Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Les Maris appréciés par leurs épouses

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 139-145).


LES MARIS APPRÉCIÉS PAR LEURS ÉPOUSES


Un jour d’entre les jours, quelques nobles femmes yéménites se trouvaient réunies dans ma demeure. Et elles convinrent entre elles par serment de se dire en toute vérité, et sans rien dissimuler, ce qu’étaient leurs époux, bons ou mauvais.

Et la première prit la parole et dit : « Mon homme à moi ? laid et inabordable, semblable à une viande de lourd chameau qui serait juché au sommet d’une montagne de difficile accès. Et, avec cela, si maigre et si desséché qu’on ne lui trouverait pas un brin de moelle dans les os. Paillasson usé ! »

Et la deuxième femme yéménite dit : « Le mien ! je ne devrais réellement pas en dire un mot. Car en parler seulement, me répugne. Animal intraitable, pour une parole que je lui réponds, vite il me menace de me répudier ; et si je me tais, il me bouscule et me tient comme portée sur la pointe nue d’un fer de lance. »

Et la troisième dit : « Pour moi, voici mon charmant mari : s’il mange, il lèche jusqu’au fond des plats ; s’il boit, il suce jusqu’à la dernière goutte ; s’il s’accroupit, il se ramasse et se blottit comme un paquet sur lui-même ; et s’il lui arrive de tuer un animal pour vous en nourrir, il tue toujours le plus sec et le plus décharné. Quant au reste, c’est moins que rien : il ne glisserait pas sa main sur moi, même pour seulement savoir comment je me porte. »

Et la quatrième dit : « Le fils de mon oncle, éloigné soit-il ! Masse pesante sur mes yeux et sur mon cœur, la nuit, le jour ! Réservoir de défectuosités, extravagances et folies. Il vous allonge pour rien un coup à la tête ; ou bien il vous pointe et déchire le ventre ; ou bien il rue contre vous ; ou bien, tout à la fois, il vous frappe, vous darde et vous blesse. Loup dangereux, puisse-t-il crever !

Et la cinquième dit : « Oh ! mon époux, il est bon et beau comme une belle nuit des nuits de Tihamah, généreux comme la généreuse pluie des nuées, et honoré et craint de tous nos guerriers. Quand il sort, c’est un lion magnifique et vigoureux. Il est grand, et sa générosité fait que la cendre de son foyer, ouvert à tous, est toujours abondante. La colonne de son nom est haute et glorieuse. Sobre, il reste sur sa faim la nuit d’un festin ; vigilant, il ne dort jamais la nuit du danger ; hospitalier, il a fixé sa demeure tout près de la place publique, pour recueillir les voyageurs. Ô ! qu’il est grand et beau ! qu’il est charmant ! Il a la peau douce et moelleuse, une soie de lapin qui vous chatouille délicieusement. Et le parfum de son haleine est l’arôme suave du zarnab. Et, avec toute sa force et sa puissance, j’en fais à ma guise avec lui. »

Enfin la sixième dame yéménite sourit doucement et dit à son tour : « Oh ! moi, mon mari c’est Malik Abou-Zar, l’excellent Abou-Zar, connu de toutes nos tribus. Il m’a trouvée enfant d’une pauvre famille, dans la gêne et à l’étroit, et il m’a conduite dans sa tente aux belles couleurs, et m’a enrichi les oreilles de précieuses pendeloques, la poitrine de belles parures, les mains et les chevilles de beaux bracelets, et les bras d’un rond embonpoint. Il m’a honorée comme épouse, et m’a portée dans une demeure où retentissent sans cesse les vives chansons des théorbes, où étincellent les belles lances sahariennes aux hampes bien dressées, où l’on entend sans cesse le hennissement des cavales, les grondements des chamelles réunies dans des parcs immenses, le bruit des gens qui foulent et battent le grain, les cris confondus de vingt troupeaux. Auprès de lui, je parle à mon gré, et jamais il ne me reprend ni ne me blâme. Si je me couche, il ne me laisse jamais dans la sécheresse ; si je m’endors, il me laisse faire grasse matinée. Et il a fécondé mes flancs, et m’a donné un enfant, quel admirable enfant ! si mignon, que sa gentille petite couche semble l’espace que laisse vide un léger brin de jonc enlevé du tissu de la natte ; si bien élevé, qu’à son appétit suffirait la broutée d’un petit chevreau ; si charmant, que lorsqu’il marche et se balance avec tant de grâce dans les anneaux de sa petite cotte de mailles, il enlève la raison de ceux qui le regardent ! Et la fille que m’a donnée Abou-Zar ! ô délicieuse, oui ! délicieuse la fille d’Abou-Zar ! C’est le joyau de la tribu. Potelée, elle remplit à ravir son vêtement, serrée dans son mantelet comme une tresse de cheveux ; le ventre bien fait et sans saillie ; la taille délicate et onduleuse sous le mantelet ; la croupe riche et dégagée ; le bras rondelet ; l’œil grand et bien ouvert ; la prunelle noir foncé ; le sourcil fin et gentiment arqué ; le nez légèrement cambré comme la pointe d’un riche sabre ; la bouche belle et sincère ; les mains belles et généreuses ; la gaîté franche et sémillante ; la conversation fraîche comme l’ombre ; le souffle de son haleine plus doux que la soie et plus embaumé que le musc qui emporte l’âme ! Ah ! que le ciel me conserve Abou-Zar, et le fils d’Abou-Zar, et la fille d’Abou-Zar ! Qu’il les conserve à ma tendresse et à ma joie ! »

