Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Omar le séparateur

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 145-159).


OMAR LE SÉPARATEUR


On raconte que l’émir des Croyants Omar Ibn Al-Khattab — qui fut le khalifat le plus juste et l’homme le plus désintéressé de l’Islam — avait été surnommé El-Farroukh, ou le Séparateur, parce qu’il avait l’habitude de séparer en deux, d’un coup de sabre, tout homme qui refusait d’obéir à une sentence prononcée contre lui par le Prophète, — sur Lui la prière et la paix !

Et sa simplicité et son désintéressement étaient tels qu’un jour, après s’être rendu maître des trésors des rois de l’Yémen, il fit distribuer tout le butin entre des Musulmans, sans distinction. Et chacun eut pour sa part, entre autres choses, une toile rayée de l’Yémen. Et Omar eut sa part exactement comme le moindre de ses soldats. Et il se fit faire un vêtement neuf avec cette pièce de toile rayée de l’Yémen, qui lui était échue en partage ; et, ainsi vêtu, il monta dans la chaire de Médine et harangua les Musulmans pour une nouvelle expédition contre les infidèles. Mais voici qu’un homme de l’assemblée se leva et l’interrompit dans sa harangue, lui disant : « Nous ne t’obéirons pas. » Et Omar lui demanda : « Pourquoi cela ? » Et l’homme répondit : « Parce que, quand tu as fait le partage égal des toiles rayées de l’Yémen, chacun des Musulmans en a eu une pièce, et toi-même en as eu également une seule pièce. Or, cette pièce n’a pas pu suffire pour te faire l’habit complet dont nous te voyons vêtu aujourd’hui. Si donc tu n’avais pas pris, à notre insu, une part plus considérable que celle que tu nous as donnée, tu n’aurais pas pu avoir la robe que tu portes, alors surtout que tu es d’une grande taille. » Et Omar se retourna vers son fils Abdallah, et lui dit : « Ô Abdallah, réponds à cet homme. Car sa remarque est juste. » Et Abdallah, se levant, dit : « Ô Musulmans, sachez que lorsque l’émir des Croyants, Omar, a voulu se faire coudre un habit de sa pièce de toile, elle s’est trouvée insuffisante. En conséquence, comme il n’avait pas de robe convenable pour s’en vêtir en ce jour, je lui ai donné une partie de ma pièce de toile pour compléter son habit. » Puis il s’assit. Alors l’homme, qui avait interpellé Omar, dit : « Louanges à Allah ! À présent, nous t’obéirons, ô Omar ! »

— Et Omar, une autre fois, après qu’il eut conquis la Syrie, la Mésopotamie, l’Égypte, la Perse, et tous les pays des Roums, et après qu’il eut fondé Bassra et Koufa, dans l’Irak, était rentré dans Médine, où, vêtu d’une robe tellement usée qu’elle avait jusqu’à douze morceaux, il se tenait tout le jour sur les marches qui conduisaient à la mosquée, écoutant les plaintes des derniers de ses sujets, et rendant à tous une justice égale, à l’émir comme au chamelier.

Or, à cette époque-là, le roi Kaïssar Héraclios, qui gouvernait les Roums de Constantinia, lui envoya un ambassadeur, chargé secrètement de juger par ses propres yeux des moyens, des forces et des actions de l’émir des Arabes. Aussi, lorsque cet ambassadeur fut entré dans Médine, il demanda aux habitants : « Où est votre roi ? » Et ils répondirent : « Nous n’avons pas de roi, car nous avons un émir ! Et c’est l’émir des Croyants, le khalifat d’Allah, Omar ibn Al-Khattab ! » Il demanda : « Où est-il ? Conduisez-moi vers lui. » Ils répondirent : « Il rend la justice, ou peut-être il se repose. » Et ils lui indiquèrent le chemin de la mosquée.

Et l’ambassadeur de Kaïssar arriva à la mosquée, et vit Omar endormi au soleil de l’après-midi sur les marches brûlantes de la mosquée, la tête reposant directement sur la pierre. Et la sueur coulait de son front, et faisait une large flaque d’eau autour de sa tête.

