Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Histoire du gâteau échevelé


HISTOIRE DU GÂTEAU ÉCHEVELÉ
AU MIEL D’ABEILLES ET DE
L’ÉPOUSE CALAMITEUSE DU SAVETIER


Il est raconté entre ce qui est raconté, ô Roi fortuné, qu’il y avait dans la ville sauvegardée du Caire un savetier d’un naturel excellent et proche de toutes les sympathies. Et il gagnait sa vie en raccommodant les vieilles babouches. Il s’appelait Mârouf, et était affligé par Allah le Rétributeur — qu’il Soit en tout cas exalté ! — d’une épouse calamiteuse macérée dans la poix et le goudron, et qui s’appelait Fattoumah. Mais ses voisins l’avaient surnommée la « Bouse chaude » ; car, en vérité, elle était un emplâtre insupportable sur le cœur du savetier, son époux, et un fléau noir sur les yeux de ceux qui l’approchaient. Et cette calamiteuse-là usait et abusait de la bonté et de la patience de son homme ; et elle l’invectivait et l’injuriait mille fois par jour, et ne lui laissait point de repos la nuit. Et l’infortuné en était arrivé à redouter sa méchanceté et à trembler de ses méfaits, car c’était un homme tranquille, sage, sensible et jaloux de sa réputation, quoique pauvre et d’humble condition. Et il avait pour habitude, afin d’éviter le bruit et les cris, de dépenser tout ce qu’il gagnait, et satisfaire ainsi aux dépenses de sa femme, cette sèche et méchante et acariâtre personne. Et s’il lui arrivait, par malechance, de ne pas gagner suffisamment dans sa journée, c’étaient des cris dans ses oreilles et des scènes épouvantables sur sa tête, pendant toute la nuit, sans paix ni merci. Et elle lui faisait passer ainsi des nuits plus noires que le livre de sa destinée. Et c’est à elle que pouvait s’appliquer le dire du poète :

Que de nuits sans espoir je passe aux côtés de mon épouse, la teigne pattue !

Ah ! que n’ai-je, lors de la nuit funèbre de mes noces, apporté une coupe de poison froid, pour lui faire éternuer son âme !

Or, entre autres afflictions éprouvées par ce Job de la patience…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, entre autres afflictions éprouvées par ce Job de la patience, voici ce qui lui arriva.

Son épouse vint, en effet, le trouver un jour, — qu’Allah éloigne de nous de pareils jours ! — et lui dit : « Ô Mârouf, je veux que, cette nuit, en rentrant à la maison, tu m’apportes un gâteau de kenafa échevelée au miel d’abeilles. » Et Mârouf, ce pauvre, répondit : « Ô fille de l’oncle, si Allah le Généreux veut bien m’aider à gagner l’argent nécessaire pour l’achat de cette kenafa au miel d’abeilles, certes ! je te l’achèterai, sur ma tête et mon œil. Car aujourd’hui, par le Prophète ! — sur Lui la prière et la paix ! — je n’ai point encore sur moi la moindre monnaie. Mais Allah est miséricordieux, et Il nous rendra aisées les choses difficiles. » Et la mégère s’écria : « Que parles-tu de l’intervention d’Allah en ta faveur ? Penses-tu donc que je vais attendre, pour satisfaire mon envie de ce gâteau, que la bénédiction te vienne ou ne te vienne pas ? Non, par ma vie ! je ne m’arrange pas de cette façon de parler. Que tu gagnes ou que tu ne gagnes pas ta journée, il me faut une once de kenafa échevelée au miel d’abeilles ; et, en un aucun cas, je ne consentirai à faire rentrer insatisfaite l’une quelconque de mes envies ! Et si, pour ton malheur, tu reviens à la maison, ce soir, sans la kenafa, je rendrai ta nuit aussi noire sur ta tête que la destinée qui t’a livré entre mes mains. » Et l’infortuné Mârouf soupira : « Allah est le Clément, le Généreux ; et en Lui seul est mon recours ! » Et le pauvre sortit de sa maison, et le chagrin et l’affliction lui suintaient de la peau du front.

Et il alla ouvrir sa boutique, dans le souk des savetiers, et, levant ses mains au ciel, il dit : « Je te supplie, Seigneur, de me faire gagner le prix d’une once de cette kenafa, et de me sauvegarder, la nuit prochaine, de la méchanceté de cette femme mauvaise ! »

Mais il eut beau attendre dans sa misérable boutique, personne ne vint lui apporter de l’ouvrage ; de sorte qu’à la fin de la journée il n’avait même pas gagné de quoi acheter le pain pour le souper. Alors, le cœur serré, et plein d’épouvante de ce qui l’attendait de la part de sa femme, il ferma sa boutique et reprit tristement le chemin de sa maison.

Or, en traversant les souks, il passa précisément devant la boutique d’un pâtissier, marchand de kenafa et autres gâteaux, qu’il connaissait et dont il avait raccommodé autrefois les savates. Et le pâtissier vit Mârouf qui marchait, plongé dans le désespoir, et le dos courbé comme sous le faix d’un lourd chagrin. Et il l’appela par son nom, et vit alors que ses yeux étaient pleins de larmes, et que son visage était pâle et pitoyable. Et il lui dit : « Ô maître Mârouf, pourquoi pleures-tu ? Et quelle est la cause de ton chagrin ? Viens ! Entre ici te reposer, et me raconter quel malheur t’a frappé. » Et Mârouf s’approcha de la belle devanture du pâtissier et, après les salams, il dit : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Miséricordieux ! La destinée me poursuit et me refuse même le pain du souper. » Et comme le pâtissier insistait pour avoir des détails précis, Mârouf le mit au courant de la demande de sa femme, et de l’impossibilité, par manque de gain dans la journée, d’acheter non seulement la kenafa en question mais une simple galette de pain.

Lorsque le pâtissier eut entendu ces paroles de Mârouf, il eut un rire de bonté, et dit : « Ô maître Mârouf, peux-tu au moins me dire combien d’onces de kenafa la fille de ton oncle désire que tu lui apportes ? » Il répondit : « Cinq onces lui suffiront peut-être. » Il reprit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Moi je vais t’avancer cinq onces de kenafa, et tu m’en donneras le prix quand la générosité du Rétributeur descendra de ton côté. » Et il coupa dans le grand plateau, où la kenafa nageait au milieu du beurre et du miel, un volumineux morceau qui pesait bien plus de cinq onces, et le remit à Mârouf, en lui disant : « Cette kenafa échevelée est un gâteau digne d’être servi sur les plateaux d’un roi. Je dois te dire toutefois qu’elle n’est pas sucrée au miel d’abeilles mais au miel de canne à sucre ; car elle est bien plus savoureuse de cette manière. » Et Mârouf qui ne connaissait pas, le pauvre, la différence entre le miel d’abeilles et celui de canne à sucre, répondit : « Elle est agréée de la main de ta générosité. » Et il voulut baiser la main du pâtissier, qui s’en défendit vivement, et qui lui dit, en outre : « Cette pâtisserie est destinée à la fille de ton oncle, mais toi, ô Mârouf, tu ne vas ainsi rien avoir à souper. Tiens, prends ce pain et ce fromage, bienfait d’Allah, et ne me remercie point, car je ne suis que l’intermédiaire. » Et il remit à Mârouf, en même temps que la sublime pâtisserie, une galette fraîche de pain soufflé et odorant et un disque de fromage blanc enveloppé dans des feuilles de figuier. Et Mârouf qui, de sa vie entière, n’avait eu tant de bien à la fois, ne savait plus comment s’y prendre pour remercier le pâtissier charitable, et finit par s’en aller en levant les yeux au ciel pour le prendre à témoin de sa gratitude envers son bienfaiteur.

Et il arriva à sa maison, chargé de la kenafa, de la belle galette de pain et du disque de fromage blanc. Et, sitôt qu’il fut entré, sa femme lui cria d’une voix aigre et menaçante : « Eh bien, as-tu apporté la kenafa ? » Il répondit : « Allah est généreux. La voici. » Et il déposa devant elle le plat que lui avait prêté le pâtissier, et où s’étalait, dans toute sa beauté de fine pâtisserie, la kenafa croustillante et échevelée.

Mais la calamiteuse n’eut pas plutôt jeté les yeux sur le plat, qu’elle poussa un cri strident d’indignation en se frappant les joues, et dit : « Qu’Allah maudisse le Lapidé ! Ne t’avais-je pas dit de m’apporter une kenafa préparée au miel d’abeilles ? Et voici que, pour me narguer, tu m’apportes quelque chose d’apprêté au miel de canne à sucre ! Pensais-tu donc que tu réussirais à me tromper, et que je ne reconnaîtrais pas la supercherie ? Ah ! misérable, tu veux donc me tuer de désir rentré. » Et le pauvre Mârouf, atterré de toute cette colère qu’il était loin d’avoir prévue cette fois, balbutia des excuses d’une voix tremblante, et dit : « Ô fille des gens de bien, cette kenafa, je ne l’ai pas achetée, mais le pâtissier un tel, qu’Allah a doué d’un cœur charitable, a eu pitié de mon état, et me l’a avancée en prêt, sans me fixer de délai pour le paiement. » Mais l’effrayante mégère s’écria : « Tout ce que tu dis là n’est que mots, et je n’y ajoute aucun crédit. Tiens ! attrape ta kenafa au miel de canne à sucre. Moi je n’en mange pas ! » Et, ce disant, elle lui jeta à la tête le plat de kenafa, contenant et contenu, et ajouta : « Lève-toi, maintenant, ô entremetteur, et va m’en chercher qui soit apprêtée au miel d’abeilles ! » Et, ajoutant le geste à la parole, elle lui asséna sur la mâchoire un coup de poing si désastreux, qu’elle lui cassa une dent de devant, et que le sang lui en coula sur la barbe et la poitrine.

À cette dernière agression de son épouse, le pauvre Mârouf, affolé et perdant enfin patience, eut un geste vif qui heurta légèrement la mégère à la tête. Et celle-ci, rendue encore plus furieuse par cette manifestation anodine de son souffre-douleur, se précipita sur lui et l’attrapa, à pleines mains, par la barbe, et se suspendit de tout son poids aux poils de cette barbe, en criant à plein gosier : « À mon secours, ô Musulmans ! Il m’assassine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et celle-ci, rendue encore plus furieuse par cette manifestation anodine de son souffre-douleur, se précipita sur lui et l’attrapa, à pleines mains, par la barbe, et se suspendit de tout son poids aux poils de cette barbe, en criant à plein gosier : « À mon secours, ô Musulmans ! Il m’assassine ! »

Et, à ses cris, les voisins accoururent, et intervinrent entre les deux, et eurent grand’peine à délivrer la barbe du malheureux Mârouf des doigts crispés de sa calamiteuse épouse. Et ils virent son visage ensanglanté, sa barbe souillée et sa dent cassée, sans compter les poils de barbe que lui avait arrachés cette femme furieuse. Et, connaissant déjà de longue date sa conduite indigne à l’égard du pauvre homme, et voyant d’ailleurs les preuves qui démontraient péremptoirement qu’il était, une fois de plus, la victime de cette calamiteuse, ils la sermonnèrent et lui tinrent des discours raisonnables qui eussent rempli de honte et corrigé à jamais toute autre qu’elle. Et, l’ayant ainsi blâmée, ils ajoutèrent : « Nous tous nous mangeons d’habitude avec plaisir la kenafa apprêtée au miel de canne à sucre ; et nous la trouvons bien meilleure que celle préparée au miel d’abeilles ! Où est donc le crime qu’a commis ton pauvre mari, pour mériter tous ces mauvais traitements que tu lui infliges, ainsi que la cassure de sa dent, et sa barbe arrachée. » Et ils la maudirent, à l’unanimité, et s’en allèrent en leur voie.

Or, dès qu’ils furent partis, la terrible mégère revint vers Mârouf, qui était, durant toute cette scène, resté silencieux dans son coin, et lui dit, d’une voix basse et haineuse d’autant : « Ah ! c’est comme ça que tu ameutes contre moi les voisins ! Ça va bien. Seulement tu verras ce qui va t’arriver. » Et elle alla s’asseoir, non loin de là, en le regardant avec des yeux de tigresse, et en méditant contre lui des projets terrifiants.

