuait les lèvres et marmonnait quelque chose, en le fixant. Et, comme il ne pouvait saisir ce qu’elle prononçait ainsi entre ses lèvres, il lui dit : « Ô ma mère, je crois bien que tu es en train de me maudire, en pensant à ton fils assassiné par les Persans hérétiques, et à mon avènement au trône qu’il occupait. Et pourtant Allah seul a dirigé nos destinées. » Mais Zobéida se récria, disant : « Non, par la mémoire sacrée de ton père, ô émir des Croyants ! éloignées soient de moi de telles tendances ! » Et Al-Mâmoun lui demanda : « Alors, peux-tu me dire ce que tu marmonnais entre tes lèvres, en me regardant ? » Mais elle baissa la tête, comme une personne qui ne veut pas parler, par respect pour son interlocuteur, et répondit : « Que l’émir des Croyants veuille bien m’excuser et me dispenser de lui dire le motif qu’il me demande. » Mais Al-Mâmoun, pris de vive curiosité, se mit à insister beaucoup et à presser Zobéida de questions, tellement que, poussée à bout, elle finit par lui dire : « Eh bien, voici ! Je maudissais l’insistance, en marmottant : « Qu’Allah confonde les gens importuns affligés du vice de l’insistance ! » Et Al-Mâmoun lui demanda : « Mais à quel propos ou à quel souvenir lançais-tu cette réprobation ? » Et Zobéida répondit : « Puisque tu tiens absolument à le savoir, voici ! » Et elle dit :

« Sache donc, ô émir des Croyants, qu’un jour, ayant joué aux échecs avec ton père l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, je perdis la partie. Et ton père m’imposa, comme amende, de faire le tour du palais et des jardins, toute nue, au milieu de la nuit. Et, malgré mes prières et mes supplications, il mit une insistance singulière à me faire payer cet enjeu, sans vouloir accepter d’autre amende. Et je fus obligée de me mettre nue, et de faire la chose à laquelle il me condamnait. Et, quand j’eus fini, j’étais folle de rage et à moitié morte de fatigue et de froid.

« Mais le lendemain, à mon tour, je le vainquis aux échecs. Et ce fut à moi à lui imposer, cette fois, mes conditions. Et, après avoir réfléchi un instant et cherché dans mon esprit ce qui pouvait lui être le plus désagréable, je le condamnai, en connaissance de cause, à aller passer la nuit dans les bras de l’esclave la plus laide et la plus sale d’entre les esclaves de cuisine. Et comme celle qui réunissait ces conditions était l’esclave nommée Marahil, je la lui indiquai comme but de l’enjeu et expiation de sa défaite. Et, pour m’assurer que les choses se passeraient sans tricherie de sa part, je le conduisis moi-même dans la chambre fétide de l’esclave Marahil, et l’obligeai à s’étendre à ses côtés, et à faire avec elle, toute la nuit, ce qu’il aimait tant à faire avec les belles concubines dont je lui faisais si souvent cadeau. Et, au matin, son état était lamentable, et son odeur épouvantable.

« Or je dois maintenant te dire, ô émir des Croyants, que tu es précisément né de la cohabitation de ton père avec cette esclave horrible, et de ses culbutes avec elle, dans la chambre attenante à la cuisine.

« Et je fus ainsi, sans le savoir, par ta venue au monde, la cause de la perte de mon fils El-Amîn, et de tous les malheurs qui se sont abattus sur notre race durant ces dernières années.

« Or, tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas tellement insisté auprès de ton père pour l’obliger à culbuter cette esclave, et s’il n’avait pas été, de son côté, si plein d’insistance pour me faire faire ce que je t’ai raconté.

« Et tel est, ô émir des Croyants, le motif qui me faisait marmonner des malédictions contre l’insistance et contre les importuns. »

Et Al-Mâmoun, ayant entendu cela, se hâta de prendre congé de Zobéida, pour cacher sa confusion. Et il se retira en se disant : « Par Allah ! je mérite la leçon qu’elle vient de me faire. Sans mon insistance, je n’aurais pas eu le rappel de cette affaire désagréable. »


— Et le jeune homme, maître de la coupole du livre, ayant raconté tout cela à ses auditeurs et à ses invités, leur dit : « Fasse Allah, ô mes amis, que j’aie pu servir d’intermédiaire entre la science et vos oreilles. Or, voilà une partie des richesses que l’on peut, sans dépenses ni dangers, amasser par la fréquentation des livres et la culture de l’étude. Pour aujourd’hui, je ne vous en dirai pas plus long. Mais, une autre fois, inschallah ! j’étalerai une autre face des merveilles qui nous ont été transmises comme l’héritage le plus précieux de nos pères. »

Et, ayant ainsi parlé, il distribua à chacun des assistants cent pièces d’or et une pièce d’étoffe de prix, pour les récompenser de leur attention et reconnaître leur zèle à s’instruire. Car il se disait : « Il faut encourager les bonnes dispositions, et faciliter la voie aux gens bien intentionnés. »

Puis, après les avoir régalés d’un excellent repas, où rien n’avait été oublié de ce qui est délicat, il les congédia dans la paix.

Et voilà pour eux tous. Mais Allah est plus savant !

― Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette longue suite d’histoires admirables, se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Ô Schahrazade, que tu m’as instruit ! Mais tu as sans doute oublié de me parler du vizir Giafar. Et moi, il y a déjà longtemps que je souhaite t’entendre me raconter tout ce que tu sais à son sujet. Car, en vérité, ce vizir ressemble étonnamment, par les qualités, à mon grand-vizir, ton père. Et c’est pourquoi j’aimerais tellement connaître de toi la vérité de son histoire, dans tous ses détails, vu qu’elle doit être admirable. » Mais Schahrazade baissa la tête et répondit : « Qu’Allah éloigne de nous le malheur et la calamité, ô Roi du temps, et qu’il ait en Sa compassion Giafar le Barmakide et toute sa famille ! De grâce, dispense-moi de te raconter son histoire, car elle est pleine de larmes. Hélas ! qui ne pleurerait au récit de la fin de Giafar, de son père Yahia, de son frère El-Fadl et de tous les Barmakides ! Certes, leur fin est lamentable, et le granit même s’en attendrirait ! » Et le roi Schahriar dit : « Ô Schahrazade, raconte-la-moi tout de même. Et qu’Allah éloigne de nous le Malin et le malheur ! »

Alors Schahrazade dit :