À cette vue, la crainte descendit dans le cœur de l’ambassadeur de Kaïssar, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Voilà, en cet état de mendiant, celui devant qui tous les rois de la terre inclinent leur tête, et qui est le maître du plus vaste empire de ce temps. » Et il resta debout, en proie à l’épouvante, car il s’était dit : « Quand un peuple est gouverné par un homme tel que celui-ci, les autres peuples doivent se vêtir d’habits de deuil. »

— Et, lors de la conquête de la Perse, il y eut, entre autres objets merveilleux pris dans le palais du roi Jezdejerd, à Istakhar, un tapis long et large de soixante coudées, qui représentait un parterre dont chaque fleur, formée de pierres précieuses, s’élevait sur une tige d’or. Et le chef de l’armée musulmane, Saad ben Abou-Waccas, bien qu’il ne fut pas fort versé dans l’estimation marchande des objets précieux, comprit néanmoins tout ce que valait une semblable merveille, et la racheta du pillage du palais des Khosroès, pour en faire un présent à Omar. Mais le rigide khalifat — qu’Allah le couvre de Ses grâces ! — qui déjà, lors de la conquête de l’Yémen, n’avait pas voulu prendre, dans les dépouilles du pays conquis, plus de grosse toile rayée qu’il ne lui en fallait pour se faire une robe, ne voulut point, en acceptant pareil don, encourager un luxe dont il redoutait les effets sur son peuple. Et, séance tenante, il fit couper le précieux tapis en autant de parts qu’il y avait alors de chefs musulmans à Médine. Et il n’en prit aucune part pour lui-même. Or, telle était la valeur de ce riche tapis, même morcelé, qu’Ali — sur lui les grâces les plus choisies ! — put vendre pour vingt mille drachmes, à des marchands syriens, le lambeau qui lui était échu en partage.

— Et ce fut également lors de l’invasion de la Perse, que le satrape Harmozân, qui avait résisté avec le plus de courage aux guerriers musulmans, consentit à se rendre, mais en s’en remettant à la personne même du khalifat pour prononcer sur son sort. Or, Omar se trouvait à Médine ; et Harmozân fut donc conduit en cette ville, sous la garde d’une escorte commandée par deux émirs des plus valeureux d’entre les Croyants. Et, arrivés à Médine, ces deux émirs, voulant faire valoir aux yeux d’Omar l’importance et le rang de leur prisonnier persan, lui firent revêtir le manteau brodé d’or et la haute tiare étincelante, que portaient les satrapes à la cour des Khosroès. Et, ainsi paré des insignes de sa dignité, le chef persan fut amené devant les marches de la mosquée, où le khalifat était assis sur une vieille natte, à l’ombre d’un portique. Et, averti par les rumeurs du peuple de l’arrivée de quelque personnage, Omar leva les yeux, et vit devant lui le satrape vêtu avec toute la pompe usitée au palais des rois persans. Et, de son côté, Harmozân vit Omar, mais se refusa à reconnaître le khalifat, le maître du nouvel empire, en cet Arabe vêtu d’habits rapiécés et assis seul, sur une vieille natte, dans la cour de la mosquée. Mais bientôt Omar, ayant reconnu en ce prisonnier l’un de ces orgueilleux satrapes qui avaient si longtemps fait trembler, d’un froncement de leur regard, les tribus les plus fières de l’Arabie, s’écria : « Louanges à Allah qui a suscité l’Islam béni pour vous humilier toi et tes pareils ! » Et il fit dépouiller le Persan de ses habits dorés, et le fit couvrir d’une étoffe grossière du désert ; puis il lui dit : « Maintenant que te voilà vêtu selon tes mérites, reconnaîtras-tu la main du Seigneur à qui appartient seul toute grandeur ? » Et Harmozân répondit : « Certes, je la reconnais sans peine. Car, tant que la divinité a été neutre, nous vous avons vaincus, j’en atteste tous nos triomphes passés, et toute notre gloire. Il faut donc que le Seigneur dont tu parles ait combattu en votre faveur, puisque vous venez de nous vaincre à votre tour. » Et Omar, entendant ces paroles où l’acquiescement était trop voisin de l’ironie, fronça le sourcil de telle manière que le Persan craignit que leur dialogue ne se terminât par un arrêt de mort. Aussi, feignant une soif violente, il demanda de l’eau, et, prenant le vase de terre qu’on lui présentait, il fixa ses regards sur le khalifat, et parut hésiter à la porter à ses lèvres. Et Omar lui demanda : « Que crains-tu ? » Et le chef persan répondit : « Je crains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le chef persan répondit : « Je crains qu’on ne profite du moment où je boirai pour me donner la mort. » Mais Omar lui dit : « Qu’Allah nous garde de mériter de tels soupçons ! Tu es en sûreté jusqu’à ce que cette eau ait rafraîchi tes lèvres et étanché ta soif. » À ces mots du khalifat, l’adroit Persan jeta le vase à terre et le brisa. Et Omar, lié par sa propre parole, renonça généreusement à l’inquiéter. Et Harmozân, touché de cette grandeur d’âme, s’ennoblit de l’Islam. Et Omar lui fixa une pension de deux mille drachmes.

