Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Le Poète Doreïb


LE POÈTE DOREÏD, SON CARACTÈRE GÉNÉREUX ET SON AMOUR POUR LA CÉLÈBRE POÉTESSE TOUMADIR EL KHANSA


On raconte qu’un jour le poète Doreïd, fils de Simmah, cheikh de la tribu des Bani-Joucham, qui vivait à l’époque de la gentilité, cavalier valeureux autant que poète reconnu, et maître de nombreuses tentes et de beaux pâturages, partit en razzia contre la tribu rivale des Bani-Firâs, dont le cheikh était Rabiah, le plus intrépide guerrier du désert. Et Doreïd était à la tête d’une troupe de cavaliers choisis parmi les meilleurs de la tribu. Et, en débouchant dans une vallée du territoire ennemi des Bani-Firâs, il aperçut dans le loin, à l’extrémité opposée de la vallée, un homme à pied qui conduisait une femme montée sur un chameau. Et Doreïd, après avoir examiné un moment le convoi, se tourna vers un de ses cavaliers et lui dit : « Lance ton cheval, et sus à cet homme ! »

Et le cavalier partit et, étant arrivé à portée de voix, il cria à l’homme : « Lâche prise, laisse-moi cette femme, et sauve ta vie ! » Et il réitéra par trois fois sa sommation. Mais l’homme le laissa approcher, puis, calme et placide, sans presser le pas, il jeta à celle qu’il conduisait le licou du chameau, et, d’une voix tranquille, il entonna ce chant :

« Ô dame, marche du pas heureux d’une femme dont le cœur n’a jamais palpité de crainte, et dont la croupe saillante s’est arrondie dans la sécurité.

Et sois témoin de l’accueil que va faire à ce cavalier, le Firâcide qui n’a jamais connu la honte de tourner le dos à l’ennemi.

Car voici, sous tes yeux, un échantillon de mes coups. »

Sur ce, il chargea le cavalier de Doreïd, le désarçonna d’un coup de lance, et l’étendit raide mort dans la poussière. Puis il prit le cheval sans maître et, après en avoir fait hommage à sa dame, il sauta en selle d’un coup de jarret, et se mit à cheminer comme auparavant, sans plus de hâte ni d’émotion…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… sans plus de hâte ni d’émotion. Quant à Doreïd, comme il ne voyait pas reparaître son messager, il envoya à la découverte un autre cavalier. Et celui-ci, trouvant son compagnon sans vie sur le sentier, poussa vers le voyageur et lui cria, de loin, la même sommation que lui avait adressée le premier agresseur. Mais l’homme fit comme s’il n’avait point entendu. Et le cavalier de Doreïd courut sus à lui, la lance brandie. Mais l’homme, sans s’émouvoir, jeta de nouveau à sa dame le licou du chameau, et chargea soudain le cavalier, en lui adressant ces vers :

« Voici sur toi la fatalité aux canines de fer, ô rejeton de l’infamie, qui te mets sur la route de la femme libre et inviolable.

Entre elle et toi est ton maître Rabiah, dont la loi pour un ennemi est le fer de sa lance, une lance qui lui obéit à souhait. »

Et le cavalier, le foie transpercé, fut abattu, déchirant la terre de ses ongles. Et il but la mort d’une gorgée. Et le vainqueur continua, sans se presser, son chemin.

Et Doreïd, plein d’impatience, et inquiet sur le sort de ses deux cavaliers, détacha un troisième homme avec la même consigne. Et l’éclaireur arriva sur les lieux, et trouva ses deux compagnons allongés sans vie sur le sol. Et il aperçut, plus loin, l’étranger qui cheminait avec tranquillité, conduisant d’une main le chameau de la dame, et traînant nonchalamment après lui sa lance. Et il lui cria : « Lâche prise, ô chien des tribus ! » Mais l’homme, sans même se retourner vers son agresseur, dit à sa dame : « Dirige-toi, mon amie, vers nos tentes les plus proches d’ici. » Puis, soudain, il fut en face de son adversaire, et lui cria ces vers :

« N’as-tu pas vu, ô tête sans yeux, tes frères qui se débattent dans leurs caillots ? Et ne sens-tu pas déjà passer sur ton visage le souffle de la Mère des Vautours ?