Et Mârouf, qui regrettait sincèrement son léger mouvement d’impatience, ne savait comment faire pour la calmer. Et il se décida à ramasser la kenafa qui gisait par terre au milieu des débris du plat, et, l’arrangeant proprement, il l’offrit timidement à son épouse, en lui disant : « Par ta vie, ô fille de l’oncle, mange tout de même un peu de cette kenafa-ci, et demain, si Allah veut, je t’apporterai de l’autre. » Mais elle le repoussa d’un coup de pied, en lui criant : « Va-t’en avec ton gâteau, ô chien des savetiers ! Penses-tu que je vais toucher à ce que te rapporte ton métier d’entremetteur des pâtissiers ? Inschallah ! demain je saurai faire entrer ta longueur dans ta largeur. »

Alors le malheureux, repoussé de la sorte dans sa dernière tentative de raccommodement, songea à calmer la faim qui le torturait depuis le matin, vu qu’il n’avait rien mangé de sa journée. Et il se dit : « Puisqu’elle ne veut pas manger cette excellente kenafa, je veux bien la manger, moi. » Et il s’assit devant le plat, et se mit à manger cette chose délicieuse, qui lui caressait le gosier agréablement. Puis il s’attaqua à la galette soufflée et au disque de fromage, et n’en laissa pas trace sur le plateau. Tout cela ! et sa femme le regardait faire avec des yeux flamboyants, et ne cessait de lui répéter, à chaque bouchée : « Puisse-t-elle s’arrêter dans ton gosier et t’étouffer ! » ou encore : « Si Allah veut, puisse-t-elle se changer en poison destructeur qui consume ton intérieur ! » et autres aménités semblables. Mais Mârouf, affamé, continuait à manger consciencieusement, sans souffler mot ; ce qui finit par porter à son paroxysme la fureur de l’épouse, qui se leva soudain en hurlant comme une possédée, et, lui jetant à la figure tout ce qui lui tomba sous la main, s’en alla se coucher en l’invectivant, dans son sommeil, jusqu’au matin.

Et Mârouf, après cette nuit mauvaise, se leva de très bonne heure ; et, s’habillant à la hâte, il se rendit à sa boutique, dans l’espoir que la destinée le favoriserait ce jour-là. Et voici qu’au bout de quelques heures deux hommes de police vinrent l’arrêter, de par l’ordre du kâdi, et le traînèrent, à travers les souks, les bras liés derrière le dos, jusqu’au tribunal. Et Mârouf, à sa grande stupéfaction, trouva, devant le kâdi, son épouse qui avait le bras entouré de bandages, la tête enveloppée d’un voile ensanglanté, et qui tenait entre ses doigts une dent cassée. Et le kâdi, sitôt qu’il eut aperçu le terrifié savetier, lui cria : « Avance par ici ! Ne crains-tu donc pas Allah Très-Haut, pour faire subir tant de mauvais traitements à cette pauvre jeune femme, ton épouse, la fille de ton oncle, et lui briser si cruellement le bras et les dents ? » Et Mârouf qui, dans sa terreur, eût souhaité voir la terre s’entr’ouvrir et l’engloutir, baissa la tête avec confusion, et garda le silence. Car, dans son amour de la paix et dans son désir de sauvegarder son honneur et la réputation de sa femme, il ne voulut pas charger la maudite, et l’accuser et dévoiler ses méfaits, en appelant, au besoin, comme témoins, tous les voisins. Et le kâdi, convaincu que ce silence était la preuve de la culpabilité de Mârouf, ordonna aux exécuteurs des sentences de le renverser et de lui appliquer cent coups de bâton sur la plante des pieds. Ce qui fut exécuté sur l’heure, devant la maudite qui se trémoussait de plaisir en elle-même.

Et Mârouf, au sortir du tribunal, pouvait à peine se traîner. Et, comme il préférait désormais plutôt mourir de la mort rouge que de rentrer dans sa maison et de revoir le visage de la calamiteuse, il gagna une maison en ruines, qui s’élevait sur les bords du Nil, et attendit là, au milieu des privations et du dénûment, de guérir des coups qui lui avaient gonflé les pieds et les jambes. Et lorsqu’il put enfin se lever, il s’engagea comme marinier à bord d’une dahabieh qui descendait le Nil. Et, arrivé à Damiette, il partit sur une felouque, en s’engageant comme raccommodeur de voiles, et confia sa destinée au Maître des destinées.

Or, au bout de plusieurs semaines de navigation, la felouque fut assaillie par une épouvantable tempête, et sombra, contenant et contenu, au fond de la mer. Et tout le monde fut noyé et mourut. Et Mârouf fut également noyé, mais ne mourut pas. Car Allah Très-Haut le sauvegarda et le délivra de la noyade en lui mettant sous la main une pièce de bois, débris du grand mât. Et il s’y cramponna, et réussit à se mettre dessus à califourchon, grâce aux efforts extraordinaires dont le rendirent capable le danger et la cherté de l’âme qui est précieuse. Et il se mit alors à battre l’eau avec ses pieds, comme avec des avirons, tandis que les vagues se jouaient de lui et le faisaient chavirer tantôt à droite et tantôt à gauche. Et il demeura ainsi à lutter contre l’abîme durant un jour et une nuit. Après quoi, il fut entraîné par le vent et par les courants jusqu’au rivage d’un pays, où s’élevait une ville aux maisons bien bâties.

Et il resta d’abord étendu sur le rivage, sans mouvement et comme évanoui. Et il ne tarda pas à dormir d’un profond sommeil. Et lorsqu’il se réveilla, il vit, penché sur lui, un homme magnifiquement vêtu, derrière lequel se tenaient deux esclaves, les bras croisés. Et l’homme riche regardait Mârouf avec une attention singulière. Et quand il vit qu’il s’était enfin réveillé, il s’écria : « Louanges à Allah ! ô étranger, et sois le bienvenu dans notre ville. » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, hâte-toi de me dire de quel pays tu es et de quelle ville, car je crois reconnaître, à ce qui te reste de vêtements sur le dos, que tu es du pays d’Égypte. » Et Mârouf répondit : « C’est la vérité, ô mon maître, je suis un habitant d’entre les habitants du pays d’Égypte, et la ville du Caire est la ville où je suis né et où j’habitais. » Et l’homme riche lui demanda, d’une voix émue : « Et y aurait-il indiscrétion à te demander dans quelle rue du Caire tu habitais ? » Il répondit : « Dans la rue Rouge, ô mon maître » Il demanda : « Et quelles sont les personnes que tu connais dans cette rue ? Et quel est ton métier, ô mon frère ? » Il répondit : « De mon métier et profession, ô mon maître, je suis savetier raccommodeur de vieilles savates. Quant aux personnes que je connais, ce sont des gens du commun, de mon espèce, d’ailleurs honorables et respectés. Et, si tu veux leurs noms, en voici quelques-uns. » Et il lui énuméra les noms de diverses personnes de sa connaissance, qui habitaient le quartier de la rue Rouge. Et l’homme riche, dont le visage s’éclairait de joie à mesure que se déroulait entre eux cette conversation, demanda : « Et connais-tu, ô mon frère, le cheikh Ahmad, le marchand de parfums. » Il répondit : « Qu’Allah prolonge ses jours ! Il est mon voisin, mur contre mur. » Il demanda : « Se porte-t-il bien ? » Il répondit : « La louange à Allah, il se porte bien. » Il demanda : « Combien d’enfants a-t-il maintenant ? » Il répondit : « Toujours trois. Qu’Allah les lui conserve ! Ce sont Moustapha, Môhammad et Ali. » Il demanda : « Que font-ils ? » Il dit : « Moustapha, l’aîné, est maître d’école dans une madrassah. C’est un savant reconnu, qui connaît par cœur tout le Livre Saint, et peut le réciter de sept différentes manières. Le second, Môhammad, est droguiste marchand de parfums, comme son père, qui lui a ouvert une boutique proche de la sienne, pour fêter la naissance d’un enfant qui lui est né. Quant au petit Ali, qu’Allah le comble de Ses dons choisis ! c’était mon camarade d’enfance, et nous passions nos journées à jouer ensemble et à faire mille espiègleries aux passants. Mais, un jour, mon ami Ali fit ce qu’il fit avec un petit garçon cophte, fils de nazaréens, qui alla se plaindre à ses parents d’avoir été humilié de la pire manière et violenté. Et mon ami Ali, pour éviter la vengeance de ces nazaréens, prit la fuite et disparut. Et nul ne l’a plus revu, quoiqu’il y ait de cela déjà une vingtaine d’années. Qu’Allah le préserve et éloigne de lui les maléfices et les calamités ! »

À ces paroles, l’homme riche jeta soudain ses bras autour du cou de Mârouf, et le serra contre sa poitrine, en pleurant, et lui dit : « Loué soit Allah qui réunit les amis ! Je suis Ali, ton camarade d’enfance, ô Mârouf, le fils du cheikh Ahmad le droguiste de la rue Rouge…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Loué soit Allah qui réunit les amis ! Je suis Ali, ton camarade d’enfance, ô Mârouf, le fils du cheikh Ahmad le droguiste de la rue Rouge. »

Et, après les transports de la joie la plus vive, de part et d’autre, il le pria de lui raconter comment il se trouvait sur ce rivage. Et lorsqu’il eut appris que Mârouf était resté un jour et une nuit sans nourriture, il le fit monter derrière lui sur sa mule, et le transporta à sa demeure, un palais splendide. Et il le traita magnifiquement. Et, le lendemain seulement, malgré tout le désir qu’il avait eu de s’entretenir avec lui, il se rendit auprès de lui, et put enfin causer longuement avec lui. Et il apprit de la sorte tous les tourments qu’avait éprouvés le pauvre Mârouf, depuis le jour de son mariage avec son épouse la calamiteuse, et comment il avait préféré quitter sa boutique et son pays que de rester plus longtemps exposé aux méfaits de cette mégère. Et il apprit également comment il avait reçu la bastonnade, et comment il avait fait naufrage et failli mourir par noyade.

Et, de son côté, Mârouf apprit de son ami Ali que la ville où ils se trouvaient actuellement était la ville de Khaïtân, capitale du royaume de Sohatân. Et il apprit aussi qu’Allah avait favorisé son ami Ali dans les affaires de vente et d’achat, et l’avait rendu le marchand le plus riche et le notable le plus respecté de toute la ville de Khaïtân.

Puis, lorsqu’ils eurent donné libre cours à leurs épanchements, le riche marchand Ali dit à son ami : « Ô mon frère Mârouf, sache que les biens qui me viennent du Rétributeur ne sont qu’un dépôt du Rétributeur entre mes mains. Or, comment pourrais-je mieux placer ce dépôt, qu’en t’en confiant une bonne partie, afin que tu la fasses fructifier ? » Et il commença par lui donner un sac de mille dinars d’or, le fit vêtir d’habits somptueux, et ajouta : « Demain matin, tu monteras sur ma plus belle mule, et tu te rendras au souk, où tu me verras assis au milieu des plus gros marchands. Et moi, à ton arrivée, je me lèverai pour venir au-devant de toi, et je m’empresserai autour de toi, et je prendrai les rênes de ta mule, et je te baiserai les mains en te donnant toutes les marques d’honneur et de respect possibles. Et cette conduite de ma part te procurera à l’instant une grande considération. Et je te ferai céder une vaste boutique, en ayant soin de la faire remplir de marchandises. Et je te ferai faire ensuite la connaissance des notables et des plus grands marchands de la ville. Et tes affaires, avec l’aide d’Allah, fructifieront, et tu seras, loin de la fille de ton oncle la calamiteuse, à la limite de l’épanouissement et du bien-être. » Et Mârouf, ne pouvant trouver assez d’expressions pour témoigner à son ami toute sa reconnaissance, se baissa pour baiser le pan de sa robe. Mais le généreux Ali s’en défendit vivement et embrassa Mârouf entre les deux yeux, et continua à s’entretenir avec lui de choses et d’autres, sur leur passé d’enfants, jusqu’à l’heure du dormir.

