Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Le Collier funèbre

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 181-188).


LE COLLIER FUNÈBRE


Un jour, le khalifat Haroun Al-Rachid, ayant entendu vanter le talent du musicien chanteur Hâchem ben Soleïmân, l’envoya chercher. Et quand le chanteur fut introduit, Haroun le fit asseoir devant lui, et le pria de lui faire entendre quelque chose de sa composition. Et Hâchem chanta une cantilène de trois vers avec tant d’art et d’une si belle voix, que le khalifat, à la limite de l’enthousiasme et du ravissement, s’écria : « Tu as été admirable, ô fils de Soleïmân ! Qu’Allah bénisse l’âme de ton père ! » Et, plein de gratitude, il enleva de son cou un magnifique collier, enrichi d’émeraudes en pendeloques grosses comme des poires musquées, et le passa au cou du chanteur.

Et Hâchem, à l’aspect de ce joyau, loin de se montrer satisfait et réjoui, eut ses yeux troublés par les larmes. Et la tristesse descendit dans son cœur et fit jaunir son visage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Hâchem, à l’aspect de ce joyau, loin de se montrer satisfait et réjoui, eut ses yeux troublés par les larmes. Et la tristesse descendit dans son cœur, et fit jaunir son visage. Et Haroun, qui était loin de s’attendre à une telle manifestation, se montra fort surpris, et crut que le joyau n’était pas du goût du musicien. Et il lui demanda : « Pourquoi ces larmes et cette tristesse, ô Hâchem ? Et pourquoi, si ce collier ne t’agrée pas, gardes-tu un silence gênant pour moi et pour toi ? » Et le musicien répondit : « Qu’Allah augmente Ses faveurs sur la tête du plus généreux des rois ! Mais le motif qui fait couler mes larmes et accable de tristesse mon cœur n’est pas ce que tu crois, ô mon maître ! Et si tu veux bien me le permettre, je te raconterai l’histoire de ce collier, et pourquoi sa vue m’a plongé dans l’état où tu me vois. » Et Haroun répondit : « Certes, je te le permets. Car l’histoire d’un collier que je possède comme héritage de mes pères, doit être étonnante à l’extrême. Et je suis bien curieux de savoir ce que tu connais à ce sujet, et que j’ignore. »

Alors le musicien chanteur, ayant rassemblé ses souvenirs, dit :

« Sache, ô émir des Croyants, que l’incident qui se rapporte à ce collier date du temps de ma toute première jeunesse. À cette époque-là je vivais dans le pays de Scham, qui est la patrie de ma tête, là où je suis né.

« Un soir, en effet, je me promenais au crépuscule sur le bord d’un lac, et j’étais habillé du costume des Arabes du désert de Scham, et la figure couverte jusque près des yeux par le litham. Et voici que je fis la rencontre d’un homme magnifiquement vêtu, accompagné, contre tout usage, par deux adolescentes superbes, d’une élégance rare, qui étaient, à en juger par les instruments de musique qu’elles portaient, chanteuses sans aucun doute. Et soudain je reconnus en ce promeneur le khalifat El-Walid, deuxième du nom, qui avait quitté Damas, sa capitale, pour venir chasser la gazelle dans nos parages, du côté de ce lac de Tabariah.

« Et, de son côté, le khalifat, à ma vue, se tourna vers ses compagnes, et leur dit, ne croyant être entendu que d’elles seules : « Voilà un Arabe qui arrive du désert, tout frais dans sa crasse et sa sauvagerie. Par Allah ! je vais l’appeler, pour qu’il nous tienne compagnie, et que nous nous amusions un peu à ses dépens. » Et il me fit signe de la main. Et, m’étant approché, il me fit asseoir à côté de lui, sur l’herbe, en face des deux chanteuses.

« Et voici que, sur le désir du khalifat, qui était loin de me connaître et ne m’avait jamais vu, l’une des jeunes filles accorda son luth et, d’une voix émouvante, chanta une mélopée de ma composition. Mais, malgré toute son habileté, elle commit quelques légères erreurs, et même elle tronqua l’air en plusieurs endroits. Et moi, malgré la contenance réservée que je m’étais imposée précisément pour ne pas attirer sur moi la raillerie toute prête du khalifat, je ne pus m’empêcher de m’écrier, en m’adressant à la chanteuse : « Tu t’es trompée, ô ma maîtresse, tu t’es trompée ! » Et la jeune fille, entendant mon observation, se mit à rire d’un rire railleur, et dit, en se tournant vers le khalifat : « Tu as entendu, ô émir des Croyants, ce que vient de nous dire cet Arabe bédouin, conducteur de chameaux ! Il ne craint pas de nous accuser d’erreur, l’insolent ! » Et El-Walid me regarda d’un air à la fois moqueur et désapprobateur, et me dit : « Est-ce dans ta tribu, ô Bédouin, qu’on t’a appris le chant et le jeu délicat des instruments de musique ? » Et moi je m’inclinai respectueusement et répondis : « Non, par ta vie ! ô émir des Croyants. Mais, si tu ne t’y opposes pas, je vais prouver à cette admirable chanteuse que, malgré tout son art, elle a commis quelques erreurs d’exécution. » Et El-Walid me l’ayant permis, pour voir, je dis à la jeune fille : « Serre d’un quart la deuxième corde, et relâche d’autant la quatrième. Et pars sur le mode grave de la mélodie. Et tu verras alors que l’expression et la couleur de ton chant s’en ressentiront, et que les quelques passages que tu as légèrement tronqués se rétabliront d’eux-mêmes. »

