L’Enfer des femmes/Pourparler

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 75-96).


POURPARLER


Dès que Lydie entra dans le salon, le comte eut une surprise agréable en la trouvant si grande et si belle. Il fut très aimable, non sévère et sec comme elle l’avait présagé, non grave et doux comme un père, mais galant : il l’était avec toutes les jolies femmes. Lydie fut satisfaite, car elle ne pouvait juger, en cette circonstance, si son tuteur était plus ou moins dans son rôle.

— Mademoiselle n’est plus reconnaissable, dit Victoire, grâce aux soins, au goût, au tact de Violette, la nièce de ma femme de chambre.

Elle la vanta si bien qu’on eût dit, à l’entendre, que mademoiselle de Cournon ne devait sa beauté qu’à la camériste.

À la fin du dîner, le comte annonça que le mari de Lydie était trouvé. Il ajouta quelques mots sur ce qu’il apportait ; mademoiselle de Cournon n’était plus une enfant, et son tuteur jugeait au moins nécessaire de l’avertir de l’emploi qu’on faisait de sa fortune. Elle ne fit qu’approuver en remerciant, peu lui importait l’argent. À la nouvelle que son cousin venait de lui apprendre, elle ressentit une vive émotion. Un trouble indéfinissable s’empara d’elle. Cet homme qui, dans son idée, personnifiait toute sa vie, elle allait le voir, le connaître, il avait un nom enfin et n’était plus une pensée seulement.

Le comte partit, comme tous les jours, pour se rendre au club. Quelques minutes après, arrivèrent les éternels voisins de Victoire, qui venaient chaque soir faire leur whist. Vieux rentiers, moins riches et aussi ridicules que les de Cournon. L’homme, un ancien militaire aux longues moustaches grises verdissant à l’extrémité, aux cheveux roux verdissant également, sourit à l’aspect du jeune visage de Lydie. La femme, sèche et pâle comme une figure de cire trop longtemps conservée, leva ses yeux et ses bésicles et les rebaissa tout aussitôt. Cette femme avait toujours été laide et vertueuse ; mais, comme la grand’mère de Béranger, elle regrettait le temps perdu et ne pouvait supporter la vue d’une jeune fille. On essaya d’enseigner le jeu à Lydie pour se servir d’elle comme quatrième et ne pas jouer, ainsi que tous les soirs, avec un mort.

Mademoiselle de Cournon n’avait jamais vu de cartes ; ces figures anguleuses lui parurent insensées ; elle ne put s’empêcher de sourire. D’ailleurs, sa pensée était si loin, qu’elle ne commit que des maladresses. On fit sans elle la partie. Quelques termes consacrés, expressions techniques du whist, interrompaient seuls le silence. Lydie, dont le cœur débordait, avait peine à se contenir dans cette monotonie. Elle aurait voulu, comme un enfant joyeux, crier à l’univers entier, qu’elle verrait le lendemain son fiancé ; son âme étincelait dans ce grand salon froid comme un feu de la saint Jean dans une nuit tranquille.

— Mademoiselle, je suis sûre que vous ne vous rappelez pas avoir veillé si tard, dit tout à coup la femme du capitaine, impatientée de voir partir la jeune fille que son mari regardait beaucoup trop.

— Sans doute, répondit Victoire, je n’y pensais pas. À Sainte-Marie, on se couche de bonne heure, et vous devez être fatiguée. Vous pouvez vous retirer, mademoiselle.

Lydie salua tout le monde en inclinant la tête comme au couvent et courut à sa chambre, où elle espérait bien trouver sa chère Violette.

La petite avait réuni ses effets dans sa mansarde, les avait apportés à l’hôtel, puis, après avoir dîné sous les yeux en coulisse du groom, elle était montée pour attendre sa maîtresse.

— Je craignais de ne plus vous trouver, dit mademoiselle de Cournon.

— Pourquoi ?

— Je ne sais.

— Je vous attendais.

— Comment vous nomme-t-on ?

— Violette.

— C’est un joli nom.

— Vous plaît-il, parce que je ne vous déplais pas ?

— Je le crois.

— Mademoiselle, vous devez avoir besoin de repos ; si je ne vous suis plus utile, voulez-vous que je me retire ?