Et le lendemain Mârouf, habillé magnifiquement et ayant toute l’apparence d’un riche marchand étranger, monta sur une superbe mule couleur étourneau, richement harnachée, et se rendit au souk à l’heure indiquée. Et, entre lui et son ami Ali, se passa exactement la scène qui avait été convenue. Et tous les marchands furent abîmés d’admiration et de respect pour le nouvel arrivé, surtout quand ils eurent vu le grand marchand Ali lui baiser la main et l’aider à descendre de la mule, et qu’ils l’eurent vu lui-même s’asseoir avec gravité et lenteur sur le siège que lui avait d’avance préparé son ami Ali sur la devanture de la nouvelle boutique. Et tous vinrent interroger Ali à voix basse, en lui disant : « Certainement ton ami est un grand marchand ! » Et Ali les regarda avec commisération, et répondit : « Ya Allah, un grand marchand, vous dites ? Mais c’est un des premiers marchands de l’univers, et il a plus de magasins et de dépôts dans le monde entier que le feu ne peut en consumer. Et moi-même je ne suis auprès de lui qu’un infime colporteur. Et ses associés et ses agents et ses comptoirs sont nombreux dans toutes les villes de la terre, depuis l’Égypte et l’Yémen jusqu’à l’Inde et aux limites extrêmes de la Chine. Ah ! vous verrez quel homme c’est, lorsqu’il vous sera donné de le connaître plus intimement. »

Et, d’après ces assurances, faites du ton de la plus exacte vérité et avec l’accent le plus pénétré, les marchands conçurent la plus grande idée de Mârouf. Et ce fut à qui viendrait lui faire des salams et des congratulations et des souhaits de bienvenue. Et ils tinrent à honneur de l’inviter tous à dîner les uns après les autres, tandis qu’il souriait d’un air complaisant et s’excusait de ne pouvoir accepter, vu qu’il était déjà l’hôte du marchand Ali, son ami. Et le syndic des marchands vint lui faire visite, ce qui était tout à fait contraire à la coutume qui veut que ce soit le nouveau venu qui fasse la première visite ; et il s’empressa de le mettre au courant de la cote des marchandises et des diverses productions du pays. Et, ensuite, pour lui montrer qu’il était tout disposé à le servir et à lui faire écouler les marchandises qu’il aurait apportées des pays du loin avec lui, il lui dit : « Ô mon maître, tu as sans doute beaucoup de ballots de drap jaune ? Car ici on a un goût particulier pour le drap jaune. » Et Mârouf, sans hésiter, répondit : « Du drap jaune ? Mais en quantité ! » Et le syndic demanda : « Et du drap rouge sang de gazelle, en as-tu beaucoup ? » Et Mârouf, avec assurance, répondit : « Ah ! pour ce qui est du drap rouge sang de gazelle, on sera satisfait. Car mes ballots en contiennent de la plus fine espèce. » Et à toutes les questions semblables, Mârouf répondait toujours : « En quantité ! » Et le syndic lui demanda alors timidement : « Voudrais-tu, ô mon maître, nous en montrer quelques échantillons ? » Et Mârouf, sans se laisser arrêter par la difficulté, répondit avec condescendance : « Mais certainement, mais certainement ! Dès que sera arrivée ma caravane ! » Et il expliqua au syndic et aux marchands assemblés qu’il attendait l’arrivée, dans quelques jours, d’une immense caravane de mille chameaux chargés de ballots de marchandises de toutes les couleurs et de toutes les variétés. Et l’assemblée s’étonna prodigieusement et s’émerveilla au récit de l’arrivée prochaine de cette fantastique caravane.

Mais leur admiration ne fut à ses limites extrêmes, au delà de toute expression, que lorsqu’ils furent témoins du fait suivant. En effet, pendant qu’ils s’entretenaient de la sorte, en ouvrant des yeux émerveillés au récit de l’arrivée de la caravane, un mendiant s’approcha de l’endroit où ils se tenaient, et tendit la main à chacun d’eux à tour de rôle. Et les uns lui donnèrent une pièce de monnaie, les autres une demi-pièce, et le plus grand nombre se contenta, en ne lui donnant rien, de répondre simplement : « Qu’Allah t’assiste ! » Et Mârouf, lorsque le mendiant vint de son côté, tira une grosse poignée de dinars d’or, et la mit dans la main du mendiant, aussi simplement que s’il lui avait donné une pièce de cuivre. Et l’édification des marchands fut telle, qu’un silence imposant régna sur leur assemblée, et que leur esprit fut confondu et leur entendement ébloui. Et ils pensèrent : « Ya Allah, que cet homme doit être riche, pour se montrer si généreux ! » Et, de cette manière, Mârouf s’acquit, d’un instant à l’autre, un grand crédit et une réputation merveilleuse de richesse et de générosité.

Et la renommée de sa libéralité et de ses manières admirables arriva jusqu’aux oreilles du roi de la ville, qui fit aussitôt appeler son vizir, et lui dit : « Ô vizir, il doit arriver ici une caravane chargée d’immenses richesses, et qui appartient à un merveilleux marchand étranger. Or, je ne veux pas que les marchands du souk, ces fripons, qui sont déjà trop riches, fassent leur profit de cette caravane. Il vaut donc beaucoup mieux que ce soit moi qui en bénéficie, avec mon épouse ta maîtresse, et la princesse ma fille. » Et le vizir, qui était un homme plein de prudence et de sagacité, répondit au roi : « Il n’y a pas d’inconvénient. Mais ne penses-tu pas, ô roi du temps, qu’il serait préférable d’attendre l’arrivée de cette caravane-là pour prendre les mesures nécessaires ? » Et le roi se fâcha, et dit : « Es-tu fou ? Et depuis quand prend-on la viande chez le boucher quand les chiens l’ont dévorée ? Hâte-toi plutôt de faire venir en ma présence le riche marchand étranger, afin que je m’entende avec lui à ce sujet. » Et le vizir fut bien obligé, malgré son nez, d’exécuter l’ordre du roi.

Et lorsque Mârouf arriva en présence du roi, il s’inclina profondément, et embrassa la terre entre ses mains, et lui fit un compliment délicat. Et le roi s’étonna de son langage choisi et de ses manières distinguées, et lui adressa plusieurs questions sur ses affaires et ses richesses. Et Mârouf se contentait de répondre, en souriant : « Notre maître le roi verra et sera satisfait, lorsque la caravane arrivera. » Et le roi fut édifié comme tous les autres ; et voulant voir jusqu’où allait l’étendue des connaissances de Mârouf, il lui montra une perle d’une grosseur et d’un éclat merveilleux, qui coûtait pour le moins mille dinars, et lui dit : « Et dans les ballots de ta caravane, auras-tu des perles de cette espèce ? » Et Mârouf prit la perle, la considéra d’un air méprisant, et la jeta à terre comme un objet sans valeur ; et, la frappant du talon, de toute sa force, il la brisa tranquillement. Et le roi, stupéfait, s’écria : « Qu’as-tu fait, ô homme ? Tu viens de briser une perle de mille dinars ! » Et Mârouf, souriant, répondit : « Oui certainement, elle valait bien ce prix-là ! Mais j’ai des sacs et des sacs pleins de perles infiniment plus grosses et plus belles que celle-là, dans les ballots de ma caravane. »

Et l’étonnement et la cupidité du roi s’accrurent encore à ce discours ; et il pensa : « Certes ! il faut que je prenne pour époux de ma fille cet homme prodigieux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes ! il faut que je prenne, pour époux de ma fille, cet homme prodigieux. »

Et il se tourna vers Mârouf, et lui dit : « Ô très honorable et très distingué émir, veux-tu accepter de moi, comme présent, à l’occasion de ton arrivée dans notre pays, ma fille unique, ta servante ? Et je l’unirai à toi par les liens du mariage, et tu régneras sur le royaume, à ma mort ! » Et Mârouf, qui se tenait dans une attitude modeste et réservée, répondit d’un ton plein de discrétion : « La proposition du roi honore l’esclave qui est entre ses mains. Mais ne penses-tu pas, ô mon souverain, qu’il vaut mieux attendre, pour la célébration du mariage, que ma grande caravane soit arrivée ? Car la dot d’une princesse, telle que ta fille, exige de ma part de grandes dépenses que je ne suis pas en état de faire dans ce moment-ci. Il me faudra, en effet, te payer, comme dot de la princesse, à toi, son père, au moins deux cent mille bourses de mille dinars chacune. De plus, il faudra que je distribue mille bourses de mille dinars aux pauvres et aux mendiants, la nuit des noces, mille autres bourses aux porteurs des cadeaux, et mille bourses pour les préparatifs du festin. En outre, je devrai faire présent d’un collier de cent grosses perles à chacune des dames du harem, et faire hommage, à toi et à ma tante, la reine, d’une quantité inestimable de joyaux et de somptuosités. Or tout cela, ô roi du temps, ne peut raisonnablement se faire qu’après l’arrivée de ma caravane. »

Et le roi, plus ébloui que jamais de cette prodigieuse énumération, et édifié dans la profondeur de son âme de la réserve, de la délicatesse de sentiments et de la discrétion de Mârouf, s’écria : « Non, par Allah ! C’est moi seul qui prendrai à ma charge toutes les dépenses des noces. Quant à la dot de ma fille, tu me la paieras lors de l’arrivée de la caravane. Mais je tiens absolument à ce que tu te maries avec ma fille le plus tôt possible. Et tu peux puiser dans le trésor du règne tout l’argent dont tu auras besoin. Et n’aie aucun scrupule à ce sujet, car tout ce qui m’appartient t’appartient. »

Et, à l’heure et à l’instant, il appela son vizir et lui dit : « Va, ô vizir, dire au cheikh al-islam de venir me parler. Car je veux établir aujourd’hui même le contrat de mariage entre l’émir Mârouf et ma fille. » Et le vizir, en entendant ces paroles du roi, baissa la tête d’un air fort gêné. Et, comme le roi s’impatientait, il s’approcha de lui et lui dit à voix basse : « Ô roi du temps, cet homme-là ne me plaît pas, et son air ne me dit rien de bon. Par ta vie, attends au moins, pour lui donner ta fille en mariage, que nous ayons quelque certitude au sujet de sa caravane. Car, jusqu’à présent, nous n’avons que paroles sur paroles ! Or, une princesse comme ta fille, ô roi, vaut, dans la balance, plus que ce que tient dans sa main cet homme inconnu. »

Et le roi, en entendant ces paroles, vit le monde noircir devant son visage, et cria au vizir : « Ô traître exécrable qui hais ton maître, tu ne parles ainsi, en cherchant à me dissuader de ce mariage, que parce que tu désires te marier toi-même avec ma fille. Mais cela est loin de ton nez ! Cesse donc de vouloir jeter le trouble et le doute dans mon esprit au sujet de cet admirable homme riche à l’âme délicate, aux manières distinguées. Sinon, dans mon indignation de tes perfides discours, je ferai entrer ta longueur dans ta largeur. » Et il ajouta, fort excité : « Ou, peut-être, veux-tu que ma fille me reste sur les bras, vieillie et inacceptée par les prétendants ! Pourrais-je jamais trouver un gendre pareil à celui-ci, parfait sous tous les rapports, et généreux et réservé et charmant, qui, sans aucun doute, aimera ma fille, et lui fera cadeau de choses merveilleuses, et nous enrichira tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit ! Allons ! marche, et va me chercher le cheikh al-islam ! »

Et le vizir s’en alla, avec le nez allongé jusqu’à ses pieds, appeler le cheikh al-islam, qui se rendit aussitôt au palais, et se présenta devant le roi. Et il dressa, séance tenante, le contrat de mariage.

Et la ville entière fut décorée et illuminée, sur l’ordre du roi. Et partout il n’y eut que fêtes et réjouissances. Et Mârouf, le savetier, ce pauvre qui avait vu la mort noire et la mort rouge et goûté à toutes les calamités, s’assit sur un trône, dans la cour du palais. Et une foule de baladins, de lutteurs, de joueurs d’instruments, de tambourineurs, de saltimbanques, de bouffons et de gais charlatans se présenta devant lui pour l’amuser et amuser le roi et les grands du palais. Et ils déployèrent tous leur adresse et leurs talents. Et Mârouf se fit apporter, par le vizir lui-même, des sacs et des sacs pleins d’or, et se mit à prendre les dinars et à les jeter par poignées à tout ce peuple tambourinant, dansant et tintamarrant. Et le vizir, crevant de dépit, n’avait pas un instant de repos, tant il lui fallait sans cesse apporter de nouveaux sacs d’or.

Et ces divertissements et ces fêtes et ces réjouissances durèrent pendant trois jours et trois nuits ; et le quatrième jour, au soir, fut le jour des noces et de la pénétration. Et le cortège de ta nouvelle mariée était d’une magnificence inouïe, car ainsi l’avait voulu le roi ; et chaque dame, sur son passage, comblait la princesse de cadeaux que ramassaient, au fur et à mesure, les suivantes. Et elle fut ainsi conduite dans la chambre nuptiale, alors que Mârouf, à part lui, se disait : « Peste sur peste sur peste ! Arrivera ce qui arrivera ! Ça ne me regarde pas ! Ainsi l’a voulu la destinée. Il n’y a pas à fuir devant l’inévitable. Chacun porte sa destinée attachée à son cou ! Tout cela t’a été écrit dans le livre du sort, ô raccommodeur de vieilles savates, ô battu par ta femme, ô Mârouf, ô singe ! »

