L’Enfer des femmes/Texte entier

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie.


L’ENFER


DES


FEMMES



Brux. — Typ. A. Lacroix, Verboecehoven et Cie, r. Royale, 3, impasse de Parc


L’ENFER
DES
F E M M E S
PAR
H. LAROCHE ET G. FOULD


PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
PALAIS ROYAL, 13 ET 17
GALERIE D’ORLÉANS

BRUXELLES & LEIPZIG
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie
IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE ROYALE, 3, IMPASSE DU PARC

1863
Droits de traduction et de reproduction réservés


LE VIEUX BEAU


Dieu a créé l’homme avec amour ; quand la jeunesse et la beauté s’en vont, il les remplace peu à peu par quelque chose d’intéressant et de presque divin. Le corps s’affaisse doucement sur lui-même ; le visage pâlit ; les cheveux blanchissent ; les teintes s’harmonisent et une inexplicable douceur rend la vieillesse charmante. Elle dit à votre cœur : Respectez-moi, car j’ai vécu ; je suis faible, protégez-moi. Il y a des gens qui n’ont pas l’intelligence de cette grâce ; ils luttent contre les années, ne veulent pas être des vieillards et deviennent de ridicules momies, souvent très malfaisantes, lorsque la société, comptant sur la prévoyance et la sagesse qu’elle croit naturelles aux gens d’âge, leur fait jouer un rôle dans la destinée de leurs semblables.

La momie dont nous allons parler était un vieux beau. Généralement un vieux beau n’a pas d’âge positif, il laisse flotter vos suppositions entre 50 et 75 ans. Il se tient droit avec affectation pour lutter contre la courbe que le temps veut imposer à sa colonne vertébrale ; ses yeux sont bordés de rouge, il se teint les cheveux, à moins pourtant qu’il ne porte perruque ; presque toujours il se farde. Ce type général se divise en un grand nombre de genres différents et chacun d’eux se distingue par les ridicules qui lui sont particuliers.

Monsieur de Cournon était brun, du moins avait-il adopté cette couleur, et la chronique bienveillante rapportait qu’il avait été brun autrefois.

Sa figure était longue, terreuse et jaunâtre, une sorte de feu concentré s’échappait en petites teintes rouges à la surface de sa peau dont les pores ouverts avaient l’aspect raboteux du citron ; deux lignes se creusaient si profondément des narines aux coins de la bouche, que le haut de ses joues semblait rapporté sur sa face. Ses lèvres violettes laissaient voir deux rangées de dents régulières, qui rappelaient cette composition in ventée par Kummer, et nommée vulgairement écume de mer ; elles étaient belles et n’avaient que le défaut de remuer toutes ensemble, lorsque M. de Cournon faisait en parlant ou en mangeant un mouvement trop hardi. Sa paupière épaisse et lourde couvrait la moitié de sa prunelle ; ses cils rares et courts se groupaient en petits bouquets, et le noir dont ils étaient chargés ? leur donnait un certain air rictueux. Ses yeux étaient tristes comme des bougies éteintes. Ses sourcils avançaient en auvents, et ses favoris frisés symétriquement formaient deux petits rouleaux perpendiculaires qui s’allongeaient parallèlement de chaque côté de sa figure. Du reste, ses traits étaient réguliers ; il avait le front haut, le nez bien fait et une taille élégante. Quoiqu’il portât des vêtements à la dernière mode, il ressemblait assez à un mannequin habillé ; son éternelle chaîne d’or se dessinait toujours à la même place sur sa poitrine. On eût dit que ses bottines renfermaient des embauchoirs et non des pieds. Ses mains longues et sèches étaient insignifiantes comme des mains d’oisif.

Comme le corps est souvent l’explication de l’âme, on comprendra facilement en lisant l’histoire du comte de Cournon qu’au moment où nous la commençons, il tenait plus de l’automate que de l’homme.

Il est des créatures naissant dans un de ces sourires naïfs qui renferment tout une vie d’espérance ; celles-là croissent comme des plantes au soleil, sont presque heureuses, vivent saintement et meurent dignement. D’autres viennent ici-bas comme de faibles lueurs d’amour ; timides, parce qu’elles n’ont pas le droit de vivre ; elles touchent à peine à la terre, et s’éteignent dès qu’elles s’approchent des réalités de ce monde. D’autres enfin doivent le jour à des élans de passion qui mettraient l’univers en feu, chocs électriques qui produisent de grands hommes ou de grands criminels ; mais toujours des êtres extraordinaires.

M. de Cournon n’était point de ceux-là. Fruit d’un mariage de convenance, et conçu dans un accès de désœuvrement et d’ennui, il ne reçut en partage ni de grandes qualités, ni d’immenses travers. Orphelin de bonne heure, possesseur d’une assez jolie fortune, il eut des chevaux qu’il fit courir ; admis au Jockey-Club, il joua sans passion, mais pour faire comme les autres. En peu de temps il perdit quelque argent, il se mit alors en quête d’une dot. On lui proposa la fille d’un négociant, un parti de quinze cent mille francs ; le père avait inventé je ne sais quelle chaussure pour préserver de l’humidité, et avait fait fortune. La demoiselle était rousse, on la disait blonde ; elle était sotte, on la trouvait naïve.

M. de Cournon s’illusionnait peu sur le compte de sa prétendue, pourtant il n’hésita pas, et la marchande de galoches devint comtesse. En se mariant, comme la plupart des gens qui l’entouraient, cet homme croyait agir raisonnablement, et beaucoup de personnes étaient de son avis.

Les grandes actions ou les grands sentiments distinguent seuls l’homme, aussi, voyons-nous toutes les nullités mues par le même intérêt mesquin, viser à un but commun : un peu d’or. Ces êtres négatifs feraient douter de l’âme, tant on conçoit que tout finisse pour eux quand leur corps se décompose.




L’HÔTEL DE COURNON


La jeune madame de Cournon n’eut pas le moindre succès dans le monde ; elle ne tarda pas à trouver qu’elle avait acheté bien cher le titre de comtesse. Elle fut alors assaillie par toutes les réflexions auxquelles les jeunes filles auraient le droit de s’arrêter avant de s’engager pour toujours. Elle fit plusieurs scènes à son mari et lui reprocha avec amertume l’emploi qu’il avait fait de sa dot. M. de Cournon ne tint aucun compte des reproches de sa femme et continua comme par le passé la vie qu’il s’était arrangée, c’est à dire de venir déjeuner, de sortir ensuite, de rentrer pour dîner et de sortir encore.

Voyant que ses plaintes n’obtenaient pas même une réponse, Victoire crut sage de s’abstenir, et se résigna facilement à vivre dans la solitude. La tapisserie et le tricot formèrent le cercle dans lequel elle devait tourner jusqu’à la fin de ses jours.

Au moment où cette histoire commence, vingt ans avaient passé sur le mariage des de Cournon. Victoire était devenue successivement désagréable, sèche et acariâtre ; l’économie chez elle s’était d’abord changée en monomanie, puis en avarice.

M. de Cournon avait vu des générations passer au Club sans avoir eu la pensée de s’en retirer. Tout dans l’hôtel avait subi, comme les propriétaires, les transformations inévitables du temps ; tout avait changé d’aspect. Les fenêtres étaient ornées de rideaux tricotés par Victoire, et représentaient des gerbes, et toujours des gerbes. Aux vieux brocarts traditionnels qui couvraient les meubles, avaient succédé la tapisserie de Victoire ; des bouquets de bluets sur des fonds verts : des couronnes de roses sur des fonds jaunes ; enfin une réunion de ces horreurs que produisent les gens sans goût. De grandes taches d’humidité s’étendaient sur les boiseries du rez-de-chaussée, tandis que la pluie s’infiltrait dans les plafonds du second étage. Le gazon poussait entre les pavés de la cour ; le crépi des murs tombait par places ; tout était vieux et fané, les gens et les choses ; tout était triste dans cette maison ; on n’y entendait jamais un éclat de rire. L’ancien petit groom de la comtesse avait seul résisté. Parfois il plaisantait sous cape et demandait, en voyant la chambre de madame, si jamais monsieur en avait franchi le seuil. C’était une question, et les avis là dessus étaient partagés.




UNE MISSION SACRÉE


Monsieur de Cournon avait terminé sa toilette ; il quitta sa chambre pour déjeuner. Les deux époux commencèrent leur repas en échangeant un bonjour plus froid que leur salle à manger. Le comte se tenait si droit qu’il semblait faire corps avec sa chaise.

Lorsqu’il eut fini son œuf à la coque, il essuya ses moustaches avec précaution et dit en entamant sa côtelette :

— Madame, je me vois forcé de vous demander un service : vous avez sans doute entendu parler d’un mien cousin colonel d’artillerie qui fut tué lors de la révolution de 1848 ?

— Oui, monsieur.

— À cette époque, j’appris par une lettre qu’il avait écrite en mourant, que j’étais chargé, comme dernier membre de la famille, de veiller sur sa fille unique et de la marier lorsque je la croirais en âge d’entrer dans le monde. Cette enfant était au couvent de Sainte-Marie où elle est encore.

— Pourquoi donc depuis dix ans ne m’en avez-vous rien dit, monsieur ?

— Le colonel étant mon parent, cette affaire se trouvait la mienne et non la vôtre ; je ne vous en aurais jamais parlé si la jeune fille n’était pas tout à fait seule, ce qui m’oblige à la marier ici. Jusqu’à ce jour je m’occupais fort peu de cette enfant, je faisais seulement payer sa pension et son entretien ; mais hier j’ai réfléchi qu’elle avait vingt ans et qu’il fallait prendre un parti.

— Mais vous ne songez pas, monsieur, au dérangement que cela va nous causer, et aux frais dans lesquels nous allons nous engager.

— Les frais seront de peu d’importance.

— Après dix ans de tranquillité voir une étrangère chez soi ! Vous avouerez, monsieur, que c’est fort désagréable.

— La famille a ses exigences, dit le comte d’un air solennel ; d’ailleurs nous serons bientôt quittes de cet ennui. Rassurez-vous, mon cousin possédait un million de fortune qui constitue la dot de la petite, elle ne sera donc pas difficile à marier ; quelques jours me suffiront pour lui trouver un parti convenable ; pendant ce temps vous vous occuperez de son trousseau, et dans trois semaines, à peu près, tout sera terminé,

— Et vous l’enverrez chercher ?…

— Ce matin même. Je compte sur votre bonté, madame.

— Il est bien heureux que je n’aie pas de cousin aussi, moi, car cela ne finirait plus. Mais il me semble, qu’à votre compte, comme je n’ai pas de descendants, votre parente serait mon héritière ?

— À mon compte et au compte de tout le monde elle est en effet notre héritière.

La comtesse à cette pensée détesta d’avance la jeune fille. Il y a des gens qui poussent l’égoïsme au delà de la tombe et ne peuvent supporter la pensée de laisser leurs biens à quelqu’un.

Monsieur de Cournon termina son repas comme si de rien n’eût été, puis il fit demander son valet de chambre ; Victoire reprit sa tapisserie tout en grommelant.

Le groom qui servait à table et la femme de chambre qui apportait un écheveau de laine pour sa maîtresse, entrèrent au moment où le comte disait à son domestique :

— Vous ferez remettre cet argent et cette lettre à la supérieure du couvent de Sainte-Marie. Vous demanderez mademoiselle Lydie de Cournon et vous l’amènerez ici. Prenez un fiacre et partez.

Le vieux comte sortit, le groom et la femme de chambre s’arrêtèrent court en entendant les derniers mots de leur maître. La foudre en tombant sur l’hôtel n’eût pas produit un plus vif coup de théâtre que ces paroles qui annonçaient un nouveau visage.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, mademoiselle, dit sèchement Victoire en arrachant la laine des mains d’Éléonore. Sortez, et faites préparer les deux chambres qui touchent à la salle de billard.

Tous les gens revinrent à l’office pour manger et en même temps caqueter sur la grande nouvelle.

— Quelle chance ! une jeunesse, s’écria le groom. Je n’en suis pas fâché, moi, qui ne vois jamais que des vieux ici.

La femme de chambre et les autres domestiques se révoltèrent.

— Qu’est-ce que c’est ? fit le cuisinier, rouge comme un homard.

— C’est, répondit le valet de chambre, que je vais chercher la nièce de monsieur.

— Sa nièce ?

— Ou sa cousine, puisqu’elle s’appelle mademoiselle de Cournon et que monsieur n’a pas d’enfant. Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour deviner cela ; vous voilà tous ébahis ! Il n’y a rien d’étonnant là dedans. Une jeune fille qu’on va marier sans doute : eh bien ! tant mieux, il nous en reviendra quelque chose.

— Oh ! oui, voilà une fameuse maison pour les profits, dit le groom.

— Laissez faire ; cette petite-là montera sa maison, et ce sera l’occasion de placer nos parents et nos amis ; pour moi, j’ai un beau-frère qui lui ferait un bien bon cocher.

— Pardieu ! on sait bien que vous tirez toujours votre épingle du jeu, fit Éléonore. Monsieur a plus d’argent à lui seul que madame et nous tous ensemble, et vous ne vous en ressentez pas mal.

— Oui, oui, farceur, vous avez un magot, et ce morceau-là est plus gras que celui-ci, interrompit le groom, en mettant sur la table les débris d’un poulet ; mais mademoiselle Éléonore a beau se plaindre, continua-t-il, elle ne s’en ira d’ici que pour se marier, Donc, suffit, elle est avec nous à perpétuité.

La vieille fille lui lança des yeux foudroyants.

— Dam ! c’est que la vie est difficile, dit le gros cuisinier, en vidant un verre d’excellent vin ; mais ici, vraiment, il n’y a pas d’eau à boire. Ne faites pas attention, c’est un petit reste du civet d’hier.

— Dans lequel vous n’aviez pas mis de bordeaux, riposta le groom.

— Tout juste, mon cadet, c’est ce qui fait qu’il en reste ; on en donne si peu que si j’en mettais dans le lièvre, je n’en aurais plus du tout.

— Allons, dit le valet de chambre en tirant un cigare de sa poche, les maîtres ne sont pas généreux, j’en conviens ; mais vous voyez bien, qu’il y a toujours moyen de vivre. Je m’en vais, gardez-moi mon déjeuner, et vous, Éléonore, déridez-vous donc, si c’est possible, tenez, il me vient une idée : vous avez une nièce ?

— Les vieilles filles, ça n’a jamais que des nièces, murmura le groom.

— Eh bien ! ce serait une gentille femme de chambre pour la demoiselle que je vais chercher.

Éléonore, frappée de cette pensée subite, sourit gracieusement.

Le valet de chambre disparut, en marchant autant que possible comme son maître. Le groom se leva doucement et contrefit son camarade à la grande hilarité des assistants ; puis il se posa devant le carreau d’une fenêtre ouverte, il ramena ses cheveux sur ses tempes, replaça sa casquette, et tira les basques de sa veste en disant :

— Il me semble, puisqu’on place tout le monde, que je suis du bois dont on fait les valets de pied de bonne maison. Je dis valet de pied, car je ne pourrais pas, je crois, me présenter en qualité de groom, quoique ici, j’en aie conservé les fonctions malgré mes six pieds et mes vingt-huit ans. Je vais dévaster le jardin pour orner la chambre de ma nouvelle maîtresse.

Éléonore, rêvant à son projet, fit préparer l’appartement de mademoiselle de Cournon avec un soin tout particulier, puis elle se rendit auprès de sa maîtresse pour préparer les voies.




LE COUVENT DE SAINTE-MARIE


Quand on a traversé les ponts, laissant derrière soi les quartiers bruyants de Paris, la ville change d’aspect.

Le besoin de vivre, qui fait que des milliers d’individus se heurtent et se croisent, semble cesser pour laisser l’air pur au delà du fleuve.

On rencontre alors trois classes bien distinctes : le faubourg Saint-Germain, dont les vieux hôtels conservent précieusement quelques débris des anciennes familles de France ; des marquises en cheveux blancs conduisant leurs petits-fils à la messe. À côté, le quartier latin, où l’on voit l’étudiant rire et chanter ses illusions, la grisette de quinze ans qui donne ses premiers sourires et ses premiers baisers sans songer au lendemain. Puis, dans les rues les plus désertes des endroits clos de murailles sévères, tristes, laids en dehors, au dedans remplis de verdure, d’herbes luxuriantes, de fleurs libres, de grands arbres ; image de la vie religieuse : l’isolement, l’austérité, l’apparence d’une tombe extérieure ; à l’intérieur, une béatitude paisible, grasse et presque joyeuse.

Ce fut à la porte de l’un de ces asiles que Jacques vint sonner. Une sœur tourière, vêtue de noir, lui ouvrit et lui demanda d’une voix flûtée ce qu’il voulait. Sur sa réponse, elle l’introduisit dans une petite pièce qui prenait jour par une porte vitrée, puis se retira.

Peu à peu le domestique s’habituant à l’obscurité, distingua sur les murs plusieurs mauvaises gravures représentant le Christ, le sacré cœur de Jésus, la Vierge au pied de la croix, etc…

Il eut le loisir de contempler tout cela fort longtemps.

— Mon Dieu ! se disait-il, voici ce qu’on appelle un lieu saint et ce que je nommerais un lieu humide, moi. Ces images-là sont toutes tachées de moisi, j’ai très peur de m’enrhumer.

On était en récréation et les pensionnaires se trouvaient au jardin. Une jeune religieuse s’approcha de Lydie de Cournon et lui dit :

— On vient vous chercher de la part de votre tuteur, habillez-vous au plus vite pendant qu’on va réunir vos effets.

— Je pars, pour toujours ? s’écria la jeune fille.

— Oui, notre mère vous attend pour recevoir vos adieux.

— Le Seigneur me donne enfin la liberté. Oh ! qu’il soit béni !

— Vous êtes donc bien heureuse de quitter le couvent ?

— Oui ; et cependant j’ai peur.

— On dirait que vous pleurez, ma chère enfant, ne vous troublez pas ainsi.

— Je ne sais pourquoi je pleure, c’est de joie sans doute.

Elle fit quelques pas pour rentrer, ses yeux s’obscurcirent, elle perdit connaissance et tomba. Les élèves s’empressèrent autour d’elle, on la transporta dans le dortoir.

Elle reprit bientôt l’usage de ses sens.

— Pauvre enfant ! lui dit la supérieure, si vous éprouvez tant d’émotion en quittant le couvent, votre vocation est peut-être d’y rester. Je crois que vous feriez bien de suivre le conseil que je vous ai donné souvent. Votre fortune serait une belle offrande à faire aux pauvres, et votre âme un beau présent à faire à Notre Seigneur.

— Non, ma mère, je ne suis ni légère, ni désireuse des plaisirs du monde ; mais je ne puis trouver le bonheur dans le détachement des affections de la terre. J’en ai fait la triste épreuve depuis que je suis dans cette maison. Ne craignez pas que mon salut soit compromis, je ne m’écarterai jamais de mes devoirs. Je me rappelerai toutes vos leçons, et j’espère rester toujours une enfant de Dieu.

— Je tremble en vous voyant quitter cet asile de paix, car les épreuves vous attendent dans le monde ; et il y a dans votre âme une fierté qui m’alarme. Vous êtes obéissante, mais si l’on vient à vous ordonner une chose qui n’est pas tout à fait juste, il n’est point de puissance capable de vous soumettre. Nous avons pu l’observer. Cette fierté, quoiqu’elle défende la cause sainte, en croyant à l’accomplissement des commandements de Dieu, est un peu voisine de l’orgueil.

Sans doute il faut aimer la perfection et s’en approcher le plus possible ; mais il ne faut pas s’attendre à la trouver ici bas, elle est au ciel et non sur la terre. Il faut de l’indulgence pour les pécheurs et une grande résignation aux maux de la vie. Vous allez trouver des hommes pervertis, des erreurs consacrées, vous n’y pourrez rien, le monde est ainsi fait. Il faudra souffrir avec patience en pensant au ciel où votre âme trouvera la perfection et l’amour. Ce doit être votre consolation sans cela vous succomberiez ; votre corps est moins fort que votre esprit, ma pauvre enfant. Partez donc, puisque vous le voulez, et que Notre Seigneur Jésus vous ait en sa sainte garde.

Venez dire adieu à notre chapelle et vous mettre sous la protection de la très sainte Vierge.

Lydie alla faire une prière au pied de l’autel, dans la petite église qui l’avait vue si souvent pleurer ses parents perdus.

Enfin la porte étroite par laquelle les oiseaux captifs prenaient leur volée se ferma sur Lydie.

La mère Saint-Bernard revint au milieu de ses élèves.

— Mes chères enfants, leur dit-elle, vous venez de quitter une de vos compagnes que je recommande à vos prières pour lui épargner les dangers qu’elle peut courir dans le monde. Elle a été pour vous toutes un sujet d’édification par sa piété, son obéissance et son amour du prochain ; je voudrais pouvoir en dire autant de toutes celles qui nous quittent. Nous allons réciter pour elle un « Souvenez-vous » et, si vous le voulez bien, nous prierons chaque jour la sainte Vierge de protéger son innocence et de maintenir son âme dans la crainte de Dieu.




UN DOMESTIQUE POUR PREMIER GUIDE


Le domestique qu’on avait fait sortir de sa cellule eut presque peur en voyant la figure blême de mademoiselle de Cournon se dessiner sur le fond noir de sa capeline. Lydie était ordinairement pâle comme les personnes chez lesquelles une nature contenue ébranle le système nerveux ; mais son évanouissement avait encore décoloré son visage. Jacques se demanda si elle ne sortait pas d’une tombe.

Ils arrivèrent bientôt. La jeune fille fit un pas dans la cour de l’hôtel et s’arrêta.

— C’est plus triste ici qu’à Sainte-Marie, dit-elle. On l’introduisit, elle osait à peine lever les yeux. La crainte qui la paralysait s’accrut encore à la voix sèche de la comtesse. Cette femme vieille et laide, accoutrée de vêtements dont les couleurs discordantes la rendaient plus laide encore, n’était pas faite pour rassurer la pauvre enfant. Comme elle avait comparé l’aspect de l’hôtel à celui de son couvent, elle compara sa cousine aux vieilles religieuses. Elle revit leurs figures tranquilles auxquelles le bandeau de percale donnait un charme doux et onctueux. Elle les trouva beaucoup mieux, à son goût, que la comtesse avec ses cheveux d’un roux passé.

Victoire mit ses lunettes sur son front, et leva ses yeux gris.

— Mademoiselle, dit-elle, vous savez sans doute pourquoi monsieur le comte vous fait venir ici.

— Non, madame, répondit doucement Lydie.

— Approchez, asseyez-vous. Monsieur le comte, votre tuteur, s’est chargé de vous établir, et se met en devoir de vous trouver un bon parti ; pendant ce temps, nous nous occuperons de vous former un trousseau et de monter votre maison. Mademoiselle Éléonore, qui m’est dévouée, me donne pour vous sa nièce qui vous servira de femme de chambre. Quand vous aurez pris possession de votre appartement vous pourrez, si cela vous plaît, descendre près de moi ; je serai très heureuse de vous avoir à mes côtés. Je dois vous servir de mère comme mon mari vous tiendra lieu de père, et nous nous efforcerons par notre amitié de vous faire oublier que nous ne sommes que vos cousins.

— Éléonore, conduisez mademoiselle dans la partie de l’hôtel que je lui ai préparée, elle y fera ses dispositions pour le temps de son séjour ici ; ensuite vous irez chercher des vêtements en attendant que la couturière soit venue, mademoiselle n’est pas habillée convenablement pour paraître au dîner ; puis vous nous amènerez votre protégée.

En traversant les appartements, Lydie ne fut nullement émerveillée : pour elle c’était autre chose que le couvent, mais rien de mieux. Elle monta deux étages, traversa la salle du billard et vit enfin les deux petites pièces qu’on lui avait destinées ; elles étaient irréprochables. La couchette tout entourée de rideaux ressemblait à une chapelle blanche, les vases de la cheminée étaient ornés de fleurs.

Mademoiselle de Cournon fut ravie en voyant ce charmant endroit, simple, mais préparé sous l’influence d’un bon sentiment dont son cœur eut de suite l’intelligence.

Éléonore, remerciée par un délicieux sourire, augura bien de l’avenir pour sa nièce.

— Mademoiselle veut-elle me laisser prendre la mesure de sa taille pour la robe que je dois lui acheter, dit la vieille fille d’un air aimable.

— Volontiers, répondit Lydie en détachant sa pelisse.

— De quelle couleur dois-je la choisir ?

— Peu m’importe !… Bleue si vous voulez.

Éléonore sortit.

Restée seule, la jeune fille s’aperçut qu’on avait négligé de lui mettre une image sainte, elle détacha de son cou la croix de bois qu’elle portait, la plaça près de son lit, et fit une prière pour sanctifier sa nouvelle habitation. Ce fut sa première action ; inspirée tant par la crainte secrète qui l’agitait depuis sa sortie de Sainte-Marie que par l’habitude de prier. Ensuite s’approchant de la commode pour y ranger le contenu du paquet que Jacques avait apporté, elle se trouva devant une glace, pour la première fois : elle était face à face avec elle-même.

Dans certains couvents, et surtout dans les couvents cloîtrés, il n’y a pas de miroirs ; les jeunes filles se regardent à la dérobée quand elles passent devant les carreaux, encore est-ce défendu sévèrement ; aussi Lydie n’avait point commis ce péché.

D’abord elle fut surprise et presque effrayée, elle se recula et les objets qu’elle tenait s’échappèrent de ses mains, ce mouvement, qui se reproduisit dans la glace, la fit rire, elle se familiarisa presque avec son image, s’avançant doucement, posa les coudes sur la table et se regarda de plus près.

Il est à propos de dire que si les couvents proscrivent les miroirs, le mot de beauté n’y est pas moins prononcé qu’ailleurs, et les religieuses elles-mêmes savent très bien la différence qui existe entre être ou n’être pas jolie. Lydie s’adressa donc cette question : Suis-je belle ?

Mademoiselle de Cournon était ravissante ; mais ses traits n’avaient rien de la perfection et de la grandeur des types antiques. Son nez, régulier de forme, était trop petit peut-être, ses narines finement découpées restaient immobiles et ne se dilataient pas sous les différents mouvements de sa physionomie ; leurs contours n’avaient pas non plus ces teintes roses qui dénotent la santé, la vie. Ses cheveux noirs se découpaient sur son front à sept pointes aigues. Ses sourcils qui avançaient un peu, et ses yeux profondément enchâssés lui donnait l’air mélancolique. Sa figure était ovale, petite et d’un blanc nacré.

Par cette modestie naturelle à de certaines femmes, elle ne se trouva pas de son goût et regretta ne pas avoir tel ou tel visage de ses compagnes. Tout à coup la réflexion lui vint qu’elle commettait, par distraction, ce que la supérieure nommait un gros péché, elle détourna la vue, et s’éloigna, en fredonnant tout bas un air de cantique. Quand elle eut placé tous ses effets dans les tiroirs de sa commode, elle descendit en prenant la ferme résolution de ne plus avoir peur, de gagner l’affection de sa parente et de revenir, s’il était possible, de la mauvaise impression que cette femme avait produite sur elle ; mais toute sa hardiesse l’abandonna dès qu’elle revit la comtesse.

Victoire fit asseoir mademoiselle de Cournon près d’elle, et lui proposa de remplir un fond en lui donnant le dé de la femme de chambre. Lydie le bourra de papier pour y faire entrer son doigt mignon et travailla.

Elle était si troublée qu’elle voyait à peine le tissu du canevas ; d’ailleurs à Sainte-Marie on faisait plus de chemises et de layettes que de tapisserie. La comtesse s’aperçut que son aide se trompait de soie, et laissait entre les points une petite ouverture blanche, crime de lèse-tapisserie à ce qu’il paraît, car elle lui retira son ouvrage.

Lydie resta les mains jointes, les yeux baissés, n’osant pas parler, encore moins se lever pour aller dans sa chambre ; jamais elle ne s’était trouvée si gênée.

Victoire, occupée de ses roses bleues, ne pensa pas à l’embarras dans lequel devait être sa cousine, et la pauvre enfant demeura dans la même position jusqu’au retour d’Éléonore.




VIOLETTE


En quittant l’hôtel, la femme de chambre avait monté les cinq étages de la maison voisine. C’était là que, sans en rien dire à personne, elle avait logé sa nièce. Elle s’imaginait qu’il suffisait, pour la retenir dans le bon chemin, de se sentir près de celle qui seule pouvait lui demander compte de ses actions.

Violette travaillait jusqu’à midi, puis se rendait au magasin de modes, où sa journée se terminait. Le soir, elle emportait de l’ouvrage pour le lendemain, souvent même pour la nuit, quand il lui fallait s’acheter une robe ou un ruban.

Ne trouvant pas sa nièce dans la mansarde, la vieille fille alla rue Vivienne, dans la maison Victorine. La petite modiste était en marché avec une jeune dame fort jolie, quoique d’aspect assez égrillard, depuis les ondes effarouchées de ses cheveux jusqu’à l’habit galonné de son cocher.

Violette fit signe à sa tante d’entrer dans la petite arrière-boutique, celle-ci se casa le mieux qu’elle put sur un monceau de crêpes, de laitons et sur un million d’épingles renversées. Les apprenties tâchèrent de rester sérieuses ; elles avaient toutes les peines du monde à ne pas rire quand elles voyaient les toilettes tant soit peu comtesse de Cournon que portait Éléonore.

La conversation que la jeune ouvrière avait avec sa belle pratique s’anima peu à peu, devint d’abord une discussion, puis une dispute, enfin la porte se ferma bruyamment.

Violette revint avec un petit air de coq en colère qui colorait ses joues et la rendait gentille à croquer. Elle s’assit à sa place et reprit vivement son ouvrage.

— A-t-on jamais vu, dit-elle, cette mijaurée, qui, autrefois était honnête et qui ne veut pas aujourd’hui qu’on gagne sa vie !

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent toutes ensemble les têtes folles de l’atelier.

Violette, trop animée pour prendre garde à la présence de sa tante, répondit en continuant de travailler :

— D’abord, c’est Adèle, vous savez bien Adèle, elle était ici il y a deux ans, et faisait toujours des cabas que je ne pouvais pas vendre, il fallait pour les placer guetter au passage les vieilles caricatures. Madame de Cournon n’avait jamais que de son ouvrage ; je crois même, ajouta-t-elle, en montrant le chapeau de la vieille fille, que voilà encore un échantillon de la marchandise. Eh bien ! maintenant on ne peut pas lui faire avaler la moindre galette. « Ce n’est pas comme il faut par ci, cela ne me sied pas par là, cela me brunit, cela me vieillit, cela me pâlit, » et puis c’est toujours trop cher ! Il faut la traiter avec égards ; elle ne vient ici que pour prouver qu’elle n’est pas fière et ne rougit point d’avoir travaillé. Je vous demande s’il n’y a pas de quoi vous faire partir comme une fusée ?

— Oh ! c’est trop fort, dirent les ouvrières.

— Figurez-vous qu’elle voulait un chapeau maïs avec de la dentelle jusque dans le dos, des grappes de maïs partout et des brides n° 20, tout cela pour 30 francs. J’étais déjà montée, je lui ai dit sur son ton de fausset :

— Si madame veut aller chercher son maïs en Turquie, on pourra lui faire une diminution de cinquante centimes. Alors, elle a pincé les lèvres et m’a dit :

— Vous êtes une insolente, ma petite.

— Petite, allons donc ! J’ai la tête et le cœur de plus que vous.

— Vous oubliez la distance qui nous sépare.

— Vous trouvez une distance entre nous ? Parce que vous avez un entresol, une victoria, du blanc, du rouge, et des robes d’une lieue de tour !

— Et que vous êtes une pauvre petite ouvrière.

— Pas si pauvre ! Nous étions aussi riches l’une que l’autre. Seulement j’ai gardé mon capital et vous avez placé le vôtre à fonds perdu.

Tout le monde se mit à rire, Éléonore seule ne comprit pas.

— Enfin, croiriez-vous qu’elle m’a appelée fille de rien ! Ma foi ! je l’ai appelée fille de marbre.

Un grand éclat de joie et d’approbation termina le récit de cette scène.

— J’ai peut-être été un peu loin ; mais, baste ! Mademoiselle était sortie et j’en ai profité pour remettre cette créature-là à sa place. Cela fait, la belle a fermé la porte avec rage et s’est jetée dans sa voiture où elle découvre depuis le soulier jusqu’à la jarretière.

Les petites modistes allaient commencer la dissertation sur leur ancienne camarade lorsqu’on entra dans le magasin.

— Mademoiselle ! dit avec frayeur une apprentie.

Toutes reprirent leur travail et baissèrent attentivement la tête comme si, depuis le matin, elles eussent été dans la même attitude. On n’entendait plus que la soie qui craquait sous les aiguilles.

La maîtresse traversa la boutique, donna quelques ordres et monta le petit escalier qui conduisait à sa chambre.

— Eh bien ! ma tante, dit Violette, c’est donc vous ! Je vous demande pardon de ne pas vous avoir parlé plus tôt ; mais vous êtes arrivée dans un moment où je n’y étais pour personne. Comment allez-vous ? Avez-vous quelque chose à me dire ? ou venez-vous simplement pour le plaisir de me voir ?

— Ma chère enfant, je vous prie de quitter ce ton familier, vous devez me respecter.

— Parce que vous êtes plus âgée que moi ? Je puis l’avouer sans vous fâcher, n’est-ce pas ? Mais outre cela… vous n’êtes pas ma tante, vous me l’avez dit. Ainsi quels sont vos titres…

— Je ne suis pas votre tante, mais je vous ai servi de mère.

— Vous pouvez bien vous vanter d’avoir mal fait votre service.

— Est-ce que je n’exige pas que vous demeuriez près de moi ?

— Oui, ce qui me gêne beaucoup, car la rue Madame et la rue Vivienne ne se donnent pas la main, et je fais le trajet deux fois par jour.

— Ingrate ! Vous me devez de savoir qui vous êtes…

— Oui, oui, vous m’avez dévoilé le secret de ma naissance, parlons-en. Si du moins vous trouviez quelque chose de croyable !

— Ah ! raconte-nous cela, dirent ensemble toutes les ouvrières.

— Jamais, répondit Violette avec un sérieux comique.

— Mais pourquoi ? Crains-tu que nous bavardions ?

— Non ; mais c’est une histoire. Moi, je dirais un conte, pourtant je veux flatter Éléonore. Une histoire donc, et c’est ennuyeux, je me mets à votre place. Il n’y a rien que je déteste comme d’entendre parler long-temps.

— Et tu parles toujours, dit sa voisine.

— Oh ! moi, c’est différent, cela ne m’ennuie pas.

— Alors, parle.

— Vous le voulez, mesdemoiselles ? Préparez vos mouchoirs de poche.

Toutes les assistantes, à l’exception d’Éléonore, tirèrent leur mouchoir.

Violette, après s’être penchée du côté de l’escalier pour s’assurer que la maîtresse ne descendait pas, mit sur sa tête le chapeau qu’elle tenait, ayant soin de le retourner de manière à ce que le bavolet lui formât un diadème.

— Mademoiselle, ne plaisantez plus, je veux vous parler d’affaire, dit la vieille fille.

— Je suis à vous.

La petite modiste se posa tragiquement et commença d’un air grave, en faisant signe à tout le monde de se taire :

— Je suis issue d’un seigneur et de sa vassale, comme du temps où les rois épousaient des bergères. Mon père, un noble étranger, un prince, sans doute. Éléonore, était-il prince ?…

— Peut-être bien.

— Il devait être prince : Ma mère était une simple…

— Bergère ! dit la voisine.

— Ne m’interrompez pas. Une simple subalterne. Mon père la vit, l’aima, et le lendemain…

— Il l’épousa ?

— Non.

— Il l’enleva ?

— Non. Il lui donnait rendez-vous au Cadran-Bleu.

— Je vous attends, folle.

Violette se remit à coudre.

— Ce fut la seule faute de ma mère, à ce que m’a dit Éléonore. Un peu moins d’un an plus tard, une charmante créature voyait le jour, c’était moi. Quelque temps après ma mère avait disparu.

— Et votre père ?

— Il avait disparu.

— Et vous !

— Moi, je n’avais pas disparu, vous le voyez bien. Le reste vous est connu. Voilà, mesdemoiselles, l’histoire touchante de votre amie. La véracité des faits n’est pas garantie ; vous pouvez serrer vos mouchoirs. Ah ! maligne Éléonore, je suis sûre que vous avez reçu de ma noble famille une forte somme dont vous n’avez jamais parlé et que vous gardez pour vous acheter des gants de coton gris, vilains comme ceux que vous avez là.

Sans le savoir, Violette avait rencontré juste.

— Soyez tranquille, ajouta-t-elle, je ne pense pas ce que je dis.

— Mademoiselle Éléonore, interrompit la première ouvrière, votre nièce n’est pas aussi mauvaise qu’elle veut le paraître, elle ne parle jamais de vous qu’en bien.

— Je sais que c’est une bonne fille, et si je veux qu’elle prenne garde à ses paroles, ce n’est pas pour moi ; mais pour elle qui va changer de situation. Je lui ai trouvé une place.

— Où donc ? dit Violette.

— À l’hôtel.

— Une place à l’hôtel ! Oh ! je n’en veux pas. Quand nous allons au spectacle avec ces demoiselles, cela nous coûte un franc cinquante. Puisqu’on paie pour voir quelque chose de joli, qui amuse, on doit être payé pour voir quelque chose de laid qui ennuie. Eh bien ! trois, quatre, cinq et six cents francs par an ne seraient pas assez pour voir tous les jours votre affreuse comtesse.

— Il ne s’agit pas d’elle ; mais de sa cousine.

— Je n’en veux pas, elle doit être laide.

— Pas du tout.

— Horrible !

— Encore moins elle est jeune et jolie, c’est une orpheline confiée depuis dix ans aux soins du comte et de la comtesse.

— Pauvre enfant ! elle a dû bien souffrir.

— Vous vous trompez, ils ne s’en sont pas occupés du tout.

— Tant mieux !

— On la retire aujourd’hui du couvent pour la marier.

— Tant pis ! Avec qui ?

— Monsieur cherche. Avec une belle dot les maris ne sont pas difficiles à trouver, et dans trois semaines je parie que la noce sera faite.

— C’est superbe ! Quand les poulets sont gras, on les porte au marché.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien… Avec cette différence que les poulets on les vend, et que les demoiselles, souvent on paie pour s’en défaire plus vite.

— Mais je ne comprends pas.

— Cela ne fait rien, continuez.

— Je suis chargée de faire aujourd’hui quelques achats ; mais je ne connais pas beaucoup les modes, madame non plus, d’ailleurs tout ce tracas la fatiguerait ; nous sommes donc décidées à prendre une personne très entendue qui s’occupera de tout cela, et restera comme femme de chambre auprès de la jeune mariée. J’ai pensé que ce serait, pour vous, une excellente occasion, vous êtes assez coquette, assez au courant des nouveautés pour vous entendre à former le trousseau d’une demoiselle, enfin vous devez avoir du goût puisque c’est votre état. La seule chose sur laquelle vous pourriez être en faute, c’est le service et la tenue ; mais vous serez aux ordres d’une pensionnaire qui ne sait pas ce que c’est que de commander. Observez-vous seulement avec la comtesse et quand votre dame pourra comprendre les choses, vous aurez eu le temps, avec votre intelligence, de profiter de mes leçons.

— Savez-vous, ma tante, que vous parlez bien quand vous voulez. C’est une orpheline ?

— Oui, elle a même l’air assez triste.

— Il y a de quoi, ce n’est pas gai d’être seule au monde.

— Quand je l’ai conduite à sa chambre, que nous avions arrangée mieux qu’on ne l’avait ordonné, elle m’a remerciée d’un air bien doux. La comtesse l’avait tout effrayée.

— Pauvre petit ange ! Et nous nous plaignons, mesdemoiselles, nous qui avons des ailes et des chansons comme les oiseaux ; les filles riches souvent n’ont pas même une amie pour les plaindre. Vous dites qu’elle est jolie ?

— Oui.

— Qu’elle a l’air d’être bonne ?

— Oui, décidez-vous, venez avec moi.

— Pour la seconde fois aujourd’hui la colère me gagne.

— Pourquoi donc ?

— En voyant votre prévoyance et celle de la comtesse ! vraiment je vous admire. Il vous vient une jeune fille, qui sort de pension, elle est timide, innocente, il lui faut quelqu’un près d’elle, et vous allez chercher une personne rue Vivienne où l’on est rarement vertueuse et jamais ingénue, vous venez prendre dans une arrière-boutique un démon d’atelier, qui s’est élevé seule, sans guide, sans principes, dont la malice a tout deviné ; un gamin de Paris enfin dont vous ne connaissez pas même la conduite, cela vous fend le cœur.

Violette se leva vivement, parut frappée d’une pensée subite et dit avec résolution :

— Eh bien ! vous avez raison ! Si le bon sens vous donne tort, je veux que le hasard vous fasse rencontrer juste. Je suis plus sage que je n’en ai l’air, j’ai assez de cœur pour comprendre les devoirs de chaque position, et assez de force pour être ce que je veux être. Angelina, dit-elle en mettant son ouvrage sur les genoux de sa voisine, je n’ai plus que la traverse à poser là dessus, mets-la toi-même et je te paierai un bouquet de violette à ma première sortie.

— Tu t’en vas ?

— Oui.

— Tu as une idée…

— J’en ai toujours. Ah ! cela me rappelle que cette dame veut des pensées sur son chapeau. — Elle y tient beaucoup. N’oublie pas ses pensées, à cette pauvre femme, elle n’en a pas dans la tête, alors mets-lui en dessus.

— Comment, toi, qui te récriais tant sur la domesticité tu vas…

— Cette enfant n’a pas d’amie, je vais lui en donner une.

— Une amie ! Mais vous oubliez que vous êtes une ouvrière, dit Éléonore.

— Mon père n’était-il pas un noble étranger ?

— Mais…

— Si vous ne me laissez pas croire cela, je dis que vous êtes ma mère.

La vieille fille fit un mouvement de terreur.

— Rassurez-vous. Je serai convenable, je ne vous compromettrai pas, je veux qu’on soit enchanté de moi.

— Tu veux être femme de chambre ! reprit Angelina.

— Oui, répondit gaiement Violette en mettant son chapeau, et cette fois cela m’est bien égal.

Mademoiselle Victorine, attirée par le mouvement que cette scène avait produit dans l’atelier, descendait alors.

— Mademoiselle je vous quitte, dit la jeune fille, si je voulais revenir un jour vous me reprendriez, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne !

— Mais pourquoi partir ?

— Il le faut ! Vous me reprendriez. Qui donc empêcherait vos ouvrières de travailler en bavardant toujours ? Qui donc vous ferait gronder ? Qui vendrait les vilaines coiffures ?

Les yeux de Victorine s’étaient emplis de larmes. Violette comprit qu’une maîtresse de maison ne devait pas perdre sa dignité et la tira d’embarras en l’embrassant.

— Allons, allons c’est entendu, merci. Ma tante, commençons. Que devons-nous acheter ?

— Une toilette complète.

— Alors il faut un chapeau ; lequel est le plus joli ? Celui-ci. Il est tout blanc et bien simple. Voilà ce qu’il nous faut. Le prix est de 45 francs pour tout le monde, et de 40 francs pour les amis.

— Donnez 40 francs, Éléonore. Vous voyez, j’économise déjà. Que faut-il encore ?

— Un vêtement. Voici les mesures.

— Tiens, ce sont les miennes. Je servirai de mannequin. De quelle couleur faut-il la robe ?

— Bleue.

— La demoiselle est blonde ?

— Brune.

— Jamais de bleu pour une brune ; un petit quadrillé noir et blanc.

— Mais…

— Mais je me charge de lui faire entendre raison. Elle serait noire comme un corbeau si vous lui mettiez du bleu ; je veux que ma maîtresse soit jolie, moi.

— Vous oubliez votre rendez-vous, dit Victorine.

— Ah ! ce monsieur qui demande à me parler.

— Qu’entends-je ! fit Éléonore révoltée.

— Rassurez-vous, mademoiselle, reprit Victorine, je devais être présente à l’entretien, et puisque Violette s’en va, je recevrai ce monsieur ; peut-être est-il question d’une demande en mariage.

— Il faut le voir alors, dit la vieille fille ; mais lui dire que ma nièce n’a rien.

— Nous le saurons ; vous le répétez assez souvent. Ma chère maîtresse, si ce monsieur veut se marier, vous lui direz de repasser plus tard, je ne suis pas pressée. Adieu, mes bonnes camarades, je ne vous demande pas votre bénédiction, parce que le temps manque.

La sonnette de la porte couvrit les dernières paroles de la petite fille.




VIOLETTE FEMME DE CHAMBRE


Tous les regards se portèrent sur la jeune ouvrière, qui avait l’air de ne pas s’en douter. Dans la rue seulement Violette cessait de rire et de parler ; forcée de marcher toujours seule, elle prenait un air féroce, et ce moyen la garantissait des galanteries peu choisies des passants.

La vieille fille tremblait intérieurement, et, malgré les protestations de Violette, elle craignait de se faire une mauvaise affaire en introduisant la modiste dans la famille de Cournon. Souvent on désire vivement une chose, elle arrive, et on se demande si l’on avait raison de la vouloir. Elle ne pouvait s’imaginer que cette jeune fille si folle pût se composer un extérieur assez sérieux devant la comtesse. De loin tout lui avait paru possible, de près tout l’épouvantait. La modiste, persuadée d’avance que sa maîtresse avait un petit pied et une main d’enfant, avait acheté des souliers et des gants démesurément petits. Peut-être madame de Cournon allait-elle gronder, et Violette, avec l’indépendance dont elle était si fière, recevrait-elle convenablement les mauvaises paroles de la comtesse ? Enfin, la pauvre fille était au comble de la frayeur, quand la lourde porte de l’hôtel se referma sur elle.