— Vous allez me laisser ? Oh ! non. J’aimerais mieux ne pas dormir. Je suis épouvantée à la pensée de rester seule dans ces murs froids, moi qui n’ai souvenir que d’un immense dortoir peuplé de pensionnaires.

— J’avais prévu votre frayeur et, par prudence, j’ai demandé la permission de coucher dans la chambre voisine. On m’a répondu de suivre vos ordres. Si vous le voulez, je vais faire descendre un lit.

En un instant, le petit déménagement fut fini, et Lydie, dont la porte était fermée, ne s’en aperçut même pas ; elle récita les prières du soir pendant ce temps ; mais ses lèvres s’agitaient par habitude, son esprit ne s’arrêtait sur rien.

La modiste rentra bientôt annonçant que tout était prêt. Elle n’aida pas sa maîtresse à se déshabiller ; mademoiselle de Cournon n’était pas beaucoup moins farouche que le matin.

Il y a de fortes constitutions sur lesquelles les orages de la vie n’ont point de prise ; elles peuvent être heureuses ou souffrir, leur teint n’est pas moins rose et leur sommeil moins tranquille. Violette était ainsi faite ; aussi, malgré les agitations de la journée, lorsqu’elle eut enfoncé sa tête blonde dans son oreiller, dormit-elle comme une enfant.

Lydie, au contraire, était agitée. Dès que sa lumière fut éteinte, la lune éclaira distinctement les meubles de sa chambre ; elle entendit tout ce qui se passa dans l’hôtel : les voisins se retirer, madame de Courmon regagner son appartement, puis les domestiques se coucher. Quelques instants après, le comte rentra. Ensuite, un grand silence montra que tout le monde reposait. Elle ferma les yeux et retrouva ses compagnes, ou les religieuses ou ses nouveaux parents, ou bien le gentil visage de Violette et elle souriait. Une voix lui répétait sans cesse : Mariage. Elle revoyait tous les hommes qu’elle avait rencontrés en faisant le trajet du couvent à l’hôtel, et cherchait à deviner si l’un d’eux n’était pas celui qu’on lui destinait. Peu à peu, ses pensées s’animèrent, elle eut peur ; cette peur augmenta et devint insensée : elle se trouvait isolée dans le monde et se croyait perdue ; alors, pour se rassurer, elle écoutait la respiration douce de la jeune fille endormie.

Ainsi se passa la moitié de la nuit. Puis, l’agitation de Lydie redoubla ; elle était sensible, nerveuse, l’atmosphère était chargée d’électricité, la chaleur de la nuit l’étouffait. Elle se leva, jeta sur elle ses jupes, sa pelisse du couvent et se mit à la fenêtre. La lune glissait sur le ciel bleu tout couvert d’étoiles, les rossignols chantaient dans les grands arbres du jardin. Ensuite, elle se promena longtemps dans sa chambre et résolut d’éveiller Violette. Elle alluma sa bougie, espérant que la clarté ferait ouvrir les yeux de la jeune fille ; mais elle fut obligée de l’appeler doucement, puis un peu plus fort, et enfin Violette parut avec un jupon court et un petit bonnet perdu dans les mèches ébouriffées de ses cheveux.

— Vous ne dormez pas, mademoiselle ! Souffrez-vous ? dit-elle.

— Oui.

— Qu’avez-vous ?

— Je ne sais. Violette, vous me disiez ce matin que vous n’aviez jamais voulu consentir à être domestique ; cependant, vous êtes venue à moi dès que vous en avez eu l’occasion. J’ai compris qu’il y avait un mystère dans votre conduite et que, si vous veniez à ma rencontre, c’était sans doute pour me rendre quelque grand service. Je ne voulais vous interroger que lorsque je vous connaîtrais mieux, mais les circonstances et mon impatience vont plus vite que ma pensée ; je ne puis demeurer plus longtemps dans le doute, expliquez-moi pourquoi vous êtes ici.

Violette raconta naïvement la scène de l’atelier.