Et donc, quand tout le monde se fut retiré, et que Mârouf se trouva seul en présence de la jeune princesse, son épouse, couchée nonchalamment sous la moustiquaire de soie, il s’assit par terre, et, frappant ses mains l’une dans l’autre, il parut en proie à un violent désespoir. Et, comme il restait dans cette attitude, sans avoir trop l’air de bouger, la jeune fille sortit sa tête de la moustiquaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… la jeune fille sortit sa tête de la moustiquaire, et dit à Mârouf : « Ô mon beau seigneur, pourquoi restes-tu ainsi loin de moi, en proie à la tristesse ? » Et Mârouf, poussant un soupir, répondit avec effort : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et elle lui demanda, émue : « Pourquoi cette exclamation, ô mon maître ? Me trouves-tu laide ou contrefaite, ou bien as-tu quelque autre cause de chagrin ? Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Parle et ne me cache rien, ya sidi. » Et Mârouf, poussant un nouveau soupir, répondit : « Tout ça, vois-tu, c’est la faute de ton père ! » Et elle demanda : « Ça, quoi ? Et quelle faute a commise mon père ? » Il dit : « Comment ? N’as-tu donc pas vu que je me suis montré avare d’une avarice sordide à ton égard, et à l’égard des dames du palais ? Ah ! ton père a été bien coupable qui ne m’a pas permis d’attendre l’arrivée de ma grande caravane, pour me marier ! Je t’aurais alors fait cadeau de quelques colliers à cinq ou six rangs de perles grosses comme des œufs de pigeon, de quelques belles robes qui n’ont pas leurs pareilles chez les filles des rois, et de quelques joyaux, pas trop indignes de ton rang. En outre, j’aurais pu montrer une main moins sèche à tes parents et à tes invités. Mais voilà ! ton père m’a fort embarrassé avec son idée de faire les choses trop vite ; et il a commis, en cela, à mon égard, une action semblable à celle que commet celui qui brûle l’herbe encore verte. » Mais la jeune fille lui dit : « Par ta vie, ne te mets pas en peine, comme ça, pour ces petites choses-là ; et ne le chagrine pas davantage. Lève-toi plutôt, rejette tes vêtements, et viens vite près de moi, que nous nous délections ensemble. Et laisse de côté toutes ces idées de cadeaux et autres choses semblables, qui n’ont rien à voir avec ce que nous devons faire cette nuit. Quant à la caravane et aux richesses, je ne m’en soucie pas. Ce que je te demande, ô gaillard, est bien plus simple et plus intéressant que cela ! Hardi donc, et consolide tes reins pour le combat. » Et Mârouf répondit : « Le voici ! il arrive, il arrive ! »

Et, ce disant, il se déshabilla vivement et s’avança, en pointeur, vers la princesse, sous la moustiquaire. Et il s’étendit à côté de cette tendre adolescente, en pensant : « C’est moi-même, Mârouf, c’est moi-même, l’ancien raccommodeur de savates de la rue Rouge, au Caire ! Où étais-je et où suis-je ? » Et, là-dessus, eut lieu la mêlée des jambes et des bras, des cuisses et des mains. Et le combat s’enflamma. Et Mârouf mit sa main sur les genoux de la jeune fille, qui se dressa aussitôt et fut dans son giron. Et la lèvre parla dans son langage à sa sœur ; et arriva l’heure qui fait oublier à l’enfant son père et sa mère. Et il la serra avec force contre lui, de façon à en exprimer tout le miel, et que les bouchées fussent directes. Et il glissa sa main sous son aisselle gauche, et aussitôt se raidirent ses muscles vitaux à lui, et se tendirent ses parties vitales à elle. Et il appuya sa main gauche sur le pli de son aine droite, et aussitôt gémirent toutes les cordes de leurs arcs. Alors il la heurta entre les deux seins, et soudain le coup se répercuta entre les deux cuisses, on ne sait comment. Et il se ceintura aussitôt avec les deux jambes de la princesse, et pointa le gaillard dans les deux directions, en criant : « À moi, ô père des baiseurs ! » Et il amorça, sans retard, ce qui était à amorcer, et alluma la mèche, et enfila l’aiguille, et fit glisser l’anguille sur le feu qui pétille, en modulant toutes les trilles, alors que son œil disait : « Brille ! » que sa langue disait : « Babille ! » que ses dents disaient : « Mordille ! que sa main droite disait : « Fourmille ! » que sa main gauche disait : « Pille ! » que ses lèvres disaient : « Grille ! » et que sa vrille disait : « Frétille sur ta quille, ô gentille jeune fille, ô perle dans sa coquille ; et grésille de plaisir et sautille, ô bien-aimée de ta famille ! » Et, ce disant, la citadelle fut ébréchée aux quatre encoignures, et se déroula l’héroïque aventure, sans meurtrissures mais avec larges déchirures, sans froissures mais avec morsures, sans fissures mais avec cassures, élargissure et égratignures, sans murmure ni douloureuse blessure ni courbature, mais avec craquement de jointures du monteur à la grosse encolure et de la monture à la belle tournure, et le tout fut conduit avec désinvolture et d’une magnifique allure. Or, louanges au Maître des créatures qui rend la jeune fille mûre pour toutes les postures, et fait don au jeune homme de sa forte nature, en vue de la future progéniture !

Et donc, après une nuit passée entièrement dans les délices des embrassements, des sucements et des allaitements, Mârouf se décida enfin à se lever pour aller au hammam, accompagné par les soupirs contents et les regrets de la jeune fille. Et, après avoir pris son bain et s’être habillé d’une robe magnifique, il se rendit au diwân, et s’assit à la droite du roi, son oncle, père de son épouse, pour recevoir les compliments et félicitations des émirs et des grands. Et, de sa propre autorité, il envoya chercher le vizir, son ennemi, et lui ordonna de distribuer des robes d’honneur à tous les assistants, et de faire des largesses innombrables aux émirs et aux épouses des émirs, aux grands du palais et à leurs épouses, aux gardes et à leurs épouses, et aux eunuques, grands et petits, jeunes et vieux. En outre, il fit apporter des sacs de dinars, et se mit à y puiser l’or par poignées et à le distribuer à tous ceux qui en désiraient. Et, de la sorte, tout le monde le bénit et l’aima et fit des vœux pour sa prospérité et sa longue vie.

Et vingt jours s’écoulèrent de la sorte, employés par Mârouf à faire des largesses incalculables, le jour, et à se prélasser, à son aise, la nuit, avec la princesse, son épouse, qui était devenue passionnément éprise de lui.

Or, au bout de ces vingt jours, durant lesquels on n’avait eu aucune nouvelle de la caravane de Mârouf, les prodigalités et les folies de Mârouf avaient été poussées si loin, qu’un matin le trésor fut complètement épuisé, et qu’en ouvrant l’armoire aux sacs, le vizir constata qu’elle était absolument vide et qu’il n’y avait plus rien à y puiser. Alors, à la limite de la perplexité et plein, en son âme, de fureur rentrée, il alla se présenter entre les mains du roi, et lui dit : « Qu’Allah éloigne de nous les mauvaises nouvelles, ô roi ! Mais je dois te dire, afin de ne pas encourir, par mon silence, tes reproches justifiés, que le trésor du règne est complètement à sec, et que la merveilleuse caravane de l’émir Mârouf, ton gendre, n’est pas encore arrivée pour en remplir les sacs vides. » Et le roi, devenu, à ces paroles, quelque peu soucieux, dit : « Oui, par Allah ! c’est vrai, cette caravane est un peu en retard. Mais elle arrivera, inschallah ! » Et le vizir sourit, et dit : « Qu’Allah te comble de ses grâces, ô mon maître, et prolonge tes jours ! Mais nous sommes tombés dans les pires calamités depuis l’arrivée dans notre pays de l’émir Mârouf ! Et, en l’état actuel des choses, je ne vois pas pour nous de porte de sortie. Car, d’un côté, le trésor est vide, et, de l’autre, ta fille est devenue l’épouse de cet étranger, de cet inconnu ! Qu’Allah nous sauvegarde du Malin, l’Éloigné, le Maudit, le Lapidé ! Notre état est un bien mauvais état ! » Et le roi, qui commençait déjà à s’inquiéter et à s’impatienter, répondit : « Tes paroles me fatiguent et pèsent sur mon entendement. Au lieu de discourir de la sorte, tu ferais bien mieux de m’indiquer le moyen de remédier à la situation, et surtout de me prouver que mon gendre, l’émir Mârouf, est un imposteur ou un menteur. » Et le vizir répondit : « Tu dis vrai, ô roi, et c’est là une idée excellente. Il faut prouver, avant de condamner. Or, pour arriver à la vérité, il n’y a personne qui pourra nous être d’un plus précieux secours que la princesse, ta fille. Car nul n’est plus proche du secret du mari, que l’épouse. Fais-la donc venir ici, afin que je puisse l’interroger de derrière le rideau qui nous séparera, et me renseigner ainsi sur le sujet qui nous intéresse. » Et le roi répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Et, par la vie de ma tête ! s’il vient à nous être prouvé que mon gendre nous a trompés, je le ferai mourir de la pire mort et lui ferai goûter le plus noir trépas. »

Et aussitôt il fit prier la princesse sa fille de se présenter dans la salle de réunion. Et il fit tendre entre elle et le vizir un grand rideau, derrière lequel elle s’assit. Et tout cela fut dit, combiné, et exécuté pendant une absence de Mârouf.

Et donc, le vizir, ayant réfléchi à ses questions et combiné son plan, dit au roi qu’il était prêt. Et, de son côté, la princesse, de derrière le rideau, dit à son père : « Me voici, ô mon père. Que désires-tu de moi ? » Il répondit : « Que tu parles avec le vizir. » Et elle demanda alors au vizir : « Eh bien, toi, le vizir, que veux-tu ? » Il dit : « Ô ma maîtresse, tu dois savoir que le trésor du règne est vide, complètement, grâce aux dépenses et aux prodigalités de l’émir Mârouf, ton époux. En outre, la caravane étonnante dont il nous a si souvent annoncé l’arrivée ne nous a point donné de ses nouvelles. Aussi le roi, ton père, inquiet de cet état de choses, a jugé que toi seule tu pourrais nous éclairer à ce sujet, en nous disant ce que tu penses de ton époux, et quel effet il produit sur ton esprit, et quels soupçons tu as conçus à son égard, durant ces vingt nuits qu’il a passées avec toi. »

À ces paroles du vizir, la princesse répondit de derrière le rideau : « Qu’Allah comble de ses grâces le fils de mon oncle, l’émir Mârouf ! Ce que je pense de lui ? Mais, par ma vie ! rien que le bien. Il n’y a pas sur la terre nerf de confiture qui lui soit comparable pour la douceur, la saveur et le plaisir. Depuis que je suis son épouse, j’engraisse et j’embellis, et tout le monde, émerveillé de ma bonne mine, dit sur mon passage : « Qu’Allah la préserve du mauvais œil, et la sauvegarde des envieux et des jaloux ! » Ah ! le fils de mon oncle, Mârouf, il est une pâte de délices, il fait ma joie et je fais la sienne. Qu’Allah nous laisse l’un à l’autre ! »

Et le roi, ayant entendu cela, se tourna vers son vizir, dont le nez s’allongeait, et lui dit : « Tu vois ! Que t’ai-je dit ? Mon gendre Mârouf est un homme admirable, et tu mérites, pour tes soupçons, que je te fasse empaler ! » Mais le vizir, se tournant du côté du rideau, demanda : » Et la caravane, ô ma maîtresse, la caravane qui n’arrive pas ? » Elle répondit : « Et en quoi cela peut-il me regarder ? Qu’elle arrive ou qu’elle n’arrive pas, mon bonheur en sera-t-il augmenté ou amoindri ? » Et le vizir dit : « Et qui te nourrira désormais, maintenant que les armoires du trésor sont vides ? Et qui pourvoira aux dépenses de l’émir Mârouf ? » Elle répondit : « Allah est généreux et n’abandonne pas ses adorateurs. » Et le roi dit au vizir : « Ma fille a raison. Tais-toi. » Puis il dit à la princesse : « Tâche toutefois, ô chérie de ton père, de savoir du fils de ton oncle, l’émir Mârouf, à quelle date approximative il pense que sa caravane arrivera. J’aimerais le savoir, simplement pour régler nos dépenses et voir s’il y a lieu de lever de nouveaux impôts qui puissent combler le vide de nos armoires. » Et la princesse répondit : « J’écoute et j’obéis ! Les enfants doivent l’obéissance et le respect à leurs parents. Dès ce soir, j’interrogerai l’émir Mârouf, et je te rapporterai ce qu’il m’aura dit. »

Et donc, à la tombée de la nuit, quand la princesse fut, comme à l’ordinaire, à s’ébattre aux côtés de Mârouf, et qu’il s’ébattit à ses côtés, elle lui mit la main sous l’aisselle, pour l’interroger, et, plus douce que le miel, et câline et dorlotante et tendre et caressante comme toutes les femmes qui ont quelque chose à demander et à obtenir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et donc, à la tombée de la nuit, quand la princesse fut, comme à l’ordinaire, à s’ébattre aux côtés de Mârouf, et qu’il s’ébattit à ses côtés, elle lui mit la main sous l’aisselle, pour l’interroger, et, plus douce que le miel, et câline et dorlotante et tendre et caressante comme toutes les femmes qui ont quelque chose à demander et à obtenir, elle lui dit : « Ô lumière de mon œil, ô fruit de mon foie, ô noyau de mon cœur et vie et délices de mon âme, les feux de ton amour ont entièrement embrasé mon sein. Et moi je suis prête à sacrifier ma vie pour toi et à partager ton sort, quel qu’il puisse être. Mais, par ma vie sur toi ! n’aie rien de caché pour la fille de ton oncle. Dis-moi donc de grâce, afin que je le garde au plus secret de mon cœur, pour quel motif cette grande caravane, dont s’entretient toujours mon père avec son vizir, n’est pas encore arrivée ? Et si tu as quelque embarras ou quelque doute à ce sujet, confie-toi à moi, en toute sincérité, et je m’emploierai à trouver le moyen d’éloigner de toi tout désagrément. » Et, ayant ainsi parlé, elle l’embrassa, et le serra contre sa poitrine, et se laissa fondre dans ses bras. Et Mârouf se mit soudain à rire aux éclats, et répondit : « Ô ma chérie, pourquoi prendre tant de détours pour me demander une chose aussi simple ? Car moi je suis disposé, sans aucune difficulté, à te dire la vérité, et à ne te rien cacher. »

Et il se tut un instant, pour avaler sa salive, et reprit : « Sache, en effet, ô ma chérie, que je ne suis ni marchand, ni maître de caravanes, ni possesseur d’aucune richesse ou autre semblable calamité. Car, dans mon pays, je n’étais qu’un pauvre savetier-raccommodeur, marié à une peste de femme appelée Fattoumah la Bouse chaude, un emplâtre sur mon cœur et un fléau noir sur mes yeux. Et il m’arriva avec elle telle et telle chose. » Et il se mit à raconter à la princesse toute son histoire avec son épouse du Caire, et ce qui lui advint à la suite de l’incident de la kenafa échevelée au miel d’abeilles. Et il ne lui cacha rien et n’omit aucun détail de tout ce qui lui était arrivé à partir de ce moment jusqu’à son naufrage et la rencontre de son camarade d’enfance, le généreux marchand Ali. Mais il n’y a aucune utilité à le répéter.