— Et, lors de la prise de Jérusalem, — qui est la ville sainte d’Issa, fils de Mariam, le plus grand prophète avant l’arrivée de notre seigneur Môhammad (sur Lui la prière et la paix !) et vers le temple de laquelle se tournaient primitivement les croyants pour la prière — le patriarche Sophronios, chef du peuple, avait consenti à capituler, mais sous la condition que le khalifat en personne viendrait prendre possession de la cité sainte. Et, informé du traité et des conditions, Omar se mit en marche. Et l’homme qui était le khalifat d’Allah sur la terre, et qui avait fait courber devant l’étendard de l’Islam la tête des potentats, quitta Médine sans gardes, sans suite, monté sur un chameau qui portait deux sacs, dont l’un contenait de l’orge pour la bête, et l’autre des dattes. Et devant lui était un plat de bois, et derrière lui, une outre remplie d’eau. Et marchant jour et nuit, ne s’arrêtant que pour faire la prière, ou pour rendre la justice au sein de quelque tribu rencontrée sur son passage, il arriva ainsi à Jérusalem. Et il signa la capitulation. Et les portes de la ville s’ouvrirent. Et Omar, arrivé devant l’église des chrétiens, s’aperçut que l’heure de la prière était proche ; et il demanda au patriarche Sophronios où il pouvait s’acquitter de ce devoir des Croyants. Et le chrétien lui proposa l’église même. Mais Omar se récria, disant : « Je n’entrerai point prier dans cette église, et cela dans votre intérêt, à vous autres, chrétiens. Car si le khalifat priait dans un lieu, les Musulmans s’en empareraient aussitôt, et vous en frustreraient sans retour. » Et, après avoir récité la prière, en se tournant vers la kâaba sainte, il dit au patriarche : « Maintenant, indique-moi un endroit pour élever une mosquée où les Musulmans pourront désormais se réunir pour la prière, sans troubler les vôtres dans l’exercice de leur culte. » Et Sophronios le conduisit à l’emplacement du temple de Soleïmân ben Daoud, à l’endroit même où Yâcoub fils d’Ibrahim s’était endormi. Et une pierre marquait cette place, qui servait de réceptacle aux immondices de la ville. Et, comme la pierre de Yâcoub était couverte de ces immondices, Omar, donnant l’exemple aux ouvriers, remplit du fumier les pans de sa robe et alla le transporter loin de là. Et il fit ainsi déblayer l’emplacement de la mosquée qui porte encore son nom, et qui est la mosquée la plus belle sur la terre.

— Et Omar — qu’Allah le comble de Ses dons choisis ! — avait pour habitude de tenir un bâton à la main et, vêtu d’un habit troué et raccommodé en divers endroits, de parcourir les souks et les rues de la Mecque et de Médine, en admonestant avec sévérité et rigueur, et même en châtiant à coups de bâton, séance tenante, les marchands qui trompaient les acheteurs ou surfaisaient la marchandise.

Or, un jour, comme il passait par le souk au lait frais et caillé, il vit une vieille femme qui avait devant elle plusieurs jattes de lait pour la vente. Et il s’approcha d’elle, après l’avoir regardé faire pendant un certain temps, et lui dit : « Ô femme, garde-toi désormais de tromper les Musulmans comme je viens de te le voir faire, et veille à ne plus mettre d’eau dans ton lait. » Et la vieille répondit : « J’écoute et j’obéis, ô émir des Croyants. » Et Omar passa outre. Mais le lendemain il fit sa tournée du côté du souk au lait, et, s’approchant de la vieille laitière, il lui dit : « Ô femme de malheur, ne t’ai-je pas déjà avertie de ne pas mettre d’eau dans ton lait ? » Et la vieille répondit : « Ô émir des Croyants, je te certifie que je ne l’ai plus fait. » Mais elle n’avait pas prononcé ces mots que, de l’intérieur, une voix de jeune fille se fit entendre, indignée, qui dit : « Comment, ma mère ! Tu oses mentir à la face de l’émir des Croyants, ajoutant ainsi à la fraude un mensonge, et au mensonge le manque de vénération au khalifat ! Qu’Allah vous pardonne ! »