Que penses-tu recevoir du cavalier au visage renfrogné, sinon le cadeau d’un superbe coup de lance qui t’habille les reins d’une couche de sang d’un beau noir de corbeau ? »

Et, ce disant, il pointa le cavalier de Doreïd, et le culbuta dès la première passe, la poitrine percée d’outre en outre. Mais, en même temps, sa lance se brisa de la violence du choc. Et Rabiah, — car c’était lui-même, ce cavalier des gorges et des ravins — se sachant déjà proche de sa tribu, ne voulut même pas se baisser pour ramasser l’arme de son ennemi. Et il continua sa route, n’ayant pour toute arme que le bois brisé de sa lance.

Or Doreïd, sur ces entrefaites, étonné de ne voir revenir aucun de ses cavaliers, partit lui-même à la découverte. Et il rencontra, étalés sur le sable, les corps sans vie de ses compagnons. Et soudain il vit apparaître, au détour d’un monticule, Rabiah lui-même, son ennemi, avec son arme dérisoire. Et, de son côté, Rabiah reconnut Doreïd, et regretta, en son âme, devant un tel adversaire, l’imprudence qu’il avait commise de ne s’être pas approprié la lance de son dernier agresseur. Toutefois il attendit Doreïd, droit sur sa selle, et le bois de sa lance brisée au poing.

Et Doreïd, d’un coup d’œil, vit l’état d’infériorité de Rabiah, et sa grande âme l’incita à adresser ces paroles au héros Firâcide : « Ô père des cavaliers des Bani-Firâs, certes ! des hommes comme toi, on ne les tue pas. Toutefois, mes gens, qui battent le pays, voudront venger sur toi la mort de leurs frères, et, comme tu es désarmé, seul et si jeune ! tiens, prends ma lance. Quant à moi, je m’en retourne pour ôter à mes compagnons l’envie de te poursuivre. »

Et Doreïd repartit à grande course vers ses gens, et leur dit : « Le cavalier a su défendre sa dame. Car il a tué nos trois hommes et, de plus, il m’a accroché ma lance. En vérité c’est un rude champion qu’il ne faut pas songer à attaquer ! »

Et ils tournèrent bride et rentrèrent tous, sans razzia, dans leur tribu.

Et les années passèrent. Et Rabiah mourut comme meurent les cavaliers sans reproche, dans une rencontre sanglante avec ceux de la tribu de Doreïd. Et, pour le venger, une troupe de Firâcides partit en nouvelle razzia contre les Bani-Joucham. Et ils tombèrent inopinément de nuit sur le campement, et tuèrent ceux qu’ils tuèrent, et firent nombre de captifs, et enlevèrent un butin considérable en femmes et en biens. Et, dans le nombre des captifs, était Doreïd lui-même, le cheikh des Jouchamides.

Et, lorsqu’on arriva à la tribu des vainqueurs, Doreïd, qui avait pris bien soin de cacher son nom et sa qualité, fut mis, avec tous les autres captifs, sous une garde sévère. Mais les femmes firâcides, frappées de sa bonne mine, venaient d’un air coquet passer et repasser en triomphatrices devant lui. Et tout à coup une d’elles s’écria : « Par la mort noire ! quel beau coup vous avez fait là, enfants de Firâs ! Savez-vous qui est celui-ci ? » Et on accourut, et on regarda, et on répondit : « Celui-ci est un de ceux qui ont éclairci nos rangs ! » Et la femme dit : « Certes ! c’est un brave ! C’est précisément celui qui fit cadeau de sa lance à Rabiah le jour de la vallée. » Et elle jeta sa tunique, en signe de sauvegarde, sur le prisonnier, en ajoutant : « Enfants de Firâs, je prends, moi, ce captif-là sous ma protection. » Et on se pressa encore davantage, et on demanda son nom au captif, qui répondit : « Je suis Doreïd ben Simmah. Mais toi, ô dame, qui es-tu ? » Elle répondit : « Je suis Raïta, fille de Gizl El-Tiân, celle dont Rabiah conduisait le chameau. Et Rabiah était mon mari. »

Puis elle alla se présenter à toutes les tentes de la tribu, et tint aux guerriers ce langage : « Enfants de Firâs, rappelez-vous la générosité du fils de Simmah, lorsqu’il donna à Rabiah sa lance à la hampe longue et belle. Or, le bien pour le bien, et à chacun le fruit de ses œuvres. Que la bouche des hommes ne se gonfle pas de mépris, en racontant votre conduite à l’égard de Doreïd. Brisez ses liens et, en payant l’indemnité, retirez-le des mains de celui qui l’a fait captif. Sinon, vous poseriez devant vous une œuvre de honte qui serait, jusqu’à votre mort, un marchepied aux regrets sans aboutissant et au repentir. »

Et les Firâcides, l’ayant entendue, se cotisèrent pour indemniser Mouharrik, le cavalier qui avait fait Doreïd captif. Et Raïta donna à Doreïd, mis en liberté, les armes de son époux défunt. Et Doreïd s’en retourna à sa tribu, et jamais plus ne fit la guerre aux Bani-Firâs.