Lorsque la princesse eut entendu le récit de cette histoire de Mârouf, elle se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur le derrière. Et Mârouf se mit à rire également, et dit : « C’est Allah qui est l’Octroyeur des destinées. Et tu étais écrite dans mon sort, ô ma maîtresse. » Et elle lui dit « Certes, ô Mârouf, tu es un maître en fait de ruses, et nul ne peut t’être comparé en finesse, en sagacité, en délicatesse et en bonheur. Mais que dira mon père et que dira surtout son vizir, ton ennemi, s’ils viennent à apprendre la vérité de ton histoire et l’invention de la caravane ? Certainement, ils te feront mourir ; et moi, de douleur, je mourrai à côté de toi. Il vaut donc mieux, pour le moment, que tu quittes le palais, et que tu te retires vers quelque pays éloigné, en attendant que je trouve le moyen d’arranger les choses et d’expliquer l’inexplicable. » Et elle ajouta : « Prends donc ces cinquante mille dinars que je possède, monte à cheval et va vivre dans un endroit caché, en me faisant connaître ta retraite, afin que je puisse, tous les jours, t’expédier un courrier qui te donne de mes nouvelles et m’en apporte des tiennes. Et c’est là, ô mon chéri, le meilleur parti que nous ayons à prendre dans cette circonstance. » Et Mârouf répondit : « Je me fie à toi, ô ma maîtresse ; et je me mets sous ta protection. « Et elle l’embrassa, et fit avec lui sa chose ordinaire jusqu’au milieu de la nuit.

Alors elle lui dit de se lever, le revêtit d’un habit de mamelouk, et lui donna le meilleur cheval des écuries de son père. Et Mârouf sortit de la ville, semblable à un mamelouk du roi, et s’en alla en sa voie. Et, pour le moment, voilà pour ce qui lui arriva.

Mais pour ce qui est de la princesse, du roi, du vizir et de la caravane invisible, voici.

Le lendemain, de bonne heure, le roi vint s’asseoir dans la salle de réunion, ayant, à ses côtés, son vizir. Et il fit appeler la princesse, pour s’informer auprès d’elle de ce qu’il lui avait recommandé d’apprendre. Et, comme la veille, la princesse vint se tenir derrière le rideau qui la séparait des hommes, et demanda : « Qu’y a-t-il, ô mon père ? » Il demanda : « Eh bien, ma fille, qu’as-tu appris, et qu’as-tu à nous dire ? » Et elle répondit : « Ce que j’ai à dire, ô mon père ? Ah ! qu’Allah confonde le Malin, le Lapidé ! Et, puisse-t-il, par la même occasion, maudire les calomniateurs, et noircir le visage de goudron de ton vizir qui a voulu noircir mon visage et celui de mon époux, l’émir Mârouf ! » Et le roi demanda : « Et comment cela ? Et pourquoi ? » Elle dit : « Comment, par Allah ! est-il possible que tu accordes ta confiance à cet homme néfaste, qui a tout mis en œuvre pour discréditer dans ton esprit le fils de mon oncle ? » Et elle se tut un instant, comme suffoquée d’indignation, et ajouta : « Sache, en effet, ô mon père, qu’il n’y a pas sur la face de la terre un homme aussi intègre, aussi droit et aussi véridique que l’émir Mârouf — qu’Allah le comble de Ses grâces ! — Voici ce qui est arrivé depuis l’instant où je t’ai quitté : À la tombée de la nuit, au moment où mon époux bien-aimé était entré dans mon appartement, voici que l’eunuque que j’ai à mon service demanda à nous parler pour une communication qui ne souffrait pas de délai. Et il fut introduit ; et il tenait à la main une lettre. Et il nous dit que cette lettre venait de lui être remise par dix mamalik étrangers, richement habillés, qui demandaient à parler à leur maître Mârouf. Et mon époux ouvrit la lettre et la lut ; puis il me la passa et je la lus également. Or, elle était du chef même de la grande caravane que vous attendez avec tant d’impatience. Et le chef de la caravane, qui a sous ses ordres, pour accompagner le convoi, cinq cents jeunes mamalik, semblables aux dix qui attendaient à la porte, expliquait, dans cette lettre, que, durant le voyage, ils avaient fait la rencontre malencontreuse d’une horde de Bédouins pillards, coupeurs de routes, qui avaient voulu leur disputer le chemin. D’où premier motif de retard de l’arrivée de la caravane. Et il disait, qu’après avoir triomphé de cette horde-là, ils avaient été attaqués, la nuit, quelques jours plus tard, par une autre bande de Bédouins, beaucoup plus nombreuse et mieux armée. Et il en était résulté un sanglant combat où, malheureusement, la caravane perdit cinquante mamalik tués, deux cents chameaux, et quatre cents ballots de marchandises de prix.

« À cette nouvelle désagréable, mon époux, loin de se montrer ému, déchira la lettre, en souriant, sans même demander d’autres explications aux dix esclaves qui attendaient à la porte, et me dit : « Qu’est-ce que c’est que quatre cents ballots et deux cents chameaux perdus ? C’est à peine si ça représente une perte de neuf cent mille dinars d’or. En vérité, ça ne mérite pas qu’on en parle, et surtout que tu t’en préoccupes, ma chérie. Le seul ennui qui en résulte pour nous est qu’il faut que je m’absente quelques jours, pour aller presser l’arrivée du reste de la caravane. » Et il se leva, en riant, et me serra contre sa poitrine, et prit congé de moi, tandis que je versais les larmes de la séparation. Et il descendit, en me recommandant encore de tranquilliser mon cœur et de rafraîchir mes yeux. Et moi, l’ayant vu disparaître, ce noyau de mon cœur, je penchai ma tête par la fenêtre qui donne sur la cour, et je vis mon bien-aimé qui causait avec les dix jeunes mamalik, beaux comme des lunes, qui avaient apporté la lettre. Et il monta sur son cheval, et sortit à leur tête du palais, pour aller hâter l’arrivée de la caravane. »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune princesse se moucha bruyamment, comme une personne qui aurait pleuré à cause de l’absence, et ajouta d’une voix devenue soudain irritée : « Eh bien, mon père, que serait-il arrivé, dis-le-moi, si j’avais eu l’indiscrétion de parler à mon époux comme tu m’avais conseillé de le faire, poussé que tu étais par ton vizir de goudron ? Oui, que serait-il arrivé ? Mon époux m’aurait désormais considérée avec l’œil du mépris et de la méfiance, et ne m’aurait plus aimée, et m’aurait même haïe, et à juste titre, en vérité ! Et tout cela à cause des suppositions offensantes et des soupçons injurieux de ton vizir, cette barbe de malheur ! » Et, ayant ainsi parlé, la princesse se leva, derrière le rideau, et s’en alla, en faisant beaucoup de bruit et de démonstrations irritées. Et le roi se tourna alors vers son vizir, et lui cria : « Ah ! fils de chien, tu vois ce qui nous arrive par ta faute ? Par Allah ! je ne sais ce qui me retient encore de faire entrer ta longueur dans ta largeur. Mais avise-toi encore une fois de jeter la suspicion sur mon gendre Mârouf, et tu verras ce qui t’attend ! » Et il lui lança un regard de travers, et leva le diwân. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est de Mârouf, voici.

Lorsqu’il fut sorti de la ville de Khaïtân, qui était la capitale du roi, père de la princesse, et qu’il eut voyagé dans les plaines désertes pendant quelques heures, il commença à sentir qu’une grande fatigue le courbaturait, vu qu’il n’était pas habitué à monter les chevaux des rois, et que son métier de savetier ne l’avait point destiné à être un jour le splendide cavalier qu’il était présentement. Et, en outre, il ne laissait point d’être inquiet sur les suites de son affaire ; et il commençait à regretter amèrement d’avoir dit la vérité à la princesse. Et il se disait : « Voilà que tu es maintenant réduit à errer sur les routes, au lieu de te délecter dans les bras de ton épouse beurrée, dont les caresses t’avaient fait oublier

la calamiteuse Bouse chaude, du Caire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà que tu es maintenant réduit à errer sur les routes, au lieu de te délecter dans les bras de ton épouse beurrée, dont les caresses t’avaient fait oublier la calamiteuse Bouse chaude, du Caire. » Et, songeant à tous les amoureux passés, qui avaient eu leur cœur brûlé par la séparation, il se prit à s’apitoyer sur son propre état et à pleurer à chaudes larmes, en se récitant des vers désespérés sur l’absence. Et, gémissant de la sorte et exhalant sa douleur d’amant par les tirades des vers analogues à sa situation, il arriva, après le lever du soleil, auprès d’un petit village. Et il aperçut dans un champ un fellah qui labourait avec une charrue attelée de deux bœufs. Et comme, dans sa hâte de fuir le palais et la ville, il avait oublié de se munir de provisions de bouche pour le voyage, il était torturé par la faim et la soif ; et il s’approcha de ce fellah, et le salua, disant ; « Le salam sur toi, ô cheikh ! » Et le fellah lui rendit son salut, disant : « Et sur toi le salam, la miséricorde d’Allah et Ses bénédictions ! Tu es sans doute, ô mon maître, un mamelouk d’entre les mamalik du sultan ? » Et Mârouf répondit : « Oui. » Et le fellah dit : « Sois le bienvenu, ô visage de lait, et fais-moi la grâce de descendre chez moi et d’accepter mon hospitalité. » Et Mârouf, qui vit tout de suite qu’il avait affaire à un homme généreux, jeta un coup d’œil sur la pauvre habitation qui était à proximité, et constata qu’elle ne contenait rien de ce qui pouvait le nourrir et le désaltérer. Et il dit au fellah : « Ô mon frère, je ne vois rien dans ta maison que tu puisses offrir à un hôte affamé comme moi. Comment donc feras-tu si j’accepte ton invitation ? » Et le fellah répondit : « Le bien d’Allah ne manque pas ; il est tout trouvé. Descends seulement de cheval, ô mon maître, et laisse-moi te soigner et t’héberger, pour Allah. Le village est tout proche, et j’aurai vite fait d’y courir de toute la vitesse de mes jambes, et de t’en rapporter ce qu’il faut pour te restaurer et te rendre content. Et je ne manquerai pas non plus d’apporter le fourrage et le grain pour la nourriture de ton cheval. » Et Mârouf, pris de scrupule, et ne voulant pas déranger ce pauvre homme et l’arracher à son travail, lui répondit : « Mais puisque le village est tout proche, ô mon frère, j’aurai bien plus vite fait que toi d’y courir à cheval, et d’acheter au souk tout ce qu’il faut, pour moi et pour mon cheval. » Mais le fellah, qui ne pouvait se résoudre, dans sa générosité native, à laisser partir ainsi, sans lui donner l’hospitalité, un étranger de la voie d’Allah, reprit : « De quel souk parles-tu, ô mon maître ? Est-ce qu’un misérable petit village comme le nôtre, dont les maisons sont bâties en bouse de vache, possède un souk ou quoi que ce soit qui, de près ou de loin, ressemble à un souk ? Nous n’avons guère d’affaires de vente ou d’achat ; et chacun vit sur le peu qu’il possède. Je te supplie donc, par Allah et par le Prophète béni, de descendre chez moi, pour m’obliger et faire plaisir à mon esprit et à mon cœur. Et j’irai vite au village et je reviendrai plus vite encore. » Alors Mârouf, voyant qu’il ne pouvait refuser l’offre de ce pauvre fellah sans le peiner et le chagriner, descendit de cheval, et alla s’asseoir à l’entrée de la hutte en bouse séchée, tandis que le fellah, aussitôt, livrant ses jambes au vent dans la direction du village, ne tarda pas à disparaître dans le loin.

