Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Les Deux danseuses

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 195-201).


LES DEUX DANSEUSES


Il y avait, à Damas, sous le règne du khalifat Abd El-Malek ben Merwân, un poète-musicien, nommé Ibn Abou-Atik, qui dépensait en folles prodigalités tout ce que lui procuraient son art et la générosité des émirs et des gens riches de Damas. Aussi, malgré les sommes considérables qu’il gagnait, était-il sans cesse dans le dénûment, et parvenait-il à grand peine à pourvoir à la subsistance de sa nombreuse famille. Car l’or dans les mains d’un poète et la patience dans l’âme d’un amant sont comme l’eau dans un crible.

Or, le poète avait comme ami un des intimes du khalifat, Abdallah le chambellan. Et Abdallah, qui avait déjà, à maintes reprises, intéressé en faveur du poète les notables de la ville, résolut d’attirer sur lui la faveur même du khalifat. Un jour donc que l’émir des Croyants était dans des dispositions favorables, Abdallah aborda la question et lui dépeignit la pauvreté et le dénûment de celui que Damas et tout le pays de Scham considéraient comme le poète-musicien le plus admirable de l’époque. Et Abd El-Malek répondit : « Tu peux me l’envoyer. »

Et Abdallah s’empressa d’aller annoncer la bonne nouvelle à son ami, en lui répétant l’entretien qu’il venait d’avoir avec le khalifat. Et le poète remercia son ami et alla se présenter au palais.

Et lorsqu’il eut été introduit, il trouva le khalifat assis entre deux superbes danseuses debout, qui se balançaient doucement, sur leur taille flexible, comme deux rameaux de bân, en agitant chacune, avec une grâce charmante, un éventail en feuilles de palmier, avec lequel elles rafraîchissaient leur maître.

Et sur l’éventail de l’une des danseuses, étaient peints en lettres d’or et d’azur les vers que voici :

Le souffle que j’apporte est frais et léger, et je joue avec la pudeur rosée de celles que je caresse.

Je suis un voile candide pour cacher le baiser des bouches amoureuses.

Je suis d’un précieux secours pour la chanteuse qui ouvre la bouche, et pour le poète qui récite des vers.

Et sur l’éventail de la seconde danseuse étaient peints, également en lettres d’or et d’azur, les vers que voici :

Je suis vraiment charmant dans la main des belles, aussi mon séjour de prédilection est-il le palais du khalifat.

Que celles qui sont en désaccord avec la grâce et l’élégance renoncent à m’avoir pour ami !

Mais j’accorde aussi avec plaisir mes caresses au jouvenceau souple et dégagé comme une belle esclave.

Et quand le poète eut considéré ces deux merveilleuses filles, il fut pris d’un éblouissement, d’un profond frémissement. Et, du coup, il oublia sa misère, ses tristesses, les privations de sa famille, et la cruelle réalité. Et il se crut transporté au milieu des délices du paradis, entre deux houris de choix. Et leur beauté lui fit regarder toutes les femmes passées, dont le souvenir lui restait, comme de laides pécores.

Quant au khalifat, après les hommages et les salams, il dit au poète : « Ô Ibn Abou-Atik, j’ai été impressionné par la description que m’a faite Abdallah de ton état précaire et de la misère où se trouvent plongés les tiens. Demande-moi donc tout ce que tu voudras ; et cela te sera accordé à l’heure et à l’instant. » Et le poète, dans l’émotion où il était de par la vue des deux danseuses, ne comprit même pas la portée des paroles du khalifat ; et l’eût-il comprise qu’il se fût peu soucié de demander de l’argent ou des richesses. Car, à ce moment, une seule idée dominait son esprit : la beauté des deux danseuses, et le désir de les posséder à lui tout seul et de s’enivrer de leurs yeux et de leur influence.

Aussi, à la proposition généreuse du khalifat, il répondit : « Qu’Allah prolonge les jours de l’émir des Croyants ! Mais ton esclave est déjà comblé par les bienfaits du Rétributeur. Il est riche, il ne manque de rien, il est comme un émir ! Ses yeux sont contents, son esprit est content, son cœur est content. Et d’ailleurs, dans la position où je suis maintenant ici, en présence du soleil, et entre ces deux lunes, si j’étais dans la plus noire des misères et dans l’absolu dénûment, je me considérerais comme l’homme le plus riche de l’empire. »

Et le khalifat Abd El-Malek fut extrêmement satisfait de la réponse et, voyant que les yeux du poète exprimaient véhémentement ce que sa langue ne disait pas, il se leva et lui dit : « Ô Ibn Abou-Atik, ces deux jeunes filles que voici, et qu’aujourd’hui seulement je reçus en cadeau du roi des Roums, sont ta propriété légale et ton champ. Et tu peux entrer dans ton champ à ton gré. » Et il sortit.