— J’ai pensé qu’on voulait sacrifier une victime, « ajouta-t-elle, » la jeter les yeux bandés dans un abîme, et je suis venue pour lui crier : Casse-cou ! Je ne suis qu’une petite ouvrière, mais, qu’importe ? quand une voiture arrive sur vous, si quelqu’un vous crie : Gare ! on se sauve sans s’inquiéter si celui qui vous a prévenu est pauvre ou riche. Voilà pourquoi je suis ici.

— Pour cela, sans me connaitre ?

— Oui.

— C’est étrange !

— Pourquoi ? Je suis libre, je fais ce que je veux, mon bonheur est d’obéir à la voix secrète qui me crie : Va là, quelqu’un souffre. Je ne suis pas toujours raisonnable, c’est mon défaut, mon luxe.

À ces mots, dits avec la gaieté simple que Violette mettait, sans le savoir, dans les élans de son cœur, Lydie fixa sur elle un long regard tendre et lui dit :

— J’ai passé quinze ans dans un lieu saint où tous cherchent à devenir bons, dans une maison de Dieu, et jamais je n’ai entendu exprimer un aussi bon sentiment avec un accent aussi vrai. Violette, vous ne serez jamais ma femme de chambre ; vous êtes dès à présent et serez toujours mon amie.

— Moi ! mademoiselle ; mais vous n’y pensez pas.

— Que m’importe la condition dans laquelle Dieu vous a placée ? Je reçois de vous la preuve d’une sympathie, d’un dévouement que personne ne m’a jamais témoigné, je vous dirai tout à l’heure comment j’arrangerai notre vie : mais auparavant calmez mon âme en me disant bien des choses que vous devez savoir. On va me marier. Qu’est-ce que le monde entend par le mot : mariage ?

— Oh ! chaque classe de la société et chacun en particulier l’interprète à sa manière.

— Mais quelle est la meilleure interprétation ?

— La mienne. Il n’y a de raisonnables que ceux qui pensent comme moi. Voilà mon opinion bien arrêtée.

— C’est peu modeste, mais tout naturel.

— N’est-il pas vrai ?

— Voyons cette opinion de suprême sagesse ?

— Je crois que le mariage est l’union de deux êtres rapprochés par une affection mutuelle, et qui sont heureux l’un par l’autre ; que, pour une femme, son histoire et sa vie sont là.

— Je pense comme vous depuis que je suis en âge de comprendre. Chaque fois que j’interroge l’avenir, l’idée de mariage se présente à moi et toujours comme vous venez de me l’exprimer. Je ne me trompais pas, je le vois maintenant, merci, c’était tout ce que je voulais savoir.

La complexion délicate de Lydie empêchait de naître en elle cette exaltation des sens qui révèle les secrets de la nature ; secrets qu’elle n’avait pas appris à Sainte-Marie. Il y avait bien dans le troupeau quelques brebis égarées qui regardaient de loin la vie et se disaient ce qu’elles en pensaient ; mais mademoiselle de Cournon avait toujours eu trop d’orgueil et la conscience trop délicate pour se mettre en faute. C’était une Agnès d’un sang noble et d’un esprit élevé.

Violette, beaucoup moins innocente sur toutes choses que sa maîtresse, fut d’abord frappée de cette naïveté ; mais ensuite supposa que peut-être mademoiselle de Cournon gardait à dessein le silence.

— En songeant au mariage, lui demanda-t-elle, n’avez-vous pas fait d’autres réflexions, d’autres conjectures ?

— Non.

— N’avez-vous pas pensé que le bonheur pouvait se rapporter au mari qu’on reçoit, ou qu’on rencontre ?

— Non, puisque nous devons toujours aimer notre mari tel qu’il est. Moi, qui n’ai jamais ressenti d’affection pour personne, j’aurai tant de tendresse à lui donner !

— Pourtant il est de bonnes et de mauvaises natures.

— Sans doute, mais l’homme qui nous épouse nous aime, et c’est assez pour que nous lui pardonnions tout ; rien ne me paraît plus clair. Quel qu’il soit, je le chéris d’avance. Qu’importe son visage, c’est son affection que j’aime.