Et, en attendant qu’il revînt avec les provisions, Mârouf se mit à réfléchir et à se dire : « Voici que j’ai été une cause de tracas et d’embarras pour ce pauvre, à qui je ressemblais tellement quand je n’étais qu’un misérable savetier-raccommodeur ! Mais, par Allah ! je veux réparer, autant qu’il est en mon pouvoir, le dommage que je lui cause en le laissant quitter ainsi son ouvrage. Et, pour commencer, je vais m’essayer, sur-le-champ, à labourer à sa place, et à lui faire regagner de la sorte le temps qu’il perd pour moi. »

Et il se leva, à l’heure et à l’instant, et, vêtu de ses habits dorés de mamelouk royal, il prit en main la charrue et fit avancer la paire de bœufs, dans la ligne du sillon déjà tracé. Mais à peine avait-il fait faire quelques pas aux bœufs, que le soc de la charrue s’arrêta soudain, avec un bruit singulier, contre quelque chose qui fit résistance ; et les bœufs, entraînés par leur effort, tombèrent sur leurs jambes de devant. Et Mârouf, donnant de la voix, fit se relever les bêtes, et les fouetta vivement, pour vaincre la résistance. Mais, malgré l’énorme coup de collier que les bœufs donnèrent, la charrue ne bougea pas d’un pouce, et resta fixée au sol comme pour attendre le jour du Jugement.

Alors Mârouf se décida à examiner quelle pouvait bien être l’affaire. Et, après avoir enlevé la terre, il trouva que le soc de la charrue s’était engagé de la pointe dans un fort anneau de cuivre rouge scellé dans une table de marbre, presque à ras du labour.

Et, poussé par la curiosité, Mârouf se mit à essayer de mouvoir et d’enlever cette table de marbre. Et, après quelques efforts, il finit par réussir à la remuer et à la faire glisser. Et il aperçut, à l’intérieur, un escalier qui conduisait, par des marches de marbre, dans un caveau souterrain, de forme carrée, de la grandeur d’un hammam. Et Mârouf, prononçant la formule du « bismillah », descendit dans ce caveau, et vit qu’il était composé de quatre salles consécutives. Et la première de ces salles était remplie de pièces d’or, depuis le sol jusqu’au plafond ; et la seconde était pleine de perles, d’émeraudes et de corail, également du sol au plafond ; et la troisième d’hyacinthes, de rubis, de turquoises, de diamants et de pierreries de toutes les couleurs ; mais la quatrième, qui était la plus vaste et la mieux conditionnée, ne contenait rien autre chose qu’un socle en bois d’ébène sur lequel était posé un tout petit coffret de cristal, pas plus gros qu’un citron.

Et Mârouf s’étonna prodigieusement de sa découverte et se réjouit de ce trésor. Mais ce qui l’intriguait le plus, c’était ce minuscule coffret de cristal, seul objet apparent dans l’immense quatrième salle du souterrain. Aussi, ne pouvant résister aux sollicitations de son âme, il tendit la main vers le petit objet insignifiant, qui le tentait infiniment plus que toutes les merveilles du trésor, et, s’en étant emparé, il l’ouvrit. Et il y trouva un anneau d’or, surmonté d’un chaton en cornaline, où étaient gravés, en caractères extrêmement fins et semblables aux pattes des fourmis, des écritures talismaniques. Et Mârouf, d’un mouvement instinctif, passa cet anneau à son doigt, et l’y ajusta en le frottant.

Et aussitôt une voix forte sortit du chaton de l’anneau, qui dit ; « À tes ordres ! à tes ordres ! De grâce ne me frotte pas davantage ! Ordonne, et tu seras obéi. Que souhaites-tu, parle ! Veux-tu que je démolisse ou que je construise, que je tue quelques rois et quelques reines ou que je te les amène, que je fasse surgir une ville entière ou que j’anéantisse tout un pays, que je couvre de fleurs une contrée ou que je la dévaste, que je rase une montagne ou que je dessèche une mer, parle, souhaite, désire. Mais, de grâce ! ne me frotte pas avec violence, ô mon maître ! Je suis ton esclave, par la permission du Maître des genn, du Créateur du jour et de la nuit. » Et Mârouf, qui ne s’était pas d’abord bien rendu compte d’où sortait cette voix, finit par constater qu’elle sortait du chaton même de l’anneau qu’il avait mis à son doigt, et dit, en s’adressant à celui qui était dans la cornaline : « Ô créature de mon Seigneur, qui es-tu ? » Et la voix de la cornaline répondit ; « Je suis le genni Père au Bonheur, esclave de cet anneau. Et j’exécute, en aveugle, les ordres de quiconque s’est rendu maître de cet anneau. Et rien ne m’est impossible, car je suis le chef suprême de soixante-douze tribus de genn, d’éfrits, de cheitâns, d’aouns et de mareds. Et chacune de ces tribus est composée de douze mille gaillards irrésistibles, plus forts que les éléphants et plus subtils que le mercure. Mais, comme je te l’ai dit, ô mon maître, je suis, à mon tour, soumis à cet anneau ; et, quelque grande que soit ma puissance, j’obéis à celui qui le possède, comme un enfant à sa mère. Toutefois, laisse-moi t’avertir que si, par malheur, tu frottais deux fois de suite le chaton, au lieu d’une, tu me ferais consumer dans le feu des noms terribles qui sont gravés sur l’anneau. Et tu me perdrais irrévocablement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Toutefois, laisse-moi t’avertir que si, par malheur, tu frottais deux fois de suite le chaton, au lieu d’une, tu me ferais consumer dans le feu des noms terribles qui sont gravés sur l’anneau. Et tu me perdrais irrévocablement. »

Et Mârouf, ayant entendu cela, répondit à l’éfrit de la cornaline : « Ô excellent et puissant Père au Bonheur, sache que j’ai fixé tes paroles dans l’endroit le plus sûr de ma mémoire. Mais, pour commencer, peux-tu me dire qui t’a enfermé dans cette cornaline, et qui t’a soumis à la puissance du maître de l’anneau ? » Et le genni répondit de l’intérieur du chaton : « Sache, ya sidi, que le lieu où nous nous trouvons est le trésor antique de Scheddad fils d’Aad, le bâtisseur de la fameuse ville, maintenant en ruines, d’Irem aux Colonnes. Or moi, pendant sa vie, j’étais l’esclave du roi Scheddad. Et c’est précisément son anneau que tu possèdes, l’ayant trouvé dans le cristal où il était enfermé depuis les temps ! »

Et l’ancien raccommodeur de savates de la rue Rouge, du Caire, devenu maintenant, grâce à la possession de cet anneau, le successeur direct de la postérité de Nemrod et de cet héroïque et orgueilleux Scheddad, qui avait vécu l’âge de sept aigles, voulut expérimenter, sans retard, les vertus merveilleuses incluses dans le chaton. Et il dit à celui qui était dans la cornaline : « Ô esclave de l’anneau, pourrais-tu faire sortir de ce souterrain et porter sur la terre, à la lumière, le trésor enfermé ici ? » Et la voix du Père au Bonheur répondit : « Mais sans aucun doute, et c’est précisément ce qui m’est le plus facile ! » Et Mârouf lui dit : « Puisqu’il en est ainsi, je te demande de faire sortir tout ce qu’il y a ici de richesses et de merveilles, sans en rien laisser à ceux qui pourraient venir après moi, pas même la trace. » Et la voix répondit : « J’écoute et j’obéis. » Puis elle cria : « Hé, les petits garçons ! »

Et aussitôt Mârouf vit paraître devant lui douze jeunes garçons d’une grande beauté, portant sur leurs têtes de vastes corbeilles. Et, après avoir embrassé la terre entre les mains de Mârouf charmé, ils se relevèrent, et, en un clin d’œil, ils transportèrent dehors, en plusieurs fournées, tous les trésors contenus dans les trois salles du souterrain. Et lorsqu’ils eurent fini ce travail, ils vinrent de nouveau présenter leurs hommages à Mârouf, de plus en plus charmé, et disparurent comme ils étaient venus.

Alors Mârouf, à la limite du contentement, se tourna vers l’habitant de la cornaline, et lui dit : « C’est parfait. Mais je voudrais maintenant des caisses, des mules avec leurs muletiers, et des chameaux avec leurs chameliers, pour transporter ces trésors à la ville de Khaïtân, capitale du royaume de Sohatân. » Et l’esclave enfermé dans le chaton répondit : « À tes ordres ! rien n’est plus aisé à se procurer. » Et il poussa un grand cri, et, à l’instant même, mules et muletiers, chameaux et chameliers, caisses et paniers, et mamalik somptueusement vêtus, beaux comme des lunes, apparurent devant Mârouf, au nombre de six cents de chaque espèce. Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour fermer un œil et l’ouvrir, ils chargèrent sur les bêtes les caisses et paniers, remplis au préalable d’or et de joyaux, et se rangèrent en bon ordre. Et les jeunes mamalik montèrent sur leurs beaux chevaux et encadrèrent, de distance en distance, la caravane.

Et l’ancien savetier dit alors à son serviteur de l’anneau : « Ô Père au Bonheur, je désire maintenant de toi un millier d’autres animaux chargés de soieries et d’étoffes précieuses de la Syrie, de l’Égypte, de la Grèce, de la Perse, de l’Inde et de la Chine. » Et le genni répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et, aussitôt, les mille chameaux et mulets chargés des objets en question apparurent devant Mârouf, et allèrent se ranger d’eux-mêmes, en file régulière, à la suite du convoi, encadrés, comme leurs semblables, par d’autres jeunes mamalik aussi superbement vêtus et montés que leurs frères. Et Mârouf fut content, et dit à l’habitant de l’anneau : « Maintenant, avant de partir, je désire manger. Dresse-moi donc un pavillon de soie, et sers-moi des plateaux de mets choisis et de boissons fraîches. » Et cela fut exécuté sur-le-champ.

Et Mârouf entra dans le pavillon et s’assit devant les plateaux, juste au moment où le bon fellah revenait du village. Et le pauvre arriva, portant sur sa tête une écuelle de bois remplie de lentilles à l’huile, sous son bras gauche du pain noir et des oignons, et sous son bras droit un sac à picotin rempli d’avoine pour le cheval. Et il vit, devant sa maison, la prodigieuse caravane, et le pavillon de soie où était assis Mârouf entouré par des esclaves empressés qui le servaient, tandis que d’autres esclaves se tenaient derrière lui, les bras croisés sur la poitrine. Et il fut extrêmement ému, et pensa : « Sûrement, le sultan, qui s’était fait précéder par le premier mamelouk que j’ai vu, est arrivé ici, pendant mon absence ! Quel dommage que je n’aie pas pensé à égorger mes deux poules et à les lui préparer au beurre de vache. » Et il résolut tout de même de le faire, bien qu’il fût en retard, et se dirigea vers ses deux poules pour les égorger et les offrir au sultan, rôties au beurre de vache…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et se dirigea vers ses deux poules pour les égorger et les offrir au sultan, rôties au beurre de vache.

Mais Mârouf l’aperçut et l’appela. Et il dit en même temps aux esclaves qui le servaient : « Amenez-le-moi ! » Et ils coururent à lui, et le transportèrent dans le pavillon avec son écuelle de lentilles, ses oignons, son pain noir et son sac à picotin. Et Mârouf se leva en son honneur et l’embrassa et lui dit : « Que portes-tu là, ô mon frère de misère ? » Et le pauvre fellah s’étonna prodigieusement d’être traité si affectueusement par un homme de cette importance, et de l’entendre lui parler sur ce ton et l’appeler son « frère de misère ». Et il se dit : « Si celui-ci est un pauvre, alors que suis-je moi ? » Et il lui répondit : « Je t’apporte le repas de l’hospitalité, ô mon maître, et la ration de ton cheval. Mais je te prie d’excuser mon ignorance ! Car si j’avais su que tu étais le sultan, je n’aurais pas hésité à sacrifier en ton honneur les deux poules que je possède, et à te les faire rôtir au beurre de vache. Mais la misère rend l’homme aveugle et lui enlève toute perspicacité. » Et il baissa la tête, à la limite de la honte et de la confusion. Et Mârouf, à ces paroles, se rappelant son état ancien, alors qu’il était dans une misère semblable ou même pire que celle de ce pauvre fellah, se mit à pleurer. Et ses larmes coulaient abondamment entre les poils de sa barbe, et tombaient dans les plateaux. Et il dit au fellah : « Ô mon frère, tranquillise ton cœur. Je ne suis point le sultan, mais seulement son gendre. À la suite de quelques difficultés que nous avions eues ensemble, j’avais quitté le palais. Mais il m’envoie maintenant tous ces esclaves et tous ces cadeaux, pour me prouver qu’il veut se réconcilier avec moi. Je vais donc retourner sur mes pas, sans différer davantage. Quant à toi, mon frère, qui voulus me traiter, sans me connaître, avec tant de bonté, sache que tu n’as pas semé dans un terrain desséché. »

Et il obligea le fellah à s’asseoir à sa droite, et lui dit : « Nonobstant tous les mets que tu vois dans ces plateaux, je jure par Allah que je ne veux manger que de ton plat de lentilles, et que je ne toucherai point à autre chose qu’à ce pain et à ces oignons. » Et il ordonna aux esclaves de servir les mets somptueux au fellah ; et, pour sa part, il ne mangea que les lentilles de l’écuelle, le pain noir et les oignons. Et il se dilata et se réjouit, en voyant l’étonnement du pauvre fellah à la vue de tant de mets dont le parfum satisfaisait le cerveau, et de tant de couleurs qui charmaient les regards.