Et les années s’écoulèrent encore. Et Doreïd, devenu vieux, mais toujours doué de sa belle âme de poète, vint un jour à passer à peu de distance du campement de la tribu des Bani-Sôlaïm. Et, en ce temps-là, vivait dans cette tribu la Sôlamide Toumâdir, fille de Amr, connue dans toute l’Arabie sous le surnom d’El-Khansâ, et admirée pour son merveilleux talent poétique.

Et la belle Sôlamide, au moment où Doreïd passait près de sa tribu, était occupée à oindre de goudron une des chamelles de son père. Et, comme l’endroit était isolé, que la chaleur était grande et que personne ne passait par là, Toumâdir avait quitté ses habits, et travaillait presque entièrement dévêtue. Et Doreïd, caché, l’observait et l’examinait sans qu’elle s’en doutât. Et, émerveillé de sa beauté, il improvisa les vers que voici :

Allez, ô mes amis, saluer la belle Sôlamide Toumâdir, et saluez-là encore, ma jolie gazelle à la noble origine.

Jamais, dans nos tribus, on n’a vu, de face ou de dos, aussi ravissante frotteuse de chamelles.

Il n’y a pas de ruse là où il n’y a pas de voile. C’est une superbe fille brune de race pure.

Visage ravissant, du poli le plus admirable, beau comme la face de nos statues d’or, visage que pare la richesse d’une chevelure semblable à la queue brillante des étalons de haute noblesse.

Opulente, riche chevelure ! Abandonnée à elle-même nonchalamment, elle flotte en longues chaînes miroitantes ; peignée et rangée, l’on dirait de belles grappes qu’une petite pluie a lissées.

Deux sourcils déliés à la douce courbure, deux lignes sans défaut tracées par le calam d’un savant, couronnes superbes au-dessus de deux grands yeux d’antilope.

Des joues doucement modelées qu’avive une pourpre légère, aurore levée sur un champ d’un tendre blanc de perle.

Une bouche que la grâce a fait fleurir, source de suavité, sur des dents aux stries imperceptibles, perles pures, pétales de jasmin humectés de miel parfumé.

Un cou blanc comme l’argent dans la mine, onduleux, monté sur une poitrine semblable aux poitrines magnifiques de nos statuettes d’ivoire.

Deux bras remplis d’une chair ferme, délicieux d’embonpoint ; deux avant-bras où l’on ne sent pas d’os, où l’on ne touche pas de veines ; des phalanges et des doigts dont rougiraient d’envie les dattes sur les branches.

Un ventre luxuriant, aux plis délicats et rapprochés, comme le papier plié en gradins minces, et rangés autour d’un nombril, petite boîte d’ivoire où l’on garde les parfums.

Le dos ! ô gracieux sillon de ce dos qui aboutit à la taille svelte si flexible, oh oui ! si fragile qu’il a fallu toute la puissance de la divinité pour y maintenir, attachée, cette croupe si considérable !

La voici ! fille magnifique, elle se lève, et ses lourdes hanches la font se rasseoir ; elle s’assied, et sa croupe opulente rebondit et la fait se tenir debout. Ô ! deux monticules charmants et sablonneux !

Et tout cela porté sur deux colonnes de gloire bien dressées, bien tournées, tiges de perles, sur deux tiges de papyrus finement duvetées d’un brun duvet, et le tout sur deux petits pieds, merveilleux, effilés et fins comme deux jolis fers de lance.

Ô ! gloire à la divinité ! comment deux bases si délicates ont-elles la force de supporter tout cet ensemble du haut ?

Allez, ô mes amis, saluer la belle Sôlamide Toumâdir, et saluez-la encore, ma jolie gazelle à la noble origine.