En voyant la jeune fille traverser la cour :

— Diable, dit le groom, qui était à l’écurie, on ne voit plus ici que des figures qui me feront tourner la tête. Si l’autre a l’air d’un ange, celle-ci vous a un minois de démon qui donnerait envie d’aller faire un tour en enfer.

Elles entrèrent dans la salle où se tenait madame de Cournon. La pauvre Lydie les vit arriver comme le Messie.

Au grand étonnement d’Éléonore, la petite fut aussi convenable que possible. Elle avait pris des allures de circonstance et les : « Oui, madame la comtesse, » qu’elle répondit avec humilité, étaient si pleins de conviction, qu’on l’aurait cru domestique depuis son enfance.

Victoire se fit montrer les objets qu’on avait achetés et, comme une femme indifférente sur ce qui ne se rattachait pas à ses propres intérêts, ne regarda presque rien, et fut satisfaite de tout. Elle dit à sa cousine d’aller s’habiller. Lydie sortit. En montant, Éléonore glissa tout bas ces mots à sa nièce :

— Très bien ! je suis contente.

— Ce n’est pas plus difficile que ça. Je vous étonnerai bien plus à l’avenir, répondit de même la modiste.

La vieille fille déposa ses paquets et laissa mademoiselle de Cournon seule avec sa femme de chambre.

Lydie était déjà moins triste, le frais visage qu’elle avait devant les yeux lui semblait d’un heureux présage.

Violette, après avoir vu mademoiselle de Cournon, n’aurait pas donné sa condition pour une fortune.

— Si vous voulez être seule, lui dit-elle, je puis aller dans l’autre chambre.

— Volontiers, répondit Lydie, étonnée de se voir aussi bien comprise.

De temps en temps elle élevait la voix pour dire que la robe, les manches ou le col allaient bien, tout fut irréprochable. La toilette terminée, mademoiselle de Cournon rappela sa jeune soubrette. Celle-ci corrigea les maladresses que sa maîtresse avait commises en s’ajustant et lui proposa de la coiffer.

— C’est par là, dit-elle, que nous aurions dû commencer. Couvrez-vous de ce peignoir, placez-vous devant une glace, et mettons-nous à l’œuvre.

Elle enleva le petit peigne qui se cramponnait à la tête de mademoiselle de Cournon, dont la chevelure se déroula comme un torrent contenu qui parvient à s’échapper.

Violette avait plaisir à plonger ses petites mains dans ces ondes noires et brillantes. Elle disposa des bandeaux en deux rouleaux bouffants, l’un dégageant le visage, l’autre formant une auréole et décrivant une courbe gracieuse jusqu’à la naissance du cou. Derrière, une large tresse plate, attachée très bas, terminait cet arrangement.

Violette s’acquittait de sa mission avec amour, sa maîtresse s’en aperçut. En sentant près d’elle cet être ami, toutes les fibres crispées de son individu se détendaient peu à peu. Violette ayant fini, avança doucement le chapeau sur la tête de Lydie, le retint par une longue épingle d’écaille et fit un de ces larges nœuds qui seyent si bien aux femmes ; ils encadrent le visage et nous le présentent comme un petit tableau. Les tons blancs du ruban se rejetaient sur la peau satinée de mademoiselle de Cournon. La modiste ne put s’empêcher de laisser échapper étourdiment cette exclamation :

— Ah ! mademoiselle, que vous êtes jolie !

— Déjà me flatter ! C’est mal, dit Lydie.

— Vous avez une mauvaise pensée, répondit Violette d’un air chagrin.

— Non, je ne vous crois point dissimulée.

— La franchise est ma seule qualité, croyez-y, pour me pardonner tous mes défauts.

— Eh bien ! je ne pense pas, moi, que vous ayiez beaucoup d’imperfections ; d’ailleurs, n’ai-je pas aussi des travers dont vous souffrirez ?

— Je ne puis supposer que vous me flattiez, je suis si peu de chose et je vous avoue que la bonne opinion que vous avez de moi me rend bien heureuse.

La glace se trouvait rompue. Violette pensa que rien ne pourrait plus les séparer l’une de l’autre (sans en effacer le semblant) qu’une sortie et des affaires où elles seraient forcément de moitié ; là leur intimité augmenterait sans que la femme de chambre parût trop familière avec sa maîtresse.

— Mademoiselle, il n’est que quatre heures, dit-elle, on ne dînera pas avant six ou sept heures, si vous le vouliez, je demanderais à madame la comtesse la permission de faire atteler, nous sortirions, vous verriez Paris et cela vous distrairait.

— Oh ! non, non ! dit Lydie en ôtant son chapeau avec une précaution comique. J’aime mieux rester ici. Depuis ce matin, toutes mes pensées s’embrouillent, je n’ai pas eu le temps de me retrouver. Un événement comme ma sortie de Sainte-Marie aurait suffi pour me bouleverser : tout ce qui se passe depuis me fait l’effet d’un rêve, il me faut du calme, un peu de solitude.

Violette fit un pas pour sortir.

— Restez, reprit Lydie, je n’ai plus besoin de vous, mais je ne désire pas que vous me quittiez ; je veux être seule, mais seule avec vous, cela ne se peut-il pas ?

— Pardon.

— Fermez la porte, et venez vous asseoir près de moi.

Violette obéit.

Cette fille si décidée, si forte en apparence, était tout intimidée, la voix suave et mélodieuse de mademoiselle de Cournon électrisait tout son être ; jamais elle n’avait entendu parler avec autant d’onction.

Il est entre la classe ouvrière et les personnes plus élevées une distance incontestable. Chez les mauvaises gens cela cause de l’envie, de la haine, chez d’autres, une certaine intimidation ; ils se trouvent sous un charme dont ils sont étonnés et qui résulte de la supériorité que donne l’éducation. Ce dernier effet se produit sur les bonnes et intelligentes natures comme le premier sur les sots méchants.

De son côté, Lydie comprenant, par les attitudes que les domestiques prenaient vis-à-vis d’elle, qu’il était de son devoir de garder une certaine dignité, n’osait pas s’abandonner franchement à la joie qu’elle éprouvait de posséder Violette. Mademoiselle de Cournon n’avait pas eu de peine à voir la différence qui existait entre Éléonore et sa nièce.

— Quels maîtres serviez-vous avant de venir ici ? demanda-t-elle.

— Je n’ai jamais été chez personne. On dirait que cela vous fait plaisir.

— En effet.

— Ma tante cherchait depuis longtemps à me mettre en service, mais je ne voulais pas y consentir. Ce matin elle est venue me chercher pour me conduire près de vous, et j’ai bien vite accepté ; j’avais pour cela des raisons sérieuses. Voilà pourquoi je dois réclamer toute votre indulgence ; je ne sais pas être servante.

— Soyez tranquille, je ne sais pas non plus être maîtresse, et nous ferons ensemble notre apprentissage.

— Que je parvienne à vous plaire, c’est tout ce que je désire, car vous serez ma seule maîtresse.

— Si pourtant je ne voulais plus de vous, dit en souriant mademoiselle de Cournon.

— Je retournerais à mon magasin de modes. Je ne veux pas être femme de chambre.

Lydie s’expliqua, non sans plaisir, la sympathie qu’elle ressentait pour cette enfant qui, pour lui rendre sans doute quelque service, avait accepté la position de domestique. Elle aurait pu lui adresser à ce sujet des questions que la franchise de Violette semblait appeler ; mais elle voulut attendre que leur connaissance fût mieux établie et lui permît de lire tout à fait au fond du cœur de la jeune fille.

— Je vais vous faire beaucoup de questions, dit-elle, si je suis trop exigeante, vous m’avertirez. Pouvez-vous me donner quelques renseignements sur ma situation ?

— Je sais, mademoiselle, que monsieur le comte et madame la comtesse vous retirent du couvent pour vous marier le plus promptement possible et s’acquitter ainsi de la charge qu’ils ont prise. Pour la première fois, aujourd’hui, vous avez vu votre cousine et vous ne connaissez pas encore M. de Cournon. Voilà tout ce que je sais.

— Je vous en dirai tout autant ; mais pouvez-vous m’apprendre comment il se fait que les choses soient ainsi ?

— Rien n’est plus facile.

Violette fit le portrait des deux personnages que nous connaissons, esquissa leur caractère, leur vie et leur histoire, elle s’oublia, le sujet prêtait ; entraînée par sa volubilité, elle revint à ses expressions folles. Son langage se colora d’une gaieté si naturelle, que Lydie négligea d’observer la charité chrétienne.

— Savez-vous, dit-elle, que vous êtes méchante ?

— Je dis ce qui est ; vous m’avez demandé la vérité.

— C’est juste, vous ne m’expliquez pas pourquoi mon cousin et ma cousine ne se sont point occupés de moi.

— En voyant ce qu’ils sont, ne comprenez-vous pas assez leur conduite ?

Mademoiselle de Cournon regarda Violette en souriant et lui dit :

— Vous avez de l’esprit.

— Oh ! mademoiselle, ne me gâtez point, si vous me traitez avec tant de bonté je vais trop vous aimer, et ma condition ne me permet point ce sentiment-là.

— Je ne vous défends pas de m’aimer ; faites là dessus tout ce qu’il vous plaira.

— Vous m’avez fait rire de choses dont autrefois j’ai bien pleuré.

On frappa doucement à la porte, Éléonore parut et pria mademoiselle de descendre. Monsieur venait d’arriver, on allait se mettre à table.

— J’espère, dit Violette, que vous n’aurez plus peur de madame la comtesse, maintenant.

— Non, répondit Lydie, en souriant.

Elles descendirent toutes deux et se séparèrent au seuil de la porte du salon.

En voyant la modiste s’éloigner, mademoiselle de Cournon comprit qu’elle rejoignait les autres domestiques et cela lui fit peine, elle la regarda faire quelques pas et entra.




COMMENT ON CHERCHE UN MARI


Les parents, en général, et les gens riches, en particulier, veulent pour leurs enfants les établissements qui doivent satisfaire leur goût et leur ambition à eux. Il y a aussi des gens qui font des mariages, soit parce que les circonstances les y obligent, soit par goût ; ceux-là se bornent à chercher un jeune homme pour une demoiselle et réciproquement. Ces unions ne leur suscitent pas d’autres préoccupations que le rapport des dots et des convenances. M. de Cournon était de ces derniers. Il n’avait pas, pendant vingt ans, construit des châteaux d’ambition sur le mariage qu’il devait conclure, aussi voulait-il tout simplement se débarrasser de sa cousine, le plus tôt et le mieux possible ; promptement pour lui, convenablement pour le monde.

En quittant l’hôtel pour faire sa promenade, le comte, contre son habitude, avait une pensée ; il voulait trouver un homme à marier. En arrivant au bois, il mit le titre de cousin sur toutes les figures de célibataires qu’il rencontra, quel que fût leur âge. Il s’étonna de trouver un si grand nombre de partis vacants qui pussent s’accommoder de la dot de sa cousine. Il vit qu’il n’aurait que l’embarras du choix.

Deux calèches s’étant accrochées, un encombrement de voitures et de cavaliers se forma. Le comte fut obligé de s’arrêter. Les deux cochers se lancèrent des invectives au dessous de leur condition de valetailles aristocrates, et les assistants furent forcés d’entendre jusqu’au bout le vocabulaire des expressions énergiques qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire. M. de Cournon était près d’un jeune homme qu’il rencontrait souvent au bois, au club ou aux courses.

— Savez-vous à qui sont ces gens qui crient si fort, monsieur le comte, dit le jeune homme ?

— Mais oui, l’un est à la vieille duchesse de Novailles et l’autre à lord Salisbury. Ils sont magnifiques ces laquais rougissants sous leur perruque blanche.

Les tricornes survinrent, et la circulation se rétablit.

— Vous avez aujourd’hui l’air bien sérieux, Monsieur le comte.

— Oh ! mon cher, ne m’en parlez pas ; des affaires de famille, une petite cousine à marier.

— Combien a-t-elle ?

La conversation engagée sur ce point, Adolphe Dunel, c’était le nom du jeune homme, proposa tous les partis qui pouvaient convenir à mademoiselle de Cournon.

Le comte faisait un petit signe négatif à chaque nom qu’il entendait, et les repoussait tous ne sachant lequel choisir.

— Je vous offre mes services. Vous savez que je suis bien avec la banque et la bourse, si vous avez besoin de renseignements précis sur tel ou tel, ne vous gênez pas, disposez de moi.

— Merci, vous êtes mille fois aimable ; peut-être serais-je assez indiscret pour user de votre complaisance ; mais le temps presse, il faudrait causer de cela bientôt.

Dunel vit clairement que le comte, ennuyé d’avoir quelque chose à faire, ne serait pas fâché de trouver un aide.

— Allez-vous bientôt avenue de Neuilly ? dit M. de Cournon.

— Oui, peut-être.

— Eh bien, je vous y verrai, nous reparlerons de cela, adieu.

Adolphe mit son cheval au galop et s’éloigna.


LA MAISON DE L’AVENUE DE NEUILLY


La maison dont avait parlé le comte était l’habitation d’une actrice. Son esprit moins contesté que sa vertu en faisait une des célébrités du jour, réputations qui s’allument et s’éteignent sans laisser de souvenirs, mais qui ne brillent pas moins d’un vif éclat. Elle riait au nez de ceux qui la croyaient sage, et lançait des épigrammes à ceux qui se permettaient de douter de ses mœurs. Chaque semaine l’artiste recevait ; tout le monde pouvait se faire présenter à ses matinées. Le charme de son esprit et de la société qu’on rencontrait chez elle y retint ceux que la curiosité avaient attirés. D’ailleurs on allait la voir en se promenant ; elle se trouvait à la portée de tout le Paris flâneur ; son cercle était composé de jeunes comédiennes, les plus sages qu’elle pouvait trouver, de chanteuses et de pianistes, quelques bourgeoises même avides de respirer cet air qui leur est défendu s’aventuraient dans son salon.

Les grands noms de l’aristocratie et de la littérature s’y rencontraient aussi. On y trouvait des peintres célèbres, des sculpteurs, des journalistes, des auteurs, des musiciens, des diplomates, des financiers, des piliers de la Bourse, puis une meute de nullités ; enfin il y avait un peu de tout. Quelqu’un prétendait y avoir aperçu même un ecclésiastique.

On y parlait politique, on y faisait des opérations de coulisse, et même des mariages, comme on va le voir.

Le comte de Cournon était un des fidèles habitués de la dame qui le considérait, disait-elle, comme un meuble très utile. Il la mettait au courant de tout ce qui se passait où elle ne pouvait pas aller, il lui donnait des nouvelles de tel ou tel cheval de course, sur lequel celui-ci pariait deux contre vingt ou celui-là dix contre un, et même lui révélait les cancans du grand monde. Causeur comme tous les gens qui n’ont rien dans la tête, le comte parlait sans y prendre garde ; avec un peu d’adresse, elle savait tout de lui sans avoir l’air de l’interroger ; il lui fournissait des pièces dont elle faisait la menue monnaie de son esprit.

Depuis longtemps déjà la spirituelle artiste aiguisait ses dents blanches en mordillant les absents, lorsqu’elle s’écria :

— Mais, M. de Courmon, pourquoi regardez-vous toujours la porte ? Est-ce l’envie de partir qui vous tient, ou bien attendez-vous quelqu’un ?

— Rien ne vous échappe, Madame, j’espère, en effet, que M. Dunel viendra vous voir, et j’ai quelque chose à lui dire.

— Me voir ! Pardon si je suis indiscrète ; mais vous a-t-il donné rendez-vous ?

— Presque.

— C’est peu. S’agit-il d’une affaire ?

— Oui.

— En ce cas, il peut venir ; mais si vous espériez que le désir seul de me rendre visite l’amènerait ici, vous pourriez avoir une cruelle déception. M. Adolphe Dunel ne vient que très rarement. Vous le savez bien. Notre ordinaire ne lui convient point.

— Cela ne fait pas son éloge, dit quelqu’un.

— Il est bien difficile, fit un autre.

— N’attaquez pas ce pauvre Adolphe, interrompit le duc de Flabert, une manière de jeune vieillard qui avait enseveli sa maigreur dans un large fauteuil, je suis son ami.

— Moi aussi, reprit l’actrice. C’est un très bon garçon.

— Un très bon garçon, dites-vous ? Voilà comment vous traitez vos amis !

— Mais oui, sans doute, que trouvez-vous d’étonnant dans ce que je dis.

— Ce que j’y trouve ? Vous ignorez donc la signification de ces deux mots : bon garçon ? Il faut que je vous l’apprenne, car vous pourriez vous attirer quelque mauvaise affaire. Quand on ne peut pas dire qu’un homme a du cœur, de l’esprit, du talent, qu’il est enfin au dessous de tout éloge ou de toute critique, ne sachant que dire, on lui jette poliment l’épithète de bon garçon. C’est comme si l’on disait : Cet homme est moins qu’ordinaire, il est nul, c’est un bon garçon enfin.

— Oh ! Monsieur de Flabert, vous êtes sévère ! c’est affreux ce que vous avez dit là. Je n’aurais jamais cru que vous fussiez capable d’une action aussi noire, et vous m’empêchiez de parler ! Il fallait laisser dire, j’aurais été juste au moins. Maintenant je suis forcée de m’expliquer. Vous me mettez dans la nécessité de dire la vérité. Il faut bien défendre les gens qui sont attaqués.

— Eh bien ! soit, parlez. Vous ne pouvez nier qu’Adolphe soit très bien physiquement.

— Comment très bien ! Décidément vous le traitez mal, il mérite mieux que cela, j’en appelle à ces dames. Il a la large carrure des antiques dont il possède aussi les petites mains et les pieds.

— En effet, moi je le trouve charmant, dit une des assistantes.

— Il a les joues roses, les lèvres rouges et les dents blanches, les yeux limpides, continua l’artiste. Ce n’est pas seulement un joli garçon, mais un homme superbe.

— Je vous devine, reprit vivement de Flabert. Vous ne faites autant d’éloges de mon ami que pour le mieux renverser. Pour arriver à trouver qu’il n’a pas de cœur, vous allez dire qu’il n’aime ni les fleurs, ni le murmure de l’eau, ni…

— Pardon, je ne dirai pas cela, mon cher antagoniste, si je voulais accuser votre ami de sécheresse. On peut ne pas avoir de cœur et se passionner pour la nature et pour la musique, puisque toutes ces beautés tombent sous nos sens, le cœur nous en fait seulement comprendre la poésie. Ai-je dit la vérité ?

— Sans doute ; mais en somme que pensez-vous ?

— Je me tais.

— Adolphe est sensuel dans toute l’acception matérielle de ce mot, il boit à longs traits à toutes les sources de plaisirs et de voluptés, d’accord ; mais qu’en concluez-vous ?

— Qu’il possède un excellent estomac.

M. de Flabert allait répondre, Adolphe entra.

Quelques mots sont nécessaires pour expliquer comment il se faisait que Dunel se rendait chez la jeune actrice.

En quittant le comte, voici les réflexions qu’il avait faites :

— « Ce vieux de Cournon, » s’était-il dit, « n’aura pas grand’peine à marier sa cousine, sa dot est jolie ! puis des espérances !… Héritière des de Cournon, cela vaut bien deux millions. Je n’en ai pas autant, moi. Mes affaires vont assez mal, je n’y songe pas assez. »

Dunel fut alors pris d’un accès de raison. Il rentra, se fit donner des comptes, récapitula ses dépenses et mordit sa moustache en voyant qu’il lui restait à peine deux cent mille francs.

— « Mais je suis un homme fini, » se dit-il. « Il est temps de se raviser. Que faire ? Jouer ? J’y ai renoncé, il y a plus de grecs que de dupes. Risquer un dernier coup à la Bourse ? Non, je perdrais tout. »

Alors l’idée du mariage, qui ne lui avait jamais souri, lui vint subitement. Il fallait s’exécuter. Son patrimoine était bien maigre ; mais en se plaçant devant une glace, et se regardant bien, il trouva qu’il valait à lui seul une bonne dot et que beaucoup de riches héritières étaient en quête de maris.

— « Pardieu ! » se dit-il. « La cousine du comte est faite pour moi, voilà ce qu’il me faudrait, une affaire superbe, qui ne se retrouvera peut-être jamais dans des circonstances aussi favorables.

« Mais, me proposer avec si peu. Bah ! qui n’ose rien, n’a rien ! C’est une partie à jouer, et je suis assez adroit pour la gagner sur le comte qui n’est pas bien fort. Mais me marier !… Après tout le mariage n’est que le moyen d’avoir une position certaine et de se mettre à même de jouir de la vie. Quel danger y aurait-il ? Une femme sur laquelle on a tout droit, qui vous doit obéissance, qu’est-ce que cela ? Rien du tout. Moi, je serai bon diable. Je ne donnerai qu’un ordre à la personne que j’épouserai, ce sera de me laisser tranquille et libre. On se fait un monstre du mariage, ce n’est rien. »

Il s’habilla, fit atteler, et partit pour l’avenue de Neuilly.

— Arrivez donc, lui dit en l’apercevant la maîtresse de la maison, nous parlions de vous, Monsieur.

Elle ajouta quelques mots.

Une dame vint, il n’y avait plus de place, le comte céda sa chaise et partit tout d’une pièce. Adolphe lui prit le bras et lui adressa sa demande en faisant plusieurs fois le tour du jardin.

M. de Cournon savait Dunel moins riche que bien des gens ne se plaisaient à le supposer ; car il suivait de l’œil toutes les fortunes ; mais il ne le croyait pas encore si modestement partagé ; il fut un peu surpris et hésita. Pourtant il réfléchit que celui-ci allait épouser Lydie de suite ; et puis le monde croyait qu’il avait de l’argent, c’était le principal ; enfin il était beau, on ne l’accuserait pas de sacrifier mademoiselle de Cournon.

— Eh bien ! dit-il après un temps de silence assez long, cela pourra peut-être s’arranger malgré tout. Venez demain à l’hôtel après mon déjeuner, nous discuterons les intérêts positivement.

Dunel était enchanté, M. de Cournon n’invitait jamais personne à venir chez lui. Il voulait, par cette démarche d’Adolphe, donner lieu sans doute à la visite officielle et tout était pour ainsi dire terminé. Il serrait la main du comte en le remerciant, lorsque quelqu’un marcha derrière eux. C’était l’artiste à qui, sans le vouloir, M. de Cournon avait déjà parlé de sa préoccupation.

— Vous voilà en grande conversation, dit-elle, je vous croyais partis. Oh ! Dunel, mon ami, on voit bien que ce cher comte est chargé de marier une jolie dot. Je dis cela parce que je ne connais pas la demoiselle, ajouta-t-elle en s’excusant près de M. de Cournon, peut-être la jeune personne est-elle aussi jolie que sa dot ; mais comme vous n’en savez pas plus que moi là dessus, Adolphe, je laisse mon mot pour vous.

L’allée devint plus étroite et le comte marcha devant. L’artiste continua tout bas :

— Que dira mademoiselle Adèle ?

— Que voulez-vous qu’elle dise ?

— Rien. Quand les enfants pleurent on leur donne du sucre pour les consoler. Il y aura quelques diamants de moins chez Jannisset, et quelques-uns de plus chez Adèle Tourcos.

— Vous êtes un démon, répondit Adolphe, en souriant.

Le comte entendait très bien ce qui se disait derrière lui ; mais il n’était pas homme à s’effaroucher pour si peu.

— Car, continua l’artiste, vous n’êtes pas d’âge à donner des inscriptions. Il paraît, en vérité, que cela devient effrayant. La merveille de notre siècle est ce nouvel état de choses. Jadis le vice et le désordre marchaient de compagnie, maintenant l’économie accompagne la dépravation. Certes, quand on met toujours et qu’on n’ôte jamais, on doit finir par amasser quelque chose. Un homme fort distingué et très bien informé, me disait, l’autre soir, qu’il y avait déjà plus de financiers en robe de soie qu’en habits noirs, et que les maisons de banque seraient bientôt toutes dans le quartier Bréda. « Si cela est, » ajouta-t-il, « Je veux demander que la nation française élève une monument à la sottise humaine. » Vous comprenez, Messieurs, que j’ai combattu son idée.

Puis elle leur donna la main en disant :

— Je défends toujours mes amis.

Les deux hommes riaient. Elle pensa qu’ils n’avaient pas compris, et se proposa de replacer son mot dans une meilleure occasion. Ils prirent congé d’elle, Dunel reconduisit le comte, et lorsqu’Éléonore entra pour prévenir Lydie de l’arrivée de son cousin, il venait de quitter Adolphe en lui disant :

— À demain matin.




POURPARLER


Dès que Lydie entra dans le salon, le comte eut une surprise agréable en la trouvant si grande et si belle. Il fut très aimable, non sévère et sec comme elle l’avait présagé, non grave et doux comme un père, mais galant : il l’était avec toutes les jolies femmes. Lydie fut satisfaite, car elle ne pouvait juger, en cette circonstance, si son tuteur était plus ou moins dans son rôle.

— Mademoiselle n’est plus reconnaissable, dit Victoire, grâce aux soins, au goût, au tact de Violette, la nièce de ma femme de chambre.

Elle la vanta si bien qu’on eût dit, à l’entendre, que mademoiselle de Cournon ne devait sa beauté qu’à la camériste.

À la fin du dîner, le comte annonça que le mari de Lydie était trouvé. Il ajouta quelques mots sur ce qu’il apportait ; mademoiselle de Cournon n’était plus une enfant, et son tuteur jugeait au moins nécessaire de l’avertir de l’emploi qu’on faisait de sa fortune. Elle ne fit qu’approuver en remerciant, peu lui importait l’argent. À la nouvelle que son cousin venait de lui apprendre, elle ressentit une vive émotion. Un trouble indéfinissable s’empara d’elle. Cet homme qui, dans son idée, personnifiait toute sa vie, elle allait le voir, le connaître, il avait un nom enfin et n’était plus une pensée seulement.

Le comte partit, comme tous les jours, pour se rendre au club. Quelques minutes après, arrivèrent les éternels voisins de Victoire, qui venaient chaque soir faire leur whist. Vieux rentiers, moins riches et aussi ridicules que les de Cournon. L’homme, un ancien militaire aux longues moustaches grises verdissant à l’extrémité, aux cheveux roux verdissant également, sourit à l’aspect du jeune visage de Lydie. La femme, sèche et pâle comme une figure de cire trop longtemps conservée, leva ses yeux et ses bésicles et les rebaissa tout aussitôt. Cette femme avait toujours été laide et vertueuse ; mais, comme la grand’mère de Béranger, elle regrettait le temps perdu et ne pouvait supporter la vue d’une jeune fille. On essaya d’enseigner le jeu à Lydie pour se servir d’elle comme quatrième et ne pas jouer, ainsi que tous les soirs, avec un mort.

Mademoiselle de Cournon n’avait jamais vu de cartes ; ces figures anguleuses lui parurent insensées ; elle ne put s’empêcher de sourire. D’ailleurs, sa pensée était si loin, qu’elle ne commit que des maladresses. On fit sans elle la partie. Quelques termes consacrés, expressions techniques du whist, interrompaient seuls le silence. Lydie, dont le cœur débordait, avait peine à se contenir dans cette monotonie. Elle aurait voulu, comme un enfant joyeux, crier à l’univers entier, qu’elle verrait le lendemain son fiancé ; son âme étincelait dans ce grand salon froid comme un feu de la saint Jean dans une nuit tranquille.

— Mademoiselle, je suis sûre que vous ne vous rappelez pas avoir veillé si tard, dit tout à coup la femme du capitaine, impatientée de voir partir la jeune fille que son mari regardait beaucoup trop.

— Sans doute, répondit Victoire, je n’y pensais pas. À Sainte-Marie, on se couche de bonne heure, et vous devez être fatiguée. Vous pouvez vous retirer, mademoiselle.

Lydie salua tout le monde en inclinant la tête comme au couvent et courut à sa chambre, où elle espérait bien trouver sa chère Violette.

La petite avait réuni ses effets dans sa mansarde, les avait apportés à l’hôtel, puis, après avoir dîné sous les yeux en coulisse du groom, elle était montée pour attendre sa maîtresse.

— Je craignais de ne plus vous trouver, dit mademoiselle de Cournon.

— Pourquoi ?

— Je ne sais.

— Je vous attendais.

— Comment vous nomme-t-on ?

— Violette.

— C’est un joli nom.

— Vous plaît-il, parce que je ne vous déplais pas ?

— Je le crois.

— Mademoiselle, vous devez avoir besoin de repos ; si je ne vous suis plus utile, voulez-vous que je me retire ?

— Vous allez me laisser ? Oh ! non. J’aimerais mieux ne pas dormir. Je suis épouvantée à la pensée de rester seule dans ces murs froids, moi qui n’ai souvenir que d’un immense dortoir peuplé de pensionnaires.

— J’avais prévu votre frayeur et, par prudence, j’ai demandé la permission de coucher dans la chambre voisine. On m’a répondu de suivre vos ordres. Si vous le voulez, je vais faire descendre un lit.

En un instant, le petit déménagement fut fini, et Lydie, dont la porte était fermée, ne s’en aperçut même pas ; elle récita les prières du soir pendant ce temps ; mais ses lèvres s’agitaient par habitude, son esprit ne s’arrêtait sur rien.

La modiste rentra bientôt annonçant que tout était prêt. Elle n’aida pas sa maîtresse à se déshabiller ; mademoiselle de Cournon n’était pas beaucoup moins farouche que le matin.

Il y a de fortes constitutions sur lesquelles les orages de la vie n’ont point de prise ; elles peuvent être heureuses ou souffrir, leur teint n’est pas moins rose et leur sommeil moins tranquille. Violette était ainsi faite ; aussi, malgré les agitations de la journée, lorsqu’elle eut enfoncé sa tête blonde dans son oreiller, dormit-elle comme une enfant.

Lydie, au contraire, était agitée. Dès que sa lumière fut éteinte, la lune éclaira distinctement les meubles de sa chambre ; elle entendit tout ce qui se passa dans l’hôtel : les voisins se retirer, madame de Courmon regagner son appartement, puis les domestiques se coucher. Quelques instants après, le comte rentra. Ensuite, un grand silence montra que tout le monde reposait. Elle ferma les yeux et retrouva ses compagnes, ou les religieuses ou ses nouveaux parents, ou bien le gentil visage de Violette et elle souriait. Une voix lui répétait sans cesse : Mariage. Elle revoyait tous les hommes qu’elle avait rencontrés en faisant le trajet du couvent à l’hôtel, et cherchait à deviner si l’un d’eux n’était pas celui qu’on lui destinait. Peu à peu, ses pensées s’animèrent, elle eut peur ; cette peur augmenta et devint insensée : elle se trouvait isolée dans le monde et se croyait perdue ; alors, pour se rassurer, elle écoutait la respiration douce de la jeune fille endormie.

Ainsi se passa la moitié de la nuit. Puis, l’agitation de Lydie redoubla ; elle était sensible, nerveuse, l’atmosphère était chargée d’électricité, la chaleur de la nuit l’étouffait. Elle se leva, jeta sur elle ses jupes, sa pelisse du couvent et se mit à la fenêtre. La lune glissait sur le ciel bleu tout couvert d’étoiles, les rossignols chantaient dans les grands arbres du jardin. Ensuite, elle se promena longtemps dans sa chambre et résolut d’éveiller Violette. Elle alluma sa bougie, espérant que la clarté ferait ouvrir les yeux de la jeune fille ; mais elle fut obligée de l’appeler doucement, puis un peu plus fort, et enfin Violette parut avec un jupon court et un petit bonnet perdu dans les mèches ébouriffées de ses cheveux.

— Vous ne dormez pas, mademoiselle ! Souffrez-vous ? dit-elle.

— Oui.

— Qu’avez-vous ?

— Je ne sais. Violette, vous me disiez ce matin que vous n’aviez jamais voulu consentir à être domestique ; cependant, vous êtes venue à moi dès que vous en avez eu l’occasion. J’ai compris qu’il y avait un mystère dans votre conduite et que, si vous veniez à ma rencontre, c’était sans doute pour me rendre quelque grand service. Je ne voulais vous interroger que lorsque je vous connaîtrais mieux, mais les circonstances et mon impatience vont plus vite que ma pensée ; je ne puis demeurer plus longtemps dans le doute, expliquez-moi pourquoi vous êtes ici.

Violette raconta naïvement la scène de l’atelier.

— J’ai pensé qu’on voulait sacrifier une victime, « ajouta-t-elle, » la jeter les yeux bandés dans un abîme, et je suis venue pour lui crier : Casse-cou ! Je ne suis qu’une petite ouvrière, mais, qu’importe ? quand une voiture arrive sur vous, si quelqu’un vous crie : Gare ! on se sauve sans s’inquiéter si celui qui vous a prévenu est pauvre ou riche. Voilà pourquoi je suis ici.

— Pour cela, sans me connaitre ?

— Oui.

— C’est étrange !

— Pourquoi ? Je suis libre, je fais ce que je veux, mon bonheur est d’obéir à la voix secrète qui me crie : Va là, quelqu’un souffre. Je ne suis pas toujours raisonnable, c’est mon défaut, mon luxe.

À ces mots, dits avec la gaieté simple que Violette mettait, sans le savoir, dans les élans de son cœur, Lydie fixa sur elle un long regard tendre et lui dit :

— J’ai passé quinze ans dans un lieu saint où tous cherchent à devenir bons, dans une maison de Dieu, et jamais je n’ai entendu exprimer un aussi bon sentiment avec un accent aussi vrai. Violette, vous ne serez jamais ma femme de chambre ; vous êtes dès à présent et serez toujours mon amie.

— Moi ! mademoiselle ; mais vous n’y pensez pas.

— Que m’importe la condition dans laquelle Dieu vous a placée ? Je reçois de vous la preuve d’une sympathie, d’un dévouement que personne ne m’a jamais témoigné, je vous dirai tout à l’heure comment j’arrangerai notre vie : mais auparavant calmez mon âme en me disant bien des choses que vous devez savoir. On va me marier. Qu’est-ce que le monde entend par le mot : mariage ?

— Oh ! chaque classe de la société et chacun en particulier l’interprète à sa manière.

— Mais quelle est la meilleure interprétation ?

— La mienne. Il n’y a de raisonnables que ceux qui pensent comme moi. Voilà mon opinion bien arrêtée.

— C’est peu modeste, mais tout naturel.

— N’est-il pas vrai ?

— Voyons cette opinion de suprême sagesse ?

— Je crois que le mariage est l’union de deux êtres rapprochés par une affection mutuelle, et qui sont heureux l’un par l’autre ; que, pour une femme, son histoire et sa vie sont là.

— Je pense comme vous depuis que je suis en âge de comprendre. Chaque fois que j’interroge l’avenir, l’idée de mariage se présente à moi et toujours comme vous venez de me l’exprimer. Je ne me trompais pas, je le vois maintenant, merci, c’était tout ce que je voulais savoir.

La complexion délicate de Lydie empêchait de naître en elle cette exaltation des sens qui révèle les secrets de la nature ; secrets qu’elle n’avait pas appris à Sainte-Marie. Il y avait bien dans le troupeau quelques brebis égarées qui regardaient de loin la vie et se disaient ce qu’elles en pensaient ; mais mademoiselle de Cournon avait toujours eu trop d’orgueil et la conscience trop délicate pour se mettre en faute. C’était une Agnès d’un sang noble et d’un esprit élevé.

Violette, beaucoup moins innocente sur toutes choses que sa maîtresse, fut d’abord frappée de cette naïveté ; mais ensuite supposa que peut-être mademoiselle de Cournon gardait à dessein le silence.

— En songeant au mariage, lui demanda-t-elle, n’avez-vous pas fait d’autres réflexions, d’autres conjectures ?

— Non.

— N’avez-vous pas pensé que le bonheur pouvait se rapporter au mari qu’on reçoit, ou qu’on rencontre ?

— Non, puisque nous devons toujours aimer notre mari tel qu’il est. Moi, qui n’ai jamais ressenti d’affection pour personne, j’aurai tant de tendresse à lui donner !

— Pourtant il est de bonnes et de mauvaises natures.

— Sans doute, mais l’homme qui nous épouse nous aime, et c’est assez pour que nous lui pardonnions tout ; rien ne me paraît plus clair. Quel qu’il soit, je le chéris d’avance. Qu’importe son visage, c’est son affection que j’aime.

Violette frémit en voyant cette fille si pure dont l’ignorante ingénuité courait au devant du sacrifice. Peut-être les de Cournon allaient-ils l’immoler honteusement à quelque vieillard maladif, à quelque gentilhomme ruiné ou bien encore à l’un de ces libertins flétris, blasés, qui, après avoir usé de tout, prennent le mariage comme un repos, le salissant et le profanant par leurs souvenirs odieux. À cette pensée, elle se sentit froid. Que faire ? Laisser sacrifier cet ange, ou l’abandonner à la grâce de Dieu ? garder le silence ou bien parler ? Elle ne pouvait ouvrir la bouche et restait en contemplation devant la fraîcheur de cette âme ; elle l’admirait et ne pouvait se décider à en altérer la pureté. Debout, devant la vieille commode où reposait le costume du couvent, Violette regardait Lydie dont la vue rafraîchissait son cœur ; vertueuse et sage de fait, elle avait perdu au milieu du monde dans lequel elle vivait ce parfum de l’âme : la chasteté de l’esprit ; pour la première fois, elle pleura cette candeur perdue comme une femme déchue pleure son honneur ; l’ignorance de sa maîtresse lui parut encore plus digne de respect, elle sécha ses yeux et refoula ses confidences au plus profond de son cœur.

— Je croyais pouvoir vous rendre un service, mademoiselle, je me trompais, ne reparlons jamais de cela. Dieu, qui peut tout, vous voit et lui seul doit prendre soin de vous.

— Aussi c’est lui qui vous a envoyée vers moi. Pourquoi ce trouble, ces hésitations ?

— D’ailleurs, rien ne presse ; vous ne vous mariez pas demain.

— Pas demain ; mais bientôt, mon mari est trouvé.

— Déjà ! dit Violette avec effroi.

— Monsieur de Cournon me l’a annoncé ce soir.

— On n’a pas perdu de temps.

— Qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout effrayée.

— On aurait peur à moins.

— Que voulez-vous dire ? Le mariage me cacherait-il quelque danger.

— Oui… non… dit la modiste embarrassée.

— Oui, reprit vivement Lydie, j’en suis certaine, maintenant. C’est là qu’est le péril dont vous vouliez me sauver. Parlez plus clairement. Je ne sais rien des choses de la vie. Je veux apprendre ce que j’ignore. Violette, dites-moi tous les secrets que vous savez ; je vous en prie, je le veux, ajouta-t-elle avec un ton de prière.

— Puisque vous l’exigez, je vous dirai ce qu’il est de votre intérêt de connaître, répondit la petite, mais non tout ce que je sais.

— Il y a donc bien des choses qui me sont inconnues ?

— Tant, que malgré les dangers que je vous voyais courir je ne pouvais me décider à déchirer le voile qui vous sépare du monde.

— Parlez, dit Lydie, en s’asseyant.

Violette se plaça sur un petit tabouret auprès de sa maîtresse.

— Qu’y a-t-il dans la vie que je ne connaisse pas ? continua mademoiselle de Cournon.

— L’amour.

— L’amour ? répéta Lydie ; mais je connais l’amour divin, puis l’amour filial.

— Non, non, l’amour seulement ; il n’a pas besoin d’autre qualification. Cet amour, c’est le bonheur ou le malheur, selon que nous rencontrons un bon ou un mauvais amour pour répondre au nôtre. Vous avez vu, comme moi, que le mariage a été institué par Dieu, cela est vrai, mais comment ? Voilà la question, et voici ma réponse. Il l’a institué en nous faisant aimer. Il nous a montré par là que sa volonté était de nous unir à un autre être, le reste n’est qu’une cérémonie par laquelle l’Église et la loi protégent nos unions.

— Mais où donc est le danger ?

— Le danger, c’est que l’amour est involontaire et que nous n’en disposons pas à notre fantaisie ; que tôt ou tard nous devons le connaître et que, si nous nous marions sans aimer, il arrive certainement que dans un autre temps nous sommes forcés d’aimer sans nous marier.

Il ne fallait pas en dire davantage à Lydie pour lui donner l’intelligence d’elle-même. Pour elle, le problème était résolu. Ce désir immense qui l’enveloppait, ce désir de répandre en dehors cette surabondance de tendresse enfermée dans son cœur c’était le besoin d’aimer. Ses yeux se baissèrent, et sa pensée embrassa tout un monde jusqu’alors inconnu pour elle.

— Les parents, reprit Violette, exercent sur les jeunes filles une autorité contre laquelle elles ne doivent pas se révolter, sous peine de passer pour de petites effrontées. Si vous eussiez eu votre père ou votre mère, je ne serais jamais venue, car votre devoir eût été d’obéir. Voilà tout.

— Est-il donc des parents qui ne pensent pas comme vous ?

— Mais oui, généralement ils se préoccupent fort peu des affections de leurs enfants. C’est ce qui fait la plus grande partie des malheureux dans votre classe.

— C’est affreux !

— Oui ; mais c’est l’usage, et l’on n’en dit rien ; on punit ceux qui enlèvent les mineurs, on ne dit rien à ceux qui, en abusant de leur confiance, brisent leur avenir.

— Qu’est-ce que d’enlever des mineurs ? demanda Lydie.

— Je ne vous expliquerai pas cela, mademoiselle, c’est une réflexion que je fais à part moi.

— Ainsi, j’aurais eu ma mère, vous ne seriez pas venue me prévenir, et j’aurais dû me résigner à obéir ? Agiriez-vous donc ainsi ?

— Je crois que oui ! Dans de certaines positions, on n’est pas libre, tout le monde vous regarde. Une petite fille ne peut pas, à elle seule, changer les usages d’une société ; et si ses actions étaient trop indépendantes, elle se compromettrait, et se jeterait dans des malheurs plus grands que ceux qu’elle voudrait éviter. Les pauvres, seuls, ont à peu près leur liberté. Moi, par exemple, j’ai déjà été demandée en mariage par bien des jeunes gens. J’ai refusé. Celui-ci était laid, celui-là sot, cet autre n’avait pas le cœur assez bon. J’en prendrai peut-être un plus vilain, plus bête et plus méchant, mais je l’aimerai, et j’attends pour me marier que j’aie rencontré celui-là. Vous pouvez faire comme moi, chercher ou attendre le compagnon qui doit vous plaire. Vous avez la fortune qui rend indépendante, et des parents trop éloignés pour que vous soyiez forcée de vous soumettre à eux. Voici votre situation, agissez comme il vous plaira.

— Il n’est donc personne qui puisse disposer de mon consentement. J’ai le regret d’ajouter que, fussé-je dans une autre situation, je ne me prêterais pas à des actions injustes et insensées comme celle dont vous venez de me parler.

— Vous auriez tort, ma pauvre maîtresse, dit Violette, qui commençait à s’endormir ; mais attendez ce mari qui vous vient ; il vous aimera peut-être… Vous l’aimerez aussi et…

Sa tête s’appuya dans un pli de la robe de Lydie ; elle se tut, le sommeil l’avait gagnée, le jour commençait à venir. La modiste avait à peine un an de moins que sa maîtresse et pourtant mademoiselle de Cournon se sentait plus âgée de dix ans ; elle considérait cette enfant qui venait de lui montrer du doigt l’horizon sans presque savoir ce qu’elle faisait, et lui vouait une éternelle reconnaissance comme la première personne envers laquelle elle était redevable d’un service rendu. Elle se trouvait heureuse de penser que sa richesse lui donnerait le moyen de prouver son affection, car son amie était pauvre, et que le ciel lui avait réservé d’assurer sur terre le bonheur d’une personne qu’elle aimait. La joie de trouver quelqu’un qui fasse pour nous une bonne action est cent fois moins grande que celle de pouvoir être utile à celui qui vous a fait du bien. Tous les gens qui ont un cœur ont bien quelquefois éprouvé ce bonheur infini et le comprendront aisément.

Lydie, le dos appuyé sur sa chaise, la tête inclinée vers son amie, caressait ses projets sur leur avenir à toutes deux.

— Cher ange, disait-elle, comme je vais t’aimer !

Rien n’est charmant comme un commencement d’intimité entre deux jeunes personnes, quand une sympathie mutuelle les attire l’une vers l’autre. Comme les femmes sont généralement portées à l’exagération par leur excessive sensibilité, elles sont, au début de leurs relations, plus amies que les hommes ne le seraient. Elles se sentent faibles, se trouvent à plaindre et comprennent les chagrins qui doivent les frapper. Voilà pourquoi une femme s’attache si vite à une autre femme qui lui est sympathique : c’est une autre elle-même qu’elle croit rencontrer et qu’elle aime. Ce sentiment est fort et souvent durable, comme toutes les affections qui puisent leur solidité dans la pureté et font parler le cœur sans l’intermédiaire des sens.

La modiste s’éveilla, se frotta les yeux, s’excusa auprès de sa maîtresse de son peu de convenance. Dès qu’elle put voir clair, elle se récria sur la pâleur de Lydie, dont les yeux animés ressemblaient à deux étoiles. Violette voulut qu’elle se recouchât, mais ce fut en vain. La petite resta levée pour ne pas la laisser seule. Toutes deux s’habillèrent. Mademoiselle de Cournon fit ses prières et demanda à Violette de l’imiter. La modiste en savait bien moins là-dessus que sa maîtresse ; enfin, bien plus par amitié pour elle que par religion, elle se mit à genoux et répéta tout bas les prières en latin, auxquelles elle ne comprit pas un mot.

— Allons, ce n’est pas mal ; je vois que vous n’aurez pas trop de peine à vous habituer à la vie du couvent, dit mademoiselle de Cournon dès que les oraisons furent terminées.

— Mais je n’ai pas envie d’aller au couvent, répondit Violette en ouvrant de grands yeux.

— Je vous crois.

— Et je n’irai jamais.