Et lorsqu’on eut fini de manger, on remercia le Rétributeur pour ses bienfaits ; et Mârouf se leva et, prenant le fellah par la main, il le conduisit hors du pavillon vers la caravane. Et il l’obligea à choisir, de chaque variété de marchandise et de ballot, une paire de chameaux et une paire de mulets. Puis il lui dit : « Cela devient ta propriété, ô mon frère. Et je te laisse, en outre, ce pavillon avec tout ce qu’il contient. » Et, sans vouloir écouter ses refus ni l’expression de sa gratitude, il prit congé de lui, en l’embrassant encore une fois, remonta sur son cheval, se mit à la tête de la caravane, et, se faisant précéder dans la ville par un courrier plus rapide que l’éclair, chargé d’annoncer son arrivée au roi, il s’en alla en sa voie.

Or, le courrier de Mârouf arriva au palais, juste au moment où le vizir disait au roi : « Dissipe ton erreur, ô mon maître, et n’ajoute pas foi aux paroles de la princesse, ta fille, concernant le départ de son époux. Car, par la vie de ta tête ! l’émir Mârouf est parti d’ici en fugitif, craignant ton juste ressentiment, et non point pour aller hâter l’arrivée d’une caravane qui n’existe pas. Par les jours sacrés de ta vie, cet homme n’est qu’un menteur, un fourbe et un imposteur ! » Et, comme le roi, déjà à moitié persuadé par ces paroles, ouvrait la bouche pour faire la réponse qu’il fallait, le courrier entra et, après s’être prosterné, lui annonça l’arrivée imminente de Mârouf, en disant : « Ô roi du temps, je viens vers toi comme annonciateur. Et je t’apporte la bonne nouvelle de l’arrivée, derrière moi, de mon maître l’émir puissant et généreux, le héros insigne, Mârouf, ton gendre. Et il est à la tête d’une caravane qui n’a pu aller aussi vite que moi, à cause des lourdes splendeurs dont elle est chargée. » Et, ayant ainsi parlé, le jeune mamelouk baisa de nouveau la terre entre les mains du roi, et s’en alla comme il était venu.

Alors le roi, à la limite du bonheur, mais furieux contre son vizir, se tourna de son côté et lui dit : « Qu’Allah noircisse ton visage et le rende aussi ténébreux que ton esprit ! Et puisse-t-Il maudire ta barbe, ô traître, et te convaincre de mensonge et de duplicité, comme tu vas être enfin convaincu de la grandeur et de la puissance de mon gendre ! » Et le vizir, atterré et se refusant désormais toute réflexion, se jeta aux pieds de son maître, sans avoir la force de répondre une seule parole. Et le roi le laissa dans cette position, et sortit donner l’ordre d’orner et de pavoiser la ville, et de tout préparer pour aller, en cortège, au-devant de son gendre.

Après quoi il alla dans l’appartement de sa fille, et lui annonça l’heureuse nouvelle. Et la princesse, en entendant son père lui parler de l’arrivée de son époux à la tête d’une caravane qu’elle croyait avoir elle-même inventée de toutes pièces, fut à la limite de la perplexité et de l’étonnement. Et elle ne sut que penser, que dire ou que répondre ; et elle se demanda si son époux se raillait une nouvelle fois du sultan, ou s’il avait voulu, lors de la nuit où il lui avait raconté son histoire, se moquer d’elle ou simplement lui faire subir une épreuve pour voir si elle éprouvait un réel penchant pour lui. Et, quoi qu’il en fût, elle préféra garder pour elle seule ses doutes et ses étonnements, en attendant de voir quelle pouvait bien être l’affaire. Et elle se contenta de montrer à son père un visage épanoui de contentement. Et le roi sortit de chez elle, et se mit à la tête du cortège qui alla au-devant de Mârouf.

Mais celui qui fut le plus étonné de tous, et le plus abasourdi, fut sans conteste l’excellent marchand Ali, le camarade d’enfance de Mârouf, qui savait, mieux que personne, à quoi s’en tenir sur les richesses de Mârouf. Aussi, quand il vit le pavoisement de la ville, et les préparatifs de fête, et le cortège royal qui sortait de la ville, il interrogea les passants, leur demandant le motif de tout ce mouvement. Et ils lui répondirent : « Comment, tu ne sais pas ? Mais c’est le gendre du roi, l’émir Mârouf qui revient à la tête d’une caravane splendide ! » Et l’ami de Mârouf frappa ses mains l’une dans l’autre, et se dit : « Quelle peut bien être cette nouvelle fourberie du savetier ? Par Allah ! depuis quand le travail du raccommodage des savates a-t-il pu rendre mon ami Mârouf possesseur et conducteur de caravanes ? Mais Allah est le Tout-Puissant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’ami de Mârouf frappa ses mains l’une dans l’autre, et se dit : « Quel peut bien être ce nouveau tour du savetier ? Par Allah ! depuis quand le travail du raccommodage des savates a-t-il pu rendre mon ami possesseur ou conducteur de caravanes ? Mais Allah est le Tout-Puissant ! Et puisse-t-il sauvegarder son honneur et le préserver de la honte publique ! » Et il resta là, attendant, comme les autres, l’arrivée de la caravane.

Et bientôt le cortège fit son entrée dans la ville. Et Mârouf chevauchait en tête, plus brillant mille fois que le roi, et magnifique et triomphant, à faire éclater d’envie la poche à fiel des cochons. Et il était suivi de l’immense caravane encadrée par les beaux mamalik vêtus d’étoffes merveilleuses. Et tout cela était si beau et si prodigieux, que nul ne se souvenait avoir vu ou entendu raconter quelque chose de semblable. Et le marchand Ali vit également Mârouf en cet état extraordinaire, et se dit : « C’est bien ça. Il aura combiné quelque chose avec la princesse, son épouse, pour se moquer du roi. » Et il s’approcha de Mârouf, et réussit à le joindre, malgré tout l’apparat qui l’entourait, et il lui dit, mais de façon à n’être entendu que de lui seul : « Sois le bienvenu, ô cheikh des heureux fripons, et le plus adroit des fourbes ! Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Mais, par Allah, tu mérites tout ce qui t’arrive de faveurs et de faste, ô mon ami. Va ! sois content et dilate-toi ! Et qu’Allah augmente tes tours et tes friponneries ! » Et Mârouf se mit à rire des paroles de son ami, et prit rendez-vous avec lui pour le lendemain.

Et, là-dessus, Mârouf arriva au palais, aux côtés du roi, et monta s’asseoir, dans sa gloire, sur un trône dressé dans la grande salle des audiences. Et il ordonna qu’on commençât par transporter dans le trésor du roi les caisses remplies d’or, de joyaux, de perles et de pierreries, de remplir avec ces matières tous les sacs des armoires, et de lui apporter ensuite tout le reste, ainsi que les ballots qui contenaient les étoffes précieuses et les soieries. Et on exécuta ponctuellement ses ordres. Et il fit ouvrir en sa présence les caisses et les ballots, l’un après l’autre, et se mit à distribuer, à pleines mains, aux grands du palais et à leurs épouses les étoffes merveilleuses, les perles et les pierreries, et à faire de grandes largesses aux membres du diwân, aux marchands qu’il connaissait, aux pauvres et aux petits. Et, malgré les objurgations du roi, qui voyait ces choses précieuses disparaître comme l’eau dans un crible, Mârouf ne se leva qu’il n’eût distribué toute la charge de la caravane. Car, le moins qu’il donnait était une poignée ou deux d’or, d’émeraudes, de perles ou de rubis. Et il les jetait à pleines mains, alors que le roi souffrait horriblement et grimaçait de douleur, en s’écriant à chaque don : « Assez, ô mon fils, assez ! Il ne va plus rien nous rester. » Mais Mârouf, souriant, répondait chaque fois : « Par ta vie ! ne crains pas cela. Car ce que j’ai est inépuisable ! »

Sur ces entrefaites, le vizir vint annoncer au roi que les armoires du trésor étaient maintenant pleines jusqu’au haut, et qu’on ne pouvait plus rien y mettre. Et le roi lui dit : « Bien. Choisis une autre salle, et remplis-la comme la précédente ! » Et Mârouf, sans le regarder, lui dit : « Tu peux ! » Et il ajouta : « Et tu en rempliras une troisième salle, puis une quatrième. Et, si le roi ne s’y oppose pas, je pourrai également remplir toutes les salles du palais avec ces choses-là qui, pour moi, n’ont aucune valeur. » Et le roi ne savait plus si tout cela se passait en rêve où à l’état de veille. Et il était à la limite extrême de l’étonnement. Et le vizir sortit pour aller remplir encore une ou deux nouvelles salles avec les trésors rapportés par Mârouf.

Quant à Mârouf, il se hâta, dès que ces préliminaires furent terminés et qu’il eut ainsi prouvé qu’il avait accompli tout ce qu’il avait annoncé, et même au delà, de lever la séance de la distribution, et de se rendre auprès de sa jeune épouse. Et la princesse, dès qu’elle l’eut vu, vint à lui, les yeux pleins de joie, et lui baisa la main, et lui dit : « Sans doute, ô fils de l’oncle, tu as voulu t’égayer à mes dépens et rire de moi, ou peut-être mettre mon affection à l’épreuve, en me racontant l’histoire de ton ancienne pauvreté et de tes malheurs avec ton épouse calamiteuse Fattoumah la Bouse chaude. Mais je remercie Allah Très-Haut qui m’a empêchée de me conduire à ton égard, ô mon maître, autrement que je ne l’ai fait. » Et Mârouf l’embrassa, lui fit la réponse qu’il fallait, et lui donna un habit magnifique et un collier formé de dix rangs de quarante perles orphelines, grosses comme des œufs de pigeon, et des bracelets de poignets et de chevilles ouvrés par les magiciens. Et la princesse, voyant tous ces beaux objets, éprouva un très vif plaisir, et s’écria : « Certes ! je veux garder cette belle robe et ces parures pour les jours de fête seulement ! » Et Mârouf sourit et lui dit : « Ô ma chérie, ne te préoccupe pas de cela ! Tous les jours je te donnerai de nouvelles robes et de nouvelles parures, tant que tes armoires ne seront pas débordées et que tes coffres ne seront pas remplis jusqu’aux bords. » Et, là-dessus, ils firent leur chose ordinaire jusqu’au matin.

Or, il n’était pas encore sorti de la moustiquaire, qu’il entendit la voix du roi qui demandait à entrer. Et il se hâta d’aller lui ouvrir, et le vit bouleversé et le visage jaune et l’aspect terrifié. Et il le fit entrer avec précaution, et s’asseoir sur le divan ; et la princesse se leva, tout émue de cette visite inattendue et de l’air de son père, et se hâta de l’asperger d’eau de roses pour calmer son état et lui faire recouvrer la parole. Et lorsqu’il put enfin s’exprimer, il dit à Mârouf : « Ô mon fils, je suis porteur, hélas ! de mauvaises nouvelles ! mais il faut que je te les dise, pour que tu sois averti du malheur qui t’arrive. Ah ! faut-il ou ne faut-il pas ? » Et Mârouf répondit : « Il faut, certainement ! » Et le roi dit : « Eh bien, sache, ô mon enfant, que mes serviteurs et mes gardes, à la limite de la perplexité, sont venus m’annoncer, il y a un moment, que tes deux mille mamalik, caravaniers, chameaux et mulets ont disparu cette nuit, sans que personne ait su par quel chemin ils étaient partis, ni découvert la moindre trace de leur marche. Un oiseau qui s’envole d’une branche laisse plus de trace que toute cette caravane n’en a laissé sur nos chemins. Or, comme cette perte est pour toi une perte sans recours, j’ai été tellement frappé que j’en suis encore tout étourdi. »

Et Mârouf, ayant entendu ces paroles du roi, se mit à rire soudain, et répondit : « Ô oncle, calme ton esprit. Car la perte ou la disparition de mes caravaniers et de mes animaux n’est pas plus importante pour moi que la perte d’une goutte d’eau de la mer. Car, aujourd’hui, comme demain et comme après-demain et les autres jours, je pourrai, sur un simple souhait, avoir plus de caravaniers et de bêtes de somme avec leur charge que n’en peut contenir toute la ville de Khaïtân. Tu peux donc tranquilliser ton âme, et nous laisser maintenant nous lever pour aller au hammam du matin. »