Violette frémit en voyant cette fille si pure dont l’ignorante ingénuité courait au devant du sacrifice. Peut-être les de Cournon allaient-ils l’immoler honteusement à quelque vieillard maladif, à quelque gentilhomme ruiné ou bien encore à l’un de ces libertins flétris, blasés, qui, après avoir usé de tout, prennent le mariage comme un repos, le salissant et le profanant par leurs souvenirs odieux. À cette pensée, elle se sentit froid. Que faire ? Laisser sacrifier cet ange, ou l’abandonner à la grâce de Dieu ? garder le silence ou bien parler ? Elle ne pouvait ouvrir la bouche et restait en contemplation devant la fraîcheur de cette âme ; elle l’admirait et ne pouvait se décider à en altérer la pureté. Debout, devant la vieille commode où reposait le costume du couvent, Violette regardait Lydie dont la vue rafraîchissait son cœur ; vertueuse et sage de fait, elle avait perdu au milieu du monde dans lequel elle vivait ce parfum de l’âme : la chasteté de l’esprit ; pour la première fois, elle pleura cette candeur perdue comme une femme déchue pleure son honneur ; l’ignorance de sa maîtresse lui parut encore plus digne de respect, elle sécha ses yeux et refoula ses confidences au plus profond de son cœur.

— Je croyais pouvoir vous rendre un service, mademoiselle, je me trompais, ne reparlons jamais de cela. Dieu, qui peut tout, vous voit et lui seul doit prendre soin de vous.

— Aussi c’est lui qui vous a envoyée vers moi. Pourquoi ce trouble, ces hésitations ?

— D’ailleurs, rien ne presse ; vous ne vous mariez pas demain.

— Pas demain ; mais bientôt, mon mari est trouvé.

— Déjà ! dit Violette avec effroi.

— Monsieur de Cournon me l’a annoncé ce soir.

— On n’a pas perdu de temps.

— Qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout effrayée.

— On aurait peur à moins.

— Que voulez-vous dire ? Le mariage me cacherait-il quelque danger.

— Oui… non… dit la modiste embarrassée.

— Oui, reprit vivement Lydie, j’en suis certaine, maintenant. C’est là qu’est le péril dont vous vouliez me sauver. Parlez plus clairement. Je ne sais rien des choses de la vie. Je veux apprendre ce que j’ignore. Violette, dites-moi tous les secrets que vous savez ; je vous en prie, je le veux, ajouta-t-elle avec un ton de prière.

— Puisque vous l’exigez, je vous dirai ce qu’il est de votre intérêt de connaître, répondit la petite, mais non tout ce que je sais.

— Il y a donc bien des choses qui me sont inconnues ?

— Tant, que malgré les dangers que je vous voyais courir je ne pouvais me décider à déchirer le voile qui vous sépare du monde.

— Parlez, dit Lydie, en s’asseyant.

Violette se plaça sur un petit tabouret auprès de sa maîtresse.

— Qu’y a-t-il dans la vie que je ne connaisse pas ? continua mademoiselle de Cournon.

— L’amour.

— L’amour ? répéta Lydie ; mais je connais l’amour divin, puis l’amour filial.

— Non, non, l’amour seulement ; il n’a pas besoin d’autre qualification. Cet amour, c’est le bonheur ou le malheur, selon que nous rencontrons un bon ou un mauvais amour pour répondre au nôtre. Vous avez vu, comme moi, que le mariage a été institué par Dieu, cela est vrai, mais comment ? Voilà la question, et voici ma réponse. Il l’a institué en nous faisant aimer. Il nous a montré par là que sa volonté était de nous unir à un autre être, le reste n’est qu’une cérémonie par laquelle l’Église et la loi protégent nos unions.

— Mais où donc est le danger ?

— Le danger, c’est que l’amour est involontaire et que nous n’en disposons pas à notre fantaisie ; que tôt ou tard nous devons le connaître et que, si nous nous marions sans aimer, il arrive certainement que dans un autre temps nous sommes forcés d’aimer sans nous marier.

Il ne fallait pas en dire davantage à Lydie pour lui donner l’intelligence d’elle-même. Pour elle, le problème était résolu. Ce désir immense qui l’enveloppait, ce désir de répandre en dehors cette surabondance de tendresse enfermée dans son cœur c’était le besoin d’aimer. Ses yeux se baissèrent, et sa pensée embrassa tout un monde jusqu’alors inconnu pour elle.