Et le poète prit les danseuses et les emmena dans sa maison.

Mais lorsque Abdallah fut retourné au palais, le khalifat lui dit : « Ô Abdallah, la description que tu t’es plu à me faire au sujet du dénûment et de la misère de ce poète-musicien, ton ami, est vraiment entachée d’exagération. Car il m’a affirmé qu’il était parfaitement heureux, et qu’il ne manquait absolument de rien. » Et Abdallah sentit son visage se couvrir de confusion, et ne sut que penser de ces paroles. Mais le khalifat reprit : « Eh oui, par ma vie, ô Abdallah, cet homme était d’ailleurs dans un état de bonheur dont je n’ai jamais vu le pareil chez aucune créature. » Et il lui répéta les hyperboles que lui avait débitées le poète-musicien. Et Abdallah, moitié formalisé, moitié riant, répondit : « Par la vie de ta tête, ô émir des Croyants, il en a menti ! Il en a impudemment menti ! Lui, à son aise ! Lui, content ! Mais c’est l’homme le plus misérable, le plus dénué de tout ! La vue de sa femme et de ses enfants vous ferait trembler les larmes sur le bord des paupières. Crois bien, ô émir des Croyants, que nul, dans tout l’empire, n’a plus besoin que lui du plus mince de tes bienfaits. » Et le khalifat, à ces paroles, ne sut plus que penser du poète-musicien.

Et Abdallah, dès qu’il fut sorti de chez le khalifat, se hâta de se rendre chez Ibn Abou-Atik. Et il le trouva en grande expansion avec les deux belles danseuses, une sur son genou droit et une sur son genou gauche, en face d’un plateau couvert de boissons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le trouva en grande expansion avec les deux belles danseuses, une sur son genou droit et une sur son genou gauche, en face d’un plateau couvert de boissons. Et il l’interpella d’un ton de mauvaise humeur, lui disant : « À quoi pensais-tu donc, ô fou, pour démentir mes paroles à ton sujet, devant le khalifat ? Tu m’as noirci le visage jusqu’à la teinte la plus sombre. » Et le poète, à la limite de la réjouissance, répondit : « Ah ! mon ami, qui aurait pu crier pauvreté ou chanter misère dans la situation où je me trouvais soudain transporté ? Je l’eusse fait, que c’eût été d’une suprême indécence au moins pour ces deux houris, sinon pour mes propres intérêts. »

Et, ce disant, il tendit à son ami une énorme coupe dans laquelle souriait un liquide parfumé au musc et au camphre, et lui dit : « Bois, ô mon ami, sous les yeux noirs ! Les yeux noirs sont ma folie. » Et il ajouta, en montrant les deux magnifiques danseuses : « Ces deux bienheureuses sont ma propriété et ma richesse. Que souhaiterais-je davantage, sans risquer d’offenser la générosité du Rétributeur ? »

Et pendant qu’Abdallah, obligé de sourire devant tant d’ingénuité, approchait la coupe de ses lèvres, le poète-musicien prit son théorbe, et, l’animant par un prélude pétillant, il chanta :

« Sémillantes, sveltes et gracieuses, les jouvencelles ! Des gazelles admirables, des cavales aux flancs élancés.

Leurs beaux seins arrondis s’élèvent sur leur poitrine, deux coupes de jade sur un ciel lumineux.

Comment ne chanterais-je pas ? Mais si aux montagnes chauves on faisait boire ce que me font boire ces gazelles, elles chanteraient ! »

Et, comme par le passé, le poète-musicien continua à vivre dans l’insouciance du lendemain, se fiant à la destinée et au Maître des créatures. Et les deux danseuses restèrent sa consolation dans les mauvais jours, et son bonheur durant toute sa vie.

— Puis le jeune homme dit : « Ce soir, je vous dirai encore l’histoire de la Crème à l’huile de pistaches. » Et il dit :