« Et la jeune chanteuse, surprise de voir un Bédouin parler de cette manière, accorda son luth selon le mode que je lui indiquais, et recommença son chant. Et cela fut si beau et si parfait, qu’elle-même fut profondément émue à la fois et étonnée. Et, se levant soudain, elle se jeta à mes pieds, en s’écriant : « Tu es Hâchem ben Soleïmân, je le jure par le Seigneur de la kâaba ! » Et, comme je n’étais pas moins ému que la jeune fille, et que je ne répondais pas, le khalifat me demanda : « Es-tu vraiment celui qu’elle dit ? » Et je répondis, en me découvrant alors la figure : « Oui, ô émir des Croyants, je suis ton esclave Hâchem le Tabarien ! »

« Et le khalifat fut extrêmement satisfait de me connaître, et me dit : « Loué soit Allah qui t’as mis sur mon chemin, ô fils de Soleïmân. Cette jeune fille t’admire plus que tous les musiciens de ce temps, et ne me chante jamais autre chose que tes chants et tes compositions ! » Et il ajouta : « Je veux que désormais tu sois mon ami et mon compagnon ! » Et je le remerciai et lui baisai la main.

« Puis la jeune fille, qui avait chanté, se tourna vers le khalifat et lui dit : « Ô émir des Croyants, à cause de ce moment heureux, j’ai une demande à te faire ! » Et le khalifat dit : « Tu peux la faire ! » Elle dit : « Je te supplie de me permettre de rendre hommage à mon maître, en lui offrant un gage de ma gratitude. » Il répondit : « Certes ! il le faut. » Alors la charmante chanteuse dénoua le magnifique collier qu’elle portait, et dont lui avait fait cadeau le khalifat, et me le mit au cou, en me disant : « Accepte-le comme le don de ma reconnaissance, et excuse-moi pour le peu ! » Et c’était précisément ce collier-ci, que je reçois aujourd’hui de nouveau en présent de ta générosité, ô émir des Croyants !

« Or, maintenant, voici comment ce collier est parti

de ma main, pour me revenir aujourd’hui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Or, maintenant, voici comment ce collier est parti de ma main, pour me revenir aujourd’hui, et pourquoi sa vue me fait pleurer.

« En effet, après que nous eûmes passé un certain temps à chanter, alors que la brise était fraîche sur le lac, El-Walid se leva et nous dit : « Embarquons-nous pour une promenade sur l’eau. » Et aussitôt, des serviteurs qui se tenaient au loin accoururent, et amenèrent une barque. Et le khalifat descendit le premier, puis moi-même. Et quand vint le tour de la jeune fille qui m’avait fait don du collier, elle avança la jambe pour passer dans la barque. Mais, comme elle avait ramené son grand voile autour d’elle pour ne pas être remarquée par les rameurs, elle se trouva embarrassée et, le pied lui manquant, elle tomba dans le lac et, avant qu’on eût le temps de lui porter secours, elle coula au fond de l’eau. Et, malgré toutes les recherches que nous fîmes, nous ne réussîmes guère à la retrouver. Qu’Allah l’ait en Sa compassion !

« Et la peine et l’affliction d’El-Walid furent très profondes, et les pleurs lui baignèrent le visage. Et moi aussi je versai des larmes amères sur le sort de cette infortunée jeune fille. Et le khalifat, qui était resté longtemps silencieux après cette catastrophe, me dit : « Ô Hâchem, une légère consolation à ma douleur serait d’avoir entre mes mains le collier de cette pauvre jeune fille, comme souvenir de ce qu’elle fut pour moi pendant sa courte vie. Mais qu’Allah me garde de te reprendre ce que nous t’avons donné. Je te prie donc de consentir à me vendre ce collier. »

« Et moi, aussitôt, je remis le collier au khalifat, qui, à notre arrivée dans la ville, me fit compter trente mille drachmes d’argent, et me combla de cadeaux précieux.

« Et telle est, ô émir des Croyants, la cause qui m’a fait aujourd’hui pleurer. Et Allah Très-Haut qui a dépossédé les khalifats ommiades de la puissance souveraine en faveur des Bani-Abbas, dont tu es la glorieuse descendance, a permis que ce collier arrivât entre tes mains avec l’héritage de tes nobles ancêtres, pour me revenir par ce chemin détourné. »

Et Al-Rachid fut très ému de ce récit de Hâchem ben Soleïmân, et dit : « Qu’Allah ait en Sa compassion ceux qui méritent la compassion ! » Et, par cette formule générale, il évita de prononcer le nom de l’un des membres de la dynastie rivale abattue.


— Puis le jeune homme dit : « Puisque nous sommes sur la porte des musiciens et des chanteuses, je veux vous raconter un trait, entre mille, de la vie du plus célèbre d’entre les musiciens de tous les temps, Ishâk ben Ibrahim, de Mossoul. »

Et il dit :