L’Enfer des femmes/L’article 214 : la femme doit suivre son mari

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 327-334).


L’ARTICLE 214 :
LA FEMME DOIT SUIVRE SON MARI


Pendant le temps que dura cette scène, le drame qui s’était joué dans le cœur de Lydie se dénouait à quelques pas du bal où la duchesse valsait, sans en avoir envie. Restée seule et maîtresse de ses actions, la jeune femme se dirigea vers la force qui l’attirait comme par une puissance électrique.

Il faisait à peine clair sous la porte cochère et complétement obscur dans le petit vestibule.

Elle monta les deux marches en se tenant au mur et se blottit dans un des angles de l’antichambre pour chercher un appui : ses jambes tremblaient et ne pouvaient la soutenir. Pourquoi était-elle restée dans la maison ? Pourquoi voulait-elle entrer dans cet appartement ? Elle ne le savait et était poussée par son idée fixe : S’il était là ? Le monde finissait pour elle après cette pensée. Il n’y avait plus sur la terre qu’Adolphe, son mari, sa vie. Longtemps, elle chercha de la main une sonnette, et ne trouva pas. Une des portes s’ouvrit ; une bonne sortit avec de la lumière. En voyant cette femme pâle, collée sur la muraille, la fille se recula, croyant voir un fantôme ; partant la crainte paralysa ses mouvements, elle resta en place.

— D’où sortez-vous ? lui demanda doucement Lydie.

— De chez ma maîtresse, dit la bonne, qui répondit parce qu’elle avait peur.

— Votre maîtresse se nomme ?

— Mlle Adèle Tourcos.

— Elle est seule ?

— Oui, fit la fille en hésitant.

— Elle est seule, répéta plus sévèrement la jeune femme.

— Non, avec un monsieur.

— Qui se nomme Adolphe ; vous voyez, je suis au fait.

— C’est vrai, madame.

— Je veux entrer.

— C’est impossible.

Mme  Dunel, ôtant un bracelet, le mit dans les mains de la fille qui n’avait plus aussi peur.

— Placez-moi dans une chambre que ce monsieur soit forcé de traverser pour sortir. Cela se peut-il ?

— Oui, madame, mais…

— Où alliez-vous ?

— Me coucher.

— Ne faites pas de bruit, introduisez-moi et partez.

— Mais, madame, ma maîtresse me chassera.

— Que vous importe ! Vous voilà riche, ajouta Lydie en arrachant son collier et le lui jetant, partez.

La fille prit les bijoux, et la soutenant, la conduisit doucement dans le salon.

— Madame, vous avez l’air malade, lui dit-elle ; vous aurez froid. Cette fenêtre est ouverte pour que les fleurs n’incommodent pas.

— C’est bien !

— Cette pièce est séparée de la chambre par un boudoir ; on ne peut vous entendre. Le monsieur partira bientôt et sortira par ici. Si madame avait besoin d’une bonne, ajouta la fille d’un air gracieux, je lui serais bien dévouée.

— Merci, sortez.

Lydie venait enfin de se réunir à son époux. Elle trouvait encore une sorte de plaisir dans cette horrible réunion. « Il va passer, » se disait-elle. « Je veux me jeter à ses pieds, le supplier de revenir à la raison. Je ne veux pas le voir se traîner dans la boue. Oh ! il m’entendra. »

Le froid la saisissait, elle croisa son burnous et ferma la fenêtre.

« Ce qui lui manque, » pensa-t-elle, « c’est ce que je ressens toujours et plus encore en ce moment : le désir, l’éternel désir que Dieu met en nous pour nous révéler les joies du ciel, pour nous confier les secrets de l’immortalité en nous faisant concevoir l’infini. Ce désir du paradis qui nous dicte les devoirs de notre état d’homme ou de femme et la crainte de Dieu.

« Je suis ici, moi, dans cet enfer terrestre dont Violette me parlait. Je suis venue jusqu’au fond de l’abîme pour y chercher mon bonheur. »

Quelques instants après, à sa faiblesse, à son abattement, succéda la fièvre qui lui rendit toute sa force ; une exaltation, un délire, qui changèrent pour elle l’aspect de la situation.

— On est bien ici, cependant, murmura-t-elle. J’éprouve un bien-être extrême. J’entends de loin les cantiques du couvent, ces voix de vierges pures s’élevant au ciel engourdissent mon cœur. Je sens les parfums de l’encens et les fleurs de l’autel. Cette odeur est suave, enivrante, elle m’étouffe. Oh ! le comte m’a perdue en m’offrant pour mari cet homme. Je déteste le monde. Violette ! quitte-le. Pourquoi te plier sous son joug, imbécile ?