— Les parents, reprit Violette, exercent sur les jeunes filles une autorité contre laquelle elles ne doivent pas se révolter, sous peine de passer pour de petites effrontées. Si vous eussiez eu votre père ou votre mère, je ne serais jamais venue, car votre devoir eût été d’obéir. Voilà tout.

— Est-il donc des parents qui ne pensent pas comme vous ?

— Mais oui, généralement ils se préoccupent fort peu des affections de leurs enfants. C’est ce qui fait la plus grande partie des malheureux dans votre classe.

— C’est affreux !

— Oui ; mais c’est l’usage, et l’on n’en dit rien ; on punit ceux qui enlèvent les mineurs, on ne dit rien à ceux qui, en abusant de leur confiance, brisent leur avenir.

— Qu’est-ce que d’enlever des mineurs ? demanda Lydie.

— Je ne vous expliquerai pas cela, mademoiselle, c’est une réflexion que je fais à part moi.

— Ainsi, j’aurais eu ma mère, vous ne seriez pas venue me prévenir, et j’aurais dû me résigner à obéir ? Agiriez-vous donc ainsi ?

— Je crois que oui ! Dans de certaines positions, on n’est pas libre, tout le monde vous regarde. Une petite fille ne peut pas, à elle seule, changer les usages d’une société ; et si ses actions étaient trop indépendantes, elle se compromettrait, et se jeterait dans des malheurs plus grands que ceux qu’elle voudrait éviter. Les pauvres, seuls, ont à peu près leur liberté. Moi, par exemple, j’ai déjà été demandée en mariage par bien des jeunes gens. J’ai refusé. Celui-ci était laid, celui-là sot, cet autre n’avait pas le cœur assez bon. J’en prendrai peut-être un plus vilain, plus bête et plus méchant, mais je l’aimerai, et j’attends pour me marier que j’aie rencontré celui-là. Vous pouvez faire comme moi, chercher ou attendre le compagnon qui doit vous plaire. Vous avez la fortune qui rend indépendante, et des parents trop éloignés pour que vous soyiez forcée de vous soumettre à eux. Voici votre situation, agissez comme il vous plaira.

— Il n’est donc personne qui puisse disposer de mon consentement. J’ai le regret d’ajouter que, fussé-je dans une autre situation, je ne me prêterais pas à des actions injustes et insensées comme celle dont vous venez de me parler.

— Vous auriez tort, ma pauvre maîtresse, dit Violette, qui commençait à s’endormir ; mais attendez ce mari qui vous vient ; il vous aimera peut-être… Vous l’aimerez aussi et…

Sa tête s’appuya dans un pli de la robe de Lydie ; elle se tut, le sommeil l’avait gagnée, le jour commençait à venir. La modiste avait à peine un an de moins que sa maîtresse et pourtant mademoiselle de Cournon se sentait plus âgée de dix ans ; elle considérait cette enfant qui venait de lui montrer du doigt l’horizon sans presque savoir ce qu’elle faisait, et lui vouait une éternelle reconnaissance comme la première personne envers laquelle elle était redevable d’un service rendu. Elle se trouvait heureuse de penser que sa richesse lui donnerait le moyen de prouver son affection, car son amie était pauvre, et que le ciel lui avait réservé d’assurer sur terre le bonheur d’une personne qu’elle aimait. La joie de trouver quelqu’un qui fasse pour nous une bonne action est cent fois moins grande que celle de pouvoir être utile à celui qui vous a fait du bien. Tous les gens qui ont un cœur ont bien quelquefois éprouvé ce bonheur infini et le comprendront aisément.

Lydie, le dos appuyé sur sa chaise, la tête inclinée vers son amie, caressait ses projets sur leur avenir à toutes deux.

— Cher ange, disait-elle, comme je vais t’aimer !