— Pardon, mon amie, je me charge de votre avenir. Vous partagerez en tout ma vie, et moi je vais y retourner.

— Pourquoi ?

— Puisque l’amour dont vous m’avez parlé ne dépend pas de notre volonté, je ne puis aimer cet homme que je vais voir aujourd’hui pour la première fois et qu’il me faudrait épouser dans quinze jours.

— Peut-être bien, si c’est lui qui vous est désigné par Dieu.

— Il serait bien extraordinaire de le rencontrer ainsi juste à point nommé ; c’est presque impossible ; et quand le hasard ferait ce miracle, je ne serais pas plus avancée, puisque notre bonheur dépend de l’affection réciproque. Comment m’assurer de la sienne en si peu de temps ? Rien n’est possible en de semblables circonstances. Rester ici à attendre, je ne le puis ; mes cousins d’ailleurs ne le voudraient point. Ce soir, je vais leur dire que je désire retourner à Sainte-Marie. Ils ne s’y opposeront pas. J’obtiendrai facilement de notre supérieure qu’elle nous prenne pour commencer votre éducation ; nous resterons là pendant un an. Quand je serai majeure, possédant la fortune de mon père, nous sortirons, nous serons libres. Je vous instruirai moi-même, je vous donnerai une jolie dot, et nous pourrons ainsi chercher ou attendre les maris que Dieu voudra nous envoyer.

— Vous êtes bonne dit Violette, qui baisa la main de sa maîtresse, mais vos projets me semblent un peu hardis ; et puis je suis effrayée de voir le résultat de mes révélations et les conséquences sérieuses et immédiates de ce que je vous ai dit.

— Vous avez tort. Mon cœur est gros de sensations ; il semble devoir briser ma poitrine trop étroite pour le contenir ; mon esprit est frais comme la rosée qui roule sur ces feuilles. Mon existence va changer de direction, je vais être heureuse, et c’est à vous que je le devrai.

— Notre existence va changer dites-vous ? la responsabilité m’en reste, et, pour me rassurer, j’ai besoin de me répéter à moi-même que je n’ai pas tort.

— N’essayez pas de me faire changer ; mes intentions sont bien arrêtées, et, si mon père vivait, je suis certaine qu’il m’approuverait.

Ces paroles furent prononcées avec tant de puissance et tant de fermeté, que Violette eut presque confiance.

— Vous devez avoir raison, dit-elle. La dot et le bien-être que vous m’offrez n’ont point d’attrait pour moi qui préfère ma liberté à la fortune ; mais mon cœur m’entraîne vers vous et je vous aime assez déjà pour vous suivre partout.

— Nous partirons demain, il faut vous occuper, dès aujourd’hui, de faire vos adieux aux personnes que Vous avez connues dans le monde.

— Ce ne sera pas long, je n’ai qu’Éléonore à prévenir, et mon ancienne maîtresse à voir et à embrasser.

— Vous irez ce soir.

Elles descendirent chacune de leur côté pour déjeuner, Lydie ne put se résoudre à voir Violette prendre le chemin de l’office.

— Ne déjeunez pas ici, lui dit-elle vivement, allez déjeuner à votre magasin et revenez vite.

— Je vous comprends, répondit la petite.

— Vous êtes un ange !

Monsieur de Cournon trouva sa cousine plus séduisante que la veille. Lorsqu’on lui adressait la parole, elle répondait sans hésiter ; il s’aperçut même qu’elle avait de l’esprit. Il lui annonça que le soir son prétendu dînerait à l’hôtel et aurait bien voulu deviner ce qu’elle pensait de cette nouvelle ; mais Lydie garda le silence avec une réserve si digne et si sérieuse, qu’elle ôta l’envie de l’interroger. Le comte se proposait de la remettre au couvent si elle n’acceptait pas Dunel, car selon lui il aurait fait son devoir en essayant de la marier. Il alla s’installer dans le salon pour attendre le jeune prétendant.

À midi la grosse porte de l’hôtel cria sur ses gonds en poussant dans les airs un triste gémissement qui retentit au fond du cœur de Lydie. Elle écrivait une lettre à la supérieure de Sainte-Marie pour lui annoncer son retour au couvent.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle, ce cri m’a glacée.

Violette courut à la fenêtre qui donnait sur la cour et dérangea tout doucement le rideau pour regarder qui venait.

— Mademoiselle, dit-elle sans se déranger, c’est lui ! Il est grand, bien fait, blond, charmant. Ah ! il m’a vue !

Elle rebaissa vivement le rideau.

— Qu’importe ! dit tranquillement Lydie.

— Comment qu’importe mademoiselle ? Mais savez-vous que s’il est aussi bon qu’il est beau, je crois que nous n’irons pas au couvent.

— Il vous plaît à ce point ?

— Oui, et je voudrais être à tantôt pour que vous pussiez le voir.

— Si ce hasard dont vous me parliez ce matin allait se rencontrer ? Je le croirais presque.

Lydie ne pensait pas à changer de résolution ; mais malgré le peu de confiance que lui inspirait le choix de son cousin, elle laissa sa lettre inachevée.

Victoire, toujours de plus en plus pressée, fit avertir que la calèche était prête et que mademoiselle de Cournon pouvait continuer ses emplètes. Celle-ci accepta pour voir Paris. On se promena jusqu’à six heures, en rentrant à l’hôtel la petite modiste dit à mademoiselle de Cournon :

— Que pensez-vous de ce que vous avez vu ?

— J’en suis émerveillée ; mais ces rues étroites et tristes me font mal, je voudrais avoir assez de fortune pour pouvoir enrichir tous les malheureux qui y vivent. Tout ce que la ville a de grandiose, ces monuments superbes me ravissent ; j’admire la puissance de l’homme qui a fait tout cela et Dieu qui a fait l’homme.

En descendant de voiture, le valet de chambre remit à Violette une lettre dans laquelle on la priait de passer le soir même au magasin.

— Vous irez pendant que nous dînerons, dit Lydie.

— Ce serait presque inutile, je crois qu’on veut me proposer un mari. J’irai, mais je ne veux pas encore parler de mon départ.

— Pourquoi ? Vous avez tort.

— Attendons à ce soir. Quand vous aurez vu le jeune homme, vous me direz si définitivement nous partons ; et maintenant laissez-moi vous faire jolie.

— Pourquoi ?

— Pour plaire.

— À qui ?

— Au beau prétendu.

— Si je ne dois pas l’aimer à quoi bon ?

— À vous faire regretter.

— Oh ! dit Lydie, scandalisée, quel vilain sentiment !

— Vous n’êtes pas coquette, ma chère maîtresse, parce que vous êtes une petite perfection ; mais nous avons toujours notre amour-propre de femme : laissez-moi donc être coquette pour vous.


LE BOUDOIR VERT


— Vous arrivez bien tard aujourd’hui, Adolphe, pourtant vous n’étiez pas au bois. Quelle triste figure ! qu’avez-vous ?

— De graves préoccupations.

— La rente baisse et vous êtes à la hausse ?

— Au contraire.

— La rente monte et vous êtes à la baisse ?

— Non.

— Enfin, qu’y a-t-il ?

Pour toute réponse, Adolphe, s’efforçant d’être aussi sérieux que l’exigeait la gravité des circonstances, tira froidement de sa poche une de ces petites boîtes de cuir qui font toujours sourire les femmes. En moins d’une seconde, Adèle l’avait prise et ouverte.

— C’est superbe ! s’écria-t-elle. Décidément il y a quelque chose d’extraordinaire, vous n’êtes pas millionnaire, je le sais, et c’est à cette considération que je vous permets de ne me donner que mille francs par mois, et c’est peu pour moi ; mais je vous aime, cela me suffit.

— Et comme vous n’aimez pas que moi, cela vous suffit d’autant mieux.

— Il faut bien vivre. Or, les hommes pauvres ou avares, ce qui revient au même pour nous, ne font que trois sortes de cadeaux : le cadeau d’introduction, vous me l’avez fait, le cadeau de raccommodement et le cadeau de conclusion ; nous ne sommes pas brouillés ; ce n’est pas un raccommodement, ce collier ne peut donc être qu’une conclusion. Ne me dites pas non, je m’y connais. Vous me quittez, ajouta-t-elle, je comprends.

— Je vous aime toujours.

— Alors vous vous mariez.

— Peut-être. J’avoue que je me sépare de vous ; vous pourrez même l’avouer aussi franchement, je vous le permets, je vous y engage. Vous ferez très bien aussi de montrer ce bijou, afin que personne ne puisse douter de notre rupture. Je sais ce que je dois à ma nouvelle famille.

— Je suis bien malheureuse ! s’écria la jeune Adèle en feignant de pleurer.

— Nous ne devons plus nous voir, dit Adolphe d’un ton solennel ; mais cela ne veut pas dire que nous ne nous verrons plus, petite folle, au contraire. Je viendrai ce soir, demain, tous les jours. L’heure seule sera changée. Je viendrai de onze heures à minuit et je double les honoraires. Seulement, songez-y, ma chère, une indiscrétion et je ne reviens plus.

— Soyez tranquille.

— Vous me traiterez dans vos discours comme M. de ***.

— Je vous assure qu’il n’est que mon ami. Je vous le jure, ajouta Adèle en se fâchant.

— Parfait ! Voilà la position que je veux occuper désormais dans vos paroles.

— On sera muette.

— On sera fidèle.

La belle Adèle s’étendit sur une causeuse qui se contournait dans les formes les plus élégantes. Le négligé de soie rose de la lorette contrastait avec les tentures de satin vert dont était ornée toute sa chambre à coucher et augmentait encore son air égrillard.

— Vous m’aimez donc vraiment ?

— Je crois bien. Je vous aime depuis trois mois. Jamais je ne fis, en amour, une étape aussi longue, répondit Adolphe en jouant avec les dentelles de sa maîtresse.

— C’est drôle tout de même. Votre prétendue est-elle jolie ?

— Je ne la connais pas. Elle est très riche.

— Je parie qu’elle est laide.

— C’est à craindre, on ne peut pas tout avoir. Je m’y attends.

— Et moi je l’espère. Elle doit être affreuse.

— Tant pis.

— Rousse, peut-être.

— Qu’y faire ?

— Et qui sait ? Bossue.

— Oh ! non, ce serait abuser. Vous êtes méchante ; mais pensez donc que si nos femmes étaient jolies comme vous toutes, si avec la fortune elles avaient encore la beauté, les charmes qui nous excitent et nous attirent, mais vous seriez à jamais ruinées ; c’est votre état d’être jolies. Adieu, chère petite, ajouta-t-il en embrassant les cheveux d’Adèle, je dîne chez le cousin. À ce soir.

— Comment va l’ami de Flabert ?

— Trop bien, car il me parle toujours de vous.

— Certes, nous nous brouillerons pour cela.

Adolphe se leva, prit son chapeau et dit en s’ajustant devant la glace :

— On prétend que vous vendez votre mobilier.

— C’est vieux ! Que voulez-vous ? J’ai besoin d’argent, et puis, quand on a trop de choses, c’est gênant. Mes amis ne savent plus que me donner.

— Vous avez raison, c’est une bonne affaire. À ce soir. Surtout pas un mot sur mes visites.

— J’ai compris. Adieu, bon courage.

— J’en ai besoin, dit Dunel en allumant son cigare. Bon Dieu ! quel dîner, quelle soirée se préparent ! quelle série d’ennuis…

— Voulez-vous une allumette ?

— Merci, voilà qui est fait. Adieu.

Le jeune homme descendit et Adèle, en rentrant, regarda si ses diamants étaient d’une belle eau, d’une grande valeur enfin, et les réalisa dans sa pensée.




PREMIÈRE ENTREVUE


Quand Dunel entra dans le salon où les de Cournons l’attendaient, il aperçut d’abord le comte, puis Victoire dont l’aspect le fit tressaillir d’horreur, ensuite Lydie. Il la salua le plus gracieusement possible. Le jour était tempéré par les draperies épaisses qui ornaient les fenêtres ; il ne put pas bien distinguer ses traits ; elle lui parut maigre et pâle ; il aimait les belles santés, cet aspect maladif lui déplut. Cette femme-là ne doit pas bien se porter, pensa-t-il. La conversation roula sur la chaleur, la sécheresse, le besoin de pluie, l’espoir d’une belle récolte et autres sujets à l’usage de ceux qui n’ont rien à dire ou qui ne se connaissent pas assez pour parler de quelque chose. Lydie n’ouvrit pas la bouche. Le nouveau venu ne lui déplaisait pas ; mais rien encore ne l’attirait. On passa dans la salle à manger, Adolphe offrit le bras à Victoire et tous deux marchaient en premier. Dès qu’ils furent entrés, il se retourna pour voir mademoiselle de Cournon, qui venait avec le comte, et changea tout aussitôt d’avis sur sa fiancée. La grande porte à deux battants qui donnait sur le jardin était ouverte ; les lueurs du soleil couchant jetèrent une lumière vive et chaude sur le visage blanc de Lydie ; son front pur, dont la transparence semblait laisser voir son âme, lui donnait l’air d’une sainte. L’aspect tout mystique, la suave innocence dont cette jeune fille était enveloppée, frappèrent Adolphe d’étonnement ; ses yeux restèrent attachés sur mademoiselle de Cournon. Il la regardait, malgré lui, plus qu’il ne l’aurait voulu, et plus même que les convenances ne le permettaient. Il ne tarda pas à s’apercevoir que Lydie n’était pas maigre mais délicieusement faite, et que, si elle paraissait trop mince, c’était à cause de la petitesse de ses os. Sous la soie, les contours les plus ronds et les plus harmonieux se laissaient deviner.

Ses mouvements joignaient à la souplesse du roseau des ondulations moelleuses et une grâce irrésistible : chacun de ses gestes ressemblait à une caresse. Elle parut à Dunel la plus désirable de toutes les femmes. L’attrait de l’opposition s’établit chez lui. Les amours les plus fous, les sentiments les plus profonds, naissent toujours des contrastes. En ce moment, Adolphe fut saisi du seul attachement qui devait traverser sa vie. Il y avait dans cette créature svelte et blanche un principe d’attraction extraordinaire. Il se sentait poussé vers elle par une force surnaturelle. Il lui fallait lutter de tout son pouvoir et se cramponner à sa place pour ne pas se précipiter à ses pieds. Ce gros garçon fort, bien portant, la regardait comme les aigles regardent les petits oiseaux dont ils s’apprêtent à ne faire qu’une bouchée. Si mademoiselle de Cournon avait pu deviner les sentiments qu’elle inspirait à son prétendu, elle se serait immédiatement sauvée tout effrayée jusqu’au fond de son couvent ; mais son extrême ignorance la tenait bien loin de la réalité. Dunel n’avait point choqué ses yeux ; elle cherchait à deviner son âme dans les moindres inflexions de sa voix. Adolphe n’avait pas une seule fois rencontré ses regards. Elle était grave, sérieuse et paraissait trop fière pour ne pas mépriser les projets d’union des de Cournons, si ces projets n’étaient pas selon ses désirs. Dunel comprit aisément la situation. Lydie tenait entre ses mains sa fortune, son espoir : une sorte de crainte s’empara de lui. Les gens qui ne comprennent pas ce qui est grand et beau ne se laissent point imposer et s’éloignent de ce qui tente à leur imprimer le respect. Aussi commençait-il à trouver que Lydie ressemblait trop à une divinité. Le comte était visiblement contrarié du silence obstiné de sa cousine, qu’il ne considérait pas comme une petite niaise. Soit pour se venger, soit pour l’obliger à parler, il s’écria :

— Dunel, mon ami, je suis certain que vous croyez mademoiselle muette. Vous vous trompez. Je vous certifie qu’elle parle de temps en temps et même avec infiniment d’esprit.

Mademoiselle de Cournon rougit. Le comte continua.

— Elle sourit quelquefois, et rien n’est aimable comme son visage quand il prend un air de gaieté.

En entendant M. de Cournon dire tout cela le plus sérieusement possible, Lydie ne put s’empêcher de rire.

— Tenez, s’écria le comte, voyez plutôt.

Dunel, enchanté de la permission qui lui était donnée de regarder un instant mademoiselle de Cournon, leva les yeux et la vit sourire ; sa figure avait quelque chose qui attirait irrésistiblement ; une de ces expressions que le caprice de la nature place souvent sur les lèvres les plus pures, sur les visages les plus candides, ses yeux se fermaient à demi, deux petites lignes se dessinaient de chaque côté de sa bouche et sans le vouloir, elle avait l’air de dire : Je vous aime.

Le sort de Lydie fut irrévocablement décidé. Adolphe sentit vibrer toutes les cordes sensibles de son individu. Il prit ce sourire pour une révélation, prêta des passions folles à cette innocente fille, et pensant qu’elle n’était point froide comme elle le paraissait, il n’hésita pas à la comparer à la célèbre Galathée, se réservant le rôle de Pygmalion. À partir de ce moment son économie fut troublée au point que lui, si friand, si curieux de mets délicats, faillit ne pas manger d’un superbe marcassin qui, la veille, lui eût fait vendre son droit d’aînesse, s’il en avait eu un. C’est assez dire que, hors mademoiselle de Cournon, rien n’existait plus autour de lui. La jeune fille, en sentant les regards de Dunel s’abattre sur elle, fut prise d’un malaise dont elle n’avait jamais supposé l’existence. En lui révélant le mot d’amour, Violette ne lui en avait nullement expliqué le sens physique ; elle lui avait dit l’influence que ce sentiment exerce sur notre vie, mais non les effets qu’il produit sur notre être. Mademoiselle de Cournon, voulant retrouver sa quiétude ordinaire, employa pour cela tous les efforts de sa volonté ; mais ce fut en vain. Elle resta sans force et se rappela ce que sa femme de chambre lui avait dit : l’amour est involontaire. Comme la gêne qu’elle ressentait était presque une souffrance, elle eut peur, car il lui sembla que, si l’amour commençait ainsi, il devait donner plus de chagrins que de bonheur. Lydie se trompait ; elle n’aimait pas encore, mais cédait au pouvoir magnétique qu’un être fort exerce sur un être délicat ; pouvoir par lequel on arrive parfois à s’emparer même du cœur. Elle essaya de regarder cet homme devant lequel elle n’avait plus déjà la fierté, l’indépendance, qui ne l’avaient jamais abandonnée : leurs yeux se rencontrèrent, elle détourna promptement la vue ; mais un nuage rose passa sur ses joues. Dunel prit cet embarras pour la preuve d’une sympathie immédiatement réciproque, il n’avait jamais senti de femme frémir et rougir ainsi sous son regard : il se trouvait plus homme que par le passé. Il jouissait déjà du plaisir qu’on éprouve à aimer un être plus faible que soi, c’est à dire à se prouver en quelque sorte sa force et sa supériorité. Il est inutile de rapporter ici la conversation qui suivit le dîner. Victoire parla du temps où elle fit son entrée dans le monde, son mari, qui souffrait pour elle, l’interrompait le plus souvent possible. Lydie n’écoutait pas, et Dunel ne se permettait que des affirmations. Enfin le jeune homme prit congé et dit au comte qui l’accompagna jusqu’à la porte :

— Vous irez au cercle ce soir ?

— Oui, cher ami.

— Je vais vous y attendre pour connaître le résultat…

— De quoi ?

— Eh bien ! de ma présentation.

— Déjà ?

— C’est que tout dépend de la première impression. Je vous laisse ma voiture, prenez-là, je vous en supplie, mon cheval va d’un train d’enfer, vous viendrez plus tôt.

— Ah ! ah ! fit M. de Cournon, quel empressement ! quelle chaleur ! Vous avez bien peur de manquer votre affaire, mon gaillard, je comprends cela.

— L’argent ne me déplaît certainement point ; mais ce n’est pas ce qui m’occupe en ce moment.

— Quoi donc ? ma cousine ?

— Sur ma parole, vous dites vrai.

— Eh ! eh ! je vous crois. Soyez tranquille, tout ira bien.

Le comte sourit, fit un clignement d’œil et rentra. Déjà Victoire avait interrogé Lydie sur son prétendu

— Votre question m’embarrasse, madame, disait la jeune fille ; en voyant une personne une fois, on ne peut deviner si elle est capable de faire le bonheur de toute votre vie. Permettez-moi de connaître plus ce jeune homme avant de vous répondre.

— Les filles ont donc bien changé depuis mon mariage, répondit sèchement Victoire ! de mon temps, il fallait prendre sans aucune espèce de réflexions, le mari qu’on vous désignait.

— Peut-être, madame, les choses se passent-elles encore de même ; je l’ignore et ne m’en occupe pas. Les femmes qui sacrifient à l’usage suivent sans doute leur penchant ; mais le mien est tout autre. M. le comte a la bonté de me présenter un époux, je l’en remercie ; mais cet époux, je ne l’accepterai que s’il est selon mes désirs.

— Et s’il vous déplaît, que ferez-vous donc ?

— Je retournerai au couvent.

Cette phrase tranquillisa complétement Victoire. Lydie parlait avec un tel calme et paraissait si fermement décidée, que ses parents n’essayèrent pas d’entrer en discussion là dessus. À quoi bon d’ailleurs, puis qu’elle devait leur donner si peu d’embarras ?

— Mademoiselle, dit le comte, M. Dunel désire connaître vos sentiments, et je lui ai promis de m’en informer auprès de vous. Ne mettez cet empressement que sur le compte de la vive sympathie que vous lui inspirez. Pardonnez-lui son indiscrétion et veuillez m’aider à remplir ma promesse. Que dois-je lui dire ?

Lydie entendit ces mots avec une sorte de plaisir et répondit naïvement :

— J’accepte la recherche de ce jeune homme, monsieur, il faut se voir pour se connaître, mais je me réserve le droit de cesser toute relation si quelque chose en lui me déplaisait.

— Mais quand pensez-vous le connaître assez pour exprimer sur lui votre opinion ?

— Je vous demande d’attendre huit jours avant d’entreprendre aucune démarche, monsieur. Quand les choses seront commencées, je vous prierai de m’accorder la permission d’interrompre tout, si je changeais de pensée, fût-ce même la veille de mon mariage.

— Soit, dit le comte. M. Dunel connaîtra vos intentions. Vous faites de moi tout ce que vous voulez, charmante cousine. Je ne dois pas vous cacher cependant que vous avez une façon d’agir qui vous est tout à fait particulière. Mon devoir de tuteur serait de combattre votre originalité ; mais je vous crois trop de raison pour ne pas juger vous-même ce qui doit être bien.

Lydie commençait à s’habituer à la vue de ses parents. Elle prenait leur indifférence pour une sorte de bonté. Cette journée, grosse d’émotions, lui avait rempli le cœur de sensations, de craintes et d’espérances nouvelles ; aussi désirait-elle ardemment revoir sa chère Violette pour lui faire part des impressions de cette soirée. Mademoiselle de Cournon rappela son ignorance du jeu pour obtenir la permission de se retirer et monta bien vite à son appartement. Dès qu’elle eut fermé la porte, Victoire dit au comte qui se disposait à sortir :

— Cette fille est orgueilleuse et entière dans ses opinions. Je plains votre ami s’il l’épouse, il ne sera pas bien heureux.

— Qu’importe ! ce ne sont pas mes affaires.

— Il est vrai, répondit la comtesse en arrangeant ses cartes.

— Elle veut retourner au couvent si l’époux que je lui offre ne lui convient pas. Je n’aurai pas moins fait mon devoir. Pourquoi me préoccuperais-je d’autre chose ? Exercerai-je une sévérité qui n’est pas nécessaire et me donnerai-je un tourment inutile ? Non ; je suis enchanté que tout se passe ainsi.

Victoire approuvait intérieurement tout ce que disait le comte. Non tout haut, car elle se refusait toujours à paraître de l’avis de son mari.




UN DERNIER SOUPER DE GARÇON


Le comte se rendit au cercle, raconta tout à Dunel, lui rapporta les propres paroles de sa cousine et dit en terminant :

— C’est une affaire faite, car vous n’êtes pas assez maladroit pour perdre votre procès auprès d’une petite pensionnaire qui, en fait d’hommes, n’a vu que vous et moi. Je ne suis pas dangereux, ajouta-t-il d’un air de doute en caressant ses favoris.

Adolphe partit de bonne heure, après avoir reçu de M. de Cournon une invitation pour le lendemain. Il se promena longtemps sur le boulevard. L’image de Lydie ne le quittait pas. Il était tourmenté du désir de la revoir comme du désir de boire ou de manger quand il avait faim ou soif.

Depuis quelques minutes, Edmond de Flabert marchait à côté de lui.

— Adolphe, cria le duc, que méditez-vous donc avec cet air distrait, préoccupé ?

— Parbleu ! je ne sais ce qui m’arrive, mais je crois que je suis amoureux, ma parole d’honneur !

— Vous ? Allons donc ! vous croyez qu’on peut être amoureux ?

— Oui, je crois tout ce qui m’est bien prouvé, et je suis certain d’être amoureux.

— De votre Adèle !

— Adèle ! Vous m’y faites penser, je devais être chez elle à onze heures et il est bientôt minuit. Qu’elle m’attende ! Je n’irais pas pour cent actions de la banque.

— C’est beaucoup ! Depuis quand donc cet amour nouveau ?

— Depuis tantôt.

— Quel est l’objet charmant ?

— Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas.

Adolphe pensait, avec justice, que s’il eût déclaré son amour pour sa future, dont la dot eût affriandé bien des célibataires, on aurait ri ; et ne voulant pas passer pour ridicule, il refusa de dire le nom de celle qui l’avait si subitement frappé.

— Et vous êtes heureux ?

— Pas encore, mais j’espère l’être avant un mois.

— Peste ! La conquête est difficile. Un mois.

— C’est bien long, mais je suis presque certain du résultat. Tenez je vous offre à souper, montez chez moi, j’éprouve le besoin de parler d’elle.

— À cette condition, je vous prête mes oreilles.

Comme le duc pensait qu’il s’agissait d’une maîtresse, Adolphe put sans danger se livrer à son enthousiasme.

— Ah ! mon cher, une femme blanche ! un teint de lis, des dents de souris, une taille comme un roseau, une de ces créatures qui semblent devoir se briser dans vos bras ; puis un sourire qui rend fou, un sourire !…

La conversation s’anima promptement aux fumées des cigares, et, sur ce même divan où Dunel avait si souvent plaisanté sur ses aventures de Camélia, il raconta l’histoire des premiers battements de son cœur presque avec les mêmes expressions et le même sentiment, seulement beaucoup plus puissant cette fois. Il se mit à table avec un appétit féroce.

— Je vois, dit le duc, que l’amour ne vous rend pas malade.

— Je m’imaginais que manger, boire, fumer, aimer pouvaient aller ensemble. Je trouvais autant de jouissance dans chacun de ces plaisirs ; celui que je goûtais dans le moment même me paraissait toujours le plus exquis ; mais ce soir je crois que décidément le plus grand bonheur est dans l’amour, car, vous le voyez, ce pâté de foie gras est délicieux, les truffes en sont fines, je les croque avec un enivrement digne du premier gourmet de Paris, eh bien ! je crois qu’un baiser d’elle serait cent fois plus délicieux.

En disant cela, Adolphe jeta sur son assiette sa fourchette et son couteau, appuya son coude sur la table et mit sa tête dans ses mains.

— Eh ! vous ne mangez plus ?

— Pardon, dit-il, en reprenant doucement sa fourchette. Comme il m’est impossible d’embrasser seulement la main de celle que j’aime, je continue mes familiarités avec ce mélange, qui est du moins une consolation.

— Voyez comme on écrit l’histoire ; on m’a dit ce matin que vous quittiez Adèle.

— Ce n’est pas impossible.

— Vraiment ! Cela me donne une idée.

— Je la devine, votre idée, gardez-la, servez-vous-en, je ne vous en voudrai pas, au contraire.

— Une autre personne m’a assuré que vous vous mariez.

— Cela pourrait être vrai.

— Et vous me dites que vous êtes amoureux ?

— C’est tout à fait réel.

— Lequel croire des trois propos ?

— Tous les trois.

— Vous êtes donc un profond scélérat ? Je vous en fais mon compliment.

Au même moment un violent coup de sonnette retentit à la porte d’entrée. Le domestique ouvrit et, sans demander aucun renseignement, une dame pénétra jusqu’à Dunel.

— Comment, dit-elle, je vous attendais et vous étiez tranquillement en train de prendre de la nourriture. L’inquiétude me rendait folle. Je vous croyais malade, et je suis venue.

— Ne faites pas une scène de sentiment, ma pauvre Adèle, dit de Flabert, ce serait en vain, ce gros monstre ne vous aime plus.

— Ah ! cela n’est pas possible, répondit-elle, en se laissant tomber sur une chaise que Dunel lui approcha sans se lever.

— Un couvert pour madame, cria-t-il en riant.

— Monsieur, vous plaisantez, vous n’avez pas de cœur, dit la jeune Adèle en tirant de sa poche un petit mouchoir entièrement à jour.

— Voyons, ma chère enfant, pas de bêtises, j’ai à t’offrir des viandes froides, de la galantine, des truffes, du pâté, du champagne, des bijoux même, mais de l’amour, point ou plus.

— Je prends les bijoux en souvenir de vous, mais rien ne pourra vous remplacer dans ma tendresse.

— Pas même moi ? lui dit tout bas le duc.

— Passez-moi du pain, interrompit Adèle, qui feignit n’avoir pas entendu.

Elle continua pendant quelques instants de paraître triste pour assurer ce nouvel amant de la sensibilité de son cœur.

— Imaginez-vous qu’il aime une grande jeune fille pâle, mince et innocente.

— Une carafe d’orgeat ! Lui ? Quelle calomnie !

— C’est la vérité. Une femme froide bien certainement.

— Un parfait à la vanille.

— Qu’il veut réchauffer sur ses lèvres.

— Illusion, mon cher Adolphe, la glace fond, mais ne s’enflamme point. Cette femme-là n’est point ce qu’il vous faut et votre amour ne durera pas longtemps. Tenez, moi, je parie qu’Adolphe me revient avant six mois.

— Je vous défends, mademoiselle, de parier de ces choses-là, dit Edmond, comme un homme qui entrait en possession.

— Vous ! vous êtes bien petit, bien maigre et bien blasé pour me défendre quelque chose.

— C’est vrai, dit Adolphe, en caressant sa rotondité naissante.

— Enfin, soupira la jeune femme, je soutiens qu’il quittera sa belle.

— Je le crois aussi ; mais si par hasard c’est une femme qu’il épouse, objecta le duc.

— S’il ne l’épouse pas, il la quittera de fait, si c’est sa femme, il la quittera de cœur.

— Je ne crois pas, dit Dunel.

Ils se levèrent de table, Edmond offrit son bras à Adèle, et lorsqu’ils furent partis, Adolphe se frotta les mains en disant :

— Voilà une bonne liquidation.




LYDIE SEULE


En rentrant dans sa chambre, Lydie chercha vainement du regard, sa chère Violette n’était pas là. Que faire ? Il y avait, près de son lit, une sonnette dont elle ne s’était pas encore servie ; elle l’agita dans l’espoir que sa petite amie viendrait. Ce fut Jacques qui entra.

— Où est ma femme de chambre ? demanda-t-elle en tremblant.

Mademoiselle de Cournon était heureuse depuis si peu de temps, qu’elle craignait de voir s’enfuir tout ce qui pouvait lui plaire.

— Mademoiselle Violette n’est point rentrée, on apporte à l’instant une lettre de sa part.

— Pour moi ? Cette lettre, où est-elle ?

— La voici. Je la montais. Demain, une autre femme de chambre doit être aux ordres de mademoiselle.

— Merci, c’est bien dit Lydie. Le domestique sortit, elle brisa le cachet du billet et avec toute la difficulté causée par son émotion et l’orthographe de la modiste, elle lut :

Mademoiselle,

Le bon Dieu a pris votre idée ; il m’a rendue bien heureuse, je dirais parfaitement heureuse, si j’étais près de vous, mais cela m’est défendu. Pourtant j’espère obtenir la permission de vous faire une visite, une seule. Attendez-moi dans deux jours. Je vous raconterai tout ce qui m’est arrivé. C’est féerique.

Je vous aime autant de loin que de près ; gardez-moi ma place dans votre cœur et n’allez pas le donner tout entier au beau mari qu’on vous destine. Aimez-moi bien, je vous en prie.

Violette.

Lydie lut et relut cette lettre à laquelle elle ne comprenait qu’une chose, c’est que son amie la quittait. Comment se faisait-il que Violette dont le caractère était, en apparence, si indépendant n’osait rien dire sur sa position ? Pourquoi cette discrétion ? Pourquoi ne revenait-elle pas de suite ? Le chagrin l’empêcha de trop penser à son futur mari. Elle avait subi son influence quand il était là ; mais se trouvait beaucoup plus libre en son absence. Elle se proposait de l’étudier sérieusement à l’avenir. Le lendemain il ne lui fut pas plus possible de le faire que les jours suivants. Cet homme avait sur elle une puissance qui s’agrandissait de plus en plus. Le surlendemain, mademoiselle de Cournon attendit Violette qui ne vint pas. Privée de cette première affection, elle cherchait à se réfugier dans la personne qui paraissait l’aimer. Dunel était jeune, gai et chaque jour sa passion augmentait. Il était d’une amabilité et d’une prévenance irrésistibles pour une jeune fille dont jamais personne ne s’était occupé. Lydie s’enivrait du plaisir d’être aimée et réchauffait son cœur glacé par l’abandon. Elle renonça bien vite à retourner au couvent. Ne croyant pas, et avec raison, qu’il fût possible de jouer de pareils sentiments, elle se trouvait redevable d’affection envers cet être qui paraissait et était effectivement très amoureux d’elle.

Pensant inspirer un véritable amour, et croyant aimer elle-même, mademoiselle de Cournon en conclut qu’elle n’avait pas à chercher plus loin.

Comme leur cousine avait manifesté le désir de connaître M. Dunel avant de l’accepter pour mari, le comte et la comtesse leur laissèrent toute la liberté possible, afin qu’ils se connûssent plus vite. Du reste, ils ne doutaient pas que ce mariage ne se fit par la tournure que prenaient les choses.

Lydie avait promis de se prononcer dans une semaine. Le matin du huitième jour, elle était seule dans son appartement pensant à sa chère Violette, qu’elle commençait à se rappeler comme un rêve. La nouvelle femme de chambre à qui mademoiselle de Cournon ne demandait jamais rien entra, lui annonçant qu’une jeune personne désirait lui parler.

— C’est elle ! qu’elle entre, s’écria Lydie en courant à la rencontre de son amie.




UNE FEMME PARFAITE


Le changement qui était survenu dans l’extérieur de la petite modiste, depuis qu’elle avait quitté mademoiselle de Cournon, était aussi grand que celui qu’elle avait opéré sur sa chère maîtresse lorsque celle-ci sortit du couvent.

— D’abord, dit-elle en se précipitant vers mademoiselle de Cournon, vous ne m’en voulez pas ?

— Non ; je vous vois et j’oublie le chagrin que vous m’avez causé.

— Merci ; ce mari, l’aimez-vous ? ajouta-t-elle en baissant la voix.

— Je crois que oui ; mais parlez-moi de vous ; je veux tout savoir.

Pour n’être entendue de personne, Violette ferma la porte de la première pièce, où se tenait la gouvernante qui l’avait amenée, et revint bien vite.

— Regardez-moi, dit-elle en se tenant bien droite. Ma chère maîtresse, votre femme de chambre est une grande dame.

— Vous ? Est-il possible ?

— Mon Dieu, oui, malheureusement, car elle ne pourra plus passer sa vie près de vous, vous coiffer, vous habiller ; mais elle gardera désormais ce titre d’amie que vous lui donniez quand elle était pauvre. Ne lui refusez pas cela ; ce sera sa consolation.

— Vous avez besoin de consolation ?

— Sans doute, j’ai perdu pour toujours ma liberté, le droit de suivre aveuglément ma fantaisie, de rire au nez de tout le monde, enfin d’être un petit gamin de Paris. C’est fini ; mon cœur me poussait ici et je ne pouvais y venir, je ne pouvais pas même vous écrire. J’ai près de moi cette grande femme que vous avez vue et qui ne me laisse pas faire un geste ou dire un mot sans me reprendre : Ce n’est pas français, ce n’est pas comme il faut, ce n’est pas modeste ; encore si elle était jolie, mais non… elle est affreuse.

— Et vous vous soumettez ?

— Oui.

— Vous qui attachiez tant de prix à l’indépendance !

— Parce que je ne pouvais aimer que cela. Mais à votre première parole d’amitié, ne l’abandonnai-je pas cette indépendance en acceptant votre couvent ? Tenez, dès que je suis devenue quelque chose, je me suis dit : Je pourrai donc avoir le droit de l’aimer, de l’appeler de son joli nom, et de ne pas toujours lui dire : Mademoiselle !

— Chère petite, ce qui vous arrive me rend heureuse ; mais je suis bien égoïste, allez ; je ne puis me consoler de voir que le bonheur ne vous vient pas de moi. C’est la première douleur que le monde me donne, ou plutôt la première joie qu’il me refuse. Enfin, votre affection me reste ; je ne veux plus me plaindre. Expliquez-moi tout, car ce que je savais de vous m’empêche de comprendre votre présent.

— Je le crois, dit Violette en s’asseyant. Je suis devenue toute une autre moi-même. Voici mon histoire : Vous savez que lorsque j’ai quitté mon magasin, une personne demandait à me voir. C’était un monsieur. Mademoiselle Victorine le reçut et me fit appeler après l’entrevue. Je me rendis près d’elle et la trouvai prête à sortir. Il y avait dans la boutique un homme qui me fit l’effet d’un avoué ou d’un notaire, à cause de sa cravate blanche. Tous deux montèrent dans un fiacre et m’emmenèrent avec eux. Je ne comprenais rien et je disais tout haut mes suppositions. Contre son habitude, ma maîtresse ne riait pas de mes plaisanteries. Nous arrivâmes à l’hôtel du Louvre ; le monsieur à la cravate nous fit monter au premier et nous laissa dans un grand salon. En voyant qu’on ne répondait pas à mes questions et que je me trouvais transportée comme un objet, l’impatience me gagna, je voulus m’en aller ; mais ma maîtresse me retint en m’assurant, d’un air grave, qu’il s’agissait pour moi de bonnes nouvelles. Le monsieur à la cravate rentra et nous pria de le suivre. Après avoir traversé deux salons, nous entrâmes dans une petite pièce. Il y avait là un homme assis dans un grand fauteuil. Cet homme avait une figure noble et bonne, quoique un peu sévère. Ses cheveux et ses favoris étaient aussi blancs que la neige, et, pourtant, il n’avait guère que cinquante ans. En me voyant, il se leva ; il était grand, bien fait, se tenait droit et portait fièrement la tête. La vue de cet homme m’imposa.

— Voici la jeune fille que vous avez fait demander, et la personne chez qui je l’ai trouvée, monseigneur, dit le monsieur en cravate, s’inclinant démesurément. Je fus moins étonnée de l’effet qu’avait produit sur moi l’étranger ; c’était un grand personnage.

— C’est bien ! Sortez, dit-il, et faites prier le marquis de descendre. Ce monsieur adressa plusieurs questions à ma maîtresse sur le temps qu’avait duré mon séjour chez elle, ce que j’y avais fait et qui m’y avait conduite. Tout cela ressemblait à une enquête judiciaire, et si je n’avais pas eu la conscience nette, j’aurais eu peur. Ce monsieur me fit venir près de lui, m’examina avec beaucoup d’attention et me permit de me rasseoir, il était bref et parlait peu. Le marquis, qu’il avait demandé, descendit, c’était un homme grand, roux, très vilain, qui parla russe avec monseigneur, et me regarda beaucoup plus encore, en faisant des signes d’étonnement et d’approbation. L’étrangeté de ce langage et la singularité de ma situation se prolongeant, l’air important de ma maîtresse, tout cela à force d’être grave sans motif finissait par me sembler drôle ; avec cela le marquis russe avait un tic : il cherchait toujours à mordre son faux col. Je fus prise d’une envie de rire épouvantable, j’allais éclater malgré les efforts que je faisais pour me contenir, lorsqu’on annonça Son Excellence monsieur le baron ministre plénipotentiaire. Oh ! tous ces noms-là, je ne les oublierai jamais, celui-ci ne parlait pas russe.

— Excellence, lui dit le seigneur, regardez attentivement cette enfant, et dites-nous ce que vous trouvez de singulier en elle. L’Excellence me regarda.

— Prince, vous m’adressez une question délicate, répondit-il en souriant.

— Quoi que vous pensiez, parlez sans crainte, reprit-il.

— Eh bien ! je remarque entre vous et cette jeune fille une ressemblance extrême, étonnante même.

— Je pense comme Votre Excellence, dit le marquis avec un accent impossible…

— Il n’est plus permis de douter, conclua le prince.

Il remercia ma maîtresse, la pria d’accepter un petit portefeuille qu’il lui offrit et qui, je l’ai su depuis, contenait dix mille francs. Elle sortit me laissant toute seule. Ces trois messieurs échangèrent quelques mots à voix basse ; j’étais éloignée d’eux, mais j’écoutais si bien que j’entendis un peu. Dame ! j’étais encore libre.

— Que dira Sa Majesté l’empereur de Russie ? objectait le marquis.

— Sa Majesté sait tout, répondit le prince en se levant. J’ai son consentement.

— Je compte donc sur vous pour cette après-midi. Je désire que l’acte soit fait le plus promptement possible, et c’est à vous que je demande de m’assister comme étant mes meilleurs amis.

— Nous sommes heureux de ce choix, et aussi d’être les premiers à vous féliciter, continua le marquis toujours avec le même accent. Le prince me prit la main, me fit lever en disant :

— Je vous présente donc Mlle  de Vasloff, ma fille unique.

Je ne puis vous dire, ma chère demoiselle, l’effet que produisit en moi cette phrase. Mes yeux se troublèrent, je me crus dans un nuage de fumée… Tout ce qui m’environnait, les meubles, les chaises, tournaient. Le prince, l’excellence, le marquis sautaient depuis le tapis jusqu’aux corniches dorées ; j’entendais un bourdonnement comme si j’eusse été dans une ruche d’abeilles ! puis il me semblait que les cloches sonnaient, enfin je ne vis plus et n’entendis plus rien. Je ne sais pas si j’ai dit quelque chose, mais je crois n’avoir ni bougé ni parlé. Peu à peu pourtant mon trouble se dissipa, et quand je fus remise, le marquis et l’excellence avaient disparu. J’étais seule avec le prince. Je le regardais et je ne pouvais pas lui parler. C’était mon père ! comprenez-vous ? mon père ! Cet homme, qui avait excité mon respect et mon admiration, n’était point seulement un noble, un grand seigneur, tout cela n’était rien pour moi, c’était mon père, voilà tout. Ce mot avait ébranlé tout mon être. Il faut avoir vécu seule sur cette terre où tout le monde a ses affections ; être élevée sans caresses, sans parents, pauvre objet sans nom qui marche ne sachant d’où il vient, et pourquoi Dieu l’a privé du bonheur qu’il donne aux autres, pour comprendre, mon amie, que ce jour a commencé ma vie. Je n’appartiens au monde que depuis le moment où j’ai senti le lien qui m’y attachait ; avant, je n’étais pas une femme, je n’étais rien. Je riais, parce que ma tristesse eût été un reproche adressé à Dieu, dont nous devons respecter les volontés. Je me disais que dès qu’ils peuvent voler, les petits oiseaux n’ont plus de famille, qu’ils s’en vont chercher leur nourriture où ils peuvent, et s’en passent quand le hasard n’en jette pas sur leur passage ; et cependant ils chantent, parce qu’ils respirent et qu’il y a du soleil. Eh bien ! moi je me comparais à eux, et je faisais comme eux. Maintenant ce n’est plus cela, je ne suis plus un petit être à qui Dieu n’a donné que l’existence ; je suis une femme, j’ai une famille, une part de bonheur. J’ai un père, je ne sais si c’est devant lui, ou pour remercier le ciel, mais je me laissai tomber sur mes genoux en sanglotant. Il vint à moi, me releva, me fit asseoir, et tâcha de me calmer. Je pris ses chères mains, je les couvris de baisers et de larmes. Je ne pouvais pas articuler une parole. Alors il me prit la tête dans ses mains et m’embrassa ! là, tiens ! à cette place.

Elle désigna du bout du doigt son sourcil gauche.

— Ce fut la première fois que je sentis ses lèvres sur mon front. Chaque jour, cent fois je me regarde dans la glace pour chercher encore la trace de ce premier baiser. Oh ! pardonnez-moi, mais je n’avais pas encore dit tout ce que mon cœur renfermait de bonheur, et j’ai peine à supporter tant de joie.

Et elle se mit à pleurer sur l’épaule de sa chère Lydie qui essuya ses yeux.

— Depuis ce moment, reprit Violette, je m’étonne qu’il y ait des gens malheureux, je ne le comprends pas maintenant que j’ai mon père. Je voudrais le crier au monde entier ; quand je sors ; je voudrais embrasser les passants et leur dire : « Vous ne savez pas ? j’ai un père, mon père existe : il est bon, il m’aime, il m’embrasse, vous devez être bien heureux. » Ah ! ma chère, tous les matins je prie maintenant. Cette prière que vous m’aviez fait faire pour la première fois et que je ne comprenais pas, je l’ai apprise par cœur et je la dis avec une ferveur ! Comme je sais bien prier maintenant que je suis certaine qu’il y a un bon Dieu pour tous ! Vous devez comprendre le reste. Je n’ai plus de volonté, je suis esclave d’un regard ; avant de parler et même de penser je me demande si cela ne doit pas le fâcher. J’accepte toutes les leçons, tous les reproches : il est si doux ! Jugez-en. Il m’avait défendu de venir vous voir, parce que j’avais été votre femme de chambre. J’ai obéi. La visite que je vous fais est une récompense. Il veut bien que je vous demande d’être mon amie ; mais plus tard, j’obéirai. Dame ! ce n’est pas un père comme tous les autres ; c’est un grand seigneur ; il m’a dit tous les devoirs que ce titre m’imposait à moi, et j’ai promis une obéissance complète. C’était tout ce que je pouvais, car je ne sais pas, moi, ce qu’il faut faire, et j’aimerais mieux mourir, voyez-vous, que de me rendre indigne de sa bonté. Oh ! je comprends maintenant la puissance des parents sur leurs enfants, je comprends qu’on leur donne toute sa vie, son bonheur, et qu’ils disposent de nous à leur fantaisie. Excusez-moi, si je parle toujours ; mais il y a tant de temps que je n’ai rien dit ! Ma chère amie, je vous fais mes adieux. Nous partons pour la Russie.

