Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/La Vengeance du roi Hojjr

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 134-139).


LA VENGEANCE DU ROI HOJJR


Il nous est transmis par les récits de nos pères anciens que le roi Hojjr, chef des tribus kindites, et père d’Imrou Oul-Kaïs, le plus grand poète de la gentilité, était l’homme le plus redouté parmi les Arabes pour sa férocité et son intrépide témérité. Et il était si sévère envers les membres mêmes de sa propre famille, que son fils, le prince Imrou Oul-Kaïs, dut fuir les tentes paternelles afin de pouvoir donner libre essor à son génie poétique. Car le roi Hojjr considérait que s’affubler publiquement du titre de poète était pour son fils une dérogation à la noblesse et à la hauteur de son rang.

Or, comme le roi Hojjr était un jour loin de son territoire, en expédition guerrière contre la tribu dissidente des Bani-Assad, il advint que les Kodâïdes, ses anciens ennemis, commandés par Ziâd, envahirent soudain ses terres, en razzia, enlevèrent un butin considérable, d’énormes provisions de dattes sèches, nombre de chevaux, de chameaux et de bestiaux, et nombre de femmes et de jeunes filles kindites. Et, parmi les captives de Ziâd, se trouva la femme la plus aimée du roi Hojjr, la belle Hind, joyau de la tribu.

Aussi, dès que la nouvelle de cet événement lui fut parvenue, Hojjr revint à la hâte sur ses pas, avec tous ses guerriers, et se dirigea vers le lieu où il pensait rencontrer son ennemi Ziâd, le ravisseur de Hind. Et il ne tarda pas, en effet, à arriver à peu de distance du camp des Kodâïdes. Et il y envoya aussitôt deux espions éprouvés, nommés Saly et Sâdous, reconnaître les lieux et recueillir le plus de renseignements possible sur la troupe de Ziâd.

Et les deux espions réussirent à s’insinuer au camp sans être reconnus. Et ils recueillirent de précieuses observations sur le nombre de l’ennemi et la disposition du camp. Et, après quelques heures passées à tout inspecter, l’espion Saly dit à son compagnon Sâdous : « Tout ce que nous venons de voir me paraît suffisant comme notions et renseignements sur les projets de Ziâd. Et je vais de ce pas mettre le roi Hojjr au courant de ce dont nous avons été témoins. » Mais Sâdous répondit : « Moi, je ne pars pas que je n’aie des détails encore plus importants et plus précis. » Et il resta seul dans le camp des Kodâïdes.

Or, dès la nuit close, des hommes de Ziâd arrivèrent pour faire la garde auprès de la tente de leur chef, et se postèrent en groupes çà et là. Et Sâdous, l’espion de Hojjr, craignant d’être découvert, paya d’audace, et alla hardiment frapper de la main sur l’épaule d’un garde qui venait de s’asseoir par terre comme les autres, et l’apostropha d’un ton impératif, lui disant : « Qui es-tu ? » Et le garde répondit : « Je suis un tel fils d’un tel. » Et Sâdous reprit d’une voix nette et ferme : « C’est bien ! » Puis il alla s’asseoir tout contre la tente du chef Ziâd, sans que personne songeât à l’inquiéter.

