Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Aventure amoureuse de la princesse Fatimah


AVENTURE AMOUREUSE DE LA PRINCESSE FATIMAH AVEC LE POÈTE MOURAKISCH


On raconte que Némân, roi de Hirah, dans l’Irak, avait une fille nommée Fatimah, qui était aussi belle qu’ardente. Et le roi Némân, qui connaissait le tempérament peu rassurant de la jeune princesse, avait pris la précaution, pour prévenir un déshonneur sur sa race ou une calamité, de la tenir enfermée dans un palais éloigné. Et il avait pris également soin, par honneur pour sa fille et aussi par prudence, de faire veiller jour et nuit des gardes armés, autour de ce palais. Et personne autre que la suivante de la princesse n’avait droit d’entrer dans cet asile conservateur de la vertu de Fatimah. Et, par surcroît de sagesse et de méfiance, chaque soir, à la tombée de la nuit, on traînait par terre, autour du palais, de grands manteaux de laine, afin d’égaliser et d’unir la surface sablonneuse du sol, de manière à faire disparaître l’empreinte des petits pieds de la jeune fille qui servait la princesse, et aussi de manière à reconnaître, le lendemain, si des empreintes avaient été laissées par quelque rôdeur en quête d’aventure.

Or, la belle captive montait souventes fois chaque jour au haut de son cloître forcé, et de là elle regardait au loin les passants, et soupirait. Et, un jour, elle vit ainsi sa jeune suivante, qui s’appelait Ibnat-Ijlân, causer avec un jeune homme de belle tournure. Et elle finit par apprendre de la jeune fille que ce jeune homme dont elle était amoureuse était le célèbre poète Mourakisch, et qu’elle avait maintes fois déjà joui de son amour. Et la suivante, qui était, en vérité, belle et sémillante, vanta à sa maîtresse la beauté et la magnifique chevelure du poète, et en termes si exaltés que l’ardente Fatimah désira passionnément à son tour le voir et jouir de lui, à l’égal de sa suivante. Mais elle voulut d’abord, dans sa délicatesse raffinée de princesse, s’assurer si le beau poète avait quelque naissance. Et, en cela précisément, elle fit preuve de savoir-vivre en vraie Arabe de haute lignée qu’elle était. Et elle se distingua ainsi de sa suivante, moins noble qu’elle, et, partant, moins scrupuleuse et moins exigeante.

Dans ce but donc, une épreuve, décisive dans son esprit, fut exigée par la recluse princière. Car, lorsqu’elle se fut entretenue avec la jeune fille sur les probabilités de l’entrée du poète au château, elle finit par lui dire : « Écoute ! Quand le jeune homme sera demain avec toi, présente-lui un cure-dents en bois odorant, puis une cassolette où tu jetteras quelque peu de parfum. Et, cela fait, prie-le de se tenir debout, la cassolette sous les vêtements, pour se parfumer. Or, s’il se sert du cure-dents, sans en couper et émécher un peu l’extrémité, ou s’il refuse de le prendre, c’est un homme du commun, sans délicatesse. Et s’il va se placer au-dessus de la cassolette, ou s’il la refuse, c’est encore un homme de rien. Et, alors, quelque grand poète qu’il puisse être, un homme qui ne connaît point la délicatesse n’est pas digne des princesses. »

Aussi, dès le lendemain, la jeune fille, étant allée retrouver son amoureux, ne manqua pas de faire l’expérience. Car, après avoir disposé une cassolette allumée au milieu de la pièce, et y avoir jeté du parfum, elle dit au jeune homme : « Approche-toi pour te parfumer ! » Mais le poète ne se dérangea pas, et répondit : « Apporte-la toi-même ici, tout près de moi. » Et la jeune fille le fit ; mais le poète ne plaça point la cassolette sous ses vêtements, et se contenta de s’en parfumer seulement la barbe et la chevelure. Après quoi, il accepta le cure-dents que lui présentait sont amante, et, après en avoir coupé et jeté un petit morceau, il en taillada l’extrémité en pinceau flexible, et s’en frotta ainsi les dents et s’en parfuma les gencives. Cela fait, il arriva entre lui et la jeune fille ce qui arriva.