— Vous partez ? resterez-vous longtemps éloignés ?

— Je ne sais, et je ne pourrai pas même vous écrire ; il paraît qu’on veut attendre que je sache l’orthographe.

— Pourquoi partez-vous ?

— Il le faut ; et puis on veut me marier. Il le veut lui.

— Avec qui ?

— Je ne sais pas ; peu m’importe ! pourvu qu’il aime celui que j’épouserai. Je commence tard à être fille ! mais je veux être une fille modèle, une femme irréprochable. Je vous le disais, chaque position impose des devoirs, et j’ai bien vite compris que j’en avais beaucoup, moi ; je les accomplirai tous, fussent-ils même difficiles, car rien ne peut payer la tendresse de mon père. Il m’a donné son nom ; mais il ne me l’aurait pas donné que je ne l’aimerais pas moins ; n’est-ce pas, ma bonne et bien aimée, que j’ai eu raison de faire abnégation de moi et que tout le monde eût agi de même ?

— Non, pas moi, dit froidement Lydie ; je n’ai pour règle de conduite que la voix de ma conscience.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien ! à votre place, quelque bonheur que j’éprouverais à retrouver mon père, je me demanderais pourquoi, puisqu’il me savait vivante, m’a-t-il abandonnée pendant dix-neuf ans, et livrée au hasard, seule, dans le monde. Je l’aimerais, mais je n’aurais pas pour lui la même reconnaissance que s’il eût toujours été père selon son devoir, n’est-ce pas juste ? Il y a plus : un père a-t-il jamais le droit de disposer de notre bonheur ? Non. Par un dévouement mal entendu, ne compromettez pas votre avenir ; si votre père vous aime, il souffrira plus que vous de vos chagrins. Et maintenant, puisque vous m’avez conseillée franchement, je veux faire de même : je ne crois pas que nous devions rien sacrifier de nous à notre position ; s’il devait en être ainsi, en nous créant Dieu nous donnerait un cœur et des sentiments en rapport avec le rang que nous devons occuper ; et comme au contraire il nous laisse à chacun désirs, passions, qualités ou vices instinctivement, sans considérer la place où nous tomberons, il ne fait donc ainsi qu’une loi commune pour tous. Vu d’en haut, ou d’en bas, le bien est toujours un et le devoir le même.

— Oh ! ma chère maîtresse, ce que vous me dites là me fait trembler. Quels progrès votre imagination a-t-elle faits ? Vous voyez les choses de trop haut, et si vous persistez dans ces idées-là vous ne pourrez pas être heureuse dans notre monde. La terre n’est pas un paradis, il faut y vivre avec les défauts de chacun et faire une suite de concessions.

— Sans doute ; mais quand on veut bien vivre, il ne faut pas s’imposer de trop grandes difficultés.

— Vous avez raison, mais il ne suffit pas que Dieu et vous même soyiez satisfaits de votre conduite, il faut encore que le monde vous approuve.

— Je crois, Violette, que vous voulez entreprendre l’impossible. J’ai bien réfléchi, moi, surtout sur ce que vous m’avez appris, et j’ai deviné facilement ce que vous pouviez avoir oublié. Je crois que se mêler à ceux qui ont tort, c’est s’habituer au mal et se perdre soi-même. Je ne sais rien de votre monde, moi, mais je vous parle avec mon cœur.

— Eh, bien ! ma chère maîtresse, tâchez de prendre un bon mari qui vous comprenne. Car pour lever l’étendard contre la marche ordinaire des choses, il faut être au moins deux.

— Il me semble avoir bien trouvé, mais je ne m’y connais guère et j’aurais voulu que vous vissiez M. Dunel.

— C’est impossible, répondit Violette, je ne dois parler à personne d’ici ; il m’est surtout expressément défendu de voir Éléonore. « Souvenez-vous, m’a dit mon père, que vous n’avez jamais connu cette femme, et si vous la rencontriez, elle ne vous connaîtrait pas, je l’ai payée pour cela.

— Comment donc faire ?

— Oh ! j’ai une idée ! Quand vient-il votre prétendu ?

— Dans quelques instants.

— Eh bien ! avant dîner, faites une promenade dans le jardin avec lui, passez souvent près de la serre, je m’y cacherai et après je reviendrai dans cette chambre. Remontez sous un prétexte quelconque, je vous dirai ce que je pense de votre futur.

— C’est bien hardi !

— Non, non, je ne veux pas partir sans l’avoir vu de près ; je suis excellente physionomiste.

Quelques instants après, Lydie suivait de point en point les conseils de son amie. Elle craignait déjà qu’Adolphe ne fût pas du goût de Mlle de Vasloff. Grâce à la complaisance de M. de Cournon et à l’amour de Dunel, la jeune fille n’avait qu’à parler pour être obéie. Elle manifesta le désir de faire un tour de jardin et Dunel lui offrit aussitôt le bras. Ils quittèrent le salon. En passant près de la serre, Lydie vit Violette derrière une cloison couverte de lierre. Elle avait peur que Dunel l’aperçût. Il était si occupé de sa chère bien-aimée, qu’il ne voyait qu’elle. Il fut d’une amabilité charmante, parla de son impatience, de ses craintes de voir Mlle  de Cournon le repousser, et cela d’une voix si pénétrante et si troublée, qu’il n’était pas possible de croire qu’il ne disait pas vrai. Lydie rentra dans la salle à manger, demanda la permission de s’absenter ; elle revint promptement à sa chambre.

— Mademoiselle, dit Violette, l’aimez-vous trop déjà pour renoncer à lui ?

— Pourquoi renoncer à lui ?

— Vous l’aimez ! et je crois que ce que je vais vous dire ne vous servira point. Ma chère demoiselle, n’épousez point cet homme, il ne peut vous comprendre et vous rendra malheureuse.

— Pourquoi donc ? Il m’aime.

— Non, je ne le crois pas.

— Vous pensez donc qu’il n’est point de bonne foi ?

— Je ne dis pas cela.

— Alors je ne vous comprends pas.

— Sans doute et j’aurai de la peine à m’expliquer. Je vais essayer. Quand j’étais au magasin, je fus aimée par un pauvre garçon qui voulait m’épouser. Il m’était indifférent, mais je voyais dans ses yeux tant d’amour et de douleur qu’il me faisait pitié et que j’aurais voulu l’aimer. Celui-là me chérissait avec son âme. Il y en avait d’autres qui venaient poser leur tête près des glaces de la boutique en me lançant des œillades effrontées ; ils me suivaient et revenaient chaque jour pour me voir. Ceux-là m’aimaient, mais autrement ; ils me désiraient. Ce sentiment me dégoûtait et me faisait peur. Eh bien ! ma chère âme, c’est ainsi que vous aime ce jeune homme. Croyez-moi, à force de voir des amours de deux sortes, je m’y connais et je ne puis me tromper.

— Vous pensez qu’il ne veut pas m’épouser.

— Si fait, parce que vous êtes riche.

— Alors je ne vous comprends plus. Il ne doit pas y avoir deux sortes d’amour.

— Vous ne pouvez m’entendre et je ne dois pas vous en dire davantage ; l’avenir vous instruira, mais trop tard peut-être. Il faut que je vous quitte. Prenez-y garde ! Ce mariage me fait bien peur, et s’il se brisait je l’apprendrais avec bonheur.

— Adieu, méchante, qui m’inquiétez sans motif sérieux, dit Lydie ; surtout prenez bien garde à ce que vous allez faire dans la route difficile que vous prenez, il vous faudra du courage.

— J’en aurai, soyez tranquille. Adieu, adieu.

Les deux jeunes filles se séparèrent les larmes aux yeux. Lorsque Lydie eut entendu le dernier frôlement de la robe de Violette :

— Partie, murmura-t-elle à voix basse, partie pour toujours peut-être. De quel danger me parle-t-elle ? Je ne dois pas m’alarmer : elle est légère et envisage les choses autrement que moi. D’ailleurs, peu importe, — sans elle je ne pourrais jamais me passer de lui.




UN MARIAGE ORDINAIRE


Le soir, quand le dîner fut terminé, M. de Cournon s’approcha de sa cousine, et lui rappela que huit jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté le couvent.

— Je vous comprends, lui répondit Lydie, vous voulez savoir mon opinion sur le mari que vous m’avez trouvé.

— Oui, charmante cousine, que dois-je penser ?

— Vous devez penser au contrat, dit gaiement la jeune fille. Vous pourrez nous marier quand vous voudrez. Quelques minutes après on instruisit Dunel de son sort ; il fut ravi et se perdit en projets d’amour. Il allait enfin posséder cette femme tant désirée.

Dès ce moment il y eut sur son visage une joie que Lydie regardait avec bonheur, comme étant son ouvrage. Il fut convenu que Dunel s’occuperait de toutes les dépenses nécessaires à leur établissement. Un séjour dans le genre de l’hôtel de Cournon n’eût pas été du tout de son goût ; il consulta là-dessus sa fiancée qui répondit :

— Tout ce que vous ferez sera bien fait.

Elle n’avait pas été assez heureuse au couvent pour désirer une maison qui ressemblât à une communauté. Dunel loua donc un appartement au premier, boulevard des Italiens, et y fit son nid avec une sorte de volupté. Là, se disait-il, je mangerai bien, je dormirai mollement couché et j’aurai pour femme la plus charmante créature du monde. De la salle à manger il fit un temple à sa gourmandise, cette salle s’ouvrait sur un petit fumoir garni de pipes de tous genres, de cigares exquis, de divans bas, de coussins, le tout dans le style oriental le plus pur. Dans sa chambre, les meubles étaient en ébène sculpté, et les tentures en velours gros bleu. Le salon, grand, tout doré, de couleur claire, était froid d’aspect comme un salon de réception. Pour la chambre de sa femme, il avait adopté les meubles Louis XV. Fauteuils, chaises, poufs et rideaux, tout était en satin rose. Sur les portes d’immenses draperies se relevaient par d’élégantes cordelières. Un tapis d’Aubusson étendait ses ramages gracieux sur toute la chambre. Le lit ne présentait qu’un amas de gazes et de dentelles. Le garde-feu était formé de branches de volubilis entrelacées qui s’élevaient aussi mignons que les pieds qu’elles devaient supporter. Un fuchsia naturel, dont les longues branches retombaient en grappes, était placé dans une suspension dorée. Entre les deux fenêtres une console-jardinière à plusieurs étages était entièrement couverte de rosiers. Dès que l’appartement fut prêt, le comte de Cournon vint avec sa cousine le visiter. Toutes ces choses parurent à Lydie des merveilles ; sa petite chambre rose lui fit l’effet d’un paradis. Cette attention de Dunel, et le plaisir qu’il semblait avoir pris à préparer tout cela la touchèrent.

— Mon Dieu ! lui dit-elle, pendant que M. de Cournon se regardait dans une glace du salon, que vous êtes bon ! Je passe si subitement de la tristesse à la joie, que je crains de n’être pas assez forte pour supporter mon bonheur. Toutes ces belles choses m’étonnent et me ravissent. Ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui me plaisent, mais l’affection avec laquelle ils disent avoir été commandés. Cette joie que j’éprouve étreint mon cœur et me fait pleurer. Merci, monsieur, ajouta-t-elle, en lui tendant la main.

Adolphe prit cette main. Ils étaient presque seuls, il eut envie de poser ses lèvres sur le front de sa chère aimée. On ne peut exprimer combien un premier baiser se désire ; mais Lydie avait l’air si calme, qu’il craignait de l’irriter et de la perdre ; il réprima cet élan.

— Mon intention, mademoiselle, serait de ne pas habiter de suite cet appartement. Je voudrais voyager d’abord pendant six mois au moins : vous montrer le midi de la France, l’Italie, la Suisse, le voulez vous ?

— Très volontiers !

Le jour fut fixé pour le mariage, on invita seulement les témoins au dîner qui terminerait la cérémonie, les époux devaient partir le soir même. L’église de Saint-Sulpice était pleine de tout ce que le quartier avait de riche et d’aristocratique. La famille des de Cournon était un des plus beaux fleurons de la vieille noblesse parisienne. Le signe particulier de l’aristocratie est une grande dévotion, vraie ou fausse suivant la nature de chaque individu, mais généralement affectée. Tout le monde entra donc avec recueillement, ce qui n’empêcha pas que tous les hommes s’occupassent de Mlle de Cournon qui leur parut très belle. Les femmes prétendaient en voyant sa pâleur qu’elle était attaquée mortellement. Les avis ne furent pas partagés sur la vieille comtesse qu’on voyait seulement tous les dimanches à la messe ; avec sa toilette d’apparat on la trouva plus laide encore que d’ordinaire. Lydie chercha des yeux dans la foule quelqu’un qu’elle ne trouva pas. Où est Violette ? pensa-t-elle. Partie sans doute ! Que fait-on de sa volonté ? Chère fille ! Il me semble que son absence m’enlève une partie de mon bonheur. On rentra. La journée parut longue aux invités ; enfin le repas fut servi. Deux vieux dandis dans le genre du comte avaient été les témoins de Mlle  de Cournon et deux membres du Jokey, ceux de Dunel, le duc étant en voyage. Ainsi le comte et son ami avaient pris tous deux leurs compagnons de plaisir, et sans la vieille figure de Victoire qui s’imposait une contenance grave, ce dîner eût eu plus l’air d’une partie fine que d’un repas officiel. Quelques instants avant que les convives fussent sortis de table, la comtesse emmena Lydie pour lui faire quitter son costume de mariée. Elles montèrent ensemble dans la petite chambre où Victoire n’était pas encore entrée depuis l’arrivée de Mlle  de Cournon. Cette conversation toute de convenance se passa en remerciements de la part de la jeune fille et Mme  de Cournon redescendit au salon.

En quittant sa robe blanche, son voile, pour un cachemire, et sa couronne pour un chapeau, Lydie se représenta les événements qui l’attendaient.

— Je vais retrouver dans mon époux, se disait-elle, maintenant que les convenances nous ne empêcheront plus de nous dire nos pensées, cette confidence et cet abandon qui me charmaient dans mon amie.

Elle se figurait l’amour avec des couleurs plus vives, mais expansif et tendre comme son amitié et ses relations avec Violette.

— Nous verrons tous ces beaux pays. — Comme je l’aimerai ! Je lui demanderai de ne plus lancer sur moi ce regard perçant qui me fait baisser les yeux. Puis tout à coup elle s’arrêta sur cette pensée. S’il allait me regarder ainsi quand nous serons seuls, j’aurais peur ; mais le souvenir de toutes les attentions que Dunel avait pour elle lui vint et la rassura.

Elle dit à sa femme de chambre de porter sa toilette de noce dans son nouvel appartement. Dunel et M. de Cournon lui avaient donné d’énormes bouquets de fleurs d’oranger, de camellias et de roses blanches ; elle les fit porter au couvent de Sainte-Marie pour dire adieu à cette maison où elle avait grandi, vida sa bourse au profit de la congrégation, reprit la petite croix qu’elle avait suspendue près de son lit, et fit savoir au comte et à la comtesse qu’elle était prête à partir. Dès ce moment une terreur vague s’empara d’elle. Lydie avait peur du mariage en quittant l’hôtel, comme elle avait eu peur du monde en quittant le couvent. Le soleil était brûlant et Mlle  de Cournon avait froid. Elle croisa son châle sur sa poitrine, écouta très attentivement tous les bruits, redoutant l’instant où on allait la venir chercher.

Après le départ des deux femmes, le comte et ses convives allumèrent des cigares. Dunel avait bu et mangé comme un homme fou de bonheur qui se grise avec tous les plaisirs des sens ; et lorsqu’Éléonore rentra pour annoncer que madame était prête, et qu’elle attendait au salon, il se leva n’étant pas tout à fait de sang froid. Les époux accompagnés du comte montèrent dans la calèche pour se rendre dans leur appartement où l’on avait fait tous les apprêts du départ. Dunel assis en face de M. de Cournon et de sa femme, ne pouvait s’empêcher de la regarder avec bonheur ; elle était si belle, si timide, et tremblante comme une feuille d’arbre à l’approche de l’orage. Il aimait cette crainte qui la troublait et se demandait comment il avait pu désirer des femmes perdues. Cette certitude d’un bonheur tout proche jointe à l’exaltation d’une demi-ivresse le rendait si heureux que Lydie se rassura peu à peu. Elle éprouvait un certain contentement à voir la joie qui illuminait le visage de son époux. Ils ne se parlèrent pas. M. de Cournon, assez animé, causait beaucoup, il disait un grand nombre de riens que sa cousine et Adolphe n’écoutaient pas du tout. À mesure qu’on s’éloignait de l’hôtel, Dunel sentait son cœur battre plus vite.

— Mon Dieu, dit-il, mon front est brûlant. Je ne sais ce que j’éprouve.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria Lydie, en quittant sa place pour se mettre auprès de lui. Ce mouvement fut rapide comme la pensée.

— Oh ! rien, dit Adolphe, ce n’est plus rien.

Cette action changea la direction de ses idées. Il lui fallait répondre aux questions qu’elle lui adressait.

— Voulez-vous qu’on fasse arrêter la voiture ? Souffrez-vous encore ? D’où peut vous venir ce mal ? Tout cela fut dit avec une inquiétude si touchante qu’il pensa : « Comme elle m’aime déjà ! » Cette affection rafraîchit son cœur plus que l’air du soir ne rafraîchissait sa tête.

— J’espère, mon ami, dit le comte, que je vous ai bien marié. Votre femme est charmante.

— Oh ! oui, parfaite, et vous n’avez rien fait de mieux dans votre vie que de me la donner.

On était arrivé, ils descendirent.

Après avoir conduit les nouveaux mariés jusque dans leur appartement, le comte embrassa sa cousine ; Dunel se jeta même au cou de M. de Cournon tant il était aise de le voir partir. Celui-ci rajusta ses favoris et s’en fut. Il s’était acquitté de cette mission, qu’il appelait une corvée, sans se douter de ce qu’elle avait de grave et de sérieux, sans envisager l’immense responsabilité qui pesait sur lui.

Nous allons voir disparaître de l’existence de Lydie ces deux personnages, le comte et la comtesse, qui ne sont en apparence que des comparses pour elle.

— Enfin, dit Adolphe en se précipitant aux genoux de Lydie, lui prenant les mains et les couvrant de baisers, j’ai cru que jamais nous ne serions délivrés d’eux. Que ce moment où je devais vous posséder à moi seul est venu lentement ! Si tout à l’heure je souffrais, c’est que l’impatience m’étouffait, l’amour brûlait mon cœur ! encore un jour et je crois que je serais mort. Je puis donc vous dire que je vous aime.

La jeune fille baissait les yeux et comprenait à peine cet élan d’amour, elle, qui avait presque perdu le souvenir d’une caresse. Il la tenait captive sous son regard.

— Asseyez-vous, lui dit-elle enfin d’une voix tremblante.

— Ma femme chérie, mon amour, je vous aime, répondit Adolphe prenant dans ses mains la tête de sa bien-aimée et la pressant sur ses lèvres.

Lydie était foudroyée de ce changement. Cet homme qui jusqu’alors osait à peine la regarder maintenant s’emparait d’elle comme d’un objet lui appartenant. Transition effrayante et monstrueuse que la loi autorise et qui pourtant est contre la nature ; les gens de tact savent la nuancer ; mais nous frémissons en pensant qu’il est des êtres assez grossiers pour ne pas comprendre ce que cette liberté laisse de devoirs à la délicatesse.

Mlle  de Cournon souffrait déjà en voyant Dunel lui prendre de force ces caresses que plus tard elle aurait eu tant de bonheur à lui prodiguer. Elle se défendait, mais ses petites mains rencontraient toujours les baisers de son mari. Impatientée, presqu’en colère, sa figure prit un caractère de sévérité, mais Adolphe l’arrêta en lui disant d’une voix tendre et suppliante, comme une prière !

— Vous m’avez juré obéissance.

À ces mots Lydie sentit sa poitrine étreinte par une chaîne de fer ; elle comprit ce que ce mot pouvait contenir de souffrances.




LE MÉDECIN DE VILLAGE


Les deux jeunes époux avaient quitté Paris le soir. Le lendemain, au point du jour, le train qui les emmenait s’arrêta devant une petite station. Dunel descendit et prit sa femme dans ses bras comme un enfant. Il l’emporta jusqu’à la maison pour que la fraîcheur de la rosée ne mouillât pas ses pieds ; mais l’air du matin l’avait frappée, quand il la déposa, elle était évanouie.

Les premières lueurs du jour jetaient sur sa pâleur un ton bleuâtre ; tout le monde la crut morte. Adolphe assurait qu’un instant avant elle avait encore sa connaissance, on paraissait ne pas le croire. Il avait une frayeur terrible. Il ne savait pas qu’une fois déjà Lydie s’était évanouie, et que les émotions fortes ébranlaient son organisation, il craignait lui aussi qu’elle ne fût morte car cette femme était pour le moment son bonheur. Il demandait du secours comme un homme crie au voleur quand on lui prend son bien. Il laissa partir le train et transporta Lydie dans une petite auberge voisine. Le médecin du village qui commençait sa tournée passa précisément devant la porte ; il entra, comme chaque matin, pour demander à l’hôtesse si personne n’était malade, il rassura les assistants sur l’état de la jeune femme. En effet, elle ouvrit bientôt les yeux. La première personne qu’elle vit, fut son mari ; il était presque pâle, ses traits étaient altérés. Lydie lui serra la main et le remercia de s’être inquiété sur son compte. Le vieux médecin dit à Mme  Dunel une de ces phrases qui ont pour but de faire sourire les malades et partit. Adolphe sortit quelques minutes après, le rejoignit en courant pour lui demander son avis sur la santé de Lydie.

— Vous l’aimez beaucoup, madame votre épouse ? dit-il.

— Oh ! oui, monsieur.

— Eh bien ! tâchez de l’aimer assez pour ne pas l’aimer trop. Voilà tout ce que je puis vous dire.

Le vieux docteur prit une prise de tabac et s’éloigna en s’appuyant sur son bâton : ses paroles furent une énigme pour le jeune homme qui le suivit des yeux en se demandant s’il était fou.

Les époux se dirigèrent sur les Pyrénées, où la santé de Lydie pouvait se consolider.

Adolphe la fit monter à cheval, courir à travers champs, tirer le pistolet. Il lui assurait que les exercices du corps pouvaient seuls lui donner les forces qui lui manquaient. Tout ce qui se rapprochait des usages masculins répugnait à Lydie, elle se faisait violence pour obéir à son mari, ou du moins ne pas le contrarier ; lui était heureux de triompher de cette nature timide et essentiellement féminine. Tout étonnait la pensionnaire ; les collines couvertes d’arbres ou de vignes, les blés fauchés et amassés en meules ; puis les bois avec leurs parfums, les forêts aux senteurs sauvages, et les cours d’eau serpentant dans les prairies. Elle manifestait le désir de s’arrêter partout, et de passer sa vie entière dans les endroits qu’elle voyait.

— J’adorais Dieu, et je ne savais pas tout ce qu’il a fait pour nous, disait-elle ; je comprends maintenant seulement que notre cœur n’est pas assez grand pour contenir la reconnaissance que nous lui devons. Dès que nous serons arrivés nous irons à l’église, n’est-ce pas ? pour le remercier de ses bontés.

— À l’église ? Oh ! non, je n’y vais jamais, je ne suis pas dévot.

Lydie se tut, cette parole l’avait chagrinée, elle y réfléchit pendant quelques minutes, puis elle trouva moyen d’excuser Adolphe. Sans doute, il n’avait pas été élevé dans la crainte de Dieu, et puis il était habitué aux merveilles qui la charmaient, et n’en comprenait pas toute la grandeur. Elle entreprit de réparer cela en lui expliquant la bonté du Seigneur.

— Comment, reprit-elle doucement, cette nature si belle n’excite pas votre imagination, et ne vous élève pas vers votre Créateur ? Vous n’entrevoyez rien de divin dans ce spectacle, et n’interprétez pas autrement que par une admiration des yeux ces beautés qui s’offrent à vous ? Ne comprenez-vous pas le sens de cette vie immense qui ne respire que par une volonté suprême ?

Pour réponse Dunel prévint sa femme que si elle ne se méfiait de ces dispositions, elle tomberait dans le travers trop commun aux jeunes personnes de son âge ; qu’elle deviendrait romanesque, excentrique, et lui fit une tirade contre les femmes exaltées qui commencent par admirer la nature, la poésie, à se promener au clair de lune, au lieu de dormir, et finissent par devenir des bas bleus, ou des folles tout à fait.

— Vous ne comprenez pas ma pensée, dit Lydie. Je ne veux tomber dans aucune de ces exagérations qui, au contraire, me font horreur ; mais je pense que nous avons une vie intellectuelle comme une vie physique, nos âmes doivent s’aimer autant que nos cœurs ; et comme nous ne pouvons nous montrer nos âmes, il faut nous les faire connaître en nous initiant à nos différentes impressions ; cette fois me comprenez-vous ? dit-elle tendrement.

Dunel la regardait avec amour sans lui répondre.

— Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire ? reprit-elle.

— Je pense que vous êtes charmante et que je vous aime lui répondit-il en l’embrassant.

Il ne comprend pas, pensa Lydie, mais il m’aime ; et elle se consola. Chaque fois qu’elle exprimait une sensation délicate de son âme, Adolphe lui répondait par un baiser. Elle se demandait si tous les hommes étaient de même. Si Violette ne s’était pas trompée en décrivant l’amour comme l’union des pensées et des sensations ; elle ne pouvait se le persuader, elle obéissait à la loi naturelle, tout ce qui existe cherche en soi-même le principe de vie et se trouve ainsi reporté vers son créateur. Avant tout Lydie avait un immense besoin d’être aimée, elle s’était trouvée jetée dans la vie avant d’avoir conçu des désirs. Les soins, l’admiration continuelle, les tendresses de son mari charmaient si bien son cœur, qu’elle s’engourdissait doucement dans ses caresses.




LE FOU DU LAC BLEU


Ils étaient à Cotterets, Adolphe courait les champs et les bois avec sa chère femme, la faisait monter à cheval, tirer au pistolet, riait de sa maladresse et la trouvait toujours adorable. Comme il était excessivement jaloux, il ne la quittait pas et ne recevait personne. Sans le savoir Dunel agissait très sagement ; let hommages, les galanteries, n’eussent rien fait sur l’esprit de Lydie ; mais elle était dans une erreur que seule prolongeait son ignorance de toutes choses. Un mot pouvait l’éclairer et lui montrer que le bonheur durable n’était point dans les jouissances matérielles seulement. L’âme, étant immortelle, a des affections plus longues que l’existence de notre corps ; du moins elles nous semblent telles, et nous en avons presque des preuves, car un amour immense sacrifie volontiers sa vie.

Un jour qu’ils faisaient une longue excursion tous deux à cheval, Lydie voulut s’arrêter. Ils descendirent, attachèrent leurs montures et se promenèrent sur le gazon près d’une eau transparente.

Un jeune homme mince et pâle était assis tout près de l’eau et tenait sur ses genoux un petit portrait qu’il regardait sans lever les yeux.

— Qui est cet homme, demanda-t-elle ?

— Un malade aliéné qui sort tous les matins et ne rentre que pour dîner et se coucher. Il passe son temps à regarder le portrait qu’il tient là.

— Oh ! je voudrais bien parler à cet homme ! Le voulez-vous ? demanda la jeune femme, dont la curiosité venait d’être éveillée.

Ils s’approchèrent de lui.

— Pourriez-vous, monsieur, dit Dunel, m’apprendre comment on nomme ce lac ?

Le jeune homme leva sur lui de grands yeux noirs, vifs et étincelants, qui contrastaient avec sa chevelure blonde.

— Le lac Bleu, monsieur, dit-il, avec un accent gascon très prononcé.

Adolphe remercia ; Lydie, fit une charmante inclinaison de tête.

Le jeune homme, à la fin de sa phrase, eut une de ces petites toux sèches et creuses qui résonnent au fond de la poitrine comme un gémissement.

— N’ai-je pas eu le plaisir de vous rencontrer à Cotterets chez le docteur Dozou, dit Dunel ?

— Cela se peut, c’est mon médecin. Il prétend que je suis phthisique et que j’ai fort peu de temps à vivre.

— Alors, monsieur, si vous voulez bien me le permettre, je vous dirai que vous restez sur cette herbe humide, et que vous allez aggraver encore votre état.

Le malade ne répondit pas ; il donna à Adolphe le portrait en disant :

— Voyez si elle est jolie.

Les deux époux regardèrent avec une vive curiosité.

— Bien jolie ! dit Lydie.

— Charmante ! ajouta Dunel.

— Eh bien ! dit le malade, en reprenant à deux mains son portrait. Eh bien ! je ne la reverrai jamais plus.

— Pourquoi ? hasarda la jeune femme.

Il étendit le bras et parla comme s’il eût été seul.

— Je suis né là-bas, je fus élevé parmi des jeunes gens sans principes, je devins sceptique ; les excès de tout genre ont détruit ma santé, mon cœur était flétri et mon visage ridé. J’ai vu cette enfant, je l’ai aimée ; mais j’étais resté trop longtemps dans la fange, je me sentais ignoble, je mentais pour me faire croire meilleur. J’ai menti et j’ai perdu son amour. Maintenant je n’ai plus que son souvenir et son image pour reconstruire le passé. Je veux la regarder tant qu’il me restera un souffle de vie.

Lydie était toute frissonnante, elle se serrait contre son mari.

Le jeune homme, après un long silence, murmura d’une voix triste quelques vers de Musset. Sa parole, qui mettait une inflexion particulière sur les mots les plus mélancoliques, avait quelque chose qui attirait les larmes.

Madame Dunel fit un mouvement de retraite pour se soustraire à ce spectacle qui lui donnait trop d’émotion.

Le malade ne sortit point de sa rêverie et chanta d’une voix lente une chanson de Jasmin. Le rhythme cadencé accompagna les pas des deux époux qui s’éloignaient. Lydie ne parla pas d’abord, elle écoutait cette harmonie qui s’éteignait peu à peu dans la voix mourante du poitrinaire. Elle remonta sur son cheval et ils repartirent.

Cet homme est bien étrange, dit-elle, toute pensive.

— Il est fou, répondit Adolphe.

— Vraiment ? cela m’étonne.

— Ne vous l’avais-je pas dit ?

— Je ne crois pas. Je voudrais que tous les gens sensés pensassent comme lui.

— Je vais en être jaloux, dit Dunel en riant.

Ils rentrèrent pour dîner ; la jeune femme était dominée par le souvenir de sa rencontre, elle ne pouvait croire que l’homme qu’elle avait vu fût privé de raison. Elle voulut éclaircir ce doute. En sortant de table, elle interrogea le docteur, qui lui dit qu’en effet, le jeune homme était atteint d’une de ces aliénations mentales qui ne sont point à craindre pour les autres et dont la douceur permet aux malades d’être libres.

— Je le connais depuis longtemps, ajouta-t-il. Une fois je l’ai rapproché de celle qu’il aimait ; à peine était-il pardonné, qu’il s’est perdu de nouveau. À cette époque déjà son esprit n’était pas sain. Nos Méridionaux sont très exaltés et sujets à ces sortes de maladies. Depuis longtemps sa raison et sa santé s’altèrent chaque jour de plus en plus. Maintenant tout est fini pour lui et je crois que lorsque nos Parisiens quitteront les Pyrennées, il s’en ira dans le petit cimetière près du château de sa mère, sous un immense saule qu’il a choisi pour avoir, dit-il, de l’ombre sur son tombeau.

— N’est-il aucun moyen de le sauver ? dit madame Dunel.

— Aucun. D’ailleurs il attend la mort et la désire. S’il se croyait guérissable il se tuerait. On fit demander le docteur. Au même moment un coup de vent fit tourbillonner dans l’air une feuille jaune qui vint tomber dans la salle. Le docteur la ramassa et la leur montra.

— Tenez, dit-il, les feuilles commencent à tomber ; elles me brisent le cœur quand elles se détachent, car chacune entraîne un corps dans cette terre. On me demande sans doute pour une vie prête à s’éteindre ; vous qui êtes jeunes et bien portants, partez vite car ce séjour vous attristerait bientôt.

— Cet homme est plein de cœur, dit Lydie dès que le docteur eut disparu.

— Je le trouve très ennuyeux répondit Adolphe, et peu gai. La seule chose qui me plaise, c’est qu’il vous croit en bonne santé et que nous pouvons sans inquiétude nous remettre en route.

Pendant que Dunel donnait l’ordre de tout préparer pour leur départ, Lydie monta dans son appartement. La nuit venait. Elle se mit à la croisée du jardin, et vit passer le docteur qui se promenait en soutenant le jeune homme du lac Bleu. Ils causaient, et elle entendit clairement leur conversation.

— Je veux encore marcher un peu, disait le malade.

— Ainsi c’est un étouffement, une suffocation qui vous a pris pendant la promenade ?

— Oui, et l’on m’a rapporté ici. Dites-moi, cher ami, ajouta-t-il gaiement, il paraît que je vais plus mal.

Le médecin balbutia quelques mots.

— Je vais plus mal, tant mieux, n’essayez pas de me désabuser ; vous savez que je tiens beaucoup à embrasser ma mère, et je vais partir sur le champ, car je ne veux pas que le temps me manque.

Le docteur ne répondit rien.

— Je suis bien sûr que je vais mourir, car elle me parle maintenant. Vous ne savez pas ? ce matin elle m’a dit : — Je t’aime. — Vous voyez bien que je vais mourir.

Lydie avait retenu sa respiration pour ne pas perdre une inflexion de voix. On meurt d’amour, pensa-t-elle, je le comprends ; mais ce doit être un affreux supplice.

— Voilà qui est fait, dit Adolphe en rentrant. Qu’est-ce que vous regardez donc, ma chère ?

— Ce pauvre jeune homme, c’était pour lui qu’on demandait le médecin.

— Mais qu’avez-vous donc ? Vous tremblez décidément, la vue de cet homme vous trouble. Il ferma vivement la fenêtre, et par un mouvement nerveux attira sa femme et l’entoura de ses bras.

Coquette, lui dit-il, je vous défends de penser à ce fou.

— Pourquoi donc ?

— Vous autres femmes, avec vos têtes d’enfants, vous aimez tout ce qui vous étonne.

— Que craignez-vous ?

— Que vous en aimiez un autre que moi.

— Mais cela n’est pas possible, dit-elle. On n’aime qu’une fois, et puisque je vous aime je ne peux pas en aimer un autre.

— C’est vrai, répondit Dunel, je n’y songeais pas, c’est tout à fait impossible.

Il se garda bien d’ajouter un mot, craignant de détruire l’erreur de Lydie, en lui apprenant qu’on pouvait aimer plusieurs fois et même très souvent, ainsi qu’il le pensait.

— Tu es un ange, lui dit-il en l’embrassant.

Cependant il pressa leur départ.




AVERTISSEMENT DU DOCTEUR


« Votre femme n’est pas malade, avait dit le médecin à Adolphe, mais elle est délicate. Je vous ai conseillé de quitter Cotterets parce que l’excessive sensibilité de madame Dunel rend ce séjour dangereux pour elle. Ne lui témoignez jamais d’inquiétude sur sa santé ; mais entourez-la de soins, ménagez-la, surtout évitez pour elle les émotions. Ce ne sont que des mesures de prudence qui ne doivent nullement vous tourmenter, cher monsieur. »

La première recommandation du docteur de village n’avait pas produit un grand effet sur Dunel ; mais le second avertissement, venant d’un homme qui passait pour fort habile, lui parut plus sérieux ; il se demanda si vraiment il avait épousé une femme faible de santé, et cette pensée lui déplut ; enfin l’inquiétude qu’il en ressentit, sans être très vive ni de très longue durée, agit cependant sur ses actions : il fut plus prévenant, plus attentif, il soigna davantage sa femme pendant quelque temps. Les deux jeunes mariés partirent pour l’Espagne, passèrent quelques jours à Madrid, et se dirigèrent vers l’Afrique. Après un court séjour au Maroc, ils se rendirent à Alger où ils firent un séjour assez long et se dirigèrent ensuite vers l’Italie. Dunel avait reçu du comte des lettres de recommandation ; et partout où ils s’arrêtaient, le nom de Mlle  de Cournon les introduisait dans la haute société ; on les fêtait, on enviait leur bonheur, ce qui flattait beaucoup Adolphe. Tout le monde était ravi de sa femme. Elle étonnait et charmait, en même temps que son air doux et rêveur excitait la curiosité, l’intérêt, comme sa beauté pure portait à l’admiration. En tous lieux, des paroles bienveillantes ou des regards louangeurs semblaient s’attacher à ses pas. Ces hommages, qui d’abord avaient éveillé la jalousie du mari, ne tardèrent pas à chatouiller agréablement son amour-propre. Il lui fut impossible d’oublier un seul instant que sa femme était charmante. Tout contribuait à prolonger leur amour. Lydie était de plus en plus émerveillée de l’existence. La mer et ses accidents, la nature chaude et dorée du Midi, puis les chefs-d’œuvre en ruine que l’Italie porte encore dans son sein, tout lui parlait un langage grandiose, divin ; mais elle ne disait plus rien, son extase était muette, sa pensée s’engourdissait dans une admiration profonde et passive. Elle se laissait envahir par ses sensations, faute de pouvoir les faire partager, et rejeter au dehors l’effervescence de son esprit ; elle finit par prendre pour un bonheur parfait une sorte d’abrutissement contemplatif.




PROMENADE SUR L’ADRIATIQUE


Les époux étaient à Venise. Un soir qu’ils se promenaient en gondole, ils passèrent devant un balcon où riait un groupe d’enfants.

Dunel, après les avoir regardés, dit à sa femme :

— Seriez-vous heureuse d’être mère, ma Lydie ?

— Oui, mais ma joie serait mêlée d’inquiétude.

— Pourquoi ?

— Il est si difficile de s’acquitter de cette tâche que Dieu nous donne.

— Difficile ? non pas. À Paris, les enfants s’élèvent tout seuls. D’abord on leur donne une nourrice ; ensuite, si ce sont des garçons, on les envoie au collége, et plus tard ils choisissent eux-mêmes une carrière ; si ce sont des filles, on les marie.

— Sans doute, aussi n’est-ce pas cela que j’entends, je parle des soins que nous devons donner à leur nature, à leur caractère pour en faire des hommes honnêtes et droits ou des femmes bonnes et pures.

— Vous avez raison, ma chère amie, ce point est très important, mais cela ne nous regarde pas. C’est l’affaire des gens que nous chargeons de s’occuper de nos enfants. C’est leur devoir, et nous n’avons qu’à bien choisir nos précepteurs, ou nos gouvernantes.

— Et vous croyez que là se bornent nos obligations ? lui demanda sa femme en le regardant profondément.

— Évidemment, et je serai très sévère là-dessus.

Lydie ne pouvait émettre un doute sur ses devoirs à ce sujet. Toute femme naît avec les instincts de la maternité ; on n’a pas besoin de lui enseigner les devoirs de mère. Adolphe ne trouva donc pas d’excuse cette fois dans le cœur de sa compagne. Dès ce moment elle vit qu’il y avait une lacune dans la nature de son mari.

— Il ne comprend pas les devoirs les plus saints, se dit-elle. Cependant il est bon, il m’aime et je dois lui pardonner. Je prendrai sur moi toute la responsabilité ; avec l’aide de Dieu, je me sens assez forte pour m’occuper seule de mes enfants. Il se fit un long silence ; on n’entendait plus que le gondolier diriger son frêle esquif, et les promeneurs chanter des airs italiens de leurs voix riches et expressives.

— La délicieuse soirée, s’écria Dunel, n’est-ce pas ?

— Oui, charmante, répondit Lydie dont les pensées erraient bien loin. Entre les personnes qui doivent ressentir des plaisirs et des peines réciproques, dans une existence à deux, une parole fait quelquefois un ravage immense sans qu’on le devine dans le moment même. Jusqu’alors Lydie avait considéré Dunel comme son maître, un maître qui lui obéissait par tendresse pour toutes les futilités ; mais qui devait avoir, comme homme, une force, une intelligence plus mâle et plus grande que la sienne, elle se trouvait enfant près de lui. Sa disposition d’esprit se modifia.

La nuance de leur bonheur changea dès ce moment sans qu’ils s’en aperçussent.




UNE RENCONTRE


En quittant Venise, ils allèrent en suisse se reposer de la chaleur et du soleil d’Italie. Ensuite ils remontèrent le Rhin en bateau à vapeur. Dunel s’étonnait de n’avoir pas encore vu sur sa route un de ses amis, chose en effet assez étrange, car il semble toujours qu’en voyage on se soit donné rendez-vous, et, souvent, on ne peut faire un pas sans rencontrer un visage de connaissance. À peine cette remarque était-elle faite, qu’en arrivant à Cologne, ils se trouvèrent avec M. de Flabert celui qui le premier avait reçu la confidence de l’amour d’Adolphe.

Il était sept heures du soir, le jeune ménage terminait son dîner dans un cabinet qui se trouvait tout à côté du salon de l’hôtel. On entendit dans la chambre voisine une petite voix au timbre désagréable, Dunel se leva, ouvrit la porte et vit de Flabert.

— Vous ! s’écria ce dernier en entrant.

— Mon amie, je vous présente M. le duc de Flabert. Madame Dunel.

— En vérité ! dit de Flabert ; il s’inclina, fit les compliments d’usage et fut ravi de Lydie.

Adolphe raconta son voyage.

— Vous voyez, cher ami, dit-il en finissant, nous faisons faire à notre lune de miel le tour du monde.

— Qu’est-ce qu’une lune de miel ? demanda Lydie.

Les deux hommes se regardèrent en souriant de la naïveté de la jeune femme.

— La lune de miel, madame, répondit de Flabert, c’est l’astre des ménages heureux.

— J’admire votre définition, dit Dunel ; vous souvenez-vous de notre dernière conversation ? C’était un soir…

— Vous m’avez dit tant de choses !

— Je vous fis une confidence.

— Oui, répondit Edmond en hésitant.

— De quoi s’agissait-il. Parlez, je vous en prie.

— D’un amour, je crois.

— Oui, j’avais vu madame le jour même, et vous vous rappelez comme je l’aimais déjà.

— Il est vrai.

Lydie et son époux échangèrent un regard plein d’une éloquente sympathie.

— À propos, qu’avez-vous fait de mon héritage de garçon ? reprit Adolphe. Puis s’adressant à sa femme, il ajouta : je parle d’un cheval que j’ai cédé à monsieur.

— Je ne l’ai pas gardé, répondit de Flabert, je m’en suis défait au bout de huit jours ; il était vicieux et se cabrait, j’en fus dégoûté bien vite.

— Vous m’étonnez, c’est une belle bête, des pieds fins, une crinière élégante.

— Ce qu’elle a de mieux, mon cher, c’est sa robe.

— Et à qui l’avez-vous donnée ?

— À un marchand de chevaux.

— Vraiment ?

— Il ne l’aura pas gardée longtemps non plus.

— Et que devenez-vous ?

— Moi ?… Moi. Hélas ! ! !…

— Pourquoi cet hélas ? N’êtes-vous plus heureux ?

— Heureux ! mais vous ne savez donc pas ?…

— Quoi ?

— Que je suis marié ?

— Non.

— Je suis marié. Ci gît de Flabert, il a vécu !

— Vous êtes marié et vous n’êtes pas heureux, demanda Lydie de l’air le plus étonné du monde.

— Tous les ménages, madame, ne sont pas comme le vôtre.

— Vous n’aimez donc point votre femme ?

— D’abord, elle est blonde comme les blés, ce qui fait très bien en vers, mais ce qu’en réalité je trouve affreux ; et il soupira en regardant les cheveux noirs de Mme  Dunel ; puis j’aime les personnes calmes comme les Anglaises, ma femme est vive ; la pâleur me plaît surtout, cela donne un charme, une distinction délicieuse, elle est rose comme une paysanne ; enfin je n’aime pas qu’une femme ait l’air trop jeune, la mienne a dix-neuf ans et en paraît quinze.

— Alors pourquoi l’avez-vous épousée ?

— Oh ! Un mariage superbe, madame, une occasion unique.

— Mais je ne vois pas là de sérieuses raisons à ce mariage.

— Deux millions de dot et des espérances incalculables, voilà les raisons d’être d’abord, puis une famille, c’est à dire, un père dans la meilleure position du monde. Ma femme est la fille unique du favori de l’empereur de Russie. Depuis deux mois je ne quitte pas le monde politique, les ministres, les réceptions, les ambassadeurs, que sais-je ? Enfin, j’éprouvais le besoin de respirer, et, sous le prétexte de notre installation en France, je retourne à Paris, mon cher ami ; j’ai laissé là-bas mon épouse et son noble père.

Pendant qu’il parlait, et qu’Adolphe l’écoutait avec admiration, la jeune femme à tout ce qu’il disait croyait reconnaître sa chère Violette et tremblait de tout son corps en pensant au sentiment que cet homme exprimait. Elle n’osait éclaircir ses doutes, tant la réalité lui faisait peur. Lorsque de Flabert, interrogé par Dunel, répondit :

— Mon beau-père se nomme Warloff ; j’ai maintenant cinq cent mille livres de rente.

Lydie avait poussé un cri. Son mari lui prit les mains :

— Vous êtes glacée, qu’avez-vous ? lui dit-il.