Rien n’est charmant comme un commencement d’intimité entre deux jeunes personnes, quand une sympathie mutuelle les attire l’une vers l’autre. Comme les femmes sont généralement portées à l’exagération par leur excessive sensibilité, elles sont, au début de leurs relations, plus amies que les hommes ne le seraient. Elles se sentent faibles, se trouvent à plaindre et comprennent les chagrins qui doivent les frapper. Voilà pourquoi une femme s’attache si vite à une autre femme qui lui est sympathique : c’est une autre elle-même qu’elle croit rencontrer et qu’elle aime. Ce sentiment est fort et souvent durable, comme toutes les affections qui puisent leur solidité dans la pureté et font parler le cœur sans l’intermédiaire des sens.

La modiste s’éveilla, se frotta les yeux, s’excusa auprès de sa maîtresse de son peu de convenance. Dès qu’elle put voir clair, elle se récria sur la pâleur de Lydie, dont les yeux animés ressemblaient à deux étoiles. Violette voulut qu’elle se recouchât, mais ce fut en vain. La petite resta levée pour ne pas la laisser seule. Toutes deux s’habillèrent. Mademoiselle de Cournon fit ses prières et demanda à Violette de l’imiter. La modiste en savait bien moins là-dessus que sa maîtresse ; enfin, bien plus par amitié pour elle que par religion, elle se mit à genoux et répéta tout bas les prières en latin, auxquelles elle ne comprit pas un mot.

— Allons, ce n’est pas mal ; je vois que vous n’aurez pas trop de peine à vous habituer à la vie du couvent, dit mademoiselle de Cournon dès que les oraisons furent terminées.

— Mais je n’ai pas envie d’aller au couvent, répondit Violette en ouvrant de grands yeux.

— Je vous crois.

— Et je n’irai jamais.

— Pardon, mon amie, je me charge de votre avenir. Vous partagerez en tout ma vie, et moi je vais y retourner.

— Pourquoi ?

— Puisque l’amour dont vous m’avez parlé ne dépend pas de notre volonté, je ne puis aimer cet homme que je vais voir aujourd’hui pour la première fois et qu’il me faudrait épouser dans quinze jours.

— Peut-être bien, si c’est lui qui vous est désigné par Dieu.

— Il serait bien extraordinaire de le rencontrer ainsi juste à point nommé ; c’est presque impossible ; et quand le hasard ferait ce miracle, je ne serais pas plus avancée, puisque notre bonheur dépend de l’affection réciproque. Comment m’assurer de la sienne en si peu de temps ? Rien n’est possible en de semblables circonstances. Rester ici à attendre, je ne le puis ; mes cousins d’ailleurs ne le voudraient point. Ce soir, je vais leur dire que je désire retourner à Sainte-Marie. Ils ne s’y opposeront pas. J’obtiendrai facilement de notre supérieure qu’elle nous prenne pour commencer votre éducation ; nous resterons là pendant un an. Quand je serai majeure, possédant la fortune de mon père, nous sortirons, nous serons libres. Je vous instruirai moi-même, je vous donnerai une jolie dot, et nous pourrons ainsi chercher ou attendre les maris que Dieu voudra nous envoyer.

— Vous êtes bonne dit Violette, qui baisa la main de sa maîtresse, mais vos projets me semblent un peu hardis ; et puis je suis effrayée de voir le résultat de mes révélations et les conséquences sérieuses et immédiates de ce que je vous ai dit.

— Vous avez tort. Mon cœur est gros de sensations ; il semble devoir briser ma poitrine trop étroite pour le contenir ; mon esprit est frais comme la rosée qui roule sur ces feuilles. Mon existence va changer de direction, je vais être heureuse, et c’est à vous que je le devrai.

— Notre existence va changer dites-vous ? la responsabilité m’en reste, et, pour me rassurer, j’ai besoin de me répéter à moi-même que je n’ai pas tort.

— N’essayez pas de me faire changer ; mes intentions sont bien arrêtées, et, si mon père vivait, je suis certaine qu’il m’approuverait.

Ces paroles furent prononcées avec tant de puissance et tant de fermeté, que Violette eut presque confiance.

— Vous devez avoir raison, dit-elle. La dot et le bien-être que vous m’offrez n’ont point d’attrait pour moi qui préfère ma liberté à la fortune ; mais mon cœur m’entraîne vers vous et je vous aime assez déjà pour vous suivre partout.