Et Omar entendit ces paroles et s’arrêta ému. Et il ne fit aucun reproche à la vieille. Mais se tournant vers ses deux fils Abdallah et Acim, qui l’accompagnaient dans sa tournée, il leur dit : « Lequel de vous deux veut épouser cette jeune fille vertueuse ? Il y a tout espoir qu’Allah, par le souffle parfumé de Ses grâces, donnera à cette enfant une descendance vertueuse comme elle. » Et Acim, le fils cadet d’Omar, répondit : « Ô père, moi je l’épouse. » Et le mariage fut fait, de la fille de la laitière avec le fils de l’émir des Croyants. Et ce fut un mariage béni. Car il leur naquit une fille qui fut mariée plus tard à Abd El-Aziz ben Merwân. Et c’est de ce dernier mariage que naquit Omar ben Abd El-Aziz, qui monta sur le trône des Ommiades, huitième dans l’ordre dynastique, et fut l’un des cinq grands khalifats de l’Islam. Louanges à Celui qui élève qui il Lui plaît.

— Et Omar avait coutume de dire : « Je ne laisserai jamais sans vengeance le meurtre d’un Musulman. » Or, un jour, on apporta devant lui, alors qu’il tenait la séance de justice sur les marches de la mosquée, le cadavre d’un adolescent encore imberbe, à la joue douce et polie comme celle d’une jeune fille. Et on lui dit que cet adolescent avait été assassiné par une main inconnue, et qu’on avait trouvé son corps jeté sur la face du chemin.

Et Omar demanda des renseignements et s’efforça de recueillir des détails sur le meurtre ; mais il ne put arriver à rien savoir, ni à découvrir la trace du meurtrier. Et il fut peiné en son âme de justicier de voir la stérilité de ses recherches. Et il invoqua le Très-Haut, disant : « Ô Allah ! ô Seigneur, permets que je vienne à bout de découvrir le meurtrier. » Et on l’entendit souvent répéter cette prière.

Or, au commencement de l’année suivante, on lui apporta un petit enfant nouveau-né, encore vivant, qu’on avait trouvé abandonné à l’endroit même où avait été jeté le cadavre de l’adolescent. Et Omar s’écria aussitôt : « Louanges à Allah ! maintenant je suis maître du sang de la victime. Et le crime sera découvert, si Allah veut. »

Et il se leva et alla trouver une femme de confiance à qui il remit le nouveau-né, en lui disant : « Charge-toi de ce pauvre petit orphelin, et ne t’inquiète pas de son nécessaire. Mais applique-toi à écouter tout ce qui se dira autour de toi au sujet de cet enfant, et veille à ne le laisser prendre, ni conduire par personne loin de tes yeux. Et si tu rencontres une femme qui l’embrasse et le serre contre sa poitrine, informe-toi sans bruit de sa demeure, et avertis-moi tout de suite. » Et la nourrice garda en sa mémoire les paroles de l’émir des Croyants…

— À ce moment sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et la nourrice garda en sa mémoire les paroles de l’émir des Croyants.

Et dès lors l’enfant grandit, venant à bien. Et quand il eut deux ans d’âge, une jeune esclave vint un jour accoster la nourrice, et lui dit : « Ma maîtresse m’envoie te prier de me laisser conduire chez elle ton enfant. Car elle est enceinte et désire, à cause de la beauté de cet enfant — qu’Allah te le conserve ! et éloigne de lui l’œil malfaisant ! — passer quelques instants à le regarder, pour que l’enfant qu’elle porte dans son sein se forme à sa ressemblance. » Et la nourrice répondit : « Bien. Conduis-lui l’enfant, mais je t’accompagnerai. »

Et ainsi fut fait. Et la jeune esclave entra avec l’enfant chez sa maîtresse. Et dès que la dame eut aperçu l’enfant, elle se jeta sur lui en pleurant, et le prit dans ses bras, le couvrant de baisers, et le serrant contre elle, à la limite de l’émotion.

Quant à la nourrice, elle se hâta d’aller se présenter entre les mains du khalifat, et lui raconta ce qui venait de se passer, en ajoutant : « Et cette dame n’est autre que la très pure Saleha, la fille du vénérable Ansarien le cheikh Saleh, qui a vu et suivi en disciple dévoué notre Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! »

Et Omar réfléchit. Puis il se leva, prit son sabre, le cacha sous son vêtement, et se rendit à la maison indiquée. Et il trouva l’Ansarien assis à la porte de sa demeure, et lui dit, après les salams : « Ô vénérable cheikh, qu’a fait ta fille Saleha ? » Et le cheikh répondit : « Ô émir des Croyants, ma fille Saleha ? Qu’Allah la récompense pour ses œuvres de bien ; Ma fille est connue de tous pour sa piété et sa conduite exemplaire, pour sa conscience à remplir ses devoirs envers Allah et envers son père, pour son zèle à s’acquitter des prières et de toutes les obligations imposées par notre religion, pour la pureté de sa foi. » Et Omar dit : « Bien. Mais je désirerais avoir une entrevue avec elle, pour chercher à accroître en elle l’amour du bien, et à l’animer encore à la pratique des œuvres méritoires. » Et le cheikh dit : « Qu’Allah te comble de Ses faveurs, ô émir des Croyants, pour ton bon vouloir à l’égard de ma fille. Demeure ici un moment, jusqu’à ce que je revienne ; car je vais annoncer ton intention à ma fille. » Et il entra, et demanda à Saleha de recevoir le khalifat. Et Omar fut introduit.

