Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/La Chanteuse Sallamah la bleue

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 159-165).


LA CHANTEUSE SALLAMAH LA BLEUE


Le beau poète, musicien et chanteur, Môhammad le Koufique, raconte ceci :

Je n’eus jamais, parmi les jeunes filles et les esclaves à qui je donnais des leçons de musique et de chant, une élève plus belle, plus vive, plus séduisante, plus spirituelle et plus douée que Sallamah la Bleue. Nous l’appelions la Bleue, cette adolescente brune, parce que, à sa lèvre, était une charmante trace de folle moustache bleuâtre, semblable à un petit trait de musc qu’aurait gracieusement promené là une plume de scribe savant ou la main légère d’un enlumineur. Et, quand je lui donnais mes leçons, elle était toute jeunette, une jouvencelle fraîchement éclose, avec deux petits seins en croissance qui soulevaient et repoussaient un peu son léger vêtement et l’éloignaient de sa poitrine. Et, de la regarder, c’était un ravissement ; c’était à bouleverser l’esprit, à éblouir les yeux, à voler la raison. Et, quand elle était dans une réunion, fût-elle composée des plus renommées beautés de Koufah, on n’avait de regards que pour Sallamah ; et il suffisait qu’elle parût pour qu’on s’exclamât : « Ah ! voilà la Bleue. » Et elle fut passionnément aimée, mais sans aucun aboutissant, par tous ceux qui l’ont connue, et par moi-même, à la folie. Et, quoiqu’elle fût mon élève, j’étais pour elle un humble sujet, un obéissant serviteur, un esclave dévoué à ses ordres. Et m’eût-elle demandé de l’usnée humaine, que je fusse allé lui en chercher dans tous les crânes de pendus, dans tous les os mousseux du monde…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et m’eût-elle demandé de l’usnée humaine, que je fusse allé lui en chercher dans tous les crânes de pendus, dans tous les os mousseux du monde.

Et c’est moi, précisément, qui ai composé, en souvenir d’elle, ce chant, musique et paroles, quand son maître Ibn Ghamîn fut parti pour le pèlerinage, l’emmenant avec lui ainsi que ses autres esclaves.

Ô Ibn Ghamîn ! quel état de chagrin que celui d’un amant malheureux que tu as laissé mort, bien qu’il vive encore.

Tu lui as donné en breuvage les deux affreuses amertumes, coloquinte et absinthe pontique.

Ô chamelier de l’Yémen qui conduisais la caravane, tu m’as brisé, homme sinistre !

Tu as séparé des cœurs comme on n’en vit jamais, tu les as consternés avec ton aspect de buffle sauvage.

Mais, quoi qu’il en soit de mon chagrin d’amour, mon sort n’est tout de même point comparable en noirceur à celui d’un autre amoureux de la Bleue, Yézid ben Aûf, le changeur.

Un jour, en effet, le maître de Sallamah s’avisa de lui dire : « Ô Bleue, de tous ceux qui t’ont aimée sans résultat, est-il quelqu’un qui ait obtenu de toi un tête à tête secret ou un baiser. Dis-le-moi sans me cacher la vérité. » Et, à cette question inattendue, Sallamah craignant que son maître n’eût été informé récemment de quelque petite licence qu’elle se serait permise en présence de témoins indiscrets, répondit : « Non, certainement, personne n’a jamais rien obtenu de moi, excepté Yézid ben Aûf, le changeur. Et encore il n’a fait que m’embrasser, une seule fois. Du reste, je n’ai consenti à lui donner ce baiser, que parce qu’il m’a glissé alors dans la bouche, en échange de ce baiser, deux perles magnifiques que j’ai vendues quatre-vingt mille drachmes. »

Or, ayant entendu cela, le maître de Sallamah, dit simplement : « Bien. » Et, sans ajouter un mot de plus, tant il sentit en son âme entrer la colère jalouse, il s’attacha à la piste d’Yézid ben Aûf, le suivit jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé sous sa main dans une occasion opportune, et le fit mourir sous les coups de fouet.

Quant aux circonstances dans lesquelles avait été donné à Yézid ce baiser unique et funeste de la Bleue, les voici.

J’allais un jour, selon mon habitude, chez Ibn Ghamîn, pour donner à la Bleue une leçon de chant, quand je rencontrai en chemin Yézid ben Aûf. Et, après les salams, je lui dis : « Où vas-tu, ô Yézid, si bellement habillé ? » Et il me répondit : « Je vais où tu vas. » Et je dis : « Parfait ! Allons. »

Et lorsque nous fûmes arrivés et entrés dans la demeure d’Ibn Ghamîn, nous nous assîmes dans la salle de réunion. Et bientôt parut la Bleue, vêtue d’un mantelet orange et d’un superbe cafetan rouge-rose. Et nous crûmes voir le soleil embrasé se levant entre la tête et les pieds de l’éblouissante chanteuse. Et elle était suivie de la jeune fille esclave, qui portait le théorbe.