Et, dès le lendemain, le noble Doreïd, accompagné des notables de sa tribu, vint, en grand apparat, trouver le père de Toumâdir, et le pria de la lui donner en mariage. Et le vieux Amr, sans faire attendre sa réponse, dit au poète cavalier : « Mon cher Doreïd, l’homme généreux comme toi, on ne rejette pas ses propositions ; le chef honoré comme toi, on ne repousse pas ses désirs ; l’étalon comme toi, on ne lui donne pas sur le nez. Mais je dois te dire que ma fille Toumâdir a en tête des idées, des manières de voir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … l’étalon comme toi, on ne lui donne pas sur le nez. Mais je dois te dire que ma fille Toumâdir a en tête des idées, des manières de voir… Et ce sont idées et manières de voir que n’ont pas d’ordinaire les autres femmes. Et moi je la laisse toujours libre d’agir comme il lui plaît, car ma Khansâ n’est pas comme les autres femmes. Je vais donc lui parler de toi, le plus avantageusement que je le pourrai, je te le promets ; mais je ne réponds point de son consentement qui lui appartient en propre. » Et Doreïd le remercia de ce qu’il voulait bien faire ; et Amr entra chez sa fille, et lui dit : « Khansâ, un valeureux cavalier, un noble personnage, chef des Bani-Joucham, homme vénéré pour son grand âge et son héroïsme, Doreïd enfin, le noble Doreïd, fils de Simmah, celui dont tu connais les odes guerrières et les beaux vers, vient sous ma tente te demander en mariage. C’est là, ma fille, une alliance qui nous honore. Du reste, je n’ai point à influer sur ta décision. » Et Toumâdir répondit : « Mon père, laisse-moi quelques jours de délai, pour que, avant de répondre, je puisse me consulter. »

Et le père de Toumâdir revint auprès de Doreïd, et lui dit : « Ma fille Khansâ désire attendre un peu avant de donner une réponse définitive. J’espère d’ailleurs que l’on acceptera ton alliance. Reviens donc dans quelques jours. » Et Doreïd répondit : « D’accord, ô père des héros. » Et il se retira dans la tente mise à sa disposition.

Or la belle Sôlamide, sitôt que Doreïd se fut éloigné, envoya sur ses pas une de ses servantes, en lui disant : « Va, surveille Doreïd, et suis-le lorsqu’il s’écartera des tentes pour satisfaire ses besoins. Et regarde bien le jet, et vois sa force et la trace qu’il laissera dans le sable. Et nous jugerons ainsi s’il est encore en force virile. »

Et la servante obéit. Et elle fut si diligente qu’au bout de peu d’instants elle était de retour auprès de sa maîtresse, et lui dit ces simples mots : « Homme usé. »

Or, au bout du délai demandé par Toumâdir, Doreïd revint dans la tente d’Amr, pour avoir la réponse. Et Amr le laissa dans la partie de la tente réservée aux hommes, et entra chez sa fille, et lui dit : « Notre hôte attend ta décision, ma Khansâ, et ce que tu as résolu. » Et elle répondit : « Je me suis consultée, et j’ai résolu de ne point sortir de ma tribu. Car je ne veux pas renoncer à m’unir à quelqu’un de mes cousins, jeunes hommes beaux comme de belles et grandes lances, pour me marier avec un vieux Jouchamide comme l’est ce Doreïd au corps exténué, qui aujourd’hui, demain, va rendre sa chouette d’âme. Par l’honneur de nos guerriers ! je préfère encore vieillir vierge que d’être la femme d’un jambe-grêle. »

Et Doreïd, qui était dans la tente, du côté des hommes, entendit la réponse méprisante, et en fut cruellement touché. Et, par fierté, il ne laissa rien voir de ses sentiments, et, prenant congé du père de la belle Sôlamide, il partit vers sa tribu. Mais il se vengea de la cruelle par la satire que voici :

Tu déclares, ma chère, que Doreïd est vieux, trop vieux. T’avait-il donc dit, lui, qu’il est né d’hier ?

Tu souhaites avoir pour mari, ô Khansâ, — et certes ! tu as raison un lourdaud à jambes pattues qui sait, la nuit, manœuvrer le fumier des troupeaux.

Oui, que nos divinités te préservent, ma fille, de maris comme moi ! Car moi je suis et fais autre chose.

On sait, en effet, qui je suis, et que si ma main est forte, c’est pour des œuvres autrement sérieuses.

On sait partout que, dans les grandes crises, ni la lenteur ne m’enchaîne, ni la précipitation ne m’emporte, et que j’ai, en tout, prudence et sagesse.