Or, arrivé auprès de l’adolescente, Omar ordonna aux personnes présentes de se retirer. Et elles sortirent immédiatement et laissèrent le khalifat et Saleha seuls, absolument seuls. Alors Omar, découvrant son sabre soudain, dit à l’adolescente : « Je veux de toi des notions précises sur le meurtre du jeune homme trouvé autrefois sur le chemin. Ces notions, tu les as. Et, si tu essaies de me cacher la vérité, entre toi et elle il y aura ce sabre, ô Saleha. » Et elle répondit, sans se troubler : « Ô émir des Croyants, tu es tombé juste sur le fait que tu recherches. Et moi, par la grandeur du nom d’Allah Très-Haut et par les mérites du Prophète béni ! — sur Lui la prière et la paix ! — je vais te dire la vérité tout entière. » Et elle baissa la voix et dit : « Sache donc, ô émir des Croyants, que j’avais une vieille femme, qui était toujours chez moi, et qui m’accompagnait partout quand je sortais. Et je la considérais et l’aimais comme une fille aime sa mère. Et, de son côté, à tout ce qui me touchait et m’intéressait, elle portait une attention et un soin extrêmes. Et longtemps il en fut ainsi, moi la choyant et l’écoutant avec respect et vénération.

« Or, un jour vint où elle me dit : « Ô ma fille, il faut que je fasse un voyage chez mes proches. Mais j’ai une fille. Et, à l’endroit où elle est, j’ai peur qu’elle ne soit exposée à quelque malheur sans recours. Je te supplie donc de me permettre de te l’amener, et de la laisser auprès de toi jusqu’à mon retour. » Et je lui donnai aussitôt mon consentement. Et elle sortit.

« Et le lendemain sa fille vint à ma maison. Et c’était une jeune fille d’aspect délicieux, de belle allure, grande et bien prise. Et j’eus pour elle une grande affection. Et je la faisais coucher dans la chambre où je dormais.

« Et, une après-midi, comme je dormais, je me sentis soudain assaillie dans mon sommeil, et ravagée par un homme qui pesait sur moi de tout son poids et m’immobilisait, me tenant les deux bras. Et, déshonorée, souillée, je pus enfin me dégager de son étreinte. Et, toute bouleversée, je saisis un couteau et l’enfonçai dans le ventre de mon infâme assaillant. Et je découvris qu’il n’était autre que la jeune fille, ma compagne. Et j’avais été trompée par le déguisement de ce jeune homme imberbe, à qui il avait été si aisé de se faire passer pour une fille. » Et lorsque je l’eus tué, je fis enlever son cadavre, et je l’envoyai jeter à l’endroit où on l’a trouvé. Et Allah permit que je devinsse mère, des œuvres illicites de cet homme. Et lorsque j’eus mis l’enfant au monde, je le fis également exposer sur le chemin, où avait été jeté son père, ne voulant pas me charger devant Allah d’élever un enfant qui m’était né contre mon consentement.

« Et telle est, ô émir des Croyants, l’histoire exacte de ces deux êtres. Et je t’ai dit la vérité. Et Allah est mon garant ! »

Et Omar s’écria : « Certes, tu m’as dit la vérité. Qu’Allah répande sur toi Ses grâces. » Et il admira la vertu et le courage de cette fille, lui recommanda la persévérance dans les œuvres de bien, et adressa au ciel des vœux pour elle. Puis il sortit. Et, en partant, il dit au père : « Qu’Allah comble de bénédictions ta maison ! vertueuse fille est ta fille. Qu’elle soit bénie ! Je lui ai fait mes exhortations et mes recommandations. » Et le vénérable cheikh ansarien répondit : « Qu’Allah te conduise au bonheur, ô émir des Croyants, et qu’il te dispense les faveurs et les bienfaits que ton âme désire ! »


— Puis le jeune homme riche, après avoir pris quelque repos, continua : « Je vous dirai maintenant, pour changer de sujet, l’histoire de la Chanteuse Sallamah la Bleue. »

Et il dit :