Et, lorsqu’elle fut rentrée au palais gardé, la petite raconta à sa pétulante maîtresse le résultat de l’épreuve. Et Fatimah dit aussitôt : « Amène-moi ce noble Arabe ! Et hâte-toi. »

Mais les gardiens étaient sévères et armés et sans relâche aux aguets. Et, chaque matin, les devins du roi Némân, père de la princesse, arrivaient sur les lieux pour voir et reconnaître les traces des pieds imprimés sur le sable. Et les devins retournaient dire à leur maître : « Ô roi du temps, nous n’avons trouvé, ce matin, que l’empreinte des petits pieds de la jeune fille Ibnat-Ijlân. »

Or, que fit la maligne suivante de la princesse, pour introduire le poète auprès d’elle, sans trahir son passage ? Voici. La nuit fixée par sa maîtresse, elle se rendit auprès du jeune homme et, sans hésiter, elle se le chargea sur le dos, l’y maintint solidement en lui passant sous les reins un manteau qu’elle se noua sur le devant du corps, et introduisit ainsi, sans danger de se trahir, le séducteur chez sa séduite.

Et le poète passa là avec la véhémente fille du roi, une nuit bénie, nuit de blancheur, de douceurs, et d’ardeur. Et il repartit avant l’aube, de la même manière qu’il était entré, à savoir porté sur le dos de la jeune fille.

Or, qu’arriva-t-il au matin ? Les devins du roi vinrent, comme tous les matins, examiner les pas marqués sur le sable. Puis ils allèrent dire au roi, père de la princesse : « Ô notre seigneur, nous n’avons aperçu, ce matin, que les traces des petits pieds d’Ibnat-Ijlân. Mais cette jeune fille a dû considérablement engraisser au palais, car l’empreinte de ses pieds devient plus profonde dans le sable. »

Et donc les choses continuèrent à aller de la sorte pendant quelque temps, les deux jeunes gens s’entr’aimant, la jeune suivante portant l’amant, et les devins parlant d’engraissement. Et il n’y aurait pas eu de raison pour que cessât cet état de choses, si le poète n’avait pas lui-même détruit de ses mains son bonheur.

En effet, le beau Mourakisch avait un ami très aimé, à qui il ne refusait jamais rien. Et, comme il l’avait mis au courant de sa singulière aventure, ce jeune ami souhaita avec instances être introduit de la même manière auprès de la princesse Fatimah, et se faire passer pour Mourakisch en personne, grâce aux ténèbres de la nuit et à sa ressemblance de taille et de manières avec son ami. Et Mourakisch se laissa vaincre par les instances de l’adolescent, et engagea par serment son consentement. Et, la nuit venue, le jeune ami prit sa place sur le dos de la jeune fille, et fut introduit auprès de la princesse.

Et, dans l’obscurité, commença ce qui devait commencer. Mais, aussitôt, en dépit des ténèbres, Fatimah, experte, s’aperçut de la substitution, en constatant mollesse là où il y avait dureté, et tiédeur là où il y avait brûlante ardeur, et pauvreté où il y avait abondance. Et, se levant à l’heure et à l’instant, elle repoussa l’intrus d’un dédaigneux coup de pied et le fit ramasser par sa suivante qui le transporta dehors, par le procédé de transport ordinaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et le fit ramasser par sa suivante qui le transporta dehors par le procédé de transport ordinaire.

Et, dès lors, le poète fut éconduit par la fille du roi, qui ne consentit jamais à lui pardonner sa trahison. Et, pour épancher sa douleur et ses regrets, il composa la kacidah que voici :

Adieu, la belle Békride ! Et que le bonheur reste, malgré mon départ, à tes côtés !

Hélas ! naguère encore, malheureux Mourakisch, ta Fatimah, par sa taille élégante comme la branche du nabk, et par sa démarche cadencée comme celle de l’autruche,

Par sa taille et par sa démarche et par sa beauté limpide comme l’eau des étangs,

Par sa beauté et par ses belles dents limpides humectées d’une fraîche salive,

Qui semblait être une pure rosée ! et par ses joues unies et lisses comme une surface d’argent ; et par ses mains jolies et leurs bracelets ; et par les flots noirs de ses cheveux,

Elle enchantait tes nuits, et poignardait ton cœur. Hélas ! c’est l’adieu. Et tout s’est évanoui.

Pour un caprice d’ami, ô généreux Mourakisch, tu as fait tout s’évanouir. Mords-toi de désespoir, et coupe avec tes dents tes dix doigts, à cause du caprice d’un bel ami.

Hélas ! tout s’est évanoui, et ce n’est point un songe, car tu veilles, et les songes sont de belles illusions du sommeil, et ils te sont à tout jamais interdits !

Et le poète Mourakisch fut un de ceux qui moururent d’amour.


— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Avant d’arriver aux temps islamiques, écoutez cette histoire du roi des Kindites avec son épouse Hind. »

Et il dit :