— Rien, seulement je ne puis me défendre d’une certaine douleur, en songeant à cette pauvre créature que monsieur le duc n’aime pas.

— Oh ! Rassurez-vous, madame, dit vivement de Flabert. Je suis désolé de vous avoir causé tant d’émotion ; mais la duchesse est très heureuse. Au reste, je ne me plains pas d’elle, car si je regrette qu’elle ne soit pas de mon goût comme femme, elle a du moins beaucoup d’esprit et nous sommes très bons amis. Je vais vous en donner une preuve. Elle est pleine d’originalité, cette petite princesse. Dès le premier entretien que nous eûmes en tête-à-tête, je crus convenable de lui faire ma cour.

Elle m’arrêta par ces mots :

— Monsieur, notre mariage est fait ; il a été conclu entre votre père et le mien ; vous avez consenti à me nommer votre femme. Je vous ai accepté pour mari ; nous avions pour cela chacun nos raisons ; les vôtres je les devine. Pour moi, je voulais être agréable à mon père, qui désirait ce mariage. Nous allons donc vivre toujours ensemble !… Toujours, c’est bien long ! Je ne suis pas assez sotte pour n’avoir pas vu de suite que vous ne m’aimiez pas. À défaut d’amour, tâchons d’avoir l’un pour l’autre de l’amitié. Nous sommes mariés. Ce n’est pas une raison pour être ennemis. Évitez-vous la peine de jouer une comédie qui vous ennuierait encore plus que moi. Elle me tendit la main en riant, et à partir de ce moment je la considérai comme mon meilleur ami.

Lydie n’avait pas oublié qu’elle devait garder le plus grand secret sur ses entrevues avec Violette.

— Ce que vous dites de votre femme, monsieur, répondit-elle au duc, me la fait chérir par avance ; je la trouve charmante.

— Tant mieux, madame, dans deux mois la duchesse sera de retour, je vous la présenterai. Ce sera pour Adolphe, je l’espère, et pour moi, un grand plaisir de voir des relations d’amitié s’établir entre nos femmes. Et maintenant, adieu. Je vous quitte pour aller au chemin de fer, car l’heure du départ approche. Excusez-moi.

La pauvre Lydie était écrasée par ce qu’elle venait d’entendre. Violette était sa seule affection après son mari, et la savoir unie à ce duc de Flabert lui faisait désespérer de la voir jamais heureuse.

La tête baissée sur sa poitrine, la jeune femme s’abandonnait à ses tristes pensées. Elle trouvait le ciel injuste de lui avoir donné la part si belle, quand son amie était si mal partagée. Son époux dit que ce mariage ne l’afflige pas, poursuit-elle, mais je suis sûre, moi qui la connais, qu’elle doit souffrir. Il faut que je la revoie au plus tôt pour la consoler et suppléer par ma tendresse au bonheur qui lui manque.

Pendant que Lydie désirait revenir en France pour y voir son amie, Dunel, de son côté, en revoyant de Flabert, s’était ressouvenu de Paris, et sentait diminuer un peu ses caprices de touriste et sa soif de voyage.

Adolphe plaisanta doucement sa femme sur son air sombre et sur la douleur que lui avait causé le mariage de cette jeune personne qu’elle ne connaissait pas.

— Votre ami nous a dit que dans deux mois sa femme serait à Paris. Je vous demanderai, si ce n’est pas vous imposer un trop grand sacrifice, de ne point prolonger au delà de ce temps notre absence.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il enchanté de voir que sa femme entrait dans ses vues. Ce fut le premier jour où Lydie et Adolphe commencèrent à avoir chacun une pensée en dehors de leur existence intime. C’était un petit avant-coureur d’une séparation morale, mais l’effet immédiat n’en fut pas défavorable, au contraire. Ils trouvèrent un nouveau plaisir dans ce sujet de conversation.

Ils quittèrent Cologne, s’arrêtèrent en Hollande, en Belgique ; d’Ostende s’embarquèrent pour Londres, et à l’expiration du délai fixé, les deux époux avaient visité l’Angleterre et l’Écosse. Comme on le voit, ils ne perdaient pas de temps.

Ils arrivèrent bientôt dans le petit appartement du boulevard des Italiens. Tout était prêt pour les recevoir. Lydie qui venait d’habiter tour à tour les grands hôtels, et les petites auberges, qui avait été quelque fois bien, presque toujours mal, trouva son appartement délicieux.




LES TROIS AGES DE L’AMOUR


L’amour qui n’est pas dans l’esprit et dans l’âme dure plus ou moins longtemps et finit toujours. Il se présente sur trois côtés, puis s’en va.

L’amour qui demande ;

L’amour qui reçoit ;

Et l’amour qui se lasse.

Autrement dit : le désir, la possession et la satiété. Ensuite la passion est morte, on écrit sur son tombeau : indifférence, amitié ou haine. Les uns y renoncent en riant, d’autres en pleurant, d’autres se vengent ; mais tous à la fin se consolent et prennent leur parti.

Si quelqu’un eût dit ces paroles à Lydie, elle eût ouvert de grands yeux et n’eût pas cru.

Cependant, depuis quelque temps déjà, nos époux étaient dans la deuxième période qui fut la plus longue.

Depuis quelques jours la jeune femme remarquait un certain changement dans la manière d’être de son mari. Il paraissait moins empressé. Ayant en lui une foi inébranlable, elle fut bien éloignée de penser que son amour eût diminué, et s’expliqua cette circonstance par les préoccupations nouvelles que nécessite l’intérieur d’une maison.

La première chose qu’elle fit en arrivant ce fut d’envoyer à l’hôtel du duc. Le jeune ménage était réuni depuis un mois, la duchesse avait avancé son retour. En apprenant l’arrivée de son amie, Violette accourut chez elle, et la première question qu’elle lui adressa fut celle-ci :

— Êtes-vous heureuse ?

— Oui, mon mari m’aime et je crois en lui.

— Je savais ce que vous alliez me répondre, mais je voulais vous laisser le plaisir de me le dire.

Lydie n’osait interroger son amie, car, elle aussi, croyait deviner sa réponse. Pourtant, voyant que Violette ne paraissait ni triste ni malheureuse, elle se hasarda et lui dit :

— Comment vous trouvez-vous dans votre nouvelle condition ?

— Moi ?… Je me trouve… duchesse. Mon mari n’est ni très laid ni très sot.

— En effet.

— Mon amie est bien mariée. Il ne m’en faut pas davantage. Je vivrais cinquante ans encore que ma situation et mes dispositions d’esprit ne changeraient pas, car mon histoire est finie et le livre en est fermé. Ainsi nous ne parlerons jamais de moi, n’est-ce pas ? ce serait trop ennuyeux ; nous causerons de vous. Je veux vivre de votre vie, vous me raconterez vos sensations, jusqu’à vos moindres pensées ; ne me refusez pas, j’ai compté là dessus.

— Vous m’effrayez : si vous souffrez, je veux partager vos douleurs.

— Je ne souffre pas du tout ; mais en supposant que j’eusse une peine, que gagnerais-je à vous la confier ? Je vous affligerais, et ce serait un chagrin de plus pour moi puisque nous ne faisons qu’un.

— Que je vous plains de vivre avec un homme que vous n’aimez point !

— Eh bien ! cela n’est pas si difficile que vous le croyez. Quand une idée sombre me vient, je mange des bonbons, c’est un remède excellent ; si l’idée résiste, je m’achète une robe ; si cela ne suffit pas, je vais jusqu’aux bijoux, et tout est dit. Quand l’ennui me gagne, je vais au spectacle. Là, je vois des lorgnettes se tourner de mon côté, on me regarde, on parle, on me regarde encore. Je crois qu’on me trouve excessivement jolie. Je m’imagine que je suis fort séduisante ; il n’en est rien, mais je le crois, ce qui revient exactement au même, pour ma satisfaction personnelle.

— Et vos études ?

— Oh ! elles vont très bien. Ma gouvernante est émerveillée. J’en sais déjà autant qu’une enfant de douze ans très avancée. Je gagne plus d’une année par mois.

— Et le grand monde ?

— Ici, je suis allée deux fois seulement dans cette société beaucoup plus distinguée qu’amusante. J’ai parlé avec peu de prudence et tout s’est bien passé. On dit que je suis très spirituelle. En attendant que je sois savante, j’adopte ce système qui me réussit très bien et qui est le secret des ignorants : parler peu, pour laisser croire qu’on pense beaucoup, avoir l’air de critiquer, pour faire croire qu’on a une opinion. Voilà tout le mystère. Et maintenant que j’ai dit, racontez-moi tout ce qui s’est passé depuis notre séparation.

— Depuis que vous m’avez quittée, quand j’étais encore Mlle  de Cournon, et vous Violette, jusqu’au moment où nous nous retrouvons, vous duchesse et moi roturière, dit en riant Mme  Dunel. Elle raconta tout son voyage ; parfois, croyant entendre Violette soupirer, elle lui demandait ce qu’elle avait, et Mme  de Flabert répondait toujours par une gaieté qui rassurait Lydie.

Elles passèrent ensemble une partie de la journée, bavardant comme deux pensionnaires. Les deux ménages semblaient s’entendre à ravir ; ils dînèrent ensemble boulevard des Italiens, et se séparèrent à onze heures.

La duchesse, en descendant, dit à son mari :

— Vous avez beaucoup regardé Mme  Dunel. Je vous ai vu, ne vous excusez pas : vous la trouvez charmante. Eh bien, cela me fait un véritable plaisir.

— Comment ?

— Oui. Vous m’avez ravie ce soir, je vous le jure, et je suis de bonne foi.

— Vous avez, lui dit Edmond en l’aidant à monter en voiture, une originalité contrariante parfois…

— Et vous un petit air piqué qui vous va très bien, répondit-elle en éclatant de rire.

De Flabert ne put s’empêcher d’en faire autant. Sa femme était si franche et si gaie, qu’il lui était impossible de se fâcher avec elle.

Malgré toutes les explications que Lydie avait reçues, elle comprenait les raisons de son changement, mais ne les admettait pas comme justes.

Elle ne voulait pas que des causes sociales pussent changer la nature que Dieu nous a donnée. Mais elle se proposa de ne pas parler de cela. Son amie avait arrangé définitivement sa vie, et son devoir maintenant était d’en supporter les conséquences.

Après avoir recommandé son âme et celle d’Adolphe à Dieu, la jeune femme s’endormit en se disant : Ce n’est plus ma délicieuse petite Violette, c’est la duchesse de Flabert, née princesse de Varloff. Une femme accomplie au point de vue du monde.


UN MARI AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE


Le lendemain, Dunel et sa femme firent une promenade au bois. Déjà le froid commençait, et pourtant il y avait un assez grand nombre de promeneurs ; tous regardaient avec curiosité dans la voiture.

Beaucoup de jeunes gens et de jeunes femmes, de vertus différentes, connaissant Dunel au moins de vue, voulaient voir cette merveille dont on le disait si amoureux. Aussi le mari, qui ne pouvait que gagner à satisfaire cette curiosité, témoigna-t-il le désir d’aller le soir même à l’Opéra. Leur arrivée fit une petite révolution dans la salle ; Adolphe était seul heureux de ce succès ; sa femme n’en éprouvait pas la moindre joie. Sûre de l’amour de son époux, elle n’avait pas même cette coquetterie qui fait désirer aux femmes les admirations, ne serait-ce que pour pouvoir prouver à leurs maris qu’elles sont dignes d’être aimées.

En rentrant, Dunel prit Lydie dans ses bras en disant :

— Je suis fier quand je pense que tous ces hommes qui vous regardaient donneraient des trésors pour déposer un baiser sur votre front, et que seul j’en ai le droit.

Pendant les jours suivants, tantôt seuls, tantôt en compagnie des deux amis, le jeune ménage fut tout entier aux distractions de Paris, et Adolphe se grisa du plaisir de montrer sa femme.

Depuis longtemps Mme  Dunel s’apercevait des penchants de son mari et s’appliquait à l’entourer de tout ce qui pouvait le charmer. Il était gourmand, elle apportait un soin tout particulier à lui faire servir des mets délicats.

Elle faisait mettre chaque matin des fleurs nouvelles dans sa chambre, lui permettait de fumer autant qu’il le voulait, enfin courait au devant de tous ses désirs. La vie d’Adolphe, qui avait pour but la satisfaction des sens, avait atteint le paroxisme du bien-être. Il mangeait comme un ogre, il était aimé et possédait toutes les jouissances qu’on peut trouver ici-bas.

Ce ménage était, en plein, dans la seconde période, c’est à dire que, sans s’en douter, Lydie entourait son mari d’attentions, le soignait, l’adorait, enfin lui faisait la cour comme il la lui avait faite lui-même.

Par une des premières gelées, Dunel, se promenant à cheval, rencontra deux de ses anciens amis, qui lui reprochèrent son abandon. Il s’excusa sur la nécessité de son installation. En effet, il n’avait pas encore été suffisamment assis dans la vie matrimoniale pour se souvenir du passé ; il avait été trop occupé, parce qu’il trouvait chaque jour quelque chose de nouveau dans ses plaisirs. Il fut invité pour le soir même à un dîner de garçon, et, cédant aux pressantes instances de ses amis, il accepta.

Lydie, quoique attristée de l’absence de son mari, comprit qu’elle ne pouvait pas espérer qu’il s’isolât de tout.

Le lendemain ce fut le betting. Deux jours après la petite bourse. Dunel ne voulait pas s’endormir dans l’oisiveté, et, conseillé par ses anciens compagnons de coulisse, il voulut refaire des affaires. Il lui fallut sortir tous les jours.

— Je veux accroître notre fortune, disait-il, pour cela je suis obligé de vous quitter quelquefois ; mais votre amie est là, vous êtes avec elle et je suis parfaitement tranquille.

Le vide se fit dans l’existence de cette jeune femme, qui depuis près de six mois avait vécu toujours à côté de son mari. Elle crut s’éveiller après un rêve charmant et n’osait chercher à comprendre ce qui lui arrivait. Elle n’était plus la même, à peine entendait-elle ce qu’on lui disait. Une seule pensée la dominait :

« Il n’est plus là. »

Dès le troisième jour de l’absence de son époux, elle ne pouvait tolérer la présence de qui que ce fût, elle désirait être seule puisqu’elle ne pouvait voir Adolphe, et ne voulut même point recevoir Violette.

Que lui dirais-je ? pensait-elle. Que je n’existe pas parce que depuis trois jours il s’est trouvé forcé de sortir ? Elle rirait, et cela me ferait mal. Elle me dirait que je suis insensée, je le sais ; j’aime mieux attendre, je m’habituerai sans doute à le voir s’éloigner quelquefois.

Elle ne pouvait comprendre qu’une circonstance, aussi simple en apparence, pût lui causer un si grand trouble. C’est que, sans le savoir, elle sentait le malheur qui commençait, et que cet éloignement était, chez son mari, le premier pas dans une route nouvelle : la fin de leur rêve à deux.

Les personnes constituées comme l’était Lydie ont une intelligence magnétique qui leur fait ressentir les malheurs avant qu’elles ne les comprennent et ne les connaissent. Elle restait plongée dans une terreur qui ne lui permettait pas d’arrêter son esprit sur aucune crainte positive, lorsque sa femme de chambre frappa doucement à la porte.

— Monsieur envoie quelque chose pour madame, dit-elle.

C’était une charmante bibliothèque qui renfermait tous les plus jolis romans modernes. Il y avait aussi une lettre de Dunel. Lydie l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Je vous aime, ne vous ennuyez pas, lisez. En choisissant chacun de ces livres, je pensais à vous.

« Votre époux. »

Jusqu’à ce jour Lydie s’était crue certaine du cœur d’Adolphe. Elle pensait que l’amour était éternel, et qu’une fois mère, elle n’aurait plus rien à apprendre.

Enchantée de l’envoi de son mari, elle s’enferma, prit au hasard un livre, le posa sur ses lèvres, en pensant à Dunel, et lut.

C’étaient les vers d’Alfred de Musset.




ENTRE AMIS


Au moment où Lydie commençait sa lecture, Adolphe était assis en tête-à-tête avec de Flabert, et ils déjeunaient tous les deux en garçons chez Breban.

À la troisième bouteille, Edmond s’écria :

— Eh bien ! et cet immense amour que devient-il ? Cet amour conjugal d’un genre nouveau ?

— J’aime toujours ma femme… Je l’aime beaucoup… certainement… mais que vous disais-je ? Elle m’aime… oui… mais ce n’est point là cet amour qui me rendrait heureux.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ! Si vous n’étiez pas mon ami intime, je ne vous parlerais pas de cela, mais…

— Que de mais !

— Voyez-vous, il y a des femmes qui ne considèrent l’amour que comme un poème. Que diable ! c’est bien une réalité. J’avais trouvé Mlle  de Cournon naïve et charmante avec ses yeux innocents, et je m’étais dit qu’elle deviendrait une femme délicieuse. Eh bien ! Mme  Dunel est et sera toujours Mlle  de Cournon. C’est une sainte et aimable femme, mais voilà tout.

— Et vous vous plaignez ?

— Non pas, je suis enchanté de l’avoir épousée, car je suis certain qu’il n’existe pas de femme plus vertueuse. Je suis heureux de la savoir à mon foyer ; mais, un homme ne peut passer toute sa vie à genoux devant une madone. Mme  Dunel m’embrasse au front et me dit : « Je vous aime, » d’une voix douce et tranquille, comme elle l’entendait dire par les sœurs qui priaient leur divin époux ; mais moi, je ne suis ni un Dieu ni un saint, je suis un homme. Depuis plus de six mois je ne vis point, je suis au régime comme un malade, je me porte trop bien, enfin j’ai besoin de vivre plus à la fois. Depuis six mois je me contiens et je sens que je vais éclater. Mme  Dunel est très délicate, moi j’ai une poitrine de fer, et je crains parfois de renverser ma femme en respirant. D’abord cette situation m’a plû beaucoup, je la croyais provisoire, ensuite l’ennui m’a pris, et puisque le mot en est lâché, mon cher, je m’ennuie depuis deux mois. Si je persistais dans cette vie, je deviendrais méchant. Ce n’est pas sa faute si elle est une ange ; d’ailleurs j’en suis ravi. Elle est vraiment d’une douceur et d’une soumission admirables ! Mais, d’un autre côté, je trouve cela trop monotone, et je m’éloigne !

— Elle sera malheureuse de ne pas vous voir à tout instant.

— Elle s’y fera ; puis j’ai trouvé un moyen délicieux. Lydie n’a jamais rien lu ; je viens de lui envoyer une bibliothèque. Le désœuvrement va la forcer à lire ; avec sa nature impressionnable, elle s’attachera vite à tous ces sentiments peints avec l’exagération poétique ; elle pensera moins à moi, et prendra l’habitude de rester seule.

— Mais est-ce prudent ? Notre littérature moderne est un peu hardie.

— Oh ! il n’y a pas de danger. Rien n’aura de prise sur les principes de Mme  Dunel, et puis votre femme sera pour elle une charmante société.

— Allons, vous me consolez un peu du chagrin que vous m’aviez fait éprouver à Cologne. Vous voilà revenu au point de départ, et vous finissez par où j’ai commencé.

— Non, car j’aime toujours Lydie, et vous n’avez jamais aimé la duchesse.

— Le mariage n’est décidément pas un roman, mais une affaire, et vous avez eu par hasard un caprice pour Mlle  de Cournon, qui se trouvait être délicieusement jolie.

Dunel se défendit de cette opinion qui était pourtant l’expression de la vérité. Il se trompait lui-même sur ses propres sentiments. Ce n’était pas un méchant homme, il chérissait encore Lydie, mais l’amour s’en était allé ; sans cela, lui, qui ne voulait pas la laisser regarder un fou, lui aurait-il mis dans l’esprit les vers d’Alfred de Musset ?… Non.

— À propos, dit Adolphe, Anna donne une soirée ; on m’a dit que vous y alliez.

— Mais oui ; deux de mes parents qui sont mariés y vont.

— Ils ont tort, et vous-même…

— Ce n’est pas fort amusant ; pourtant, les femmes sont jolies et assez drôlettes ; puis, il faut bien faire quelque chose. Adèle y sera. La dernière fois, je ne m’y suis pas trop ennuyé, j’y ai vu le comte de Cournon.

— Mon cousin y va. Je puis y aller aussi, alors !… et j’irai ; mais n’en dites rien à votre femme, elle pourrait le répéter à la mienne.

— Elle a bien trop peur de troubler le bonheur de Mme  Dunel.

— Pourquoi le lui dire ?

— Je n’en parlerai pas ; mais vous ne connaissez point la duchesse et ne savez pas le genre qu’elle a pris ; depuis quelques jours, elle sait tout ce que je fais et même tout ce que je pense.

— Ce n’est pas possible.

— Je sors ; je dis à ma femme que je vais chez M. de Bernon ou bien chez un autre, il faut bien dire quelque chose. Alors elle me répond, sans s’émouvoir, ceci par exemple : « Vous vous trompez, je crois, M. de Bernon demeure rue de Taranne, 25, et vous allez ce soir, 2, rue des Mathurins, au premier, la porte à gauche. » C’est l’adresse d’Anna.

— En vérité, dit Dunel en riant.

— C’est renversant ! Je prends une figure innocente, je n’ai pas l’air de comprendre, elle plaisante, je veux me fâcher, elle me rit au nez : cela me démonte, cela m’irrite. La première fois, j’étais si surpris et si furieux que, pour n’en avoir pas le démenti, j’ai été chez un ami. Le lendemain, ne m’a-t-elle pas dit d’un air narquois : « Vous avez donc changé d’idée hier au soir ? »

— Alors, elle vous fait suivre ? elle vous espionne ?

— Pas du tout ! Aucun domestique n’est dans sa confidence, personne ne me suit et elle sait tout.

— C’est inouï !

— C’est insupportable, au point que pendant huit jours d’impatience, de fureur, de rage, je n’ai pas bougé.

— Eh bien ! qu’est-il arrivé ?

— Qu’elle m’a dit : « Mais, monsieur, je suis désolée, je n’ai jamais voulu vous gêner et troubler vos plaisirs ; reprenez-les, si vous ne voulez pas me désespérer. Vous me feriez passer, à vos yeux, pour ridicule, je ne veux pas l’être. Vous ne pouvez supposer que je me fâche de vos actions, car je ne vous fais jamais de reproche. »

En effet, le caractère le plus égal, une gaieté, une conversation pétillante. J’ai cru d’abord qu’elle voulait avoir des armes contre moi pour prendre des droits de liberté. Il n’en est rien. Elle est sage, vertueuse et ne se laisse pas même faire un compliment.

— C’est incompréhensible !

Elle se moque de moi, voilà tout, et je suis forcé d’en prendre mon parti. Que voulez-vous ? Il m’a fallu de force reprendre ma vie un instant interrompue par ses découvertes. Ne me demandait-elle pas en riant si j’étais tombé subitement amoureux d’elle. Et ne s’étonnait-elle pas de ne point me voir avec une mandoline. Tenez, je ne puis y penser. Elle m’était indifférente, j’avais même de l’amitié pour elle. Maintenant, elle m’agace à un tel point, que je finirai par la détester. Vous n’imaginez pas à quel point elle m’irrite.

— Mais vous m’inquiétez, si elle allait conseiller à ma femme d’en faire autant.

— Oh ! bien oui ! Elle dit à tout le monde que je la rends très heureuse et que je suis le modèle des maris. Je ne connais pas de femme plus insupportable. Si vous m’accusiez, elle me défendrait, et, dès que vous seriez parti, elle me rirait au nez. C’est un démon, enfin. Demain matin elle va me dire : « Eh bien ! vous êtes-vous amusé à votre soirée ?, vous êtes arrivé à telle heure, parti à telle autre. Vous avez dansé avec celle-ci, soupé avec celui-là, vous avez gagné ou perdu tant de louis, puis elle rira de mon air stupéfait, me donnant l’humiliation d’une indifférence qui ressemble à du mépris. »

— Savez-vous que cela devient très amusant.

— Je ne trouve pas. On n’a jamais vu pareille chose. Rien que d’en parler, je suis tout hors de moi. Ce n’est pas de la colère que j’éprouve, c’est de la vexation.

— Bah ! que vous importe ! Vous n’êtes que plus libre.

— Je le sais bien, mais que voulez-vous ? Cela m’énerve ! Voici l’heure du diner, je vous laisse. Quel supplice que de rentrer chez soi.

— Mais vous dinez à six heures et il n’en est que cinq.

— C’est juste !

— Venez un instant chez moi.

— Je le veux bien.

Ils arrivèrent chez Dunel. Madame n’était pas visible Adolphe, après avoir fait entrer de Flabert dans le fumoir, fit prévenir Lydie qu’il était revenu et alluma un cigare en disant à son ami d’un air triomphant :

— Absorbée par sa lecture, elle n’a pas même pris le temps de s’habiller. Je réussis très bien.

Quelques instants après, le domestique rentra disant que madame était au salon. Ils s’y rendirent.

Lydie fut aimable, parla davantage que de coutume. Elle n’était déjà plus l’éternelle jeune fille dont Dunel s’était plaint ; son âme quittait son visage et se retirait en elle-même.

Adolphe ne s’aperçut pas du changement survenu chez sa femme, ou plutôt il l’interpréta dans un sens à lui, et s’applaudit du moyen qu’il avait trouvé pour la distraire, en acquérant de la liberté.

— Eh bien ! lui dit-il, lorsqu’Edmond se fut retiré, que pensez-vous de mes livres ?

— D’abord je vous remercie ; mais vous êtes un sournois de ne m’avoir rien dit. Que de choses ils doivent renfermer ! Je n’en ai regardé qu’un encore, et s’il faut le croire…

— Vous devez en prendre quelques passages pour bons et en laisser d’autres comme mauvais. La vérité s’y trouve, mais exagérée, bourrée d’événements ; après tout c’est un peu de la réalité.

— Pourquoi donc me disiez-vous que je savais tout ?

— Pour laisser à nos poètes le soin de vous instruire. Qu’avez-vous appris ?

— Que les amours passent.

— Non pas tous.

— Voilà ce qui me console.

Adolphe prit la main de sa femme et la porta à ses lèvres.

Le domestique annonça que le dîner était servi. Dunel offrit le bras à Lydie, et ils quittèrent le salon.




UNE IDÉE BIZARRE


Au moment où les époux se mettaient à table, le duc entrait dans le salon de Violette. Il s’attendait bien à quelque nouvelle espièglerie de la duchesse, mais non, certes, à ce qui l’attendait ; aussi la provision de stoïcisme qu’il avait faite s’enfuit-elle quand il aperçut Mme  de Flabert.

Elle portait une robe mauve à plusieurs jupes, relevée par des nœuds de dentelles noires et blanches ; ses cheveux renversés en rouleaux et frisés à l’antique étaient séparés par des bandelettes d’or ; elle avait placé sur le côté gauche de sa tête une pensée naturelle ; ses boucles d’oreilles, sa broche et ses bracelets représentaient des chaînes brisées. Le duc fut stupéfait en regardant sa femme.

— Qu’avez-vous donc, monsieur ? lui dit-elle en riant.

— Je regarde votre toilette, madame.

— Est-ce qu’elle ne vous plaît pas, malgré son originalité ?

— Au contraire.

— À la bonne heure ! Cela m’eût étonnée beaucoup, beaucoup, en vérité.

Le duc avait repris son sang-froid. Violette retenait un sourire sur ses lèvres. Le dîner et la soirée se passèrent sans qu’ils s’adressassent un seul mot. Dix heures sonnèrent, et la duchesse dit à son mari :

— Monsieur, si vous ne vous habillez pas, vous serez en retard, et votre ami de la rue des Mathurins vous grondera.

De Flabert avait atteint le paroxisme de l’impatience. Il fronça le sourcil et sortit. Il lui sembla que dans la rue même il entendait rire sa femme, dont il voyait toujours la figure moqueuse. En se rendant tout furieux à la soirée, il rencontra Dunel, qui sortait et qui monta dans sa voiture.

— Mon cher, lui dit ce dernier, qu’avez-vous donc ? Vous paraissez de bien mauvaise humeur.

— Décidément, ma femme a trop d’esprit, répondit le duc en faisant craquer ses doigts qu’il tortillait pour soulager ses nerfs.

— Elle s’initie toujours aux secrets de votre vie ?

— Plus que jamais.

— Il faut savoir comment elle s’y prend.

— Cent fois je l’ai voulu ; c’est impossible.

— Il faut lui faire des reproches ; elle vous compromet sans doute.

— Eh ! non, puisque personne ne connaît les moyens qu’elle emploie. Ah ! je ne puis vous dire tout ce que j’éprouve d’inquiétude, de contrariété, de colère.

— Pauvre Edmond ! dit Adolphe en riant, que vous a-t-elle fait encore ?

— Jugez-en. Ce matin, avant de déjeuner avec vous, j’avais été voir Anna. Elle était coiffée singulièrement et mise avec une originalité tout à fait piquante. Aussi m’avait-elle plu davantage que de coutume ; je lui avais fait compliment de sa robe, et l’avais priée de la remettre demain. Toute la journée, je m’étais rappelé l’arrangement gracieux de cette toilette. Je rentre chez moi et je trouve la duchesse, ma femme, habillée exactement comme Anna. Une reproduction comme celle d’un miroir. À ma place, qu’auriez-vous fait ?

— J’aurais bien ri.

— Moi, je ne trouve pas la chose plaisante. Je ne suis plus mon maître ; cette enfant de dix-neuf ans s’est emparée de mes pensées.

— Oh ! c’est bien amusant, dit Dunel.

— Soit fureur, soit crainte, ses sourires me font pâlir.

— Pauvre Edmond !

Adolphe riait de si bon cœur, que le duc comprit la maladresse qu’il avait faite en confiant une semblable position à son ami. Ce fut la dernière fois qu’il ouvrit la bouche pour parler de ses singuliers déplaisirs. Le duc n’avait jamais prévu de pareils tourments dans son ménage et était le plus malheureux des hommes sans avoir rien à désirer. Il se répétait sans cesse qu’il ne pouvait vivre ainsi. L’homme ne souffre jamais de sang-froid le ridicule, et de Flabert était à ses propres yeux un sujet de moquerie. Le pauvre mari résolut de parler le soir même à sa femme et de lui signifier que cette conduite lui déplaisait. Elle rira, pensait-il, mais je me fâcherai sérieusement et je la menacerai d’une séparation. Je la renverrai en Russie, chez son père, sous un prétexte quelconque.

Ils arrivèrent chez Anna.

— C’est vous ! dit Adèle en apercevant Adolphe. Quelle surprise ! Je suis enchantée de vous voir. Asseyez-vous près de moi.

Puis elle ajouta tout bas :

— Vous voyez l’effet de ma prédiction : j’avais dit un an, il n’y a que six mois, et vous voilà.

Elle se tourna vers de Flabert :

— Savez-vous que cette année-ci était au mariage ?

— Bah ! on est marié chez soi ; mais on ne l’est pas ici, dit l’un des invités.

— C’est juste, répondit Adèle, en tendant une main à Dunel et l’autre à de Flabert. Je ne vous en veux point ; nous oublierons vos voyages. Dansons !

Elle garda la main d’Adolphe et fit signe à Anna qui vint au duc. Le quadrille commença.

En dansant, l’air passant dans les cheveux d’Adèle les avait complétement ébouriffés, ils ressemblaient à de la poussière. Son chignon s’allongeait sur son cou comme les coiffures poudrées. Ses cils et ses sourcils, couverts de cosmétique, formaient un double cercle noir sous l’ombre de ses cheveux défaits ; autour de ses yeux naturellement humides, une trace bleue s’étendait en nuance d’azur jusqu’au milieu de ses tempes. Sa figure, d’un ovale régulier, était petite, son nez fin et délicat, ses yeux énormes, sa bouche un peu épaisse, ses lèvres, qu’elle mordait sans cesse, étaient rouges comme du sang et restaient toujours disjointes comme n’ayant pas la force de se rapprocher. Sa robe de tulle blanc, bouillonnée en neige et parsemée de fleurs, trainait de tous côtés et à chaque pas il lui fallait la relever. Elle avait la tête en avant et son corsage tombant avait l’air de ne point tenir sur ses épaules, on eût dit qu’elle allait à tout instant sortir de sa toilette. Cette femme avait ce qu’on appelle un grand succès. Elle était à la mode et, quoique fatiguée déjà par le plaisir, elle eût été belle sans son regard d’usurier. Dunel, en la voyant, se rappelait sa vie de garçon, ses plaisirs bruyants et se sentait revenu dans son élément.

La contredanse finit. Il prit le bras de son ami, l’emmena dans un salon voisin et lui dit, en s’étendant sur un sofa :

— Ma foi, mon cher, si la vertu est aimable, la légèreté est très amusante. Je renais en voyant ces charmantes filles folles et riantes, dont on médit parce qu’elles ont arboré le drapeau de l’indépendance. Décidément je n’étais pas né pour faire des idylles. Les nymphes, l’amour, l’hymenée sont trop blonds pour mon goût ; je préfère les bacchantes et le vin ; la réalité qui boit, qui mange, qui danse et qui chante. Adèle est ravissante ce soir et même Anna ne manque pas d’un certain charme, n’est-ce pas ?

— Peu m’importe ! dit Edmond, Anna est, des pieds à la tête, une médiocrité ; une de ces maîtresses qu’on prend et qu’on laisse sans les avoir presque regardées ; de ces femmes qui gagnent l’amitié d’une célébrité et sont remarquées par cela même. Elle n’a pas de goût : c’est une poupée que les modistes et les couturières habillent à leur fantaisie et sur laquelle elles essaient les modes les plus risquées ; un objet de luxe, enfin, sur lequel les sots, comme moi, montrent plus ou moins de diamants suivant leur fortune ou leur vanité. Elle garde de tout cela le plus qu’elle peut et s’en fait de bonnes rentes, suivant les conseils de la fourmi.

— Voilà jusqu’où vous poussez l’enthousiasme pour Anna ?

— Non seulement je n’ai pour elle ni une fantaisie, ni un caprice ; mais elle m’est tout à fait indifférente.

— Pourquoi donc l’avez-vous prise ?

— Parce qu’à mon retour à Paris je l’ai rencontrée la première.

— Pourquoi la gardez-vous ?

— Elle est commode ; elle ne me fait jamais de querelle, ne se plaint point ; tout lui est égal pourvu qu’on lui donne ce qu’elle a demandé dès le début ; elle ne me tourmente pas, enfin, et je veux autant que possible m’épargner les mauvais côtés d’une existence qui ne me donne plus d’enivrement.

— Vraiment, Edmond, vous êtes l’homme le plus blasé que je connaisse.

— Je suis fatigué de tout. Vous me disiez ce matin que votre ménage vous ennuyait ; moi, je suis las de tout ce qu’on nomme plaisirs.

— Je vous laisse, interrompit Adolphe en se levant, et je vais prier qu’on vous chasse ; vous manquez de gaieté ce soir. Quelle longue figure vous avez !… Je vais prendre du punch.

Le duc, poursuivi par le souvenir de la duchesse, éprouvait le besoin de taquiner quelqu’un pour se distraire. Il l’entra dans le salon et dit à la Tourcos :

— Vous perdez votre temps, ma chère, il n’y a pas de replâtrage possible, Dunel ne vous reviendra pas.

— Vous croyez ? Pourquoi pensez-vous que je désire séduire ce monsieur ?

— Parce qu’en dansant, vous lui faisiez des yeux… Mais cela ne mordra pas.

— À cause de son amour pour sa femme peut-être ! Quelle bonne charge !

— Non, mais il n’a plus envie de vous.

— Vous voulez me piquer. Parions cent louis qu’il me revient. Les tenez-vous ?

— Vous voulez toujours parier !

— Pour gagner.

— Quand vous perdez vous ne payez point, pourtant j’accepte.

La soirée se passa très bruyamment, on se grisa pendant le souper ; ensuite on se mit au jeu où les hommes perdirent plus qu’ils ne gagnèrent. Personne ne fut certain de ne pas s’être ennuyé.

Quand tout le monde se sépara, Anna compta son argent, puis sourit en se regardant dans la glace et dit à sa femme de chambre :

— On s’est bien amusé, n’est-ce pas ?

Pendant ce temps, Lydie lisait au lieu de dormir et, pour la vingtième fois, Violette rêvait qu’elle avait un enfant.




LE VICOMTE DE MAGUET


Le premier effet que la lecture produisit sur Mme  Dunel ne fut pas défavorable à son mari, s’il faut en juger par le billet que le lendemain matin elle écrivait à Violette :

Duchesse chérie,

Je puis aujourd’hui me confier à vous, et je me hâte de le faire. Pendant ces trois derniers jours-ci j’étais malade moralement ; ma souffrance venait de l’obscurité qui m’entourait. Il ne faut pas qu’une femme soit trop ignorante ; mon mari m’a donné des livres et les pensées des autres m’ont instruite. J’ai deviné de grandes âmes dans ces auteurs, ils ne m’ont point jetée dans l’exaltation, ni dans la rêverie. Au contraire, à leur contact j’ai senti mon jugement gagner en élévation et en justesse. La réalité, quel que soit son mauvais côté, vaut mieux qu’une peur vague qui vous laisse supposer tout un monde de douleurs. D’abord je m’affligeai de ce que mon mari n’avait point en lui — cette moitié de divinité que Dieu donne à beaucoup d’êtres, (autrefois j’aurais dit à tous), — cette poésie qui fait la joie de l’esprit. Enfin, je souffris de l’avoir vu sortir sans moi, pensant que tous les jours de ma vie devaient ressembler aux premiers de notre mariage.

J’ai bien versé quelques larmes en renonçant à ces chères illusions ; mais je me suis consolée, car j’ai acquis de bonnes certitudes moins séduisantes, mais plus durables.

Les femmes ont une tâche sérieuse et ne doivent pas trop écouter les hymnes que leur jeunesse lance au ciel. Les oiseaux ne chantent pas sur les branches quand il leur faut des brins d’herbes pour leurs nids.

Mon Adolphe est un beau garçon, doué d’esprit naturel, mais il manque d’imagination. Il est de plus essentiellement terrestre et pense être venu sur notre globe comme un champignon. Malgré cela, son âme est franche et son cœur droit. Il aime sa femme, son ménage, et chérira ses enfants. S’il ne tombe pas à genoux pour remercier Dieu de ses bienfaits, il saura bien vivre et ce sera son cantique d’action de grâce. En faut-il davantage pour être bon mari ? Il me fait une vie tranquille et m’aime, il est poète à sa manière. L’éducation de nos enfants pourrait seule souffrir de sa naïveté ; mais pour conseil il leur donnera l’exemple de sa vie, et, quant aux principes, je serai là, moi, qui aurai besoin d’un but quand l’amour de mon mari se changera doucement en amitié ; car, chère duchesse, je sais maintenant que l’amour passe ou plutôt change de nom ; Vous ne me l’aviez pas dit, je ne regrette pas de l’avoir appris.

La vérité, voyez-vous, a cela de charmant, qu’elle nous donne une pleine sécurité en nous montrant les côtés imparfaits de toutes choses. Un trop grand bonheur nous trouble, il semble toujours nous déguiser des chagrins inconnus, tant nous comprenons que la perfection n’est pas ici-bas.

Vous voulez que je Vous parle de mon bonheur, c’est, dites-vous, le seul moyen de vous rendre heureuse. Eh bien ! vous voyez que je vous obéis ; pourquoi, de votre côté ne me dites-vous rien ? Il me prend envie de supposer que vous n’avez rien de bon à me dire, mon pauvre cœur. Il faut absolument m’ôter ce doute, si vous ne voulez pas me troubler. Venez bien vite.


Comme on le voit, Lydie ne se doutait pas de sa véritable situation.

En recevant le billet, Mme  de Flabert fut émue. Dans cette résignation n’y avait-il pas une certaine tristesse ?

Violette relut souvent ces lignes en tremblant, examina le papier pour y chercher la trace de quelques larmes, et finit par croire que Lydie lui disait bien toute sa pensée.

Elle attendait des visites et ne pouvait se rendre immédiatement au boulevard des Italiens ; aussi ne tarda-t-elle pas à voir arriver Mme  Dunel, qui n’avait pu résister plus longtemps au désir d’embrasser son amie.

Elle tomba dans le cercle des connaissances de sa duchesse.

Tout le monde la trouva gracieuse, sans affectation, charmante, pleine d’esprit, délicieuse enfin. Il y avait là plusieurs jeunes femmes. En causant, elle remarqua, non sans plaisir, que leurs maris s’absentaient sans cesse, qu’elles vivaient seules. Si elle eût pu concevoir un doute sur l’empressement d’Adolphe, en le voyant s’éloigner de chez lui, ce doute se fût enfui de suite. On parla soirée, bal. Elle fut invitée pour une fête que devait donner une grande dame assez âgée qui se trouvait présente.

— Nous irons, dit Violette, dès que la dame fut partie. La baronne n’est pas riche ; mais il paraît, malgré cela, qu’elle a le secret de donner des bals superbes. Je veux aussi commencer mes réceptions, et dès que M. de Flabert aura fait choix d’un jour, je donnerai des ordres à ce sujet.

Presque tous les visiteurs étaient sortis sans que Violette consentît à laisser partir Lydie.

— Je veux, lui dit-elle, que vous me promettiez de venir ce soir avec M. Dunel. Nous dînerons ensemble et nous irons ensuite au théâtre tous quatre, si nous pouvons obtenir ces messieurs.

— Bien volontiers. Quand mon mari rentrera, je lui demanderai si ce projet lui sourit. Pour moi, rien ne me plaît autant que ces sortes de réunions. Mais il est déjà tard, comment pourrons-nous nous procurer une loge ?

— Je m’en charge.

Le dernier visiteur, un garçon de vingt ans, d’une beauté remarquable, se retira.

— Enfin, dit Lydie dès qu’il eut disparu, les voilà tous partis. Ils m’empêchaient d’être seule avec vous, et, ce qui est pis encore, c’est qu’ils n’ont pas l’air de vous aimer, à l’exception d’un seul…

— Que voulez-vous ? Ils ont peut-être trois cents connaissances comme moi ; en conscience, ils ne peuvent les aimer toutes.

— Vous avez raison. Eh bien ! sur dix que j’ai vus, je gage que vous avez un ami véritable, ce jeune homme qui vient de vous quitter. Qui est-il ?

— Le vicomte de Maguet, répondit indifféremment Violette.

— Je le connais, vous me l’avez présenté. Mais quel homme est-ce ?

Pourquoi ces questions ?

— C’est que je lui trouve une figure douce et charmante : il doit être bon. On dirait que vous ne pensez pas comme moi ; me serais-je trompée ?

— Non, non, dit la duchesse en balbutiant. Ma chère âme, vous babillez comme une femme heureuse.

— C’est vrai, répondit Lydie en embrassant les joues roses de Violette. Nous reprendrons la conversation juste au point où nous l’interrompons ; mais il faut que je vous laisse, il va rentrer, et les visites de ces messieurs sont trop précieuses pour qu’on en perde une minute.




UN TÊTE-À-TÊTE


Les maris désœuvrés ce soir-là voulurent bien accepter la proposition de leurs femmes et sacrifièrent leur soirée. On alla à la Porte-Saint-Martin dans une baignoire. La même où se trouvaient, la veille, le duc avec son Anna. La duchesse, qui s’était chargée de retenir des places, n’avait pas manqué de faire ce choix.

En entrant au théâtre, Edmond se plaignit de l’affreuse loge que Violette avait retenue.

— Mon ami, répondit-elle, on m’a dit au bureau que vous preniez toujours celle-ci, j’ai cru bien faire.

Cette dernière circonstance l’irrita de nouveau ; il se promit de lui parler très catégoriquement ; cet état de choses lui devenait tout à fait insupportable. Le lendemain, il aborda donc la question. Comme il l’avait pressenti avec justesse, Violette ne prit pas au sérieux ce que lui dit son mari. Il la menaça d’une séparation. Elle éclata de rire en lui répondant :

— Une séparation ! C’est impossible, monsieur. Un duc de Flabert et une princesse de Varloff se séparer ? Vous n’y pensez pas ! Et le monde ! Vous vous plaignez de moi. Qui sait si je ne vous manquerais pas, et si vous ne regretteriez pas mes railleries qui vous décontenancent si bien, mes taquineries, mes sourires.

Elle s’approcha de son mari et lui dit cela d’un air mutin, coquet, elle n’avait jamais été plus gracieuse.

— Il y a des moments, dit Edmond, où il me prend envie de savoir ce qu’il y a dans votre tête.

— Vraiment ! je vous intéresse ? je pique votre curiosité ! Oh ! monsieur le duc, vous me gâtez…

De Flabert, dépité, se leva :

— Décidément, il est impossible de causer avec vous. Quand il n’y a pas quelqu’un là, vous ne pouvez dire un mot sans rire, et, pour obtenir de vous une réponse sérieuse, je serai obligé de vous interpeller en plein salon.

Il sortit. Violette commenta ses derniers mots et s’en demanda l’explication. Sans doute, se disait-elle, il n’a pas mis dans sa phrase toute l’importance que j’y cherche. Quoi qu’il en soit, je suis presque sensible à ce reproche et je veux savoir s’il était de bonne foi. Ce jour-là, Violette devait faire une tournée de bal. Quand elle fut habillée, on vint lui annoncer que sa voiture l’attendait ; mais, dominée par son idée fixe, elle donna contre ordre, et resta pour attendre son mari.

Le duc rentra fort tard. Enfin, vers trois heures du matin, la duchesse entendit la porte de l’hôtel se fermer. Elle ouvrit ses rideaux et, au clair de lune, elle vit Edmond traverser la cour d’un pas lent, fatigué de l’existence qu’il menait. Sa figure semblait verte. Mme  de Flabert avait donné l’ordre au valet de chambre de dire au duc qu’elle le priait d’entrer chez elle avant de regagner son appartement. Son mari sortait d’une soirée comme celle dont nous avons déjà parlé et n’était pas gris, parce qu’il ne pouvait plus l’être. Il fut excessivement surpris de ce que lui dit son domestique, et se fit répéter plusieurs fois les ordres de la duchesse, au point que le brave garçon eut envie de rire en voyant la stupéfaction de son maître. Enfin, de Flabert obéit autant par curiosité que par égard pour les convenances.