Et le roi, plus stupéfait qu’il ne l’avait jamais été, sortit de chez Mârouf, et alla appeler son vizir, et lui raconta ce qui venait de se passer, et lui dit : « Eh bien ! que penses-tu cette fois de la puissance incompréhensible de mon gendre ? » Et le vizir, qui n’oubliait pas les humiliations subies depuis que Mârouf était apparu sur son chemin, se dit : « Voici l’occasion de me venger de ce maudit ! » Et il dit au roi, d’un air soumis : « Ô roi du temps, mon avis ne peut t’être d’aucune lumière. Mais puisque tu me le demandes, je te dirai que le seul moyen pour toi de savoir à quoi t’en tenir sur la puissance mystérieuse de ton gendre, l’émir Mârouf, est de te réunir avec lui pour boire, et de l’enivrer. Et lorsque le ferment aura fait danser sa raison, tu l’interrogeras avec prudence sur son état ; et il te répondra certainement, sans te rien cacher de la vérité. » Et le roi dit : « C’est là une idée excellente, ô vizir, et je vais la mettre à exécution dès ce soir. » Et donc, quand vint le soir, le roi se réunit avec son gendre Mârouf et son vizir, devant les plateaux des boissons. Et les coupes circulèrent. Et le gosier de Mârouf fut une gargoulette sans fond. Et son état devint un pitoyable état. Et sa langue se mit à tourner comme l’aile du moulin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le gosier de Mârouf fut une gargoulette sans fond. Et son état devint un pitoyable état. Et sa langue se mit à tourner comme l’aile du moulin. Et lorsqu’il ne sut plus distinguer sa main droite de sa main gauche, le roi, père de son épouse, lui dit : « En vérité, ô notre gendre, tu ne m’as jamais raconté les aventures de ta vie qui a dû être une vie merveilleuse et extraordinaire. Et je serais bien aise de t’entendre, ce soir, m’en narrer les péripéties étonnantes. » Et Mârouf, qui était sens dessus dessous et sens devant derrière, se laissa aller, dans son ivresse, comme tous les gens ivres qui aiment la vantardise, à raconter au roi et au vizir toute son histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin, à partir du moment où il s’était marié, pauvre raccommodeur de savates, avec la calamiteuse du Caire, jusqu’au jour où il avait trouvé le trésor et l’anneau magique dans le champ du pauvre fellah. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Et le roi et le vizir, au récit de cette histoire qu’ils étaient loin d’avoir imaginée aussi stupéfiante, se regardèrent en se mordant la paume. Et le vizir dit à Mârouf : « Ô mon maître, montre-nous un peu cet anneau qui possède de si merveilleuses vertus. » Et Mârouf, comme un fou privé de raison, ôta de son doigt l’anneau et le remît au vizir, en disant : « Le voici ! Il contient, dans sa cornaline, mon ami l’éfrit Père au Bonheur. » Et le vizir, les yeux flamboyants, prit l’anneau et en frotta le chaton, comme l’avait expliqué Mârouf.

Et aussitôt la voix sortit de la cornaline, disant : « Me voici ! me voici ! commande et j’obéis ! Veux-tu ruiner une ville, bâtir une capitale ou tuer un roi ? » Et le vizir répondit : « Ô serviteur de l’anneau, je t’ordonne de t’emparer de ce roi proxénète et de son gendre Mârouf, l’entremetteur, et de les jeter dans quelque désert sans eau pour qu’ils y meurent de soif et de privation. » Et, à l’instant, le roi et Mârouf furent enlevés comme un fétu de paille et transportés dans un désert sauvage tout à fait affreux, qui était le désert de la soif et de la faim, habité par la mort rouge et la désolation. Et voilà pour eux.

Quant au vizir, il s’empressa de convoquer le diwân, et exposa aux dignitaires, aux émirs et aux notables que le Bonheur des sujets et la tranquillité de l’État avaient exigé que le roi et son gendre Mârouf, un imposteur de la plus mauvaise qualité, fussent exilés au loin, et qu’il fût nommé lui-même souverain de l’empire. Et il ajouta : « Du reste, si vous hésitez un instant à accepter le nouvel ordre de choses et à me reconnaître pour votre légitime souverain, je vous enverrai à l’instant, par l’effet de ma nouvelle puissance, rejoindre votre ancien maître et son gendre l’entremetteur dans le coin le plus sauvage du désert de la soif et de la mort rouge. »

Et il se fit ainsi prêter serment par tous les assistants, malgré leur nez, et nomma ceux qu’il nomma et destitua ceux qu’il destitua. Après quoi il envoya dire à la princesse : « Prépare-toi à me recevoir, car j’ai une grande envie de toi. » Et la princesse qui avait appris, comme les autres, les nouveaux événements, lui fit répondre par l’eunuque : « Certes ! je te recevrai volontiers, mais pour le moment j’ai le mal mensuel qui est naturel aux femmes et aux jeunes filles. Mais dès que je serai nette de toute impureté, je te recevrai. » Mais le vizir lui fit dire : « Moi, je ne veux aucun retard, et ne connais ni mal mensuel ni mal annuel. Et c’est tout de suite que je désire te voir. » Alors elle lui répondit : « Bien ! viens, dans un moment, me trouver. »

Et elle s’habilla le plus magnifiquement possible, et s’orna et se parfuma. Et quand, au bout d’une heure de temps, le vizir de son père eut pénétré dans son appartement, elle le reçut avec un visage content et réjoui, et lui dit : « Quel honneur pour moi ! Et quelle heureuse nuit va être celle-ci ! » Et elle le regarda avec des yeux qui achevèrent de subtiliser le cœur de ce traître. Et, comme il la pressait de se dévêtir, elle commença de le faire, avec force regards, agaceries, et retards. Et soudain, poussant un cri de terreur, elle se rejeta en arrière, en se voilant le visage. Et l’étonné vizir lui demanda : « Qu’as-tu, ô ma maîtresse ? Et pourquoi ce cri de terreur et ce visage soudain voilé ? » Et elle lui répondit, de plus en plus enveloppée dans ses voiles : « Comment ? tu ne vois pas ? » Et il répondit ; « Non, par Allah ! qu’y a-t-il ? je ne vois rien ! » Elle dit : « Ô honte sur moi ! ô déshonneur ! Pourquoi veux-tu m’exposer nue aux regards de cet homme étranger qui t’accompagne ? » Et le vizir, ayant regardé à droite et à gauche, lui répondit : « Quel est l’homme qui m’accompagne ? Et où est-il ? » Elle dit : « Là, dans la cornaline du chaton de l’anneau que tu portes au doigt ! » Et le vizir répondit : « Par Allah ! c’est vrai. Je n’y pensais plus. Mais, ya setti, ce n’est pas un fils d’Adam, un être humain. C’est un éfrit, le serviteur de l’anneau ! » Et la princesse, pleine d’épouvante, s’écria, en enfonçant sa tête dans les oreillers : « Un éfrit, ô ma calamité ! Moi j’ai une peur intense des éfrits ! Ah ! de grâce, éloigne-le ! J’ai peur et j’ai honte de celui-ci ! » Et le vizir, pour la tranquilliser, et arriver enfin à ce qu’il désirait d’elle, enleva l’anneau de son doigt et le cacha sous le coussin du lit. Puis il s’approcha d’elle, à la limite du transport.

Et la princesse le laissa s’approcher, et soudain lui lança un si violent coup de pied dans le bas-ventre qu’elle le renversa par terre sur le derrière, sa tête précédant ses pieds. Et, sans perdre un instant, elle s’empara de l’anneau, en frotta le chaton, et dit à l’éfrit de la cornaline : « Empare-toi vite de ce cochon, et jette-le dans le cachot souterrain du palais. Puis tu iras, sans retard, reprendre mon père et mon époux dans le désert où tu les as transportés, et tu me les rapporteras ici sains et saufs, sans heurt et en bon état…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Puis tu iras, sans retard, reprendre mon père et mon époux dans le désert où tu les as transportés, et tu me les rapporteras ici sains et saufs, sans heurt et en bon état. »

Et aussitôt le vizir fut ramassé comme on ramasse un chiffon, et jeté au fond du cachot du palais. Et, au bout d’un très court espace de temps, le roi et Mârouf étaient dans la chambre de la princesse, le roi fort épouvanté, et Mârouf à peine remis de son ivresse. Et elle les reçut avec une joie inexprimable, et commença tout d’abord par leur donner à manger et à boire, vu que cette course rapide les avait affamés et altérés. Et, pendant ce temps, elle leur raconta ce qui venait de se passer, et comment elle avait enfermé le traître. Et le roi s’écria : « Nous allons l’empaler sans retard et le brûler ! » Et Mârouf dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. » Puis il se tourna vers son épouse et lui dit : « Mais, ô ma chérie, rends-moi d’abord mon anneau. » Et la princesse répondit : « Ah ! pour ça, non ! Puisque tu n’as pas su le conserver, c’est moi qui le garderai désormais, de peur que tu ne t’exposes à le perdre de nouveau. » Et il dit : « Bien ! C’est juste. »

Alors on fit préparer le pal, dans le meidân, en face de la porte du palais, et, devant le peuple assemblé, on y installa le vizir. Et pendant que fonctionnait l’instrument, on alluma un grand feu au pied du poteau. Et, de cette manière, le traître mourut embroché et grillé. Et voilà pour lui.

Et le roi partagea avec Mârouf la puissance souveraine, et le désigna comme son unique successeur au trôné. Et l’anneau resta désormais au doigt de la princesse qui, plus prudente et plus avisée que son époux, en prenait le soin le plus attentif. Et Mârouf, en sa compagnie, fut à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.

Et voici qu’une nuit, comme il venait de finir sa chose ordinaire avec la princesse, et qu’il était rentré dans son appartement pour dormir, une vieille femme sortit soudain de son lit et se jeta sur lui, la main levée et menaçante. Et à peine Mârouf l’eut-il regardée, qu’à sa terrible mâchoire, à ses longues dents et à sa laideur noire, il reconnut en elle sa calamiteuse épouse Fattoumah la Bouse chaude. Et il n’avait pas fini de faire cette effroyable constatation, que déjà il recevait, coup sur coup, deux soufflets retentissants qui lui cassèrent deux nouvelles dents. Et elle lui cria : « Où étais-tu, ô maudit ? Et comment as-tu osé quitter notre maison du Caire, sans m’avertir et sans prendre congé de moi ? Ah ! fils de chien, je te tiens maintenant ! » Et Mârouf, à la limite de l’épouvante, se mit soudain à courir dans la direction de l’appartement de la princesse, la couronne sur la tête et ses habits royaux traînant derrière lui, en criant : « Au secours ! À moi, l’éfrit de la cornaline ! » Et il pénétra comme un fou auprès de la princesse, et tomba à ses pieds, évanoui d’émotion.

Et bientôt, dans la chambre où la princesse prodiguait ses soins à Mârouf en l’aspergeant d’eau de roses, fit irruption l’effrayante mégère, tenant à la main une matraque qu’elle avait apportée avec elle du pays d’Égypte. Et elle criait : « Où est-il, ce vaurien, ce fils d’adultérin ? » Et la princesse, voyant ce visage de goudron, eut le temps de frotter sa cornaline et de donner un ordre rapide à l’éfrit Père au Bonheur. Et, à l’instant, la terrible Fattoumah, comme si elle était maîtrisée par quarante bras, resta figée à sa place, dans l’attitude de menace qu’elle avait en entrant.

Et Mârouf, ayant recouvré ses sens, vit son ancienne épouse dans cette attitude immobile. Et, poussant un cri de terreur, il retomba évanoui. Et la princesse, qu’Allah avait douée de sagacité, comprit alors que celle qui était là devant elle dans cette attitude de menace impuissante, n’était autre que l’effroyable mégère Fattoumah, du Caire, la première épouse de Mârouf, du temps qu’il était savetier. Et, ne voulant pas exposer Mârouf aux méfaits probables de cette calamiteuse, elle frotta l’anneau et donna un nouvel ordre à l’éfrit de la cornaline. Et aussitôt la mégère fut enlevée et conduite au jardin. Et elle fut attachée, par une énorme chaîne de fer, à un énorme caroubier, comme sont attachés les ours non apprivoisés. Et elle resta là, destinée à changer de caractère ou à mourir. Et voilà pour elle.

Quant à Mârouf et à son épouse, la princesse, ils vécurent depuis lors dans les délices parfaites, pendant des années et des années, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis, la Destructrice du bonheur, la Bâtisseuse des tombeaux, l’inévitable Mort.

Or, gloire au Seul vivant, dont l’existence est par delà la vie et la mort, dans le domaine de l’éternité.


— Puis Schahrazade, cette nuit-là, ne sentant point la fatigue l’envahir, et voyant que le roi Schahriar était disposée l’écouter, commença l’histoire suivante, qui est celle du jeune homme riche qui a regardé par les Lucarnes du Savoir et de l’Histoire.

Elle dit :