On sait partout que, dans ma tribu, par respect pour moi, nul ne questionne l’hôte que j’abrite, et que mes protégés n’ont jamais de nuits inquiétées.

On sait enfin que même dans les mois affamés de la sécheresse, lorsque les nourrices mêmes oublient leurs nourrissons, mes tentes regorgent de nourritures et mon foyer bouillonne.

Garde-toi donc bien de prendre un mari comme moi, et de faire des enfants de moi.

Toi, ô Khansâ, tu souhaites avoir pour mari — et certes ! tu as raison — un lourdaud à jambes pattues qui sait, la nuit, manœuvrer le fumier des troupeaux.

Car tu déclares, ma chère, que Doreïd est vieux, trop vieux. T’avait-il donc dit, lui, qu’il est né d’hier ?

Lorsque ces vers se furent répandus dans les tribus, on conseilla de tous côtés à Toumâdir d’accepter pour mari ce Doreïd à la main généreuse, à la verve inégalable. Mais elle ne revint pas sur sa décision.

Or, ce fut sur ces entrefaites que, dans une rencontre sanglante avec la tribu ennemie des Mourrides, un frère de Toumâdir, le valeureux cavalier Moawiah, périt de la main de Haschem, chef des Mourrides et père de la belle Asma qui avait été autrefois offensée par ce même Moawiah. Et c’est précisément cette mort de son frère que Toumâdir déplora dans le chant funèbre que voici, dont l’air se psalmodiait sur le rythme du premier grave-léger et sur la tonique de la corde du doigt annulaire :

Pleurez, mes yeux, versez des larmes intarissables. Hélas ! celle qui verse ces larmes, pleure un frère qu’elle a perdu.

Désormais, entre elle et lui, est le voile qu’on ne soulève plus, la terre récente de la tombe.

Ô mon frère, tu es parti pour cette réserve d’eau dont tous goûteront un jour l’amertume. Tu y es allé pur, disant : « Mieux vaut mourir : la vie n’est qu’un rayon de frelons sur la pointe d’une lance. »

Mon cœur se souvient, ô fils de mon père et de ma mère, et je m’affaisse comme l’herbe de l’été. Je me renferme dans la consternation.

Il est mort, celui qui était le bouclier de nos tribus et la base de notre maison, il est parti dans une calamité.

Il est mort, celui qui était le phare et le modèle des hommes de haut courage ; qui était, pour eux, comme les feux allumés sur les cimes des montagnes.

Il est mort, celui qui montait les cavales précieuses, éblouissant dans ses vêtements ;

Le héros au long baudrier, qui était le roi de nos tribus quand il n’était encore qu’imberbe, le jeune homme de vaillance et de beauté,

Mon frère aux deux mains généreuses, la main même de la générosité. Il n’est plus ! Il est sous la tombe, froid, enfermé sous le roc et la pierre.

Dites à sa jument Alwa au poitrail admirable : « Pleure, gémis sur les courses vagabondes ; ton maître ne te chevauchera plus ! »

Ô fils d’Amr, la gloire galopait à tes côtés, quand la bataille en fureur retroussait jusqu’aux cuisses sa longue cotte d’armes,

Quand la flamme de la guerre faisait heurter les hommes corps à corps, et qu’avec tes frères vous passiez, chevaux contre chevaux, vampires et vautours enfourchés par des démons.

Certes ! tu la méprisais la vie aux jours des combats, quand mépriser la vie est plus grand et plus digne de souvenir.

Combien de fois tu t’es précipité contre les tourbillons hérissés de casques de fer et bardés de doubles cottes de mailles, impassible au milieu des horreurs sombres comme les teintes goudronnées de l’orage.

Fort et élancé, telle une hampe de Roudaïna, tu brillais de toute ta jeunesse, sur ta taille semblable à un bracelet d’or,

Quand autour de toi, au milieu du pêle-mêle des batailles, la mort traînait les pans de son manteau dans le sang.

Combien de chevaux tu as précipités sur les escadrons ennemis, ô mon frère, alors que la meule rouge des batailles roulait terriblement sur les plus braves des deux camps !

Tu relevais alors les pans de ton étincelante cotte de mailles sur ton coursier à qui les entrailles bondissaient et grondaient dans les flancs.

Tu animais les lances, tu les excitais à confondre leurs éclairs, quand elles allaient fouiller les entrailles des guerriers jusqu’au fond des reins.