— Nous partirons demain, il faut vous occuper, dès aujourd’hui, de faire vos adieux aux personnes que Vous avez connues dans le monde.

— Ce ne sera pas long, je n’ai qu’Éléonore à prévenir, et mon ancienne maîtresse à voir et à embrasser.

— Vous irez ce soir.

Elles descendirent chacune de leur côté pour déjeuner, Lydie ne put se résoudre à voir Violette prendre le chemin de l’office.

— Ne déjeunez pas ici, lui dit-elle vivement, allez déjeuner à votre magasin et revenez vite.

— Je vous comprends, répondit la petite.

— Vous êtes un ange !

Monsieur de Cournon trouva sa cousine plus séduisante que la veille. Lorsqu’on lui adressait la parole, elle répondait sans hésiter ; il s’aperçut même qu’elle avait de l’esprit. Il lui annonça que le soir son prétendu dînerait à l’hôtel et aurait bien voulu deviner ce qu’elle pensait de cette nouvelle ; mais Lydie garda le silence avec une réserve si digne et si sérieuse, qu’elle ôta l’envie de l’interroger. Le comte se proposait de la remettre au couvent si elle n’acceptait pas Dunel, car selon lui il aurait fait son devoir en essayant de la marier. Il alla s’installer dans le salon pour attendre le jeune prétendant.

À midi la grosse porte de l’hôtel cria sur ses gonds en poussant dans les airs un triste gémissement qui retentit au fond du cœur de Lydie. Elle écrivait une lettre à la supérieure de Sainte-Marie pour lui annoncer son retour au couvent.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle, ce cri m’a glacée.

Violette courut à la fenêtre qui donnait sur la cour et dérangea tout doucement le rideau pour regarder qui venait.

— Mademoiselle, dit-elle sans se déranger, c’est lui ! Il est grand, bien fait, blond, charmant. Ah ! il m’a vue !

Elle rebaissa vivement le rideau.

— Qu’importe ! dit tranquillement Lydie.

— Comment qu’importe mademoiselle ? Mais savez-vous que s’il est aussi bon qu’il est beau, je crois que nous n’irons pas au couvent.

— Il vous plaît à ce point ?

— Oui, et je voudrais être à tantôt pour que vous pussiez le voir.

— Si ce hasard dont vous me parliez ce matin allait se rencontrer ? Je le croirais presque.

Lydie ne pensait pas à changer de résolution ; mais malgré le peu de confiance que lui inspirait le choix de son cousin, elle laissa sa lettre inachevée.

Victoire, toujours de plus en plus pressée, fit avertir que la calèche était prête et que mademoiselle de Cournon pouvait continuer ses emplètes. Celle-ci accepta pour voir Paris. On se promena jusqu’à six heures, en rentrant à l’hôtel la petite modiste dit à mademoiselle de Cournon :

— Que pensez-vous de ce que vous avez vu ?

— J’en suis émerveillée ; mais ces rues étroites et tristes me font mal, je voudrais avoir assez de fortune pour pouvoir enrichir tous les malheureux qui y vivent. Tout ce que la ville a de grandiose, ces monuments superbes me ravissent ; j’admire la puissance de l’homme qui a fait tout cela et Dieu qui a fait l’homme.

En descendant de voiture, le valet de chambre remit à Violette une lettre dans laquelle on la priait de passer le soir même au magasin.

— Vous irez pendant que nous dînerons, dit Lydie.

— Ce serait presque inutile, je crois qu’on veut me proposer un mari. J’irai, mais je ne veux pas encore parler de mon départ.

— Pourquoi ? Vous avez tort.

— Attendons à ce soir. Quand vous aurez vu le jeune homme, vous me direz si définitivement nous partons ; et maintenant laissez-moi vous faire jolie.

— Pourquoi ?

— Pour plaire.

— À qui ?

— Au beau prétendu.

— Si je ne dois pas l’aimer à quoi bon ?

— À vous faire regretter.

— Oh ! dit Lydie, scandalisée, quel vilain sentiment !

— Vous n’êtes pas coquette, ma chère maîtresse, parce que vous êtes une petite perfection ; mais nous avons toujours notre amour-propre de femme : laissez-moi donc être coquette pour vous.