Il entra chez Violette qui, avec sa toilette, sa chevelure blonde, visage jeunet, ressemblait à un bouton de rose. Son frais aspect étonna de Flabert, bien qu’elle fût sa femme et qu’en principe il ne la remarquât jamais. En sortant de la réunion qu’il quittait, il éprouva cette sensation que produit sur nous le jour après un bal. Il passa sa main sur ses yeux et s’imagina qu’il était sale ; il eut honte de lui.

— Vous voilà bien surpris, monsieur, dit-elle ; mais vous m’avez adressé hier soir un reproche qui m’a fait réfléchir et j’ai voulu vous montrer que j’étais sérieuse parfois.

— Vous riez encore.

— Patience.

— Vous avouerez, madame, que vous avez une singulière heure pour devenir sérieuse.

— Cette heure n’est pas la mienne, mais la vôtre. Je vous ai attendu, ce n’est pas ma faute si vous rentrez si… tôt.

— Vous étiez donc bien pressée ?

— Je voulais vous adresser une prière, la première et la dernière ; mais avant, voulez-vous m’accorder ce que je vous demanderai ? Il faudrait dire oui ou non.

— Oui, dit le duc.

— Merci d’abord.

Elle le fit asseoir sur un canapé.

— Il s’agit seulement de répondre à une question que je vais vous adresser.

— Ce n’est pas difficile.

Violette vint près de son mari qui disparut presque entièrement sous les dentelles et les gazes ; il ne savait pas ce que signifiait cet élan subit. Les vapeurs spiritueuses qui se dégageaient de la poitrine du duc suffoquèrent la jeune femme et la forcèrent de reculer vivement son visage par un mouvement involontaire. Toutes les pensées intimes qu’elle allait exprimer s’arrêtèrent sur ses lèvres comme si son esprit eût éprouvé la même répulsion. Elle se remit cependant et de Flabert ne s’aperçut de rien.

— Qu’y avait-il dans votre esprit, monsieur, quand vous m’avez dit que par moments vous voudriez savoir ce que je pense ?

— Rien que ce que je disais, sur l’honneur.

— Allons, tant mieux, répondit gaiement Violette.

— Si vous riez, je vous quitte, je ne suis chez vous à pareille heure que pour vous voir sérieuse, vous me l’avez promis.

— L’heure vous effraie, vous craignez de me compromettre. Je ne ris plus d’ailleurs, je ne veux pas vous quitter sans éclaircir un doute, sachez que je ne puis m’endormir avec un doute.

— Ceci m’explique bien des choses.

— Hélas ! non ; avec vous, monsieur, je n’ai jamais eu le bonheur de douter de rien. Vous ne m’avez donné que des certitudes, jusqu’à ce jour du moins. Revenons au fait. Qu’avez-vous pensé de moi jusqu’ici et qu’en pensez-vous maintenant ?

— D’abord vous m’avez horriblement agacé, je ne vous le cache point.

— Je le sais. Ainsi, je vous suis vraiment désagréable. Vous me détestez bien, dit-elle avec un sourire de satisfaction…

De Flabert ne répondit point.

— Trêve de galanteries, avouez que vous me détestez, ne fusse que pour m’être agréable.

— Eh bien ! oui, dit avec humeur le duc, je vous déteste.

Elle prit vivement les mains de son mari, les serra fortement dans les siennes, le regarda bien en face et lui dit d’une voix douce et pénétrante :

— Je ne voudrais pourtant pas que vous le dissiez si cela n’était pas vrai.

Edmond fixa ses yeux sur sa femme pendant plusieurs secondes. Il y avait un charme irrésistible dans l’étreinte de ses petites mains, dans la jeunesse de ce regard, dans la fraîcheur de cette bouche rose qui interrogeait si doucement, un piquant dans cette malice qui devinait tout, un esprit pétillant qui exaltait.

— Sur l’honneur, dit le duc, je ne sais si je vous hais ou si… je ne sais si j’ai envie de vous battre ou de vous embrasser.

En disant ces mots, il quitta les mains de Violette, prit sa tête blonde et l’embrassa d’un mouvement rapide comme l’éclair.

— Il me semble que, pour le moment, vous avez plus envie de m’embrasser que de me battre, dit-elle sans se déconcerter ; mais je suis dans un moment d’indulgence ; je vous pardonne, à la condition que vous prendrez un parti sur vos sentiments à mon égard.

— Vous êtes un démon, vous m’avez ensorcelé, et je crois, Dieu me pardonne, que je suis amoureux de vous, moi qui ne l’ai jamais été de personne.

— Amoureux ! vous me dites cela, et vous voyez que je ne ris pas.

— C’est vrai, dit de Flabert, en glissant son bras autour de la taille de la duchesse, qui se dégagea et conduisit son mari devant une glace.

— Regardez-nous tous deux, dit-elle, n’êtes-vous pas frappé d’un singulier contraste ?

— Oui, vous êtes mieux que moi, sans contredit, vous êtes jolie, il y a bien longtemps que je m’en aperçois en enrageant et que je ne veux pas me l’avouer à moi-même.

— Je ne suis pas jolie, je suis jeune, voilà tout, et vous…

— Moi, je suis vieux et fané comme un homme de soixante ans, c’est juste.

— Eh ! vous ne pensez pas que l’amour soit impossible entre nous… À moins que vous ne puissiez redevenir jeune.

— Très volontiers ! Comment, mais je ne demande pas mieux.

— Vous pourriez retrouver votre jeunesse en aimant et cherchant dans la paix la santé et les joies du cœur, avec moi, seuls tous deux, seuls loin du bruit qui vous avait perdu.

— C’est impossible.

— Non, si vous vous sentez malheureux et si vous ne pouvez plus vivre sans l’amour d’une femme pure et vraie.

— Chère duchesse, je suis fort heureux de vous avoir pour femme, mais rien n’est plus agréable que notre vie présente, et l’on peut s’aimer partout.

— Je suis votre femme, mais vous n’avez rien de moi, car vous n’avez pas ma tendresse.

— Je le sais bien, vous êtes une méchante, et vous voulez me tourmenter ce soir par une comédie pastorale.

— En effet, dit Violette dans un éclat de rire nerveux, tout ceci n’est qu’une plaisanterie. J’ai voulu vous montrer que je pouvais au besoin paraître grave et même sentimentale. N’est-il pas vrai qu’on s’y serait trompé et qu’on m’aurait crue de bonne foi ?

— Vous êtes un petit diable adorable.

— Maintenant, bonsoir, duc.

— Madame, vous avez fait ma conquête, et moi je vous le dis en le pensant. Je ne vous quitte point.

— Monsieur de Flabert, je ne suis pas femme à aimer un soir. Vous êtes trop léger, trop inconstant pour moi. Je le sais et refuse la conquête que vous m’offrez. Veuillez sortir, je vous prie.

— Décidément vous êtes délicieuse ce soir, dit Edmond en s’installant dans un fauteuil. Avez-vous donc oublié nos conventions ? Il n’y a pas dans tout Paris une femme qui soit plus séduisante que vous aujourd’hui. Je donnerais la moitié de ma fortune pour vous posséder, si vous n’étiez à moi ; mais comme vous êtes ma femme, je vous déclare qu’il est complétement inutile de me prier de sortir.

Violette se leva pour sonner sa femme de chambre. Edmond arrêta sa main sur le cordon de la sonnette.

— Si vous tenez absolument à faire venir quelqu’un, je vais sonner mon valet de chambre qui vous apportera le code.

Elle fronça le sourcil, froissa de ses doigts la dentelle de sa robe, puis tout à coup reprit sa gaieté habituelle.

— N’appelez personne, dit-elle au duc.

— Vous êtes une femme d’esprit, duchesse.

— Écoutez-moi. Ne me fâchez point, je ne me sentirais pas la force de vous le pardonner. Je ne vous aime point, vous ne m’aimez pas non plus, tâchons au moins de nous supporter l’un et l’autre ; ne m’enlevez pas le courage que j’ai, et qu’il me faut, pour vivre auprès de vous. La satisfaction d’un caprice vous coûterait trop cher. Je ne m’occuperai plus de vos actions, je vous le jure. J’agissais dans un but qui, maintenant, n’aurait plus de raison d’être, et que vous ne connaîtrez jamais. Je vous rends donc votre tranquillité. Faites en échange quelque chose pour moi, sortez.

— Je pars, mais je suis furieux. Rendez-moi mon baiser et maintenant dites si je ne suis pas un gentil-homme.

Le duc rentra chez lui.

La répulsion involontaire qu’avait éprouvée Violette en s’approchant de son mari s’était affaiblie peu à peu ; mais dès qu’elle le retrouva tel qu’il était en réalité, c’est à dire bien différent de ce qu’un moment elle se l’était imaginé, son dégoût se raviva.

À partir de ce moment, elle ne le taquina plus. Il fut réellement libre, et elle plus rieuse que jamais. On citait leur ménage comme un ménage modèle, Lydie elle-même finit par les croire heureux.

Les amis de la duchesse fréquentaient beaucoup son salon. Un des plus assidus était le petit vicomte de Maguet. Toutes les femmes l’adoraient, et, lui, paraissait n’en aimer aucune. Ce jeune homme était lancé dans la diplomatie, et les indifférents prétendaient que l’intérêt seul de son avancement l’attirait chez la fille du prince Varloff.




LA FLEUR QUI TUE


Il y avait bal à l’Opéra ; de Flabert s’y trouvait ainsi qu’Adolphe et Anna qui, depuis longtemps, n’était plus sa maîtresse. Toutes les femmes lui devenaient insupportables ; il en changeait tous les huit jours.

Deux dominos se trouvaient dans une loge. Le duc passa, elles l’attirèrent et il leur dit en entrant :

— Je m’ennuie et ne serai pas amusant, je vous en préviens.

— Amusant ! tu ne l’es jamais, répondit Adèle.

— Ah ! je te reconnais, toi, dit-il en soulevant ses paupières lourdes qui retombaient, malgré lui, sur ses yeux abrutis, tu me dois cent louis, on n’a pas encore triomphé de la vertu d’Adolphe.

— Cela ne prouve rien.

— Si fait. Cela prouve que le replâtrage n’a pas eu lieu et que tu me dois cent louis. Mais j’annule le pari.

— Non pas, je le tiens toujours, moi, et l’envie de le gagner me prend ce soir. Dunel est-il ici ?

— Non, il n’y est pas venu cette année et ne veut pas y venir.

— Pourtant, dit Anna, il me semble bien l’avoir reconnu sous un domino marron-dinde.

— Cherchons-le, dit Adèle en prenant le bras du duc et en sortant de la loge.

— Un domino trop court et trop étroit, cria Anna par les draperies qui fermaient la loge.

Elle restait pour attendre quelqu’un qui ne devait pas venir la chercher, à qui elle n’avait pas donné rendez-vous, mais qu’elle espérait rencontrer.

En effet Dunel était à l’Opéra.

— Voici, mon bon, quelqu’un qui te cherche, lui dit le duc, ton costume te change, c’est étourdissant ! On ne te reconnaît pas du tout, comme tu vois.

Adèle prit le bras d’Adolphe qui, sous le prétexte de l’intriguer, lui dit d’abord plusieurs phrases inconvenantes. C’est ainsi généralement qu’on cause à l’Opéra ; on y est stupide par l’envie qu’on a d’y être essentiellement malpropre.

Il la reconnut bientôt et la Tourcos recommença son petit manége. Dunel avait bien dîné, il accepta facilement l’invitation qu’elle lui fit de venir le lundi suivant prendre le thé chez elle. Il fut convenu que le soir même, on souperait avec le duc et Anna. Adèle proposa de les décider et ils remontèrent à la loge. Dunel resta debout à l’entrée, riant et causant avec une pierrette qui passait, lorsqu’il aperçut M. de Cournon qu’un masque désignait du nom de vieux crétin. Dunel allait se trouver un peu honteux, lorsque le comte lui dit en lui frappant sur l’épaule :

— Vous ici, mon cher, j’ai bien envie de vous appeler misérable, comme dans les comédies. Avez-vous une loge !

— J’ai le n° 11 en bas. Allons-y, voulez-vous ?

Ils descendirent.

— Ah ! ça, cousin, je suis bien éloigné de vous blâmer de venir ici. Seulement, prenez garde que votre femme ne le sache. Cela ferait mauvais effet dans votre ménage, et il faut respecter les convenances avant tout.

— Monsieur le comte, vous devriez bien venir souper avec nous, il y aura de Flabert, Adèle et Anna.

— Très bien, je suis des vôtres. Où allez-vous ?

— Au Café anglais.

— Moi, depuis longtemps je viens ici. Eh bien ! la comtesse ne s’en est jamais doutée.

— Soyez tranquille, cousin.

— Si nous emmenions la pierrette ?

— Demandons à ces dames.

Dunel partit, laissant le comte seul. Un des danseurs qui se promenait en bas avec un plumet de six pieds sur la tête, s’arrêta devant la loge et, regardant M. de Cournon, s’écria :

— Ah ! voilà donc enfin mon homme à la fausse tête.

Plusieurs masques accoururent.

— Eh bien, mon petit chérubin, nous ne l’avons donc pas changée, comme Bibi l’avait conseillé ; pourtant faire que de mettre un chef postiche, je m’en offrirais un mieux que celui-là.

— Est-elle à vendre la tête ? Je ne l’achète pas, dit un hussard coiffé d’un manchon d’hermine.

— On donne du retour, dit le premier.

— Combien ? À cent francs ! Y a-t-il marchand ?

— Eh ! l’ancien jeune homme, il n’y a pas marchand à cent francs ; peut-on mettre cinquante centimes ?

La musique ou plutôt le tonnerre de Strauss recommença, emportant dans une affreuse mêlée les interrupteurs. Des centaines d’individus dansaient, c’est à dire se démenaient comme s’ils eussent pris l’engagement de se briser les os. Les uns ressemblaient à des fous, d’autres à des enragés, ceux-ci riaient, ceux-là s’agitaient sans perdre leur sérieux. La poussière du bal formait un nuage au dessus de la salle. Les costumes étaient sales et fripés. Les hommes en habits tout couverts de poussière et de bougie, presque tous ivres. Les sauvages, les postillons, les paillasses, les titis, les laitières ou les gamins bouleversaient les sergents de ville et ceux-ci criaient :

— On ne sort pas par ici, on n’entre pas par là, les costumes ne sont pas admis au foyer.

De jolies petites femmes leur répondaient par des gestes grivois. Dans les couloirs des couples pressés par la masse se parlaient bas de leurs projets d’une nuit. On commençait à sortir deux à deux pour aller ou ne pas aller souper.

Adolphe avec Adèle, le duc avec la pierrette, vinrent chercher le comte en lui amenant Anna ; puis ils descendirent pour quitter le bal. Le domino de la Tourcos s’accrocha dans l’escalier aux branches d’un petit arbre soutenant d’énormes cloches blanches qui, presque fanées, exhalaient un parfum très fort.

— Cette fleur embaume, dit Dunel.

Adèle détacha son domino. Ne voyant plus de Flabert et sa suite, ils pressèrent le pas pour rejoindre la société. Le duc avait envoyé son domestique au café et quand on arriva le souper était servi.

— Nous avons été arrêtés, dit Adolphe en entrant, la robe d’Adèle s’était accrochée.

— Je n’ai jamais senti d’odeur plus vive et plus suave que celle des fleurs auxquelles elle s’était prise. C’étaient de grands cornets blancs, jaunes au milieu.

— Je sais ce que vous voulez dire, répondit M. de Cournon, j’en ai vu chez un Anglais qui les nommait des brugmencias.

— J’en veux, dit nonchalamment la Tourcos, en ouvrant une crevette.

— Oh ! prenez garde, ces fleurs-là sont charmantes, mais d’abord, il est difficile de s’en procurer. Et puis il est impossible de les garder dans un appartement.

— Pourquoi donc ? dit Adèle.

— Parce que l’odeur en est si forte qu’à une heure dite elle devient mortelle dans un petit espace. À l’Opéra il n’y a pas le moindre danger ; pourtant, si vous restiez longtemps à côté de cette fleur, vous gagneriez un violent mal de tête.

— Ah ! la drôle de fleur ! dit la pierrette.

— L’Anglais dont je vous parle avait placé devant sa maison un de ces arbustes. Quand les fleurs se sont ouvertes, elles ont excité une admiration générale, mais la nuit, le parfum de citron, de jasmin et d’orange qu’elles lançaient montait et pénétrait dans l’appartement si fortement, que dès le second jour il fallut transporter la fleur plus loin, et la nuit le jardin était entièrement embaumé.

— Mais enfin, en ouvrant sa fenêtre, on peut bien en avoir chez soi ?

— Oui, en ouvrant sa fenêtre la nuit et en ne se tenant pas dans la pièce où est la fleur ; encore en faut-il une toute petite, composée d’une tige ou de deux seulement.

— Oh ! mais c’est une découverte précieuse, reprit Adèle. Quand on en veut à quelqu’un, on lui envoie des brugmencias pour sa fête ; moi, j’en veux décidément.

— Quelle fantaisie ! dit le duc.

— Bah ! cela m’amusera. Je les mettrai dans mon salon, et la nuit j’ouvrirai ma fenêtre.

— Quand je pense, ajouta de Flabert, qu’autrefois j’ai pu croire à ces caprices-là ! Ce sont de petites charges que vous faites pour nous occuper de vous, pour nous retenir quelquefois, et toujours pour nous faire dépenser de l’argent : ce que nous sommes assez fous pour aimer.

— Edmond qui fait le Diogène ! s’écria la Tourcos, qu’est-ce qui lui prend ? qu’on lui passe une lanterne.

— Permettez ! Je ne critique pas, j’admire. Vous n’avez pas envie de ces fleurs ; mais vous voulez vous les faire donner par Adolphe.

— Pas du tout, répondit Adèle en croquant un cornichon ; puis, se penchant à l’oreille du duc, elle ajouta :

— Vos cent louis sont en route pour me rendre visite, mon cher. Dunel vient chez moi lundi.

La petite pierrette ne disait rien. C’était une fille de seize ans, encore tout étonnée du monde où elle se trouvait. On lui fit raconter son histoire ; elle plaisait à Adèle qui se proposa de la lancer, au point qu’Anna parut en être jalouse.

— Oui, cette petite a un air bête qui sent son village d’une lieue, dit-elle. Je protége l’innocence et prend l’inconnue sous mon aile.

— Un instant, interrompit Edmond, je protége aussi l’innocence moi, et je veux reconduire la fillette.

Il la reconduisit pendant deux jours. Le duc n’eut pas même pour elle une sorte d’intérêt ; il la prit par curiosité, et la laissa, comme il laissait tout, par ennui.

Anna fut ramenée par le vieux de Cournon, qui, profitant du désœuvrement involontaire de ce domino, se crut en bonne fortune.




LE GANT BLANC


Pendant cette même nuit, Lydie, après avoir lu tout entier un de ses livres chéris et presque le dernier de sa bibliothèque, s’endormit avec la douce pensée de passer la journée suivante avec Violette. Elle rêva de son amie et la vit dans la plus grande peine, malheureuse, le cœur déchiré, le visage en pleurs, et souffrit horriblement. Le timbre de sa pendule sonna trois heures, et l’éveilla ; elle avait besoin de bien se persuader qu’elle ne rêvait plus. Les cauchemars laissent toujours un trouble qui fait mal. Elle sonna sa femme de chambre ; celle-ci ne vint pas. Jamais Mme  Dunel n’appelait ses domestiques pendant la nuit, et, se croyant libre, cette fille avait sans doute été sauter dans quelque mascarade.

Lassée d’agiter sa sonnette, Lydie, qui ne pouvait se remettre, ne voulut pas rester seule et alla trouver son époux pour lui faire part de sa frayeur.

— S’il dort, se disait-elle, je ne l’éveillerai point ; mais il me semble que si je le vois j’aurai moins peur.

Elle alluma sa bougie, traversa le grand salon et arriva tout doucement à la chambre d’Adolphe.

— Je vais lui faire peur, pensa-t-elle, avec mon peignoir blanc.

Lydie avança la tête et fut terrifiée : son mari n’était pas dans la chambre. Plusieurs fois elle ferma, puis rouvrit les yeux ; elle croyait rêver encore. Enfin, s’asseyant sur le fauteuil placé près du lit, elle se perdit en suppositions. Une seule chose lui semblait possible : il était certainement arrivé quelque accident à son mari. Que faire ? Elle voulait s’habiller et sortir ; mais où aller ? Elle restait immobile ; un grand désordre se faisait dans son esprit. Elle posa sa main sur une petite table qui se trouvait près d’elle, et sans s’en apercevoir saisit un objet qu’elle froissa, tout en se livrant toujours à ses inquiétudes. Cet objet cédait sous ses doigts, ses yeux le rencontrèrent et s’y fixèrent longtemps sans le voir, puis tout à coup son excessive blancheur attira son attention. C’était un gant ! un gant déchiré. Le moindre indice peut éclairer une femme qui aime. Elle l’examina, comme pour l’interroger. Il était neuf ! C’était en essayant de le mettre qu’on l’avait fait craquer. Dunel se trouvait donc au bal ou en soirée, du moins pouvait-on le supposer. Lydie fut un peu tranquillisée. Mais, au bal sans moi, pensait-elle.

On mit la clef dans la serrure, Adolphe rentrait. Par prudence et pour que personne dans sa maison ne pût savoir ce qu’il faisait, il avait eu soin de faire coucher tous ses domestiques. Il fut assez désagréablement surpris en voyant sa femme venir au devant de lui.

— Où étiez-vous donc, mon ami ? s’écria-t-elle.

— Au bal, répondit Dunel qui n’avait pas eu le temps de chercher un mensonge. Il n’aurait rien eu de mieux à dire.

— Je vous croyais malade, me voilà rassurée ; mais au bal, où donc ?

— Chez un de mes amis.

— Un ami qui ne m’invite pas ?

— Un bal de garçons.

— Comment, sans femmes ?

— Non, je veux dire un bal un peu trop sans cérémonie pour vous, une société mêlée.

— Je comprends. Mais pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

— Je ne voulais point y aller, mais on m’a décidé ce soir, et quand je suis venu pour m’habiller vous étiez déjà couchée.

Dunel reprenait son assurance à mesure qu’il parlait, et la fin de son mensonge avait si bien l’air d’une vérité, que sa femme ne lui fit plus de questions.

— Par quel hasard êtes-vous levée, ma chère, me soupçonnez-vous ? lui dit-il en souriant.

— Oh ! non ; quelle vilaine pensée !

— Je plaisante.

— J’ai fait un songe affreux, j’ai eu peur et je suis venue, voilà tout.

— Que rêviez-vous donc ?

— Que le duc trompait Violette.

— On voit toujours en dormant le contraire de la réalité, dit Dunel qui avait peine à ne pas rire.

— Je le sais ; mais c’est égal, ce souvenir me trouble encore.

— Ne restez pas ainsi, ma chère aimée, vos mains sont glacées.

Adolphe reconduisit sa femme dans sa chambre, la mit dans son lit comme un enfant et l’embrassa, puis la quitta en lui recommandant de n’avoir plus peur.

Lydie s’endormit heureuse et cependant fut tourmentée par le même rêve.

Le lendemain matin elle résolut d’interroger son amie ; non parce qu’elle prenait un songe comme l’avertissement d’un malheur prochain, mais parce que cette circonstance ravivait des inquiétudes qui l’agitaient souvent. Elle pensa que, sans doute, elle n’avait pas assez insisté, s’accusa d’indifférence, se reprocha sa tiédeur et prit la ferme résolution de forcer son amie à parler, d’exiger des confidences nécessaires à sa tranquillité personnelle.

Le dimanche avait été choisi par les deux ménages comme jour de réunion. Lydie et la duchesse passaient ensemble la journée, le soir on dinait avec les maris ; à neuf heures les hommes partaient et laissaient les deux jeunes femmes seules. Le lendemain du bal de l’Opéra se trouvait donc être jour de réunion.




L’ENFER DES FEMMES


Mme  de Flabert entra chez Lydie avec plus de gaieté, de folie que jamais.

— Ma chère amie, lui dit-elle, voyez ma délicieuse robe émeraude, j’en perdrai la tête.

— Elle est charmante votre robe ; mais je veux que nous parlions raison, entendez-vous ? Cette nuit, une pensée mauvaise est venue m’assaillir : je me suis imaginée que le repos de votre ménage était troublé, et je veux que vous me désabusiez.

— Je suis très heureuse.

— Vous me dites toujours cela. Pourquoi n’avez-vous jamais voulu me parler du duc et de vous ? Je sais que vous m’aimez assez pour me cacher vos malheurs, dans la crainte de m’affliger.

— Calmez-vous donc, mon ange chéri, d’où vous viennent ces craintes ? Regardez-moi, je suis bien portante et joyeuse. Vos mains sont brûlantes, mais calmez-vous donc.

— Violette, je suis folle, sans doute ; mais je ne crois pas à votre bonheur, j’en ai toujours douté, il me semble voir une larme dans vos éclats de rire. Si vous gardez le silence, c’est évidemment pour ne pas être engagée dans des dissimulations qui ne finiraient point. Au nom de notre amitié, parlez ; vous voyez que vous me faites souffrir.

— Comme vous m’aimez !

— Oui, je t’aime, parle, je le veux.

La figure de la duchesse changea tout à coup d’expression ; elle leva les yeux, et dit d’une voix lente et pénétrée :

— Votre affection est la seule bénédiction que Dieu ait répandue sur ma vie ; mais il me l’a donnée bien grande et bien consolante.

— La seule ?

— Lydie, vous aimez votre mari de toute votre âme, et vous avez en lui une foi sans bornes.

— Oui, pourquoi ?

— Vous verriez autour de vous de mauvais ménages et des maris ignobles, que jamais vous ne soupçonneriez M. Dunel.

— Non.

— Vous avez raison ; mais les ménages comme le vôtre sont rares, et souvent on doute des exceptions. Or, le doute serait une injure pour votre époux.

— Je ne douterai jamais de lui.

— Je le crois, et c’est pourquoi je vais vous initier à des secrets qui eussent été dangereux pour vous, si vous n’eussiez pas eu l’expérience de votre bonheur.

— Tu n’es pas heureuse ! Je le savais bien, moi, le cœur ne nous trompe jamais.

— Pardon, la société, ma chère, est une immense machine qui fait mouvoir le monde ; quand notre destinée nous jette dans cette machine, nous nous croyons forts, nous luttons avec nos illusions, notre jeunesse, nos amours et notre foi. Nous nous fatiguons en vain ; la machine finit toujours par nous broyer et nous jeter de côté, comme une masse inerte. Alors, nous n’avons plus de pieds ni de mains pour agir, plus d’esprit pour penser. Nous regardons avec envie les oiseaux qui volent et les bohémiens qui passent ; ceux-là seuls sont vraiment heureux, ils sont libres ! Quand on est en prison, on joue avec les araignées et l’on admire un coin de ciel bleu qu’on voit entre ses barreaux. Moi, je joue avec mes bijoux, mes robes, mes millions, et je vous aime, vous, mon coin de ciel bleu. Vous voyez bien que je ne suis pas malheureuse.

Violette, la tête inclinée sur sa poitrine, regardait fixement une des fleurs du tapis. Étrange immobilité qui laisse l’âme tout entière à ses visions.

— Voici ma vie, dit-elle, comme si elle l’eût vue se dérouler dans son souvenir. D’abord, quand je vous ai quittée, j’étais, vous le savez, décidée à tout faire pour mon père ; et, en reconnaissance de l’affection dont il me donnait des preuves, je l’ai fait aveuglément. Je lui ai abandonné ma vie entière, ma volonté enfin.

Elle secoua la tête, comme pour chasser des pensées trop tristes, et, reprenant sa gaieté ordinaire, elle continua :

— Eh bien ! ma chère, mon père ne m’aimait pas.

— Est-ce possible ?

— Il ne m’aimait pas du tout.

— Mais, pourtant, il t’avait donné son nom.

— Parce que l’empereur, ayant découvert mon existence, menaça le prince Varloff d’une disgrâce, s’il ne réparait pas sa faute et ne lui montrait pas sa fille. Ce fut un caprice de Sa Majesté de toutes les Russies. Quand je fus arrivée, elle dit à mon père : « Remmenez votre fille ou mariez-la bien vite et qu’elle parte ; je ne veux pas la garder à ma cour, elle tournerait la tête à tout mon empire. »

Mon père m’a répété cela. Il me jeta donc au premier venu pour se débarrasser de moi. Il ne fallait aux convenances qu’un titre ; le duc de Flabert se présenta le premier ; on l’accepta. Je me mariai sans faire même une objection. Ensuite, après toutes les cérémonies, mon mari, sans seulement me connaître, partit pour Paris. Je suppliai mon père de me permettre de rester en Russie. Alors, ce fut lui-même qui me raconta la vérité, et me dit que, sans m’en douter, je lui avais causé des embarras et des ennuis ; qu’étant avant tout un homme politique, il ne pouvait garder auprès de lui une femme qui le gênerait.

— C’est affreux !

— J’ai plus souffert en me voyant forcée de renoncer à cette affection que j’avais cru posséder, que je n’avais souffert pendant vingt ans en me croyant orpheline. Je l’aimais tant, que rien n’a pu l’arracher de mon cœur ; j’ai toujours pour lui la même tendresse. Je le vois avec sa figure sévère. Je l’embrasse, et il me semble qu’il ne me repousse pas. Il m’a si peu embrassée, mon père ! trois fois seulement : le jour où je l’ai connu, le jour de mon mariage et quand je l’ai quitté.

Ici, Violette essuya ses yeux.

— Seule désormais pour toujours, avec cet inconnu, je lui laissai de liberté tout ce qu’il pût désirer. Je voulais être au moins son amie.

Je croyais ne pas trouver de malheur dans un ménage qui ne pouvait me donner aucun plaisir, mais je me trompais. Le juste milieu n’existe pas dans les unions matrimoniales. Mon mari n’est pas beau, n’est-ce pas ?

— Mais… il est flétri.

— Ridé, fané, comme un vieillard.

— Comment ? le duc est jeune encore ! Il a trente deux ou trente-trois ans.

— Il en a cent, au moins. Il est atroce, tout le monde le sait, et lui-même ne se fait pas la moindre illusion là-dessus. Eh bien ! ma chère, je commençai par regarder en pitié ce malheureux condamné à la même prison que moi ; je le plaignis de le voir forcé de vivre avec une personne qu’il n’aimait point. Il avait obéi à l’aberration du siècle, comme moi à l’erreur de mon cœur ; à force de le plaindre, ma bonne, sais-tu ce qu’il arriva ?

— Quoi donc ?

— Que je l’aimai ! C’est à en mourir de rire. Que veux-tu ? il est des femmes qui ne peuvent changer leur destinée. Ce mot de mari qu’elles se répètent sans cesse dans le temps qui sépare l’enfance de la jeunesse signifie si bien pour elles amour, qu’il leur est impossible de ne pas aimer leur époux, fussent-elles unies à des singes. C’est mon histoire. Je ne pus m’en défendre. Je sentais que je courais à de grands malheurs, — impossible de résister ; souvent ensemble, marchant deux à deux dans la vie, ayant même sort, même toit, même nom. Je sais bien que tout cela n’est qu’une association d’affaire. Mais j’avais beau faire, cet homme était dans mon cœur comme son alliance était à mon doigt. J’en devins folle, ridicule. Je me relevais la nuit pour l’entendre respirer, je lui écrivais tous les jours des lettres que je brûlais ; je crois même que j’avais envie de m’écrire des réponses ; le bruit de ses pas me faisait frémir, sa voix m’allait à l’âme, sa figure pâle m’intéressait, ses yeux ternes me semblaient voilés de poésie. Je lui trouvais de l’esprit.

— Il en a.

— Oui, un esprit sceptique qui ne croit à rien. Je pensais ramener la foi dans son âme en lui prouvant qu’il y avait dans ce monde des femmes vertueuses et aimantes. C’est toujours sur cette même note que chantent les jeunes filles. On ne doute de rien ; on veut soutenir de la main une maison qui s’écroule, on est ensevelie dessous.

— Ton mari ne croit à rien ?

— Il croit à l’amour comme on croit aux bossus. Il dit que c’est une folie. Il croit à la vertu ; mais elle est, dit-il, la plus ennuyeuse des sottises.

— Mais s’il avait su ton amour, peut-être t’aurait-il aimée.

— Jamais. J’acquis bientôt cette certitude. Il n’avait pas quitté sa vie de jeune homme, ses maîtresses, ses amis, le jeu, et malgré mon indulgence, il se plaisait à me composer à toute heure un mensonge.

— Mais c’est horrible !

— Du tout, presque toujours cela se passe ainsi. Je devins alors jalouse, furieuse, je conçus les idées les plus extravagantes. Je me promenais dans ma chambre en parlant seule. Je voulais le tuer… Puis je me rencontrais devant mon armoire à glace…

… Je me voyais les yeux hagards, les mains crispées, je me rappelais Mlle  Rachel. Un domestique venait me dire : « Madame est servie. » Il fallait aller dîner, je revenais à la vie réelle et je me trouvais ridicule. Puis je voyais beaucoup de femmes dans la même position que moi qui ne jouaient pas la tragédie pour cela. Il ne s’agissait pas d’aller en cour d’assises ou dans une maison de fous.

— Tu te résignas !

— Mon Dieu, oui ! Seulement je ne voulus pas laisser croire à mon mari que j’étais une idiote et, sachant facilement tout ce qu’il faisait, je m’amusai à le lui dire. Il s’irrita d’une manière si comique et redoubla si bien ses mensonges, que je pris plaisir à redoubler mes taquineries ; un moyen pour cela m’arriva de je ne sais où.

Violette prononça faiblement ces derniers mots.

— Je reçus chaque jour une lettre contenant tout ce que le duc avait fait et devait faire dans la journée ; d’abord je me repentis d’avoir lu, puis la curiosité me poussa… Je sus tout jusqu’aux moindres détails.

— Mais qui pouvait t’instruire ainsi ?

— Quelqu’un sans doute qui avait intérêt à me guérir de mon amour pour mon mari. J’usai donc de mon savoir pour décontenancer le duc, je luttai contre ses mensonges. L’âpre plaisir que je prenais à le tourmenter, c’était toujours de l’amour ; je l’aimais encore sans le savoir. Je remarquais un trouble en lui et je me plaisais à le prendre pour un commencement d’affection. Je me fais rire maintenant.

Ici la duchesse raconta l’histoire que nous avons vu plus haut ; elle termina par ceci :

— Depuis ce temps je ne l’aime plus. Quand par hasard une fleur, un ruban dans mes cheveux attirent ses regards, je vois briller dans ses yeux cette pensée qui me fait froid au cœur. Alors je ne lui parle plus, je ne le regarde plus de peur qu’il ne m’apporte le code. Ce code qui devrait nous faire la vie si douce, et dont les hommes ne se souviennent, eux, que quand il ne le faudrait pas.

— Pauvre enfant ! Comment fais-tu pour être gaie ?

— D’abord, j’ai ri pour cacher mon amour. S’il l’avait su, il s’en serait moqué et rien ne m’eût plus affligée. Ensuite, j’ai ri de rage pour ne pas être ridicule. Et maintenant je ris pour que le bruit de ma gaieté m’empêche de réfléchir. Mon mari m’est indifférent ; mais je le tourmente de temps en temps pour qu’il s’abrutisse le plus lentement possible. Tu as voulu mon histoire, la voilà, toi seule la connais, oublie-la bien vite, le souvenir nous en attristerait.

— Et tu vivras toujours ainsi, dit Lydie en regardant fixement son amie.

— Toujours, répondit Mme  de Flabert en ôtant son chapeau.

— Ah ! moi, je ne le pourrais pas, s’écria Mme  Dunel avec exaltation.

— On s’y habitue.

Violette se regardait dans la glace.

— On s’habitue à tout. Je vois maintenant avec indifférence arriver les billets verts cachetés de roses, les roses cachetés de vert, ou les papiers anglais cachetés de rouge avec un A et un C, surmontés d’une couronne de myrte. Ceux-là sont toujours parfumés à l’iris ; tous ont leur nom, leur adresse, je les sais par cœur, je les tiens, je les sens en admirant mon indifférence. Le duc les lit en me disant : « Madame, il faut que je passe la soirée chez un de mes amis, » ou bien, « mon oncle est souffrant… » Je sais ce que cela veut dire.

— Violette, vous allez inévitablement vous perdre. L’homme qui passerait sa vie avec des voleurs pourrait-il rester honnête ? Non. Quand bien même il ne prendrait point de part aux crimes des autres, il ne serait plus au niveau de sa dignité, ne serait-ce qu’en acceptant le contact d’hommes perdus. On ne vit pas avec les serpents, on les écrase. Mon cœur se soulève de dégoût au souvenir de vos paroles. Si le monde était ainsi, mais ce serait une masse de boue et non pas un monde.

— En effet ; mais qu’y faire ? Eh ! tout ne revient-il pas au même chemin ? Les amours passent quand il y en a. Tout le monde ment plus ou moins.

— Tais-toi, tu te trompes. Tu vois bien que tu te perds, puisque tu n’as déjà plus la foi.

Violette s’achemina vers la fenêtre et écarta le rideau pour regarder sur le boulevard. Lydie continuait :

— Tiens, enfant, je te plains. Tout ce que tu m’as dit est impossible. Plus je cherche à envisager ces horreurs et plus elles me paraissent invraisemblables.

— Vous avez l’inexpérience que l’on a quand on est heureux ; votre âme est grande et vous êtes sévère comme Dieu. Je vous aime, je vous admire ; mais j’ai peur en vous voyant dans notre monde. Venez, ajouta-t-elle froidement.

Son amie s’approcha.

— Près du café, à l’entrée du passage, au milieu de ces gens qui se coudoient pour entrer ou sortir, voyez-vous une femme arrêtée ?

— Oui.

— Elle cause avec quelqu’un ?

— Avec votre mari.

— C’est le duc, dit-elle avec la plus grande tranquillité, et la femme c’est l’auteur des billets blancs parfumés à l’iris. Elle se nomme Adèle Tourcos et demeure dans la maison de la baronne chez qui nous irons au bal demain, rue des Mathurins. Ils causent vivement et se tournent de temps en temps vers notre maison ; on dirait qu’ils en parlent.

— Assurément.

— Le duc lui dit que je suis ici. Calmez-vous, vous voilà toute bouleversée. Je voulais seulement vous donner une preuve de ce dont vous doutiez.

— Causer avec une telle femme en public ! Ils marchent, il va lui donner le bras.

— Non, on ne leur donne pas le bras. Ces messieurs vont chez elles, jouent chez elles, dansent chez elles ; mais ils ne leur donnent pas le bras dans la rue.

— Pourquoi ?

— C’est une nuance, ce qu’ils nomment : les apparences ; quelques puérilités qu’ils choisissent parmi les moins gênantes et qu’ils respectent pour avoir l’air de respecter quelque chose.

Lydie était aussi outrée de ce qu’elle voyait qu’étonnée de la conduite de son amie.

La duchesse cessa de parler ; elle regardait avec attention au dehors.

— Que regardez-vous donc encore ? lui dit madame Dunel.

— Oh ! rien de semblable à ce que je vous ai montré tout à l’heure.

— Mais quoi ?

— Cette petite fille, qu’une bonne fait marcher près d’elle ; voyez-vous comme elle est jolie dans sa petite robe blanche ? Comment une mère peut-elle laisser un enfant à sa bonne ? Mais moi si j’avais un enfant je ne voudrais pas m’en séparer un instant. La vue de ces êtres chéris est un bonheur dont on doit être avare.

Violette suivait des yeux l’enfant avec une avidité extraordinaire, et dès qu’elle l’eut perdue de vue elle vint se jeter dans un fauteuil et parut accablée de découragement.

— Mais qu’as-tu donc encore ? demanda Lydie en la regardant bien en face.

— Rien. Je désire un enfant, je n’en ai point ; la vue de celui-ci vient de m’attrister.

— Mais vous en aurez.

Ici la duchesse ne put retenir ses larmes ; elle se détourna, cacha sa tête dans ses mains et ses sanglots éclatèrent.

— Des larmes ! ma Violette aimée ! des larmes ! Tu me fends le cœur.

— Oh ! ma chère. Depuis deux heures tu m’interroges, tu tournes autour de ma douleur ; il faut qu’elle éclate enfin. Toi, tu ne diras rien, tu m’aimes, tu considéreras que j’ai eu un moment de délire, une attaque de nerfs, tout ce que tu voudras ; seulement tu oublieras ce que je vais te dire. Eh bien ! je n’aurai jamais d’enfant.

— Pourquoi donc ?

— Ah ! oui, pourquoi ?

Mme de Flabert baissa la voix :

— Parce que le duc ne peut pas être père. Sa santé est trop délicate. Je ne sais enfin. Les médecins, tout en usant de beaucoup de ménagements, nous ont déclaré cela. Voilà la malédiction qui pèse sur notre maison, voilà notre véritable malheur. Une femme peut se passer de l’amour de son père, de l’amour de son mari, mais elle ne peut pas se passer d’enfant.

Violette pleurait ; de grosses larmes glissaient sur ses joues.

— À cette nouvelle je suis tombée anéantie, et, restée seule avec mon mari, sais-tu ce qu’il m’a dit ? « Ne vous affligez donc pas, une femme qui devient mère perd toujours de sa beauté, et vous serez plus longtemps jolie. Quant à moi, je n’aime pas les enfants. » Ah ! si le duc n’avait pas été mon mari, je crois que dès ce moment je l’aurais détesté. Tu sais tout, maintenant. Le temps me guérira peut-être ; mais pour le moment je souffre bien. Si tu savais, j’avais passé mon enfance à voir de loin une tête d’enfant me sourire et me parler. Je lui prêtais une âme, un visage, un nom. Après mon mariage je l’appelais Edmond, comme lui, ou bien Lydie, comme toi. Par avance je lui brodais des vêtements ; pour cela je me cachais, de peur qu’on ne se moquât de moi. Chaque fois que je voyais une jolie robe d’enfant, elle me paraissait faite pour le mien, je l’achetais et je la mettais dans une cachette que j’appelais en moi-même : la maison du marquis. Comme j’étais enfant ! C’est bien pardonnable, je n’ai que vingt ans. Si l’on me voyait quand je suis seule, on me croirait folle. Je m’enferme pour regarder toutes ces brassières, ces jupes, tous ces petits bonnets, et je pleure mon enfant comme s’il était mort ; car il vivait, vois-tu, il a vécu dans mon esprit. J’embrasse ces petits objets comme s’ils lui avaient appartenu ; la nuit je m’éveille, je me dérange avec frayeur, je m’imagine qu’il est couché près de moi et j’ai peur de l’étouffer. Oh ! tiens ! c’est un supplice horrible qui m’envahira si Dieu ne m’envoie du courage. Nous ne parlerons jamais de cela ; il me faut de la force, et plusieurs journées comme celle-ci me l’ôteraient. Quand une fois la douleur s’est fait jour par les lèvres, elle tente toujours de s’échapper par là.

— Pleure, dit Lydie dans la plus grande agitation, pleure, je n’ai rien à te dire que cela ; pleure. Où sommes-nous ici bas !…

— Sur la terre, au milieu du bien et du mal, et non dans un paradis, voilà tout.

— Nous sommes, non sur la terre, mais dans un enfer.

— Oui, un enfer qui rit, qui danse, et dont nous seules ressentons les douleurs. Ce sont les autres qui péchent, et nous qui souffrons.

— Mais pourquoi faut-il que ceux qui se traînent dans cette fange viennent nous salir de leur contact ? Tout à l’heure, si j’obéissais aux lois de la société, il me faudrait donner la main à ton mari. Oh ! jamais !

— Il le faut pourtant, sans cela tu me perdrais.

— Que deviens-tu ? Je te croyais droite et fière comme moi ; tu acceptes toutes ces horreurs, tu te reproches même ta douleur !

— Que veux-tu que je fasse ? Qu’aurais-tu fait à ma place ?

— Je ne me résignerais pas comme toi. Il est juste d’accepter les maladies, les infirmités, la mort, enfin les maux que Dieu nous envoie ; mais ceux qui nous sont infligés par les vices des hommes, il me semble injuste de s’y soumettre. Dieu seul a sur nous droit de vie, de mort et de souffrance.

— Mais enfin, que ferais-tu donc ?

— Je m’adresserais à mon créateur, et je lui crierais : Seigneur, vous m’avez faite pour aimer le bien, vous m’avez donné de l’honneur, ce n’était pas pour que j’étouffasse tous ces sentiments au milieu des gens qui m’enveloppent. Je ne puis vivre ainsi, sauvez-moi ! Et Dieu m’entendrait, car ce serait justice. Vois ce jour, ce soleil, tout cela est grand, superbe, et tu veux que nous soyons ici bas forcés de vivre comme des monstres hideux ! Allons donc ! c’est impossible.

— Pauvre ange ! tu es une femme d’un autre monde, d’un monde meilleur que le nôtre ; mais nos créatures d’ici-bas ne te comprendraient pas. Tais-toi, Dieu sans doute arrangera ton avenir selon tes pensées sublimes, ne regarde pas au dessus de toi pour ne pas t’attrister de notre abaissement.

— Une voiture ! s’écria Lydie, mon mari revient ! J’avais besoin de le voir. Tiens il s’arrête à la porte et cause avec quelqu’un, c’est ce jeune vicomte que j’ai vu chez vous, je le vois partout où tu es.

— Et moi je le vois toujours, murmura Violette, même quand il n’est pas là.

Adolphe en rentrant ne s’aperçut pas du désordre et de la pâleur de Lydie qui lui dit tout bas :

— Je suis bien heureuse de te revoir.

