Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Le Parasite

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 166-169).


LE PARASITE


On raconte que l’émir des Croyants El-Walid, fils d’Yézid, l’Ommiade, se plaisait extrêmement en la compagnie d’un gourmand fameux, ami des bons plats et de tout fumet, qui s’appelait Tofaïl aux Festins, et dont le nom a servi depuis à caractériser les parasites qui s’invitent eux-mêmes aux noces et festins. Du reste ce Tofaïl, gastronome en grand, était homme d’esprit, savant, malin, moqueur ; et il était vif à la repartie et à l’à-propos. En outre, sa mère avait été convaincue d’adultère. Et c’est lui, précisément, qui a condensé la doctrine des parasites en quelques règles courtes, en même temps que pratiques, qui se résument dans les données suivantes :

Que celui qui s’invite à un bon repas de noces, évite avec soin de regarder çà et là d’un air incertain.

Qu’il entre d’un pied ferme et choisisse la meilleure place, sans fixer personne, afin que les invités et convives pensent qu’il est un personnage de première importance.

Si le portier de la maison est revêche et difficile, qu’il soit semoncé et tenu bas à sa place, sans qu’il puisse se permettre la moindre observation.

Une fois assis devant la nappe, qu’il se jette sur le manger et le boire, et qu’il soit plus attaché au rôti que la broche elle-même.

Qu’il travaille dans les poulets farcis et dans la viande, fût-elle séchée, avec des doigts plus coupants que de l’acier.

Et tel était le code du parfait broyeur, établi par Tofaïl dans la ville de Koufa. Et, en vérité, Tofaïl fut le père des broyeurs et la couronne des parasites…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et tel était le code du parfait broyeur, établi par Tofaïl dans la ville de Koufa. Et, en vérité, Tofaïl fut le père des broyeurs et la couronne des parasites. D’ailleurs, voici, sur sa manière de procéder, un fait entre mille.

Un notable de la ville avait invité quelques amis et se régalait avec eux d’un plat de poissons merveilleusement apprêté. Et voici qu’à la porte on entendit la voix bien connue de Tofaïl, qui parlait à l’esclave portier. Et l’un des convives s’écria : « Qu’Allah nous préserve du broyeur ! Vous connaissez tous la capacité inouïe de Tofaïl. Hâtons-nous donc de préserver de ses dents ces beaux poissons, et de les mettre en sécurité dans un coin de la chambre, en ne laissant sur la nappe que ces tout petits poissons-ci. Et quand il aura dévoré les petits, comme il n’aura plus rien à avaler, il s’en ira, et nous nous régalerons avec les gros poissons. » Et, à la hâte, on mit de côté les gros poissons.

Et donc Tofaïl entra et, souriant et plein d’aisance, il jeta le salam à tout le monde. Et, après le bismillah, il tendit la main vers le plateau. Mais voilà ! il ne contenait que du fretin de mauvais aspect. Et les convives, enchantés de leur bon tour, lui dirent : « Hé ! maître Tofaïl, que penses-tu de ces poissons-là ? Tu n’as pas l’air de trouver le plat, tout à fait à ton goût. » Il répondit : « Moi, il y a longtemps que je suis en mauvais termes avec la famille des poissons, et je suis en grande fureur contre eux. Car mon pauvre père, qui est mort par noyade dans la mer, a été mangé par eux. » Et les convives lui dirent : « Fort bien, voici donc pour toi une excellente occasion de prendre le talion de ton père, en mangeant ces petits-là à ton tour. » Et Tofaïl répondit : « Vous avez raison. Mais attendez. » Et il saisit un des petits poissons et se l’approcha tout contre l’oreille. Et son œil de parasite avait déjà avisé le plateau relégué dans le coin et qui contenait les gros poissons. Et donc, après avoir eu l’air d’écouter attentivement le petit poisson frit, il s’écria tout d’un coup : « Hé là ! hé là ! Savez-vous ce que vient de me dire ce petit bout de fretin-là ? » Et les convives répondirent : « Non, par Allah ! Comment le saurions-nous ? » Et Tofaïl dit : « Eh bien ! sachez alors qu’il m’a dit ceci : « Moi, je n’ai pas assisté à la mort de ton père — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde ! — et je n’ai pas pu le voir, attendu que je suis beaucoup trop jeune pour avoir vécu en ce temps-là. » Ensuite il m’a glissé à l’oreille ces autres paroles-ci : « Prends plutôt ces beaux gros poissons-là qui sont cachés dans le coin, et venge-toi. Car ce sont eux-mêmes qui se sont précipités autrefois sur le défunt, ton père, et qui l’ont mangé. »

En entendant ce discours de Tofaïl, les invités et le maître de la maison comprirent que leur ruse avait été éventée par le nez du parasite. C’est pourquoi ils s’empressèrent de faire servir les beaux poissons à Tofaïl, et lui dirent, en se renversant de rire : « Mange-les donc, et puissent-ils te donner la grande indigestion ! »

— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Écoutez maintenant l’histoire funèbre de la belle esclave du destin. »

Et il dit :