Tu étais le tigre hardi qui se lance à la curée, au milieu de la tourmente, armé de ses doubles armes, dents et griffes.

Que de captives désolées et heureuses tu as conduites devant toi, en troupes comme de belles antilopes que mettent en émoi les premières gouttes de pluie !

Que de belles et blanches femmes tu as sauvées le matin, à l’heure de la mêlée, lorsqu’elles erraient, leur voile en désordre, éperdues de frayeur et d’épouvante !

Que de malheurs tu nous as évités, dont l’effroyable aspect ou le seul récit eût fait avorter les femmes enceintes ! Que de mères, si ton sabre n’avait pas été là, fussent restées sans enfant !

Et puis, ô mon frère, que de rimes de combat tu as chantées sans effort, dans le tumulte, perçantes comme le fer de ta lance, et qui vivront à jamais parmi nous !

Ah ! après le trépas du généreux fils d’Amr, que les étoiles s’éteignent, que le soleil anéantisse ses rayons. Il était notre soleil et notre étoile.

Maintenant que tu n’es plus, mon frère, qui recueillera l’étranger lorsque du Nord lugubre soufflent les vents sifflants qui bruissent dans les échos ?

Hélas ! celui qui vous nourrissait de ses troupeaux, ô voyageurs, qui vous protégeait de ses armes, vous l’avez déposé et laissé dans la poussière où vous avez creusé sa fosse.

Dans la demeure affreuse, au milieu de quelques pieux plantés en haie, vous l’avez déposé. Et de sombres rameaux de salamah furent jetés sur lui,

Parmi les tombeaux de nos ancêtres sur lesquels, depuis longtemps déjà, passent les années et les jours.

Ô mon frère, enfant le plus beau des Sôlamides, que ta perte m’est une douleur poignante ! Elle éteint en moi la résolution et le courage.

Non, la méhara qui, privée de son nouveau-né, tourne autour du simulacre qu’on lui a donné pour tromper sa tendresse, poussant plaintes et cris de détresse,

Qui va et cherche, anxieuse, de tous côtés, qui ne broute plus aux pâturages quand s’éveille son souvenir, qui n’a que gémissements et bonds effarés,

Ne donne qu’une faible image de la douleur dont je suis accablée, ô mon frère !

Oh ! jamais ne tariront mes larmes pour toi, jamais ne s’arrêteront mes sanglots et mes accents de douleur. Pleurez, mes yeux, versez les larmes intarissables.

Et ce fut précisément à l’occasion de ce poème, que le poète Nabigha El-Dhobiani et les autres poètes assemblés à la grande foire d’Okaz, pour la récitation annuelle de leurs poésies devant toutes les tribus de l’Arabie, furent interrogés sur le mérite de Toumâdir El-Khansâ, et répondirent à l’unanimité : « Elle surpasse en poésie les hommes et les genn ! »

Et Toumâdir vécut jusqu’après la prédication de l’Islam béni en Arabie. Et en l’an huit de l’hégire de Sidna-Môhammad — sur Lui la prière et la paix — elle vint avec son fils Abbas, qui était alors devenu chef suprême des Sôlamides, faire sa soumission au Prophète, et s’ennoblit de l’Islam. Et le Prophète la traita avec honneur, et aima l’entendre réciter de ses vers, bien qu’il n’appréciât pas les poètes. Et il la félicita de son souffle poétique et de sa renommée. Et, du reste, c’est en répétant lui-même un vers de Toumâdir qu’il laissa voir qu’il ne sentait pas la mesure prosodique. Car il faussa la quantité de ce vers, en transposant l’un par rapport à l’autre les deux derniers mots. Et le vénérable Abou-Bekr, qui entendit cette offense à la régularité métrique, voulut rectifier la position des deux mots intervertis, mais le Prophète — sur Lui la prière et la paix — lui dit : « Qu’importe ? c’est la même chose. » Et Abou-Bekr répondit : « Certes, ô Prophète d’Allah, tu justifies complètement ces paroles qu’Allah t’a révélées dans son saint Korân : « Nous n’avons pas appris à notre Prophète la versification : il n’en a pas besoin. Le Korân est l’enseignement, c’est une lecture simple et claire ! »

Mais Allah est plus savant !


— Puis le jeune homme dit à ses auditeurs : « Voici encore un trait admirable de la vie de nos pères Arabes de la gentilité. » Et il dit :