Quant au duc, quoique son amour propre froissé ne lui permît pas de se l’avouer à lui-même, depuis son tête-à-tête avec la duchesse, il la considérait comme la plus séduisante femme qu’il connût.

— Qu’avez-vous donc sur votre robe, madame, dit-il en regardant sur la poitrine de Violette, la trace des larmes encore toutes fraîches.

— Rien… Je ne sais… Je me serai penchée sur cette jardinière pour respirer l’odeur de ces fleurs qui sont mouillées.

Mme Dunel, tout étonnée d’entendre son amie mentir, se tourna vers elle et la vit avec son visage joyeux de tous les jours ; elle s’expliqua comment elle avait pu si bien cacher son secret jusqu’à ce jour et tout en la plaignant, elle la sentit moins haut dans son cœur que par le passé.

La conversation ne s’engageait pas ; une certaine gêne régnait entre les quatre personnages. Quand des indifférents arrivent après une scène très vive, on a beau faire, il y a toujours quelque chose d’indéfinissable, il semble que l’agitation reste dans l’air. On échangea quelques mots sur la promenade au bois. Les hommes parlèrent chevaux. Lydie était restée visiblement émue. Le duc finit par lui dire.

— Êtes-vous souffrante, madame ?

— Je suis agitée, répondit-elle.

Mme  de Flabert la suppliait du regard de se contenir. Les grands cœurs, pensait-elle, ne peuvent tolérer le malheur des autres. Ce n’est pas assez pour eux d’être bons et heureux, il faut que tout le monde le soit aussi.

Mme  Dunel cherchait à se consoler en regardant son mari, jamais elle ne l’avait tant aimé.

Le duc se disait que le vert rendait sa femme bien jolie !…

Dunel pensait à Adèle Tourcos.




UNE ENVELOPPE


Le dîner fut assez monotone. Violette était toujours la même ; mais Lydie n’avait pas sur le visage cette quiétude qui lui était particulière ; on l’avait remarqué, quoique légèrement, et l’on se bornait à la trouver un peu souffrante.

Les deux femmes précédèrent au salon Adolphe et de Flabert, qui passèrent un instant au fumoir. Elles avaient bien des choses à dire en revenant sur la conversation de la journée, trop peut-être, pour se parler ; elles se seraient émues et auraient perdu le sang-froid qui allait leur être nécessaire à la rentrée de leurs époux ; de plus, un certain embarras qui succède souvent aux grandes confidences, le silence qui suit les longues confessions, tout cela fit qu’elles ne se parlèrent point. La duchesse avait regardé souvent à la dérobée son amie, qui semblait plongée dans de profondes réflexions. À la fin, elle s’approcha d’elle, et lui dit d’une voix caline :

— Vous ne m’aimez plus ?

— Pauvre amour ! lui répondit Lydie en l’embrassant.

Le duc entrait au moment où sa femme recevait le baiser.

— Vous êtes bien heureuse, madame ! dit-il, la duchesse n’accorderait pas une semblable faveur à moi.

— Est-il vrai ? demanda Dunel.

— Vous êtes bien gais ce soir, messieurs, dit Violette.

— Vous ne voulez pas me répondre, duchesse ? continua Dunel.

— Vous voyez, fit le duc, si j’avais raison.

— Vous êtes cruelle, madame, j’intercède pour mon ami.

— Votre plaisanterie est étrange, interrompit Lydie, qui saisit son amie dans ses bras pour la soustraire au duc.

— Ne sommes-nous pas tous quatre dans la première année de notre mariage, et ne pouvons-nous pas nous permettre de ces petits enfantillages de tendresse qui sont si charmants ?

— Mais, mon ami, murmura sa femme en rougissant.

Adolphe baisa la main de Lydie.

— Allons, duchesse, vous voyez qu’on vous donne l’exemple, soyez indulgente.

Violette, pour en finir, tendit la main à son mari, qui la prit vivement et la pressa sur ses lèvres. Les deux couples formaient un tableau charmant.

— Il faut avouer, dit Dunel, qu’il n’y a pas dans tout Paris deux ménages semblables aux nôtres, et, certes, bien des gens riraient de nos amours. Il faut les laisser rire, et être heureux à nous quatre comme des égoïstes.

— Cher ami, dit Lydie en regardant tendrement son époux.

— Nous sommes les modèles des maris, dit de Flabert en souriant.

— Vous surtout, répondit tout bas la duchesse. Vous avez bien de l’esprit ce soir, monsieur.

— Et vous, vous êtes bien sévère, répondit de même le duc ; ne mettez plus cette robe, je vous en prie, le vert vous sied parfaitement ; mais, c’est une couleur qui promet toujours, elle me fait trop sévère.

Pendant qu’Edmond chuchotait avec sa femme, Dunel en faisait autant de son côté.

— Mon Dieu ! disait Adolphe, qu’on est heureux d’avoir un moment de loisir pour passer une bonne soirée ensemble…

— J’en avais besoin, répondit Lydie, car j’étais triste aujourd’hui.

Un domestique entra en disant :

— On vient d’apporter une lettre pour monsieur.

Dunel brisa le cachet du billet et le parcourut des yeux ; l’enveloppe tomba près du garde-feu.

— Oh ! quel ennui ! dit-il, me voilà forcé de sortir pour une affaire. On prévoit, pour demain, un mouvement à la bourse et je reçois un avis. Il faut que j’aille de suite passage de l’Opéra, et de là chez un de mes collègues. Il me semble, Edmond, que vous êtes intéressé là dedans, et que vous ne pourriez que gagner à venir avec moi.

— Non ; je préfère rester avec ces dames, si elles veulent bien me le permettre.

— Certainement, répondit Violette.

— Pardonnez-moi, je n’ai pas un instant à perdre, adieu, à demain.

Dunel sortit.

— Oh ! la vilaine lettre, dit Lydie en ramassant l’enveloppe et la tournant entre ses doigts.

La duchesse assise auprès de son amie, suivait du regard tous ses mouvements avec une inquiétude extraordinaire.

Le duc tisonnait.

Tout à coup Lydie s’arrêta, ouvrit ses mains et les approcha de son visage comme pour respirer un parfum.

— C’est de l’iris, dit-elle tout bas en se parlant à elle-même ; et en retournant vivement l’enveloppe pour examiner le cachet dont elle réunit les morceaux, elle distingua facilement sous une couronne de myrte un A et un T. Son visage devint livide.

— Violette, regarde dit-elle tout bas, en lui mettant le cachet sous les yeux.

— Mais, quoi donc ? fit la duchesse en se troublant.

Lydie lui prit la main.

— Pourquoi tremblez-vous ? Vous êtes bien maîtresse de vous pourtant. Vous avez peur. Il s’agit de moi, sans cela vous ne vous troubleriez pas.

Le duc se retourna.

— Regardez ce feu, dit-il, voyez quel talent il m’a fallu pour arriver à ce résultat. Qu’avez-vous donc toutes deux à parler bas ?

— Rien, lui répondit vivement sa femme ; Mme  Dunel prétend que cette écriture ressemble à la vôtre, moi je soutiens le contraire.

— Oh ! non, dit le duc, j’écris presqu’en ronde, et ceci est une mauvaise anglaise.

— Vous voyez ! dit Violette…

— Décidément ma chérie, reprit le duc, vous paraissez souffrante ce soir.

— Oui, en effet, je souffre davantage depuis qu’Adolphe est parti. Vous savez où il est, monsieur le duc ; en sortant il vous a dit où il allait.

— Mais, oui, chez un de nos amis communs.

— Qui donc ?

— Lascher.

— M. Lascher, je le connais ; il demeure rue du Helder. Oh ! dussions-nous perdre de l’argent dans cette affaire ; je veux que mon mari revienne ; je vais l’envoyer chercher.

Elle se penchait pour sonner ; le duc se leva vivement.

— N’envoyez personne, c’est inutile, madame, j’y vais moi-même, je reviendrai plus tôt.

— Non pas, interrompit Lydie en se plaçant devant le duc.

Elle sonna ; le domestique parut.

— Descendez rue du Helder chez M. Lascher, et dites à monsieur de revenir sur-le-champ, allez vite.

Le domestique sortit.

Le duc et la duchesse avaient échangé des regards d’intelligence ; tous deux, rapprochés par une crainte mutuelle, cherchèrent un moyen d’éviter le danger ; Edmond pensa cependant qu’il pourrait rejoindre le domestique.

— Nous vous demandons, dit-il, la permission de nous retirer.

— Restez, je vous en prie ; je suis nerveuse, la solitude me rendrait plus malade.

Le domestique revint disant que monsieur n’était pas rue du Helder.

— Il est parti sans doute, interrompit vivement M. Flabert ; il est en route pour revenir.

— Ou occupé par d’autres affaires, ajouta Violette. Vous voilà plus tranquille, nous vous laissons.

— Décidément, vous êtes bien pressés de me quitter ce soir.

Lydie n’était plus la même femme.

— Partez donc, ajouta-t-elle.

Puis elle dit au domestique :

— Faites atteler la grande voiture… Je vais vous accompagner jusque chez vous.

— Quelle imprudence ! s’écria la duchesse, fatiguée comme vous l’êtes.

— Non, non, j’ai mille caprices ce soir et vous ne me passez rien.

Elle courut dans sa chambre pour mettre son chapeau.

Mme  Dunel, des caprices ! dit Edmond, ce n’est pas naturel.

— Vous ne comprenez rien, reprit Violette impatientée. Adolphe trompe Lydie n’est-ce pas ? Vous voyez bien qu’elle veut courir sur ses traces ; il faut le rejoindre et le prévenir.

— Je fais tout ce que je peux pour m’échapper.

— Il le faut absolument.

Lydie revint. Ils partirent tous trois ; Mme  Dunel refusa d’entrer dans l’hôtel de ses amis, et dès qu’ils eurent fermé la porte sur eux, elle dit à son valet de pied :

— Rue des Mathurins, chez la baronne Bertal.

Elle avait voulu se débarrasser des de Flabert et les mettre assez loin pour qu’ils n’eussent pas d’avance sur elle. Elle pensait bien que le duc allait sortir pour avertir son mari ; mais elle espérait arriver avant lui ; en effet, cinq minutes plus tard Edmond, qui n’avait pas eu le temps de faire atteler, montait dans une voiture de remise, et Lydie était dans la Chaussée-d’Antin. Elle n’avait encore qu’un doute, mais déjà trop fort pour qu’elle pût le supporter.

La jeune femme recevait un coup qui ébranla de suite son organisation tout entière. La lettre cachetée de rouge qui sentait l’iris ressemblait trop à celle que Violette lui avait dépeinte dans la journée, pour qu’il lui fût permis de lui prêter une autre origine que celle de la Tourcos. Elle sentait son cœur bondir dans sa poitrine, tellement fort que chaque battement imprimait une secousse à toute sa personne.

Elle regardait passer le monde et croyait toujours reconnaître son mari. Elle s’imaginait ne jamais arriver et trouvait que les chevaux allaient au pas. Enfin, la voiture s’arrêta, le valet de pied descendit, c’était Pierre, l’ancien groom des de Cournons.

Lydie ne se préoccupait plus de rien du moment qu’elle mettait en doute l’amour de son mari ; il n’existait plus pour elle aucune convenance à respecter, aussi dit-elle d’une voix ferme :

— Priez le concierge de demander chez Mlle Adèle Tourcos si M. Dunel y est. S’il n’y a personne, si elle-même est sortie, sachez où elle peut être…

L’ancien groom pâlit ; il avait entendu parler de la lorette et comprit le malheur de sa maîtresse à laquelle il était attaché, pourtant il obéit. Le pauvre garçon tremblait en tirant la sonnette. Mme  Dunel attendait les yeux fixés sur cette porte par laquelle Adolphe était entré si souvent autrefois. Enfin, le groom reparut ; elle sentit un frisson glacé passer sur tout son corps.

— Monsieur n’est pas ici, dit Pierre d’un air satisfait ; il ne vient plus depuis son mariage. Cette dame soupe au café Anglais.

— Allez au café Anglais ; vous demanderez si monsieur y est avec cette demoiselle.

La voiture repartit.

— Il la connaissait avant notre union, se disait Lydie, mais il ne l’a pas revue… Je me trompe sans doute, j’ai tort de le soupçonner.

La voiture s’arrêta rue Marivaud. Le domestique s’acquitta de sa nouvelle commission ; il ouvrit lentement la portière et prononça péniblement ces mots, qui pouvaient à peine s’échapper de ses lèvres :

— Monsieur est ici, au numéro 14, avec Mlle Adèle Tourcos et une de ses amies.

Lydie fit un mouvement de retraite sur elle-même, à la violente commotion qu’elle reçut.

— C’est bien, dit-elle, rentrez.

Mme  Dunel ne chercha pas davantage. Adolphe avait menti ; elle en savait assez. Cette horrible faute résumait pour elle tous les écarts dont un homme peut se rendre coupable.

Elle n’entendait plus, un bourdonnement l’assourdissait. Le sang, dont la circulation se précipitait outre mesure, se portait violemment à la tête ; elle croyait entendre des cris répétés à des intervalles égaux ; elle ne voyait plus qu’un nuage épais qui semblait se refouler sur ses yeux ; les lanternes des voitures qui se croisaient formaient des lignes de feu que seule elle apercevait encore. Dans le désordre de ses pensées elle retrouva Violette, dont les principes terrestres l’avaient affligée ; son mari la trompait. Rien ici bas n’était donc vrai ! Il lui paraissait impossible de rester au monde dès qu’elle n’avait plus de foi. Pendant un moment elle leva les yeux comme pour s’en aller du regard au ciel. Les aberrations et les mensonges qui se rencontrent dans le monde paraissaient déjà dans son esprit comme les souvenirs d’une vie passée. Une minute après, elle descendit de voiture, se précipita dans la maison et monta chez elle d’un pas hardi, si promptement que Pierre eut peine à la suivre. Jamais elle n’avait paru si forte. Elle ne reconnaissait plus cette maison, cet escalier ; tout était changé, tout lui paraissait affreux ; elle y rentrait avec répugnance. Arrivée dans son appartement, elle vint jusqu’au milieu de sa chambre et s’affaissa sur elle-même comme des vêtements vides qui tombent à terre. Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux. Ce n’était point de chagrin qu’elle pleurait, mais par suite d’un ébranlement général du système nerveux, car elle n’avait pas encore la possibilité de penser.

Pendant plus de deux heures, Lydie resta dans la même position, pleurant sans avoir la conscience de l’état dans lequel elle se trouvait et du malheur qui l’avait frappée, puis elle se remit peu à peu ; plus la connaissance lui revenait, plus elle ressentait vivement sa douleur. Ses yeux, distinguant les objets qui l’entouraient, s’arrêtaient sur chacun d’eux avec des angoisses indéfinissables. Elle croyait voir les murs et les tentures pleurer avec elle. Tous les souvenirs torturaient son esprit ; elle souffrait autant que si des milliers d’aiguilles lui fussent entrées dans les chairs.

Enfin elle entendit fermer doucement la porte ; c’était son mari qui rentrait.

— Le voici, pensa-t-elle.

La foi, dans le malheur, ne suit pas toujours le malheur même, et Lydie, sentant près d’elle cet homme qui personnifiait sa vie et son bonheur, eut un dernier espoir.

— Il est impossible, se dit-elle, que tout soit fini.

Elle essuya ses yeux, se leva brusquement et fit un pas pour aller trouver Dunel, puis s’arrêta ; elle éprouvait une sorte de honte et de dégoût.

Tandis que ses sentiments se heurtaient les uns contre les autres, il vint frapper à sa porte et la tira de ses incertitudes.

Elle ouvrit elle-même.

— Vous n’êtes pas encore couchée, ma chère ; êtes-vous souffrante ?

— Non. Mais d’où venez-vous si tard ?

— Ne m’en parlez pas ; je viens de m’occuper des affaires les plus ennuyeuses… je sors à l’instant de chez Larcher.

— Vous n’avez été que là ?

— Absolument. J’y suis depuis que je vous ai quittée.

— Vous mentez.

— Mais je vous assure que non, répondit Adolphe très étonné.

Elle lui saisit les mains et, le regardant fixement, lui dit d’une voix pénétrante :

— Ne mentez pas.

Le contact de ces mains glacées, ce visage pâle, que Dunel n’avait pas encore remarqué, le feu de ces yeux, enfin la puissance surnaturelle de la douleur poussée au paroxisme, tout cela le troubla. D’ailleurs, il avait aimé sa femme et gardait encore pour elle une amitié, basée sur la haute estime où forcément il la tenait dans son esprit. Il fut saisi d’une sorte de frayeur et se tut, restant les yeux fixés sur sa femme comme pour l’interroger.

— Longtemps je me suis abusée sur les choses de la vie, dit-elle. En voyant le monde je me suis détrompée, mais je croyais toujours en vous, et comme en vous seul était tout mon bonheur, je n’ai pas été moins heureuse. Je remerciais Dieu de nous avoir unis. Vous avez menti ! Comme tout ici bas vous n’étiez pas vrai. Vous appartenez à ce monde que mes sentiments me font trouver odieux. Il est inutile d’entrer dans une suite de mensonges et de dissimulations indignes de moi. Je me suis trompée. Par charité, sans doute, vous ne vouliez pas me désabuser ; mais aujourd’hui parlez à cœur ouvert. Vous voyez, je suis calme. Je veux connaître au juste notre avenir.

L’accent solennel avec lequel ces paroles avaient été prononcées, l’air digne de Lydie qui, sachant la vérité, n’adressait aucun reproche à Dunel, tout cela paraissait si sérieux qu’il pensa que sa femme était très forte, et crut devoir régler de suite son compte avec elle, pour éviter dorénavant toute explication et fixer définitivement la paix de l’intérieur.

— Ma chère, dit-il, vous êtes très jeune, vous n’avez pas d’expérience. Vous voulez savoir la vérité, je vous la dirai ; si votre affection pour moi doit en ressentir une atteinte, je vous en demande pardon d’avance ; mais il est nécessaire d’assurer notre bonheur en l’appuyant sur des réalités et non sur des fictions.

— Parlez, je vous écoute.

— Il est trop tard ; demain matin, après le déjeuner, nous causerons posément de tout cela.

— Oh ! non, tout de suite, je vous en prie.

— J’ai besoin de repos, vous aussi.

— Je ne dormirais pas ; ne vous inquiétez donc pas de moi.

— Il n’est pas l’heure de causer. Demain vous serez plus calme, vous m’écouterez mieux. Bonsoir et pardon. Il embrassa sa femme et partit enchanté de l’avoir trouvée si indulgente. Il voulait préparer un peu son dis cours, puis il avait envie de dormir.

Lydie le laissa sortir sans pouvoir lui dire un mot.

— Il part, pensait-elle, quand tout un avenir est renfermé dans ce qu’il doit me dire. Il pourra dormir !

Elle était dans une agitation extrême. Tout reposait autour d’elle, jusqu’à son mari ; rien n’était dérangé dans sa maison, et cependant depuis quelques heures son existence était interrompue. Elle voyait se dresser devant elle cette raison dont Violette lui avait parlé et qui faisait taire les douleurs, oublier les maux.

Puis elle pensait qu’il y avait ici bas des gens qui se suicidaient, des fous et des religieux, ce qui prouvait que quelques-uns ne pouvaient pas s’asservir à cette raison commune.

Le jour vint enfin, et toute la vie de la jeune femme était moins longue dans son souvenir que cette soirée et cette nuit. La femme de chambre annonça que le déjeuner était servi. Elle fit une étrange figure en voyant sa maîtresse habillée sans avoir eu besoin d’elle.

Lydie se rendit à la salle à manger.




UN RAISONNEMENT CONTEMPORAIN


Le visage d’Adolphe n’avait pas subi la moindre altération ; il avait évidemment dormi d’un sommeil de plomb. Il mangea comme quatre et s’étonna beaucoup de voir sa femme ne toucher à rien. Il l’engageait à forcer un peu son appétit ; elle sentait des larmes monter à ses yeux ; puis elle s’efforçait de les cacher, et éprouvait cette douleur vive que causent les pleurs qu’on retient et qui dévorent intérieurement comme du feu.

Elle attendait depuis si longtemps déjà cette explication que son sang bouillonnait en voyant la tranquillité avec laquelle son mari se disposait à la lui donner. Enfin, ce siècle s’écoula, et après qu’Adolphe eut fumé paisiblement sa pipe, ils passèrent tous deux au salon.

Il commença :

— Je m’aperçois, ma chère amie, que vous êtes tout émue ; cela me fait beaucoup de chagrin ; cela se passera ; mais pour revenir plus tôt dans votre état normal, il ne faut pas vous écouter et vous abandonner à vous-même. Vous n’êtes pas un enfant, soyez raisonnable et ne faites pas de peine à ceux qui vous aiment.

— Merci, dit Lydie.

Il y a quelque chose d’affreux dans la demi-pitié des gens qui ne comprennent pas nos douleurs ; on préférerait de beaucoup leur complète indifférence.

— Mon amie, dit Adolphe, je vais causer avec vous comme avec une femme d’esprit. La vie est une chose sérieuse et non le rêve d’une jeune fille. Vous voyez, toutes, un roman dans le mot de « mariage, » qui pour vous veut dire « amour. » Vous vous trompez : rien n’est éternel, et l’amour passe plus vite que toute autre chose. Souvent même il n’existe jamais entre les époux ; chez nous, il a existé, il existe encore et l’affection qui nous unit est mille fois plus sérieuse et plus profonde.

— Qu’est-ce donc, selon vous, que l’amour ?

— Un des bonheurs que nous trouvons sur terre, le plus agréable peut-être : luxe de plaisirs, de sensations, sans lequel nous pourrions vivre, mais qui est le charme et l’enivrement de l’existence.

— Vous croyez donc qu’on pourrait vivre sans amour ?

— Comme sans merveilles pour charmer nos yeux, sans mets délicieux, sans parfums et sans harmonie. Quand l’amour vient, il faut en jouir, quand il s’en va, ne pas en attrister sa vie ; ce serait méconnaître le bien que Dieu nous a donné.

— Je vous comprends ; et le mariage, qu’est-ce selon vous ?

— La base de la société, la réunion des fortunes que le partage héréditaire diminue ; l’union de deux êtres auxquels une conformité de naissance et d’éducation donne des goûts à peu près semblables et qui leur fait la vie plus douce.

— Une affaire enfin ?

— Non, un acte sérieux et raisonnable, la religion de la famille !

— Voilà ce que vous appelez la raison ?

— Sans doute. Que pourriez-vous désirer maintenant ? Vous avez pour vous la jeunesse, la beauté, la fortune ; vous aurez un salon charmant où votre esprit attirera toujours la société qui vous plaira. Votre bonheur sera là. Vous savez que mes affaires m’éloignent de vous ; si j’ai besoin d’une petite distraction, d’un plaisir, si je suis forcé de voir mes amis, vous ne rougirez pas vos yeux pour cela. Après tout, un homme n’est pas une demoiselle, je vous promets de n’altérer en rien la fidélité que je dois aux liens conjugaux.

— Vous avez la décence d’arrêter là votre franchise, car le monde donne aux hommes des libertés qu’il interdit aux femmes.

— Oui, vous avez raison ; mais ces libertés, je ne veux pas en user ; que pouvez-vous demander de plus ?

— C’est bien, je vous remercie de vos vérités ; elles viennent tardivement, mais elles viennent.

— Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire ?

— Rien.

— Rien ?

— Que je puisse vous dire et que vous puissiez comprendre.

Lydie s’était levée et se disposait à regagner son appartement.

— Ne partez pas sans me dire votre pensée comme je vous ai dit la mienne.

— Soit donc, répondit-elle en relevant fièrement la tête, écoutez-moi : Mon esprit et mon cœur ne sont pas semblables aux vôtres. Je pense, je sens tout autrement que vous ; je ne règle pas ma conduite sur les usages des autres, mais d’après les inspirations que Dieu me donne, parce que je crois que là se trouvent le vrai et le bien ; je ne changerai jamais. Le mariage, selon moi, n’est pas l’obéissance à une raison sociale, c’est un lien naturel que Dieu forme : il ne choisit pas ses époux dans telle ou telle classe, il les prend où il veut et, leur mettant au cœur une attraction réciproque, il les rapproche pour n’en faire qu’un seul être. Rien de bas et d’ignoble ne doit entrer dans un ménage, pas plus du côté de l’homme que du côté de la femme. Cette latitude que vous prenez de regarder de près le vice et de vous distraire par la vue d’un monde qui devrait vous faire horreur ne peut s’imposer à notre résignation. Vous apportez le péché dans nos foyers, et si nous l’acceptions, tôt ou tard il s’attaquerait à nous. Je ne veux pas qu’il en soit ainsi, vos principes me font rougir. Nous n’étions pas faits pour nous entendre. Ce n’est pas la Providence qui nous a placés sur le chemin l’un de l’autre, c’est un vieillard qui ne s’est pas demandé si votre nature et la mienne pouvaient s’allier, et n’a voulu que se débarrasser de moi, je le comprends maintenant. Nous ne pouvons réparer ce malheur ; mais je n’accepte pas la position qui doit, selon vous, en résulter.

— Et que voulez-vous faire ?

— Vous convertir à moi. Je le voudrai tant, que j’y parviendrai.

— Non, ma chère enfant ; votre exaltation est du délire. La jalousie qui vous égare se calmera, je l’espère ; il le faut, d’ailleurs. Si votre vie ne vous plaît pas, vous comprendrez qu’une bonne épouse et une femme chrétienne doit avoir pour première vertu la résignation. Nous aurons des enfants, vous les aimerez et leur donnerez les principes que vous avez reçus.

— Que leur dirais-je ? Je mettrais dans leur cœur la religion du vrai, l’honneur de la famille. À mes filles, j’inspirerais d’avance une immense tendresse pour leur époux et pour leur foyer, et le mensonge viendrait ensuite briser leur cœur comme il brise aujourd’hui le mien. Vous ne comprenez donc pas que c’est un crime de préparer ainsi de jeunes âmes pour le supplice, en faisant naître en elles des aspirations qui resteront écrasées dans leur poitrine ; et, puisque vous entendez ainsi la vie, dans votre société, élevez donc vos enfants en vue de cette existence. Ne leur parlez pas toujours de Dieu et de la vérité. D’ailleurs, ces filles, quand j’en aurais fait des femmes instruites et que leurs âmes s’entr’ouvriraient, si elles rencontraient et aimaient un honnête homme sans fortune, il me faudrait, avec vos principes, et toujours par convenance, étouffer leur amour et les jeter, les yeux mouillés de larmes, dans les bras de gens sensuels et terrestres comme vous, ou de jeunes vieillards usés avant l’âge comme le duc, et cela parce que ces hommes-là seraient riches et soi-disant de leur classe ! Que Dieu les laisse ensevelies dans mon sein, plutôt que de les faire naître pour ce supplice.

— Madame, calmez-vous, vous avez la fièvre.

— Et mes fils ! Il faudrait les voir jeter leurs premiers rêves à la tête de courtisanes effrontées, voir se faner leurs premiers printemps, et plus tard, étant bien blasés, prendre la vie d’une femme fraîche de sensations. Ce n’est pas ainsi que je comprends, moi, la vie et la société, et si chaque ménage ne renfermait pas un cœur lâche à côté d’un être égaré…

— Qu’est-ce à dire ?

— Que si toutes les femmes défendaient leur bonheur comme je défendrai le mien, les hommes qui aimeraient le vice y resteraient et ne se marieraient point.

— Mais que comptez-vous donc faire ?

Lydie s’était animée graduellement, et ses yeux enflammés donnaient à son visage une lumière surnaturelle. Soit l’impression d’une puissance magnétique, soit la frayeur que l’exaltation de sa femme lui causa, Adolphe sentit un frisson glacé parcourir tout son corps.

— Je vous suivrai partout, ajouta-t-elle, la loi me le permet, et je le veux. Si vous m’échappez pour céder à vos instincts, j’irai vous chercher ; je ferai rougir ces femmes, je les ferai pleurer en leur montrant les blessures qu’elles font à mon cœur.

— Ces femmes riront de vous.

— Alors elles vous feront horreur à vous-même.

— Oh ! madame, vous que je croyais sensée, vous feriez de pareilles folies ?

— Que m’importe ! En dehors de vous rien n’existe pour moi ; je vous convaincrai, ou je mourrai : je le sens, vous êtes une partie de moi-même, et il me semble que c’est mon âme qui se révolte contre les mauvais penchants de mon corps.

— Vous avez des idées de l’autre monde, dit Dunel.

— Oui, d’un monde où nous devons aller pour y rapporter une âme grande et pure. Cet espoir doit être notre occupation ici bas, et la satisfaction des sens, qui s’éteindront avec la matière, doit passer inaperçue.

— Vous m’effrayez, dit Adolphe en cherchant à s’en aller.

— Restez, fit Lydie en l’entourant de ses bras délicats.

— Laissez-moi, que me voulez-vous ?

— Je veux votre âme, que vous ne m’avez jamais donnée ; j’ai eu vos baisers, vos serments : tout cela devait être temporel ; je veux votre âme, que je n’ai pas connue ; donnez-la-moi dans un mot, dans un regard, dans un regret ; votre âme comprendra, il me la faut…

Elle resta debout, immobile, puis se laissa tomber sur le canapé, comme épuisée par les efforts qu’elle venait de faire. Cette attitude rassura Dunel, qui s’approcha d’elle et lui dit en l’embrassant :

— Voyons, calmez-vous. Votre imagination vous entraîne trop loin ; je vous ai parlé tranquillement des choses les plus ordinaires du monde. Je n’ai pas voulu vous faire de mal ; si je vous en ai fait, pardonnez-le-moi et oubliez cette scène. Je ne suis pas un homme méchant ; je veux que vous soyez heureuse, et croyez bien que tous les maris ne sont pas comme moi ; mais ne me demandez pas des choses impossibles. Vous voulez mon âme ? Vous voyez bien que c’est du délire. Revenez à la raison et soyez plus juste pour moi. Je vous aime.

Il l’embrassa de nouveau avec tant de douceur que Lydie, le regardant avec une sorte de compassion, lui dit :

— Pauvre homme ! je vous tourmente en vous demandant ce que vous ne pouvez me donner.

— Oui, vous voilà mieux déjà ; il faut vous mettre au lit, vous reposer un peu. Vous avez eu un petit accès de fièvre. Je vais envoyer chercher le médecin.

— Non, c’est inutile, je suis bien. J’ai seulement besoin d’être seule.

— Je vais faire venir votre femme de chambre.

— Je ne veux pas.

— Au moins, laissez-moi vous conduire chez vous.

— Merci, j’irai seule. Adieu ! lui dit-elle en fixant sur lui de longs regards tristes.

— À bientôt, lui répondit-il ; et il sortit.

Elle se leva et se dirigea vers sa chambre en marchant avec peine. Elle resta plusieurs heures dans un état de prostration, résultat de la fatigue que cette scène avait produite sur tout son être. Elle n’avait plus la conscience de ce qui s’était passé, ni du jour ou de l’heure présente. Elle eut de ces songes qui, dénaturant ou augmentant les objets, entourent d’images grotesques et effrayantes les esprits fatigués par de grands événements. Elle resta dans cet état jusqu’à ce que la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement.

En quittant sa maison, Dunel traversa le boulevard pour se rendre rue d’Antin, chez son médecin.

Il avait besoin de respirer ; le temps était superbe, sec et glacé.

Le sang, qui s’était porté vers sa tête, reprit promptement sa circulation ordinaire, et Adolphe revint bientôt à son état normal. En sa qualité de matérialiste, il aimait assez le calme de son intérieur.

— Cette scène, pensa-t-il, ne se renouvellera pas souvent.

N’étant plus en présence de l’extrême douleur de sa femme, il retrouva bientôt la quiétude indifférente et tranquille que donne un bon estomac.

— Il ne faut rien faire sous l’impression d’un premier mouvement, se dit-il ; ma femme était bien quand je l’ai quittée. Elle s’exalte par trop. Il me faudra peut-être un peu de sévérité pour éviter de nouvelles scènes. J’en aurai. Quant à sa maladie, ce n’est rien. Au lieu de consulter un médecin, ce qui semble la contrarier, je ferai mieux de lui envoyer son amie la duchesse. Elles s’aiment beaucoup et se consoleront ensemble.

Adolphe rebroussa chemin, et se rendit en se promenant à l’hôtel de Flabert.




LES POMPONS DU VICOMTE


Pendant la scène que nous venons de voir, Violette était seule avec le vicomte de Magnet.

Après le déjeuner, Edmond, suivant son habitude, sortit, car c’était le jour de réception de sa femme. Elle s’était trouvé forcée, par convenance, de recevoir le jeune homme. Il était venu de bonne heure pour ne rencontrer personne, et voulait enfin parler à la duchesse. Ils causèrent longtemps de choses indifférentes. Elle paraissait sévère, elle qui d’ordinaire riait toujours au nez de cet amour muet qui la suivait partout en rêvant. C’est que la veille elle avait beaucoup souffert, et quand on souffre on respecte les douleurs des autres. La gaieté folle de la duchesse glaçait plus le jeune homme que la froideur qu’elle lui montrait, et il se sentait plus à l’aise.

— Madame, lui dit-il, c’est la première fois que je me trouve seul avec vous et j’ai presque envie de profiter de cette occasion pour vous faire une confession.

— Parlez, dit la duchesse. Quelle confession pouvez-vous avoir à me faire ?

— Vous êtes une grande dame, vous avez un excellent cœur, vous êtes bonne avec tout le monde, et je suis affligé de voir que vous daigniez à peine m’admettre au nombre de vos amis. Vous paraissez me recevoir avec ennui. Pourtant, je vous fus présenté par M. le duc. Qu’ai-je fait pour vous fâcher ? Je voudrais réparer ma faute ; il n’est rien que je craigne tant que de vous déplaire.

Le pauvre jeune homme baissait ses grands yeux noirs. Ce n’était pas tout cela qu’il voulait dire, et sa voix hésitante et troublée était plus éloquente que ses paroles.

— Vous vous trompez, monsieur, répondit Mme  de Flabert ; je reçois avec autant de plaisir vous et toutes les personnes qui veulent bien me visiter ; mais vous êtes naturellement triste, rêveur ; moi, je suis rieuse, et votre figure mélancolique, que j’ai souvent rencontrée sur mon passage, a peut-être excité ma gaieté ; il faut me le pardonner, je ne suis pas toujours charitable.

— Oh ! cela ne me fâche pas. Il est bien naturel que ma tristesse vous fasse rire ; votre gaieté me fait pleurer…

Et les battements de son cœur l’interrompirent. Le bonheur de se sentir près de la duchesse rougissait son front.

— Vous avez des idées étranges, dit Violette, qui voulait éloigner le cours de la conversation. Ainsi, l’autre jour une de mes amies me demandait pourquoi, n’étant pas en deuil, vous mettiez des pompons noirs à la tête de vos chevaux ?

— Ceci n’est pas une idée singulière, mais l’expression de ma pensée. Je n’ai personne à qui me confier, moi ; mes parents sont sévères et m’ont éloigné d’eux ; si j’en parlais à des amis, ils riraient de mes chagrins comme vous en riez vous-même, madame, et cela me ferait trop de mal.

— Alors vous vous confiez à vos chevaux ?

— Non, mais quand je suis bien triste je leur ceins le front pour que des êtres vivants portent l’image de ma disposition présente ; tant il est vrai que l’homme ne peut souffrir sans se plaindre ; et puis, vous l’avez remarqué…

— Que vous importe que je l’aie remarqué ? dit vivement la duchesse.

— D’autres pourraient le voir aussi, répondit timidement le jeune homme, se servant de cette réticence pour s’expliquer plus clairement encore, — et comprendre mon isolement et ma douleur en me voyant, seul avec mes chevaux et mes rubans noirs, fendre l’air que respirent des gens trop heureux pour m’écouter.

— C’est très ingénieux cela. Je comprends alors vos rubans gris ou violets : vous voulez marquer que vous êtes plus ou moins triste. Voyons, ajouta-t-elle en riant, quelle est aujourd’hui la couleur de votre tristesse.

Elle se leva pour regarder dehors. La petite calèche toute coquette du vicomte était attelée de deux chevaux anglais magnifiques, secouant fièrement la tête sous deux tresses bleu-ciel.

— Bleu ! s’écria Violette avec le plus grand étonnement.

Elle ne put réprimer son premier mouvement. Depuis longtemps elle remarquait les rubans, mais n’en avait pas encore vu de cette nuance.

Le jeune homme s’aperçut de ce mouvement.

— Vous ne me demandez pas l’explication de ceux-ci ? dit-il.

— Pardon, monsieur. Quel genre de tristesse colorez-vous en bleu, s’il vous plait ?

— Ce n’est plus une nuance de tristesse.

— Qu’est-ce donc ?

– Vous ririez de moi, madame.

— Mais non.

— Je n’ose pas vous le dire… Eh bien ! je suis amoureux.

— D’aujourd’hui seulement ? Vous avez raison, il y a de quoi rire.

— D’aujourd’hui seulement, je le confie à… à mes rubans. Jusqu’à ce jour, ce sentiment était resté dans mon cœur, j’avais peur de me l’avouer à moi-même…

— L’histoire de vos rubans est très amusante, interrompit encore la duchesse ; vous prendrez successivement toutes les couleurs.

— Deux seules me restent : le vert, si l’espérance me vient ; le rose, si le bonheur la suit. Alors, je veux dire adieu à toutes mes nuances passées ; car, pour un jour de bonheur, il faut se trouver heureux toute la vie.

— Vous paraissez bien confiant en l’avenir.

— Oui, car je ne désire qu’une chose ; tout en dehors d’elle m’est indifférent, les plaisirs de mon âge, la fortune ; mais si je ne puis pas être heureux, cet amour me tuera, et il me semble que je suis trop jeune pour mourir.

— On ne meurt pas d’amour, dit Violette en riant.

— Vous croyez ? Tant pis ! répondit tristement le jeune homme.

Il leva ses yeux pleins de larmes sur la duchesse, dont l’éclat de rire cessa tout aussitôt.

Elle changea de ton et lui dit :

— Mais si votre rêve n’est pas réalisable, si l’avenir ne vous garde que des douleurs, pourquoi ne pas chercher à oublier votre amour ?

— L’oublier ? D’abord, je ne le pourrais pas ; et puis, je ne le voudrais pas. Toutes les joies d’ici-bas ne valent pas une de mes sensations, même la plus triste.

— Mais vous espérez donc ?

— Oui, j’espère.

On annonça M. Dunel.

La duchesse changea tout à coup de physionomie. Dunel seul chez elle ! Était-il arrivé quelque accident ? Elle n’avait pas osé se présenter chez son amie. Connaissant la vérité, elle avait peur de se trahir et de lui apprendre son malheur par un regard ou même par son empressement. Adolphe seul ! Lydie était donc malade ! Toutes ces pensées vinrent l’assaillir en une seconde pendant que le domestique introduisait Dunel.

Le jeune homme sortit, emportant au cœur toute la joie que cette entrevue lui avait causée.

— Chère madame, dit Adolphe en entrant, rendez-vous chez ma femme, elle est souffrante. Je serais bien aise qu’elle vous vît.

— Qu’a-t-elle donc ?

— Rien, une petite fièvre. Peut-être ne voudra-t-elle pas vous recevoir, mais entrez, malgré cela ; après, elle vous en saura gré. C’est une enfant gâtée, un peu boudeuse parfois.

— Elle est souffrante ? Avez-vous été chez un médecin ?

— Je le voulais, mais ce n’est pas la peine ; Lydie est nerveuse, voilà tout. Elle ne veut pas voir le docteur ; si je persistais, elle se croirait malade et son imagination se frapperait. Seule vous pouvez la calmer tout à fait, et je suis venu réclamer le secours de votre amitié. Vous êtes raisonnable ; ma femme a besoin de vos conseils. J’ai affaire, je vous quitte.

Dunel ne voulut pas donner de plus grandes explications ; d’ailleurs, l’air inquiet de la duchesse le troublait ; il craignait d’en dire trop et partit.

Violette avait sonné pour faire atteler. Tout en mettant son chapeau, son châle sur ses épaules, elle se disait :

— Lydie, mon unique affection, la seule personne qui m’ait véritablement aimée ; cet homme va me la tuer ; elle sait tout, sans doute. Oh ! ce monstre, j’ai failli me jeter sur lui pour l’étrangler.

Un instant après, la duchesse arrivait comme une flèche au boulevard des Italiens. Elle força la consigne, comme Adolphe le lui avait conseillé, et, sans se faire annoncer, pénétra jusqu’à la chambre de son amie et la trouva comme nous l’avons laissée.

— Pardon, lui dit-elle, je viens sans votre permission ; mais vous souffrez, et je ne puis vivre loin de vous.

Lydie se défendait, mais Violette l’avait saisie dans ses bras, elle l’embrassait avec tant d’effusion, regardait ses yeux avec tant d’avidité pour y chercher son mal, elle lui prenait les mains, les lui pressait avec tant d’attention, que la jeune femme n’eut pas le courage de la repousser.

— Tu souffres, dit la duchesse, tu es malade, je le vois. Il y a chez toi un mal physique, c’est évident. Je ne te quitte pas ; il faut consulter un médecin, je veux que tu te soignes.

— Je ne veux pas de médecin, je ne suis pas malade, et, si tu désires que je te garde près de moi, ne m’interroge pas, ne me demande rien.

— Je reste. Merci, mon ange. Je t’obéirai.

Violette disparut un instant pour se débarrasser de son chapeau.

Elle écrivit deux mots à la hâte, et dit à son domestique :

— Prenez ma voiture, portez ceci chez mon docteur. On vous donnera sans doute un flacon ; vous en verserez le contenu dans un verre, et quand je sonnerai pour demander à boire, vous me l’apporterez.

Elle avait mis son médecin au courant de la situation de son amie et lui demandait une potion pour calmer la surexcitation présente. Elle savait que cet homme, un des plus habiles de Paris, la comprendrait et aurait assez de confiance en elle pour agir sur ses renseignements.

Elle rentra dans la chambre sans que Lydie, qui, d’ailleurs, ne s’occupait guère de la durée du temps, soupçonnât rien. Elle ne remarqua pas la présence de la duchesse et continua le cours de ses pensées.

Violette s’assit à ses genoux, comme durant cette première nuit qu’elles passèrent ensemble à l’hôtel de Cournon. Sa tête s’appuya sur la robe de la jeune femme ; elle n’osait parler ; mais, comprenant l’agitation intérieure que cachait le calme de son amie, elle lui dit doucement :

— Est-ce que cette position ne vous rappelle rien ?

Lydie leva la tête, regarda Violette, parut chercher dans sa mémoire et dit d’une voix brève et saccadée :

— Si, la première nuit que j’ai passée dans le monde après le couvent. Vous étiez à mes pieds, humble et soumise.

— J’étais votre femme de chambre.

— Aujourd’hui, vous êtes duchesse, et vous êtes encore dans la même position.

— Parce que je ne serai jamais autant que vous. Vous souvenez-vous aussi, ajouta-t-elle, du jour où je vous ai quittée ?

— À peu près.

— Je vous disais, ma chère amie, que vous entrepreniez une tâche trop difficile et que la force humaine était, à mon sens, au dessous du but que vous vous proposiez.

— C’est vrai, je le pense encore. Dès qu’une femme veut accepter dans sa maison l’injustice et le déshonneur, elle se perd, c’est à dire qu’elle doit être un jour infâme ou mourir.

Ces paroles prononcées d’une voix pénétrante firent tressaillir le cœur de la duchesse. La pâleur de son amie et le souvenir du vicomte la firent trembler.

— Non, je suis forte, dit-elle en se remettant, et je le serai toujours.

— Nous voilà donc toutes deux comme autrefois. Nous pensons de même et nous sommes dans les mêmes dispositions. Êtes-vous bien sûre de cela Violette ? Moi je suis brisée, toi tu te troubles.

Madame de Flabert frémissait aux paroles de son amie, elle se croyait coupable. Les yeux de Lydie s’étaient animés et la jeune femme sonna pour demander à boire. La commission avait été faite ; la femme de chambre apporta la potion.

Alors, présentant le verre à son amie, Violette la supplia de boire quelques gouttes pour rafraîchir ses lèvres, celle-ci refusa.

— Non, je ne veux pas, tu me donnes un médicament.

— Quelle idée ! Je vous assure que non, répondit la duchesse en buvant elle-même la moitié du liquide contenu dans le verre.

— Eh bien ! dit Lydie, laisse-m’en, j’ai soif.

Lydie était altérée et but quelques gorgées. Un instant après, elle parut plus calme, et son amie parvint à la décider à se mettre au lit.

— Je suis mieux, dit-elle, je me sens fatiguée, lourde, je voudrais reposer et votre présence m’en empêcherait, je vous en prie, laissez-moi.

La duchesse croyant à l’effet du remède qui commençait à agir fut plus tranquille, et consentit à se retirer pour laisser Lydie dormir.

Mme  Dunel voulait seulement se débarrasser de son amie. Elle était en effet plus calme, parce que sa douleur avait pris un tout autre caractère, le découragement, l’accablement. Elle voulait être seule, de fait, comme elle se trouvait seule par la pensée, seule dans le monde. Un immense isolement l’entourait et son cœur saignait de regrets au souvenir de son bonheur.

On vint lui dire que son mari demandait à lui parler.


MA FEMME BOUDE


En quittant l’hôtel, Dunel était revenu tranquillement vers le boulevard où, se trouvant fatigué, il s’était assis chez Tortoni. Bientôt plusieurs de ses amis vinrent se grouper autour de lui. On causa bourse, femmes, théâtre, chevaux, il s’éloigna facilement du souvenir de la discussion qui l’avait un instant troublé et reprit sa gaieté.

Edmond arriva.

— Je vous cherchais, dit-il, en se plaçant près de Dunel.

— Je viens de chez vous, lui répondit Adolphe.