La jeune femme ne savait plus où elle était. Elle se laissa tomber sur ses genoux et pria. Ce fut la première prière dite en ce lieu.

— Mon Dieu, je souffre ; mon cœur se brise ; reprenez-moi, dit-elle. Mon Dieu, rappelez-moi donc à vous.

Sa souffrance augmenta ; elle éleva vers Dieu ses mains, puis chancela.

— De l’air, de l’air, demanda-t-elle. Adolphe, à mon secours. Il est là. Il ne vient pas. Il ne viendra pas.

Elle voulut se traîner vers la fenêtre, mais s’affaissa dans sa robe et tomba sans connaissance.

Quelques minutes après, une porte s’ouvrit.

— De Flabert me doit cent louis, dit dans un éclat de rire une voix stridente, Vous partez déjà ?

— Oh ! oui, ma belle, il faut que je sois de retour avant le jour.

— Ah ! quelle odeur suffocante ! Cette sotte aura fermé la fenêtre. Il faut ouvrir. Les fleurs feraient mal.

Adèle n’était pas entrée dans le salon. Adolphe se dirigea vers la fenêtre.

— Je vais vous éclairer, dit la Tourcos, entrant avec une lumière au moment où Adolphe trébuchait dans une masse renversée par terre.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Dunel effrayé.

Adèle s’approcha.

— Une robe, une femme chez moi !

— Lydie ! s’écria Dunel.

Il la releva et la plaça sur le canapé.

– Ma femme, dit-il, du secours !

Adèle s’avança et tâtant le cœur de Lydie :

— Elle est morte, dit-elle.

— Morte ! répéta Dunel, lui aussi s’en assura.

La Tourcos, que la peur rendait folle, ouvrit la fenêtre et appela du secours.

— Taisez-vous donc et rentrez chez vous, dit Adolphe en poussant brusquement la lorette dans la chambre voisine dont il ferma la porte.

Au même instant, on entendit sonner, puis frapper fortement.

La duchesse et le duc sortaient du bal au moment où Adèle criait « au secours, » et seuls ils avaient entendu ce cri.

Dunel vint ouvrir pour éviter le bruit.

Violette, depuis quelques instants, vivait dans le pressentiment d’un malheur. Elle s’élança dans l’appartement, alla tomber aux pieds de son amie sans que son mari pût la retenir. Dunel referma la porte sur eux.

— Ma femme s’est trouvée mal tout à l’heure, dit-il.

— En sortant de chez la baronne, ajouta le duc.

— Précisément. On l’a mise ici et l’on m’a fait chercher. Je viens d’arriver, il faut la transporter immédiatement chez elle. Il est inutile qu’on connaisse cette circonstance.

— Je comprends, répondit le duc, comptez sur notre discrétion.

Adolphe prit sa femme dans ses bras, l’emporta, la mit dans sa voiture et rentra chez lui. Le concierge même ne s’aperçut de rien.

Violette était restée dans le salon, les yeux fixés sur la place où Lydie avait expiré.

— Venez donc, madame, lui dit le duc.

— Qui aurait été chercher Dunel, murmura la duchesse, il n’y a personne ici ? Pourquoi aurait-on porté sa femme dans cet appartement et non chez la baronne ? Je comprends ! je comprends. La pauvre créature est remontée vers Dieu, elle s’est éteinte, ici même dans la tombe que son mari lui avait creusée.

— Mais venez donc, madame, répéta M. de Flabert en l’entraînant.

Au moment où ils partirent, ils rencontrèrent le vicomte que la présence de Violette ne retenait plus au bal. Il se trouvait dans la cour quand Dunel emporta sa femme et interrogea les deux époux qui sortaient de chez Adèle.

— Cher, lui dit de Flabert, vous ne nous avez pas vus ici, n’est-ce pas ?

Il le pria de monter dans sa voiture, et en peu de mots lui raconta ce qui venait de se passer.

— Je vous sais homme d’honneur, ajouta-t-il, et vous prie de nous garder sur tout ceci le secret le plus profond.

— Comptez sur moi.

Le jeune homme offrit la main à la duchesse pour descendre de voiture.

— Je comprends tout, vous voyez bien que j’avais deviné juste, lui dit-il tout bas.

Violette n’avait plus personne dans le monde qui pût comprendre la douleur qui l’accablait. Le vicomte de Magnet lui serra la main comme pour lui dire : « Moi aussi je la plains. »

La duchesse ne put s’empêcher de le remercier du regard.