Or, lorsque la sixième dame yéménite eut ainsi parlé, je les remerciai toutes pour m’avoir donné le plaisir de les écouter, et je pris la parole, à mon tour, et leur dis : « Ô mes sœurs, qu’Allah Très-Haut nous conserve le Prophète béni ! Il m’est plus cher que le sang de mon père et de ma mère…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mes sœurs, qu’Allah Très-Haut nous conserve le Prophète béni ! Il m’est plus cher que le sang de mon père et de ma mère. Mais ma bouche n’est pas assez pure, certes ! pour chanter ses louanges. C’est pourquoi je me contenterai de vous répéter seulement ce qu’il m’a dit, une fois, à notre sujet, nous les femmes qui, dans la géhenne, sommes les plus nombreux tisons que le feu rouge dévore. Un jour, en effet, que je le priais de me donner conseils et paroles qui me servissent dans la voie du ciel, il me dit :

« Ô Aischah, ma chère Aischah, puissent les femmes des Musulmans s’observer et veiller sur elles-mêmes, avoir la patience dans la peine et la reconnaissance dans le bien-être, donner à leurs maris de nombreux enfants, les environner de prévenances et de soins, et ne jamais méconnaître les bienfaits d’Allah par leur entremise. Car, ô ma bien-aimée Aischah, le Rétributeur chasse de Sa miséricorde la femme qui a méconnu Ses bontés. Et celle qui, fixant des regards insolents sur son mari, aura dit devant ou derrière lui : « Que laide est ta face ! que tu es hideux, vilain être ! » cette femme-là, ô Aischah, Allah lui tordra l’œil et la fera louche, lui allongera et déformera le corps, la rendra lourde et ignoble, masse repoussante de viande flasque, salement accroupie sur sa base aux chairs fripées, affaissées, et pendantes. Et la femme qui, dans la couche conjugale, ou ailleurs, se fait hostile à son mari, ou l’irrite par d’aigres paroles, ou souille son humeur, oh ! celle-là le Rétributeur, au jour du Jugement, lui tirera la langue en une sale lanière charnue, allongée de soixante-dix coudées, et qui viendra s’enrouler au cou de la coupable, viande horrible et livide. Mais, ô Aischah, la femme de vertu qui ne trouble jamais la tranquillité de son mari, qui ne passe jamais la nuit hors de sa demeure sans en avoir du moins pris la permission, qui ne s’affuble point de vêtements recherchés et de voiles précieux, qui ne se passe pas des cercles précieux aux bras et aux jambes, qui ne cherche jamais à attirer les regards des Croyants, qui est belle de la beauté naturelle mise en elle par son Créateur, qui est douce de paroles, riche en œuvres de bien, prévenante et empressée pour son mari, tendre et aimante pour ses enfants, bonne conseillère pour sa voisine, et bienveillante pour toute créature d’Allah, oh ! oh ! celle-là, ma chère Aischah, entrera au paradis avec les prophètes et les élus du Seigneur ! »

Et moi, tout émue, je m’écriai : « Ô Prophète d’Allah, tu m’es plus cher que le sang de mon père et de ma mère ! »


— Et maintenant que nous sommes arrivés aux temps bénis de l’Islam, continua le jeune homme, écoutez quelques traits de la vie du khalifat Omar ibn Al-Khattab — qu’Allah le comble de Ses faveurs ! — qui fut l’homme le plus pur et le plus rigide de ces temps purs et rigides, l’émir le plus juste d’entre tous les émirs des Croyants ! »

Et il dit :