— Hé ! quoi faire ?

— Prier la duchesse d’aller voir ma femme qui est un peu nerveuse.

— Je vous conseille de prendre bien des précautions avec elle ; je la crois d’une excessive sensibilité. Ce qui ferait rire mon démon de femme ferait souffrir la vôtre.

— Ah ! ne m’en parlez pas, je viens d’avoir une petite scène d’intérieur fort peu de mon goût, mais j’espère que cela ne se renouvellera pas.

— Votre sortie d’hier a fait mauvais effet. Je vous ai cherché partout pour vous prévenir, je n’ai pu vous trouver. La duchesse ne me le pardonnera jamais.

— Que voulez-vous, Adèle me disait de venir, on ne peut pas pourtant passer pour un esclave. On dirait que Lydie me mène par le nez, on se moquerait de moi. À propos j’ai trouvé des Brugmensias. J’en ai envoyé chez la Tourcos hier en rentrant.

— Elle les a reçues ce matin et en semble enchantée.

— Ah ! comment le savez-vous ?

— Par Anna que j’ai rencontrée.

— Anna ?… Il paraît que l’autre jour le vieux de Cournon, mon cousin…

— Je sais.

— Et votre pierrette ? Gentille à croquer, hein ? On m’a dit que vous en étiez très content.

— Je viens de la quitter, elle m’ennuyait.

— Toutes les femmes vous ennuyent donc ?

— Les maîtresses ! c’est toujours la même histoire, bête, cher et quelquefois dégoûtant.

— Je ne trouve pas, je ne suis pas si blasé que cela.

— Je suis blasé, c’est vrai ; mon cœur est vide, je souffre.

— En effet, depuis quelque temps vous êtes tout triste. Quel est donc votre mal ?

— Un mal qu’heureusement vous ne connaîtrez jamais.

— Lequel ?

— Je voudrais recommencer à vivre autrement que je n’ai vécu. Arrivé au bord de la tombe, je voudrais rebrousser chemin, impossible ! c’est un étrange supplice que d’avoir à côté de soi le bonheur et de ne pouvoir le saisir.

— Qu’est-ce que toutes ces idées-là ? mon cher, vous devenez hypocondriaque. Tâchez donc de vous distraire. Savez-vous que ce soir j’ai rendez-vous chez Adèle ?

— Oui, farceur, vous allez me faire perdre les cent louis que j’ai placés sur votre vertu.

— Triste placement, pauvre ami !

Ils rirent et, saluant les jeunes gens assis près d’eux, ils s’en allèrent bras dessus bras dessous en finissant leurs cigares.

— Ah çà ! quelle anguille aviez-vous donc sous roche, sournois, dit Adolphe, il y avait hier chez Prévost une commande énorme sous votre nom.

— Oh ! pour les jardinières de la duchesse.

— C’est impossible.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Vous dépensez des sommes folles en bouquets pour votre femme, décidément vous êtes malade.

— Notre salon est impossible sans fleurs.

On était arrivé chez Dunel qui fit entrer Edmond dans l’écurie. On s’étendit en longues dissertations sur un pur-sang qu’Adolphe avait acheté et qui ne plaisait point au duc, enfin ils se dirent adieu, de Flabert revint sur ses pas.

— Allez-vous ce soir chez Mme  la baronne de Bertal ? demanda-t-il.

— Sans doute ! à moins que ma femme ne soit plus malade ; mais je ne crois pas.

— J’y vais aussi, et la Tourcos ?

— Je la verrai avant ou après.

Ce fut alors que Dunel se fit annoncer à Lydie, qui refusa de le recevoir, disant qu’elle ne souffrait plus et avait besoin de repos. Lui, convaincu que sa femme boudait, s’enferma dans son fumoir, et alluma sa pipe turque.

Madame Dunel ne voulut pas venir dîner. Adolphe dîna seul et n’en mangea pas moins pour cela. En sortant de table il fit demander à Lydie ses intentions relativement au bal du soir. La pauvre femme répondit qu’elle ne sortirait point. Il lui fit savoir alors qu’il irait chez la baronne pour que quelqu’un se rendît à l’invitation.

Mon mari va au bal, pensa-t-elle, il n’a même pas compris ce qui s’est passé ce matin dans mon âme et les souffrances que j’ai dû éprouver.

Adolphe en quittant la maison avait dit à la femme de chambre d’engager autant que possible sa maîtresse à se rendre au bal, prétendant que cela la distrairait. Cette fille entra donc dans la chambre annonçant que la couturière venait d’apporter une robe pour le soir.

— Une robe ?

— Que faut-il en faire ?

— Tout ce que vous voudrez.

La femme de chambre sortit et rentra de suite avec la parure, elle pensait que madame Dunel ne pourrait résister à la vue de ces chiffons.

— Si madame voulait regarder un peu, dit-elle, elle verrait un chef-d’œuvre. Ces pensées de velours semées dans de flots de gaze maïs font un effet délicieux. Je n’ai jamais rien vu de plus joli que ce diadème et ces agrafes de pensées. La fille disposa la robe le mieux qu’elle put pour séduire la jeune femme quand elle tournerait les yeux et partit doucement.

Lydie ne s’était pas encore demandé ce qu’elle allait devenir. Elle souffrait de son mal présent et regrettait le passé ; mais ne concevait pas de lendemain même pour le craindre. Sa vie morale et l’existence de son cœur étaient brisés, elle ne se demandait pas ce qu’allait devenir désormais un être sans illusions et sans croyances. Toute la journée, des allées et venues l’avaient troublée, une fois encore la femme de chambre entra.

— Pardon, si je dérange madame ; on vient d’apporter ceci pour elle.

— Merci, laissez-moi, dit Lydie.

— C’est une lettre de monsieur.

— De monsieur, dit la pauvre femme en étendant sa petite main aussi blanche que ses draps ; un dernier éclair d’amour fit bondir son cœur, ses doigts frémissaient sous l’enveloppe. Que renfermait ce papier ? De nouvelle tortures sans doute. Elle passa plusieurs fois sa main sur ses yeux sans pouvoir rien distinguer, enfin elle parvint à lire :

« Ma chère amie,

« Vous avez été bien sévère pour moi, Vous ne m’avez pas permis de vous voir depuis ce matin. Je vous conseille d’aller au bal, cela vous distraira. Je sais que vous avez une toilette ornée de pensées, je vous envoie cette parure d’améthystes, laissez-vous tenter, venez, vous serez bien belle et moi je serai très heureux de vous voir.

« Venez, si vous me pardonnez. »

La femme de chambre avait ouvert l’écrin. Lydie pensive emmêla de ses doigts le collier et les bracelets. Les grosses pierres jetaient des reflets violets sur sa peau transparente.

— C’est une bonne pensée qu’il a eue, se disait-elle, une pensée délicate même. Aurait-il au cœur une étincelle de cette lumière que je voulais lui donner ? Il n’est pas méchant, ce pauvre homme ; si je pouvais lui faire comprendre !… s’il était un moyen de le ramener à moi, si j’essayais encore ! Toutes ces idées se croisaient dans son esprit, déjà trop affaibli ; elle retombait, découragée, en se rappelant la scène du matin et les paroles d’Adolphe. Il a de ces phrases sèches et froides qui sont le cachet d’une âme inférieure et qui jamais ne s’oublient, pensait-elle. Pourtant, dans l’excès de son malheur, la jeune femme devait se précipiter sur la dernière espérance qui luisait encore à ses yeux. Pour elle, l’insuccès n’était pas douteux, et cependant une puissance irrésistible la poussait vers la pente où s’était dirigée sa vie. Elle sonna, fit dire à son mari qu’elle n’irait pas au bal, mais le remercia de son envoi.

Lorsque l’effet de la potion fut passé, l’exaltation de Lydie revint plus forte encore. Elle rêvait mille projets pour triompher d’Adolphe ; elle adoptait une idée, la rejetait presque aussitôt, et prononçait à voix basse de longs discours qu’elle se proposait de lui répéter. Elle avait la fièvre et la sueur perlait à son front.


L’OUVRAGE DE M. DE COURNON


Il s’était écoulé beaucoup de temps. Mme  Dunel trouva sa parure sous ses doigts, sa robe devant ses yeux, et, se rappelant cette phrase de la lettre : « Venez, si vous me pardonnez, » elle sonna et dit à sa femme de chambre de prévenir monsieur qu’elle l’accompagnerait.

— Mais, madame, monsieur est parti depuis longtemps. Il doit être au bal, il est une heure du matin.

— Une heure ! répéta Lydie, qui comprenait à peine s’il faisait jour ou nuit. Allons, dit-elle en sortant brusquement de son lit, habillez-moi, je vais au bal, et, surtout, hâtez-vous. Dites qu’on attèle, et coiffez-moi.

La jeune femme se laissa parer, coiffer, tourner comme un enfant.

En ce moment, la duchesse de Flabert arriva dans l’intention de passer la nuit à veiller son amie ; celle-ci lui fit dire qu’elle la retrouverait chez la baronne. Violette fut terrifiée par cette nouvelle ; elle retourna bien vite à son hôtel, et se fit conduire au bal par le duc.

Lydie était adorablement belle, mais comme une apparition, un rêve, une ombre. Son corps, blanc et frêle, disparaissait sous les draperies de tulle. Sa pâleur se fondait dans les tons doux de sa toilette ; la transparence de sa peau lui donnait un aspect si vaporeux, qu’elle ressemblait plus à un mirage qu’à une femme. On ne voyait que ses yeux étincelants ; elle avait peine à se soutenir ; cette faiblesse l’étonna, elle voulait la surmonter, mais en vain, elle était écrasée sous le poids de ses bijoux et de ses fleurs. Elle descendit et s’accommoda dans sa voiture ; elle arriva bientôt chez la baronne. Un domestique restait en bas pour diriger les personnes qui venaient au bal ; elle le suivit, cherchant des yeux si rien ne lui indiquerait la partie de la maison que la lorette habitait.

— Comment, Mme  de Bertal tolère-t-elle ce voisinage ? se demandait la jeune femme.

La baronne occupait au fond d’une vaste cour un corps de bâtiment isolé et se trouvait comme dans un petit hôtel. Elle n’avait rien de commun avec les locataires qui habitaient la maison sur la rue, si ce n’était de passer sous la porte cochère.

Lydie entra donc dans le bal ; elle possédait dans ce moment un charme surnaturel, elle fascinait. Les hommes s’empressèrent pour la voir, les femmes, les jeunes filles ne songèrent plus à leur beauté, à leur succès, tant l’étonnement les dominait. Ce n’était que la première apparition de Mme  Dunel dans cette société, personne ne la connaissait et ces mots se glissaient de bouche en bouche :

— Comme elle est pâle !

— Comme elle est belle !

— L’étrange femme !

— On dirait une ombre. Il semble qu’un souffle va la disperser.

La maîtresse de la maison, toute fière de sa nouvelle venue, se perdait en présentations. Lorsqu’elle fut satisfaite sur ce point, elle s’approcha de Lydie et lui dit à voix basse :

— Tout ce monde vous admire, chère ; mais ne vous voyant jamais, on ne peut s’apercevoir de ce qu’il y a de singulier en vous ce soir. Qu’avez-vous ? Je vous trouve l’air triste et souffrant.

— Je suis un peu malade.

— Oui, M. Dunel nous l’avait dit, et vous êtes venue, malgré cela. Que vous êtes bonne !

— Je voulais vous voir, et surprendre mon mari. Où est-il ?

— Il a quitté le bal à onze heures.

— À onze heures ! répéta Mme  Dunel en se demandant où il était.

M. de Cournon vint, salua sa cousine, qui le reçut très froidement. Tout le courage que la pauvre femme avait déployé se trouvait perdu.

La musique, le parfum des fleurs agirent sur elle, dont la sensibilité était excitée. Tout se troublait devant ses yeux, elle ne voyait rien qu’un nuage : elle faillit perdre connaissance. Tout le monde avait les regards sur elle ; on donnait à son état le nom de poésie, on lui trouvait des airs mélancoliques délicieux.

La duchesse entra, vint se placer près de son amie, qui la reconnut à peine. Celle-ci, qui seule savait le secret de cette âme, fut atteinte horriblement quand elle entendit ces mots :

— Violette ! je ne te voyais pas.

Le duc s’approcha de Mme  Dunel pour lui parler. Elle le regarda fixement, puis fronça le sourcil et serra les lèvres sans répondre ; M. de Flabert, sur un signe de sa femme, s’éloigna.

— Cet homme, je le hais, dit-elle tout bas à la duchesse.

— Pourquoi ?

— Je le hais, je le hais, ajouta-t-elle en pressant tendrement la main de Mme  de Flabert.

— Taisez-vous, dit Violette, qui voyait clairement l’état de son amie et avait peur à cause du lieu où elles se trouvaient. Elle tâcha de l’entraîner dans un salon voisin où l’on ne dansait pas, pour la mettre à l’abri des regards.

— Tu es si belle que tout le monde a les yeux sur toi, lui dit-elle ; je ne puis t’avoir à moi seule, viens ici.

Elle la fit asseoir. Il y avait bien çà et là d’autres groupes, mais assez éloignés pour ne pas entendre une conversation à voix basse. La duchesse employait tout ce que sa parole pouvait avoir de captivant et de persuasif pour arriver à cette intelligence presque en délire.

— Ma chère, lui disait-elle, tu souffres et ton âme te domine tellement que tu ne te soucies plus des choses réelles du monde qui t’entoure ; ton corps seul est ici, ton esprit n’y est plus. Moi, je te comprends ; mais les autres… Reviens à toi… aie de la force, il t’en faut ; ne compromets pas ton mari, ton nom, ta réputation, là est le triomphe. Il n’est pas difficile de se révolter contre le mal ou d’en mourir, mais de savoir souffrir sans se plaindre. Ici tu te trahirais, je vais te reconduire chez toi. Espère encore, tu es jeune, belle, si belle que tout le monde en est émerveillé ; avec cela et de la volonté, tu peux être heureuse. Tu ne m’as pas dit ta peine ; en la devinant, je te contrarierais ; mais, crois-moi, rentre chez toi et espère. Je ne dis pas là des paroles vides et banales, je suis convaincue que tu peux espérer !

Violette mentait à son amie, elle ne trouvait pas un rayon d’espérance dans son ciel ; mais elle voulait employer tous les moyens pour l’arracher de ces lieux où elle allait se perdre. La duchesse tremblait de tous ses membres.

— Je pars, lui dit Lydie, je ne sais pas pourquoi je suis ici ; mais reste, je veux sortir seule, je le veux.

Mme  de Flabert la quitta pendant un instant pour lui faire donner son burnous. Au même moment, deux personnes s’arrêtaient à la portière soulevée qui fermait le petit salon : c’était la maîtresse de la maison qui causait avec un de ses vieux amis.

— Je ne resterai pas ici, disait-elle ; un semblable voisinage est indigne.

— Pauvre baronne !

— Ces créatures envahissent tout !

— Ne peut-on chasser celle-là !

— Je ne pardonnerai jamais à mon propriétaire. Il n’y a que trois mois que je suis arrivée ; ne devait-il pas me prévenir ? Je ne serais pas entrée. Pensez donc qu’elle est au rez-de-chaussée et qu’en passant ma robe frôle sa porte.

La baronne et son cavalier se retirèrent, et Lydie n’entendit plus rien.

— Au rez-de-chaussée ! se dit-elle.

La duchesse revint avec le comte de Cournon, qui apportait le burnous de sa cousine.

— Vous êtes adorable, madame, dit-il en l’enveloppant.

— Adieu, Violette, murmura Lydie, adieu.

Elle fixa tendrement les yeux sur son amie, qui avait peine à la quitter.

— Laisse-moi, lui dit-elle.

La maîtresse de la maison serra les mains de Mme  Dunel.

— Voulez-vous me donner votre bras pour descendre, monsieur, dit Lydie à son cousin.

— Volontiers, ma belle, répondit le comte.

Ils sortirent ensemble.

— Vous êtes toujours heureuse ?

— En effet.

— Je me suis bien acquitté de la tâche que votre père en mourant m’avait donnée ?

— Où aviez-vous connu M. Dunel ?

— Au Jockey, aux courses.

— C’est donc au hasard bien plus qu’à vous que je dois mon bonheur.

— Sans doute !

— Si j’avais été malheureuse, je vous aurais dit qu’il eût mieux valu ne pas accepter cette mission sacrée que de vous en acquitter ainsi ; me laisser seule chercher ma vie et ne pas me jeter sur un écueil ; car vous m’auriez tuée. Croyez-vous, monsieur, que le ciel ne vous eût pas demandé compte de ce crime ?

Le comte ne comprenait rien à ce que lui disait la jeune femme.

— Vous avez des idées bien noires pour une personne qui sort du bal, lui dit-il.

En approchant du corps de bâtiment qui était sur la rue, Lydie regardait les fenêtres du rez-de-chaussée, où la lumière vacillait encore.

— S’il était là ! pensait-elle.

Il y avait sous la porte cochère deux marches conduisant à un petit vestibule carré, où se trouvaient plusieurs portes desservant l’appartement de la lorette.

Mme  Dunel se sentit clouée devant cette place, elle ne pouvait plus faire un pas.

— Je vous remercie, monsieur, dit-elle au comte, n’allez pas plus loin, remontez chez la baronne.

— Point du tout, si je ne vous reconduis pas, je veux au moins vous mettre dans votre voiture.

— C’est inutile.

— Vous êtes bien nerveuse ce soir.

— Ne me contrariez donc pas.

Le comte s’éloigna très étonné de l’air décidé qu’il voyait à sa cousine, et se contenta de penser que les femmes étaient des êtres inférieurs.

Pierre tenait la porte de la rue ouverte.

— Sortez, lui dit sa maîtresse à mi-voix, et attendez dehors.




EN VALSANT


Le comte crut Lydie partie ; aussi, quand Violette vint lui demander du regard un mot, il lui dit :

— Votre amie vient de s’en aller ; elle est bien agacée ce soir.

Au même instant, le vicomte de Magnet venait chercher la duchesse pour valser.

— Comme Mme  Dunel était pâle, dit-il.

— Elle est toujours ainsi.

— Elle semblait souffrir.

— Quelle idée ! Elle est bien portante.

— Non.

— Bien heureuse !

— Encore moins.

— Pourquoi pensez-vous cela ?

— Parce que les gens qui sont malheureux se comprennent sans se parler. La douleur a des plaintes muettes qui sont comprises de ceux qui souffrent.

— Vous n’êtes pas gai ce soir, dit Mme  de Flabert en s’efforçant de sourire.

— Si vous n’aimez pas assez votre amie pour la comprendre, ou si vous ne me croyez pas assez pour ajouter foi à mes paroles, je puis sans crainte vous dire ce que je pense : cette personne se meurt.

La duchesse tressaillit et s’arrêta.

— Vous voyez bien, madame, que vous n’êtes pas indifférente, comme vous voulez le paraître.

— Mais je n’ai rien dit. En vérité, si vous n’étiez pas un enfant, vous me fâcheriez.

— Mais je suis un enfant, heureusement, et je ne vous fâcherai pas en disant ce que je pense ; car vous pouvez croire que je me trompe, je n’ai que vingt ans. Voyez-vous, madame, vous savez être duchesse, vous savez vivre ici-bas ; mais il y a des gens à qui cela n’est pas possible, et je crois que Mme  Dunel ne peut supporter notre monde.

La duchesse voulait interrompre le jeune homme, mais elle ne le pouvait pas ; il l’emportait en valsant et sa voix pénétrante était rapide comme eux.

— Elle mourra ! Tant mieux peut-être, car un jour elle aurait rencontré des oreilles ouvertes pour l’entendre et, à un moment donné, elle aurait succombé. Nous voulons de la vie tout ce qu’elle peut donner ; c’est une erreur de penser que la martingale des usages nous fait de pierre. Ce qu’on bannit de notre vie, nous le retrouvons à côté du devoir et, tôt ou tard, nous devenons coupables.

— Elle ? Jamais !

— Alors elle mourra.

La duchesse se laissa tomber sur un fauteuil près de son mari. Elle n’avait que ce moyen pour arrêter le jeune homme, qu’elle n’avait pas la force d’écouter ni de réprimander assez sévèrement pour l’interrompre.

Le vicomte s’en fut rêver dans un salon voisin. Violette le suivit des yeux.

— Vous valsez trop vite, dit le duc en posant une écharpe sur les épaules de sa femme.

— En effet, je suis étourdie, répondit la duchesse en cachant son visage dans son mouchoir. « Mourir, » pensait-elle, Lydie ! Ma seule tendresse, ma croyance, ma vérité. Il n’y aurait donc rien de bon qui pût rester sur la terre.

Mourir ! Je ne veux point qu’elle meure, car je serais perdue.

Violette ne tarda pas à se retirer. L’inquiétude la dominait, et, malgré la promesse qu’elle avait faite à son amie de ne pas la suivre, elle partit avec la résolution d’aller au boulevard des Italiens avant de rentrer à son hôtel.


L’ARTICLE 214 :
LA FEMME DOIT SUIVRE SON MARI


Pendant le temps que dura cette scène, le drame qui s’était joué dans le cœur de Lydie se dénouait à quelques pas du bal où la duchesse valsait, sans en avoir envie. Restée seule et maîtresse de ses actions, la jeune femme se dirigea vers la force qui l’attirait comme par une puissance électrique.

Il faisait à peine clair sous la porte cochère et complétement obscur dans le petit vestibule.

Elle monta les deux marches en se tenant au mur et se blottit dans un des angles de l’antichambre pour chercher un appui : ses jambes tremblaient et ne pouvaient la soutenir. Pourquoi était-elle restée dans la maison ? Pourquoi voulait-elle entrer dans cet appartement ? Elle ne le savait et était poussée par son idée fixe : S’il était là ? Le monde finissait pour elle après cette pensée. Il n’y avait plus sur la terre qu’Adolphe, son mari, sa vie. Longtemps, elle chercha de la main une sonnette, et ne trouva pas. Une des portes s’ouvrit ; une bonne sortit avec de la lumière. En voyant cette femme pâle, collée sur la muraille, la fille se recula, croyant voir un fantôme ; partant la crainte paralysa ses mouvements, elle resta en place.

— D’où sortez-vous ? lui demanda doucement Lydie.

— De chez ma maîtresse, dit la bonne, qui répondit parce qu’elle avait peur.

— Votre maîtresse se nomme ?

— Mlle Adèle Tourcos.

— Elle est seule ?

— Oui, fit la fille en hésitant.

— Elle est seule, répéta plus sévèrement la jeune femme.

— Non, avec un monsieur.

— Qui se nomme Adolphe ; vous voyez, je suis au fait.

— C’est vrai, madame.

— Je veux entrer.

— C’est impossible.

Mme  Dunel, ôtant un bracelet, le mit dans les mains de la fille qui n’avait plus aussi peur.

— Placez-moi dans une chambre que ce monsieur soit forcé de traverser pour sortir. Cela se peut-il ?

— Oui, madame, mais…

— Où alliez-vous ?

— Me coucher.

— Ne faites pas de bruit, introduisez-moi et partez.

— Mais, madame, ma maîtresse me chassera.

— Que vous importe ! Vous voilà riche, ajouta Lydie en arrachant son collier et le lui jetant, partez.

La fille prit les bijoux, et la soutenant, la conduisit doucement dans le salon.

— Madame, vous avez l’air malade, lui dit-elle ; vous aurez froid. Cette fenêtre est ouverte pour que les fleurs n’incommodent pas.

— C’est bien !

— Cette pièce est séparée de la chambre par un boudoir ; on ne peut vous entendre. Le monsieur partira bientôt et sortira par ici. Si madame avait besoin d’une bonne, ajouta la fille d’un air gracieux, je lui serais bien dévouée.

— Merci, sortez.

Lydie venait enfin de se réunir à son époux. Elle trouvait encore une sorte de plaisir dans cette horrible réunion. « Il va passer, » se disait-elle. « Je veux me jeter à ses pieds, le supplier de revenir à la raison. Je ne veux pas le voir se traîner dans la boue. Oh ! il m’entendra. »

Le froid la saisissait, elle croisa son burnous et ferma la fenêtre.

« Ce qui lui manque, » pensa-t-elle, « c’est ce que je ressens toujours et plus encore en ce moment : le désir, l’éternel désir que Dieu met en nous pour nous révéler les joies du ciel, pour nous confier les secrets de l’immortalité en nous faisant concevoir l’infini. Ce désir du paradis qui nous dicte les devoirs de notre état d’homme ou de femme et la crainte de Dieu.

« Je suis ici, moi, dans cet enfer terrestre dont Violette me parlait. Je suis venue jusqu’au fond de l’abîme pour y chercher mon bonheur. »

Quelques instants après, à sa faiblesse, à son abattement, succéda la fièvre qui lui rendit toute sa force ; une exaltation, un délire, qui changèrent pour elle l’aspect de la situation.

— On est bien ici, cependant, murmura-t-elle. J’éprouve un bien-être extrême. J’entends de loin les cantiques du couvent, ces voix de vierges pures s’élevant au ciel engourdissent mon cœur. Je sens les parfums de l’encens et les fleurs de l’autel. Cette odeur est suave, enivrante, elle m’étouffe. Oh ! le comte m’a perdue en m’offrant pour mari cet homme. Je déteste le monde. Violette ! quitte-le. Pourquoi te plier sous son joug, imbécile ?

La jeune femme ne savait plus où elle était. Elle se laissa tomber sur ses genoux et pria. Ce fut la première prière dite en ce lieu.

— Mon Dieu, je souffre ; mon cœur se brise ; reprenez-moi, dit-elle. Mon Dieu, rappelez-moi donc à vous.

Sa souffrance augmenta ; elle éleva vers Dieu ses mains, puis chancela.

— De l’air, de l’air, demanda-t-elle. Adolphe, à mon secours. Il est là. Il ne vient pas. Il ne viendra pas.

Elle voulut se traîner vers la fenêtre, mais s’affaissa dans sa robe et tomba sans connaissance.

Quelques minutes après, une porte s’ouvrit.

— De Flabert me doit cent louis, dit dans un éclat de rire une voix stridente, Vous partez déjà ?

— Oh ! oui, ma belle, il faut que je sois de retour avant le jour.

— Ah ! quelle odeur suffocante ! Cette sotte aura fermé la fenêtre. Il faut ouvrir. Les fleurs feraient mal.

Adèle n’était pas entrée dans le salon. Adolphe se dirigea vers la fenêtre.

— Je vais vous éclairer, dit la Tourcos, entrant avec une lumière au moment où Adolphe trébuchait dans une masse renversée par terre.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Dunel effrayé.

Adèle s’approcha.

— Une robe, une femme chez moi !

— Lydie ! s’écria Dunel.

Il la releva et la plaça sur le canapé.

– Ma femme, dit-il, du secours !

Adèle s’avança et tâtant le cœur de Lydie :

— Elle est morte, dit-elle.

— Morte ! répéta Dunel, lui aussi s’en assura.

La Tourcos, que la peur rendait folle, ouvrit la fenêtre et appela du secours.

— Taisez-vous donc et rentrez chez vous, dit Adolphe en poussant brusquement la lorette dans la chambre voisine dont il ferma la porte.

Au même instant, on entendit sonner, puis frapper fortement.

La duchesse et le duc sortaient du bal au moment où Adèle criait « au secours, » et seuls ils avaient entendu ce cri.

Dunel vint ouvrir pour éviter le bruit.

Violette, depuis quelques instants, vivait dans le pressentiment d’un malheur. Elle s’élança dans l’appartement, alla tomber aux pieds de son amie sans que son mari pût la retenir. Dunel referma la porte sur eux.

— Ma femme s’est trouvée mal tout à l’heure, dit-il.

— En sortant de chez la baronne, ajouta le duc.

— Précisément. On l’a mise ici et l’on m’a fait chercher. Je viens d’arriver, il faut la transporter immédiatement chez elle. Il est inutile qu’on connaisse cette circonstance.

— Je comprends, répondit le duc, comptez sur notre discrétion.

Adolphe prit sa femme dans ses bras, l’emporta, la mit dans sa voiture et rentra chez lui. Le concierge même ne s’aperçut de rien.

Violette était restée dans le salon, les yeux fixés sur la place où Lydie avait expiré.

— Venez donc, madame, lui dit le duc.

— Qui aurait été chercher Dunel, murmura la duchesse, il n’y a personne ici ? Pourquoi aurait-on porté sa femme dans cet appartement et non chez la baronne ? Je comprends ! je comprends. La pauvre créature est remontée vers Dieu, elle s’est éteinte, ici même dans la tombe que son mari lui avait creusée.

— Mais venez donc, madame, répéta M. de Flabert en l’entraînant.

Au moment où ils partirent, ils rencontrèrent le vicomte que la présence de Violette ne retenait plus au bal. Il se trouvait dans la cour quand Dunel emporta sa femme et interrogea les deux époux qui sortaient de chez Adèle.

— Cher, lui dit de Flabert, vous ne nous avez pas vus ici, n’est-ce pas ?

Il le pria de monter dans sa voiture, et en peu de mots lui raconta ce qui venait de se passer.

— Je vous sais homme d’honneur, ajouta-t-il, et vous prie de nous garder sur tout ceci le secret le plus profond.

— Comptez sur moi.

Le jeune homme offrit la main à la duchesse pour descendre de voiture.

— Je comprends tout, vous voyez bien que j’avais deviné juste, lui dit-il tout bas.

Violette n’avait plus personne dans le monde qui pût comprendre la douleur qui l’accablait. Le vicomte de Magnet lui serra la main comme pour lui dire : « Moi aussi je la plains. »

La duchesse ne put s’empêcher de le remercier du regard.




UN HOMME CHEZ VIOLETTE


Le duc et la duchesse rentrèrent à l’hôtel sans s’adresser un seul mot.

Edmond, frappé par cette terrible scène, s’accusait d’avoir trempé dans le crime de Dunel ; il avait été son ami, il avait partagé la vie et les plaisirs qui venaient de tuer une pauvre femme, et malgré tous les arguments que sa raison opposait à sa conscience, des remords vagues le jetaient dans le trouble le plus affreux.

Le duc ne craignait ni Dieu ni les hommes ; mais il comprit pour la première fois qu’un juge était devant lui. Violette accablée d’une douleur immense lui représentait la justice divine qui nous montre les effets du crime et menace de nous châtier en raison du mal qu’il a causé.

Ils descendirent de voiture et se séparèrent pour monter chacun dans leur appartement.

La duchesse se débarrassa de sa toilette de bal ; se vêtit d’une robe de couleur foncée, s’enveloppa d’un burnous noir, et sortit avec la plus grande précaution. Dans la première pièce qu’elle traversa elle crut distinguer à la lueur incertaine que projetaient çà et là deux grandes fenêtres, une ombre noire de forme humaine, elle s’arrêta pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas, l’ombre s’avança.

« Un homme chez moi, » pensa-t-elle.

Depuis que le vicomte lui avait serré la main, elle n’avait pu le chasser de son souvenir ; pour la première fois il avait une part dans ses pensées tristes. La gravité des circonstances qui pesaient sur la vie de Violette rendait sérieuses les moindres sensations qui l’assaillaient. L’homme qu’elle vit fut d’abord M. de Magnet, sans qu’elle prît le temps de se demander tout ce que cette supposition avait d’impossible.

Elle regarda plus attentivement, le jeune homme était beaucoup plus grand que la personne qu’elle voyait.

Ce ne peut être qu’un malfaiteur, pensa-t-elle aussitôt.

— Que faites-vous ici ? Qui êtes-vous, monsieur ? dit-elle.

— Vous n’êtes pas couchée, madame, répondit la voix du duc.

— Je pourrais vous faire la même demande. Quelle nouvelle fantaisie vous pousse à venir ici la nuit dans ce salon voisin de ma chambre ?

— Vous sortiez ?

— Oui.

— Où alliez-vous à cette heure avancée de la nuit ?

— Vous le savez bien.

— Croyez-moi, ne sortez pas, madame, il est dans la vie des drames qui doivent s’oublier dans l’ombre ; des drames que le scandale rendrait mille fois plus affreux qu’ils ne le sont déjà. Vous compromettriez votre nom dans un bruit nuisible même à l’objet de votre tendresse.

— Il est des circonstances où l’on ne se souvient ni de son nom, ni de sa position. Monsieur, laissez-moi passer.

— Vous n’avez donc rien compris ?

— Si. Elle est morte.

— Et vous croyez que, pour le monde, elle sera morte avant demain ?

— Que m’importe à moi !

— Vous croyez qu’Adolphe n’aura pas fermé les portes ?

— La femme de chambre me donnera sa clef. Laissez-moi sortir, vous dis-je.

— Au nom du ciel demeurez, n’allez pas dans cette maison, je vous en supplie, madame, vous me brisez le cœur.

— Vous me faites rire avec votre cœur. Que croyez-vous donc qui se passe dans le mien, depuis que j’ai quitté la maison de la baronne ?

— Je ne veux pas que vous sortiez.

— Vous ne le voulez pas ! Il suffit.

Violette rentra chez elle.

Edmond prit pour un reproche l’obéissance apparente de la duchesse, il était honteux d’avoir, pour la première fois, employé son autorité. Je ne dis pas un mot, je ne fais point un pas, pensa-t-il, sans me perdre un peu plus dans son esprit.

Quelques minutes se passèrent sans qu’il osât frapper à la porte de sa femme pour lui demander d’excuser une phrase qui, dans leur situation, ressemblait à une brutalité ; enfin il se hasarda.

Aucun bruit ne se fit entendre, il frappa de nouveau et ne recevant pas de réponse, il alla chercher de la lumière et entra doucement. Le duc visita vainement toutes les pièces de l’appartement de Violette qui était évidemment partie. Il ne pût s’expliquer cette disparition.

La chambre que la duchesse venait de quitter donnait d’un côté sur les salons de réception, de l’autre sur un boudoir, dans lequel se trouvait, soigneusement dissimulée par la tapisserie, une porte communiquant avec un escalier dérobé qui conduisait au jardin. L’origine de cette sortie mystérieuse remontait à l’une des plus jolies femmes auxquelles l’hôtel avait appartenu. Depuis, ce secret restait sans cesse ignoré des propriétaires mâles. C’est ce chemin que Violette s’était déterminée à prendre.




DUNEL MET UN CRÊPE À SON CHAPEAU ET DEVIENT UN BON PARTI




Une demi-heure s’était passée depuis qu’on avait quitté la maison de la lorette. Adolphe, seul dans son fumoir, assis près d’une cheminée sans feu, avait l’âme et le corps glacés et, comme un enfant qui se trouverait la nuit dans un cimetière, il avait peur. Tout à coup on entra dans l’appartement et il entendit quelqu’un se diriger vers la chambre de Lydie. Sans se demander qui pouvait pénétrer ainsi chez lui, il sortit du fumoir précipitamment, espérant intercepter le passage à la personne qui venait. Il courut à la chambre de sa femme ; mais la porte venait d’en être ouverte. Dunel vit alors Violette qui, plus prompte que lui, était arrivée la première, et se trouvait déjà dans la pièce mortuaire. Elle alla droit au lit de Lydie qui, déshabillée et couchée soigneusement par Adolphe, était comme endormie. Dunel, espérant que la duchesse pourrait s’y tromper lui dit à voix basse en l’éloignant de la main :

— Ne faites pas de bruit, madame, elle dort.

Violette le regarda froidement sans répondre, se débarrassa du petit bougeoir avec lequel elle était entrée et alluma deux flambeaux qu’elle posa sur la table de nuit. La croix que Lydie avait rapportée du couvent était suspendue près de la cheminée, la duchesse la posa sur la poitrine du cadavre et s’agenouilla.

Adolphe comprit que Violette avait tout deviné et qu’il était inutile de continuer la comédie. Il resta debout, hébété, et ne prononça pas un mot, craignant que la douleur de madame de Flabert n’éclatât et ne fît scandale. Violette se leva, prit les mains de son amie, et fixa les yeux sur son visage blême. Elle semblait vouloir lui rendre la vie ou mourir comme elle. Une heure entière se passa, sans qu’une larme ou un geste troublât cette scène mortelle.

Le jour était venu, on entendit du bruit à la porte, c’était le duc qui arrivait. Dunel le reçut sans lui parler, que lui aurait-il dit ?

Edmond pénétra jusqu’à la chambre de Lydie, mais ne put se décider à en franchir le seuil. Il se trouvait indigne d’entrer dans ce sanctuaire où reposait la dépouille d’une personne qu’il considérait comme une sainte. La tête découverte, le front incliné, il avait l’âme accablée sous le poids du passé.

Bientôt, pensait-il, mon corps usé, flétri, sera gisant aussi sans mouvement, car ma vie s’est épuisée vite. Alors Violette s’arrêtera sur le seuil de ma chambre comme je m’arrête ici. Le respect me retient, le dégoût la repoussera.

— Je suis bien malheureux ! dit Adolphe en s’approchant du duc et lui tendant la main.

— Bien malheureux, en effet, répondit sèchement Edmond, sans prendre la main que Dunel lui tendait.

Puis il sortit sans ajouter un mot.

Ainsi se terminèrent les relations de ces deux hommes qui avaient vécu presque de la même vie depuis leur enfance.

Le duc rentra chez lui.

— Pourquoi craignais-je un scandale, se dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, la tendresse de la duchesse est trop grande pour ne pas veiller sur la mémoire de son amie ! Je voulais lui épargner un spectacle douloureux ; mais quel bonheur, quelle joie, vaudraient pour elle ces derniers moments passés près de la seule affection qui ait occupé sa vie ? Je ne veux plus troubler cette maison de ma présence ; d’ailleurs Dunel m’est odieux. Pourquoi ? Nous avons commis les mêmes fautes. Il a le droit de me faire le comparse de sa comédie de tristesse. Peu importe ! Je ne veux plus le voir. Il m’est odieux.

La duchesse ne revint chez elle qu’après avoir rendu tous les derniers devoirs à Lydie.

Edmond avait fait demander plusieurs fois la permission de se présenter chez sa femme, elle refusait obstinément de le voir. Il écrivit alors quelques mots, les mit sous pli et les lui fit porter ; le domestique revint bientôt, disant qu’il n’y avait pas de réponse.

— Pas de réponse ! répéta le duc étonné. Comment est la duchesse ?

— Bien pâle, monsieur, bien souffrante, je crois.

Edmond se leva, marcha d’un pas assuré jusqu’à l’appartement de Violette, entra, et ferma la porte sur lui.

— Madame, dit-il, depuis deux jours j’ai pu me tenir loin de vous, par respect pour votre douleur ; mais vous êtes malheureuse, vous souffrez ; je ne puis supporter la pensée de rester éloigné de votre personne.

— Laissez-moi, dit Violette, vous voyez bien que je suis folle en ce moment.

— Je vois qu’un grand changement s’opère en vous. De quel nouveau malheur ce changement me menace-t-il ? Je l’ignore ; mais je veux voir éclater l’orage qui est sur votre front, car je ne puis attendre. Je veux savoir ce que vous pensez.

— Ah ! vous voulez savoir la vérité. Eh bien, je vais vous la dire, quoiqu’elle soit horrible. Vous vous imaginez que les choses sont ce qu’elles paraissent, que toutes les femmes deviennent des martyrs, n’est-ce pas ? Insensé ! Les unes meurent comme Lydie, c’est vrai ; mais celles qui vivent… On est seule, isolée, on souffre longtemps près d’un homme perdu devant lequel se sont brisés tous vos rêves les plus purs ; puis un jour on voit le soleil, les fleurs, la nature, et l’on trouve que l’on a le droit de vivre et d’aimer comme tout ce qui respire ici bas. Mon amie est morte, assassinée par les actions de son mari. Vous vous êtes dit : « Madame Dunel est morte ! Après tout, ce n’est qu’une femme de moins. » — Vous vous êtes trompé. Mon âme est morte avec elle, mon âme, ma conscience sur lesquels reposait votre honneur et le mien.

— Oh ! madame !…

— Ne vous étonnez pas de ma franchise, monsieur, je ne suis pas une fille de race, moi, je suis une enfant naturelle que le hasard a prise dans l’arrière-boutique d’une modiste pour en faire une demoiselle noble.

— Vous ?

— Oui, moi. Je ne connaissais pas toute l’étendue des malheurs que j’embrassais quand je vous ai épousé, quand j’ai sacrifié mon bonheur par obéissance, par tendresse pour mon père. Père, mère, époux, enfants sont maintenant des mots vides de sens pour moi. Si j’ai pu rester pure dans cet enfer que nous font vos vices, c’est que Lydie me regardait vivre et qu’elle aurait souffert de ma chute. Ma seule affection, ma religion est partie, elle a emporté ma force et ma vertu. Le dégoût, le désespoir m’envahissent, le courage me manque, je sens que je suis perdue, car quelle puissance pourrait désormais me sauver ?

— Moi, madame.

— Vous ? qui avez été de moitié dans tout ce qu’a fait le bourreau de Lydie ! Vous qui l’auriez tuée si vous aviez été son mari !

— Oh ! jamais, dit le duc en se reculant épouvanté.

— Jamais ! dites-vous. Je ne suis pas un ange, moi. Sans cela, je serais morte du supplice que vous m’avez fait endurer.

Edmond regardait avidement Violette, cherchant à deviner ce qu’elle allait lui dire.

— Cela vous étonne, continua-t-elle, j’étais si gaie ! mais Dieu n’avait pas voulu que je fusse malheureuse à demi. Je vous ai aimé follement, monsieur, comme une enfant, comme une jeune fille de vingt ans.

— C’est impossible ce que vous me dites. C’est impossible !

— Dites plutôt incroyable, honteux ; vous devez comprendre maintenant si vous m’avez fait souffrir. Je vous ai aimé jusqu’au jour où nous nous sommes séparés à jamais, jour où vous avez tué mon amour par le dégoût.

— Vous m’avez aimé !… s’écria le duc transporté. Dieu n’avait rien fait pour moi jusqu’à présent, car il m’avait refusé la foi, il vient de répandre sur moi tous les trésors de sa miséricorde. Je crois en lui maintenant. Il n’y a qu’un Dieu dont la bonté puisse être assez grande pour combler de bénédictions la plus imparfaite de ses créatures. Vous m’avez aimé !… moi, vieux avant l’âge, ridé, flétri, moi, presque sans cœur ! C’est qu’une volonté suprême nous avait faits l’un pour l’autre. Tout à l’heure, je retenais avec peine un dernier souffle de vie, j’étais si profondément découragé, maintenant je me sens plus fort que je n’étais faible. Je guérirai mon corps, je retrouverai la santé, et mon âme, avec votre aide, sera bientôt purifiée. Vous venez, par un mot, de transformer tout mon être.

— Pourquoi ? Je ne vous comprends pas.

— Vous ne comprenez pas ? C’est vrai. Vous ne pouvez pas savoir… Honteux, tremblant près de vous, je n’ai jamais osé vous dire que tout mon être vous appartient, que je vous aime de toute la force de mon âme, de l’amour le plus immense qui fut jamais. Si autrefois je vous ai insultée de mes désirs, soyez indulgente. Perdu dans la boue où j’étais tombé depuis mon extrême jeunesse, je ne savais pas ce que c’était qu’une tendresse pure. Depuis ce temps, ma vanité luttait contre moi-même, un grand désordre se faisait dans mon esprit, vous seule occupiez sans cesse ma pensée, enfin est venu le jour où vous aviez mouillé votre robe en respirant des fleurs. Ces taches d’eau ressemblaient tant à des larmes, qu’après je les ai toujours vues devant mes yeux comme des remords. Depuis ce jour, je vous ai aimée à en mourir, je n’aurais jamais osé vous le dire, vous me méprisiez trop. Il reste encore entre nous la barrière qui sépare le bien du mal, je le sais, et Dieu m’est témoin que je ne chercherai pas à la franchir avant d’en être digne.

— Je ne crois plus en l’avenir, répondit Violette avec accablement.

— Vous ne savez donc pas que l’amour est pour l’homme une seconde création. Je suis déjà tout autre, je ne doute plus de rien. Vous m’aimez !

— Plus maintenant.

— Je ne vous crois pas. Le bonheur ne m’aurait pas été donné pour m’être ravi si promptement ; d’ailleurs je saurai reconquérir votre affection, mais vous m’aimez, j’en suis sûr.

Le duc en disant ces mots se précipita aux genoux de la duchesse et lui saisit les mains.

— Vous êtes émue ! dit-il avec joie.

— Je suis brisée par une immense douleur, ne m’accablez pas de nouvelles émotions que je ne pourrais supporter, monsieur.

— Ne m’appelez pas monsieur, je ne vous dirai plus madame. Une femme perd sa force quand elle dit : J’aime ; vous n’êtes plus cette duchesse qui me faisait peur, vous êtes ma chère Violette, mon petit ange que je vais entourer d’adorations pour lui faire oublier le passé. Oh ! j’ai retrouvé toute mon énergie, je vous montrerai votre duc de Flabert comme vous le représentaient vos rêves d’enfant ; ma Violette, mon amour, je t’aime comme un fou ! Tu verras que j’ai du sang noble dans les veines et qu’un bon cœur peut encore battre dans ma poitrine.




CONCLUSION


Plusieurs années après la mort de Mme  Dunel, un jeune homme et une jeune femme étaient agenouillés sur sa tombe ; entre eux deux était une petite fille rose et blonde.

— Maman, dit l’enfant, moi aussi je veux faire ma prière, et elle joignit les mains.

La mère se pencha et dit à l’oreille de son enfant ces mots que celle-ci répéta d’une voix pure et fraîche :

— Sainte Lydie, qui êtes au ciel, je vous remercie d’avoir envoyé la bénédiction du bon Dieu sur notre maison, et de m’avoir fait naître pour le bonheur de mon petit père, et de ma chère maman.

Le jeune homme et la jeune femme échangèrent un regard où leurs âmes se confondirent, ils embrassèrent leur enfant, tous deux en même temps, et s’éloignèrent les larmes aux yeux.


FIN.


TABLE DES MATIÈRES

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