Et la Bleue chanta, sous ma direction, sur un mode nouveau que je lui avais appris. Et sa voix était riche, grave, profonde et émouvante. Et, à un moment donné, son maître s’excusa auprès de nous, et nous laissa seuls afin d’aller donner ses ordres pour le repas. Et Yézid, saisi au cœur d’amour pour la chanteuse, s’approcha d’elle, l’implorant du regard. Et elle parut s’animer, et eut pour lui, en continuant à chanter, un regard chargé de la réponse. Et Yézid, enivré de ce regard, se passa la main dans le vêtement, en retira deux perles magnifiques, qui n’avaient pas de sœurs, et dit à Sallamah, qui s’interrompit un moment de chanter : « Vois, ô Bleue ! Ces deux perles ont été payées par moi, aujourd’hui même, soixante mille drachmes. Si tu voulais, elles t’appartiendraient. » Elle répondit : « Et que veux-tu que je fasse pour te plaire ? » Il répondit : « Que tu chantes pour moi. »

Alors Sallamah, après avoir porté sa main à son front, en signe d’acquiescement, accorda l’instrument, et chanta les vers que voici, chant et musique de sa composition, sur le rythme grave-léger et premier, qui a comme tonique le ton simple de la corde du doigt annulaire :

« Sallamah la Bleue a blessé mon cœur d’une blessure durable comme la durée des temps.

La plus habile science du monde ne la saurait fermer. Car on ne ferme pas au fond du cœur une blessure d’amour.

Sallamah la Bleue a blessé mon cœur. Ô Musulmans, venez à mon secours ! »

Et, ayant chanté cette ravissante mélodie de tendresse, en regardant Yézid, elle ajouta : « Eh bien, donne-moi maintenant à ton tour ce que tu as à me donner. » Et il dit : « Certes, ce que tu veux, je le veux. Mais écoute, ô Bleue. J’ai juré par un serment qui oblige ma conscience — et tout serment est sacré — que je ne passerais ces deux perles qu’à tes lèvres avec mes lèvres. » Et, à ces paroles d’Yézid, l’esclave de Sallamah, offusquée, se leva avec vivacité et la main levée pour admonester l’amoureux. Mais moi je l’arrêtai par le bras, et lui dis, pour la détourner de se mêler de l’affaire : « Reste donc tranquille, ô jeune fille, et laisse-les. Ils sont en marché, comme tu le vois, et chacun d’eux en veut retirer profit avec le moins de pertes possible. Ne les trouble pas. »

Quant à Sallamah, elle se mit à rire en entendant Yézid exprimer ce souhait. Et, se décidant soudain, elle lui dit : « Eh bien, soit ! Donne-les-moi, ces perles, de la manière que tu veux. » Et Yézid se mit à s’avancer vers elle, en marchant sur les genoux et les mains, les deux magnifiques perles entre les lèvres. Et Sallamah, poussant de petits cris d’effroi, se mit de son côté à reculer, ramenant sur elle ses robes, et évitant le contact d’Yézid. Et, à droite et à gauche, elle s’éloignait en courant et revenait à sa place, essoufflée, provoquant par là de plus nombreux essais de la part d’Yézid, et de plus nombreuses coquetteries. Et ce jeu dura assez longtemps. Mais comme il fallait tout de même conquérir les perles, aux conditions acceptées, Sallamah fit un signe à son esclave, qui, subitement, se jeta sur Yézid, le saisit par les deux épaules, et le retint ferme en place. Et Sallamah, ayant prouvé par ce manège qu’elle était victorieuse et non point vaincue, vint d’elle-même, un peu confuse, et la sueur au front, prendre de ses jolies lèvres les perles magnifiques emprisonnées entre les lèvres d’Yézid, qui les troqua ainsi contre un baiser. Et, dès qu’elle les eut en sa possession, Sallamah, retrouvant bien vite son assurance, dit à Yézid, en riant. « Par Allah ! te voilà vaincu de toutes les manières, le sabre enfoncé dans les reins. » Et Yézid, courtois, répondit : « Par ta vie, ô Bleue, d’être vaincu, je n’ai souci. Le délicieux parfum que sur tes lèvres j’ai recueilli me restera au cœur, tant que je vivrai, comme un éternel arome ! »

Qu’Allah ait en sa compassion Yézid ben Aûf ! Il mourut martyr de l’amour.

— Puis le jeune homme riche dit : « Écoutez maintenant un trait de tofaïlisme. Et vous savez que nos pères arabes entendaient par ce mot, — qui tire Son origine de Tofaïl le gourmand, — l’habitude qu’ont certaines personnes de s’inviter elles-mêmes aux festins et d’avaler les repas et les boissons, sans qu’on les en prie. Ainsi, écoutez. »

Et il dit :