L’Enfer des femmes/Le vieux beau

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 5-10).


LE VIEUX BEAU


Dieu a créé l’homme avec amour ; quand la jeunesse et la beauté s’en vont, il les remplace peu à peu par quelque chose d’intéressant et de presque divin. Le corps s’affaisse doucement sur lui-même ; le visage pâlit ; les cheveux blanchissent ; les teintes s’harmonisent et une inexplicable douceur rend la vieillesse charmante. Elle dit à votre cœur : Respectez-moi, car j’ai vécu ; je suis faible, protégez-moi. Il y a des gens qui n’ont pas l’intelligence de cette grâce ; ils luttent contre les années, ne veulent pas être des vieillards et deviennent de ridicules momies, souvent très malfaisantes, lorsque la société, comptant sur la prévoyance et la sagesse qu’elle croit naturelles aux gens d’âge, leur fait jouer un rôle dans la destinée de leurs semblables.

La momie dont nous allons parler était un vieux beau. Généralement un vieux beau n’a pas d’âge positif, il laisse flotter vos suppositions entre 50 et 75 ans. Il se tient droit avec affectation pour lutter contre la courbe que le temps veut imposer à sa colonne vertébrale ; ses yeux sont bordés de rouge, il se teint les cheveux, à moins pourtant qu’il ne porte perruque ; presque toujours il se farde. Ce type général se divise en un grand nombre de genres différents et chacun d’eux se distingue par les ridicules qui lui sont particuliers.

Monsieur de Cournon était brun, du moins avait-il adopté cette couleur, et la chronique bienveillante rapportait qu’il avait été brun autrefois.

Sa figure était longue, terreuse et jaunâtre, une sorte de feu concentré s’échappait en petites teintes rouges à la surface de sa peau dont les pores ouverts avaient l’aspect raboteux du citron ; deux lignes se creusaient si profondément des narines aux coins de la bouche, que le haut de ses joues semblait rapporté sur sa face. Ses lèvres violettes laissaient voir deux rangées de dents régulières, qui rappelaient cette composition in ventée par Kummer, et nommée vulgairement écume de mer ; elles étaient belles et n’avaient que le défaut de remuer toutes ensemble, lorsque M. de Cournon faisait en parlant ou en mangeant un mouvement trop hardi. Sa paupière épaisse et lourde couvrait la moitié de sa prunelle ; ses cils rares et courts se groupaient en petits bouquets, et le noir dont ils étaient chargés ? leur donnait un certain air rictueux. Ses yeux étaient tristes comme des bougies éteintes. Ses sourcils avançaient en auvents, et ses favoris frisés symétriquement formaient deux petits rouleaux perpendiculaires qui s’allongeaient parallèlement de chaque côté de sa figure. Du reste, ses traits étaient réguliers ; il avait le front haut, le nez bien fait et une taille élégante. Quoiqu’il portât des vêtements à la dernière mode, il ressemblait assez à un mannequin habillé ; son éternelle chaîne d’or se dessinait toujours à la même place sur sa poitrine. On eût dit que ses bottines renfermaient des embauchoirs et non des pieds. Ses mains longues et sèches étaient insignifiantes comme des mains d’oisif.

Comme le corps est souvent l’explication de l’âme, on comprendra facilement en lisant l’histoire du comte de Cournon qu’au moment où nous la commençons, il tenait plus de l’automate que de l’homme.

Il est des créatures naissant dans un de ces sourires naïfs qui renferment tout une vie d’espérance ; celles-là croissent comme des plantes au soleil, sont presque heureuses, vivent saintement et meurent dignement. D’autres viennent ici-bas comme de faibles lueurs d’amour ; timides, parce qu’elles n’ont pas le droit de vivre ; elles touchent à peine à la terre, et s’éteignent dès qu’elles s’approchent des réalités de ce monde. D’autres enfin doivent le jour à des élans de passion qui mettraient l’univers en feu, chocs électriques qui produisent de grands hommes ou de grands criminels ; mais toujours des êtres extraordinaires.

M. de Cournon n’était point de ceux-là. Fruit d’un mariage de convenance, et conçu dans un accès de désœuvrement et d’ennui, il ne reçut en partage ni de grandes qualités, ni d’immenses travers. Orphelin de bonne heure, possesseur d’une assez jolie fortune, il eut des chevaux qu’il fit courir ; admis au Jockey-Club, il joua sans passion, mais pour faire comme les autres. En peu de temps il perdit quelque argent, il se mit alors en quête d’une dot. On lui proposa la fille d’un négociant, un parti de quinze cent mille francs ; le père avait inventé je ne sais quelle chaussure pour préserver de l’humidité, et avait fait fortune. La demoiselle était rousse, on la disait blonde ; elle était sotte, on la trouvait naïve.

M. de Cournon s’illusionnait peu sur le compte de sa prétendue, pourtant il n’hésita pas, et la marchande de galoches devint comtesse. En se mariant, comme la plupart des gens qui l’entouraient, cet homme croyait agir raisonnablement, et beaucoup de personnes étaient de son avis.

Les grandes actions ou les grands sentiments distinguent seuls l’homme, aussi, voyons-nous toutes les nullités mues par le même intérêt mesquin, viser à un but commun : un peu d’or. Ces êtres négatifs feraient douter de l’âme, tant on conçoit que tout finisse pour eux quand leur corps se décompose.