Et voici qu’il entendit bientôt parler à l’intérieur de la tente. Et c’était la voix de Ziâd lui-même qui, s’étant mis à côté de sa belle captive Hind, l’embrassait et jouait avec elle. Et, entre autres choses, Sâdous entendit le dialogue suivant. La voix de Ziâd dit : « À ton avis, Hind, dis-moi, que ferait ton mari Hojjr s’il savait qu’en ce moment je suis à côté de toi, en doux tête à tête. » Et Hind répondit : « Par la mort ! il courrait sur ta piste, comme un loup, et ne s’arrêterait de courir que devant les tentes rouges, bouillant, plein de colère et de rage, impatient de vengeance, la bouche lui foisonnant d’écume comme un chameau en rut qui mange des herbes amères. » Et Ziâd, entendant ces paroles de Hind, fut pris de jalousie, et, appliquant un soufflet à sa captive, il lui dit : « Ah ! je te comprends. Hojjr, cette bête fauve, te plaît, tu l’aimes, et tu veux m’humilier. » Mais Hind se récria vivement, disant : « Je le jure par nos dieux Lât et Ozzat, je n’ai jamais détesté de mâle comme je déteste mon époux Hojjr. Mais pourquoi, puisque tu m’interroges, te cacher ma pensée ? En vérité, je n’ai jamais vu d’homme plus vigilant et plus circonspect que Hojjr, soit qu’il dorme soit qu’il veille. » Et Ziâd lui demanda : « Comment cela ? Explique-toi. » Alors Hind dit : « Écoute. Quand Hojjr est sous la puissance du sommeil, il tient un œil fermé mais l’autre ouvert, et il a la moitié de son être en éveil. Et cela est si vrai, qu’une nuit d’entre les nuits, alors qu’il dormait à mon côté, et que je veillais sur son sommeil, voilà qu’un serpent noir parut soudain de dessous la natte, et vint droit sur son visage. Et Hojjr, tout en dormant, détourna d’instinct la tête. Et le serpent glissa du côté de la main, vers la paume ouverte. Et Hojjr ferma aussitôt la main. Alors le serpent, dérangé, se dirigea vers le pied allongé. Mais Hojjr, toujours dormant, plia la jambe et remonta le pied. Et le serpent, décontenancé, ne sut plus où aller, et se décida à se glisser sur une jatte de lait que Hojjr me recommandait de placer toujours pleine près de son lit. Et, une fois sur la jatte, le serpent huma goulument le lait, puis le revomit dans la jatte. Et moi, à cette vue, je pensais, en me réjouissant dans mon âme : « Quelle chance inespérée ! Quand Hojjr se réveillera, il boira ce lait maintenant empoisonné, et mourra à l’instant. Ah ! je serai donc débarrassée de ce loup. » Et Hojjr se réveilla, au bout d’un certain temps, altéré et demandant le lait. Et il prit la jatte de mes mains ; mais il eut soin d’en flairer d’abord le contenu. Et voici que sa main trembla, et la jatte tomba et se renversa. Et il fut sauvé. Ainsi fait-il pour tout, en n’importe quelle circonstance. Il pense à tout, prévoit tout, et n’est jamais pris au dépourvu. »

Et Sâdous l’espion entendit ces paroles ; puis il ne saisit plus rien de ce qui se disait entre Ziâd et Hind, sinon le bruit de leurs baisers et soupirs. Alors il se leva doucement et s’évada. Et, une fois hors du camp, il marcha à grands pas et fut, avant l’aube, près de son maître Hojjr, à qui il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu. Et il termina son rapport, en disant : « Quand je les quittai, Ziâd avait la tête appuyée sur les genoux de Hind ; et il jouait avec sa captive qui lui répondait à plaisir. »

Et Hojjr, à ces paroles, fit rouler dans sa poitrine un soupir grondant, et, se levant debout…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Il dit :

… Et Hojjr, à ces paroles, fit rouler dans sa poitrine un soupir grondant, et, se levant debout, il ordonna le départ et l’attaque immédiate du camp kodaïde.

Et tous les escadrons des Kindites se mirent en marche. Et on tomba à l’improviste sur le camp de Ziâd. Et la mêlée s’engagea furieusement. Et les Kodaïdes de Ziâd ne tardèrent pas à être culbutés et mis en fuite. Et leur camp, pris d’assaut, fut saccagé et brûlé. Et l’on tua ceux qu’on tua, et on fit voler au vent de la fureur tout ce qui resta.

Quant à Ziâd, il fut aperçu par Hojjr dans la foule, alors qu’il cherchait à ramener vers la lutte ceux qui fuyaient. Et Hojjr, grondant et mugissant, fondit sur lui comme l’oiseau de proie, le saisit à bras le corps sur son cheval, et le soulevant en l’air, il le tint ainsi un moment à la force des poignets, puis le frappa contre terre et broya ses os. Et il lui coupa la tête et la suspendit à la queue de son cheval.

Et sa vengeance satisfaite du côté de Ziâd, il se dirigea vers Hind, qu’il avait reprise. Et il la lia à deux chevaux qu’il fouetta et fit partir à contre-sens l’un de l’autre. Et tandis qu’elle était ainsi écartelée et déchirée en morceaux, il lui cria : « Meurs, ô femme dont la langue était si doucereuse et les secrets de la pensée si amers ! »


— Et, ayant raconté cette vengeance sauvage, le jeune homme dit à ses auditeurs : « Puisque nous sommes encore à cette époque d’avant l’Islam béni, écoutez le récit que nous rapporte, sur les mœurs des femmes arabes de ce temps-là, l’épouse bien-aimée du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — notre dame Aischah, la plus belle et la plus haute physionomie féminine de l’Islam primitif, la femme d’intelligence, de passion, de tendresse et de courage, dont la parole éclatante avait la mâle vigueur du robuste jeune homme, et dont le langage éloquent avait la saine et fraîche beauté d’une vierge pure. »

Et il dit ce récit d’Aischah :